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GILLES PLANTE

B.A. C.C.L. LL.L. M.A. Ph.D.

PROBLÈME DIALECTIQUE

L’ACTE DE CE QUI EST

CENTRE D’ÉTUDE EN HUMANITÉS CLASSIQUES

«J’APPELLE CLASSIQUE CE QUI EST SAIN.» (GŒTHE)

SSP ÉDITEUR (2020)


ISBN : 978-2-921344-70-8
GILLES PLANTE
B.A. C.C.L. LL.L. M.A. Ph.D.

PROBLÈME DIALECTIQUE

L’ACTE DE CE QUI EST

CENTRE D’ÉTUDE EN HUMANITÉS CLASSIQUES

«J’APPELLE CLASSIQUE CE QUI EST SAIN.» (GŒTHE)

SSP ÉDITEUR (2020)


ISBN : 978-2-921344-70-8
SOMMAIRE

Un problème dialectique est posé à propos de l’emploi du verbe être pris comme signe
d’un acte de ce qui est.

Pour le résoudre, il s’impose d’entreprendre une «recherche qui tend à acquérir la vérité
et la connaissance» à propos de cet emploi, et ce,

• «en lui-même», i.e. quant à son usage logique comme prédicat ou comme copule,
• et «comme un adjuvant à la solution d'un autre problème de ce genre», i.e. quant à
son usage pour convenir ou disconvenir de la possibilité d’une métaphysique ayant
pour thème l’être en tant qu’être.

Les tenants et aboutissants de cette recherche sont présentés en ces pages sous les
rubriques suivantes :

I. DÉSACCORD ENTRE SAGES p. 5

Données de la controverse p. 6
Le nom et le verbe p. 13
Un tournant linguistique p. 19

II. ÊTRE COMME PRÉDICAT p. 27

Le verbe ὑπάρχειν p. 28
«Τὸ ὂν ὑπάρχει…» est-il un prédicat ? p. 38
«Τὸ ὂν ὑπάρχει…» se prédique-t-il du suppôt ? p. 49
Retour au verbe ὑπάρχειν p. 57

III. CONCLUSION p. 63

Gi!es Plan"
Saint-É$enne-des-Grès, 27 novembre 2019

— # —

DÉSACCORD ENTRE SAGES

Le domaine des humanités se caractérise de curieuse façon par rapport aux autres
domaines d’étude. Chez ces derniers, on prétend que les solutions viennent finalement
à bout des problèmes. Dans le domaine des humanités, il semble plutôt que ce sont les
problèmes qui viennent à bout des solutions offertes, de temps à autre, par l'un ou
l'autre des auteurs. C’est ainsi que, entre eux, naissent des controverses, sinon
interminables, du moins non encore terminées à ce jour.

Au IVe siècle av. J.-C., Aristote était déjà aux prises avec une telle conjoncture, celle
dans laquelle naît un problème dialectique, lorsqu’il écrivit son ouvrage, Topiques, où il
proposait une méthode pour l’affronter :

«Ἡ μὲν πρόθεσις τῆς πραγματείας μέθοδον εὑρεῖν ἀφ´ ἧς δυνησόμεθα συλλογίζεσθαι περὶ
παντὸς τοῦ προτεθέντος προβλήματος ἐξ ἐνδόξων, καὶ αὐτοὶ λόγον ὑπέχοντες μηθὲν
ἐροῦμεν ὑπεναντίον.» 1

«Le but de ce traité est de trouver une méthode qui nous mette en mesure d’argumenter sur tout
problème proposé, en partant de prémisses probables, et d’éviter, quand nous soutenons un
argument, de rien dire nous-mêmes qui y soit contraire.» 2

Il y décrit le problème dialectique en des termes révélant que le désaccord entre les
opinions qui s’affrontent atteint parfois le cercle des sages :

«Πρόβλημα δ´ ἐστὶ διαλεκτικὸν θεώρημα τὸ συντεῖνον ἢ πρὸς αἵρεσιν καὶ φυγὴν ἢ πρὸς
ἀλήθειαν καὶ γνῶσιν, ἢ αὐτὸ ἢ ὡς συνεργὸν πρός τι ἕτερον τῶν τοιούτων, περὶ οὗ ἢ
οὐδετέρως δοξάζουσιν ἢ ἐναντίως [οἱ πολλοὶ τοῖς σοφοῖς ἢ οἱ σοφοὶ τοῖς πολλοῖς ἢ
ἑκάτεροι αὐτοὶ ἑαυτοῖς.» 3

«Un problème dialectique est un objet de recherche qui tend, soit à choisir et à l’éviter [en matière
pratique ou en matière technique], soit à acquérir la vérité et la connaissance [en matière
théorétique], et cela, soit en lui-même, soit comme un adjuvant à la solution d'un autre problème de
ce genre ; ce doit être une chose sur laquelle le vulgaire n'a aucune opinion, ni dans un sens, ni
dans l’autre, ou a une opinion contraire aux sages, ou bien encore sur laquelle les sages ont une
opinion contraire au vulgaire, ou bien enfin sur laquelle il y a désaccord parmi les sages ou au sein
du vulgaire.» 4

1 Topiques, 100a 18, 104b 1, http://remacle.org/bloodwolf/philosophes/Aristote/topiques1gr.htm#104b5


2 Organon V, Les topiques, traduction par J. Tricot, Librairie philosophique J. Vrin, 1974
3 Topiques, 104b 1, http://remacle.org/bloodwolf/philosophes/Aristote/topiques1gr.htm#104b5

4 Organon V, Les topiques, traduction par J. Tricot, Librairie philosophique J. Vrin, 1974

5
Dans le cas où le désaccord s’installe au sein du cercle des sages, il précise comment
la méthode qu’il recommande peut soutenir la «recherche qui tend (…) à acquérir la
vérité et à la connaissance [en matière théorétique]» :

«Πρὸς δὲ τὰς κατὰ φιλοσοφίαν ἐπιστήμας, ὅτι δυνάμενοι πρὸς ἀμφότερα διαπορῆσαι ῥᾷον
ἐν ἑκάστοις κατοψόμεθα τἀληθές τε καὶ τὸ ψεῦδος· ἔτι δὲ πρὸς τὰ πρῶτα τῶν περὶ ἑκάστην
ἐπιστήμην. Ἐκ μὲν γὰρ τῶν οἰκείων τῶν κατὰ τὴν προτεθεῖσαν ἐπιστήμην ἀρχῶν ἀδύνατον
εἰπεῖν τι περὶ αὐτῶν, ἐπειδὴ πρῶται αἱ ἀρχαὶ ἁπάντων εἰσί, διὰ δὲ τῶν περὶ ἕκαστα ἐνδόξων
ἀνάγκη περὶ αὐτῶν διελθεῖν. Τοῦτο δ´ ἴδιον ἢ μάλιστα οἰκεῖον τῆς διαλεκτικῆς ἐστιν·
ἐξεταστικὴ γὰρ οὖσα πρὸς τὰς ἁπασῶν τῶν μεθόδων ἀρχὰς ὁδὸν ἔχει.» 5

«Autre avantage encore, en ce qui regarde les principes premiers de chaque science : il est, en
effet, impossible de raisonner sur eux en se fondant sur des principes qui sont propres à la science
en question, puisque les principes sont les éléments premiers de tout le reste ; c’est seulement au
moyen des opinions probables qui concernent chacun d’eux qu’il faut nécessairement les
expliquer. Or, c’est là l’office propre, ou le plus approprié, de la Dialectique : car, en raison de sa
nature investigatrice, elle nous ouvre la route aux principes de toutes les recherches.» 6

La méthode pour découvrir les principes (μεθόδων ἀρχὰς ὁδὸν), et ce, en chaque
science (ἑκάστην ἐπιστήμην), est la Dialectique (διαλεκτικῆς), et ce, en raison de sa
nature investigatrice (ἐξεταστικὴ οὖσα).

Or, à propos du verbe «être», Emmanuel Kant et Thomas d’Aquin, qui suit Aristote,
s’affronte en un désaccord entre sages. Ce désaccord concerne une «recherche qui
tend (…) à acquérir la vérité et la connaissance», donc en matière théorétique, «et cela,
soit en lui-même», quant à son usage logique comme prédicat ou comme copule, «soit
comme un adjuvant à la solution d'un autre problème de ce genre», quant à son usage
pour convenir ou disconvenir de la possibilité d’une métaphysique ayant pour thème
l’être en tant qu’être. Kant en disconvient, alors que Thomas d’Aquin, qui suit Aristote,
en convient.

Données de la controverse

Emmanuel Kant est l’auteur d’un ouvrage qui a marqué l’histoire de la philosophie  :
Critique de la raison pure. Pour Kant, la connaissance théorétique se passe dans
l’immanence du sujet connaissant, dans son entendement, alors que ce qui est à

5 Topiques, 101a 35 : http://remacle.org/bloodwolf/philosophes/Aristote/topiques1gr.htm#101a30


6 Organon V, Les topiques, traduction par J. Tricot, Librairie philosophique J. Vrin, 1974

6
connaître se trouve hors de l’entendement, hors du sujet connaissant, soit dans une
transcendance. La logique dite transcendantale, qu’il expose dans la Critique de la
raison pure, explique comment il est possible à la faculté immanente qu’est
l’entendement de connaître ce qui est en dehors d’elle : cette possibilité tient à l’a priori
kantien qui est au principe de son idéalisme transcendantal.

La logique transcendantale qui caractérise cet idéalisme transcendantal se divise en


deux parties : l’analytique transcendantale, qui traite des formes a priori de
l’entendement, et la dialectique transcendantale, qui traite des paralogisme de la raison
pure. C’est dans cette seconde partie, la dialectique transcendantale, là où Kant
cantonne une métaphysique ayant pour thème l’être en tant qu’être, que Kant énonce
sa thèse de l’Être comme copule grammaticale :

«Être n'est évidemment pas un prédicat réel, c'est-à-dire un concept de quelque chose qui puisse
s'ajouter au concept d'une chose. C’est simplement la position d'une chose ou de certaines
déterminations en soi. Dans l'usage logique, il n'est que la copule d'un jugement. cette proposition :
Dieu est tout-puissant renferme deux concepts qui ont leurs objets  : Dieu et toute-puissance  ; le
petit mot  : est n'est pas du tout encore par lui-même un prédicat, c’est seulement ce qui met le
prédicat en relation avec le sujet. » 7

Il en donne un exemple avec «cent thalers», où il oppose «cent thalers possibles» à


«cent thalers réels» :

«Cent thalers réels ne contiennent rien de plus que cent thalers possibles. Car, comme les thalers
possibles expriment le concept et les thalers réels, l'objet et sa position en lui-même, au cas où
celui-contiendrait plus que celui-là, mon concept n'exprimerait pas l'objet tout entier et, par
conséquent, il n'en serait pas, non plus, le concept adéquat. Mais je suis plus riche avec cent
thalers réels qu'avec leur simple concept (c'est à-dire qu'avec leur possibilité). Dans la réalité, en
effet, l'objet n’est pas simplement contenu analytiquement dans mon concept, mais il s'ajoute
synthétiquement à mon concept ( qui est une détermination de mon état), sans que, par cette
existence en dehors de mon concept, ces cent thalers conçus soient le moins du monde
augmentés.» 8

Thomas d’Aquin est l’auteur d’un commentaire du De l’interprétation, un ouvrage écrit


par Aristote, là où il écrit :

7 Critique de la Raison pure, traduction de A. Tremesaygues et B. Pacaud, page 494 : https://


gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k5443790t/f527.image.r=emmanuel%20kant
8 op. cit. , p. 495

7
«Sed quia logica ordinatur ad cognitionem de rebus sumendam, significatio vocum, quae est
immediata ipsis conceptionibus intellectus, pertinet ad principalem considerationem ipsius;
significatio autem litterarum, tanquam magis remota, non pertinet ad eius considerationem, sed
magis ad considerationem grammatici. Et ideo exponens ordinem significationum non incipit a
litteris, sed a vocibus: quarum primo significationem exponens, dicit: sunt ergo ea, quae sunt in
voce, notae, idest, signa earum passionum quae sunt in anima. Dicit autem ergo, quasi ex
praemissis concludens: quia supra dixerat determinandum esse de nomine et verbo et aliis
praedictis; haec autem sunt voces significativae; ergo oportet vocum significationem exponere.» 9

«Mais parce que la logique est ordonnée à se saisir de la connaissance relative aux réalités (ad
cognitionem de rebus sumendam), la signification des sons de la voix, qui est immédiate pour les
conceptions mêmes de l’intellect, appartient à la considération principielle de [cette connaissance]
elle-même (principalem considerationem ipsius ) ; cependant la signification linguistique
(litterarum), en tant que plus éloignée, n’est pas pertinente à sa considération, mais l’est plus à
celle des grammairiens. Et c’est pourquoi, en exposant l’ordre des significations, [Aristote] ne
commence pas par la signification linguistique (litterarum), mais par les sons de la voix : de ceux-ci,
en exposant en premier leur signification, il dit : “Sont donc celles qui sont, dans les sons de la
voix, notations (notæ)”, c’est-à-dire signes (signa) “de ces passions qui sont dans l’âme”.
Cependant il dit “donc”, comme concluant de prémisses : parce que, plus haut, il avait dit pour
déterminer la nature du nom et du verbe et des autres [éléments] mentionnés auparavant ; or ce
sont là des sons significatifs de la voix ; donc il faut exposer la signification des sons de la voix.» 10

Dans ce texte, Thomas d’Aquin déclare que «la logique est ordonnée à se saisir de la
connaissance relative aux réalités». Trois notions distinctes sont mentionnées dans
cette phrase : 1. est ordonnée à ; 2. se saisir de ; 3. connaissance relative aux réalités.
Thomas d’Aquin les nomme respectivement : 1. modus inquirendi ; 2. modus
intelligendi  ; 3. modus essendi. Ces expressions latines sont constituées du mot
«modus», suivi d’un verbe énoncé au moyen du gérondif décliné au génitif : 1. modus
inquirendi : mode du chercher (enquêter, investiguer) ; 2. modus intelligendi : mode du
intelliger (entendre, comprendre) ; 3. modus essendi : mode du être.

Dans la mesure où « la logique est ordonnée à se saisir de la connaissance relative aux


réalités», sa nature même est d’être un modus inquirendi, un mode du chercher, du
enquêter, du investiguer. Comme toute enquête réussie se termine par la découverte
d’un modus intelligendi, un mode du découvrir, un modus inveniendi, s’associe au
modus inquirendi :

«Expositio Posteriorum Analyticorum, lib. 2 l. 16 n. 4. Deinde cum dicit: semper autem est omnis
etc., ostendit praemissum modum inveniendi quod quid est esse convenientem. Et circa hoc duo
facit: primo, ostendit hunc modum esse convenientem; secundo, ostendit quid oportet in hoc modo

9 Expositio Peryermeneias, lib. 1 l. 2 n. 3. : http://www.corpusthomisticum.org/cpe.html#80274


10 Notre traduction

8
vitare; ibi: si autem neque disputare et cetera. Circa primum duo facit: primo, ostendit praedictum
modum esse convenientem quantum ad terminum, prout scilicet pervenitur ad aliquid commune;
secundo, quantum ad processum, prout scilicet proceditur in praedicto modo a particularibus; ibi:
faciliusque est singulare et cetera.» 11

«Ensuite lorsqu’il dit: Mais toute définition est toujours etc., il montre que ce mode du découvrir
l’essence convient. Et à ce sujet il fait deux choses  : en premier lieu, il montre que ce mode
convient ; en deuxième lieu, il montre ce qu’il convient d’éviter dans ce mode, là où il dit : Mais s’il
ne faut pas discuter etc. Au sujet du premier point il fait deux choses : en premier lieu il montre que
le mode qui précède convient à la définition, c’est-à-dire pour autant qu’elle parvient à quelque
chose d’universel; en deuxième lieu, il montre qu’elle convient quant au processus lui-même, c’est-
à-dire pour autant qu’elle procède de cas particuliers, là où il dit  : Il est plus facile de définir
l’espèce particulière etc.» 12

Aux quatre modes que sont le modus inquirendi, le modus inveniendi, le modus
intelligendi , et le modus essendi, s’en ajoute un cinquième : le modus significandi : le
mode du signifier.

Le modus significandi intéresse le grammairien à titre de principe, et le logicien à titre


de conséquent. Ainsi, ce qui intéresse le logicien, et ce, à titre de principe, et de
manière immédiate, ce sont les «ipsis conceptionibus intellectus», les «conceptions
mêmes de l’intellect», bref le modus intelligendi qu’il s’agit de découvrir au terme d’une
investigation. Ensuite, intervient à titre de conséquent, et de manière médiate,
l’expression de ce modus intelligendi dans une langue offrant le modus significandi
approprié. 13

Ainsi, en français, pour le modus significandi du verbe, le grammairien distingue le


mode personnel (ou conjugué), où il est fait usage des personnes grammaticales (je, tu,
il, nous, vous, ils), et le mode impersonnel (ou non conjugué), où il n’est pas fait usage
des personnes grammaticales. Les modes personnels sont : indicatif, impératif,
subjonctif ; les modes impersonnels sont : infinitif, gérondif, participe. En latin, les
modes personnels sont : indicatif, impératif, subjonctif ; les modes impersonnels :

11 Expositio Posteriorum Analyticorum : http://www.corpusthomisticum.org/cpa2.html#80021


12 Commentaire des Seconds Analytiques, traduction française de Serge Pronovost, légèrement
m o d i fi é e : h t t p : / / d o c t e u r a n g e l i q u e . f r e e . f r / l i v r e s f o r m a t w e b / p h i l o s o p h i e /
commentaireSecondsAnalytiquesSP.htm#_Toc536727783
13 Une consultation de l’Index Thomisticus, proposé par Roberto Busa S.J. et associés, au Corpus

Thomisticus, établit la provenance de ces expressions : http://www.corpusthomisticum.org/it/index.age

9
infinitif, gérondif, participe, supin. En grec, les modes personnels sont : indicatif,
impératif, subjonctif, optatif ; les modes impersonnels : infinitif, gérondif, participe.

Ces distinctions prennent de l’importance lorsqu’on lit un texte où est employé le verbe
être, en français, le verbe esse, en latin, ou le verbe εἶναι, en grec.

Que peut-on dire du modus essendi, le mode du être ? Il concerne une cognitionem de
rebus, une connaissance relative aux réalités. Le modus essendi est précisément la
connaissance même qui, elle, est relative aux réalités qui, elles, exerce l’esse, l’être.
Une telle réalité, une telle res, se distingue de la connaissance qui lui est relative. Pour
prendre connaissance d’une réalité, d’une res, il est nécessaire d’en prendre la mesure.
Cette mesure à prendre est précisément nommée avec le mot «modus», «mode».

L’emploi du nom de genre masculin «mode», par opposition au nom de genre féminin
«mode», s’explique par le mot latin «modus». Il vient du verbe «moderari»14 qui
signifie : tenir dans la mesure ; il signifie aussi : imposer une limite. «Mode» se diversifie
en «modèle», «modeler», «modérer», «module», etc. Pour prendre connaissance d’une
réalité, d’une res, il est nécessaire d’en prendre la mesure, le modus essendi, et ce,
selon le modus intelligendi adéquat. Cette adéquation se doit d’être découverte, ce qui
dépend du modus inquirendi et du modus inveniendi, puis ensuite exprimée, ce qui
dépend du modus significandi.

À la fin de son texte, Thomas d’Aquin déclare qu’Aristote «dit : “Sont donc celles qui
sont, dans les sons de la voix, notations (notæ)”, c’est-à-dire signes (signa) “de ces
passions qui sont dans l’âme”. Cependant il dit “donc”, comme concluant de prémisses :
parce que, plus haut, il avait dit pour déterminer la nature du nom et du verbe et des
autres [éléments] mentionnés auparavant ; or ce sont là des sons significatifs de la
voix ; donc il faut exposer la signification des sons de la voix.»

14Félix Gaffiot, Dictionnaire latin-français, Hachette, 1934 : https://www.lexilogos.com/latin/gaffiot.php?


q=moderor

10
Thomas d’Aquin réfère ici à la phrase introductive de l’ouvrage qu’il commente, le De
l’interprétation :

«Πρῶτον δεῖ θέσθαι τί ὄνομα καὶ τί ῥῆμα, ἔπειτα τί ἐστιν ἀπόφασις καὶ κατάφασις καὶ
ἀπόφανσις καὶ λόγος· Ἔστι μὲν οὖν τὰ ἐν τῇ φωνῇ τῶν ἐν τῇ ψυχῇ παθημάτων σύμβολα,
καὶ τὰ γραφόμενα τῶν ἐν τῇ φωνῇ. (…) Τὰ μὲν οὖν ὀνόματα αὐτὰ καὶ τὰ ῥήματα ἔοικε τῷ
ἄνευ συνθέσεως καὶ διαιρέσεως νοήματι, οἷον τὸ ἄνθρωπος ἢ λευκόν, ὅταν μὴ προστεθῇ τι·
οὔτε γὰρ ψεῦδος οὔτε ἀληθές πω. σημεῖον δ´ ἐστὶ τοῦδε· καὶ γὰρ ὁ τραγέλαφος σημαίνει
μέν τι, οὔπω δὲ ἀληθὲς ἢ ψεῦδος, ἐὰν μὴ τὸ εἶναι ἢ μὴ εἶναι προστεθῇ ἢ ἁπλῶς ἢ κατὰ
χρόνον.» 15

«Il faut d’abord établir la nature du nom et celle du verbe : ensuite celle de la négation et de
l’affirmation, de la proposition et du discours. Les sons (φωνῇ) émis par la voix sont les symboles
(σύμβολα) des états (παθημάτων) de l’âme, et les mots écrits (γραφόμενα) les symboles des
mots émis par la voix. (…) En eux-mêmes les noms (ὀνόματα) et les verbes (ῥήματα) sont
semblables à la notion (νοήματι) qui n’a ni composition (συνθέσεως) ni division (διαιρέσεως) :
tels sont l’homme, le blanc, quand on n’y ajoute rien, car ils ne sont encore ni vrai ni faux. En voici
une preuve (σημεῖον) : bouc-cerf (τραγέλαφος) signifie (σημαίνει) bien quelque chose, mais il
n’est encore ni vrai ni faux, à moins d’ajouter qu’il est (τὸ εἶναι) ou qu’il n’est pas (ἢ μὴ εἶναι),
absolument parlant ou avec une référence au temps.» 16

Aristote précise que «les sons (φωνῇ) émis par la voix» signifient des «états
(παθημάτων) de l’âme», alors que «les mots écrits (γραφόμενα)» signifient les «mots
émis par la voix». À propos des noms et des verbes employés seuls, il précise qu’ils
sont «semblables à la notion (νοήματι) qui n’a ni composition (συνθέσεως) ni division
(διαιρέσεως) : tels sont l’homme, le blanc, quand on n’y ajoute rien». Il convient de
relever les expressions «composition (συνθέσεως)» et «division (διαιρέσεως)». Ces
expressions, ici niés pour la «notion (νοήματι)», deviendront le cœur même de
l’opération qui compose ou qui divise : le jugement et la proposition. Dans une
proposition, composer consiste à «ajouter qu’il est (τὸ εἶναι)», et diviser consiste à
«ajouter qu’il n’est pas (ἢ μὴ εἶναι)».

Thomas d’Aquin commente cette phrase en ces termes :

«Expositio Peryermeneias, lib. 1 l. 2 n. 6 (…) : tum etiam quia significatio vocum refertur ad
conceptionem intellectus, secundum quod oritur a rebus per modum cuiusdam impressionis vel
passionis.» 17

15 De l’interprétation 16a 1 : http://remacle.org/bloodwolf/philosophes/Aristote/hermeneia.htm


16 Aristote, Organon II, De l’interprétation, traduction par J. Tricot, Librairie J. Vrin, 1984
17 Expositio libri Peryermeneias : http://www.corpusthomisticum.org/cpe.html#80279

11
«#16. —(…) ; et aussi parce que la signification des voix renvoie à la conception de l’intelligence
du fait que celle-ci émane de la réalité sous le mode de quelque impression ou affection.» 18

«Expositio Peryermeneias, lib. 1 l. 2 n. 7 Postquam enim dixerat quod nomina et verba, quae sunt
in voce, sunt signa eorum quae sunt in anima, continuatim subdit quod nomina et verba quae
scribuntur, signa sunt eorum nominum et verborum quae sunt in voce.» 19

«#17. —Les noms et les verbes qui affectent la voix, venait-il de dire, constituent des signes des
affections qu’on trouve dans l’âme; il ajoute en continuation que celles qui affectent l’écrit
constituent les signes des affections que subit la voix.» 20

«Expositio Peryermeneias, lib. 1 l. 3 n. 13 Deinde cum dicit: signum autem etc., inducit signum ex
nomine composito, scilicet Hircocervus, quod componitur ex hirco et cervus et quod in Graeco
dicitur Tragelaphos; nam tragos est hircus, et elaphos cervus. Huiusmodi enim nomina significant
aliquid, scilicet quosdam conceptus simplices, licet rerum compositarum; et ideo non est verum vel
falsum, nisi quando additur esse vel non esse, per quae exprimitur iudicium intellectus. Potest
autem addi esse vel non esse, vel secundum praesens tempus, quod est esse vel non esse in
actu, et ideo hoc dicitur esse simpliciter; vel secundum tempus praeteritum, aut futurum, quod non
est esse simpliciter, sed secundum quid; ut cum dicitur aliquid fuisse vel futurum esse. Signanter
autem utitur exemplo ex nomine significante quod non est in rerum natura, in quo statim falsitas
apparet, et quod sine compositione et divisione non possit verum vel falsum esse.»

«#35. — Le Philosophe apporte ensuite un signe tiré du nom composé ‘bouc-cerf’, qui se compose
de ‘bouc’ et de ‘cerf’, dit en grec ‘tragelaphos’ : ‘tragos’, c’est ‘bouc’, et ‘elaphos’, c’est ‘cerf’. Pareils
noms signifient quelque chose, des concepts simples, mais à propos de réalités composées. Aussi
ne comportent-ils ni vrai ni faux, tant qu’on ne leur ajoute ni d’être ni de ne pas être, par quoi s’ex-
prime le jugement de l’intelligence. Par ailleurs, d’être ou de ne pas être peuvent s’ajouter quant au
temps présent, ce qui revient à être ou non en acte, ce qu’on appelle être “absolument”; ou encore
quant au temps passé ou futur, ce qui revient à être non absolument, mais sous un certain rapport,
comme lorsqu’on dit que quelque chose a été ou sera. — Le Philosophe présente significativement
un exemple tiré d’un nom qui signifie quelque chose qu’on ne trouve pas dans la réalité, dont la
fausseté apparaisse tout de suite. Malgré ce fait, il ne peut pourtant y avoir là ni vrai ni faux sans
composition ni division.»

Le commentaire fait à Expositio Peryermeneias, lib. 1 l. 3 n. 6 et n. 7, énonce l’ordre,


qui va de la «conception de l’intelligence» qui «émane de la réalité» à la « signification
des voix», et de cette dernière à «l’écrit», ce qui confirme ce qui fut dit plus haut à
propos des divers «modus».

Mais, le commentaire fait à Expositio Peryermeneias, lib. 1 l. 3 n. 13 présente un intérêt


neuf. Il éclaircit la nature du lien qui s’établit entre le nom-sujet et le verbe-prédicat dans
une proposition. Ce lien définit ce en quoi consiste la prédication, le modus praedicandi.

18 Commentaire du De l’interprétation, Introduction, traduction et notes par Yvan Pelletier : http://


docteurangelique.free.fr/bibliotheque/philosophie/commentairedeinterpretation.htm#_Toc17146322
19 Expositio libri Peryermeneias : http://www.corpusthomisticum.org/cpe.html#80279

20 Commentaire du De l’interprétation, Introduction, traduction et notes par Yvan Pelletier : http://

docteurangelique.free.fr/bibliotheque/philosophie/commentairedeinterpretation.htm#_Toc17146322

12
À cet égard, Thomas d’Aquin écrit : « Par ailleurs, d’être ou de ne pas être peuvent
s’ajouter quant au temps présent, ce qui revient à être ou non en acte, ce qu’on appelle
être “absolument”; ou encore quant au temps passé ou futur, ce qui revient à être non
absolument, mais sous un certain rapport, comme lorsqu’on dit que quelque chose a
été ou sera.»

C’est ici qu’éclate dans toute sa lumière le désaccord entre :


a) Kant qui, limitant le verbe «est» à n’être que copule, oppose «cent thalers
possibles» à «cent thalers réels» en niant que «réel» ajoute à «possible»,
b) et Thomas d’Aquin, qui oppose sujet et prédicat en affirmant que le second signifie
un acte d’être qu’il ajoute au premier, un «être absolument» ou un «être non
absolument».

Pour le moment, on commence par «établir la nature du nom et celle du verbe», et ce,
dans cet ordre.

Le nom et le verbe

Qu’est-ce qu’un nom ? Aristote répond :

«Ὄνομα μὲν οὖν ἐστὶ φωνὴ σημαντικὴ κατὰ συνθήκην ἄνευ χρόνου, ἧς μηδὲν μέρος ἐστὶ
σημαντικὸν κεχωρισμένον·» 21

«Le nom est un son vocal, possédant une signification conventionnelle, sans référence au temps,
et dont aucune partie ne présente de signification quand elle est prise séparément.» 22

Qu’est-ce qui n’est pas un nom ? Aristote répond :

«Τὸ δ´ οὐκ ἄνθρωπος οὐκ ὄνομα· οὐ μὴν οὐδὲ κεῖται ὄνομα ὅ τι δεῖ καλεῖν αὐτό, — οὔτε
γὰρ λόγος οὔτε ἀπόφασίς ἐστιν· — ἀλλ´ ἔστω ὄνομα ἀόριστον.» 23

«Non-homme n’est pas un nom. Il n’existe, en effet, aucun terme pour désigner une telle
expression, car ce n’est ni un discours, ni une négation. On peut admettre que c’est seulement un
nom indéfini [car il appartient pareillement à n’importe quoi, à ce qui est et à ce qui n’est pas.]» 24

21 De l’interprétation 16a 19 : http://remacle.org/bloodwolf/philosophes/Aristote/hermeneia2.htm


22 Organon II, De l’interprétation, traduction par J. Tricot, Librairie philosophique J. Vrin, 1984
23 De l’interprétation 16a 30 : http://remacle.org/bloodwolf/philosophes/Aristote/hermeneia2.htm

24 Organon II, De l’interprétation, traduction par J. Tricot, Librairie philosophique J. Vrin, 1984

13
L’expression «nom indéfini»,«ὄνομα ἀόριστον», implique que le nom défini est une
mesure, un modus, selon le verbe «moderari», qui signifie : tenir dans la mesure , et qui
signifie aussi : imposer une limite.

Qu’est-ce qui n’est pas un verbe ? Aristote répond :

«Τὸ δὲ οὐχ ὑγιαίνει καὶ τὸ οὐ κάμνει οὐ ῥῆμα λέγω· προσσημαίνει μὲν γὰρ χρόνον καὶ ἀεὶ
κατά τινος ὑπάρχει, τῇ διαφορᾷ δὲ ὄνομα οὐ κεῖται· ἀλλ´ ἔστω ἀόριστον ῥῆμα, ὅτι ὁμοίως
ἐφ´ ὁτουοῦν ὑπάρχει καὶ ὄντος καὶ μὴ ὄντος. Ὁμοίως δὲ καὶ τὸ ὑγίανεν ἢ τὸ ὑγιανεῖ οὐ
ῥῆμα, ἀλλὰ πτῶσις ῥήματος· διαφέρει δὲ τοῦ ῥήματος, ὅτι τὸ μὲν τὸν παρόντα
προσσημαίνει χρόνον, τὰ δὲ τὸν πέριξ.» 25

«Une expression comme ne se porte pas bien ou n’est pas malade n’est pas un verbe : bien
qu’elle ajoute à sa signification celle du temps et qu’elle appartienne toujours à un sujet, cette
variété ne possède pas de nom. On peut l’appeler seulement verbe indéfini, puisqu’elle s’applique
indifféremment à n’importe quoi, à l’être et au non-être. Même remarque pour il se porta bien ou il
se portera bien ; ce n’est pas là un verbe, mais un cas de verbe. Il diffère du verbe en ce que le
verbe ajoute à sa signification celle du temps présent, tandis que le cas marque le temps qui
entoure le temps présent.» 26

L’expression «verbe indéfini»,«ἀόριστον ῥῆμα», implique que le verbe défini est une
mesure, un modus, comme celui qui concerne le nom défini. L’expression «celle du
temps présent» va prendre de l’importance pour la suite.

Qu’est-ce qu’un verbe ? Aristote répond :

«Ῥῆμα δέ ἐστι τὸ προσσημαῖνον χρόνον, οὗ μέρος οὐδὲν σημαίνει χωρίς· ἔστι δὲ τῶν καθ´
ἑτέρου λεγομένων σημεῖον. Λέγω δ´ ὅτι προσσημαίνει χρόνον, οἷον ὑγίεια μὲν ὄνομα, τὸ δ´
ὑγιαίνει ῥῆμα· προσσημαίνει γὰρ τὸ νῦν ὑπάρχειν. Καὶ ἀεὶ τῶν ὑπαρχόντων σημεῖόν ἐστιν,
οἷον τῶν καθ´ ὑποκειμένου.» 27

«Le verbe est ce qui ajoute à sa propre signification celle du temps : aucune de ses parties ne
signifie rien prise séparément, et il indique toujours quelque chose d’affirmé de quelque chose. Je
dis dis qu’il signifie, en plus de sa signification propre, le temps : par exemple, santé est un nom,
tandis que est en bonne santé est un verbe, car il ajoute à sa propre signification l’existence
actuelle de cet état.» 28

«Αὐτὰ μὲν οὖν καθ´ αὑτὰ λεγόμενα τὰ ῥήματα ὀνόματά ἐστι καὶ σημαίνει τι, — ἵστησι γὰρ ὁ
λέγων τὴν διάνοιαν, καὶ ὁ ἀκούσας ἠρέμησεν,— ἀλλ´ εἰ ἔστιν ἢ μή οὔπω σημαίνει· οὐ γὰρ τὸ
εἶναι ἢ μὴ εἶναι σημεῖόν ἐστι τοῦ πράγματος, οὐδ´ ἐὰν τὸ ὂν εἴπῃς ψιλόν. αὐτὸ μὲν γὰρ
οὐδέν ἐστιν, προσσημαίνει δὲ σύνθεσίν τινα, ἣν ἄνευ τῶν συγκειμένων οὐκ ἔστι νοῆσαι.» 29

25 De l’interprétation 16b 11 : http://remacle.org/bloodwolf/philosophes/Aristote/hermeneia3.htm


26 Organon II, De l’interprétation, traduction par J. Tricot, Librairie philosophique J. Vrin, 1984
27 De l’interprétation 16b 5 : http://remacle.org/bloodwolf/philosophes/Aristote/hermeneia3.htm

28 Organon II, De l’interprétation, traduction par J. Tricot, Librairie philosophique J. Vrin, 1984

29 De l’interprétation 16b 19 : http://remacle.org/bloodwolf/philosophes/Aristote/hermeneia3.htm

14
«En eux-mêmes et par eux-mêmes ce qu’on appelle les verbes sont donc en réalité des noms, et
ils possèdent une signification déterminée (car, en les prononçant, on fixe la pensée de l’auditeur,
lequel aussitôt la tient en repos), mais ils ne signifient pas encore qu’une chose est ou n’est pas.
Car être ou ne pas être ne présente pas une signification se rapportant à l’objet (πράγματος), et
pas davantage le terme étant, lorsqu’on se contente de les employer seuls. En elles-mêmes, en
effet, des expressions ne sont rien, mais elles ajoutent à leur propre sens une certaine composition
qu’il est impossible de concevoir indépendamment des choses composées.» 30

Le nom et le verbe sont donc deux espèces du «son vocal, possédant une signification
conventionnelle», ce qui constitue un genre, et ce, selon une différence spécifique faite
de «sans référence au temps» (ἄνευ χρόνου)» et de «ajoute à sa propre signification
celle du temps (προσσημαῖνον χρόνον)». De même qu’on oppose les deux espèces
«animal raisonnable» et «animal irraisonnable», de même on oppose les deux
espèces :
• son vocal qui possède une signification conventionnelle propre, et qui n’ajoute
pas à sa propre signification celle du temps
• son vocal qui possède une signification conventionnelle propre, et qui ajoute à
sa propre signification celle du temps

Le verbe pris à l’infinitif (au gérondif, et au supin) sont des noms. Le verbe «qui ajoute à
sa propre signification celle du temps» s’entend du verbe conjugué à l’indicatif présent ;
les autres temps sont des cas. Le verbe conjugué est toujours un prédicat : «il indique
toujours quelque chose d’affirmé de quelque chose». Ce peut-il qu’il «indique parfois
quelque chose de nié de quelque chose» ? Oui, mais dans la mesure où un verbe
indéfini «s’applique indifféremment à n’importe quoi, à l’être et au non-être».

Par exemple, la phrase : «La bouteille est verte.» laisse entendre que le sujet dont on
parle, cette bouteille-ci, est (existe) à titre de sujet colorée par la couleur verte, ce qui
est plutôt clair. Par contre, que laisse entendre la phrase : «La bouteille n’est pas
verte.» ? L’expression «n’est pas verte» est un verbe indéfini ; selon ce qu’on a lu plus
haut, «ὁτουοῦν ὑπάρχει καὶ ὄντος καὶ μὴ ὄντος». Dès lors, cette expression
«s’applique indifféremment à n’importe quoi, à l’être et au non-être», ce qui implique
que l’existence de la bouteille est laissée dans le doute. Qu’en est-il de : «La non-

30 Organon II, De l’interprétation, traduction par J. Tricot, Librairie philosophique J. Vrin, 1984

15
bouteille n’est pas verte.» ? Que n’importe quoi d’autre qu’une bouteille est n’importe
quoi d’autre qu’un sujet colorée par la couleur verte. Alors, quel est le sujet dont on
parle, et qu’est-ce qui en est dit ? C’est plutôt obscur.

Il importe surtout de bien relever que, pour Aristote, l’expression «est en bonne santé
est un verbe» qui, parce qu’il «indique toujours quelque chose d’affirmé de quelque
chose», est un prédicat. Pourtant, en grammaire française, Grevisse enseigne que le
prédicat «peut se présenter sous deux formes : a) Le prédicat est un verbe : Le
moineau PÉPIE. ; b. Le prédicat est un élément nominal ou adjectival uni au sujet par
l’intermédiaire d’un élément verbal : Mon mari est MÉDECIN. L’enfant paraît MALADE. On
appelle cet élément nominal (médecin) ou adjectival (malade) attribut, et cet élément
verbal (est, paraît) copule.» 31

Selon le grammairien, «le prédicat est un élément nominal ou adjectival» qui est «uni au
sujet par l’intermédiaire d’un élément verbal» ; la liaison concerne des mots selon le
modus significandi. Selon la logique d’Aristote, il en va autrement ; la liaison concerne
un nom et un verbe selon le modus intelligendi. C’est ainsi que, dans l’expression «est
en bonne santé», Aristote ne distingue pas une copule et un attribut ; il la prend comme
«un verbe» qui «ajoute à sa propre signification l’existence actuelle de cet état». C’est
ce verbe qui est prédicat, du point de vue du logicien.

Ce point est relevé par Peter Thomas Geach, l’auteur du livre Logic Matters où, au
chapitre 1.5. Histoire de la corruption de la logique, il s’exprime en ces termes (traduit
de l’anglais) à propos de la proposition :

«Si une proposition est composée de deux noms, elle doit également contenir un élément de
liaison pour les maintenir ensemble. Rappelez-vous l'argument de Platon selon lequel une simple
chaîne de noms ne constitue pas un discours intelligible. Les logiciens à deux noms attribuent en
fait un tel rôle de liaison à la copule grammaticale. En anglais, le verbe "is" ou "are". C’était une
nouvelle déviation par rapport à Aristote, qui estimait qu’une proposition pouvait simplement
consister en deux termes. (Le verbe "s’applique à" dans le schéma "A s’applique à B" visait
uniquement à donner une phrase qu’un conférencier peut prononcer, et non à fournir un lien entre
"A" et "B".) C’est ainsi que de nombreuses perplexités se sont présentées à l'importation de la
copule. Pour la théorie des deux noms, la copule doit être une copule d'identité. Car, dans sa forme

31Maurice Grevisse, Le bon usage Grammaire française, refondue par André Goose, 3e édition, Duculot,
1993, no 238

16
pure, la théorie des deux noms dit qu'une proposition affirmative est vraie parce que les terme-
sujet et terme-prédicat nomment une seule et même chose : "Socrate est un philosophe" est vrai
parce que l'un des individus nommés par le nom commun "philosophe" est également nommé par
le nom propre "Socrates".» 32

Geach a raison de dire que l’introduction d’une copule «était une nouvelle déviation par
rapport à Aristote, qui estimait qu’une proposition pouvait simplement consister en deux
termes.» Cette déviation aurait été introduite par Pierre Abelard dans Dialectica 33.

Cependant, la thèse que formule Geach à propos d’une «copule d’identité» introduit
une perplexité que dissipe Thomas d’Aquin. En effet, Geach écrit : «Si une proposition
est composée de deux noms, elle doit également contenir un élément de liaison pour
les maintenir ensemble.» Quel est cet «élément de liaison» pour Thomas d’Aquin ? Il
répond :

«Expositio Peryermeneias, lib. 1 l. 5 n. 22 Ideo autem dicit quod hoc verbum est consignificat
compositionem, quia non eam principaliter significat, sed ex consequenti ; significat enim primo
illud quod cadit in intellectu per modum actualitatis absolute: nam est, simpliciter dictum, significat
in actu esse; et ideo significat per modum verbi. Quia vero actualitas, quam principaliter significat
hoc verbum est, est communiter actualitas omnis formae, vel actus substantialis vel accidentalis,
inde est quod cum volumus significare quamcumque formam vel actum actualiter inesse alicui
subiecto, significamus illud per hoc verbum est, vel simpliciter vel secundum quid: simpliciter
quidem secundum praesens tempus; secundum quid autem secundum alia tempora. Et ideo ex
consequenti hoc verbum est significat compositionem.» 34

«#73. — Le Philosophe [Aristote] précise que le verbe ‘est’ “consignifie une composition”. C’est
qu’il ne la signifie pas principalement (principaliter), mais secondairement (ex consequenti) ; ce
qu’il signifie en premier, c’est ce qui tombe dans l’intelligence sous mode d’actualité, pris
absolument : ‘est’, dit tout seul, signifie ‘être en acte’; aussi signifie-t-il sous mode de verbe. Par ail-
leurs, l’actualité, que signifie principalement (principaliter) le verbe ‘est’, se trouve communément
celle de toute forme ou de tout acte substantiel ou accidentel ; aussi, pour signifier qu’une forme ou
un acte, n’importe lesquels, inhère (inesse) actuellement à un sujet, on le fait avec ce verbe ‘est’,
absolument ou sous un certain rapport : absolument en regard du temps présent, sous un certain

32 University of California Press 1980 p. 53 : «If a proposition consists of two names, it must also contain
a linking element to hold them together; remember Plato's point that a mere string of names does not
make up an intelligible bit of discourse. Two-name logicians in fact assign such a linking role to the
grammatical copula, in English the verb "is" or "are". This was a further departure from Aristotle, who
held that a proposition may consist simply of two terms. (The verb "applies to" in the schema "A applies
to B" was meant only to give a sentence a lecturer can pronounce, not to supply a link between "A" and
"B" .) And so there arose many perplexities as to the import of the copula. For the two-name theory, the
copula has to be a copula of identity. For, in its pure form, the two-name theory says that an affirmative
proposition is true because the subject and predicate terms name one and the same thing: "Socrates is
a philosopher" is true because one of the individuals named by the common name "philosopher" is also
named by the proper name « Socrates".»
33 Dialectica : http://individual.utoronto.ca/pking/resources/abelard/Dialectica.txt

34 Expositio Peryermeneias, lib. 1 l. 5 n. 22 : http://www.corpusthomisticum.org/cpe.html#80341

17
rapport en regard des autres temps. Voilà pourquoi le verbe ‘est’ signifie la composition secon-
dairement (ex consequenti).» 35

C’est ici qu’on retrouve la thèse de Thomas d’Aquin, thèse qui oppose sujet et prédicat
en affirmant que le second signifie un acte d’être qu’il ajoute au premier, un «être
absolument» ou un «être non absolument».

La théorie des deux noms soutenue par Geach est que : «Pour la théorie des deux
noms, la copule doit être une copule d'identité. Car, dans sa forme pure, la théorie des
deux noms dit qu'une proposition affirmative est vraie parce que les terme-sujet et
terme-prédicat nomment une seule et même chose : "Socrate est un philosophe" est
vrai parce que l'un des individus nommés par le nom commun "philosophe" est
également nommé par le nom propre « Socrates".»

La théorie du nom et du verbe que soutient Thomas d’Aquin est plutôt que :
a) le verbe ‘est’ “consignifie une composition”, pas principalement (principaliter), mais
secondairement (ex consequenti) ;
b) ce qu’il signifie en premier (principaliter), c’est ce qui tombe dans l’intelligence sous
mode d’actualité, pris absolument  : ‘est’, dit tout seul, signifie ‘être en acte’; aussi
signifie-t-il sous mode de verbe ;
c) l’actualité, que signifie principalement (principaliter) le verbe ‘est’, se trouve
communément celle de tout acte substantiel ou accidentel ; aussi, pour signifier
qu’un acte inhère (inesse) actuellement à un sujet, on le fait avec ce verbe ‘est’, ce
pourquoi le verbe ‘est’ signifie la composition secondairement (ex consequenti).

Selon la théorie du nom et du verbe, la proposition «Socrate est un philosophe» est


vraie si l’être en acte signifié par le verbe «est un philosophe» est aussi exercé par
Socrate. Si le Socrate dont il s’agit est celui qui est mort en 300 av. J.-C. en buvant la
cigüe, la proposition «Socrate est un philosophe» est fausse. Pour la rendre vraie, il
s’impose d’employer un cas du verbe, le passé simple : «Socrate fut un philosophe»,

35Commentaire du De l’interprétation, Introduction, traduction et notes par Yvan Pelletier : http://


docteurangelique.free.fr/bibliotheque/philosophie/commentairedeinterpretation.htm

18
puisque l’être en acte signifié par le verbe «est un philosophe» n’est plus exercé par
Socrate depuis sa mort.

On a vu plus haut que, en grammaire française, il est admis que le prédicat peut se
présenter sous deux formes : a) le prédicat est un verbe ; b. le prédicat est un attribut,
et une copule. Au chapitre 10 du De l’interprétation, Aristote examine les oppositions
dans les propositions à deux expressions ou à trois expressions, à sujet défini ou
indéfini. La théorie» du nom et du verbe que soutient Thomas d’Aquin n’est pas remise
en question pour autant. Par exemple, la proposition «Socrate philosopha.» et la
proposition «Socrate fut un philosophe» contiennent le même verbe qui signifie le
même être en acte.

Avant de clore cette première partie, il convient de revenir sur l’ordre à établir entre le
modus intelligendi et le modus significandi.

Un tournant linguistique

Dans un article publié en 1882, dont le titre français est Que la science justifie le
recours à une idéographie 36, Gottlob Frege propose l’instauration d’un canon selon
lequel le mot écrit devient la norme du mot parlé, canon qu’il définit en ces termes : «Le
mot écrit l’emporte par la durée sur le mot parlé. On peut parcourir plusieurs fois du
regard une suite de pensées sans craindre qu’elles soient altérées, et vérifier d’autant
plus soigneusement sa valeur concluante. Les règles logiques sont alors appliquées de
l’extérieur, comme un canon, puisque la simple écriture des mots de la langue parlée
n’offre, de par sa nature, aucune garantie logique.» Ce canon inaugure ce qu’il est
convenu de nommer : tournant linguistique, linguistic turn.

Dans un autre article publié en 1891, Fonction et concept 37, Frege écrit encore : «Je
pars de ce qu’on appelle fonction en mathématiques.» «On voit combien ce que l’on
appelle concept en logique est étroitement lié à ce que nous appelons fonction. On

36 Écrits logiques et philosophiques, Éditions du Seuil, 1971, p. 65


37 Écrits logiques et philosophiques, Éditions du Seuil, 1971, p. 80

19
pourra même dire simplement : un concept est une fonction dont la valeur est toujours
une valeur de vérité.»

Dans un livre de 1940 intitulé An Inquiry into Meaning and Truth, traduit en français
sous le titre Signification et vérité, Bertrand Russell, qui emprunte la voie ouverte par
Frege, parle d’un langage-objet, qu’il présente en ces termes : «Dans son important
ouvrage, Der Wahreitsbegriff in den formalisierten Sprache, Tarski a montré que les
mots «vrai» et «faux», lorsqu’Ils s’appliquent aux phrases d’un langage donné,
requièrent toujours un autre langage, d’un ordre supérieur, à défaut de quoi ils ne
peuvent se définir adéquatement.» 38 L’ouvrage d’Alfred Tarski que mentionne Russell,
et qui expose une conception sémantique du concept de vérité, fut traduit en français et
publié sous le titre : Le concept de vérité dans les langages formalisés 39.

Le tournant linguistique s’est imposé à un point tel que l’alternative se limiterait à


«l’acrostiche ou l’élevage des abeilles», à moins de «fermer le livre», écrivit Stephen C.
Kleene, dès le début du premier chapitre de son ouvrage, Logique mathématique 40 : «Il
est très important de garder à l’esprit cette distinction entre la logique étudiée (logique
objet) et notre emploi de la logique au cours de cette étude (logique de l’observateur). À
quiconque s’y refuserait nous suggérons de fermer le livre dès maintenant et de se
chercher un autre sujet d’intérêt, par exemple l’acrostiche ou l’élevage des abeilles.»

Cette mise en garde est préparée par une introduction que cet auteur formule comme
suit :

«Nous nous proposons d’étudier la logique au moyen de méthodes mathématiques. Nous voici
devant un petit paradoxe : comment peut-on traiter la logique mathématiquement (ou d’une
manière systématique), sans utiliser la logique elle-même ? La solution de ce paradoxe est simple,
quoiqu’il faille du temps pour bien voir comment elle se matérialise. Nous plaçons la logique que

38 Flammarion, 1969, p. 74
39 Alfred Tarski, Logique, sémantique, métamathématique, tome 1, Librairie Armand Colin, 1972 : La
conception sémantique du concept de vérité s’oppose à une conception syntaxique à laquelle a
contribué Kurt Gödel avec son théorème de complétude du calcul des prédicats, et ses deux théorèmes
d’incomplétude concernant l’arithmétique. Cette division entre une sémantique formelle, une syntaxique
formelle et une pragmatique formelle est inspirée de la linguistique, de la grammaire, au point qu’on
parlera de la grammaire formelle d’une langue formelle.
40 Librairie Armand Colin, Paris, 1971

20
nous étudions dans une boîte et celle que nous utilisons dans cette étude dans une autre boîte. Au
lieu de boîtes, nous pouvons parler de langages. Quand nous étudions la logique, la logique que
nous étudions appartiendra à une langue dite langage-objet parce que cette langue et la logique
qui s’y trouve incluse sont l’objet de notre étude. Notre étude de cette langue et de sa logique, en y
incluant notre emploi de la logique dans cette étude, nous la regardons comme appartenant à une
autre langue que nous appelons langage de l’observateur. Nous pouvons ainsi parler de logique-
objet et de logique de l’observateur.»

Willard Van Orman Quine, dans Méthodes de logique 41, emploie le mot «prédicat», et
ce, selon le tournant linguistique. Il ne manque donc pas de donner la précision
suivante : «Mais cet usage du mot ‘prédicat’ ne doit pas être confondu, s’il est possible,
avec l’usage médiéval.» En fait, cet «usage médiéval» remonte plutôt à l’Antiquité
grecque, et un examen de cet usage rend manifeste qu’il ne peut pas être confondu
avec l’usage qu’en fait Quine.

En fait, l’usage du mot «prédicat» selon l’école aristotélicienne et l’usage du mot


«prédicat» selon l’école du tournant linguistique déterminent deux espèces de logique :
a) une logique où on élabore une théorie du nom et du verbe où le verbe est prédicat ;
b) une logique où on examine une théorie de la fonction de vérité. Il s’est même trouvé
un auteur, Henry B. Veatch, pour écrire un livre intitulé Two Logics The Conflict between
Classical and Neo-Analytic Philosophy 42.

Henry B. Veatch n’est pas le seul auteur qui conteste l’alternative retenue par Stephen
C. Kleene. Fred Sommers s’engage aussi dans cette voie, notamment dans son livre
intitulé The Logic of Natural Language 43 . Marc Balmès également avec son livre
L’énigme des mathématiques La mathématisation du réel et la Métaphysique.

41 Armand Colin, 1972, p. 160


42 Northwestern University Press, Evanston, 1969
43 Clarendon Press, Oxford, 1982

21
Au tome I de son ouvrage, à la page 108, Balmès s’inspire d’un ouvrage de Charles H.
Kahn, The verb ‘be’ in Ancient Greek 44, qui traite du «système indo-européen du verbe
être», «dont l’analyse de l’usage révèle trois composantes : 1. signifier l’existence :
(…) ; 2. exprimer la véridicité : (…) ; 3. faire fonction de copule : (…)». Le livre de Kahn
se présente comme suit :

«Cette réédition du travail classique de Charles Kahn comprend un nouvel essai introductif
substantiel, qui présente une reformulation de la théorie de l'unité syntaxique et sémantique pour le
système d'utilisations du verbe être en grec (conçu principalement comme un verbe de
prédication), et de là une défense de l'unité conceptuelle de la notion d'étant dans la philosophie
grecque. Le livre offre une description systématique de l'utilisation et de la grammaire du verbe être
en grec ancien, avant que les philosophes ne l'aient repris pour exprimer les concepts centraux de
la logique et de la métaphysique grecques. Les preuves proviennent principalement d'Homère
mais sont complétées par des spécimens de la prose attique classique. Les sujets abordés
incluent le statut original du verbe en indo-européen, ainsi que les relations logiques et syntaxiques
entre les utilisations de copule, existentielle et véridique.» (traduit de l’anglais) 45

Aristote fréquenta l’Académie de Platon pendant vingt ans. À l’entrée de cet Académie,
apparaissait la phrase : « Nul n’entre ici s’il n’est géomètre », dit-on. Après le décès de
Platon, en 348 av. J.-C., Speusippe devient le scholarque de l’Académie ; il lui fit
prendre un virage pythagorisant. C’est ce virage que vise Aristote lorsqu’il écrit dans
Métaphysique : «Mais, les Mathématiques sont devenues, pour les modernes, toute la
Philosophie, quoiqu’ils disent qu’on ne devrait les cultiver qu’en vue du reste.» 46

Alors que Kleene envisage «la logique au moyen de méthodes mathématiques», on


pourrait dire qu’Aristote, suivi par Thomas d’Aquin, l’envisage «au moyen de méthodes
métaphysiques». En effet, ce dernier écrit :

44 Peter Lang, 2002, tome I, p. 108 : «This reissue of Charles Kahn's classic work includes a substantial
new introductory essay, which presents a reformulation of the theory of syntactic and semantic unity for
the system of uses of the verb be in Greek (conceived primarily as a verb of predication), and hence a
defense of the conceptual unity for the notion of Being in Greek philosophy. The book offers a
systematic description of the use and grammar of the verb to be in Ancient Greek, before the
philosophers took it over to express the central concepts in Greek logic and metaphysics. Evidence is
taken primarily from Homer but supplemented by specimens from classical Attic prose. Topics
discussed include the original status of the verb in Indo-European, as well as the logical and syntactic
relations among copula, existential, and veridical uses.»
45 https://www.amazon.com/Verb-Be-Ancient-Greek/dp/0872206440

46 Métaphysique, 992a 30

22
«Sententia Metaphysicae, lib. 7 l. 3 n. 3 Dicit ergo primo, quod de substantiis sensibilibus primo
dicendum est, et ostendendum est in eis quod quid erat esse: ideo primum dicemus de eo quod est
quod quid erat esse quaedam logice. Sicut enim supra dictum est, haec scientia habet quandam
affinitatem cum logica propter utriusque communitatem. Et ideo modus logicus huic scientiae
proprius est, et ab eo convenienter incipit. Magis autem logice dicit se de eo quod quid est
dicturum, inquantum investigat quid sit quod quid erat esse ex modo praedicandi. Hoc enim ad
logicum proprie pertinet.» 47

«1308. Il dit donc en premier lieu qu’au sujet des substances sensibles il faut parler en premier lieu
et manifester en elles quelle est leur quiddité : c’est pourquoi nous parlerons d’abord de ce qu’est
la quiddité en suivant un mode logique. En effet, ainsi que nous l’avons dit plus haut, cette science
[la métaphysique] a une certaine affinité avec la Logique en raison de leurs rapports communs. Et
c’est pourquoi le mode logique est approprié à cette science et c’est avec raison qu’elle commence
par là. Mais il dit qu’il va davantage parler de la quiddité suivant un mode logique dans la mesure
où il va examiner la quiddité à partir du mode d’attribution. Cette façon de faire en effet appartient
en propre au logicien.»

Sans aller jusqu’à une «description systématique de l'utilisation et de la grammaire du


verbe être», non pas «en grec ancien», comme Charles H. Kahn, mais en langue
française, il est intéressant de voir comment le Centre National des Ressources
Textuelles et Lexicales (CNRTL) présente ce verbe intransitif en trois sections  48, en
faisant ainsi ressortir les diverses acceptions que ce mot peut prendre :

1re Section. Emploi abs., au sens fort. Exister :


I.− [D'un point de vue abstr.]
A.− [Dans un cont. relig. judéo-chrét., philos. ou littér., avec une idée d'éternité, d'absence de
commencement et de fin;
B.− [Dans un cont. philos. et littér., sans idée d'éternité] Commencer d'être.
II.− P. ext. [D'un point de vue concr.]
A.− [En parlant d'un être vivant]
1. Être au monde; vivre en général :
B.− [En parlant d'une chose] Exister, être réellement comme le vérifie l'expérience; en partic.
être conforme à la réalité

2e Section. Premier élément d'une expression binaire :


I.− [Affirme ce que quelqu'un ou quelque chose est, dans son essence, sa réalité, son
apparence; ou sert à traduire une modalité de jugement sur quelqu'un ou quelque chose]
A.− [Copule de prédicat attributif]
1. [L'attribut est un adj.]
2. [L'attribut est un subst.]
3. [L'attribut est un nom. ou un pron.]
4. Cas partic.

B.− [Être est suivi d'un adv., d'une loc. adv., ou d'un syntagme prép.]
1. [Pour indiquer une situation dans l'espace]

47 Sententia Metaphysicae, lib. 7 l. 3 n. 3 : http://docteurangelique.free.fr/bibliotheque/philosophie/


commentairemetaphysique.htm
48 Centre National de Ressources Textuelles et Lexicales : https://www.cnrtl.fr/definition/être

23
2. [Pour indiquer une situation dans le temps]
3. [Pour indiquer un état ou p. ext. une manière d'être]
4. [Pour indiquer une relation d'appartenance entre qqn et qqn ou qqn et qqc.] Être à + subst.
ou pron.
5. [Pour indiquer une tendance ou une orientation]
6. [Pour exprimer l'origine, la provenance, la conformité avec un modèle et p. ext. la
caractéristique ou le caractère inhérent à qqn ou qqc., la qualité d'élément ou de membre d'un
groupe]

3eSection. Second élément d'une expression binaire.


I.− [L'expr. est introd. par ce]
A.− [Pour souligner ou marquer l'identité précise entre le signifié désigné par ce et le signifiant
explicite]
B.− [Dans la conversation fam., est relie ce (ce qu'on montre, l'objet en situation) à un attribut
implicite et vague, le sens précis étant tiré de la situation; c'est reste au sing.]
II.− [L'expr. est introd. par il impers.]
A.− Cour. [Constr. impers. simple; pour indiquer la situation dans un moment du temps]
B.− Lang. littér. recherchée. [Suivi d'un mot indéf. ou d'une négation]
C.− [Sert à exprimer un jugement de valeur, une appréciation]

Comme la 1re Section, pour l’emploi abstrait, retient pour «sens fort» le verbe intransitif :
Exister, il est intéressant de lire ce que le CNRTL en dit 49 :

A.− Posséder une réalité. Synon. être au sens fort.


1. PHILOS. Surgir du néant ou avoir une cause
2. Cour. [Assorti de coordonnées (espace, temps) et de modalités précises] Être dans la réalité, au
monde.
B.− P. ext. Vivre (avec tous les éléments nécessaires à la vie).
1. [Envisagé du point de vue de la durée de l'existence]
2. [Envisagé du point de vue du contenu qualitatif de la vie, de la manière de vivre, de la qualité de
l'existence]
3. Vivre, au sens matériel du terme.
C.− [Avec valeur intensive; le suj. désigne une pers. ou une chose] Se manifester dans la vie de
manière éminente; avoir de l'importance, compter pour quelqu'un.

Parmi les acceptions retenues pour «être» et pour «exister», l’un étant un synonyme de
l’autre selon le CNRTL, il en est une pour la «copule de prédicat attributif», et une autre
pour «être au sens fort», i.e. «posséder une réalité». En latin, le verbe esse, traduit par
être, et le verbe exsistere, traduit par sortir de, n’ont pas exactement le même sens,
mais le désaccord dont l’examen est en cours n’exige pas d’en tenir compte.

Quant à l’acception «copule de prédicat attributif», elle n’est pas reçue en logique de la
proposition formulée selon la théorie du nom et du verbe citée plus haut. C’est ainsi

49 Centre National de Ressources Textuelles et Lexicales : https://www.cnrtl.fr/definition/exister

24
que, lorsque Thomas d’Aquin commente l’ouvrage d’Aristote intitulé Métaphysique, il
écrit :

«Sententia Metaphysicae, lib. 5 l. 14 n. 18.  Ens dicitur non solum quod est in rerum natura, sed
secundum compositionem propositionis, prout est in ea verum vel falsum; ita possibile et
impossibile dicitur non solum propter potentiam vel impotentiam rei : sed propter veritatem et
falsitatem compositionis vel divisionis in propositionibus.»
«971. L’être se dit non seulement de ce qui existe dans la nature des choses mais aussi de la
composition d’une proposition dans la mesure où il y a en elle du vrai ou du faux.» 50

Le moment est venu d’approfondir la notion de prédicat selon Aristote et Thomas


d’Aquin, celle qui ouvre la voie à une métaphysique de l’être en tant qu’être.

—#—

50Commentaire de saint Thomas d'Aquin du traité des métaphysiques d’Aristote, traduction par Serge
Pronovost : http://docteurangelique.free.fr/bibliotheque/philosophie/commentairemetaphysique.htm

25
‘ÊTRE’ COMME PRÉDICAT

Un désaccord entre sages met aux prises Emmanuel Kant et Thomas d’Aquin, qui suit
Aristote. Kant, qui limite le verbe «est» à n’être que copule, oppose «cent thalers
possibles» à «cent thalers réels», et nie que «réel» ajoute quoi que ce soit à
«possible». Thomas d’Aquin, qui suit Aristote, oppose sujet et prédicat en affirmant que
le second signifie un acte d’être qu’il ajoute au premier, un «être absolument» ou un
«être non absolument».

C’est dans la seconde partie de sa Critique de la raison pure, la dialectique


transcendantale, que Kant énonce ainsi sa thèse de l’Être comme copule
grammaticale :

«Être n'est évidemment pas un prédicat réel, c'est-à-dire un concept de quelque chose qui puisse
s'ajouter au concept d'une chose. C’est simplement la position d'une chose ou de certaines
déterminations en soi. Dans l'usage logique, il n'est que la copule d'un jugement. cette proposition :
Dieu est tout-puissant renferme deux concepts qui ont leurs objets  : Dieu et toute-puissance  ; le
petit mot  : est n'est pas du tout encore par lui-même un prédicat, c’est seulement ce qui met le
prédicat en relation avec le sujet. » 51

«Est-il vrai que être n’a qu’un «usage logique», et ce, à titre de «copule d’un
jugement» ? À cette question, Aristote formule une réponse négative en ces termes :

«Εἰ δὴ μηδὲν τῶν καθόλου δυνατὸν οὐσίαν εἶναι, καθάπερ ἐν τοῖς περὶ οὐσίας καὶ περὶ τοῦ
ὄντος εἴρηται λόγοις, οὐδ' αὐτὸ τοῦτο οὐσίαν ὡς ἕν τι παρὰ τὰ πολλὰ δυνατὸν εἶναι κοινὸν
γάῤ ἀλλ' ἢ κατηγόρημα μόνον, δῆλον ὡς οὐδὲ τὸ ἕν· τὸ γὰρ ὂν καὶ τὸ ἓν καθόλου
κατηγορεῖται μάλιστα πάντων.» 52

«S'il n’est pas possible que rien de ce qui qui est universel soit une substance, comme nous
l'avons dit dans nos discussions de la Substance et de l’Être, et si l’Être lui-même ne peut pas être
une substance une et déterminée, en dehors de la multiplicité sensible (car il est commun à cette
multiplicité), mais s’il n’est qu’un simple prédicat, il est évident que l’Un ne peut pas non plus être
une substance, puisque l'Être et l'Un sont les plus universels de tous les prédicats.» 53

Le mot «prédicat» vient du verbe latin «praedicare», qui signifie : dire à la face du
public. Le nom latin «subjectum», traduit par «sujet», vient du verbe «subjicere» qui

51 Critique de la Raison pure, traduction de A. Tremesaygues et B. Pacaud, page 494 : https://


gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k5443790t/f527.image.r=emmanuel%20kant
52 Métaphysique 1053b 20, http://remacle.org/bloodwolf/philosophes/Aristote/metaphyque10gr.htm#22
53 Métaphysique, Tome II, traduction de J. Tricot, Librairie philosophique J. Vrin, 1981

27
signifie «placer dessous» ; le sujet est le sous-jacent. En grec, «subjectum» (sujet) se
traduit par : ὑποκειμένον. Le sous-jacent, latent par nature, est rendu patent, évident,
par le prédicat qui en est dit à la face du public : le sous-jacent est ainsi découvert.

Le verbe ὑπάρχειν

Dans De l’interprétation 54, Aristote introduit une précision à propos du prédicat en


l’identifiant au verbe : «Ῥῆμα δέ ἐστι τὸ προσσημαῖνον χρόνον, οὗ μέρος οὐδὲν
σημαίνει χωρίς· ἔστι δὲ τῶν καθ´ ἑτέρου λεγομένων σημεῖον.» «Le verbe est le
mot qui, outre sa signification propre, embrasse l'idée de temps, et dont aucune partie
isolée n'a de sens par elle-même; et il est toujours le signe des choses attribuées à
d'autres choses.»

Il ajoute que le verbe «est» signifie un «être au sens fort», comme suit : «Λέγω δ´ ὅτι
προσσημαίνει χρόνον, οἷον ὑγίεια μὲν ὄνομα, τὸ δ´ ὑγιαίνει ῥῆμα· προσσημαίνει
γὰρ τὸ νῦν ὑπάρχειν.» «Je dis qu'il embrasse l'idée de temps outre sa signification
propre, par exemple : santé, n'est qu'un nom; est en bonne santé est un verbe; car il
exprime en outre que la chose est dans le moment actuel.» Cependant, même si «est
en bonne santé est un verbe» qui «exprime en outre que la chose est dans le moment
actuel», et ce, à titre de prédicat, il faut encore qu’il soit entré en composition avec un
sujet qui signifie «la chose» qui «est dans le moment actuel». Il en est de même du mot
«étant», ajoute-t-il : « Car être ou ne pas être ne présente pas une signification se
rapportant à l’objet (πράγματος), et pas davantage le terme étant, lorsqu’on se
contente de les employer seuls.» Il s’impose de signifier : «L’étant est.»

Il convient de bien remarquer l’emploi que fait Aristote du verbe «ὑπάρχειν». Aristote
l’utilise abondamment dans l’Organon, et même dans Métaphysique, notamment dans
sa définition de l’acte : «Ἔστι δὴ ἐνέργεια τὸ ὑπάρχειν τὸ πρᾶγμα μὴ οὕτως ὥσπερ
λέγομεν δυνάμει.» 55 Thomas d’Aquin la commente en ces termes : «1825.Primo

54 De l’interprétation, 16b 5 ; http://remacle.org/bloodwolf/philosophes/Aristote/hermeneia3.htm


55 Métaphysique, 1048a31

28
ostendit quid est actus; dicens, quod actus est, quando res est, nec tamen ita est sicut
quando est in potentia.» 56 ; «Premièrement, il montre ce qu’est l’acte; en disant que
l’acte est quand la réalité est, mais pas ainsi qu’elle est quand elle est en puissance.» Il
n’est donc pas étonnant qu’il l’emploie dans la définition du verbe qu’on vient de lire :
«προσσημαίνει γὰρ τὸ νῦν ὑπάρχειν», que J. Tricot traduit par : «il ajoute à sa propre
signification l’existence actuelle de cet état». Un autre exemple se trouve aux Seconds
analytiques, là où «ὑπάρχειν», traduit par «appartenir», apparaît sept fois en six
lignes :

«Τῶν δὴ ὑπαρχόντων ἀεὶ ἑκάστῳ ἔνια ἐπεκτείνει ἐπὶ πλέον, οὐ μέντοι ἔξω τοῦ γένους.
Λέγω δὲ ἐπὶ πλέον ὑπάρχειν ὅσα ὑπάρχει μὲν ἑκάστῳ καθόλου, οὐ μὴν ἀλλὰ καὶ  ἄλλῳ. Οἷον
ἔστι τι ὃ πάσῃ τριάδι ὑπάρχει, ἀλλὰ καὶ μὴ τριάδι, ὥσπερ τὸ ὂν ὑπάρχει τῇ τριάδι, ἀλλὰ καὶ
μὴ ἀριθμῷ, ἀλλὰ καὶ τὸ περιττὸν ὑπάρχει τε πάσῃ τριάδι καὶ ἐπὶ πλέον ὑπάρχει (καὶ γὰρ τῇ
πεντάδι ὑπάρχει), ἀλλ´ οὐκ ἔξω τοῦ γένους· ἡ μὲν γὰρ πεντὰς ἀριθμός, οὐδὲν δὲ ἔξω
ἀριθμοῦ περιττόν.» 57

«Parmi les attributs qui appartiennent toujours à la chose, quelques-uns dépassent la chose elle-
même, mais cependant sans sortir du genre. Je dis que les attributs dépassent la chose, lorsque,
tout en lui appartenant universellement, ils sont cependant -aussi à une autre chose qu'elle. Par
exemple, il y a tel attribut qui appartient à toute triade et qui cependant appartient aussi à ce qui
n'est pas triade. Ainsi l'être est un attribut qui appartient à la triade, mais il appartient de plus à ce
qui n'est pas nombre (ὥσπερ τὸ ὂν ὑπάρχει τῇ τριάδι, ἀλλὰ καὶ μὴ ἀριθμῷ). L'impair est un
attribut de toute triade, mais il dépasse le nombre trois, puisqu'il appartient également au nombre
cinq; toutefois il ne sort pas du genre; car cinq est bien un nombre, mais hors du nombre il n'y a
rien d’impair.» 58

Thomas d’Aquin commente ce passage en ces termes :

«Expositio Posteriorum, lib. 2 l. 13 n. 3 Circa primum considerandum est quod ea quae


praedicantur in eo quod quid est, oportet quod semper et universaliter praedicentur, ut supra
habitum est : et ideo accipiens ea quae praedicantur de unoquoque ut semper, dicit quod inter ea
quaedam inveniuntur quae extenduntur in plus quam id cui insunt ; non tamen ita quod inveniantur
extra genus illud. Et exponit quid sit esse in plus, et dicit quod in plus esse dicuntur quaecunque
universaliter insunt alicui, non tamen ei soli, sed etiam alii. Datur autem per hoc intelligi aliud
membrum oppositum, quia scilicet est aliquid quod extenditur in plus, et est extra genus. Et de hoc
primo ponit exemplum, dicens quod est aliquid quod inest omni ternario, sed et non ternario inest ;
sicut patet de ipso ente communi, quod quidem universaliter inest non tantum trinitati, sed etiam
aliis ; et non solum in genere numeri, sed etiam in his quae sunt extra genus numeri. Impar vero
inest omni ternario, et est in plus, quia etiam inest ipsi quinario ; non tamen invenitur extra genus

56 Commentary On The Metaphysics, traduction de John P. Rowan : https://dhspriory.org/thomas/


Metaphysics9.htm#5
57 Seconds analytiques 96b 25 : http://remacle.org/bloodwolf/philosophes/Aristote/analyt22.htm#132

58 Traduction de J. Barthélemy-Sant-Hilaire : http://remacle.org/bloodwolf/philosophes/Aristote/

analyt22.htm#132

29
ternarii, quod est numerus, quia etiam quinarius in genere numeri invenitur ; nihil autem quod sit
extra genus numeri potest dici impar.» 59

«529. Au sujet du premier point il faut considérer que les termes qui sont attribués dans l’essence
doivent l’être toujours et universellement ainsi que nous l’avons établi précédemment  : et c’est
pourquoi il dit qu’en prenant les termes qui s’attribuent toujours à un sujet, il s’en trouve parmi eux
certains qui s’étendent plus largement qu’au seul sujet auquel ils appartiennent, mais non pas au
point de se retrouver en dehors du genre du sujet. Et il explique ce qu’il veut dire lorsqu’il dit
s’étendre plus largement, et il dit que possèdent une plus grande extension tous les prédicats qui
appartiennent à un sujet et qui, sans cependant appartenir à lui seul, appartiennent aussi à
d’autres. Mais il donne à entendre par là un autre terme opposé à celui-là, car il existe encore un
autre terme qui a plus d’extension que le sujet mais qui est situé en dehors du genre du sujet. Et
en premier lieu, il donne un exemple de cela en disant qu’il y a un terme qui appartient à toute
triade mais aussi à ce qui n’est pas triade ainsi qu’on le voit pour l’être commun lui-même qui
s’attribue certes universellement non seulement à toute triade mais aussi à d’autres choses, et non
seulement à d’autres choses qui sont dans le genre du nombre, mais aussi à des choses qui ne
sont pas même dans le genre du nombre.» 60

À partir de «Et exponit quid sit esse in plus», Thomas d’Aquin affirme que : «[Aristote]
explique ce qu’il veut dire lorsqu’il dit s’étendre plus largement, et il dit que possèdent
une plus grande extension tous les prédicats qui appartiennent à un sujet et qui, sans
cependant appartenir à lui seul, appartiennent aussi à d’autres.» Et, «il donne un
exemple de cela en disant qu’il y a un terme qui appartient à toute triade mais aussi à
‘ce qui n’est pas triade’ ainsi qu’on le voit pour l’être commun lui-même qui s’attribue
certes universellement non seulement à toute triade mais aussi à d’autres choses, et
non seulement à d’autres choses qui sont dans le genre du nombre, mais aussi à des
choses qui ne sont pas même dans le genre du nombre.»

Le verbe «ὑπάρχειν» est formé de «ὑπὸ» et de «άρχειν», où on reconnait le fameux


terme «άρχὴ». «Ὑπάρχειν» se prend en plusieurs acceptions, qu’il s’agisse du mode
personnel ou du mode impersonnel. Émile Pessonnaux 61 le présente comme suit :
a) mode personnel : 1. commencer, faire une chose le premier ; 2. être là, sous la
main ; 3. appartenir, être le partage de ; 4. tenir pour, favoriser ; 5. exister, subsister,
être ; 6. commander sous les ordres d’un autre ;

59 Expositio Posteriorum, lib. 2 l. 13 n. 3 : http://docteurangelique.free.fr/livresformatweb/philosophie/


commentaireSecondsAnalytiquesSP.htm#_Toc536727780
60 Commentaire de Saint-Thomas d’Aquin aux Seconds Analytiques d’Aristote, traduction de Serge

Pronovost : http://docteurangelique.free.fr/livresformatweb/philosophie/
commentaireSecondsAnalytiquesSP.htm#_Toc536727780
61 Dictionnaire grec-français, Librairie classique Eugène Belin, 1953

30
b) mode impersonnel : 1. commencer, débuter ; 2. commencer, prendre l’initiative.

Selon l’acception «3.», «appartenir» voisine «être le partage de», de telle sorte que :
«ὥσπερ τὸ ὂν ὑπάρχει τῇ τριάδι, ἀλλὰ καὶ μὴ ἀριθμῷ», qui est traduit par : «Ainsi
l'étant est un attribut qui appartient à la triade, mais il appartient de plus à ce qui n'est
pas nombre», pourrait tout aussi bien l’être avec : «Ainsi l'étant est le partage de la
triade, mais il est de plus le partage de ce qui n'est pas nombre». L’acception «5.
exister, subsister, être» présente aussi de l’intérêt puisque Thomas d’Aquin précise ce
qu’il entend par «substance», «subsistance», et «essence», comme suit :

«Unde dico, quod «  essentia  » dicitur cujus actus est esse, «  subsistentia  » cujus actus est
subsistere, substantia cujus actus est substare. Hoc autem dicitur dupliciter, sicut in singulis patet.
Esse enim est actus alicujus ut quod est, sicut calefacere est actus calefacientis ; et est alicujus ut
quo est, scilicet quo denominatur esse, sicut calefacere est actus caloris. (…) Sic ergo patet
differentia istorum trium dupliciter. Quia si accipiatur unumquodque ut quo est, sic essentia
significat quidditatem, ut est forma totius, « ousiosis » formam partis, « hypostasis » materiam. Si
autem sumatur unumquodque ut quod est, sic unum et idem dicetur « essentia », inquantum habet
esse, «  subsistentia  », inquantum habet tale esse, scilicet absolutum ; et hoc per prius convenit
generibus et speciebus, quam individuis ; et substantia, secundum quod substat accidentibus ; et
hoc per prius convenit individuis, quam generibus et speciebus.» 62

«C’est pourquoi je dis que «essentia» se dit de ce dont l’acte est d’exister, «subsistentia» de ce
dont l’acte est de subsister et «substantia» se dit de ce dont l’acte consiste à soutenir un autre.
Mais cela se dit de deux manières comme on le voit par l’examen des cas particuliers. Exister en
effet est l’acte d’un être en tant que ¨ce qui existe¨, comme réchauffer est l’acte de celui qui
réchauffe ; et il appartient à un être en tant que ¨ce par quoi¨ il existe, c’est-à-dire ce par quoi il est
dénommée, comme réchauffer est l’acte de la chaleur. (…) Et c’est pourquoi la différence entre ces
trois noms est évidente de trois manières. Car si on prend n’importe quel d’entre eux en tant que
¨ce par quoi¨, alors «essentia» signifie la quiddité en tant qu’elle est la forme du tout, «ousiosis»
signifie la forme de la partie, «hypostasis» signifie la matière. Mais si on prend chacun d’eux en
tant que ¨ce qui est¨, alors une seule et même chose sera appelée «essentia» en tant qu’elle
possède l’existence ; «subsistentia» en tant qu’elle possède telle existence, à savoir une existence
absolue, et cela convient en priorité aux genres et aux espèces plutôt qu’aux individus  ; et enfin
«substantia» selon qu’elle   soutient les accidents, et cela convient en priorité aux individus plutôt
qu’aux genres et aux espèces.»

On mesure la portée de ce texte si on considère que «l’acte de subsister est le partage


du subsistant», que «l’acte de soutenir est le partage de la substance», et que «l’acte
d’être est le partage de l’essence». C’est ainsi que : être, qui est l’acte d’un être pris en

62Commentaire des sentences de Pierre Lombard — Scriptum super Sententiis

Lib 1 d. 23 q. 1 a. 1 co. , traduction de Serge Pronovost : http://docteurangelique.free.fr/bibliotheque/


sommes/SENTENCES1.htm#_Toc516173817

31
tant que ¨ce qui est¨, est le partage de ¨ce par quoi¨ il est, c’est-à-dire de ce par quoi il
est dénommé.

L’emploi de «ὑπάρχειν» dans la définition même du verbe défini et du verbe indéfini, et


de ce qui s’ensuit, exclut la thèse d’un prédicat logique conçu comme un prédicat
grammatical, i.e. comme un attribut du sujet lié à ce dernier par une copule telle que
«est».

C’est ce sur quoi Thomas d’Aquin insiste dans son commentaire du De l’interprétation
lorsqu’il écrit un commentaire du chapitre III qu’il formule «ut magis sequamur verba
Aristotelis », «pour respecter davantage la lettre d’Aristote», et ce, en employant esse,
ens, est, quod est, compositio, et in qua consistit veritas et falsitas, et non potest intelligi
comme suit :

«Expositio Peryermeneias, lib. 1 l. 5 n. 20 Et ideo ut magis sequamur verba Aristotelis


considerandum est quod ipse dixerat quod verbum non significat rem esse vel non esse, sed nec
ipsum ens significat rem esse vel non esse. Et hoc est quod dicit, nihil est, idest non significat
aliquid esse. Etenim hoc maxime videbatur de hoc quod dico ens : quia ens nihil est aliud quam
quod est. Et sic videtur et rem significare, per hoc quod dico quod et esse, per hoc quod dico est.
Et si quidem haec dictio ens significaret esse principaliter, sicut significat rem quae habet esse,
procul dubio significaret aliquid esse. Sed ipsam compositionem, quae importatur in hoc quod dico
est, non principaliter significat, sed consignificat eam in quantum significat rem habentem esse.
Unde talis consignificatio compositionis non sufficit ad veritatem vel falsitatem: quia compositio, in
qua consistit veritas et falsitas, non potest intelligi, nisi secundum quod innectit extrema
compositionis.» 63

«#71. — Aussi, pour respecter davantage la lettre d’Aristote, on doit se rappeler ce qu’il a dit
précisément : le verbe, pas même ‘étant’ lui-même (ipsum ens), ne signifie pas qu’une chose soit
ou ne soit pas (rem esse vel non esse.). Voilà le sens de sa déclaration à l’effet qu’il “n’est rien” : il
ne signifie pas que quelque chose soit (non significat aliquid esse). C’est le plus frappant à propos
de “étant” (dico ens), qui n’est rien d’autre que ‘ce qui est’ (ens nihil est aliud quam quod est). Dans
son cas, le verbe paraît bien signifier une réalité (videtur rem significare), du fait qu’on dise ‘ce
qui’ (dico quod et esse), et que cette réalité soit, du fait qu’on dise ‘est’ (per hoc quod dico est). De
fait, si cette expression, “étant”, signifiait principalement l’être (dictio ens significaret esse
principaliter), à la façon dont elle signifie une chose qui détient l’être (sicut significat rem quae
habet esse), elle signifierait sans doute que quelque chose soit (significaret aliquid esse).
Cependant, la composition impliquée du fait de dire ‘est’ (ipsam compositionem, quae importatur in
hoc quod dico est), l’expression ‘est’ ne la signifie pas principalement (non principaliter significat);
elle la consignifie consignificat eam ) en tant qu’elle signifie principalement une réalité détenant
l’être (in quantum significat rem habentem esse). Par suite, pareille consignification de composition

63 Expositio Peryermeneias, lib. 1 l. 5 n. 20 : http://www.corpusthomisticum.org/cpe.html#80339

32
ne suffit pas à faire qu’il y ait vérité ou fausseté; la composition dans laquelle consiste la vérité et la
fausseté ne peut en effet être intelligée qu’à la condition d’en embrasser les termes.»64

«Expositio Peryermeneias, lib. 1 l. 5 n. 21 Si vero dicatur, nec ipsum esse, ut libri nostri habent,
planior est sensus. Quod enim nullum verbum significat rem esse vel non esse, probat per hoc
verbum est, quod secundum se dictum, non significat aliquid esse, licet significet esse. Et quia hoc
ipsum esse videtur compositio quaedam, et ita hoc verbum est, quod significat esse, potest videri
significare compositionem, in qua sit verum vel falsum; ad hoc excludendum subdit quod illa
compositio, quam significat hoc verbum est, non potest intelligi sine componentibus: quia dependet
eius intellectus ab extremis, quae si non apponantur, non est perfectus intellectus compositionis, ut
possit in ea esse verum, vel falsum.» 65

«#72. — En lisant  : “du moins l’être…”, comme le portent nos versions, le sens apparaît plus
clairement : qu’aucun verbe ne signifie qu’une chose soit ou non, le Philosophe le prouve avec le
verbe ‘est’ qui, dit tout seul, ne signifie pas qu’une réalité soit, même s’il signifie l’être. Cet ‘être’
sonne comme une composition; aussi, le verbe ‘est’, comme il signifie l’être, peut donner l’impres-
sion de signifier une composition où il se trouve du vrai ou du faux. Pour l’exclure, le Philosophe
ajoute que la composition que signifie le verbe ‘est’ ne peut se concevoir sans ses composantes,
parce que son intelligence dépend de termes sans la présence desquels on ne saisit pas assez
complètement la composition pour qu’il puisse s’y trouver du vrai ou du faux.» 66

La thèse de Thomas d’Aquin, pour qui être, qui est l’acte d’un être pris en tant que ¨ce
qui est¨, est le partage de ¨ce par quoi¨ il est, c’est-à-dire de ce par quoi il est
dénommée, donc dénommé comme étant (τὸ ὂν se traduit exactement par étant) tient
ici dans : «Sed ipsam compositionem, quae importatur in hoc quod dico est, non
principaliter significat, sed consignificat eam in quantum significat rem habentem esse.»
«L’expression ‘est’ ne signifie pas principalement la composition impliquée du fait de
dire ‘est’ ; elle la consignifie en tant qu’elle signifie principalement une réalité détenant
l’être : «(in quantum significat rem habentem esse).» C’est ainsi que «pareille
consignification de composition ne suffit pas à faire qu’il y ait vérité ou fausseté». «La
composition dans laquelle consiste la vérité et la fausseté ne peut en effet être intelligée
qu’à la condition d’en embrasser les termes».

64 Commentaire du De l’interprétation, Introduction, traduction - retravaillée - et notes par Yvan Pelletier :


http://docteurangelique.free.fr/bibliotheque/philosophie/
commentairedeinterpretation.htm#_Toc17146329
65 Expositio Peryermeneias lib. 1 l. 5 n. 21 : http://www.corpusthomisticum.org/cpe.html#80339

66 Commentaire du De l’interprétation, Introduction, traduction et notes par Yvan Pelletier : http://

docteurangelique.free.fr/bibliotheque/philosophie/commentairedeinterpretation.htm#_Toc17146329

33
Comment en embrasse-t-on ces termes ? Le texte que Thomas d’Aquin écrit à Super
Sent., lib. 1 d. 19 q. 5 a. 1 co. complète la thèse sur la composition elle-même (ipsam
compositionem) ; il se lit comme suit :

«Similiter dico de veritate, quod habet fundamentum in re, sed ratio ejus completur per actionem
intellectus, quando scilicet apprehenditur eo modo quo est. Unde dicit philosophus, quod verum et
falsum sunt in anima; sed bonum et malum in rebus. Cum autem in re sit quidditas ejus et suum
esse, veritas fundatur in esse rei magis quam in quidditate, sicut et nomen entis ab esse imponitur;
et in ipsa operatione intellectus accipientis esse rei sicut est per quamdam similationem ad ipsum,
completur relatio adaequationis, in qua consistit ratio veritatis.» 67

«Je dis qu’il en est de même pour la vérité qui possède un fondement dans la réalité, mais sa
définition est complétée par l’action de l’intellect (actionem intellectus), à savoir quand elle est
saisie de la manière par laquelle elle existe. C’est pourquoi le Philosophe [VI Métaphysique, texte
8] dit que le vrai et le faux existent dans l’âme, mais le bien et le mal dans les choses. Mais
puisque c’est dans la réalité (in re) qu’existent sa quiddité et son être (esse), la vérité se fonde
davantage dans l’être de la réalité (in esse rei) que dans sa quiddité (in quidditate), tout comme le
nom d’étant (nomen entis) est imposé à partir du terme ¨être¨ (esse) ; et c’est dans l’opération
même de l’intellect qui reçoit l’existence de la réalité (esse rei) en tant qu’elle y existe par une
certaine ressemblance à ce dernier, qu’est complétée la relation d’adéquation dans laquelle
consiste la notion de vérité.

Thomas d’Aquin reprend ici la théorie du nom et du verbe exposée plus haut, mais en
d’autres termes que ceux de Expositio Peryermeneias, lib. 1 l. 5 n. 20, là où il emploie
de manière très précise «esse», «est», «ens», et «res», tout en y ajoutant que «l’action
de l’intellect» consiste bien en un modus intelligendi du verbe-prédicat à titre de modus
prædicandi : «par l’action de l’intellect (actionem intellectus), à savoir quand (quando
scilicet) elle est saisie (apprehenditur) de la manière par laquelle elle existe (eo modo
quo est)».

Le désaccord entre sages, entre Aristote et Thomas d’Aquin, d’une part, et Kant, d’autre
part, est donc complet. Pour Kant, être ne peut pas «s'ajouter au concept d'une chose».
Et, le désaccord s’étend aussi à la théorie où la notion de prédicat est remplacée par la
notion fregéenne de fonction de vérité, ce qui fera dire à Quine : «Être, c'est être la
valeur d'une variable liée.» 68

67 Commentaire Des Sentences De Pierre Lombard, traduction et notes par Serge Pronovost, légèrement
modifiée : http://docteurangelique.free.fr/bibliotheque/sommes/SENTENCES1.htm#_Toc516173791
68 «To be is to be the value of a bound variable.»

34
Comme on l’a vu plus haut, Balmès, qui s’inspire d’un ouvrage de Charles H. Kahn, The
verb ‘be’ in Ancient Greek, soutient que le «système indo-européen du verbe être»
donne lieu à une «analyse de l’usage» grammatical qui «révèle trois composantes : 1.
signifier l’existence ; 2. exprimer la véridicité ; 3. faire fonction de copule».

On vient de voir comment Thomas d’Aquin expose le modus logicus selon lequel le
verbe être signifie l’existence et exprime la véridicité. Plus haut, on a vu que, selon la
théorie du nom et du verbe, la proposition «Socrate est un philosophe» est vraie si l’être
en acte signifié par le verbe «est un philosophe» est aussi exercé par Socrate. Aristote,
qui vit précisément à l’époque étudiée par Kahn, ne s’écarte pas de cette thèse lorsque,
au De l’interprétation, il écrit :

«Τὰ μὲν οὖν ὀνόματα αὐτὰ καὶ τὰ ῥήματα ἔοικε τῷ ἄνευ συνθέσεως καὶ διαιρέσεως
νοήματι, οἷον τὸ ἄνθρωπος ἢ λευκόν, ὅταν μὴ προστεθῇ τι· οὔτε γὰρ ψεῦδος οὔτε ἀληθές
πω. σημεῖον δ´ ἐστὶ τοῦδε· καὶ γὰρ ὁ τραγέλαφος σημαίνει μέν τι, οὔπω δὲ ἀληθὲς ἢ
ψεῦδος, ἐὰν μὴ τὸ εἶναι ἢ μὴ εἶναι προστεθῇ ἢ ἁπλῶς ἢ κατὰ χρόνον.» 69

«Les noms eux-mêmes et les verbes ressemblent donc à la pensée sans combinaison ni division,
par exemple : homme, blanc, sans rien ajouter à ces mots. Ici en effet rien n'est encore ni vrai ni
faux: et en voici bien la preuve: un cerf-bouc, par exemple, signifie certainement quelque chose;
mais ce n'est encore ni vrai ni faux, si l'on n'ajoute pas que cet animal existe ou qu'il n'existe pas,
soit d'une manière absolue, soit dans un temps déterminé.» 70

«Ἀνάγκη δὲ πάντα λόγον ἀποφαντικὸν ἐκ ῥήματος εἶναι ἢ πτώσεως· καὶ γὰρ ὁ τοῦ
ἀνθρώπου λόγος, ἐὰν μὴ τὸ ἔστιν ἢ ἔσται ἢ ἦν ἤ τι τοιοῦτο προστεθῇ, οὔπω λόγος
ἀποφαντικός. 71

«Toute phrase énonciative renferme nécessairement un verbe ou un cas de verbe. Par exemple,
cette phrase : L'homme, n'est pas énonciative si l'on n'ajoute pas que l'homme est, qu'il a été ou
qu'il sera, ou telle autre circonstance.» 72

Et le même Aristote, aux Premiers analytiques, écrit encore :

«Ὅρον δὲ καλῶ εἰς ὃν διαλύεται ἡ πρότασις, οἷον τό τε κατηγορούμενον καὶ τὸ καθ´ οὗ


κατηγορεῖται, προστιθεμένου [ἢ διαιρουμένου] τοῦ εἶναι ἢ μὴ εἶναι.» 73

69 De l’interprétation 16a 14 : http://remacle.org/bloodwolf/philosophes/Aristote/hermeneia.htm


70 De l’interprétation, traduction de J. Barthélemy-Saint-Hilaire : http://remacle.org/bloodwolf/
philosophes/Aristote/hermeneia.htm
71 De l’interprétation 17a 5 : http://remacle.org/bloodwolf/philosophes/Aristote/hermeneia5.htm

72 De l’interprétation, traduction de J. Barthélemy-Saint-Hilaire : http://remacle.org/bloodwolf/

philosophes/Aristote/hermeneia.htm
73 Premiers analytiques 24b 16 : http://remacle.org/bloodwolf/philosophes/Aristote/analyt1.htm

35
«J’appelle terme ce en quoi se résout la prémisse, savoir le prédicat et le sujet dont il est affirmé,
soit que l’être s’y ajoute, soit que le non-être en soit séparé.» 74

Et le même Aristote, aux Seconds analytiques, écrit enfin :

«Τὰ ζητούμενά ἐστιν ἴσα τὸν ἀριθμὸν ὅσαπερ ἐπιστάμεθα. Ζητοῦμεν δὲ τέτταρα, τὸ ὅτι, τὸ
διότι, εἰ ἔστι, τί ἐστιν.» 75

«Les questions que l’on se pose sont précisément ni nombre égal aux choses que nous
connaissons. Or, nous nous posons quatre sortes de question  : le fait, le pourquoi, si la chose
existe, et enfin ce qu’elle est.» 76

«Ζητοῦμεν δέ, ὅταν μὲν ζητῶμεν τὸ ὅτι ἢ τὸ εἰ ἔστιν ἁπλῶς, ἆρ´ ἔστι μέσον αὐτοῦ ἢ οὐκ
ἔστιν· ὅταν δὲ γνόντες ἢ τὸ ὅτι ἢ εἰ ἔστιν, ἢ τὸ ἐπὶ μέρους ἢ τὸ ἁπλῶς, πάλιν [90b] τὸ διὰ τί
ζητῶμεν ἢ τὸ τί ἐστι, τότε ζητοῦμεν τί τὸ μέσον. Λέγω δὲ τὸ ὅτι ἔστιν ἐπὶ μέρους καὶ ἁπλῶς,
ἐπὶ μέρους μέν, ἆρ´ ἐκλείπει ἡ σελήνη ἢ αὔξεται; εἰ γάρ ἐστι τὶ ἢ μὴ ἔστι τί, ἐν τοῖς
τοιούτοις ζητοῦμεν· ἁπλῶς δ´, εἰ ἔστιν ἢ μὴ σελήνη ἢ νύξ. Συμβαίνει ἄρα ἐν ἁπάσαις ταῖς
ζητήσεσι ζητεῖν ἢ εἰ ἔστι μέσον ἢ τί ἐστι τὸ μέσον.» 77

Quand, nous cherchons le fait ou quand nous cherchons si une chose est au sens absolu, nous
cherchons en réalité s’il y a de cela un moyen terme ou s’il n’y en a pas  ; et une fois que nous
savons le fait ou que la chose est (autrement dit, quand nous savons qu’elle est soit en partie, soit
absolument), et qu’en outre nous recherchons le pourquoi, ou la nature de la chose, alors nous
recherchons quel est le moyen terme (quand la recherche porte sur le fait, je parle d’existence
partielle de la chose, et si elle porte sur l’existence même, je parle d’existence au sens absolu. Il y
a existence partielle, quand, par exemple, je demande : la Lune subit-elle-une éclipse ? ou encore:
la Lune s’accroît-elle  ? car, dans des questions de ce genre, nous recherchons si une chose est
une chose ou n’est pas cette chose. Quant à l’existence d’une chose au sens absolu, c’est quand
nous demandons, par exemple, si la Lune ou la Nuit existe). 78

«Ὥσπερ γὰρ τὸ διότι ζητοῦμεν ἔχοντες τὸ ὅτι, ἐνίοτε δὲ καὶ ἅμα δῆλα γίνεται, ἀλλ´ οὔτι
πρότερόν γε τὸ διότι δυνατὸν γνωρίσαι τοῦ ὅτι, δῆλον ὅτι ὁμοίως καὶ τὸ τί ἦν εἶναι οὐκ
ἄνευ τοῦ ὅτι ἔστιν· ἀδύνατον γὰρ εἰδέναι τί ἐστιν, ἀγνοοῦντας εἰ ἔστιν.» 79

«De même que, quand nous savons qu'une chose est, nous cherchons pourquoi elle est, et que
parfois l'existence et la cause de la chose nous sont toutes deux connues en même temps, sans
que du reste on puisse jamais savoir pourquoi une chose est avant de savoir qu'elle est ; de
même, évidemment, l'essence de la chose ne peut jamais aller sans son existence; car il est
impossible de savoir ce qu'est une chose, quand on ignore même si elle est.» 80

74 Organon III, Premiers analytiques 24b 16, traduction de J. Tricot, Librairie philosophique J. Vrin, 1973
75 Seconds analytiques 89b 20 : http://remacle.org/bloodwolf/philosophes/Aristote/analyt22gr.htm#21
76 Seconds analytiques, traduction de Pascale-Dominique Nau : http://docteurangelique.free.fr/

bibliotheque/complements/Aristotesecondsanalystiques.htm
77 Seconds analytiques 89b 36 : http://remacle.org/bloodwolf/philosophes/Aristote/analyt22gr.htm#21

78 Seconds analytiques, traduction de Pascale-Dominique Nau : http://docteurangelique.free.fr/

bibliotheque/complements/Aristotesecondsanalystiques.htm
79 Seconds analytiques 93a 16 : http://remacle.org/bloodwolf/philosophes/Aristote/analyt22gr.htm#85

80 Seconds analytiques, traduction de J. Barthélemy-Saint-HIlaire : http://remacle.org/bloodwolf/

philosophes/Aristote/analyt22.htm#85

36
Lorsqu’il commente ce texte à Expositio Posteriorum, lib. 2 l. 1 n. 6, Thomas d’Aquin
écrit :

«Sicut autem in II perihermeneias dicitur, enunciatio dupliciter formatur. Uno quidem modo, ex
nomine et verbo absque aliquo apposito, ut cum dicitur homo est ; alio modo, quando aliquid
tertium adiacet, ut cum dicitur homo est albus. Potest igitur quaestio formata referri, vel ad primum
modum enunciationis, et sic erit quasi quaestio simplex ; vel ad secundum modum, et sic erit
quaestio quasi composita, vel in numerum ponens, quia videlicet quaeritur de compositione
duorum.» 81

«Mais tout comme on le dit au deuxième livre du Périherménéias, il y a deux manières de former
l’énonciation. La première manière, c’est à partir du nom et du verbe, sans aucune apposition,
comme lorsqu’on dit que l’homme existe ; la deuxième manière c’est quand on inclut un troisième
élément, comme lorsqu’on dit que l’homme est blanc. La question que l’on forme peut donc se
rapporter soit à la première manière de former l’énonciation et alors la question sera simple; mais
si elle se rapporte à la deuxième manière, alors la question sera comme composée ou posée en
une pluralité de termes parce qu’elle portera sur la composition de deux termes.» 82

Les quatre sortes de question formulées dans cet ordre : si la chose existe, ce qu’elle
est, le fait, le pourquoi, et leurs réponses respectives, peuvent donc se notifier ainsi :
1. Est-ce ? C’est.
2. Qu’est-ce ? C’est ceci.
3. Ceci est-il cela ? Ceci est cela.
4. Pourquoi ceci est-il cela ? Parce qu’il est ceci.

Dans la première réponse, l’accent est mis sur le «est». Dans la seconde, sur le «quoi»
du «ce», sur sa quiddité. Dans la troisième, sur «est cela». Dans la quatrième, sur le
«quoi» du «ceci», ce qui fut dit dans la seconde. On en détaille le modus inquirendi —
qui module les questions — pertinent à cette recherche d’un modus intelligendi — qui
module les réponses contenant un modus prædicandi — comme suit :
5. Ce est-il ? Ce est.
6. Quoi est ce ? Ce est ceci.
7. Ce-ci est-il ce-la ? Ce-ci est ce-la.
8. Pour quoi ce-ci est-il ce-la ? Pour le quoi de ce qui est ce-ci.

81Expositio Posteriorum, lib. 2 l. 1 n. 6 http://docteurangelique.free.fr/livresformatweb/philosophie/


commentaireSecondsAnalytiquesSP.htm#_Toc536727768
82Commentaire de Saint-Thomas d’Aquin aux Seconds Analytiques d’Aristote, Traduction de Serge
Pronovost : http://docteurangelique.free.fr/livresformatweb/philosophie/
commentaireSecondsAnalytiquesSP.htm#_Toc536727768

37
Rendu à ce point, par rapport au chapitre 3 de l’ouvrage intitulé Catégories où Aristote
propose une théorie du prédicat, il convient de se demander comment se situe la thèse
qu’Aristote expose à Seconds analytiques 96b 25 en ces termes : «τὸ ὂν ὑπάρχει τῇ
τριάδι, ἀλλὰ καὶ μὴ ἀριθμῷ», thèse que Thomas d’Aquin commente Expositio
Posteriorum, lib. 2 l. 13 n. 3.

«Τὸ ὂν ὑπάρχει…» est-il un prédicat ?

La question s’énonce comme suit : est-ce que «τὸ ὂν ὑπάρχει…» se dit d’un sujet et
est dans un sujet, ou est-ce que «τὸ ὂν ὑπάρχει…» se dit d’un sujet, et n’est pas dans
un sujet ? La réponse viendra à la toute fin de la recherche. 83 Le texte du chapitre 3
auquel il est fait ici référence se lit ainsi :

«Τῶν ὄντων τὰ μὲν καθ´ ὑποκειμένου τινὸς λέγεται, ἐν ὑποκειμένῳ δὲ οὐδενί ἐστιν, οἷον
ἄνθρωπος καθ´ ὑποκειμένου μὲν λέγεται τοῦ τινὸς ἀνθρώπου, ἐν ὑποκειμένῳ δὲ οὐδενί
ἐστιν· τὰ δὲ ἐν ὑποκειμένῳ μέν ἐστι, καθ´ ὑποκειμένου δὲ οὐδενὸς λέγεται, —ἐν
ὑποκειμένῳ δὲ λέγω ὃ ἔν τινι μὴ ὡς μέρος ὑπάρχον ἀδύνατον χωρὶς εἶναι τοῦ ἐν ᾧ ἐστίν, —
οἷον ἡ τὶς γραμματικὴ ἐν ὑποκειμένῳ μέν ἐστι τῇ ψυχῇ, καθ´ ὑποκειμένου δὲ οὐδενὸς
λέγεται, καὶ τὸ τὶ λευκὸν ἐν ὑποκειμένῳ μέν ἐστι τῷ σώματι, — ἅπαν γὰρ χρῶμα ἐν σώματι,
— καθ´ ὑποκειμένου δὲ οὐδενὸς λέγεται· τὰ δὲ καθ´ ὑποκειμένου τε [2a] λέγεται καὶ ἐν
ὑποκειμένῳ ἐστίν, οἷον ἡ ἐπιστήμη ἐν ὑποκειμένῳ μέν ἐστι τῇ ψυχῇ, καθ´ ὑποκειμένου δὲ
λέγεται τῆς γραμματικῆς· τὰ δὲ οὔτε ἐν ὑποκειμένῳ ἐστὶν οὔτε καθ´ ὑποκειμένου λέγεται,
οἷον ὁ τὶς ἄνθρωπος ἢ ὁ τὶς ἵππος, —οὐδὲν γὰρ τῶν τοιούτων οὔτε ἐν ὑποκειμένῳ ἐστὶν
οὔτε καθ´ ὑποκειμένου λέγεται·— ἁπλῶς δὲ τὰ ἄτομα καὶ ἓν ἀριθμῷ κατ´ οὐδενὸς
ὑποκειμένου λέγεται, ἐν ὑποκειμένῳ δὲ ἔνια οὐδὲν κωλύει εἶναι· ἡ γὰρ τὶς γραμματικὴ τῶν
ἐν ὑποκειμένῳ.» 84

«Parmi les êtres, les uns sont affirmés d’un sujet, tout en n’étant dans aucun sujet : par exemple,
homme est affirmé d’un sujet, savoir d’un certain homme, mais il n’est dans aucun sujet. D’autres
sont dans un sujet, mais ne sont affirmés d’aucun sujet (par dans un sujet, j’entends ce qui, ne se
trouvant pas dans un sujet comme sa partie, ne peut être séparé de ce en quoi il est)  : par
exemple, une certaine science grammaticale existe dans un sujet, savoir dans l’âme, mais elle
n’est affirmée d’aucun sujet ; et une certaine blancheur existe dans un sujet, savoir dans le corps
(car toute couleur est dans un corps), et pourtant elle n’est affirmée d’aucun sujet. D’autres êtres `
sont à la fois affirmés d’un sujet et dans un sujet : par exemple, la Science est dans un sujet, savoir
dans l’âme, et elle est aussi affirmée d’un sujet, la grammaire. D’autres êtres enfin ne sont ni dans
un sujet, ni affirmés d’un sujet, par exemple cet homme, ce cheval, car aucun être de cette nature
n’est dans un sujet, ni affirmé d’un sujet. Et, absolument parlant, les individus et ce qui est
numériquement un ne sont jamais affirmés d’un sujet ; pour certains toutefois rien n’empêche qu’ils

83 Page 59
84 Catégories 1a 20 : http://remacle.org/bloodwolf/philosophes/Aristote/categories.htm#III

38
ne soient dans un sujet, car une certaine science grammaticale est dans un sujet [mais n’est
affirmée d’aucun sujet].» 85

La définition du verbe exposée plus haut se lit ainsi : «Ῥῆμα ἔστι δὲ τῶν καθ´ ἑτέρου
λεγομένων σημεῖον.» «Le verbe indique toujours quelque chose d’affirmé de quelque
chose.» Il s’ensuit que le prédicat se dit d’un sujet, et que le non-prédicat ne se dit pas
d’un sujet. Au texte de Catégories, la distribution des divers cas se présente comme
suit :
1. le prédicat se dit d’un sujet, et est dans un sujet ;
2. le prédicat se dit d’un sujet, et n’est pas dans un sujet ;
3. le non-prédicat ne se dit pas d’un sujet, et est dans un sujet ;
4. le non-prédicat ne se dit pas d’un sujet, et n’est pas dans un sujet.

Si on introduit les exemples que donne Aristote, la distribution des divers cas se lit
comme suit :
5. le prédicat se dit d’un sujet, et est dans un sujet : science est dit d’un sujet, la
grammaire, et est dans un sujet, savoir dans l’âme ;
6. le prédicat se dit d’un sujet, et n’est pas dans un sujet : homme est dit d’un
sujet, savoir d’un certain homme, mais il n’est dans aucun sujet ;
7. le non-prédicat ne se dit pas d’un sujet, et est dans un sujet : une certaine
blancheur n’est dite d’aucun sujet, et est dans un sujet, savoir dans le corps
(car toute couleur est dans un corps) ;
8. le non-prédicat ne se dit pas d’un sujet, et n’est pas dans un sujet : cet homme,
ce cheval, les individus et ce qui est numériquement un ne sont jamais dits
d’un sujet ; pour certains toutefois rien n’empêche qu’ils ne soient dans un
sujet, car une certaine science grammaticale est dans un sujet [mais n’est dite
d’aucun sujet].

L’expression «dans un sujet», au texte cité plus haut, est ainsi définie : «ἐν
ὑποκειμένῳ δὲ λέγω ὃ ἔν τινι μὴ ὡς μέρος ὑπάρχον ἀδύνατον χωρὶς εἶναι τοῦ ἐν
ᾧ ἐστίν» ; «par dans un sujet, j’entends ce qui, ne se trouvant pas dans un sujet

85Catégories 1a 20, traduction de Pascale-Dominique Nau : http://docteurangelique.free.fr/bibliotheque/


complements/AristoteCategories.htm

39
comme sa partie, ne peut être séparé de ce en quoi il est». Il s’impose de bien
remarquer que l’expression «dans un sujet» est un nom défini ; si elle était un verbe
défini, on l’écrirait comme suit : «est dans un sujet» ; si elle était un verbe indéfini, on
l’écrirait comme suit : «n’est pas dans un sujet».

Si on reporte la définition de l’expression «dans un sujet» dans la distribution des divers


cas de prédicat établie plus haut, on obtient :
1. le prédicat se dit d’un sujet, et est ce qui, ne se trouvant pas dans un sujet
comme sa partie, ne peut être séparé de ce en quoi il est ;
2. le prédicat se dit d’un sujet, et n’est pas ce qui, ne se trouvant pas dans un
sujet comme sa partie, ne peut être séparé de ce en quoi il est ;
3. le non-prédicat ne se dit pas d’un sujet, et est ce qui, ne se trouvant pas dans
un sujet comme sa partie, ne peut être séparé de ce en quoi il est ;
4. le non-prédicat ne se dit pas d’un sujet, et n’est pas ce qui, ne se trouvant pas
dans un sujet comme sa partie, ne peut être séparé de ce en quoi il est.

On ne peut pas manquer de voir que la définition du nom défini «dans un sujet» pose
un problème lorsqu’elle est formulée en français : «par dans un sujet (ἐν ὑποκειμένῳ
δὲ), j’entends ce qui (λέγω ὃ ἔν τινι), ne se trouvant pas dans un sujet comme sa
partie (μὴ ὡς μέρος), ne peut être séparé de ce en quoi il est (ὑπάρχον ἀδύνατον
χωρὶς εἶναι τοῦ ἐν ᾧ ἐστίν)». Comment ce qui ne se trouve pas dans un sujet comme
sa partie peut-il ne pas pouvoir être séparé de ce en quoi il est ? Dans quoi est-il ?

Aristote n’a pas manqué de le voir dans la version grecque puisqu’il écrit :

«Μὴ ταραττέτω δὲ ἡμᾶς τὰ μέρη τῶν οὐσιῶν ὡς ἐν ὑποκειμένοις ὄντα τοῖς ὅλοις, μή ποτε
ἀναγκασθῶμεν οὐκ οὐσίας αὐτὰ φάσκειν εἶναι· οὐ γὰρ οὕτω τὰ ἐν ὑποκειμένῳ ἐλέγετο τὰ
ὡς μέρη ὑπάρχοντα ἔν τινι.» 86

«Ne soyons donc pas troublés du fait que les parties des substances sont dans le tout comme
dans un sujet, avec la crainte de nous trouver alors dans la nécessité d’admettre que ces parties
ne sont pas des substances. Quand nous avons dit que les choses sont dans un sujet, nous
n’avons pas entendu par là que c’est à la façon dont les parties sont contenues dans le tout.» 87

86Catégories 3a 30 : http://remacle.org/bloodwolf/philosophes/Aristote/categories.htm#III
87Catégories 3a 30, traduction de Pascale-Dominique Nau : http://docteurangelique.free.fr/bibliotheque/
complements/AristoteCategories.htm

40
Le problème se résout avec une distinction, dit Aristote. «Les parties des substances
sont dans le tout comme dans un sujet». Ce qui est dans un sujet n’y est pas «à la
façon dont les parties sont contenues dans le tout». Pour le moment, la distinction
demeure obscure. Une exploration du chapitre 5 de Catégories, qui porte sur la
substance, permettra peut-être de la dissiper.

Le chapitre 5 de Catégories, qui porte sur la substance, introduit une distinction entre la
substance première et la substance seconde. À propos de cette distinction, Thomas
d’Aquin écrit :

«De potentia, q. 9 a. 2 ad 6.  Ad sextum dicendum quod, cum dividitur substantia in primam et
secundam, non est divisio generis in species,- cum nihil contineatur sub secunda substantia quod
non sit in prima,- sed est divisio generis secundum diversos modos essendi. Nam secunda
substantia significat naturam generis secundum se absolutam ; prima vero substantia significat
eam ut individualiter subsistentem. Unde magis est divisio analogi quam generis. Sic ergo persona
continetur quidem in genere substantiae, licet non ut species, sed ut specialem modum existendi
determinans.» 88

«6. Quand la substance est divisée en première et seconde, ce n'est pas une division du genre en
espèce — puisque rien n'est contenu sous la substance seconde qui ne soit dans la substance
première — mais c'est une division du genre selon les diverses manières d’être (modos essendi).
Car la substance seconde signifie la nature absolue du genre en soi ; mais la substance première
signifie celle-ci en tant qu’elle subsiste individuellement. C'est pourquoi c'est plus une division de
l’analogue que du genre. Ainsi donc la personne est contenue dans le genre de la substance, bien
qu'elle n’y soit pas comme espèce, mais comme ce qui détermine un mode spécial d’existence.» 89

Il convient de ne pas confondre «individuel» et «singulier» : «Ainsi il y a un individu,


pour autant qu’il est indivis en lui-même, mais un singulier, pour autant qu’il est divisé
des autres. Aussi ‘singulier’ est-il la même chose que ‘divis’.» 90 , écrit Thomas d’Aquin.
La substantia prima est un sujet particulier dont est prédiqué l’universel qu’est la
substantia secunda qui, elle, «signifie la nature absolue du genre». La substantia prima
«signifie [la nature du genre] en tant qu’elle subsiste individuellement».

88 De potentia, q. 9 a. 2 ad 6 : http://docteurangelique.free.fr/bibliotheque/questionsdisputees/
questionsdiputeessurlapuissancedieulatinfra.htm
89 De potentia, traduction et notes par Raymond BERTON : http://docteurangelique.free.fr/bibliotheque/

questionsdisputees/questionsdiputeessurlapuissancedieulatinfra.htm
90 Super Sent., lib. 3 d. 6 q. 1 a. 1 qc. 1 co. ; http://docteurangelique.free.fr/bibliotheque/sommes/

SENTENCES3.htm

41
La nature singulière, en tant que singulière, est nommée avec le mot «suppôt». Dans
son ouvrage intitulé Métaphysique, à 105a 30, Aristote l’appelle «ἀριθμῷ τὸ καθ'
ἕκαστον ἀδιαίρετον», que John P. Rowan traduit par «singular thing» 91 :

«Τὰ μὲν δὴ οὕτως ἓν ᾗ συνεχὲς ἢ ὅλον, τὰ δὲ ὧν ἂν ὁ λόγος [30] εἷς ᾖ, τοιαῦτα δὲ ὧν ἡ


νόησις μία, τοιαῦτα δὲ ὧν ἀδιαίρετος, ἀδιαίρετος δὲ τοῦ ἀδιαιρέτου εἴδει ἢ ἀριθμῷ· ἀριθμῷ
μὲν οὖν τὸ καθ' ἕκαστον ἀδιαίρετον, εἴδει δὲ τὸ τῷ γνωστῷ καὶ τῇ ἐπιστήμῃ, ὥσθ' ἓν ἂν εἴη
πρῶτον τὸ ταῖς οὐσίαις αἴτιον τοῦ ἑνός.» 92

«817. Et d'autres choses ne font qu'un si leur structure intelligible est une; et tels sont ceux dont le
concept est un, c'est-à-dire dont le concept est indivisible; et il est indivisible si la chose est
indivisible spécifiquement ou numériquement. Or, ce qui est numériquement indivisible est ce qui
est singulier, et ce qui est spécifiquement indivisible est ce qui est connaissable et fait l’objet de
connaissances scientifiques. Par conséquent, quelle que soit la cause de l'unité des substances,
celle-ci doit être une au sens premier.» (traduit de l’anglais) 93

«L’unité des substances» est prise «au sens premier», i.e. au sens où «le concept est
un». Dans le commentaire qu’il en fait, Thomas d’Aquin écrit :

«Quod quidem contingit dupliciter. Aut quia apprehensio indivisibilis est eius quod est unum specie,
aut eius quod est unum numero. Numero quidem indivisibile est ipsum singulare, quod non potest
praedicari de multis. Specie autem unum, est indivisibile, quod est unum secundum scientiam et
notitiam. Non enim in diversis singularibus est aliqua natura una numero, quae possit dici species.
Sed intellectus apprehendit ut unum id in quo omnia inferiora conveniunt. Et sic in apprehensione
intellectus, species fit indivisibilis, quae realiter est diversa in diversis individuis.»

La traduction de John P. Rowan se lit comme suit :

«Cela peut être le cas pour deux raisons : soit parce que l'objet indivis appréhendé est
spécifiquement un, soit parce qu'il en est numériquement un. Or, ce qui est indivis numériquement
est la chose singulière elle-même, qui ne peut être prédiquée de plusieurs choses; et ce qui est
spécifiquement est indivis parce que c'est un objet unique de science et de connaissance. Car
dans les choses singulières distinctes, il n'y a pas de nature numériquement une qui puisse être
appelée une espèce, mais l'intellect appréhende comme un l'attribut dans lequel tous les singuliers

91 L’étymologie du mot «thing» révèle que ce terme est voisin de «being», en français «étant». https://
www.etymonline.com/word/thing
92 Commentary On The Metaphysics, traduction de John P. Rowan : https://dhspriory.org/thomas/

Metaphysics10.htm
93 «817. And other things are one if their intelligible structure is one; and such are those whose concept

is one, that is, whose concept is indivisible; and it is indivisible if the thing is specifically or numerically
indivisible. Now what is numerically indivisible is the singular thing, and what is specifically indivisible is
what is knowable and is the object of scientific knowledge. Hence whatever causes the unity of
substances must be one in the primary sense.»

42
s'accordent. De ce fait, l’espèce, qui est en réalité distincte d’individus distincts, devient indivis
quand elle est appréhendée par l’intellect.» (traduit de l’anglais ) 94

Le singulier est incomparable. La connaissance sensitive le connaît. La connaissance


intellective ne le connaît pas directement puisqu’il est incomparable à quoi que soit
d’autre. La connaissance intellective connaît directement le comparable, la
ressemblance impliquée, qui est un tout intelligible, et les ressemblants à titre de parties
subjectives dont le tout intelligible est prédicable. Les ressemblants, à titre de parties du
tout intelligible, prennent le nom de «particuliers», ce qui fait dire à Thomas d’Aquin
que  : «rien n'est contenu sous la substance seconde qui ne soit dans la substance
première». À ce titre, la connaissance intellective, qui connaît directement un tel
particulier, parvient à connaître un singulier, mais de manière oblique. 95

Le suppôt singulier dont est prédiquée la substance seconde universelle est ainsi
qualifié comme substance première particulière. Thomas d’Aquin l’exprime comme suit :

«Respondeo dicendum, quod in quolibet nomine est duo considerare: scilicet id a quo imponitur
nomen, quod dicitur qualitas nominis; et id cui imponitur, quod dicitur substantia nominis: et nomen,
proprie loquendo, dicitur significare formam sive qualitatem, a qua imponitur nomen; dicitur vero
supponere pro eo cui imponitur.» 96

«En tout nom, il faut considérer deux choses : ce à partir de quoi le nom est imposé, qu’on appelle
la qualité du nom ; ce à quoi le nom est imposé, qu’on appelle la substance du nom. On dit que le
nom, à proprement parler, signifie la forme ou la qualité à partir de laquelle le nom est imposé  ;
mais on dit qu’il joue le rôle de suppôt pour ce à quoi il est imposé.» 97

94 «1930. This can be so for two reasons: either because the undivided, object apprehended is
specifically one, or (4) because it is numerically one. Now what is numerically undivided is the singular
thing itself, which cannot be predicated of many things; and what is specifically one is undivided
because it is a single object of knowledge and acquaintance. For in distinct singular things there is no
nature numerically one which can be called a species, but the intellect apprehends as one that attribute
in which all singulars agree. Hence the species, which is distinct in distinct individuals in reality, becomes
undivided when apprehended by the intellect. »
95 Somme théologique, Ia Q. 86 Art. 1 : «Notre intelligence ne peut connaître directement et

premièrement le singulier dans les réalités matérielles. (…) Mais indirectement, et par une sorte de
réflexion, elle peut connaître le singulier. (…) Ainsi donc, elle connaît directement l’universel au moyen de
l’espèce intelligible, et indirectement les singuliers d’où proviennent les images. Et de cette manière, elle
forme cette proposition " Socrate est homme.»
96 Super Sent., lib. 3 d. 6 q. 1 a. 3 co. : http://docteurangelique.free.fr/bibliotheque/sommes/

SENTENCES3.htm
97 Commentaire des Sentences de Pierre Lombard traduction par Jacques Ménard : http://

docteurangelique.free.fr/bibliotheque/sommes/SENTENCES3.htm

43
À la Somme théologique, Thomas d’Aquin fait aussi une distinction entre le suppôt, et la
nature ou l’essence, en ces termes :

«In rebus compositis ex materia et forma, necesse est quod differant natura vel essentia et
suppositum. Quia essentia vel natura comprehendit in se illa tantum quae cadunt in definitione
speciei, sicut humanitas comprehendit in se ea quae cadunt in definitione hominis, his enim homo
est homo, et hoc significat humanitas, hoc scilicet quo homo est homo. Sed materia individualis,
cum accidentibus omnibus individuantibus ipsam, non cadit in definitione speciei, non enim cadunt
in definitione hominis hae carnes et haec ossa, aut albedo vel nigredo, vel aliquid huiusmodi. Unde
hae carnes et haec ossa, et accidentia designantia hanc materiam, non concluduntur in
humanitate. Et tamen in eo quod est homo, includuntur, unde id quod est homo, habet in se aliquid
quod non habet humanitas. Et propter hoc non est totaliter idem homo et humanitas, sed
humanitas significatur ut pars formalis hominis; quia principia definientia habent se formaliter,
respectu materiae individuantis. In his igitur quae non sunt composita ex materia et forma, in
quibus individuatio non est per materiam individualem, idest per hanc materiam, sed ipsae formae
per se individuantur, oportet quod ipsae formae sint supposita subsistentia. Unde in eis non differt
suppositum et natura.» 98

«Pour le comprendre, il faut savoir que dans les choses composées de matière et de forme, il y a
nécessairement distinction entre la nature ou essence d’une part, et le suppôt de l’autre. En effet,
la nature ou essence comprend seulement ce qui est contenu dans la définition de l’espèce ; ainsi
l’humanité comprend seulement ce qui est inclus dans la définition de l’homme, car c’est par cela
même que l’homme est homme, et c’est cela que signifie le mot humanité : à savoir ce par quoi
l’homme est homme. Mais la matière individuelle, comprenant tous les accidents qui
l’individualisent, n’entre pas dans la définition de l’espèce ; car on ne peut introduire dans la
définition de l’homme cette chair, ces os, la blancheur, la noirceur, etc. ; donc, cette chair, ces os et
les accidents qui circonscrivent cette matière ne sont pas compris dans l’humanité, et cependant ils
appartiennent à cet homme-ci. Il s’ensuit que l’individu humain a en soi quelque chose que n’a pas
l’humanité. En raison de cela, l’humanité ne dit pas le tout d’un homme, mais seulement sa partie
formelle, car les éléments de la définition se présentent comme informant la matière, d’où provient
l’individuation. Mais dans les êtres qui ne sont pas composés de matière et de forme, qui ne tirent
pas leur individuation d’une matière individuelle, à savoir telle matière, mais où les formes sont
individualisées par elles-mêmes, les formes doivent être elles-mêmes les suppôts subsistants, de
sorte que là le suppôt ne se distingue pas de la nature.» 99

Thomas d’Aquin complète son exposé de la distinction entre le suppôt et la nature ou


l’essence en comparant l’ipsum esse rei et son essentia, comme suit :

«Primo quidem, quia quidquid est in aliquo quod est praeter essentiam eius, oportet esse
causatum vel a principiis essentiae, sicut accidentia propria consequentia speciem, ut risibile
consequitur hominem et causatur ex principiis essentialibus speciei; vel ab aliquo exteriori, sicut
calor in aqua causatur ab igne. Si igitur ipsum esse rei sit aliud ab eius essentia, necesse est quod
esse illius rei vel sit causatum ab aliquo exteriori, vel a principiis essentialibus eiusdem rei.
Impossibile est autem quod esse sit causatum tantum ex principiis essentialibus rei, quia nulla res

98ST Iª q. 3 a. 3 co. : http://www.corpusthomisticum.org/sth1003.html#28342


99 ST Iª q. 3 a. 3 co. : http://docteurangelique.free.fr/bibliotheque/sommes/
1sommetheologique1apars.htm#_Toc484618162

44
sufficit quod sit sibi causa essendi, si habeat esse causatum. Oportet ergo quod illud cuius esse
est aliud ab essentia sua, habeat esse causatum ab alio.» 100

«Ce que l’on trouve dans un étant (quidquid est in aliquo), outre son essence (praeter essentiam
eius), est nécessairement causé (oportet esse causatum), soit qu’il résulte des principes mêmes
constitutifs de l’essence (a principiis essentiae), comme les attributs propres de l’espèce : ainsi le
rire appartient à l’homme en raison des principes essentiels de son espèce ; soit qu’il vienne de
l’extérieur (ab aliquo exteriori), comme la chaleur de l’eau est causée par le feu. Donc, si
l’existence même d’une chose (ipsum esse rei) est autre que son essence (aliud ab eius essentia),
elle est causée nécessairement (necesse est quod esse illius rei) soit par un agent extérieur (sit
causatum ab aliquo exteriori), soit par les principes essentiels de cette chose (a principiis
essentialibus eiusdem rei). Mais il est impossible (Impossibile est autem), lorsqu’il s’agit de
l’existence (quod esse), qu’on la dise causée par les seuls principes essentiels de la chose (sit
causatum tantum ex principiis essentialibus rei), car aucune chose n’est capable de se donner
l’existence (nulla res sufficit quod sit sibi causa essendi), si cette existence dépend d’une cause
(habeat esse causatum). Il faut donc que l’étant dont l’existence est autre que son essence
(Oportet ergo quod illud cuius esse est aliud ab essentia sua), reçoive son existence d’un autre
étant (habeat esse causatum ab alio).» 101

Dans le chapitre 5 de Catégories, les extraits 102 d’où ressortent les propriétés les plus
pertinentes au propos de la recherche en cours sont les suivants :

a) la substance première est un individu déterminé ; elle n’est ni dite d’un sujet ni
dans un sujet, ce pourquoi elle n’est pas prédicable de plusieurs, et n’apparaît jamais
dans un prédicat :

[2a 10] La substance, au sens le plus fondamental, premier et principal du terme, c’est ce qui
n’est ni affirmé d’un sujet, ni dans un sujet  : par exemple, l’homme individuel ou le cheval
individuel. [2b 5] Il en résulte que tout le reste ou bien est affirmé des substances premières
prises comme sujets, ou bien est inhérent à ces sujets eux-mêmes. Faute donc par ces
substances premières d’exister, aucune autre chose ne pourrait exister. [2b 15] De plus, les
substances premières, par le fait qu’elles sont le substrat de tout le reste et que tout le reste en
est affirmé ou se trouve en elles, sont pour cela appelées substances par excellence. [3a 6] Le
caractère commun à toute substance, c’est de n’être pas dans un sujet. La substance première,
elle, n’est pas, en effet, dans un sujet et elle n’est pas non plus attribut d’un sujet. [3b 10] Toute
substance semble bien signifier un être déterminé. En ce qui concerne les substances
premières, il est incontestablement vrai qu’elles signifient un être déterminé, car la chose
exprimée est un individu et une unité numérique. [3a 33] Le caractère des substances secondes
aussi bien que des différences, c’est d’être dans tous les cas attribuées dans, un sens
synonyme, car toutes leurs prédications ont pour sujets soit des individus, soit des espèces. Il
est vrai que la substance première ne peut nullement être prédicat, puisqu’elle n’est elle-même
affirmée d’aucun sujet.

100Corpus thomisticum, ST Iª q. 3 a. 4 co. : http://www.corpusthomisticum.org/sth1003.html#28351


101 Somme théologique, traduction des Éditions du Cerf : http://docteurangelique.free.fr/bibliotheque/
sommes/1sommetheologique1apars.htm#_Toc484618163
102 Catégories, traduction de Pascale-Dominique Nau : http://docteurangelique.free.fr/bibliotheque/

complements/AristoteCategories.htm ; légèrement modifiée à 3a 33 selon la traduction de E. M. Edghill


disponible à : http://classics.mit.edu/Aristotle/categories.1.1.html

45
b) la substance seconde est une espèce (genre, différence), donc un universel
servant à exprimer l’essence définie d’une substance première ; elle est dite d’un
sujet qui n’est pas un comme la substance première est une 103, et n’est dans aucun
sujet :

[2a 14] Mais on appelle substances secondes les espèces dans lesquelles les substances
prises au sens premier sont contenues, et aux espèces il faut ajouter les genres de ces
espèces : par exemple, l’homme individuel rentre dans une espèce, qui est l’homme, et le genre
de cette espèce est l’animal. On désigne donc du nom de secondes ces dernières substances,
savoir l’homme et l’animal. [3a 6] Le caractère commun à toute substance, c’est de n’être pas
dans un sujet. (…) Quant aux substances secondes, il est clair (…) qu’elles ne sont pas dans
un sujet. [3b 10] Toute substance semble bien signifier un être déterminé. (…) Pour les
substances secondes, aussi, on pourrait croire, en raison de la forme même de leur appellation,
qu’elles signifient un être déterminé, quand nous disons, par exemple, homme ou animal. Et
pourtant ce n’est pas exact : de telles expressions signifient plutôt une qualification, car le sujet
n’est pas un comme dans le cas de la substance première  ; en réalité, homme est attribué à
une multiplicité, et animal également. [3a 27] C’est donc avec raison qu’à la suite des
substances premières, seuls de tout le reste les espèces et les genres sont appelés substances
secondes, car de tous les prédicats ils sont les seuls à exprimer la substance première. [3a 33]
Le caractère des substances secondes aussi bien que des différences, c’est d’être dans tous
les cas attribuées dans, un sens synonyme, car toutes leurs prédications ont pour sujets soit
des individus, soit des espèces. Il est vrai que la substance première ne peut nullement être
prédicat, puisqu’elle n’est elle-même affirmée d’aucun sujet.

À cet étape de la recherche en cours, il convient aussi de repérer les traits propres à la
substance première dans le texte grec écrit par Aristote, comme suit :

1. «[2b 5] Il en résulte que tout le reste ou bien est affirmé des substances premières prises
comme sujets, ou bien est inhérent à ces sujets eux-mêmes. Faute donc par ces substances
premières d’exister, aucune autre chose ne pourrait exister. — πάντα aγὰρ τὰ ἄλλα ἤτοι καθ´
ὑποκειμένων τούτων λέγεται ἢ ἐν ὑποκειμέναις αὐταῖς ἐστίν· ὥστε μὴ οὐσῶν τῶν πρώτων
οὐσιῶν ἀδύνατον τῶν ἄλλων τι εἶναι.»

il s’impose de remarquer le «τι εἶναι», qui rappelle le «εἰ ἔστι, τί ἐστιν» des
Seconds analytiques : est-ce ? ; qu’est-ce ? ;

2. «[2b 15] De plus, les substances premières, par le fait qu’elles sont le substrat de tout le reste et
que tout le reste en est affirmé ou se trouve en elles, sont pour cela appelées substances par
excellence. — Ἔτι αἱ πρῶται οὐσίαι διὰ τὸ τοῖς ἄλλοις ἅπασιν ὑποκεῖσθαι καὶ πάντα τὰ ἄλλα
κατὰ τούτων κατηγορεῖσθαι ἢ ἐν ταύταις εἶναι διὰ τοῦτο μάλιστα οὐσίαι λέγονται·»

il s’impose de remarquer le «ἅπασιν ὑποκεῖσθαι καὶ πάντα τὰ ἄλλα κατὰ


τούτων κατηγορεῖσθαι» qui engage la question «τί ἐστιν», mais laisse
ouverte la question «εἰ ἔστι» ;

103 Car, il convient de ne pas confondre «individuel» et «singulier».

46
3. «[3a 6] Le caractère commun à toute substance, c’est de n’être pas dans un sujet. La substance
première, elle, n’est pas, en effet, dans un sujet et elle n’est pas non plus attribut d’un sujet.
Κοινὸν δὲ κατὰ πάσης οὐσίας τὸ μὴ ἐν ὑποκειμένῳ εἶναι. Ἡ μὲν γὰρ πρώτη οὐσία οὔτε καθ´
ὑποκειμένου λέγεται οὔτε ἐν ὑποκειμένῳ ἐστίν.»

il s’impose de remarquer le «οὔτε καθ´ ὑποκειμένου λέγεται οὔτε ἐν


ὑποκειμένῳ ἐστίν» de la substance première, qui la caractérise comme un
non-prédicat, alors que la substance seconde est un prédicat qui se dit d’un
sujet, le suppôt qualifiée en substance première, mais n’y est pas comme dans
un sujet ;

4. «[3a 33] Le caractère des substances secondes aussi bien que des différences, c’est d’être
dans tous les cas attribuées dans, un sens synonyme, car toutes leurs prédications ont pour sujets
soit des individus, soit des espèces. Il est vrai que la substance première ne peut nullement être
prédicat, puisqu’elle n’est elle-même affirmée d’aucun sujet. Ὑπάρχει δὲ ταῖς οὐσίαις καὶ ταῖς
διαφοραῖς τὸ πάντα συνωνύμως ἀπ´ αὐτῶν λέγεσθαι· πᾶσαι γὰρ αἱ ἀπὸ τούτων κατηγορίαι
ἤτοι κατὰ τῶν ἀτόμων κατηγοροῦνται ἢ κατὰ τῶν εἰδῶν. Ἀπὸ μὲν γὰρ τῆς πρώτης οὐσίας
οὐδεμία ἐστὶ κατηγορία, —κατ´ οὐδενὸς γὰρ ὑποκειμένου λέγεται·»

il s’impose de relever que la substance première ne peut jamais être dans un


verbe-prédicat, puisqu’elle n’est jamais affirmée d’un sujet ;
il s’impose aussi de remarquer le «συνωνύμως» que le traducteur rend par
«synonyme» ; or, Aristote définit le «συνώνυμα» comme suit :
«Συνώνυμα δὲ λέγεται ὧν τό τε ὄνομα κοινὸν καὶ ὁ κατὰ τοὔνομα λόγος τῆς οὐσίας ὁ
αὐτός, οἷον ζῷον ὅ τε ἄνθρωπος καὶ ὁ βοῦς·» 104
«D’autre part, on appelle «  synonyme  » ce qui a à la fois communauté de nom et identité de
notion. Par exemple, l’animal est à la fois l’homme et le bœuf.» 105 ;
quoiqu’il en soit, le «συνωνύμως» ne concerne précisément pas le «τὸ ὂν»,
qui n’est pas un genre (οὐ γένος τὸ ὄν) comme on le lira bientôt, et dont
Aristote dit :

«Οὕτω δὲ καὶ τὸ ὂν λέγεται πολλαχῶς μὲν ἀλλ' ἅπαν πρὸς μίαν ἀρχήν· τὰ μὲν γὰρ ὅτι
οὐσίαι, ὄντα λέγεται, τὰ δ' ὅτι πάθη οὐσίας, τὰ δ' ὅτι ὁδὸς εἰς οὐσίαν ἢ φθοραὶ ἢ
στερήσεις ἢ ποιότητες ἢ ποιητικὰ ἢ γεννητικὰ οὐσίας ἢ τῶν πρὸς τὴν οὐσίαν λεγομένων,
ἢ τούτων τινὸς ἀποφάσεις ἢ οὐσίας· διὸ καὶ τὸ μὴ ὂν εἶναι μὴ ὄν φαμεν.» 106

«C’est absolument de cette façon que le mot d’Être peut recevoir des acceptions multiples, qui
toutes cependant se rapportent à un seul et unique principe. Ainsi, Être se dit tantôt de ce qui
est une substance réelle, tantôt de ce qui n’est qu’un attribut de la substance, tantôt de ce qui
tend à devenir une réalité substantielle, tantôt des destructions, des négations, des propriétés
de la substance, tantôt de ce qui la fait ou la produit, tantôt de ce qui est en rapport purement
verbal avec elle, ou enfin de ce qui constitue des négations de toutes ces nuances de l’Être, ou

104 Catégories 1a 5 : http://remacle.org/bloodwolf/philosophes/Aristote/categories.htm#V


105 Catégories, traduction de Pascale-Dominique Nau : http://docteurangelique.free.fr/bibliotheque/
complements/AristoteCategories.htm
106 Métaphysique 1003b 5 : http://remacle.org/bloodwolf/philosophes/Aristote/metaphyque4gr.htm#22

47
des négations de l’Être lui-même. C’est même en ce dernier sens que l’on peut dire du Non-être
qu’il Est le Non-être.» 107

Quant à la substance seconde, pour les fins de la recherche en cours, il suffit de faire
ressortir le trait qui explique pourquoi elle est dite seconde, i.e. qu’elle est un universel
prédicable de plusieurs suppôts qui, ainsi, sont qualifiées comme substance première :

«Sententia Metaphysicae, lib. 7 l. 16 n. 11. Secundam rationem ponit ibi, amplius quod dicit quod
hoc ipsum quod est unum, non potest apud multa simul inveniri. Hoc enim est contra rationem
unius, si tamen ponatur aliquod unum per se existens ut substantia. Sed illud quod est commune,
est simul apud multa. Hoc enim est ratio communis, ut de multis praedicetur, et in multis existat.
Patet igitur quod unum quod est commune, non potest esse sic unum quasi una substantia. Et
ulterius palam est ex omnibus praedictis in hoc capitulo, quod nullum universale, nec ens, nec
unum, nec genera, nec species habent esse separatum praeter singularia.» 108

«1641. Il présente le deuxième raisonnement là [680] où il dit  : ¨ De plus ce qui ¨. Il dit que cela
même qui est un ne peut se retrouver simultanément dans plusieurs. Cela en effet est contraire à
la définition de l’un, si on entend cependant par là l’un qui existe par soi en tant que substance
[première]. Mais ce qui est commun se retrouve simultanément dans plusieurs. C’est là en effet la
définition de l’universel de pouvoir s’attribuer à plusieurs et d’exister dans plusieurs. Il est donc
clair que l’un qui est commun ne peut être un à la manière d’une substance [première]. Et par la
suite il est clair à partir de tout ce que nous avons dit dans ce chapitre qu’aucun universel, ni l’un
ni l’être, ni les genres ni les espèces ne peuvent exister séparément en dehors des [singuliers].» 109

La substance seconde est une ressemblance prédicable de plusieurs suppôts qui, du


fait de la présence en eux de cette ressemblance, sont des ressemblants, ce pourquoi
la substance seconde peut apparaître dans un verbe tel que : «est un homme.» Ce
texte d’Aristote suffit à l’exposition de cette thèse :

[3b 10] En ce qui concerne les substances premières, il est incontestablement vrai qu’elles
signifient un être déterminé, car la chose exprimée est un individu et une unité numérique. Pour les
substances secondes, aussi, on pourrait croire, en raison de la forme même de leur appellation,
qu’elles signifient un être déterminé, quand nous disons, par exemple, homme ou animal. Et
pourtant ce n’est pas exact  : de telles expressions signifient plutôt une qualification, car le sujet
n’est pas un comme dans le cas de la substance première ; en réalité, homme est attribué à une
multiplicité, et animal également. Πᾶσα δὲ οὐσία δοκεῖ τόδε τι σημαίνειν. Ἐπὶ μὲν οὖν τῶν
πρώτων οὐσιῶν ἀναμφισβήτητον καὶ ἀληθές ἐστιν ὅτι τόδε τι σημαίνει· ἄτομον γὰρ καὶ ἓν
ἀριθμῷ τὸ δηλούμενόν ἐστιν. Ἐπὶ δὲ τῶν δευτέρων οὐσιῶν φαίνεται μὲν ὁμοίως τῷ
σχήματι τῆς προσηγορίας τόδε τι σημαίνειν, ὅταν εἴπῃ ἄνθρωπον ἢ ζῷον· οὐ μὴν ἀληθές γε,

107 Métaphysique 1003b 5, traduction de Pascale-Dominique Nau : http://docteurangelique.free.fr/


bibliotheque/complements/Aristotemetaphysiquepascalenau2008.htm
108 Sententia Metaphysicae, lib. 7 l. 16 n. 11.  : http://docteurangelique.free.fr/bibliotheque/philosophie/

commentairemetaphysique.htm
109 Commentaire de saint Thomas d'Aquin du traité des métaphysiques d’Aristote, traduction par Serge

Pronovost, légèrement modifiée : http://docteurangelique.free.fr/bibliotheque/philosophie/


commentairemetaphysique.htm

48
ἀλλὰ μᾶλλον ποιόν τι σημαίνει, — οὐ γὰρ ἕν ἐστι τὸ ὑποκείμενον ὥσπερ ἡ πρώτη οὐσία,
ἀλλὰ κατὰ πολλῶν ὁ ἄνθρωπος λέγεται καὶ τὸ ζῷον·

Que révèle la revue des traits propres à la substance première, dans le texte grec écrit
par Aristote, et ce, pour la recherche en cours ? Elle révèle que la substance première
n’est ni affirmée d’un sujet, ni dans un sujet, comme c’est le cas pour l’homme
individuel, ou le cheval individuel.

Or, aux Seconds analytiques 92b 11, Aristote souligne que : «τὸ δὲ τί ἐστιν ἄνθρωπος
καὶ τὸ εἶναι ἄνθρωπον ἄλλο.» 110, là où il oppose ce qu’est l’homme à ce qui en
diffère, soit l’homme existe. Et, il ajoute : «τὸ δ' εἶναι οὐκ οὐσία οὐδενί· οὐ γὰρ γένος
τὸ ὄν. ἀπόδειξις ἄρ' ἔσται ὅτι ἔστιν.» «L’être (τὸ εἶναι ) n’est jamais la substance
(οὐσία) de quoi que ce soit (οὐδενί), puisqu’il n’est pas un genre (οὐ γένος τὸ ὄν). La
démonstration (ἀπόδειξις) sera (ἔσται) donc (ἄρ') du fait (ὅτι ἔστιν)» ; il s’agit du fait
que l’homme est. Il est évident qu’une telle démonstration exige plus que l’emploi d’une
copule. Elle exige un verbe tel que : «est homme».

«Τὸ ὂν ὑπάρχει…» se prédique-t-il du suppôt ?

La démonstration ὅτι ἔστιν ici évoquée, démonstration du fait, est la réponse qui se
greffe à la troisième des quatre sortes de question  formulables dans cet ordre : si la
chose existe, ce qu’elle est, le fait, le pourquoi :
1. Est-ce ? C’est. (εἰ ἔστι)
2. Qu’est-ce ? C’est ceci. (τί ἐστιν)
3. Ceci est-il cela ? Ceci est cela. (τὸ ὅτι)
4. Pourquoi ceci est-il cela ? Parce qu’il est ceci. (τὸ διότι)

Cependant, elle se réduit à la première. En effet, il s’agit de démontrer que la substance


est (existe) selon le verbe : «est substance». Ainsi formulé, la proposition qui contient
ce verbe : «est substance» se formule ainsi : «Cet étant est substance.» Cette dernière
proposition implique une autre proposition qui lui est antérieure : «Le suppôt est.»,
proposition qui signifie que le suppôt est un étant. Et la question dont la réponse est :

110 Seconds analytiques 92b 11, http://remacle.org/bloodwolf/philosophes/Aristote/analyt22gr.htm#VII

49
«Le suppôt est.» peut se formuler avec l’expression «τὸ ὂν ὑπάρχει», et ce, à titre de
prédicat, alors que le nom-sujet est «suppôt», comme suit : «Est-ce que τὸ ὂν ὑπάρχει
au suppôt ?»

On est ainsi appelé à distinguer le suppôt lui-même (ceci) et son acte d’être (cela). Or,
comme on l’a vu plus haut : «Être (esse) est l’acte (actus) d’un sujet quelconque
(alicujus) en tant qu’il est (ut quod est) ; et il l’est (est) d’un sujet quelconque (alicujus)
en tant que ¨ce par quoi¨ il est (ut quo est), c’est-à-dire (scilicet) ce par quoi il est
nommé (quo denominatur esse).» 111 Il s’ensuit que la réponse à la question : «Est-ce
que τὸ ὂν ὑπάρχει au suppôt ?» est : «Τὸ ὂν ὑπάρχει au suppôt.»

S’exprimant dans le cadre d’un désaccord qui l’oppose à Avicenne, Thomas d’Aquin
traite du Un «qui se convertit avec l’être» et de cet Être, en ces termes :

«Sententia Metaphysicae, lib. 4 l. 2 n. 11 Sed in primo quidem non videtur dixisse recte. Esse enim
rei quamvis sit aliud ab eius essentia, non tamen est intelligendum quod sit aliquod superadditum
ad modum accidentis, sed quasi constituitur per principia essentiae. Et ideo hoc nomen ens quod
imponitur ab ipso esse, significat idem cum nomine quod imponitur ab ipsa essentia.» 112

«558. Mais pour ce qui est de l’être il [Avicenne] ne semble pas avoir parlé avec justesse. Bien que
l’être (esse) d’une réalité (rei) soit en effet distinct de son essence, il ne doit cependant pas être
compris comme une forme qui s’y ajoute à la manière d’un accident, mais comme étant constitué
par les principes de l’essence. Et c’est pourquoi ce nom étant (ens) qui est imposé par l’être lui-
même (ab ipso esse) signifie le même que [ce que signifie] le nom qui est imposé par l’essence
elle-même.» 113

«Sententia Metaphysicae, lib. 4 l. 2 n. 13 Unum igitur quod est principium numeri, aliud est ab eo
quod cum ente convertitur. Unum enim quod cum ente convertitur, ipsum ens designat,
superaddens indivisionis rationem, quae, cum sit negatio vel privatio, non ponit aliquam naturam
enti additam.» 114

111 Commentaire des sentences de Pierre Lombard — Scriptum super Sententiis

Lib 1 d. 23 q. 1 a. 1 co. , traduction de Serge Pronovost : http://docteurangelique.free.fr/bibliotheque/


sommes/SENTENCES1.htm#_Toc516173817
112 Sententia Metaphysicae, lib. 4 l. 2 n. 11 : http://www.corpusthomisticum.org/cmp04.html#82123

113 Commentaire de saint Thomas d'Aquin du traité des métaphysiques d’Aristote, traduction par Serge
Pronovost : http://docteurangelique.free.fr/bibliotheque/philosophie/commentairemetaphysique.htm
114 Sententia Metaphysicae, lib. 4 l. 2 n. 11 : http://www.corpusthomisticum.org/cmp04.html#82123

50
«560. Donc l’un qui est principe du nombre diffère de celui qui se convertit avec l’être. En effet l’un
qui se convertit avec l’être désigne l’être lui-même en ajoutant uniquement la notion d’indivision
qui, parce qu’elle est une négation ou une privation, ne peut ajouter aucune nature à l’être.» 115

Au numéro 558, Thomas d’Aquin commence par distinguer «ce nom étant qui est
imposé par l’être lui-même (ab ipso esse)», dans : «Ens est.», et «le nom qui est
imposé par l’essence elle-même (ab ipsa essentia)». Ensuite, il les compare en disant
que le premier «signifie le même» que le second. En quoi consiste ce «même» ? En un
«quasi», un «presque», un «à peu près», qui apparaît dans «quamvis (…), sed quasi».
«Bien que l’être (esse) d’une réalité (rei) soit à quelque degré distinct de son essence»,
dit Thomas d’Aquin, il «est quasi constitué par les principes de l’essence».

Cette thèse demande un ajustement avec celle qu’énonce la citation introduite plus haut
à propos de la distinction entre l’ipsum esse rei et son essentia 116.

La phrase : «hoc nomen ens quod imponitur ab ipso esse» situe un suppôt par rapport
à son acte d’être. Ce problème est distinct d’un autre problème qui concerne le rapport
entre un suppôt singulier, qualifié comme substance première, du fait que la substance
seconde en est prédiquée à titre de verbe, et son essence. Chacun de ces deux
problèmes méritent un examen distinct.

Auparavant, il convient de traiter du Un «qui se convertit avec l’être». Du point de vue


de la recherche en cours, il suffit de noter que le Un «qui se convertit avec l’être» y
«[ajoute] uniquement la notion d’indivision». C’est ainsi que l’être indivis, l’être un, se
divise du non-être qui, lui, n’est pas.

On s’y intéresse dans la mesure où, à Seconds analytiques 96b 5, cité plus haut et
commenté par Thomas d’Aquin, furent relevé les expressions «extenduntur in plus» et
«s’étendre plus largement», en rapport avec l’extension des prédicats. Comme le verbe
à l’infinitif «esse» et le verbe au participe présent «ens», donc pris comme nom, sont
respectivement un indivisible, du fait qu’ils sont Un, il convient de citer :

115 Commentaire de saint Thomas d'Aquin du traité des métaphysiques d’Aristote, traduction par Serge
Pronovost : http://docteurangelique.free.fr/bibliotheque/philosophie/commentairemetaphysique.htm
116 Voir p. 35

51
«Sententia Metaphysicae, lib. 6 l. 4 n. 10. Intellectus autem habet duas operationes, quarum una
vocatur indivisibilium intelligentia, per quam intellectus format simplices conceptiones rerum
intelligendo quod quid est uniuscuiusque rei. Alia eius operatio est per quam componit et dividit.»
117

«Mais l’intellect possède deux opérations, dont l’une est appelée intelligence des indivisibles, par
laquelle l’intellect forme les conceptions simples des réalités en intelligeant leur ce qu’est. L’autre
opération est celle par laquelle l’intellect compose et divise.» 118

C’est ainsi qu’on en vient aux deux problèmes distincts :


• celui du rapport entre un suppôt et son acte d’être : «hoc nomen ens quod
imponitur ab ipso esse»,
• et celui du rapport entre un suppôt et son essence : «hoc nomen ens significat
idem cum nomine quod imponitur ab ipsa essentia».

Cependant, avant d’en entreprendre l’étude, il convient de se demander si ces études


présentent quelque intérêt.

Or, la question de l’intérêt ne souffre pas de doute, comme on a pu le lire plus haut à
propos du modus prædicandi qui est promu au rang d’incipit de la métaphysique, à
Sententia Metaphysicae, lib. 7 l. 3 n. 3 119 , et ce, de la plume de Thomas d’Aquin lui-
même : «Et ideo modus logicus huic scientiae proprius est, et ab eo convenienter
incipit.» ; «Et c’est pourquoi le mode logique est approprié à cette science et c’est avec
raison qu’elle commence par là.»

Une autre raison pour y voir un intérêt tient à un autre désaccord entre sages. La revue
Laval Théologique et Philosophique, en 2017, publia un article de Guy-François
Delaporte, du Centre d’études Saint Thomas d’Aquin, dont le résumé se lit comme suit :

«Le thème de la Métaphysique de l’acte d’être a connu un succès jamais démenti au cours du
siècle dernier, avec des auteurs comme Gilson, Maritain ou Fabro, pour ne citer que les plus
célèbres. Pourtant, des questions de fond n’ont jamais reçu de réponse satisfaisante, et ont laissé
le sentiment d’une doctrine inachevée et inachevable. Trois observations contribuent à cette
insatisfaction : la quasi-absence d’une telle problématique chez Thomas d’Aquin, les désaccords

117 Sententia Metaphysicae, lib. 6 l. 4 n. 10. : http://www.corpusthomisticum.org/cmp06.html#82798


118 Notre traduction
119 Sententia Metaphysicae, lib. 7 l. 3 n. 3 : http://docteurangelique.free.fr/bibliotheque/philosophie/

commentairemetaphysique.htm

52
entre certains points de la théorie ainsi qu’entre les auteurs, et les incompatibilités avec certains
thèmes centraux de la philosophie de Thomas d’Aquin.» 120

On peut s’engager dans la voie de résolution qui concerne le premier problème, celui
du rapport entre un suppôt et son acte d’être : «hoc nomen ens quod imponitur ab ipso
esse» On peut le formuler sous forme d’une question : «Est-ce que τὸ ὂν ὑπάρχει au
suppôt ?» Ou encore : est-ce que l’étant est le partage du suppôt ?

Et la réponse de Thomas d’Aquin, qui est affirmative, est déjà connue : «Ce nom étant
(ens) (…) est imposé par l’être lui-même (ab ipso esse).» Autrement dit, la phrase :
«Ens est.», «L’étant est.», signifie que l’acte d’être signifié par «est» est actuellement
exercé par un sujet signifié par «étant» ; elle est vrai si, en réalité, l’étant l’exerce ; s’il
ne l’exerce pas en réalité, alors elle est fausse. L’explication en fut donnée plus haut :

«Expositio Peryermeneias, lib. 1 l. 5 n. 20 — Sed ipsam compositionem, quae importatur in hoc


quod dico est, non principaliter significat, sed consignificat eam in quantum significat rem
habentem esse. Unde talis consignificatio compositionis non sufficit ad veritatem vel falsitatem:
quia compositio, in qua consistit veritas et falsitas, non potest intelligi, nisi secundum quod innectit
extrema compositionis.»  121

«Cependant, la composition impliquée du fait de dire ‘est’ (ipsam compositionem, quae importatur
in hoc quod dico est), l’expression ‘est’ ne la signifie pas principalement (non principaliter
significat); elle la consignifie consignificat eam ) en tant qu’elle signifie principalement une réalité
détenant l’être (in quantum significat rem habentem esse). Par suite, pareille consignification de
composition ne suffit pas à faire qu’il y ait vérité ou fausseté; la composition dans laquelle consiste
la vérité et la fausseté ne peut en effet être intelligée qu’à la condition d’en embrasser les
termes.»122

C’est ainsi que Thomas d’Aquin, d’accord avec Avicenne, déclare que la première
notion connue est celle du participe présent «ens», de «étant», à titre de participant au
présent signifié par «est» :
«Sententia Metaphysicae, lib. 1 l. 2 n. 11. Ibi enim dicitur quod magis universalia sunt nobis primo
nota. Illa autem quae sunt primo nota, sunt magis facilia. Sed dicendum, quod magis universalia
secundum simplicem apprehensionem sunt primo nota, nam primo in intellectu cadit ens, ut

120 Guy-François Delaporte, Une métaphysique propre à Thomas d’Aquin ?, Centre d’études Saint
Thomas d’Aquin, Béziers, France, Laval Théologique Et Philosophique, Volume 73 • Numéro 2 • Juin
2017, https://www.erudit.org/fr/revues/ltp/2017-v73-n2-ltp03307/1042443ar/ ; ou https://www.thomas-
d-aquin.com/documents/files/Metaph_Propre_Aquin.pdf
121 Expositio Peryermeneias, lib. 1 l. 5 n. 20 : http://www.corpusthomisticum.org/cpe.html#80339

122 Commentaire du De l’interprétation, Introduction, traduction - retravaillée - et notes par Yvan

Pelletier : http://docteurangelique.free.fr/bibliotheque/philosophie/
commentairedeinterpretation.htm#_Toc17146329

53
Avicenna dicit, et prius in intellectu cadit animal quam homo. Sicut enim in esse naturae quod de
potentia in actum procedit prius est animal quam homo, ita in generatione scientiae prius in
intellectu concipitur animal quam homo.» 123

«On y dit en effet que c’est ce qu’il y a de plus universel qui nous est connu en premier. Mais ce
qu’on connaît en premier est aussi ce qu’il y a de plus facile à connaître. - Il faut cependant dire
que ce qui est le plus universel selon la simple appréhension nous est connu en premier car, ainsi
que le dit Avicenne, c’est d’abord la notion d’être qui apparaît dans l’intelligence, et la notion
d’animal vient en elle avant la notion d’homme.» 124

On peut aussi s’engager dans la voie de résolution qui concerne le second problème
qu’on a identifié, celui du rapport entre un suppôt et son essence : «hoc nomen ens
significat idem cum nomine quod imponitur ab ipsa essentia»

Formulons-le ainsi :
• en quoi le nom étant (ens),
• qui est imposé par l’être lui-même (ab ipso esse),
• signifie-t-il le même (idem) que [ce que signifie] le nom qui est imposé par
l’essence elle-même (ab ipsa essentia) si,
• bien que l’être (esse) d’une réalité (rei) soit à quelque degré (quamvis)
distinct de son essence,
• il ne doit pas être compris comme s’y ajoutant à la manière d’un accident,
• mais comme étant quasi constitué (quasi constituitur) par les principes de
l’essence ?

Un premier élément de la réponse que Thomas d’Aquin donne se trouve au De veritate,


en ces termes : « On ne trouve rien qui (non autem invenitur aliquid), dit affirmativement
et dans l’absolu (affirmative dictum absolute), puisse être conçu en tout étant (quod
possit accipi in omni ente), si ce n’est son essence (nisi essentia eius), d’après laquelle
il est dit être  (secundum quam esse dicitur) ; et c’est ainsi qu’est donné le nom de
«  réalité  » (et sic imponitur hoc nomen res), lequel, selon Avicenne au début de sa
Métaphysique, diffère de « étant » (quod in hoc differt ab ente, secundum Avicennam in
principio Metaphys. [I, 6]) en ce que « étant » est pris de l’acte d’être (quod ens sumitur

123Sententia Metaphysicae, lib. 1 l. 2 n. 11 : http://www.corpusthomisticum.org/cmp0101.html#81612


124Commentaire de saint Thomas d'Aquin du traité des métaphysiques d’Aristote, traduction par Serge
Pronovost : http://docteurangelique.free.fr/bibliotheque/philosophie/commentairemetaphysique.htm

54
ab actu essendi), au lieu que le nom de « réalité » exprime la quiddité ou l’essence de
l’étant (sed nomen rei exprimit quidditatem vel essentiam entis).» Le texte complet se lit
comme suit :

Illud autem quod primo intellectus concipit quasi notissimum, et in quod conceptiones omnes
resolvit, est ens, ut Avicenna dicit in principio suae Metaphysicae [I, 5]. Unde oportet quod omnes
aliae conceptiones intellectus accipiantur ex additione ad ens.
Or ce que l’intelligence conçoit en premier  comme le plus connu et en quoi il résout toutes les
conceptions, est l’étant, comme dit Avicenne au début de sa Métaphysique. Par conséquent, il est
nécessaire que toutes les autres conceptions de l’intelligence s’entendent par addition à l’étant.

Quod dupliciter contingit  : uno modo ut modus expressus sit aliquis specialis modus entis. Sunt
enim diversi gradus entitatis, secundum quos accipiuntur diversi modi essendi, et iuxta hos modos
accipiuntur diversa rerum genera. (…) Alio modo ita quod modus expressus sit modus generalis
consequens omne ens  ; et hic modus dupliciter accipi potest  : uno modo secundum quod
consequitur unumquodque ens in se ; alio modo secundum quod consequitur unum ens in ordine
ad aliud.

Or cela se produit de deux façons. D’abord, en sorte que le mode exprimé soit un mode spécial de
l’étant  – il y a, en effet, différents degrés d’entité, selon lesquels différents modes d’être se
conçoivent, et les divers genres de réalités sont pris selon ces modes. (…) Ensuite, en sorte que le
mode exprimé soit un mode général accompagnant tout étant ; et ce mode peut être entendu de
deux façons : d’abord comme accompagnant chaque étant en soi, ensuite comme accompagnant
un étant relativement à un autre.

Si primo modo, hoc est dupliciter quia vel exprimitur in ente aliquid affirmative vel negative. Non
autem invenitur aliquid affirmative dictum absolute quod possit accipi in omni ente, nisi essentia
eius, secundum quam esse dicitur  ; et sic imponitur hoc nomen res, quod in hoc differt ab ente,
secundum Avicennam in principio Metaphys. [I, 6], quod ens sumitur ab actu essendi, sed nomen
rei exprimit quidditatem vel essentiam entis. Negatio autem consequens omne ens absolute, est
indivisio ; et hanc exprimit hoc nomen unum : nihil aliud enim est unum quam ens indivisum.

Si on l’entend de la première façon, on distingue selon qu’une chose est exprimée dans l’étant
affirmativement ou négativement. Or, on ne trouve rien qui, dit affirmativement et dans l’absolu,
puisse être conçu en tout étant, si ce n’est son essence, d’après laquelle il est dit être  ; et c’est
ainsi qu’est donné le nom de «  réalité  », lequel, selon Avicenne au début de sa
Métaphysique, diffère de « étant » en ce que « étant » est pris de l’acte d’être, au lieu que le nom
de « réalité » exprime la quiddité ou l’essence de l’étant. Quant à la négation accompagnant tout
étant dans l’absolu, c’est l’absence de division, laquelle est exprimée par le nom de « un » ; l’un
n’est rien d’autre, en effet, que l’étant sans division.» 125

125De veritate Q. 1 Art. 1 co., traduction par les moines de l’Abbaye Abbaye sainte Madeleine du
Barroux : http://docteurangelique.free.fr/bibliotheque/questionsdisputees/
questionsdisputeessurlaverite.htm

55
Comme Thomas d’Aquin soutient que : «Et c’est pourquoi le mode logique est
approprié à cette science et c’est avec raison qu’elle commence par là.» 126, il s’impose
qu’on s’intéresse à ce modus logicus.

Quel est ce modus logicus ? Il s’agit d’une addition propre à l’esse commune, tel que
Thomas d’Aquin l’expose en ces termes :

«Ad primum ergo dicendum quod aliquid cui non fit additio potest intelligi dupliciter. Uno modo, ut
de ratione eius sit quod non fiat ei additio; sicut de ratione animalis irrationalis est, ut sit sine
ratione. Alio modo intelligitur aliquid cui non fit additio, quia non est de ratione eius quod sibi fiat
additio, sicut animal commune est sine ratione, quia non est de ratione animalis communis ut
habeat rationem; sed nec de ratione eius est ut careat ratione. Primo igitur modo, esse sine
additione, est esse divinum, secundo modo, esse sine additione, est esse commune.» 127

«Ce qu’on dit ici de l’être sans addition peut se comprendre en deux sens : ou bien l’être en
question ne reçoit pas d’addition parce qu’il est de sa notion d’exclure toute addition : ainsi la
notion de “ bête ” exclut l’addition de “raisonnable”. Ou bien il ne reçoit pas d’addition parce que sa
notion ne comporte pas d’addition comme l’animal en général est sans raison en ce sens qu’il n’est
pas dans sa notion d’avoir la raison ; mais il n’est pas non plus dans sa notion de ne pas l’avoir.
Dans le premier cas, l’être sans addition dont on parle est l’être divin ; dans le second cas, c’est
l’être commun.» 128

Donc, le premier élément de réponse que Thomas d’Aquin donne à la question du


rapport entre un suppôt et son essence s’énonce comme suit : le nom «étant», pris de
l’acte d’être , et le nom «réalité», qui exprime la quiddité ou l’essence de l’étant,
signifient un même puisque l’étant est quasi constitué par les principes de l’essence,
bien que l’être d’une réalité soit à quelque degré distinct de son essence.

Dès lors, il reste à exposer ce en quoi consiste ce «quasi constitué par les principes de
l’essence», et ce «à quelque degré distinct de son essence». Mais, ici, on ne doit pas
confondre le rôle du dialecticien avec le rôle du métaphysicien. Le dialecticien demeure
au niveau du modus logicus ; il cherche le modus prædicandi qui convient à la saisie du

126 «Et ideo modus logicus huic scientiae proprius est, et ab eo convenienter incipit.» ; Sententia
Metaphysicae, lib. 7 l. 3 n. 3 : http://docteurangelique.free.fr/bibliotheque/philosophie/
commentairemetaphysique.htm
127 ST Iª q. 3 a. 4 ad 1 : http://www.corpusthomisticum.org/sth1003.html#28352

128 S o m m e t h é o l o g i q u e , t r a d u c t i o n d e s É d i t i o n s d u C e r f , l é g è r e m e n t

modifiée///////////////////////////////////////////////// ngfcvbnvcbnvcvgfhjfdhjÉÉ »….>>< : http://


docteurangelique.free.fr/bibliotheque/sommes/1sommetheologique1apars.htm#_Toc484618163

56
modus essendi pertinent. Le métaphysicien s’emploie à saisir le modus essendi
pertinent en utilisant le modus prædicandi comme «incipit».

Retour au verbe ὑπάρχειν

Or, il arrive que la question : «Est-ce que τὸ ὂν ὑπάρχει au suppôt ?» fut motivée par
l’emploi que fait Aristote du verbe «ὑπάρχειν». En relevant les diverses acceptions de
ce verbe, on s’est arrêté à : « 5. exister, subsister, être». Là se trouve le second
élément de réponse que Thomas d’Aquin donne à la question du rapport entre un
suppôt et son essence.

«Ὑπάρχειν» peut être employé pour signifier «exister», «subsister», ou «être». Cette
acception présente de l’intérêt , fut-il signalé plus haut, puisque Thomas d’Aquin précise
ce qu’il entend par «substance», «subsistance», et «essence», comme suit :

«Unde dico, quod «  essentia  » dicitur cujus actus est esse, «  subsistentia  » cujus actus est
subsistere, substantia cujus actus est substare. Hoc autem dicitur dupliciter, sicut in singulis patet.
Esse enim est actus alicujus ut quod est, sicut calefacere est actus calefacientis ; et est alicujus ut
quo est, scilicet quo denominatur esse, sicut calefacere est actus caloris. (…) Sic ergo patet
differentia istorum trium dupliciter. Quia si accipiatur unumquodque ut quo est, sic essentia
significat quidditatem, ut est forma totius, «  ousiosis  » formam partis, «  hypostasis  » materiam
[partis]. Si autem sumatur unumquodque ut quod est, sic unum et idem dicetur «  essentia  »,
inquantum habet esse, « subsistentia », inquantum habet tale esse, scilicet absolutum ; et hoc per
prius convenit generibus et speciebus, quam individuis ; et substantia, secundum quod substat
accidentibus ; et hoc per prius convenit individuis, quam generibus et speciebus. Ulterius, hoc
nomen « persona » significat substantiam particularem…» 129

«C’est pourquoi je dis que «essentia» se dit de ce dont (cujus) l’acte est d’exister, «subsistentia»
de ce dont (cujus) l’acte est de subsister et «substantia» se dit de ce dont (cujus) l’acte consiste à
soutenir un autre. Mais cela se dit de deux manières comme on le voit par l’examen des cas
particuliers. Exister en effet est l’acte d’un être en tant que ¨ce qui existe¨, comme réchauffer est
l’acte de celui qui réchauffe ; et il appartient à un être en tant que ¨ce par quoi il existe¨, c’est-à-dire
ce par quoi il est dénommée, comme réchauffer est l’acte de la chaleur. (…) Et c’est pourquoi la
différence entre ces trois noms est évidente de trois manières. Car si on les prend chacun
séparément en tant que ¨ce par quoi il existe¨, alors «essentia» signifie la quiddité en tant qu’elle
est la forme du tout, «ousiosis» signifie la forme de la partie, «hypostasis» signifie la matière [de la
partie]. Mais si on les prend chacun séparément en tant que ¨ce qui est¨, alors un seul et même
«ce» sera appelé «essentia» en tant qu’il possède l’existence ; [sera appelé] «subsistentia» en tant
qu’il possède telle existence, à savoir une existence absolue, et cela convient en priorité aux
genres et aux espèces plutôt qu’aux individus  ; et enfin [sera appelé] «substantia» selon

129Scriptum super Sententiis, Lib 1 d. 23 q. 1 a. 1 co., Commentaire des sentences de Pierre Lombard,
traduction de Serge Pronovost, légèrement modifiée : http://docteurangelique.free.fr/bibliotheque/
sommes/SENTENCES1.htm#_Toc516173817

57
qu’il  soutient les accidents, et cela convient en priorité aux individus plutôt qu’aux genres et aux
espèces.»

La thèse pertinente à la recherche en cours se formule ainsi : «Essentia» se dit de ce


dont l’acte est d’exister, «subsistentia» de ce dont l’acte est de subsister et «substantia»
se dit de ce dont l’acte consiste à soutenir un autre.» Mais, dit Thomas d’Aquin, «Cela
se dit de deux manières» :
• «Exister est l’acte d’un être en tant que ¨ce qui existe¨, comme réchauffer est
l’acte de celui qui réchauffe» ;
• «Exister appartient à un être en tant que ¨ce par quoi il existe¨, c’est-à-dire ce par
quoi il est dénommée, comme réchauffer est l’acte de la chaleur.»

Autrement dit : être, qui est l’acte d’un être pris en tant que ¨ce qui est¨, est le partage
de ¨ce par quoi¨ il est, c’est-à-dire de ce par quoi il est dénommée. Comme dans : «La
chaleur réchauffe.» Alors comment s’explique la différence entre ces trois noms :
«essentia» «subsistentia» «substantia» ? Cela s’explique de deux manières (dicitur
dupliciter), dit Thomas d’Aquin, «ut quo est» et «ut quod est» :
1. si on les prend chacun de ces noms séparément en tant que ¨ce par quoi il existe¨
(ut quo est), alors :
1.1. «essentia» signifie la quiddité en tant qu’elle est la forme du tout (du quoi) ;
1.2. «ousiosis» 130 signifie la forme de la partie du tout (du quoi) ;
1.3. «hypostasis» signifie la matière de la partie du tout (du quoi) ;
2. si on les prend chacun séparément en tant que ¨ce qui est¨ (ut quod est), alors un
seul et même «ce qui» sera appelé :
2.1. «essentia» en tant qu’il possède l’existence ;
2.2. «subsistentia» en tant qu’il possède telle existence, à savoir une existence
absolue, et cela convient en priorité aux genres et aux espèces plutôt qu’aux
individus ;
2.3. «substantia» selon qu’il  soutient les accidents, et cela convient en priorité
aux individus plutôt qu’aux genres et aux espèces.

130 action de donner l’être : Émile Pessonnaux, Dictionnaire grec-français, Librairie classique Eugène
Belin, 1953

58
C’est ainsi que l’étant, en tant que ¨ce par quoi il existe¨, est quasi constitué par les
principes de l’essence, et, en tant que ¨ce qui est¨, l’être d’une réalité est à quelque
degré distinct de son essence. Par exemple, réchauffer est l’acte de la chaleur, selon
¨ce par quoi il existe¨, et réchauffer est l’acte de celui qui réchauffe, selon ¨ce qui est¨.

Rendu à ce point de la recherche, il s’impose de constater qu’une question demeure


toujours en attente d’une réponse, la question suivante : est-ce que «τὸ ὂν ὑπάρχει…»
se dit d’un sujet et est dans un sujet, ou est-ce que «τὸ ὂν ὑπάρχει…» se dit d’un
sujet, et n’est pas dans un sujet ? Pour y répondre, il convient de prendre connaissance
de ce texte que Thomas d’Aquin écrit à la Somme contre les gentils :

«Si enim esse est subsistens, nihil praeter ipsum esse ei adiungitur. Quia etiam in his quorum esse
non est subsistens, quod inest existenti praeter esse eius, est quidem existenti unitum, non autem
est unum cum esse eius, nisi per accidens, inquantum est unum subiectum habens esse et id quod
est praeter esse: sicut patet quod Socrati, praeter suum esse substantiale, inest album, quod
quidem diversum est ab eius esse substantiali; non enim idem est esse Socratem et esse album,
nisi per accidens. Si igitur non sit esse in aliquo subiecto, non remanebit aliquis modus quo possit
ei uniri illud quod est praeter esse. Esse autem, inquantum est esse, non potest esse diversum:
potest autem diversificari per aliquid quod est praeter esse; sicut esse lapidis est aliud ab esse
hominis. Illud ergo quod est esse subsistens, non potest esse nisi unum tantum. Ostensum est
autem quod Deus est suum esse subsistens. Nihil igitur aliud praeter ipsum potest esse suum
esse. Oportet igitur in omni substantia quae est praeter ipsum, esse aliud ipsam substantiam et
esse eius.» 131

«En effet, si l'acte d'être est subsistant, rien en dehors de lui ne peut s'y adjoindre. Car, même en
ceux dont l'acte d'être n'est pas subsistant, ce qui appartient à l'existant en plus de son acte d'être
lui est assurément uni, mais n'est pas un avec son acte d'être, sinon par accident, en tant que le
sujet est un qui a l'acte d'être et ce qui est en plus de celui-ci. Ainsi voit-on qu'en Socrate, en plus
de son acte d'être substantiel, il y a le blanc, qui est certes divers de cet acte d'être substantiel, car
ce n'est pas la même chose d'être Socrate et d'être blanc, autrement que par accident, si donc
l'acte d'être n'est pas dans quelque sujet, il ne restera plus d'autre manière dont puisse lui être uni
ce qui est en plus de l'acte d'être. Or l'acte d'être, en tant qu'acte d'être, ne peut être divers, mais il
peut être diversifié par quelque chose qui est en dehors de lui. Ainsi l'acte d'être de la pierre est
autre que celui de l'homme. Par conséquent, cela qui est l'acte d'être subsistant ne peut être qu'un
seulement. Or, nous avons montré que Dieu est son acte d'être subsistant. Rien d'autre que lui ne
peut donc être son acte d'être. Et par suite, il faut qu'en toute substance qui n'est pas lui, la
substance elle-même soit autre chose que son acte d’être.» 132

L’ipsum esse en tant que tel, pris comme acte d’être lui-même, ne peut être divers. En
lui, tout ce qui est se ressemble. L’ipsum esse est nécessairement un, mais il peut être

131Contra Gentiles, lib. 2 cap. 52 n. 2 : http://www.corpusthomisticum.org/scg2046.html#24908


132 Somme contre les gentils, traduction des Éditions du Cerf : http://docteurangelique.free.fr/
bibliotheque/sommes/contragentiles.htm

59
diversifié par ce qui est en dehors de lui, dit Thomas d’Aquin, qui est ainsi conduit à
introduire une distinction entre l’ipsum esse subsistens et l’ipsum esse non subsistens :
• si l'acte d'être lui-même est subsistant, «rien en dehors de lui ne peut s'y
adjoindre» ; dès lors, «τὸ ὂν ὑπάρχει» se dit de lui, mais n’est pas en lui ;
• si l'acte d'être lui-même n’est pas subsistant, lui est uni ce qui est en dehors de
lui, mais sans faire un avec son acte d’être ; dès lors, «τὸ ὂν ὑπάρχει» se dit de
lui, et est en lui. 133

Et, en ce qui concerne l’ipsum esse non subsistens, le «τὸ ὂν ὑπάρχει», qui se dit de
lui, et est en lui, instaure le suppôt qui constitue la substance première, celle dont il est
dit, à Catégories 2b 5 : «Ὥστε μὴ οὐσῶν τῶν πρώτων οὐσιῶν ἀδύνατον τῶν ἄλλων
τι εἶναι.», «Faute donc par ces substances premières d’exister, aucune autre chose ne
pourrait exister.», et celle dont il est dit, à Catégories 3a 6 : «Ἡ μὲν γὰρ πρώτη οὐσία
οὔτε καθ´ ὑποκειμένου λέγεται οὔτε ἐν ὑποκειμένῳ ἐστίν.», «La substance
première, elle, n’est pas, en effet, dans un sujet et elle n’est pas non plus attribut d’un
sujet.». La substance première (πρώτη οὐσία) est ainsi l’essentia en tant qu’elle
possède l’existence, selon le «ut quod est», et l’essentia qui signifie la quiddité en tant
qu’elle est la forme du tout, selon le «ut quo est».

Les phrases «τὸ ὂν ὑπάρχει se dit de lui, mais n’est pas en lui» et «τὸ ὂν ὑπάρχει se
dit de lui, et est en lui» expriment l’une et l’autre le modus significandi d’un modus
intelligendi, celui du prédicat esse commune, soit le modus prædicandi qui convient à
une métaphysique de l’être en tant qu’être.

C’est pourquoi l’emploi que fait Aristote du verbe «ὑπάρχειν» conduit à un passage des
Seconds analytiques où «ὑπάρχειν» est traduit par «appartenir», comme suit : «Τὸ ὂν
ὑπάρχει τῇ τριάδι, ἀλλὰ καὶ μὴ ἀριθμῷ.» 134 «Ainsi l'être est un attribut qui appartient
à la triade, mais il appartient de plus à ce qui n'est pas nombre.» 135

133 C’est la réponse à la question soulevée plus haut, à la page 38. Voir aussi Contra Gentiles, lib. 1 cap.
25 n. 9 et n. 10
134 Seconds analytiques 96b 25 : http://remacle.org/bloodwolf/philosophes/Aristote/analyt22.htm#132

135 Traduction de J. Barthélemy-Saint-Hilaire : http://remacle.org/bloodwolf/philosophes/Aristote/

analyt22.htm#132

60
Comme on l’a relevé plus haut, Thomas d’Aquin commente ce passage en ces termes :

«Expositio Posteriorum, lib. 2 l. 13 n. 3 Datur autem per hoc intelligi aliud membrum oppositum,
quia scilicet est aliquid quod extenditur in plus, et est extra genus. Et de hoc primo ponit
exemplum, dicens quod est aliquid quod inest omni ternario, sed et non ternario inest ; sicut patet
de ipso ente communi, quod quidem universaliter inest non tantum trinitati, sed etiam aliis ; et non
solum in genere numeri, sed etiam in his quae sunt extra genus numeri.» 136
«529. Et en premier lieu, il donne un exemple de cela en disant qu’il y a un terme qui appartient à
toute triade mais aussi à ce qui n’est pas triade ainsi qu’on le voit pour l’être commun lui-même qui
s’attribue certes universellement non seulement à toute triade mais aussi à d’autres choses, et non
seulement à d’autres choses qui sont dans le genre du nombre, mais aussi à des choses qui ne
sont pas même dans le genre du nombre.» 137

En fait, le prédicat être est dit de tout ce qui est. «Τὸ γὰρ ὂν καὶ τὸ ἓν καθόλου
κατηγορεῖται μάλιστα πάντων.» 138, dit Aristote. «L'Être et l'Un sont les plus universels
de tous les prédicats.» 139 Et l’Un qui se convertit avec l’Être signifie l’indivisibilité de ce
dernier, ainsi promu au premier rang des indivisibles. L’Être est l’indivisible le plus
universel de tous. Il s’ensuit que tout autre indivisible que l’Être indivis, qui est le plus
universel, est moins universel, selon le rapport suivant :
moins universel

le plus universel

La division qui oppose l’ipsum esse subsistens et l’ipsum esse non subsistens est le
point de départ du moins universel, selon les rapports :

ipsum esse subsistens


esse commune

ipsum esse non subsistens


esse commune

136 Expositio Posteriorum, lib. 2 l. 13 n. 3 : http://docteurangelique.free.fr/livresformatweb/philosophie/


commentaireSecondsAnalytiquesSP.htm#_Toc536727780
137 Commentaire de Saint-Thomas d’Aquin aux Seconds Analytiques d’Aristote, traduction de Serge

Pronovost : http://docteurangelique.free.fr/livresformatweb/philosophie/
commentaireSecondsAnalytiquesSP.htm#_Toc536727780
138 Métaphysique 1053b 20, http://remacle.org/bloodwolf/philosophes/Aristote/metaphyque10gr.htm#22

139 Métaphysique, Tome II, traduction de J. Tricot, Librairie philosophique J. Vrin, 1981

61
Le rapport du moins universel au plus universel est-il comparable au rapport de la
moitié au tout entier, du tiers au tout entier, du quart au tout entier, etc. :

1/2 1/3 1/4


___ ___ ___ ?
2/2 3/3 4/4

Une réponse affirmative à cette question s’impose si on tient compte des textes
suivants :

a) De veritate, q. 2 a. 11 ad 2. :
«2° En réponse à la seconde objection : à Topiques 108a 7, le Philosophe [i.e. Aristote] expose
une double mesure de ressemblance. L’une qui est découverte dans des genres divers ; et celle-
ci est attentive à la proportion ou à la proportionnalité, comme lorsque, de même qu’un premier
élément est à un second, de même un troisième est à un quatrième, comme il le dit lui-même au
même endroit. L’autre, dans ceux qui sont du même genre, comme lorsque le même est en
divers [d’entre eux].» 140
b) De veritate, q. 2 a. 3 ad 4. : 
«4° En réponse à la seconde objection : quelque chose est dite proportionnée à une autre de
deux manières. D’abord, parce qu’une proportion est remarquée entre elles ; comme nous disons
que 4 est proportionné à 2, parce que 4 se rapporte à 2 dans la proportion du double. Ensuite,
par mesure de proportionnalité ; comme si nous disions que 6 et 8 sont proportionnés parce que,
de même que 6 est double de 3, de même 8 est double de 4 : en effet, la proportionnalité est la
ressemblance des proportions. Et, parce que, en toute proportion, il est remarqué un rapport
mutuel entre ceux qui sont dits proportionnés selon un dépassement déterminé de l’un sur l’autre,
c’est pourquoi il est impossible qu’un infini soit proportionné à un fini par mesure de proportion.
Mais, entre ceux qui sont dits proportionnées par mesure de proportionnalité, il n’est pas
remarqué un rapport mutuel, mais un rapport semblable de deux à deux autres  ; et ainsi, rien
n’empêche qu’un infini soit proportionné à un fini : parce que, de même qu’un certain fini est égal
à un autre fini, de même, un infini est égal à un autre infini.» 141
c) De veritate, q. 8 a. 1 ad 6 :
«6° En réponse à la sixième objection : La proportion, à proprement parler, n’est rien d’autre que
le rapport d’une quantité à une quantité, comme celle qui est égale à l’autre, ou le triple d’une
autre  ; et de là, le nom de proportion est transféré, de telle sorte que le rapport de n’importe
quelle réalité à une autre réalité est nommé ‘proportion’  ; ainsi, il est dit que la matière est
proportionnée à la forme en tant qu’elle se rapporte à la forme comme sa matière, sans
considérer quelque rapport de quantité.» 142

—#—

140 De veritate, q. 2 a. 11 ad 2, http://www.corpusthomisticum.org/qdv02.html#52086


141 De veritate, q. 2 a. 3 ad 4, http://www.corpusthomisticum.org/qdv02.html#51903
142 De veritate, q. 8 a. 1 ad 6, http://www.corpusthomisticum.org/qdv08.html#53146

62
CONCLUSION

C’est ainsi que la recherche engagée à propos du problème dialectique que pose
l’emploi du verbe être pris comme signe d’un acte de ce qui est s’achève.

Et c’est ainsi que la vérité et la connaissance à propos de cet emploi est acquise, et ce,
«en lui-même», i.e. quant à son usage logique comme prédicat, et dès lors comme un
adjuvant à la solution d'un autre problème, i.e. quant à son usage pour convenir de la
possibilité d’une métaphysique ayant pour thème l’être en tant qu’être.

La recherche engagée à propos d’un problème dialectique vise à «trouver une méthode
qui nous mette en mesure d’argumenter sur tout problème proposé». Cette méthode
n’est autre qu’un modus logicus adéquat à la découverte d’un modus prædicandi
convenable pour la résolution d’un autre problème, ici celui de la possibilité d’une
métaphysique ayant pour thème l’être en tant qu’être.

Le modus logicus qui est ici convenable s’énonce comme suit : être, qui est l’acte d’un
être pris en tant que ¨ce qui est¨, est le partage de ¨ce par quoi¨ il est, c’est-à-dire de ce
par quoi il est dénommée :
• «Exister est l’acte d’un être en tant que ¨ce qui existe¨, comme réchauffer est
l’acte de celui qui réchauffe» ;
• «Exister appartient à un être en tant que ¨ce par quoi¨ il existe, c’est-à-dire ce par
quoi il est dénommée, comme réchauffer est l’acte de la chaleur.»

—#—

63
Un problème dialectique s’est posé à propos de l’emploi du
verbe être pris comme signe d’un acte de ce qui est.

Pour le résoudre, il s’impose d’entreprendre une «recherche


qui tend à acquérir la vérité et la connaissance» à propos de
cet emploi, et ce,

1. «en lui-même», i.e. quant à son usage logique comme


prédicat ou comme copule,

2. et «comme un adjuvant à la solution d'un autre problème de


ce genre», i.e. quant à son usage pour convenir ou
disconvenir de la possibilité d’une métaphysique ayant pour
thème l’être en tant qu’être.

Les tenants et aboutissants de cette recherche sont présentés


en ces pages.

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