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ENTRETIEN

Michel Deguy, Pierre Pachet, réalisé par Laurent Jenny, Marielle Macé, Matthieu
Vernet

Armand Colin | « Littérature »

2015/1 n° 177 | pages 7 à 20


ISSN 0047-4800
ISBN 9782200929640
Article disponible en ligne à l'adresse :
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“Litterature_177” (Col. : RevueLitterature) — 2015/3/18 — 11:22 — page 7 — #5
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MICHEL DEGUY ET PIERRE PACHET

Entretien

Réalisé par Laurent Jenny, Marielle Macé et Matthieu Vernet


(16 décembre 2014)

Michel Deguy et Pierre Pachet sont les auteurs de deux ouvrages


considérables consacrés à Baudelaire, à la poésie de Baudelaire saisie
dans son temps et pour le nôtre. Le premier, poète dont la lecture-vie de
Baudelaire est également saluée dans ces pages, a publié en 2012 La Pietà
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Baudelaire (Paris, Belin, coll. « L’extrême contemporain ») ; le second a
fait reparaître en 2009 chez Denoël un ouvrage d’abord publié en 1976,
Le Premier venu. Baudelaire, solitude et complot (initialement sous-titré
Politique de Baudelaire et écrit en solidarité avec la pensée de René Girard).
Arrière-arrière-arrière-petits-fils de Baudelaire, se tenant sans fléchir à la
hauteur de son œuvre et de ses ambivalences, tous deux recueillent l’héritage
d’un poète qui n’était pas seulement en délicatesse avec les formes du monde
moderne, mais qui avait surtout l’appétit de s’y ouvrir sans relâche, d’en
penser les transformations, de recevoir quelque chose de ses foules.

ACTUALITÉ, ANACHRONISME

Littérature : Commençons par évoquer l’actualité, ou l’anachronisme,


de Baudelaire pour chacun de vous. Pour Michel, il est évident que Baude-
laire est présent ; pour Pierre, s’est-il éloigné ? Qu’en est-il du présent de
Baudelaire, et du nôtre ; de ses colères, de notre dette envers lui ?
Pierre Pachet : Ses colères... Il est vrai que Baudelaire éprouvait,
comme beaucoup d’entre nous, quelque chose qui traverse le temps, qui
est la douleur du présent : cette douleur particulière d’un présent qui n’est
plus ce qu’il a été et qui oblige à accueillir autre chose. Mais il reste surtout
audible et lisible par l’accueil du nouveau, du discordant, de ce qui vient
remplacer les figures antiques ; c’est cet accueil qu’il rend possible. Je
trouve qu’en ce sens il est incroyablement revigorant, même si lui-même,
par moments, semble fléchir ; mais en réalité il ne fléchit pas.
7
Michel Deguy : Quand je pense à mon Baudelaire, je ne le vois pas LITTÉRATURE
vraiment coléreux ; je le vois plutôt pris dans un ennui profond. N° 177 – M ARS 2015

rticle on line

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BAUDELAIRE HORS DE LUI

PP : Il y a pourtant le fameux texte intitulé « Le monde va finir », avec


cette « colère » barrée, et cette précision : « dater ma colère ».
L : Oui, et Baudelaire est souvent en résistance avec son temps, une
résistance qui est parfois assez hargneuse : la photographie, la Belgique...
MD : La seule hargne au fond est effectivement celle qu’il a contre
les Belges, dans le monde contemporain. Cette réaction veut surtout dire sa
colère contre son « aujourd’hui ». Et la cause de tous les malheurs, précise-
t-il, tient à « l’avilissement du cœur ». C’est cet avilissement, ce cœur, qu’il
va nous falloir éclaircir.
L : Pierre, vous décriviez par exemple dans Le Premier venu un rapport
tendu, double, très ambivalent, à autrui, fait de violence et de dépendances,
de concurrence de tous contre tous et en même temps de volonté d’empathie
avec un autre qui est en quelque sorte volatilisé. Vous éprouviez bien dans ce
travail qu’il y a chez Baudelaire une véritable négativité du rapport à autrui,
et qu’elle est même un fruit de la démocratie, des conditions du côtoiement
urbain notamment.
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PP : Oui, et je ne sais pas si je suis toujours d’accord ! Je ne sais pas
ce qu’éprouvait vraiment Baudelaire et d’ailleurs ça m’importe peu ; mais
je sais qu’il donne expression à des formes d’antagonisme très violent entre
les gens qui vivent dans ce monde qu’il a envie de faire exister et de décrire.
Il y a des gens en haut et des gens en bas, ceux qui ont et ceux qui n’ont pas,
ceux qui méprisent, ceux qui obéissent, il y a la foule dominée mais heureuse
d’être dominée, la foule servile (c’est ce que dit très bien « Le voyage »)...
Ce monde est tellement tendu entre le fait d’avoir à vivre l’égalité de tous
et la possibilité qu’il y ait des choses qui s’élèvent au-dessus des autres, ce
monde est tellement tendu qu’il peut paraître invivable.
MD : Oui, cette tension est présente tout le temps et ne l’a jamais
quitté, et on doit admettre que ce n’est pas successif dans le temps chez lui
(il y a pourtant une vulgate biographique qui fait passer Baudelaire de la
Révolution à Joseph de Maistre, mais ce n’est pas vrai...). La tension entre
un principe d’égalité et un principe d’élévation est au cœur de sa pensée ;
et cet antagonisme ne sera jamais résolu chez lui parce que ce n’est jamais
résolu nulle part – je prends ça aussi pour aujourd’hui. Le principe d’égalité,
ou plutôt d’indifférenciation, d’indistinction, est d’ailleurs devenu de nos
jours effrayant : il faut « le même pour tous ». À Élisabeth Badinter, qui
avait publié un livre intitulé L’Une est l’Autre, j’avais envoyé un petit mot
lui suggérant que non, l’un n’est pas l’autre ; d’abord c’est l’un(e), et puis
l’un(e) n’est pas l’autre, l’un(e) est « comme l’autre » ; mon affaire à moi,
8 c’est de montrer que la comparaison est une opération qui vient équilibrer
l’identité égalitaire, dont un certain principe factuel et juridique tend à faire
LITTÉRATURE
quelque chose d’effrayant, une mise en équivalence généralisée, jusqu’à
N° 177 – M ARS 2015 l’équivalence de l’argent. L’élévation, au contraire, fait que la foule ne suit

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ENTRETIEN

pas ; que certains, en tant qu’artistes, sont à une certaine hauteur. Mais ce
n’est pas une hauteur d’élite, bien sûr ; ce n’est pas la transcendance qui
tombe, c’est une transcendance qui monte. Et cette ouverture est inguéris-
sable, elle est toujours là. Que faire aujourd’hui où le principe d’égalité,
d’équivalence, est devenu recteur ?
PP : La détestation de la Belgique est justement la détestation du pays
de l’égalité, la détestation éprouvée devant une jeune nation démocratique.
MD : Oui, et c’est là que Baudelaire se montre exaspéré. Dans ses
notes sur la Belgique, il se demande même si « le monde » est devenu pour
lui « inhabitable » ; ça m’avait étonné : cet « inhabitable » est presque une
traduction du romantisme allemand, et m’encourage à prendre la question
à mon compte, à nouveaux frais : à me demander s’il y a monde, en quoi
ce monde est, et en quoi il est inhabitable... C’est cela le passage : il y a un
relais des temps, pas de relais immédiat, mais un relais médiat, pensé, entre
les colères de Baudelaire et celles de notre temps.
L : Dans La Pietà Baudelaire, il est justement question de « l’anachro-
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nisme » et du « catachronisme », du fait que Baudelaire puisse être rapatrié
dans notre présent, de ce télescopage des temps qui peut conduire une œuvre
de poésie jusqu’à nous.
MD : Je ne me souciais en effet pas tant, remontant jusqu’en 1850 dans
ce livre, de me faire contemporain de Baudelaire, d’entendre mieux ce que
Baudelaire disait à ses contemporains, que de l’attirer jusqu’à aujourd’hui,
de comprendre ce que nous entendons aujourd’hui quand nous le lisons.
Comment recevoir ses colères en effet, ses grands leitmotive s’il y en a, com-
ment entendre ce qu’il a à dire ? C’est toujours strictement contemporain,
quelle que soit la différence abyssale (que je suis porté à marquer de plus en
plus) entre notre temps et le temps très ancien qu’est le XIXe siècle. Voilà
la difficulté : entendre ce qu’il disait, ou qui lui est revenu de ses contempo-
rains, et se demander à quoi Baudelaire est bon aujourd’hui : non pas à quoi
bon « les poètes en temps de détresse », mais à quoi bon Baudelaire pris ou
plutôt réentendu aujourd’hui ?
L : En lisant « Le cygne », ce grand poème de l’allégorèse, on retrouve
cet anachronisme et ces temps qui se télescopent. Il y a un rapport très
étroit entre le mouvement allégorique et la dissociation du présent, le fait
qu’Andromaque, « la négresse », la forme ancienne de Paris, la forme
nouvelle, tout se superpose à partir de cette fracture du temps qui rend
possible l’allégorie et la libre association du présent et du passé.
MD : L’affaire de l’allégorie pour Baudelaire, ce qu’il symbolise par
là, repose sur le partage et le rapprochement entre deux moitiés, les moitiés 9
du symbole (parler de cela, c’est aussi une façon de dire en quoi Baudelaire
est symboliste) : une moitié antique, non pas du grand « jadis » mais de LITTÉRATURE
l’« autrefois », et une moitié moderne. « Le cygne » symbolise la réunion de N° 177 – M ARS 2015

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BAUDELAIRE HORS DE LUI

ces deux moitiés. Mais ce qui représente son aujourd’hui correspond pour
nous à notre passé ; son « moderne » est devenu notre « autrefois » ; toute
la difficulté tient à cette translation, que « Le cygne » accomplit. Il y a un
transport qui, tout en conservant ces deux moitiés, fait de son présent notre
antiquité.
L : « Le cygne » est d’ailleurs très présent aujourd’hui. Chaque époque
a eu tendance à lire, à résumer Baudelaire à l’un de ses poèmes ; de toutes
évidences, depuis une vingtaine d’années, notre époque, nous-mêmes, sem-
blons faire du « Cygne » le poème de Baudelaire.
MD : Et pourtant, quand Baudelaire dit « Andromaque, je pense à
vous », il n’est pas loin de la Comédie Française ; cela veut peut-être
tout simplement dire Racine... Mais le poème a bien sûr cette puissance
allégorique. J’entends toujours allégorie étymologiquement : il s’agit de
« dire autre chose » que ce qui est dit tout en le disant. Toute proposition
peut emprunter ces deux chemins.
L : Allégoriser, en ce sens, c’est aussi recevoir et reprendre les phrases
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de Baudelaire pour dire quelque chose de nos « choses » à nous, et c’est ce
que l’on peut apprendre de vous, Michel.
MD : C’est vrai que c’est mon projet, notamment dans La Pietà
Baudelaire : transporter, traduire, allégoriser en ce sens : que signifie par
exemple pour nous le « pieuse » du centième poème des Fleurs du Mal
(« Que pourrais-je répondre à cette âme pieuse ») ? La question doit être
entendue comme autre, et la réponse se prépare à être double : à la fois
littérale, plausible, et capable d’un autre sens qui n’est pas déterminable
univoquement. Je m’efforce de prendre ce mot pour moi.
L : Votre réflexion sur la pitié est bouleversante, notamment parce
qu’elle vient après d’autres lectures de Baudelaire (La Fin dans le monde,
Écologiques, où c’est le souvenir du « Monde va finir » qui domine). C’est
frappant de voir la position de pitié répondre à cette « fin dans le monde »,
de voir les Fleurs du Mal répondre au texte des Fusées et à vos pensées sur
la destruction du séjour.
MD : C’est la question de ce que j’appelle les restes, ou les reliques.
La piété caractérise l’humanité occidentale, depuis Virgile, et traverse le
christianisme : pius, pietas. Elle est toujours là (apparemment aujourd’hui
les hommes sont pieux, même dangereusement, dans les pratiques) ; mais
en quoi s’est-elle transformée, pour quelqu’un qui lit Baudelaire, qui fait
des efforts de prière même, qui se tend vers la croyance, qui la garde tout
en la transformant ? Baudelaire joue de ce doublé « piété »/« pitié ». Quand
10 la piété n’est plus, en quoi peut-on transformer ce qui nous est confié
(comme tous les grands mots, les grands vocables, les grands concepts)
LITTÉRATURE
par le christianisme ? Baudelaire en hérite, et nous aussi. J’appelle cela des
N° 177 – M ARS 2015 reliques, des reliques sans cultes : c’est l’œuvre dans la langue, l’œuvre de

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ENTRETIEN

la langue, qui exige que l’on se demande que faire de ces reliques. Le poète,
c’est toujours vrai, c’est quelqu’un qui a quitté la piété et qui ne peut pas la
quitter. « Pi-euse », en plus, c’est la diérèse évidemment.
PP : Et « pieuse » se retrouve à nouveau dans « paupière » : « Voyant
tomber des pleurs de sa paupière creuse ? ».

QUELQUES BEAUX VERS

PP : Je repense à cette idée de colère moi aussi, ou de noirceur de


l’expérience. Dans « À une heure du matin », Baudelaire décrit une pièce
désertée, dont tout le monde est parti ; il ajoute : « je reste là », et termine
par ces mots : « Seigneur mon Dieu ! Accordez-moi la grâce de produire
quelques beaux vers qui me prouvent à moi-même que je ne suis pas le
dernier des hommes, que je ne suis pas inférieur à ceux que je méprise ! ».
J’aime ça. C’est merveilleux. Eh oui, il a écrit quelques beaux vers. Il n’a
pas écrit « une œuvre », il n’a pas écrit la Recherche du temps perdu ou
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Notre-Dame de Paris, mais il a écrit « quelques beaux vers » qui sont pris
dans cette modestie, marqués par cette modestie, parce que c’est modeste
de le dire, alors qu’on est contemporain de Victor Hugo et de tant d’autres
excités. Il a fait « quelques beaux vers » qui réconcilient.
MD : Dans « quelques beaux vers », je n’entends pas quelques vers à
l’intérieur des Fleurs du Mal, mais l’ensemble des Fleurs, un petit volume,
pas grand-chose à côté du père Hugo par exemple !
PP : Je n’en suis pas certain. Il y a d’ailleurs dans le recueil des poèmes
que je n’aime pas trop ; je crois me souvenir que Baudelaire a écrit : « Laisse
du vieux Platon se froncer l’œil austère »... ce n’est tout de même pas un
vers très satisfaisant.
L : Proust citait lui aussi ce vers lorsqu’il reprochait à Baudelaire
certaines facilités poétiques.
MD : Oui, c’est un dodécasyllabe... Baudelaire voulait « créer un
poncif », mais ce n’est pas le cas, ici, avec ce vers qui est juste stéréo-
mauvais.
PP : C’est un fléchissement conventionnel, qui est peut-être lié à
l’antique, car il y a beaucoup d’antique dans Les Fleurs du Mal (Lesbos,
Cythère, etc.). Mais j’aime surtout sa modestie : « quelques beaux vers » :
c’est très beau d’avoir écrit ça, et de l’avoir écrit en prose, parce qu’il n’était
pas sûr d’arriver à écrire ces « quelques beaux vers ».
MD : Je ne crois pas : il en était sûr ; il suffit de penser à certaines 11
lettres à sa mère, et au sonnet du « Soleil » avec sa « fantasque escrime »,
« trébuchant sur les pavés », avant Proust. Dans ce poème, il dit ce qu’il fait LITTÉRATURE
et ce qu’il va faire avec sûreté. N° 177 – M ARS 2015

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BAUDELAIRE HORS DE LUI

PP : Ce poème est génial, c’est vrai, parce qu’il décrit avec précision
l’activité poétique, d’une façon qui réussit à ne pas être pompeuse, c’est
très rare. Walter Benjamin avait été sensible à ce qu’il dit à la fois de
la promenade, et du caractère forcément agonistique de la poésie : de
son combat avec la rime, de l’auteur qui se laisse surprendre par la rime,
trébuchant sur elle « comme sur les pavés ».
L : Ce qui vous plaît dans ce souhait d’écrire « quelques beaux vers »,
Pierre, n’est-ce pas le rapport complexe qui s’y construit avec les autres,
cette idée de ne pas démériter face à ceux qu’il méprise ?
PP : Oui, j’ai l’impression de comprendre cela. Dans Le Spleen de
Paris, Baudelaire se met en scène, ou met en scène le personnage, comme
exaspéré par le monde qui l’entoure. Et je trouve que cette formule a une
très grande véracité : non, je ne veux pas me laisser prendre par le mépris,
le mépris si facile – pour les journalistes, pour les femmes du monde, pour
les Belges tant qu’on y est, c’est absurde... Ce texte donne forme au piège
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qu’est en fait le mépris pour le contemporain.
MD : Mais le fond de l’affaire ne me semble pas être l’exaspération,
à mon oreille l’exaspération est trop faible ; quand Baudelaire s’ennuie
mortellement, il ne s’agit pas d’être plus fort que ceux qu’il méprise. Ce
serait là un schéma de ressentiment. Il « méprise » d’ailleurs si peu ses
contemporains, d’une certaine manière, qu’il veut entrer à l’Académie
Française et voir ressentir du respect. Il veut, il attend et il désire cette
reconnaissance, ce n’est pas simplement comme on dit « le poète dans
sa tour d’ivoire », ou quelqu’un qui tourne le dos à son temps, qui s’en
détourne. Non, il est complètement là. Et d’ailleurs il aime son temps, il aime
énormément certains de ses contemporains, Delacroix, Rodolphe Bresdin,
son passé, son enfance, sa mère, Mariette, mais il ressent aussi de l’horreur,
l’horreur du temps. Les deux, en même temps.
Mais la question de ces « quelques beaux vers » me paraît plus grave.
Revenons au vers, à la fantasque escrime, à « l’élastique ondulation » évo-
quée dans une préface non publiée, qui correspond à une prosodie secrète du
français que recherche Baudelaire dans Les Fleurs du Mal ; il y est parvenu
très très souvent ; cette prosodie secrète, qui veut, vous vous rappelez, que
le français devienne pareil au latin et à l’anglais (quantité, accent, etc.), c’est
le contraire de la « versification », dont « Laisse du vieux Platon se froncer
l’œil austère » est un vilain exemple. Il y aurait peut-être du déchet, mais il
faut l’admettre : un mauvais vers, un vers versifié, bien entouré, peut très
12 bien tenir le coup. J’en profite pour arriver, peut-être de manière polémique,
du côté d’Yves Bonnefoy ; c’est un lecteur formidable, il faut le dire une fois
LITTÉRATURE
pour toutes ; mais il cherche à isoler un tout petit nombre d’alexandrins à la
N° 177 – M ARS 2015 faveur desquels se manifesterait « la présence » ; il ne retient que quelques

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ENTRETIEN

vers, il fait le tri. Moi, j’aurais tendance à faire le moins de tri possible, pour
laisser entendre presque en continu cette élastique ondulation.
Ce qui m’intéresse au fond, c’est ce principe d’élévation dont on
parlait, mais non pas au sens de l’ascension sociale d’aujourd’hui, même si
c’est important et que ça a joué pour Baudelaire. Je cherche à comprendre
l’opération qui permet de s’élever : « mon esprit tu te meus avec agilité ».
Quelle est cette agilité spirituelle et intellectuelle qui permet de voir ce qui
est à voir, en étant en surplomb, de plus haut, en voyant de plus haut, dans
l’ordre du jugement, dans l’ordre de la pensée. Baudelaire est seul dans la
foule et il s’élève ; il juge, pas au sens du juge sévère, non : il forme un
jugement (au sens où il exprime des préférences, des estimations), et s’il en
est capable c’est par son exercice. Je cite volontiers une lettre de 1855 à sa
mère où il parle de « l’admirable faculté de poésie » qui lui donne, dit-il, la
« netteté de ses idées », la clairvoyance, et l’espérance ; la poésie comme
faculté c’est kantien. On y découvre un Baudelaire espérant, mais espérant
quoi ? Tout cela fait système avec le principe d’élévation, qui a si peu à voir
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avec la distinction sociale méprisée par Bourdieu. Ce n’est pas du tout cette
distinction-là, c’est du discernement.

ÉLÉVATIONS

L : Parlez-vous en fait de la même chose lorsque vous parlez tous les


deux ici d’« élévation », ou du rapport à la foule ? Michel désigne depuis
longtemps ce « principe d’élévation », cette transcendance poétique qui
monte, ce mouvement « au-dessus » et « par-delà » qui anime les trois
premières pièces des Fleurs du Mal ; Pierre parle plutôt des tourments
d’une tâche ordinaire, quotidienne, celle qui consiste à sortir du lot, à se
faire individu, celui-ci et pas un autre.
PP : Oui, et je ne mettrais pas si vite à l’écart le désir de « monter en
grade », comme il le dit dans des termes délibérés ; Baudelaire parle de la
double postulation simultanée de l’homme et évoque ce fait de « monter en
grade », de s’élever donc, même si cela est vulgaire. On vit dans un monde
où les places sont à répartir, où les places ne sont pas réparties d’avance, et
Baudelaire a vu cela.
L : Vous reconnaissez-vous aujourd’hui dans ces analyses du Premier
venu ?
PP : À l’époque j’employais des mots un peu macaroniques, je parlais
d’individualisation et de désindividualisation, je ne le dirais plus comme
cela. Mais il me semblait observer dans les textes de Baudelaire (qui portent 13
la trace d’une réflexion sur ces sujets) qu’il était soucieux, dans un monde
d’égalité (une égalité non pas de fait mais de principe), de ce qui permet aux LITTÉRATURE
individus singuliers d’exister sans être engloutis dans le jeu des imitations, N° 177 – M ARS 2015

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BAUDELAIRE HORS DE LUI

des ressemblances, de la foule. « Sortir de la foule », cela m’a touché à tout


jamais dans Baudelaire ; ça ne veut pas dire se tenir à l’écart de la foule,
la dénigrer, mais se plonger en elle, mieux se connaître, se voir comme on
est, comme observateur, comme celui qui reçoit de la foule des ondes, des
effluves, de l’énergie, de l’inspiration. Cette idée de recevoir quelque chose
de la foule est fantastique.
L : Vous opposiez alors deux régimes de communication, celui qu’on
observe chez Rousseau et celui qu’on trouve chez Baudelaire ; chez Rous-
seau s’opposent la solitude de l’exclu, victime du complot de tous, et la
jouissance de tous avec tous dans la fête naïve et villageoise ; vous remar-
quiez que, chez Baudelaire, ces deux formes de relation ne s’opposent plus,
l’homme moderne malgré tout est à la fois absolument seul et en quête
de jouissance d’autrui. Et dans cette double relation à autrui en régime
démocratique, vous déceliez des conditions d’existence individuelle et de
communication nouvelle.
PP : Oui, quelque chose de cet ordre. Je ne sais pas si « communica-
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tion » est le mot ; « relation » plutôt. C’est l’idée que l’individu peut aussi
recevoir de la multitude. Peu de gens comme Baudelaire ont donné à penser
ce que l’on peut recevoir de la multitude, même si, sur le moment, il est
toujours sensible à ce que la multitude exclut, rabaisse, met à l’écart. Mais ce
n’est pas ce qui l’intéresse. Je suis très reconnaissant de cela à Baudelaire ;
il l’a pris un peu chez Poe, un peu chez d’autres, mais il l’a surtout éprouvé,
en marchant comme en faisant des vers, c’est merveilleux.
L : On se rapproche du Baudelaire flâneur, qui est aussi politique que
le Baudelaire en colère.
MD : Ça peut être un Baudelaire désespéré plutôt qu’exaspéré. Si l’on
repense aux trois Baudelaire du « Tombeau » si obscur de Mallarmé, on
retrouve l’idée de Pierre.
L : L’élévation dont vous parlez, Michel, c’est encore celle qui conduit
vers la pitié, n’est-ce pas ?
MD : Absolument, c’est exactement cela que je cherche à com-
prendre : le sentiment de compassion. « Que pourrais-je répondre à cette
âme pieuse » ? ; quel rapport y a-t-il entre « Charles » et « je » ? Qui est
« je » ? C’est l’un des rares moments où il y ait une tangence entre Charles
et le poète qu’il invente, l’auteur des Fleurs du Mal. Qu’est-ce que la piété
alors ? Quel est ce rapport à ceux qui sont encore pieux, de la part de quel-
qu’un qui n’est plus du tout croyant – et dans sa colère il le dit : ce n’est pas
14 la peine de parler de Dieu ? Quel est ce rapport à d’autres, c’est-à-dire aussi
à soi ? Et qui sont les « pieux » ? Ce sont les humains. Je ne prends pas du
LITTÉRATURE
tout Baudelaire pour quelqu’un de pieux, mais dans un rapport à l’autre,
N° 177 – M ARS 2015 c’est-à-dire à lui-même aussi, il y a un rapport de pitié et de compassion.

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ENTRETIEN

Mais d’où cela vient-il ? Par quoi faut-il être passé pour prétendre ou croire
qu’on a ce point de vue de compassion ?

L’HÉROÏSME, LE CŒUR

PP : Quelle belle question : par quoi faut-il être passé... On pourrait


donner un exemple, pour citer aussi des vers érotiques, parce que Les Fleurs
du Mal sont profondément érotiques. Mais pourquoi le sont-elles ? Parce
que le rapport érotique au monde n’est pas un rapport de cupidité, c’est
un rapport complexe de participation. Les vers qui me sont revenus, donc,
sont : « Aux bouts charmants de cette gorge aiguë/qui n’a jamais emprisonné
de cœur » ; c’est érotique au sens de l’érotisme masculin, la gorge aiguë
représente la femme méchante, qu’on aura plaisir à posséder ou, au contraire,
devant laquelle ce sera un plaisir de s’avilir ; « aiguë » d’ailleurs pour moi
caractérise Baudelaire : il est aigu. Mais dans ces deux vers, cette gorge
suscite le désir car elle n’emprisonne pas de cœur. Justement chez lui au
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contraire il y a un cœur, qui est dans la poitrine. Baudelaire est un poète
du cœur, de la capacité de sympathie, celle d’aller plus loin, de voir plus
loin, de ne pas s’en tenir à un schéma de la représentation avec l’autre, y
compris dans l’érotisme, qui a tendance à figer les rôles. Il a essayé aussi à
un moment d’intervertir les rôles (de mémoire, c’est comme une esquisse de
roman) lorsqu’il évoque une gravure où l’homme est déguisé en femme et
où la femme lui soulève les jupes. Il met en mouvement ces représentations.
Cette poitrine est très parlante ; il ne faut pas le prendre au pied de la lettre,
évidemment. Il désire cette femme comme n’ayant pas de cœur mais elle
a autant de cœur que quiconque. Mais surtout ce souci du cœur, au cœur
même de ce qui en principe l’exclut, je ne vois cela nulle part ailleurs.
L : L’« avilissement du cœur », ce serait une incapacité à cette empa-
thie ?
MD : Oui, sans doute il faut lier cela. C’est peut-être le risque que
Baudelaire aperçoit en effet comme celui de son temps : celui du Second
empire, celui de l’argent, le don disparaissant, qui change toute la question
de la transmission, de la translation à l’autre génération. Le nouveau souci est
désormais de transmettre son argent. Chez Baudelaire, il y a toujours autre
chose. Il s’en prend à la société industrielle et infernale qui commence et va à
son achèvement et c’est quelque chose comme ça que désigne l’avilissement
du cœur.
PP : Je ne suis pas d’accord ; Baudelaire, comme Deguy (qui, lui, va
très loin !), est tenté de dire, devant un processus d’évolution historique : 15
c’est la faute des bourgeois, des gens qui s’enrichissent. À mon sens, avec
« l’avilissement du cœur », dans cette expression qui retrouve des sources LITTÉRATURE
morales, chrétiennes, anciennes, Baudelaire ne parle pas de ça, il parle de ce N° 177 – M ARS 2015

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BAUDELAIRE HORS DE LUI

mépris pour soi-même qui fait qu’on n’est plus capable de grandeur. Même
s’il n’y a plus de chevaliers, il vit à une époque où la grandeur est toujours
possible mais à condition qu’il n’y ait pas mépris de soi.
L : Comment comprendre dans cet avilissement ce qu’il appelle « l’hé-
roïsme de la vie moderne » ?
MD : La question du héros me semble être difficile et fondamentale.
Benjamin pointe cela : en quoi Baudelaire est-il un héros ? Je me souviens
d’une occurrence de « héros » dans « Duellum », pas seulement ironique, et
il faudrait en chercher les occurrences dans Les Fleurs du Mal. Qu’est-ce
que l’héroïsme de Baudelaire ? Il a à voir avec le fait de continuer à proposer
non pas des poèmes mais un ouvrage, une œuvre poétique malgré tout ce
qui fait qu’on ne l’entendra pas.
L : Baudelaire choisit justement Balzac comme exemple de cet
héroïsme moderne.
MD : Oui, le héros est un artiste.
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PP : C’est plus compliqué, c’est plus quotidien. Il choisit Balzac pour
se faire entendre. Balzac est une figure remarquable par son manque de
noblesse, par son caractère épais ; il est créatif mais enfoncé dans la matière
comme l’a vu Rodin. Mais l’héroïsme de la vie moderne peut naître à
tout moment ; ce sont les artistes qui le détectent. À tout moment de la
vie collective, il y a des figures qui se dressent, qui apparaissent, et qui
ne sont pas nécessairement des figures d’artistes. Les artistes les détectent
plus qu’ils ne les incarnent. Il y a une tendance révolutionnaire, blanquiste
même chez Benjamin ; il voudrait voir des figures insurrectionnelles, mais
il risque de manquer par moments l’émergence de figures héroïques dans la
multitude, et pas des êtres d’exception, qui refont de la distinction dans des
conditions d’équivalence. Par exemple, le vers bouleversant : « C’est Elle !
noire et pourtant lumineuse » ; c’est grandiose, et cela ne fait pas d’elle une
créatrice.
L : Elle est singulière, n’est-ce pas ; « singulier » est un mot important,
et compliqué, chez Baudelaire, qui n’a pas forcément de valeur héroïque –
il qualifie Delacroix, le rêve d’un curieux, Fancioulle, et même Le Spleen
de Paris, mais aussi la crainte de Baudelaire, celle qu’il exprime dans une
lettre à sa mère : « ne laisserai-je de moi que la réputation d’un homme
singulier ? ».
PP : Oui, le singulier est aussi celui qui est mis au ban, à l’écart. Avec
« C’est Elle ! noire et pourtant lumineuse », c’est un singulier pris en bonne
part : elle est singulière, elle tient dans le monde. Le singulier, c’est vrai, est
16 un mot pivot entre la foule et le surgissement hors de la foule.
MD : Je cherche et je trouve une formule qui revient souvent : « l’âme
LITTÉRATURE
sœur », qui rime avec « cœur ». Les corps sont plus ou moins frères, mais
N° 177 – M ARS 2015 au fond pas tellement. Jeanne était une âme sœur ; c’était une espèce

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ENTRETIEN

de proximité, qui finalement est ratée, mais c’est cela qu’il faut toujours
chercher : une philia qui n’est pas uniquement sexuelle. L’âme sœur dit
le regret éternel de chacun. Je ne sais pas si cela va avec l’héroïsme : le
manque de l’autre en tant qu’âme sœur, à travers un corps proche, trop ou
pas assez. Peut-être que l’âme sœur c’était aussi Mariette, l’âme pieuse.
Quant au héros, je pense à Benjamin, qui attribue l’héroïsme à Baude-
laire et qui le prend lui-même en charge. Je me demande si cela ne désigne
pas la transformation d’un homme, sujet, individu, qui écrit, en une figure
qui ne sera plus lui. Baudelaire espère au fond devenir « Charles Baudelaire
pour toujours », un poète qui se détachera de sa biographie, se détachera
de sa vie ; une œuvre poétique c’est une œuvre détachée de son enfanteur,
de son géniteur. Je fais une embardée, vers Villon, récemment édité par
Jacqueline Cerquiglini ; Villon d’une certaine manière n’existe pas, il a plu-
sieurs noms, il a des patronymes, des pseudonymes, et tout à coup il devient
comme une espèce d’hétéronyme de lui-même : il y a un détachement. Et
finalement il arrive à Baudelaire (ce qui arrive à peu) quelque chose de cet
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ordre : être de ceux dont la biographie ne pourra jamais s’acquitter. Dans
l’héroïsme, il y a peut-être quelque chose comme cela, que Baudelaire est
en train d’assumer : Charles Baudelaire devenant Baudelaire, se détachant.
L : Il y a aussi de l’héroïsme dans le fait qu’il endosse quelque chose
de bien plus vaste que la vie d’un seul, qu’il est comptable d’une époque,
comme dans « dater ma colère ».
MD : Le lecteur se demande qui est ce « je » qui lui est transmis ; c’est
aussi l’affaire de Proust et de ce qui se passe entre le narrateur, le héros et
le « je ». Ce n’est pas ce que chacun doit pouvoir faire pour avoir une vie
convenable... Il y a quelque chose de plus. Voilà un héroïsme.
PP : Je trouve très beau et très convaincant ce tu viens de dire ; mais je
crois que quand Baudelaire parle de l’héroïsme de la vie moderne, ce n’est
pas à cela qu’il pense. Il pense à des émergences inattendues dans des lieux
inattendus, de figures qui ne sont pas dénuées de grandeur. C’est le Salon de
1848 : « Il y a des sujets privés, qui sont bien autrement héroïques. Le spec-
tacle de la vie élégante et des milliers d’existences flottantes qui circulent
dans les souterrains d’une grande ville, – criminels et filles entretenues, – la
Gazette des Tribunaux et le Moniteur nous prouvent que nous n’avons qu’à
ouvrir les yeux pour connaître notre héroïsme. »
L : Est-ce que du cœur, de l’idée d’un déplacement dans l’âme d’autrui,
on va vers « la sensibilité » ? Cette sensibilité qui est aussi, encore, une
irritabilité, une espèce de nervosité dans le rapport au présent. Est-ce la
même configuration ? est-ce qu’on est proche ici de l’empathie ?
17
PP : Je n’aime pas trop ce mot, « empathie » ; je suis gêné par lui, non
parce qu’il serait faux mais parce qu’il nomme trop directement ce qui est LITTÉRATURE
en jeu. Il me semble que dans les textes de Baudelaire, la voix qui parle N° 177 – M ARS 2015

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BAUDELAIRE HORS DE LUI

(pour aller du côté de Michel), cette voix qui à certains moments est déjà
éternelle, ne se laisse pas emprisonner dans des positions ; elle se déplace,
en déborde, va ailleurs. « Empathie » n’est qu’un des noms qu’on peut
donner à ces déplacements – l’empathie qui serait la capacité à se mettre
dans le cœur de l’autre. Parce que ce n’est pas simplement cela. Déjà, se
dégager de ses propres détestations, de ses propres habitudes de pensée, de
ses manières de réagir, c’est une noblesse du cœur, celle que vise l’idée de
son « avilissement ».

MD : Quand Baudelaire parle des artistes contemporains, la « sensi-


bilité » qu’il signale n’est pas la sensibilité au sens actuel : sentez, rien ne
remplacera cela ; et ce n’est pas non plus la sensation. Il y a toujours du
concept, c’est noétique, ce n’est pas « fleur de peau ». Si Baudelaire est
kantien avec « la reine des facultés », c’est parce que la leçon de Kant est
que l’imagination est intuition et concept, alors qu’actuellement c’est la
perception qui est mise au premier plan, Bonnefoy a tendance à le tirer dans
ce sens, vers une présence hors langage que le poème parviendrait parfois
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à faire entrevoir. Mais chez Baudelaire la sensibilité est toujours noétique,
c’est le « dire en poème » qui l’intéresse. Je suis aussi frappé que Bonnefoy
s’efforce de distinguer symbole, métaphore, métonymie, comparaison et
allégorie, pour faire l’éloge de l’un et la critique de l’autre ; alors que pour
moi, l’opération dont il s’agit est une : on peut prendre ces termes en équiva-
lence et en égalité de profondeur. Je rapproche le « tout devient allégorie »
de ce moment où Baudelaire dit, dans les carnets intimes, qu’à certains
moments « l’occasion devient le symbole [de la profondeur de la vie] ».
C’est par là que Baudelaire est symbolique. Dans le moment où se révèle
la profondeur de la vie. J’aurais tendance à parler de « figure » : l’astreinte
de la pensée à la figure, à la configuration. C’est un point de désaccord
assez fort avec Bonnefoy, qui est « pour » la métonymie et « contre » la
métaphore.

PP : Je me souviens d’un texte de Deguy sur Baudelaire qui était


paru dans Poétique. Il relevait quelque chose qui semble petit, mais qui est
une ouverture extraordinaire que Baudelaire ménage : « l’infini diminutif ».
C’est dans un cadrage, dans un port, parmi les voiles, dans une fenêtre,
qu’apparaît l’infini. Cela m’a beaucoup inspiré, notamment en lisant Cole-
ridge ou De Quincey, chez qui l’on trouve l’idée, très proche, de « paradis
portatif ». C’est tragique chez De Quincey, où l’opium, qui est le paradis
portatif, emmène vers l’addiction. Mais il y a là quelque chose qui parle à
chacun de nous, dans cet accès qui est ménagé à ce qu’il y a de plus grand
18 dans les petites choses, dans les choses restreintes. Cet article de Michel,
je ne l’ai pas oublié. Cette idée revient souvent chez Baudelaire, un très
LITTÉRATURE
grand nombre de fois : dans le parfum, dans ce qui est enfermé, dans ce qui
N° 177 – M ARS 2015 est enclos, et qui retient un infini. Ce n’est pas lié à la bourgeoisie ; c’est

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ENTRETIEN

une invention merveilleuse qu’il a faite, que d’autres ont faite, les roman-
tiques anglais de la première génération : cette découverte du grandiose, de
l’illimité, de la profondeur, dans le plus petit.
L : À propos de ces circulations entre les recueils, l’œuvre vous paraît-
elle unifiée, ou Les Fleurs du Mal sont-elles un continent à part ? Baudelaire
sans Les Fleurs est-il encore Baudelaire ?
PP : Évidemment non. Mais on hérite ; on est marqué par les éditions,
les Pléiade en deux volumes, l’attention qui a été portée aux écrits esthé-
tiques, notamment par Benjamin. La publication des « journaux intimes »
avait déjà frappé les esprits, ça a bouleversé Nietzsche par exemple : il les
a lus en même temps que les Possédés de Dostoïevki, et il a reconnu que
quelque chose d’immense émergeait. Nous sommes les héritiers de cela, de
cette nouvelle disposition.
MD : Il faut le dire sans aucune hésitation : il n’y a que Les Fleurs
du Mal, pour toujours, à tout jamais, dans toutes les littératures du monde ;
Baudelaire est l’un des rares poètes français qui soient partout. On a désor-
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mais quatre volumes Pléiade, les lettres au notaire, à Maman... de sorte que
l’œuvre dans son entier ramasse actuellement tout, et permet d’entrer dans
sa poétique. Mais il pourrait ne pas y avoir ça, il y aurait Baudelaire. On a
tout, mais il ne faut pas oublier que l’œuvre, c’est-à-dire l’héroïsme dont on
parlait tout à l’heure, c’est avant tout Les Fleurs du Mal.
L : Proust prétendait que Baudelaire se répétait dans Le Spleen de
Paris...
MD : Non, pas du tout, parce qu’il y a le « faire » poétique, juste-
ment. En faisant des poèmes en prose, Baudelaire a fait une ouverture, un
doublement poème/prose tout à fait extraordinaire, qui s’est inscrit dans
la possibilité de faire une œuvre poétique pour tout le monde. Il faudrait
parler de l’invention de la strophe, du verset par Claudel, ou de l’invention
prosaïque de Péguy à peu près au même moment : une extension fantastique
du poème en prose, du « prosème », du proême...
PP : Baudelaire est impensable sans Les Fleurs du Mal, quels que
soient les accidents historiques des éditions ; j’ajouterais qu’à la différence
de Victor Hugo, Baudelaire n’est absolument pas romancier. Il a écrit un tas
de canevas qui pourraient à la rigueur donner des romans ou des pièces de
théâtre, d’ailleurs il en a fait une. Mais il a trouvé cette forme, qui est tout
à fait symétrique de celle des vers, qui a un rapport intime avec la forme
qu’il avait reçue dans les Fleurs. Personnellement, je passe d’un Baudelaire
à l’autre sans peine. Et pour moi, quelque chose qui relie entre eux tous
les textes de Baudelaire, c’est une espèce de luisance ironique. Dans les 19
moments même de grande déclaration, il y a quelque chose qui luit : c’est
l’ironie. Ce n’est pas une ironie méchante, c’est encore un détachement à LITTÉRATURE
l’égard de lui-même. Je le reconnais dans les Salons, dans Les Fleurs du N° 177 – M ARS 2015

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BAUDELAIRE HORS DE LUI

Mal, et dans Le Spleen de Paris où celui qui regarde, tu l’as très bien dit
Michel, est à distance, à distance de lui-même, n’adhère pas. Je ne sais pas si
« ironie » est le bon mot, mais je ressens esthétiquement cette ironie comme
une lumière très particulière.
L : Le Baudelaire dont vous parlez aujourd’hui est bien plus lumineux
que celui de votre livre...
PP : C’était un moment de ma vie où j’étais très marqué par René
Girard, qui a une pensée envahissante, convaincante. J’ai essayé d’enchaîner
Baudelaire à cela ; c’était sans doute excessif. En un sens, je renie ce livre
parce que ce n’est pas cela ma relation de lecteur avec Baudelaire. J’ai
essayé de préciser dans une postface ce que j’éprouve, mais je n’y suis pas
tout à fait arrivé : « Aujourd’hui que je relis mon essai pour la présente
réédition, je reconnais son mouvement et je l’approuve, sans pouvoir tout à
fait coïncider avec lui, l’expliciter ni le prolonger, comme si j’étais désormais
trop différent de celui qui l’a écrit, et qui par-dessus les années me livre
un héritage ». Renier c’est trop dire, mais ce n’est pas mon lien vivant à
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Baudelaire.
L : Vous citiez d’ailleurs peu alors Les Fleurs du Mal. Vous semblez ne
plus vous reconnaître dans ce commentaire d’un Baudelaire de la détestation,
qui n’est pas celui des vers, mais des proses et des journaux ; avec Un à
un, vingt ans plus tard, vous êtes d’ailleurs passé de Baudelaire à Michaux
pour décrire cette difficulté et cette tâche d’être un individu, comme s’il
fallait passer de la rage contre l’égalité, du désir de sortir de la foule, à une
sensibilité à la passivité, aux retraits, qui apparaît chez Michaux. Mais vous
avez republié ce livre, Baudelaire reste quand même un support de votre
réflexion sur cette noirceur de l’individualité, en quoi vous voulez toujours
pouvoir vous fier : ce n’est peut-être pas votre Baudelaire, mais c’est encore
votre individu...
PP : Oui, bien sûr, c’est mon tourment de petit garçon, pour lequel
je cherchais des points d’appui, Baudelaire et d’autres, et pour lequel je
cherche encore des points d’appui.

20
LITTÉRATURE
N° 177 – M ARS 2015

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