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Les attendus de ces condamnations sont toujours les mêmes. Le secret des
francs-maçons, objet de toutes les apologies de l’ordre –qui ne font que nourrir la
suspicion et entretenir la curiosité- et de tous les récits de divulgation, stigmatise la
culpabilité. Circonstance aggravante, le serment est prêté sur la Bible, et échappe au
confesseur. Société à secrets, ceux de l’initiation partagée, la Franc-maçonnerie
passe aux yeux des contemporains pour une société secrète, dont le silence des
2
Sur l’expansion européenne de la Franc-maçonnerie dans les premières décennies du
XVIIIe siècle, Pierre-Yves Beaurepaire, L’Europe des francs-maçons (XVIIIe-XXIe siècle).
Paris, Belin, Europe & Histoire, 2002 et la création multimédia :
http://unt.unice.fr/uoh/Franc_macons/presentation.1.html
membres sert à dissimuler les forfaits et l’immoralité. On lui reproche d’être coupable
d’un crime d’indifférenciation sociale, sexuelle, religieuse, politique et linguistique.
Loin d’assurer l’ordre à partir du chaos, comme ils le clament avec ordo ab chao, les
francs-maçons tendent au chaos. Ils dissolvent les nécessaires hiérarchies sociales
dans une fraternité universelle. Ils mélangent les sexes dans les loges dites
d’adoption, ouvertes aux femmes, ou se livrent entre hommes à des pratiques
sexuelles humiliantes –évoquées encore par le caricaturiste anglais Richard Newton
dans la gravure satirique Making a freemason du 25 juin 1793- et contre nature dans
ces clubs d’hommes que sont les loges. Ils réunissent dans le temple à la gloire du
Grand Architecte de l’Univers –donc lui même indifférencié- des fidèles de toutes les
religions, de toutes les confessions chrétiennes, voire des matérialistes. Ils rejettent
les frontières politiques pour accueillir une innovation étrangère et faire allégeance à
l’étranger. Cette dimension politique est notamment à l’origine de la condamnation
pontificale ; le pape s’inquiète en effet de la diffusion de l’ordre à Florence et reçoit
de nombreuses pressions de la part des Bourbons de Naples et de Madrid pour qu’il
intervienne. Enfin, les francs-maçons sont accusés de mélanger toutes les langues
dans une dangereuse Babel. Au total, c’est le relativisme –prétendu- des francs-
maçons qui leur est reproché et les condamne.
M. le lieutenant général de police a apporté plusieurs pièces qu’il a fait saisir -dans la
loge Coustos-Villeroy, du nom de John Coustos, lapidaire britannique d’origine huguenote et
du duc de Villeroy- au sujet d’une espèce de Société qui très ancienne en Angleterre sous le
nom de francs-maçons, fait depuis quelque temps beaucoup de bruit en France sous le
même titre, ayant procédé à l’examen des Règlements ou Constitutions saisis, d’un Registre
de délibérations d’une loge, et autres pièces aussi saisies conjointement avec des tabliers de
maçon, des chansons, des estampes, il a paru à l’assemblée que si dans la première vue
cette société ne paraissait être qu’une espèce de société de table dont même les indécences
paraissaient bannies, elle était cependant dangereuse, et parce que suivant les règlements
on y paraissait pencher à l’indifférence des religions, et parce qu’en blâmant ceux des
francs-maçons qui formaient des complots contre l’Etat, on n’en parlait pas avec assez
d’horreur et par des secrets de cette société que les Règlements annoncent partout, et
parce qu’enfin on peut avoir à craindre d’une Société où l’on admet des personnes de tous
Etats, conditions, Religions, où il se trouve un grand nombre d’Etrangers de toutes sortes de
Souverainetés, où toutes les loges particulières (c’est ainsi que se nomment les différentes
sociétés) reconnaissent un supérieur sous le nom de général de l’ordre résidant en
Angleterre qui a sous lui 4 000 personnes à ce qu’on prétend dans Paris, qui lèvent des
sommes légères à la vérité, soit pour réception, repas ou autres, mais qu’on pourrait
augmenter, toutes ces considérations ont fait juger qu’à l’exemple de la Hollande ou
de Rome où cette Société a été défendue sous les peines les plus sévères, on en fit autant
en France pourvu qu’on ne parut pas traiter la chose trop sérieusement 3.
3
Bibliothèque nationale de France, Département des manuscrits, collection Joly de Fleury,
manuscrit 11356, assemblée de police n°688, folios 333-334.
réseaux4, la circulation harmonieuse est en au cœur du projet et des pratiques
maçonniques. L’entrée en Maçonnerie, l’insertion dans la chaîne d’union fraternelle,
prennent la forme de trois voyages symboliques et initiatiques. Bousculé, handicapé
par sa tenue, désorienté, aveuglé, le nouvel initié éprouve les difficultés de la
circulation profane, assourdissante, heurtée, faite d’affrontements, d’obstacles,
d’entraves. Progressivement, il se laisse guider par les frères qui l’initient au silence,
à une circulation apaisée et harmonieuse dans le sanctuaire. Au cours de son
apprentissage, le franc-maçon intègre les règles de déplacement dans l’enceinte du
temple et de circulation de la parole sur les colonnes où prennent place les membres
de la loge. En fin de tenue, les frères éprouvent symboliquement la résistance de la
chaîne fraternelle qui unit les « francs-maçons dispersés à travers les deux
hémisphères ». Mais la sociabilité maçonnique ne se contente pas de s’épanouir
dans le sanctuaire des amis choisis. Elle vise dans le même élan à repousser les
bornes du temple jusqu’aux confins de l’univers, à fonder la République universelle
des francs-maçons comme un espace de circulation libre, immédiat, harmonieux et
fraternel, par-delà les obstacles géographiques, politiques, religieux et linguistiques.
Il faut donc s’interroger sur la manière dont les francs-maçons du XVIIIe siècle ont
tenté de concrétiser leur profession de foi cosmopolite, et observer comment le
cosmos maçonnique a progressivement pris corps, comment ses réseaux nerveux et
ses canaux d’échange se sont animés, favorisant et valorisant la culture de la
mobilité des Lumières.
Les francs-maçons des Lumières placent clairement leur ordre et leur projet
sous la bannière d’un cosmopolitisme « politiquement neutre », d’où l’universalisme
militant et engagé n’a pas encore émergé. Au cri du cœur du protestant cévenol La
Beaumelle, lorsqu’il est introduit dans la Franc-maçonnerie genevoise : « Je ne suis
plus étranger ! », répond en effet la satisfaction du prince de Ligne –incarnation de
l’aristocrate cosmopolite- : « J’ai six ou sept patries : Empire, Flandre, France,
Autriche, Pologne, Russie et presque Hongrie », « j’aime mon état d’étranger
partout »5. Le réfugié La Beaumelle affirme son soulagement de retrouver une
4
Pierre-Yves Beaurepaire et Pierrick Pourchasse (dir.), Les circulations internationales en
Europe années 1680-années1780, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, Histoire,
2010, 504 p.
5
Prince de Ligne, Mémoires, dans A. Payne éd., Mémoires, lettres et pensées, Paris,
François Bourin, 1989, p. 125.
communauté fraternelle et chaleureuse, via notamment la commune appartenance à
l’ordre maçonnique, tandis que l’aristocrate brillant affiche avec satisfaction son
appartenance à la « société des princes » (Lucien Bély). Le cosmopolitisme
maçonnique s’inscrit dans cette quête d’identité qu’est fondamentalement
l’engagement maçonnique. Il permet aux frères de s’épanouir et de se découvrir
dans deux univers emboîtés, celui qui les a vus naître, et dont ils s’affirment sujets
modèles, et celui qu’ils ont choisi, construit, dont ils se veulent des citoyens
exemplaires.
6
Pierre-Yves Beaurepaire, La République universelle des francs-maçons de Newton à
Metternich, Rennes, Ouest-France, De mémoire d’homme : l’histoire, 1999, chapitre
premier : « Adam franc-maçon ? voyage au pays de la mémoire maçonnique », pp. 23-51.
maçons7. Et l’Apologie pour l’ordre des francs-maçons de préciser les droits et les
avantages que procure la qualité de citoyen de la République universelle des francs-
maçons :
« Un bien réel que peut être l’on n’avait pas prévu, mais qui est certainement
résulté de l’Institut maçonnique, c’est qu’ayant servi de motif et d’occasion au
rapprochement des nations et des individus, il a contribué plus que tout autre chose
à la propagation des lumières, des connaissances, et de la saine raison ; les langues
ont été plus cultivées, et les Français, principalement, ont commencé à se
familiariser davantage qu’auparavant avec la langue anglaise, à la même époque où
ils ont commencé à connaître ce nouvel Institut. Par l’esprit d’union et de fraternité
qu’il a introduit entre tous les hommes de diverses nations et de diverses conditions il
a affaibli et détruit en grande partie les préventions d’état, les préjugés, et les haines
nationales qui divisaient les hommes et les peuples ; enfin, après les avoir
7
L’École des francs-maçons, dans Johel Coutura éd., Le Parfait maçon. Les débuts de la
Maçonnerie française (1736-1748), Saint-Etienne, Publications de l'Université de Saint-
Étienne, 1994, pp.198-199.
8
Apologie pour l’ordre des francs-maçons, dans Johel Coutura éd., Le Parfait maçon…, op.
cit., p. 125.
9
Armand Mattelart, Histoire de l’utopie planétaire. De la cité prophétique à la société globale,
Paris, La Découverte, 1999, 422 p. Voir aussi le numéro thématique consacré à « La franc-
maçonnerie et les médias » en préparation de la revue MédiaMorphoses (Institut national de
l’audiovisuel), sous la direction de Céline Bryon-Portet, et dans ce numéro l’article de Pierre-
Yves Beaurepaire, « La Franc-maçonnerie et les médias ou comment communiquer sans
être surexposé médiatiquement ».
10
Marc Bélissa, Fraternité universelle et intérêt national (1713-1795). Les cosmopolitiques
du droit des gens, Paris, éditions Kimé, 1998, 462 p.
accoutumés à se considérer comme membres d’une même confrérie, il a été facile
de leur faire oublier les distances variées qui les séparent, de les faire prendre intérêt
au bonheur et au bien-être les uns des autres, et de les lier par le sentiment noble
autant que doux d’une bienveillance mutuelle et générale, et de leur rappeler enfin
qu’ils sont tous membres d’une même famille »11.
C’est dans cette optique qu’il faut saisir l’effort intellectuel des francs-maçons
des Lumières pour penser leur univers et l’ordonner en cosmos. Pour le Grand Orient
de France qui mène une politique centralisatrice et prône une organisation de la
Franc-maçonnerie européenne en une fédération de corps maçonniques souverains
dans leur ressort, le modèle du soleil irradiant généreusement les corps qui gravitent
autour de lui, doit naturellement s’imposer. La Commission pour les Grands Orients
étrangers, dont la création est en soi révélatrice d’enjeux de nature politique,
rapporte au Grand Orient : « Il est nécessaire pour le bien de l’ordre que tous les
maçons d’un même Royaume, marchent sous les mêmes Etendards. C’est le seul
moyen de dissiper les schismes, de rapprocher les rites et d’établir l’uniformité des
travaux »12. La Circulaire concernant la syndicalisation des Loges émise dès 1773
montre que le modèle centralisateur qui oriente la politique de l’obédience encore
balbutiante est prêt :
11
Discours transcrit par Charles Porset, Les Philalèthes et les Convents de Paris, Une
politique de la folie, Paris, Honoré Champion, 1996, p. 316, note 161.
12
Bibliothèque nationale de France, Département des manuscrits, fonds maçonnique, FM1
118, Commission pour les Grands Orients étrangers, folios 454-455.
13
Circulaire Concernant la Syndicalisation des loges, s. d. (vers 1773).
De son côté, la Stricte Observance Templière, qui se développe depuis le
Saint-Empire jusqu’aux rives de l’Atlantique et jusqu’en Russie, estime que le
cosmos maçonnique se confond avec l’Europe chrétienne. La carte de l’ordre est
celle de l’Europe templière -Lyon est ainsi à la tête de la province templière
d’Auvergne. Carte volontairement datée, volontairement anachronique, pour gommer
les fractures de la confessionnalisation du vieux continent. C’est dans ce contexte
que fleurissent également de nombreuses utopies et uchronies maçonniques.
14
Louis-François de la Tierce, Histoire obligations et statuts de la très Vénérable
Confraternité des francs-maçons tirez de leurs archives et conformes aux traditions les plus
anciennes : approuvez de toutes les Grandes Loges & mis au jour pour l’Usage commun des
Loges repandües sur la surface de la terre, A Francfort sur le Mein, chez François
Varrentrapp, MDCCXXXXII, avec approbation et privilège, réimpression de l’édition originale,
Paris, Romillat, 1993, p. 96.
leur Etat, les autres par leurs mœurs ne doivent point être membres de cette Grande
République ; il n’y a plus d’anarchie qu’en France »15.
15
Bibliothèque nationale de France, Département des manuscrits, fonds maçonnique, FM1
111, collection Chapelle, tome VI, folio 445 recto, 22 janvier 1765.
16
Pierre-Yves Beaurepaire, « Fraternité universelle et pratiques discriminatoires dans la
Franc-maçonnerie des Lumières », Revue d’Histoire Moderne et Contemporaine, 44-2, avril-
juin 1997, pp. 195-212.
- une sociabilité en réseaux
17
Pierre-Yves Beaurepaire éd. La Plume et la Toile. Pouvoirs et réseaux de correspondance
dans l’Europe des Lumières, avant-propos de Daniel Roche, Arras, Artois Presses
Université, Histoire, 2001.
18
De nombreux et suggestifs parallèles peuvent être faits avec la République des Lettres, à
la lecture de Hans Bots, Françoise Waquet, La République des Lettres, Paris, Belin-De
Boeck, Europe & Histoire, 1997, 188 p.
19
Cité dans Charles Porset, Les Philalèthes et les Convents de Paris…, op. cit., p. 317-318,
note 161.
de fortune des Lumières, ces « gestionnaires de la mobilité » (Daniel Roche), qui ont
bien vite compris l’utilité d’ « en être » ou d’en usurper l’appartenance pour se faufiler
par les circuits maçonniques jusqu’au cœur du royaume de la civilité et du bon goût :
20
Mémoire au duc de Brunswick, op. cit. p. 101-102.
21
Les fameux « Illuminés de Bavière » stigmatisés par l’abbé Barruel.
22
Philippe Dujardin, « Processus et propriétés de la mise en réseau : débat, problématique,
propositions » dans Du groupe au réseau. Réseaux religieux, politiques, professionnels,
actes de la table ronde CNRS de Lyon 24-25 octobre 1986 réunis par Philippe Dujardin,
Paris-Lyon, CNRS, 1988, p. 12-13.
nécessaire, et ex-alio, c’est-à-dire d’agrégation de réseaux ou d’amorces de réseaux
de correspondance préexistants, en profitant du décès de leur animateur, de son
ralliement, ou en faisant clairement de l’entrisme, en implantant des agents –
dormants ou actifs- dans le réseau concurrent. C’et ce que feront d’ailleurs avec
succès deux sociétés secrètes dans l’Allemagne des années 1770-1780 –à tel point
qu’on les confond encore souvent avec la Franc-maçonnerie- : les Illuminaten,
partisans des Lumières radicales et d’une réforme en profondeur de l’Etat et de la
société, et les Rose-Croix d’Or, noyau ultra-conservateur des Lumières prussiennes,
afin de faire basculer dans leur camp respectif des dizaines de loges maçonniques et
d’obtenir ainsi un avantage décisif dans la lutte à mort qui les oppose pour le
noyautage du pouvoir. Cette volonté d’instrumentaliser les réseaux de
correspondance maçonnique concerne non seulement les sociétés secrètes mais
aussi les Etats, preuve de l’enjeu et de leur efficience : citons entre autres, la reine
Marie-Caroline de Habsourg-Lorraine –sœur de Marie-Antoinette- dans le royaume
de Naples lorsqu’elle lutte contre le ministre Tanucci ; son frère, l’empereur Joseph II,
avant qu’il ne décide de contrôler autoritairement et bien maladroitement
l’implantation de l’ordre maçonnique, et le roi réformateur Victor-Amédée III, en
Piémont-Sardaigne. Significativement, quand ils échouent dans leur entreprise, ces
princes interdisent alors à leurs sujets francs-maçons d’entretenir une
correspondance maçonnique étrangère.
23
Claude Michaud, « Lumières, Franc-maçonnerie et politique dans les Etats des
Habsbourg : les correspondants du comte Fekete », Dix-Huitième siècle, 12 (1980), pp. 327-
379 ; Michel Figeac, « Réseaux de correspondance de la noblesse hongroise au XVIII e
siècle », in Pierre-Yves Beaurepaire éd., La Plume et la Toile. Pouvoirs et réseaux de
correspondance dans l’Europe des Lumières, op. cit.
24
Archives Nationales de Hongrie, Fekete Csalad, E 584, lettre de Barraux du 27 septembre
1785, citée par Michel Figeac, Ibid.
en tournée d’inspection, et les ateliers locaux. D’ailleurs, le Grand Orient de France
ne désigne-t-il pas les loges qui relèvent de son obédience, par les « loges de sa
correspondance » ?
25
Bibliothèque nationale de France, Département des manuscrits, fonds maçonnique, FM1
118, Commission pour les Grands Orients étrangers, folio 455 recto.
26
Bibliothèque nationale de France, Département des manuscrits, fonds maçonnique, FM1
118, Commission pour les Grands Orients étrangers, folio 454 verso, lettre du 7 mars 1785.
particulières, mais qui tous dérivées de l’ordre général bien loin d’en troubler
l’harmonie en rendent le plan plus admirable. Renfermés dans l’orbite de l’astre
français nous ne résistons point à son attraction, ses lois seront à l’avenir les nôtres,
et nous nous y conformerons sans effort ; toute correspondance étrangère nous sera
interdite ? Le tableau que nous avons fourni n’en offre aucune qui puisse nous
rendre suspects ; notre Respectable Mère –l’Anglaise de Bordeaux- était la seule
loge de constitution étrangère avec laquelle nous ayons correspondue ; on verrait
avec peine une subordination à l’Etranger ? Cette expression nous a toujours paru
incompatible avec la liberté maçonnique, nous existons librement ».
27
Pierre-Yves Beaurepaire, « Loisirs et sociabilités maçonniques au XVIIIe siècle », Robert
Beck, Anne Madoeuf éd., Divertissements et loisirs dans les sociétés urbaines à l’époque
moderne et contemporaine, actes du colloque international Divertissements et loisirs dans
les sociétés urbaines à l’époque moderne et contemporaine, Une approche comparative,
monde occidental monde musulman, Tours 15-17 mai 2003, Tours, Presses universitaires
François-Rabelais, « Perspectives historiques », 12, p. 37-44.
née du voyage, mais ne le remplace pas. Aussi, pour concrétiser le projet des pères
fondateurs de 1717-1723, « permettre à des hommes qui sans cela seraient restés à
perpétuelle distance », de se découvrir et de se reconnaître comme frères, pour
concrétiser la profession de foi cosmopolite de l’ordre, l’accueil des frères visiteurs, et
tout particulièrement des frères étrangers, revêt une importance capitale. Les francs-
maçons des Lumières ont clairement conscience de ce que l’épreuve de l’étranger
est essentielle car elle teste la cohésion et l’harmonie de la micro-société fraternelle
qu’est la loge. En effet, celle-ci s’est constituée comme un cercle d’élus, d’amis
choisis, d’intimes qui se sont cooptés. Ils entretiennent en outre des relations de
proximité familiale, professionnelle, géographique. Au contraire, le franc-maçon
étranger qui sollicite l’hospitalité de ses « frères », surgit de nulle part. Il représente
cette diaspora des « francs-maçons dispersés sur les deux hémisphères », qu’on
honore à la fin des agapes, mais qui confronte brutalement la loge au paradoxe de la
sociabilité maçonnique qui se déploie dans les délices des affinités et amitiés locales,
au point de saturer la sphère de l’entre-soi, tout en revendiquant une capacité à
projeter jusqu’aux limites de l’universel ses valeurs, la chaîne d’union, sans en
affaiblir l’intensité et la densité. Autrement dit, l’accueil réservé au frère étranger
qualifie la loge tant du point de vue de sa cohésion interne que de sa foi cosmopolite.
Le secrétaire de la loge Saint-Louis des Amis Réunis, orient de Calais, l’affirme
clairement : « Vous ne serez étrangers en aucun lieu ; partout vous trouverez des
frères et des amis ; vous êtes devenus des citoyens du monde entier ! » ;
exclamation à laquelle, on l’a vu, fait écho celle du jeune La Beaumelle réfugié
huguenot à Genève : « Je ne suis plus étranger » !
32
Casanova, Histoire de ma vie, édition présentée et établie par Francis Lacassin, Paris,
Robert Laffont, Bouquins, 1993, tome II, p. 238.
33
Pierre-Yves Beaurepaire, L’Autre et le Frère. L’Etranger et la Franc-maçonnerie en France
au XVIIIe siècle, Paris, Honoré Champion, Les dix-huitièmes siècles 23, 872 pages.
34
[Vincent-Luc Thiery], Guide des amateurs et des étrangers voyageurs à Paris, ou
description raisonnée de cette Ville, de sa Banlieue, et de tout ce qu’elles contiennent de
remarquable. Par M. Thiery ; enrichie de vues perspectives des principaux monumens
modernes, A Paris, chez Hardouin et Gattey, libraires de S.A.S. Madame la Duchesse
d’Orléans, au Palais Royal, sous les Arcades à gauche, N°13 et 14, 1787, tome I, p. 278-279
; p. 432 ; p. 734.
étrangers en formant à celui de Paris un atelier sous le titre distinctif de la Réunion
des frères étrangers.
Nous osons croire qu’il n’appartient qu’à de bons maçons de concevoir un semblable
projet »35.
35
Den Danske Frimurerordern, Ordensarkivet, Copenhague, F II 12 a 1, planche du 5 janvier
1784, signée par l’ensemble des membres de la loge et adressée au frère Walterstorff.
36
Bibliothèque nationale de France, département des manuscrits, fonds maçonnique, FM2
97, dossier de la Réunion des Etrangers, orient de Paris, folio 3.
37
Bibliothèque nationale de France, département des manuscrits, fonds maçonnique, FM2
441, orient de Toulon, dossier de Saint-Jean de Jérusalem, folio 6, tableau des frères qui
composent la R[espectable] L[oge] de St Jean de Jérusalem à l’orient de Toulon à l’époque
du 20 février 1785.
38
Bruno Bernard, « Amours et voyages : les pérégrinations méditerranéennes de Philippe-
Goswyn de Neny et sa correspondance avec Marie-Caroline Murray », Nouvelles Annales
Prince de Ligne, 1992, tome 7, p. 196.
médecine, ou la Vertu orient de Leyde, dont le prince Youssoupoff, son Député
Maître, reçoit en 1776 deux autres aristocrates russes, venus étudier aux Provinces-
Unies, le prince Kourakin et le comte Apraxin, traduisent une différenciation et une
spécialisation de l’offre maçonnique à destination de la société pérégrine. Dans ces
loges, que fréquentent maîtres et élèves, étrangers de condition et gouverneurs, le
tour de formation se prolonge en tour d’initiation, sans jamais oublier le tour
d’agrément -association caractéristique du siècle des Lumières. Il s’agit clairement
de faire son entrée dans le monde, ses premières armes dans le royaume de la
civilité et du bon goût, et la Maçonnerie de société y tient une place de choix.
Les mêmes dispositifs sont déployés sur les orients littoraux européens et
coloniaux pour favoriser l’accueil des négociants et des courtiers étrangers, comme
on l’a vu avec la Bien Aimée, orient d’Amsterdam. L’Amitié de Bordeaux,
anciennement Amitié allemande, traduit ainsi sur le plan maçonnique l’importance de
l’horizon baltique pour le grand port du Ponant. On s’y retrouve en famille, entre
associés, entre coreligionnaires. La loge entretient un impressionnant réseau de
correspondance que complètent les relations particulières de ses membres et des
consuls germaniques qui la fréquentent assidûment. Soucieuse d’intégration, elle
reconnaît l’autorité du Grand Orient de France, mais en négociants pragmatiques et
en bon gestionnaires de la mobilité, ses membres mettent en garde le centre
parisien : « vos travaux sont immenses Très Respectables Frères mais nous croyons
voir qu’au lieu de simplifier la machine, vous multipliez les circuits »39. En effet, les
organigrammes administratifs complexes échafaudés par le Grand Orient n’y
changent rien, l’extraordinaire réussite de la Franc-maçonnerie des Lumières tient au
fait que malgré le maquis des hauts grades et des systèmes maçonniques
concurrents, les trois grades bleus, d’apprenti, compagnon et maître bénéficient
d’une reconnaissance générale à travers le continent européen et ouvrent les portes
de temples où les vertus cultivées : amour fraternel, harmonie, concorde,
bienfaisance, obéissance au prince et contrôle de soi, sont identiques d’Edimbourg à
Perm et de Palerme à Stockholm, donnant naissance à un authentique habitus
maçonnique. Casanova, en franc-maçon clairvoyant, a d’ailleurs insisté sur
l’importance de ce pilier commun des trois premiers grades : « Je suis devenu franc-
maçon apprenti. Deux mois après j’ai reçu à Paris le second grade, et quelques mois
39
Bibliothèque nationale de France, département des manuscrits, fonds maçonnique, FM 2
169 bis, dossier Amitié, orient de Bordeaux, folio 48 verso.
après le troisième, qui est la maîtrise. C’est le suprême. Tous les autres titres que
dans la suite du temps on m’a fait prendre sont des inventions agréables, qui
quoique symboliques n’ajoutent rien à la dignité de maître »40.
40
Casanova, Histoire de ma vie, op. cit., tome I, p. 553.
41
Sous l’impulsion de Bode, Nicolai, Knigge et de Weishaupt, Illuminaten et Aufklärer
enfourchèrent ce cheval de bataille, et surent se montrer particulièrement convaincants.
Social, La Bouche de Fer : « Dans cette Société universelle [la Franc-maçonnerie],
on n’ignore pas que tout s’y confond, Juif, Musulman, Persan, Franc, Anglais,
Germain, Espagnol, Romain etc. »42. Alors que les francs-maçons se sont toujours
efforcés de maintenir la différence sociale et confessionnelle dans l’égalité
fraternelle, et de borner le temple en en excluant le plus souvent les figures de
l’altérité absolue que sont les juifs, les noirs ou sang-mêlé, les handicapés, et de
manière moins systématique, les musulmans. Par sa déclaration fracassante,
Bonneville met en porte-à-faux les francs-maçons qui ont toujours rejeté les
accusations de leurs détracteurs, notamment ecclésiastiques, dénonçant les temples
comme des lieux d’indifférenciation, de confusion entre les peuples et les religions.
42
Cité par Auguste Viatte, Les sources occultes du romantisme, Illuminisme Théosophie
1770-1820, tome I Le préromantisme, Paris, Honoré Champion, éd. 1979, p. 316, note 1.
43
Sophie Wahnich, L'impossible citoyen, l’étranger dans le discours de la Révolution
française, Paris, Albin Michel, Histoire, 1997, p. 7.
lui aussi est un être sans feu, sans lieu et sans aveu, donc apatride. La nation
française ne l'accueille plus, car il ne s'est pas sédentarisé » 44.
44
Ibid., p. 39.
« réfractaires »45, désignant féroce s’il en est, s’exposeront non plus seulement à un
bannissement du corps maçonnique, comme l’Anglaise de Bordeaux avant la
Révolution, mais désormais à la dénonciation légitime aux des autorités publiques.
« Les étrangers les plus distingués, qui se trouvaient à l’orient de Paris lors de notre
fondation, s’empressèrent de se faire recevoir dans cette L[oge] ou de s’y affilier, et
notre atelier formait véritablement ce qu’exprimait le nom que nous lui avions donné -
la réunion des étrangers. Mais désormais, ce me semble, ce nom porte quelque
chose de contradictoire à l’état présent des choses en général et à nos vues
actuelles particulières.
Toutes les nations de l’Europe continentale se trouvent réunies : celles qui ne vivent
pas immédiatement sous le sceptre glorieux du plus grand des monarques, sont
unies à la France par les alliances les plus étroites, et plus encore par ce sentiment
d’admiration et d’enthousiasme qu’inspire le triomphateur de leur ennemi commun.
Toutes ont combattu ou combattent encore pour le même but, la liberté des mers et
la paix générale.
Oui, M[es] F[rères], je ne sais quel sentiment intime de cosmopolitisme46 me dit, qu’il
n’y a plus d’étrangers à Paris et que par conséquent le nom que notre Réunion a
porté convenablement autrefois, est aujourd’hui en opposition directe avec l’esprit qui
nous anime. Plus d’étrangers dans la ville centrale d’intérêts, devenus ceux de
l’humanité ; plus d’étrangers surtout dans cette enceinte, consacrée au resserrement
des liens qui unissent les amis de la grande cause commune.
J’ai pensé, M[es] F[rères], qu’il conviendrait à votre fondateur, à un frère, qui n’est
pas né en France de vous faire cette observation et de vous proposer de changer
une dénomination, qui pourrait donner la fausse idée que notre L[oge] fut pour ainsi
dire isolée, parmi celles qui éclairent l’orient de Paris. Quelle que soit la vénération
qu’on est enclin à porter aux choses, qui ont une certaine vétusté [sic]; quelle que
soit la prédilection que vous puissiez avoir, M[es] F[rères] pour le nom sous lequel
nous avons travaillé pendant 25 ans avec succès, je suis persuadé, que vous
45
Bibliothèque nationale de France, département des manuscrits, fonds maçonnique, FM2
91, dossier Saint-Jean d’Ecosse, orient de Marseille, folio 9 recto, 30 Messidor an XII.
46
Souligné dans l’original.
adopterez avec enthousiasme la nouvelle dénomination, que je vais vous
proposer »47.
48
Jean-Denis Bergasse, D’un rêve de réformation à une considération européenne. MM. Les
Députés Bergasse (XVIIIe-XIXe siècles), Cessenon, 1990, pp. 416-417.
49
« Ne crois pas pour autant –écrit-il dans la douzième lettre à Constant- que l’homme
parfaitement accompli soit, de ce fait, soustrait à son Etat et livré à un cosmopolitisme mou
et froid. Au contraire, animé de ces dispositions, il devient le plus parfait et le plus utile des
patriotes. Dans son cœur, amour de la patrie et sens cosmopolitique sont intimement liés, et
se trouvent placés dans un rapport précis : l’amour de la patrie est son action, le sens
cosmopolitique sa pensée ; le premier est le phénomène, le second l’esprit profond de ce
phénomène, l’invisible dans le visible » : J. G. Fichte, Philosophie de la Maçonnerie,
introduction par Ives Radrizzani, traduction de l’allemand et notes par Fawzia Tobgui, Paris,
Vrin, 1995, p. 16.
50
Pierre-Yves Beaurepaire, « Les véritables auteurs de la Révolution de France de 1789
démasqués. Discours de persécution et crimes d’indifférenciation chez F. N. Sourdat de
Troyes », Dix-Huitième siècle, n°32, 2000, pp. 483-497.
51
Luis P. Martin dir., Les francs-maçons dans la cité. Les cultures politiques de la Franc-
maçonnerie XVIIIe-XXe siècles, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2000.
XVIIIe siècle, dénonce les compromissions du cosmopolitisme maçonnique pour jeter
les bases d’un véritable internationalisme maçonnique.
Si la franc-maçonnerie doit une bonne part de son succès au siècle des Lumières
à sa capacité à répondre aux attentes des élites européennes en termes de gestion
de leur culture de la mobilité, où elle fait merveille, elle le doit aussi au pouvoir
d’attraction de la « Maçonnerie de société » sur les élites, largement amplifié par le
mimétisme social induit.
Disciple de François Furet influencé par les travaux d’Augustin Cochin sur Les
sociétés de pensée52, Ran Halévi a vu dans la Franc-maçonnerie des Lumières une
« sociabilité démocratique » dans une recherche remarquée mais restée sans
lendemain53, au risque d’oublier qu’il s’agit fondamentalement d’un ordre initiatique,
et qui se revendique comme tel. Le succès de la Franc-maçonnerie est sans
équivalent au sein de la sociabilité d’Ancien Régime, car c’est bien l’Ancien Régime
qui l’a vue, à partir de ses origines britanniques, prospérer sur le continent européen
et au-delà des mers. C’est dans cette perspective qu’il faut comprendre le rôle
moteur que joue ce que j’ai nommé la « Maçonnerie de société », par référence à la
prégnance du modèle aristocratique, à la participation assumée et revendiquée à
l’offre de divertissement mondain, à l’animation par les frères et les sœurs d’un
théâtre de société, à une sociabilité maçonnique rythmée par ses bals, ses concerts
amateurs, ses joutes littéraires, mais aussi par ses cérémonies de réception dont la
scénographie conditionne la réussite et la transmission de l’essence du grade.
52
Augustin Cochin, Les sociétés de pensée et la révolution en Bretagne (1788-1789), Paris,
Plon, 1928, XII-470 p.
53
Ran Halévi, Les Loges maçonniques dans la France d'Ancien régime : aux origines de la
sociabilité démocratique, Paris, Cahier des Annales, 1984, 118 p. L’auteur annonçait la
publication prochaine d’un ouvrage de plus grande ampleur, qui n’a jamais paru.
Hoflogen –loges de cour-, dans l’aire baltique où s’épanouit une Maçonnerie royale ou
encore en Russie. Significativement, les critiques à l’encontre des loges qui « au lieu de
s’occuper des travaux de l’Art Royal, tiennent des loges de femmes, donnent des bals et
jouent la comédie dans leur loge » émanent d’ateliers socialement disqualifiés et exclus
du théâtre mondain. Il ne faut donc pas disqualifier comme Maçonnerie d’opérette ou
« bagatelle », l’« occasion de faire la cour au beau sexe », pour citer le baron Théodore-
Henry de Tschoudy, détracteur de la Maçonnerie des dames, une pratique sociable
légitime.
Pourtant cette Maçonnerie de société n’est guère connue. Elle est victime de la
mono-exploitation des archives administratives des ateliers, et plus précisément de la
correspondance administrative qu’ils échangent avec leur obédience. Or, on se doute
que la vie de société n’a pas sa place dans de tels échanges. A l’inverse et c’est tout
l’intérêt des enquêtes en cours sur les ego-documents : les écrits personnels de francs-
maçons (journaux, fragments autobiographiques et correspondances) témoignent de la
qualité de l’offre de divertissement mondain proposée par ces loges et la place qu’y tient
le théâtre de société.
La Maçonnerie de société montre alors son aptitude à créer pour ceux qu’unit le
lien de l’initiation partagée, des espaces de sociabilité réservés à ceux qui en sont
dignes, mais dont l’existence est connue du public et enviée. En Ecosse, elle crée les
premiers clubs de golf, en France elle s’associe aux Nobles Jeux de l’arc, à travers tout
le continent européen elle capte l’héritage des ordres initiatiques mixtes à la fois badins
et chevaleresques, tout en manifestant son adhésion aux Lumières et la conscience de
son rôle social en soutenant les créations de Musées –qui offrent alors un éventail de
cours publics gratuits- et d’institutions de bienfaisance. Elle finance la création de
concerts par souscription en même temps qu’elle revendique une pratique musicale
amateur, qui s’épanouit au centre de la scène mondaine : la Société Olympique s’installe
au Palais Royal dans un appartement loué par le fermier général Marin de La Haye 4000
livres par an au duc d’Orléans, Grand Maître. Les Amis Réunis, la Candeur ou les Neuf
Sœurs54, ne sont pas en reste.
Le cas des Amis Réunis, loge des fermiers généraux –qui avancent le produit de
l’impôt au Trésor royal et se chargent ensuite de le percevoir-, mais aussi des diplomates
étrangers, des artistes de renom et de leurs commanditaires européens est tout à fait
exemplaire. Les membres de la prestigieuse loge parisienne des Amis Réunis qui
revendique dans son livre d’or de former un « club à l’anglaise » ou « en français
54
La loge Des Sciences du célèbre fermier général et philosophe Helvétius est à l’origine
des Neuf Sœurs. Le même Helvétius et sa femme ont tenu un des plus célèbres salons
parisiens. A noter que les salons sont alors significativement dénommés « sociétés ».
coterie », se retrouvent pendant l’été au château de La Chevrette pour des
représentations de théâtre, de chant et de concerts amateurs –ils forment le noyau dur
de la Société Olympique dont le but déclaré et de prendre le relais du concert des
Amateurs. L’hôte de La Chevrette est Savalette de Magnanville, garde du Trésor royal.
Son fils, Charles Pierre Paul Savalette de Langes, déjà mentionné, est connu comme
fondateur du régime des Philalèthes, académie de recherches en hautes sciences qui
réunit les plus grands noms de la Maçonnerie européenne, mais il distribue également
les rôles au théâtre de société de La Chevrette, auquel participent notamment ses
parents Pierre François Denis Dupleix du Perles et Guillaume Joseph Dupleix de
Bacquencourt, et leurs alliés : Marie-Daniel Bourrée de Corberon, son frère aîné, Pierre
Philibert marquis de Corberon, musicien talentueux, et son épouse Anne-Marie, nièce du
banquier de la Cour et fermier général Jean-Joseph de Laborde.
J’ai cinq à six rôles à te proposer -, et des projets de plus vaste étendue à te
communiquer, mais, ma foi, pour ce soir je n’ai pas le temps. Mais voici les rôles
que je suis chargé de te proposer. Mande-moi promptement si naturellement tu
acceptes :
Tu vois que tu n’es pas mal partagé. J’attends ta réponse pour arrêter
définitivement la liste des rôles. Nous jouerons vraisemblablement pendant une
semaine et sûrement tu t’y amuseras, car tous ceux qui composent la troupe
t’aiment et te désirent beaucoup. Dumaisniel est très libre à présent et nous
pratique toujours dans le cantori. Aussi nous musiquerons. Crois-moi, mon ami,
laisse ta maîtresse et tes amis de Paris et reviens dans le pays, où tu trouveras des
gens qui t’aiment et te désirent et surtout un bon et sincère ami qui t’aime de tout
son cœur et t’embrasse de même […]
Jeux de séduction et rivalités amoureuses ont donc pour théâtre à la fois l’espace
domestique, les festivités que l’on qualifiera de péri-maçonniques et la vie de société
avec ses concerts et théâtre amateurs, l’ensemble s’intégrant à l’espace mondain. Le
Journal de Corberon en fournit de nombreux témoignages. Par la suite, Corberon
prépare avec les dames Benoît la représentation d’une pièce de la composition du
marquis de la Salle et se propose pour peindre les décors et composer l’arrangement
musical. A Varsovie, et surtout lors de ses affectations diplomatiques à Saint-
Pétersbourg, et Deux-Ponts –où l’épouse morganatique de l’ancien landgrave, faite
comtesse de Forbach, avait créé un fameux théâtre de société-, il pratiquera avec ses
amis les princes d’Anhalt-Bernburg et Adoeski, ainsi qu’avec le baron courlandais Karl-
Heinrich von Heyking, ou sa belle-famille –il a épousé une Behmer-, la même association
entre Maçonnerie aristocratique et d’adoption et théâtre de société. Intermédiaire culturel
et mondain comme tant d’autres diplomates, Corberon diffuse en Pologne et en Russie,
sous forme manuscrite et imprimée, les textes de nombreuses pièces de société qu’il a
auparavant montées ou jouées en France 55.
Il faut insister ici sur la place centrale que la Maçonnerie des dames devenue
Maçonnerie d’adoption tient dans cette rencontre réussie. Elle prend en effet le relais des
ordres mixtes, à la fois chevaleresques et badins : Ermites de Bonne-Humeur à la cour
de Saxe-Gotha –célèbre pour son attention aux modes et au goût français-, ordre des
Mopses en Allemagne et Scandinavie, ordre de la Félicité en France et en Pologne. On y
pratique le divertissement lettré, les jeux de la séduction mais aussi, à l’occasion des
cérémonies de réception aux différents grades, des mises en scène de plus en plus
élaborées : avec orchestre, machinerie, décors et reconstitution historique ou
mythologique. Les membres de la loge ont chacun leur rôle à jouer dans ces mises en
scène.
55
Pierre-Yves Beaurepaire, « Les relations maçonniques franco-russes au XVIIIe siècle
d’après le Journal du diplomate Marie-Daniel Bourrée de Corberon », Jean-Pierre Poussou,
Anne Mézin et Yves Perret-Gentil éd., L'influence française en Russie au XVIIIe siècle, Actes
du colloque tenu à Paris les 14-15 mars 2003, Presses de l’Université Paris-Sorbonne, 2004,
p. 47-64.
Surveillant des loges masculines. Mme Abot de Bazinghen est reçue maçonne dans la
dite loge, dont les membres décident de former une troupe de théâtre amateur au
recrutement choisi56.
56
Le journal de Gabriel Abot de Bazinghen (1779-1798), texte présenté par Alain Lottin,
Arras, Artois Presses Université, 1995, p. 62-63 et 66-68.