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Michel Deguy, Pierre Pachet, réalisé par Laurent Jenny, Marielle Macé, Matthieu
Vernet
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Entretien
ACTUALITÉ, ANACHRONISME
rticle on line
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“Litterature_177” (Col. : RevueLitterature) — 2015/3/18 — 11:22 — page 8 — #6
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ENTRETIEN
pas ; que certains, en tant qu’artistes, sont à une certaine hauteur. Mais ce
n’est pas une hauteur d’élite, bien sûr ; ce n’est pas la transcendance qui
tombe, c’est une transcendance qui monte. Et cette ouverture est inguéris-
sable, elle est toujours là. Que faire aujourd’hui où le principe d’égalité,
d’équivalence, est devenu recteur ?
PP : La détestation de la Belgique est justement la détestation du pays
de l’égalité, la détestation éprouvée devant une jeune nation démocratique.
MD : Oui, et c’est là que Baudelaire se montre exaspéré. Dans ses
notes sur la Belgique, il se demande même si « le monde » est devenu pour
lui « inhabitable » ; ça m’avait étonné : cet « inhabitable » est presque une
traduction du romantisme allemand, et m’encourage à prendre la question
à mon compte, à nouveaux frais : à me demander s’il y a monde, en quoi
ce monde est, et en quoi il est inhabitable... C’est cela le passage : il y a un
relais des temps, pas de relais immédiat, mais un relais médiat, pensé, entre
les colères de Baudelaire et celles de notre temps.
L : Dans La Pietà Baudelaire, il est justement question de « l’anachro-
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ces deux moitiés. Mais ce qui représente son aujourd’hui correspond pour
nous à notre passé ; son « moderne » est devenu notre « autrefois » ; toute
la difficulté tient à cette translation, que « Le cygne » accomplit. Il y a un
transport qui, tout en conservant ces deux moitiés, fait de son présent notre
antiquité.
L : « Le cygne » est d’ailleurs très présent aujourd’hui. Chaque époque
a eu tendance à lire, à résumer Baudelaire à l’un de ses poèmes ; de toutes
évidences, depuis une vingtaine d’années, notre époque, nous-mêmes, sem-
blons faire du « Cygne » le poème de Baudelaire.
MD : Et pourtant, quand Baudelaire dit « Andromaque, je pense à
vous », il n’est pas loin de la Comédie Française ; cela veut peut-être
tout simplement dire Racine... Mais le poème a bien sûr cette puissance
allégorique. J’entends toujours allégorie étymologiquement : il s’agit de
« dire autre chose » que ce qui est dit tout en le disant. Toute proposition
peut emprunter ces deux chemins.
L : Allégoriser, en ce sens, c’est aussi recevoir et reprendre les phrases
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ENTRETIEN
la langue, qui exige que l’on se demande que faire de ces reliques. Le poète,
c’est toujours vrai, c’est quelqu’un qui a quitté la piété et qui ne peut pas la
quitter. « Pi-euse », en plus, c’est la diérèse évidemment.
PP : Et « pieuse » se retrouve à nouveau dans « paupière » : « Voyant
tomber des pleurs de sa paupière creuse ? ».
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PP : Ce poème est génial, c’est vrai, parce qu’il décrit avec précision
l’activité poétique, d’une façon qui réussit à ne pas être pompeuse, c’est
très rare. Walter Benjamin avait été sensible à ce qu’il dit à la fois de
la promenade, et du caractère forcément agonistique de la poésie : de
son combat avec la rime, de l’auteur qui se laisse surprendre par la rime,
trébuchant sur elle « comme sur les pavés ».
L : Ce qui vous plaît dans ce souhait d’écrire « quelques beaux vers »,
Pierre, n’est-ce pas le rapport complexe qui s’y construit avec les autres,
cette idée de ne pas démériter face à ceux qu’il méprise ?
PP : Oui, j’ai l’impression de comprendre cela. Dans Le Spleen de
Paris, Baudelaire se met en scène, ou met en scène le personnage, comme
exaspéré par le monde qui l’entoure. Et je trouve que cette formule a une
très grande véracité : non, je ne veux pas me laisser prendre par le mépris,
le mépris si facile – pour les journalistes, pour les femmes du monde, pour
les Belges tant qu’on y est, c’est absurde... Ce texte donne forme au piège
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ENTRETIEN
vers, il fait le tri. Moi, j’aurais tendance à faire le moins de tri possible, pour
laisser entendre presque en continu cette élastique ondulation.
Ce qui m’intéresse au fond, c’est ce principe d’élévation dont on
parlait, mais non pas au sens de l’ascension sociale d’aujourd’hui, même si
c’est important et que ça a joué pour Baudelaire. Je cherche à comprendre
l’opération qui permet de s’élever : « mon esprit tu te meus avec agilité ».
Quelle est cette agilité spirituelle et intellectuelle qui permet de voir ce qui
est à voir, en étant en surplomb, de plus haut, en voyant de plus haut, dans
l’ordre du jugement, dans l’ordre de la pensée. Baudelaire est seul dans la
foule et il s’élève ; il juge, pas au sens du juge sévère, non : il forme un
jugement (au sens où il exprime des préférences, des estimations), et s’il en
est capable c’est par son exercice. Je cite volontiers une lettre de 1855 à sa
mère où il parle de « l’admirable faculté de poésie » qui lui donne, dit-il, la
« netteté de ses idées », la clairvoyance, et l’espérance ; la poésie comme
faculté c’est kantien. On y découvre un Baudelaire espérant, mais espérant
quoi ? Tout cela fait système avec le principe d’élévation, qui a si peu à voir
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ÉLÉVATIONS
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Mais d’où cela vient-il ? Par quoi faut-il être passé pour prétendre ou croire
qu’on a ce point de vue de compassion ?
L’HÉROÏSME, LE CŒUR
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mépris pour soi-même qui fait qu’on n’est plus capable de grandeur. Même
s’il n’y a plus de chevaliers, il vit à une époque où la grandeur est toujours
possible mais à condition qu’il n’y ait pas mépris de soi.
L : Comment comprendre dans cet avilissement ce qu’il appelle « l’hé-
roïsme de la vie moderne » ?
MD : La question du héros me semble être difficile et fondamentale.
Benjamin pointe cela : en quoi Baudelaire est-il un héros ? Je me souviens
d’une occurrence de « héros » dans « Duellum », pas seulement ironique, et
il faudrait en chercher les occurrences dans Les Fleurs du Mal. Qu’est-ce
que l’héroïsme de Baudelaire ? Il a à voir avec le fait de continuer à proposer
non pas des poèmes mais un ouvrage, une œuvre poétique malgré tout ce
qui fait qu’on ne l’entendra pas.
L : Baudelaire choisit justement Balzac comme exemple de cet
héroïsme moderne.
MD : Oui, le héros est un artiste.
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de proximité, qui finalement est ratée, mais c’est cela qu’il faut toujours
chercher : une philia qui n’est pas uniquement sexuelle. L’âme sœur dit
le regret éternel de chacun. Je ne sais pas si cela va avec l’héroïsme : le
manque de l’autre en tant qu’âme sœur, à travers un corps proche, trop ou
pas assez. Peut-être que l’âme sœur c’était aussi Mariette, l’âme pieuse.
Quant au héros, je pense à Benjamin, qui attribue l’héroïsme à Baude-
laire et qui le prend lui-même en charge. Je me demande si cela ne désigne
pas la transformation d’un homme, sujet, individu, qui écrit, en une figure
qui ne sera plus lui. Baudelaire espère au fond devenir « Charles Baudelaire
pour toujours », un poète qui se détachera de sa biographie, se détachera
de sa vie ; une œuvre poétique c’est une œuvre détachée de son enfanteur,
de son géniteur. Je fais une embardée, vers Villon, récemment édité par
Jacqueline Cerquiglini ; Villon d’une certaine manière n’existe pas, il a plu-
sieurs noms, il a des patronymes, des pseudonymes, et tout à coup il devient
comme une espèce d’hétéronyme de lui-même : il y a un détachement. Et
finalement il arrive à Baudelaire (ce qui arrive à peu) quelque chose de cet
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(pour aller du côté de Michel), cette voix qui à certains moments est déjà
éternelle, ne se laisse pas emprisonner dans des positions ; elle se déplace,
en déborde, va ailleurs. « Empathie » n’est qu’un des noms qu’on peut
donner à ces déplacements – l’empathie qui serait la capacité à se mettre
dans le cœur de l’autre. Parce que ce n’est pas simplement cela. Déjà, se
dégager de ses propres détestations, de ses propres habitudes de pensée, de
ses manières de réagir, c’est une noblesse du cœur, celle que vise l’idée de
son « avilissement ».
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une invention merveilleuse qu’il a faite, que d’autres ont faite, les roman-
tiques anglais de la première génération : cette découverte du grandiose, de
l’illimité, de la profondeur, dans le plus petit.
L : À propos de ces circulations entre les recueils, l’œuvre vous paraît-
elle unifiée, ou Les Fleurs du Mal sont-elles un continent à part ? Baudelaire
sans Les Fleurs est-il encore Baudelaire ?
PP : Évidemment non. Mais on hérite ; on est marqué par les éditions,
les Pléiade en deux volumes, l’attention qui a été portée aux écrits esthé-
tiques, notamment par Benjamin. La publication des « journaux intimes »
avait déjà frappé les esprits, ça a bouleversé Nietzsche par exemple : il les
a lus en même temps que les Possédés de Dostoïevki, et il a reconnu que
quelque chose d’immense émergeait. Nous sommes les héritiers de cela, de
cette nouvelle disposition.
MD : Il faut le dire sans aucune hésitation : il n’y a que Les Fleurs
du Mal, pour toujours, à tout jamais, dans toutes les littératures du monde ;
Baudelaire est l’un des rares poètes français qui soient partout. On a désor-
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Mal, et dans Le Spleen de Paris où celui qui regarde, tu l’as très bien dit
Michel, est à distance, à distance de lui-même, n’adhère pas. Je ne sais pas si
« ironie » est le bon mot, mais je ressens esthétiquement cette ironie comme
une lumière très particulière.
L : Le Baudelaire dont vous parlez aujourd’hui est bien plus lumineux
que celui de votre livre...
PP : C’était un moment de ma vie où j’étais très marqué par René
Girard, qui a une pensée envahissante, convaincante. J’ai essayé d’enchaîner
Baudelaire à cela ; c’était sans doute excessif. En un sens, je renie ce livre
parce que ce n’est pas cela ma relation de lecteur avec Baudelaire. J’ai
essayé de préciser dans une postface ce que j’éprouve, mais je n’y suis pas
tout à fait arrivé : « Aujourd’hui que je relis mon essai pour la présente
réédition, je reconnais son mouvement et je l’approuve, sans pouvoir tout à
fait coïncider avec lui, l’expliciter ni le prolonger, comme si j’étais désormais
trop différent de celui qui l’a écrit, et qui par-dessus les années me livre
un héritage ». Renier c’est trop dire, mais ce n’est pas mon lien vivant à
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LITTÉRATURE
N° 177 – M ARS 2015
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