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Jean Perrin
Professeur de chimie physique
à la Faculté des Sciences de Paris
1913
À la mémoire
de NOËL BERNARD
i
Préface
retrouvera alors chez ceux qui auront hérité le pouvoir de deviner, derrière la réalité
expérimentale devenue plus vaste, quelque autre structure cachée de l’Univers.
Je ne vanterai pas aux dépens de l’autre l’une des deux méthodes de recherche,
comme trop souvent on l’a fait. Certes, pendant ces dernières années, l’intuition
l’a emporté sur l’induction, au point de renouveler l’Énergétique elle-même par
l’application de procédés statistiques empruntés à l’Atomisme. Mais cette fécondité
plus grande peut fort bien être passagère, et je n’aperçois aucune raison de regarder
comme improbable quelque prochaine série de beaux succès où nulle hypothèse
invérifiable n’aurait joué de rôle.
∴
Sans peut-être qu’il y ait là nécessité logique, induction et intuition ont jusqu’ici
fait un usage parallèle de deux notions déjà familières aux philosophes grecs, celle
du Plein (ou du continu) et celle du Vide (ou du discontinu).
A ce sujet, et plutôt pour le lecteur qui vient de terminer ce livre que pour
celui qui va le commencer, je voudrais faire quelques remarques dont l’intérêt
peut être de donner une justification objective à certaines exigences logiques des
mathématiciens.
Nous savons tous comment, avant définition rigoureuse, on fait observer aux
débutants qu’ils ont déjà l’idée de la continuité. On trace devant eux une belle
courbe bien nette, et l’on dit, appliquant une règle contre ce contour : « Vous
voyez qu’en chaque point il y a une tangente. » Ou encore, pour donner la notion
déjà plus abstraite de la vitesse vraie d’un mobile en un point de sa trajectoire, on
dira : « Vous sentez bien, n’est-ce pas, que la vitesse moyenne entre deux points
voisins de cette trajectoire finit par ne plus varier appréciablement (quand ces
points se rapprochent indéfiniment l’un de l’autre. » Et beaucoup d’esprits en
etffet, se souvenant que pour certains mouvements familiers il en paraı̂t bien être
ainsi, ne voient pas qu’il y a là de grandes difficultés.
Les mathématiciens, pourtant, ont bien compris le défaut de rigueur de ces
considérations dites géométriques, et combien par exemple il est puéril de vouloir
démontrer, en traçant une courbe, que toute fonction continue admet une dérivée.
Si les fonctions à dérivée sont les plus simples, les plus faciles à traiter, elles sont
pourtant l’exception ; ou, si l’on préfère un langage géométrique, les courbes qui
n’ont pas de tangente sont la règle, et les courbes bien régulières, telles que le
cercle, sont des cas fort intéressants, mais très particuliers.
Au premier abord, de telles restrictions semblent n’être qu’un exercice intellec-
tuel, ingénieux sans doute, mais en définitive artificiel et stérile, où se trouve poussé
iv
jusqu’à la manie le désir d’une rigueur parfaite. Et, le plus souvent, ceux auxquels
on parle de courbes sans tangentes ou de fonctions sans dérivées commencent par
penser qu’évidemment la nature ne présente pas de telles complications, et n’en
suggère pas l’idée.
C’est pourtant le contraire qui est vrai, et la logique des mathématiciens les a
maintenus plus près du réel que ne faisaient les représentations pratiques employées
par les physiciens. C’est ce qu’on peut déjà comprendre en songeant, sans parti
pris simplificateur, à certaines données tout expérimentales.
De telles données se présentent en abondance quand on étudie les colloı̈des.
Observons, par exemples un de ces flocons blancs qu’on obtient en salant de l’eau
de savon. De loin, son contour peut sembler net, mais sitôt qu’on s’approche un
peu, cette netteté s’évanouit. L’œil ne réussit plus à fixer de tangente en un point :
une droite qu’on serait porté à dire telle, au premier abord, paraı̂tra aussi bien,
avec un peu plus d’attention, perpendiculaire ou oblique au contour. Si l’on prend
une loupe, un microscope, l’incertitude reste aussi grande car, chaque fois qu’on
augmente le grossissement, on voit apparaı̂tre des anfractuosités nouvelles sans
jamais éprouver l’impression nette et reposante que donne, par exemple, une bille
d’acier poli. En sorte que, si cette bille donne une image utile de la continuité
classique, notre flocon peut tout aussi logiquement suggérer la notion plus générale
des fonctions continues sans dérivées.
Et ce qu’il faut bien observer, c’est que l’incertitude sur la position du plan
tangent en un point du contour n’est pas tout à fait du même ordre que l’incertitude
qu’on aurait à trouver la tangente en un point du littoral de Bretagne, selon qu’on
utiliserait pour cela une carte à telle ou telle échelle. Selon l’échelle, la tangente
changerait, mais chaque fois on en placerait une. C’est que la carte est un dessin
conventionnel, où, par construction même, toute ligne a une tangente. Au contraire,
c’est un caractère essentiel de notre flocon (comme au reste du littoral si au lieu
de l’étudier sur une carte on le regardait lui-même de plus ou moins loin), que à
toute échelle, on soupçonne, sans les voir tout à fait bien, des détails qui empêchent
absolument de fixer une tangente.
Nous resterons encore dans la réalité expérimentale si, mettant l’œil au micro-
scope, nous observons le mouvement brownien qui agite toute petite particule en
suspension dans un fluide. Pour fixer une tangente à sa trajectoire, nous devrions
trouver une limite au moins approximative à la direction de la droite qui joint les
positions de cette particule en deux instants successifs très rapprochés. Or, tant
que l’on peut faire l’expérience, cette direction varie follement lorsque l’on fait dé-
croı̂tre la durée qui sépare ces deux instants. En sorte que ce qui est suggéré par
cette étude à l’observateur sans préjugé, c’est encore la fonction sans dérivée, et
pas du tout la courbe avec tangente.
J’ai d’abord parlé de contour ou de courbe, parce qu’on utilise d’ordinaire
v
des courbes pour donner la notion de continu, pour la représenter. Mais il est
logiquement équivalent, et physiquement il est plus général, de rechercher comment
varie d’un point à l’autre d’une matière donnée, une propriété quelconque, telle
que la densité, ou la couleur. Ici encore, nous allons voir apparaitre le même genre
de complications.
L’idée classique est bien certainement que l’on peut décomposer un objet quel-
conque en petites parties pratiquement homogènes. En d’autres termes, on admet
que la différenciation de la matière contenue dans un certain contour devient de
plus en plus faible quand ce contour va en se resserrant de plus en plus.
Or, loin que cette conception soit imposée par l’expérience, j’oserai presque
dire qu’elle lui correspond rarement. Mon œil cherche en vain une petite région
« pratiquement homogène », sur ma main, sur la table où j’écris, sur les arbres
ou sur le sol que j’aperçois de ma fenêtre. Et si, sans me montrer trop difficile,
je délimite une région à peu près homogène, sur un tronc d’arbre par exemple,
il suffira de m’approcher pour distinguer sur l’écorce rugueuse les détails que je
soupçonnais seulement, et pour, de nouveau, en soupçonner d’autres. Puis, quand
mon œil tout seul deviendra impuissant, la loupe, le microscope, montrant chacune
des parties successivement choisies à une échelle sans cesse plus grande, y révéle-
ront de nouveaux détails, et encore de nouveaux, et quand enfin j’aurai atteint la
limite actuelle de notre pouvoir, l’image que je fixerai sera bien plus différenciée
que ne l’était celle d’abord perçue. On sait bien, en effet, qu’une cellule vivante
est loin d’être homogène, qu’on y saisit une organisation complexe de filaments
et de granules plongés dans un plasma irrégulier, où l’œil devine des choses qu’il
se fatigue inutilement à vouloir préciser. Ainsi le fragment de matière qu’on pou-
vait d’abord espérer à peu près homogène, apparaı̂t indéfiniment spongieux, et
nous n’avons absolument aucune présomption qu’en allant plus loin on atteindrait
enfin de « l’homogène », ou du moins de la matière où les propriétés varieraient
régulièrement d’un point à l’autre.
Et ce n’est pas seulement la matière vivante qui se trouve ainsi indéfiniment
spongieuse, indéfiniment différenciée. Le charbon de bois qu’on eût obtenu en cal-
cinant l’écorce tout à l’heure observée, se fût montré su même indéfiniment ca-
verneux. La terre végétale, la plupart des roches elles-mêmes ne semblent pas
facilement décomposables en petites partie homogènes. Et nous ne trouvons guère
comme exemples de matières régulièrement continues que des cristaux comme le
diamant, des liquides comme l’eau, ou des gaz. En sorte que la notion du continu
résulte d’un choix en somme arbitraire de notre attention parmi les données de
l’expérience.
Il faut reconnaı̂tre au reste qu’on peut souvent, bien qu’une observation un peu
attentive fasse ainsi généralement découvrir une structure profondément irrégulière
dans l’objet que l’on étudie, représenter très utilement de façon approchée par
vi
des fonctions continues les propriétés de cet objet. Bien simplement, quoique le
bois soit indéfiniment spongieux, on peut utilement parler de la surface d’une
poutre qu’on veut peindre ou du volume déplacé par radeau. En d’autres termes, à
certains grossissements, pour certains procédés d’investigation, le continu régulier
peut représenter les phénomènes, un peu comme une feuille d’étain qui enveloppe
une éponge, mais qui n’en suit pas vraiment le contour délicat et compliqué.
∴
Si enfin nous cessons de nous limiter à notre vision actuelle de l’Univers, et si
nous attribuons à la Matière la structure infiniment granuleuse que suggèrent les
résultats obtenus en Atomistique, alors nous verrons se modifier bien singulière-
ment les possibilités d’une application rigoureuse de la continuité mathématique
à la Réalité.
Qu’on réfléchisse par exemple à la façon dont se définit la densité d’un fluide
compressible (de l’air par exemple), en un point et à un instant fixés. On imagine
une sphère de volume v ayant ce point pour centre, et qui à l’instant donné contient
une masse m. Le quotient m/v est la densité moyenne dans la sphère, et l’on entend
par densité vraie la valeur limite de ce quotient. Cela revient à dire qu’à l’instant
donné la densité moyenne dans la petite sphère est pratiquement constante au-
dessous d’une certaine valeur du volume. Et, en fait, cette densité moyenne, peut-
être encore notablement différente pour des sphères de 1000 mètres cubes et de
1 centimètre cube, ne varie plus de 1 millionième quand on passe du centimètre
cube au millième de millimètre cube. Pourtant, même entre ces limites de volume
(dont l’écart dépend au reste beaucoup des conditions d’agitation du fluide), des
variations de l’ordre du milliardième se produisent irrégulièrement.
Diminuons toujours le volume. Loin que ces fluctuations deviennent de moins
en moins importantes, elles vont être de plus en plus grandes et désordonnées. Aux
dimensions où le mouvement brownien se révèle très actif, mettons pour le dixième
de micron cube, elles commencent (dans l’air) à atteindre le millième ; elles sont
du cinquième quand le rayon du sphérule imaginé devient de l’ordre du centième
de micron.
Un bond encore : ce rayon devient de l’ordre du rayon moléculaire. Alors, en
général (du moins pour un gaz), notre sphérule se trouve entièrement dans le
vide intermoléculaire, et la densité moyenne y restera désormais nulle : la densité
vraie est nulle au point qu’on nous a donné. Mais, une fois sur mille peut-être, ce
point se sera trouvé à l’intérieur d’une molécule, et la densité moyenne va être alors
comparable à celle de l’eau, soit mille fois supérieure à ce qu’on appelle couramment
la densité vraie du gaz.
vii
2. J’ai simplifié la question. En réalité le temps intervient et la densité moyenne, définie dans
un petit volume v entourant le point donné à un instant donné, doit se rapporter à une petite
durée τ comprenant cet instant. La masse moyenne dans le volume v pendant la durée τ serait
1 τ
Z
du genre m dt, et la densité moyenne est une dérivée seconde par rapport au volume et
τ 0
au temps. Sa représentation par une fonction de deux variables ferait intervenir des surfaces
infiniment bossuées.
3. Tous ceux qui s’intéressent à cette étude, auront grand profit à lire les travaux de M. Emile
Borel, et tout d’abord la très belle conférence sur « Les Théories moléculaires et les Mathéma-
tiques » (Inauguration de l’Université de Houston, et Revue générale des Sciences, novembre
1912), où il a fait comprendre comment l’analyse mathématique, jadis créée pour les besoins de
la Physique du continu, peut aujourd’hui être renouvelée par la Physique du discontinu.
viii
nous pourrions le dire en songeant à une sphère sans cesse élargie, englobant succes-
sivement Planète, Système solaire, Etoiles, Nébuleuses. Et nous retrouverions l’im-
pression, devenue familière, que traduisait Pascal lorsqu’il nous montrait l’Homme
« suspendu entre deux infinis ».
Parmi ceux dont l’Intelligence glorieuse sut ainsi contempler la Nature « en sa
haute et pleine majesté », on comprendra que j’aie choisi, pour lui faire hommage
de mon effort, l’Ami disparu qui m’apprit la force que donnent, dans la recherche
scientifique, un enthousiasme réfléchi, une énergie que rien ne lasse, et le Culte de
la Beauté.
Chapitre 1
1.1 Molécules
Il y a vingt-cinq siècles peut-être, sur les bords de la mer divine, où le chant
des aèdes venait à peine de s’éteindre, quelques philosophes enseignaient déjà que
la Matière changeante est faite de grains indestructibles en mouvement incessant,
Atomes que le Hasard ou le Destin auraient groupés au cours des âges selon les
formes ou les corps qui nous sont familiers. Mais nous ne savons presque rien de
ces premières théories. Ni Moschus de Sidon, ni Démocrite d’Abdère ou son ami
Leucippe ne nous ont laissé de fragments qui permettent de juger ce qui, dans leur
œuvre, pouvait avoir quelque valeur scientifique. Et, dans le beau poème, déjà bien
postérieur, où Lucrèce exposa la doctrine d’Epicure, on ne trouve rien qui fasse
comprendre quels faits ou quels raisonnements avaient guidé l’intuition grecque.
1
2 CHAPITRE 1. LA THÉORIE ATOMIQUE ET LA CHIMIE
ce que font bien comprendre les propriétés du peroxyde d’azote, gaz singulier, qui
ne vérifie pas la loi de Mariotte, et dont la couleur rouge devient plus foncée quand
on le laisse se répandre dans un volume plus grand. Ces anomalies s’expliquent dans
tous leurs détails si le peroxyde d’azote est réellement un mélange à proportion
variable de deux gaz, l’un rouge et l’autre incolore. On pensera certainement que
chacun de ces gaz est formé par une sorte déterminée de molécules, mais en fait on
ne réussit pas à séparer ces deux sortes de molécules, c’est-à-dire à préparer purs
le gaz rouge et le gaz incolore. Dès qu’on tente une séparation qui par exemple
accroı̂t un instant la proportion de gaz rouge, il se refait, en effet, aussitôt, aux
dépens de ce gaz lui-même, une nouvelle quantité de gaz incolore, jusqu’à ce qu’on
retrouve la proportion fixée par la pression et la température choisies 1 .
Il peut arriver, plus généralement, qu’un corps soit facile à caractériser et à
reconnaitre comme constituant de divers mélanges, et qu’on ne sache pas, cepen-
dant, le séparer à l’état pur des corps qui le dissolvent ou de ceux avec lesquels il
se trouve en équilibre. Les chimistes n’hésitent pas à parler de l’acide sulfureux ou
de l’acide carbonique, bien qu’on ne puisse pas séparer de leurs solutions aqueuses
ces composés hydrogénés. A chaque espèce chimique ainsi regardée comme exis-
tante devra correspondre dans notre hypothèse une sorte déterminée de molécules,
et réciproquement à chaque sorte de molécules correspondra une espèce chimique
définissable, mais pas toujours isolable. Bien entendu, nous ne supposons pas que
les molécules qui forment une espèce chimique sont insécables, que ce sont des
« atomes ». Généralement, au contraire, nous serons conduits à penser qu’elles
peuvent se diviser. Mais en ce cas, les propriétés qui faisaient reconnaı̂tre l’es-
pèce chimique disparaissent, et d’autres propriétés apparaissent, celles des espèces
chimiques qui ont pour molécules les morceaux de l’ancienne molécule 2 .
Bref, nous supposons qu’un corps quelconque, homogène à l’échelle de nos ob-
servations, se résoudrait pour un grossissement suffisant en molécules bien déli-
mitées, d’autant de sorte qu’on peut reconnaı̂tre de constituants au travers des
propriétés de la matière donnée.
Nous allons voir que ces molécules ne restent pas immobiles.
la couche inférieure soit la plus dense. Une dissolution réciproque s’opère, par
diffusion des deux substances au travers l’une de l’autre, et uniformise en quelques
jours tout le liquide. Il faut donc bien admettre que molécules d’alcool et molécules
d’eau ont été animées de mouvements, au moins pendant le temps qu’a duré la
dissolution.
A vrai dire, si nous avions superposé de l’eau et de l’éther, une surface de
séparation serait restée nette. Mais, même dans ce cas de solubilité incomplète, il
passe de l’eau dans toutes les couches du liquide supérieur, et de l’éther pénètre
également dans une couche quelconque du liquide inférieur. Un mouvement des
molécules s’est donc encore manifesté.
Avec des couches gazeuses, la diffusion, plus rapide, se poursuit toujours jus-
qu’à l’uniformisation de la masse entière. C’est l’expérience célèbre de Berthollet,
mettant en communication par un robinet un ballon contenant du gaz carbonique
avec un ballon contenant de l’hydrogène à la même pression, et placé à un niveau
supérieur. Malgré la grande différence des densités, la composition s’uniformise
progressivement dans les deux ballons, et bientôt chacun d’eux renferme autant
d’hydrogène que de gaz carbonique. L’expérience réussit de la même manière avec
n’importe quel couple de gaz.
La rapidité de la diffusion n’a d’ailleurs aucun rapport avec la différence des
propriétés des deux fluides mis en contact. Elle peut être grande ou petite, aussi
bien pour des corps très analogues que pour des corps très déférents. Notons par
exemple que de l’alcool éthylique (esprit de vin), et de l’alcool méthylique (esprit
de bois), physiquement et chimiquement très semblables, se pénètrent plus vite
que ne le font l’alcool éthylique et le toluène, qui sont beaucoup plus différents
l’un de l’autre.
Or, s’il y a ainsi diffusion entre deux couches fluides quelconques, entre, par
exemple, de l’alcool éthylique et de l’eau, entre de l’alcool éthylique et de l’alcool
méthylique, entre de l’alcool éthylique et de l’alcool propylique, peut-on croire qu’il
n’y aura pas également diffusion entre de l’alcool éthylique et de l’alcool éthylique ?
Dès que l’on a fait les rapprochements qui précèdent, il parait difficile de ne pas
répondre que probablement Il y aura encore diffusion, mais que nous ne nous en
apercevons plus, à cause de l’identité des deux corps qui se pénètrent.
Nous sommes donc forcés de penser qu’une diffusion continuelle se poursuit
entre deux tranches contiguës quelconques d’un même fluide. S’il existe des molé-
cules, il revient au même de dire que toute surface tracée dans un fluide est sans
cesse traversée par des molécules passant d’un côté à l’autre, et par suite que les
molécules d’un fluide quelconque sont en mouvement incessant.
Si ces inductions sont fondées, nos idées sur les fluides « en équilibre » vont
se trouver bien profondément remaniées. Comme l’homogénéité, l’équilibre n’est
qu’une apparence, qui disparaı̂t si l’on change le « grossissement » sous lequel on
1.1. MOLÉCULES 5
L’agitation moléculaire, une fois admise, fait comprendre bien simplement l’ex-
pansibilité des fluides, ou, ce qui revient au même, fait comprendre pourquoi ils
exercent toujours une pression sur les parois des récipients qui les contiennent.
Cette pression sera due, non pas à une répulsion mutuelle des diverses parties du
fluide, mais aux chocs incessants, contre ces parois, des molécules de ce fluide.
Cette hypothèse un peu vague fut précisée et développée dès le milieu du XVIIIe
siècle, dans le cas où le fluide est assez raréfié pour avoir les propriétés caractéris-
tiques de l’état gazeux. On admit qu’alors les molécules sont grossièrement assi-
milables à des billes élastiques dont le volume total est très petit par rapport au
volume qu’elles sillonnent, et qui sont en moyenne si éloignées les unes des autres
que chacune se meut en ligne droite sur la plus grande partie de son parcours,
jusqu’à ce qu’un choc avec une autre molécule change brusquement sa direction.
Nous verrons bientôt comment on put expliquer ainsi les propriétés connues des
gaz, et comment on en sut prévoir qui étaient encore inconnues.
Supposons qu’on échauffe à volume constant une masse gazeuse ; nous savons
qu’alors la pression grandit. Si cette pression est due aux chocs des molécules sur
la paroi, il faut bien admettre que ces molécules se meuvent maintenant avec des
vitesses qui, en moyenne, ont augmenté, de façon que chaque centimètre carré de
paroi reçoit des chocs plus violents, et en reçoit davantage.
Ainsi l’agitation moléculaire doit grandir avec la température. Si au contraire
la température s’abaisse, l’agitation moléculaire, décroissant, doit tendre vers zéro
en même temps que la pression du gaz. Au « zéro absolu » de température, les
molécules seraient complètement immobiles.
Dans le même ordre d’idées, nous rappellerons que toutes les diffusions, sans
exception, deviennent d’autant plus lentes que la température est moins élevée.
Agitation moléculaire et température varient donc toujours dans le même sens et
apparaissent comme profondément reliées l’une à l’autre.
6 CHAPITRE 1. LA THÉORIE ATOMIQUE ET LA CHIMIE
1.2 Atomes
1.2.1 Les corps simples
Dans l’infinité des substances réalisables (qui sont généralement des mélanges
à proportions variables), les espèces chimiques servent de repères comme les som-
mets d’un tétraèdre de référence pour les points intérieurs au tétraèdre. Mais leur
multiplicité est encore immense. On sait comment, depuis Lavoisier, l’étude et la
classification de toutes ces espèces ont été facilitées par la découverte des corps
simples, substances indestructibles qu’on obtient en poussant aussi loin qu’on le
peut la « décomposition » des diverses matières.
Le sens de ce mot « décomposition » résulte clairement de l’examen d’un cas
particulier quelconque. On pourra, par exemple transformer (par simple échauffe-
ment) du sel ammoniac, corps solide pur bien défini, en un mélange gazeux qu’un
fractionnement convenable (diffusion ou effusion) permettra de séparer en gaz am-
moniac pur et gaz chlorhydrique pur. On transformera à son tour (par une série
d’étincelles) le gaz ammoniac en un mélange gazeux d’azote et d’hydrogène à leur
tour aisément séparables. Puis, ayant dissous le gaz chlorhydrique dans un peu
d’eau, on pourra (par électrolyse) retrouver : d’une part cette eau introduite, et
d’autre part, au lieu de gaz chlorhydrique, du chlore et de l’hydrogène (séparés
aux deux électrodes). Pour 100 parties de sel, on aura ainsi fait apparaitre 26gr ,16
d’azote, 7gr ,50 grammes d’hydrogène, et 66gr ,34 de chlore, de poids total égal à
celui du sel disparu.
Toute autre façon de décomposer le sel ammoniac, poussée à outrance, se trouve
toujours aboutir à ces trois corps élémentaires, exactement dans les mêmes pro-
portions, aucun d’eux ne pouvant lui-même être décomposé. Plus généralement,
un nombre immense de décompositions ont mis en évidence une centaine de corps
simples (azote, chlore, hydrogène, carbone, fer, etc.), possédant la propriété sui-
vante :
Un système matériel quelconque peut se décomposer en masses constituées cha-
cune par l’un des corps simples, masses absolument indépendantes, en quantité et
en nature, des opérations que l’on fait subir au système étudié.
En particulier si l’on part de masses fixées de ces divers corps simples, puis qu’on
les fasse agir les unes sur les autres de toute façon imaginable, on pourra toujours
ensuite retrouver, pour chaque corps simple, la masse : primitivement introduite.
Si l’élément oxygène figure au début par 16 grammes, il n’est pas en notre pouvoir
de réaliser une opération à la suite de laquelle, redécomposant en corps simples le
système obtenu, on ne retrouve pas exactement 16 grammes d’oxygène, sans gain
ni perte 3 .
3. Il est bien entendu que de l’oxygène ou de l’ozone, intégralement transformables l’un dans
l’autre, seront regardés comme équivalents. Même remarque pour tout corps simple pouvant
1.2. ATOMES 7
Il est alors bien difficile de ne pas supposer que cet oxygène a persisté réelle-
ment dans la suite des composés obtenus, dissimulé, mais cependant présent : une
même substance élémentaire existerait dans tous les corps oxygénés, tels que l’eau,
l’oxygène, l’ozone, le gaz carbonique ou le sucre 4 .
Or, si le sucre, par exemple, est fait de molécules ; identiques, c’est au sein
de chaque molécule que doit se dissimuler l’oxygène, et de même le carbone et
l’hydrogène qui sont les autres éléments du sucre. Nous allons tâcher de deviner
sous quelle figure les substances élémentaires subsistent dans les molécules.
5. Identiques une fois isolées, sinon excatement superposables à chaque instant. Deux pesons
différemment tendus peuvent être regardés comme identiques, si, détendus, ils redeviennent su-
perposables. Ainsi rien ne devrait différencier un atome de fer tiré du chlorure ferreux et un
atome de fer tiré du chlorure ferrique.
1.2. ATOMES 9
peu d’atomes que les lois de discontinuitè ont pu être découvertes alors que l’analyse
chimique ne répondait pas toujours du dixième 6 .
Une molécule peut être monoatomique (formée par un seul atome). Plus géné-
ralement elle contiendra plusieurs atomes. Un cas particulier intéressant est celui
où les atomes ainsi combinés dans la même molécule sont de la même sorte. On
a alors affaire à un corps simple, qui cependant peut être regardé comme une
véritable combinaison d’une certaine substance élémentaire avec elle-même. Nous
verrons que cela est fréquent, et comment cela explique certaines allotropies (nous
avons signalé déjà celle de l’oxygène et de l’ozone).
Bref, tout l’univers matériel, en sa prodigieuse richesse, serait obtenu par l’as-
semblage d’éléments de construction dessinés suivant un petit nombre de types, les
éléments d’un même type étant rigoureusement identiques. Cela fait comprendre
combien l’hypothèse atomique pourra simplifier l’étude de la matière, si cette hy-
pothèse est justifiée
m m 9
les deux rapports et seraient nécessairement 9 p et q.
h o 8
Si maintenant nous connaissions la composition atomique d’un autre corps
hydrogéné, mettons que ce soit le méthane (qui contient 3 grammes de carbone
pour 1 gramme d’hydrogène), nous aurions par un raisonnement tout semblable le
c
quotient de la masse de l’atome de carbone par celle de l’atome d’hydrogène,
h
m′ m′
puis les quotients , de la masse m′ de 1 molécule de méthane par les masses
c h
m m′
des atomes constituants. Connaissant et , nous saurions enfin, par simple
h h
m
division dans quel rapport ′ sont les masses des molécules d’eau et de méthane.
m
On voit clairement par là qu’il suffirait de connaı̂tre la composition atomique
d’un petit nombre de molécules pour avoir comme nous le disions, les poids relatifs
des divers atomes (et des molécules considérées).
H, O, C, . . .
tels que les masses de ces coprs simples qui se trouvent unies dans un composé
sont entre elles comme
Hp , Oq , Cr , . . .
Remplaçons maintenant dans la liste des nombres proportionnels un quelconque
des termes, soit C, par un terme C’ obtenu en multipliant C par une fraction simple
2
arbitraire par exemple et ne changeons pas les autres termes. La nouvelle liste
3
pH, qO, rC’, . . .
est encore une liste de nombres proportionnels. Car le composé qui par exemple
contenait pH grammes d’hydrogène pour qO d’oxygène et rC de carbone contient
aussi bien (c’est dire la même chose) 2pH grammes d’hydrogène pour 2qO d’oxy-
gène et 3rC’ de carbone. Sa formule qui était Hp Oq Cr peut donc aussi bien
s’écrire
H2p O2q C’3r
et si p, q, r étaient entiers, 2p, 2q, 3r seront entiers.
La nouvelle formule peut d’ailleurs être plus simple que l’ancienne. Le com-
posé dont la formule primitive serait H3 C2 prendrait avec les nouveaux nombres
proportionnels la formule H6 C6 , c’est-à-dire la formule HC.
L’un ou l’autre des deux systèmes de formules exprime complètement tout ce
que donne l’analyse chimique. Nous ne pouvons donc tirer de cette analyse aucune
raison de décider si l’atome de carbone et celui d’hydrogène sont dans le rapport
de C à H, ou de C’à H, et par suite aucun moyen de juger combien une molécule
donnée contient d’atomes de chaque sorte.
En d’autres termes :
Il existe toute une multiplicité de listes de nombres proportionnels distinctes,
c’est-à-dire ne donnant pas à un même composé la même formule 8 . On passe de
l’une quelconque de ces listes à une autre en y multipliant un ou plusieurs termes
par des fractions simples. Enfin l’analyse chimique, ou les lois de discontinuité,
ne donnent aucun moyen de reconnaı̂tre parmi ces listes une liste où les termes
seraient dans le même rapport que les masses des atomes (supposés exister).
l’égalité :
η pH
=
γ rC
Mais les plus petites valeurs possibles pour pp et r grandiraient quad la précision croı̂trait. Si
2 p
pour une précision du centième on avait trouvé comme valeur de la valeur la plus simple
3 r
2027
possible deviendrait par exemple quand la précision serait su cent-millième. Or cela n’est
3041
2
pas, et la valeur conviendra encore pour cette précision. Que les rapports des entiers p, q, r
3
. . . , aient des valeurs fixes qui paraı̂tront d’autant plus simples, d’autant plus surprenantes que
la précision est plus élevée, c’est cela qui est la loi
8. Deux listes ne sont pas distinctes si l’on obtient l’une à partir de l’autre en y multipliant
tous les termes par un même nombre.
12 CHAPITRE 1. LA THÉORIE ATOMIQUE ET LA CHIMIE
9. Au sens des cristallographes : on peut orienter des cristaux de façon que chaque face de
l’un soit parallèle à une face de l’autre.
1.3. L’HYPOTHÈSE D’AVOGADRO 13
cube. Multiplions par un même nombre, mettons par 3, la pression commune aux
deux gaz, les masses présentes par centimètre cube sont multipliées par 3 et par
n
suite aussi les nombres n et n′ : à température fixée le rapport ′ des molécules
n
présentes par centimètre cube dans deux gaz, à la même pression, ne dépend pas
de cette pression.
D’autre part, Gay-Lussac a montré (vers 1810) que, à pression fixée, la densité
d’un gaz change avec la température d’une façon qui ne tient pas a la nature parti-
culière du gaz 12 (oxygène ou hydrogène se dilatent de même quand la température
s’élève). Ici encore, par conséquent, les nombres n et n′ étant changés de la même
manière, leur rapport ne change pas.
Bref, tant que les lois des gaz restent vérifiées, à froid ou à chaud, sous forte ou
sous faible pression, les nombres de molécules présentes dans deux ballons égaux
d’oxygène et d’hydrogène restent dans le même rapport, pourvu que la température
et la pression soient les mêmes dans les deux ballons. Et ainsi pour tous les gaz.
Ces divers rapports fixes doivent être simples. Cela résulte d’autres expériences
exécutées vers le même temps (1810), par lesquelles Gay-Lussac montra que :
Les volumes de gaz qui apparaissent ou disparaissent dans une réaction sont
entre eux dans des rapports simples 13.
Un exemple me fera comprendre : Gay-Lussac trouve que, lorsque l’hydrogène
et l’oxygène se combinent pour former de l’eau, les masses d’hydrogène, d’oxygène,
et de vapeur d’eau formée, ramenées aux mêmes conditions de température et
de pression, ont des volumes qui sont exactement entre eux comme 2, 1 et 2 .
Soient par centimètre cube, n le nombre de molécules d’oxygène, et n′ le nombre
de molécules de vapeur d’eau. La molécule d’oxygène contient un nombre entier,
probablement petit, soit p, d’atomes d’oxygène. La molécule d’eau contient de
même p′ atomes d’oxygène. Comme il ne s’est pas perdu d’oxygène, il faut que
le nombre n p d’atomes qui formaient l’oxygène disparu ègal au nombre 2 n′ p′ de
n p′
ceux qui sont présents dans l’eau apparue. Le rapport ′ est donc égal à 2 , et
n p
par suite est simple, puisque p et p′ sont entiers et petits.
Mais rien n’indique encore que cette simplicité doive être la plus grande qu’on
puisse imaginer, c’est-à-dire que les nombres n et n′ doivent être invariablement
égaux.
12. Ici encore, loi limite, d’autant mieux vérifiée que la densité sera plus faible.
13. A la vérité Gay-Lussac ne s’inquiéta pas de tirer de cet énoncé la proposition de la théorie
moléculaire ici indiquée.
1.3. L’HYPOTHÈSE D’AVOGADRO 15
De même, pour les composés oxygénés, tous nos récipients devront contenir un
nombre entier de fois, soit q, une masse O grammes d’oxygène (égale à No, si o
est l’atome d’oxygène) ; pour les composés carbonés, tous nos récipients devront
contenir r fois (r entier) une masse C grammes de carbone (égale à Nc si c est
l’atome de carbone) ; et ainsi de suite. Comme au reste les nombres H, O, C,
. . . sont proportionnels à N, donc au volume V , on pourra, si l’on veut, choisir ce
volume de façon que l’un de ces nombres, soit H, ait telle valeur qu’on veut, par
exemple la valeur 1. Tous les autres seront alors fixés.
Ces conséquences de l’hypothèse d’Avogadro ont été pleinement vérifiées par
l’analyse chimique et les mesures de densité dans l’état gazeux pour des mil-
liers corps, sans que l’on ait rencontré une seule exception 17 . Du même coup,
les nombres H, O, C ,. . . correspondant à chaque valeur du volume V se trouvent
déterminés.
En d’autres termes, la pression et la température une fois choisies, il y a un
volume V (environ 22 litres dans les conditions normales 18 ) pour lequel ceux de
nos récipients qui contiennent de l’hydrogène en contiennent exactement ou bien
1 gramme (acide chlorhydrique, chloroforme) ou bien 2 grammes (eau, acétylène,
hydrogène), ou bien 3 grammes (gaz ammoniac) ou bien 4grammes (méthane,
éthylène) ou bien 5 grammes (pyridine) ou bien 6 grammes (benzine), etc., mais
ne contiennent jamais de masses intermédiaires, telles que 1,1 ou 3,4 grammes.
Pour ce même volume, nos divers récipients contiendront, si le corps simple
oxygène entre dans le composé qu’ils enferment, ou bien 16 grammes d’oxygène
(eau, oxyde de carbone) ou bien 2 fois 16 grammes (gaz carbonique, oxygène), ou
bien 3 fois 16 grammes (anhydride sulfurique, ozone), etc., mais jamais de masses
intermédiaires, telles que 5, 9, ou 37 grammes.
Toujours pour ce volume, nos récipients contiendront : ou bien pas de car-
bone, ou bien 12 grammes de ce corps (méthane, oxyde de carbone) ou bien 2 fois
12 grammes (acétylène) ou bien 3 fois 12 grammes (acétone), etc., toujours sans
intermédiaires.
Nos récipients contiendront de même, s’ils contiennent du chlore, du brome, ou
des volumes égaux V sont des multiples entiers d’une même masse H prouve seulement que N p,
N ′ p′ , N ′′ p′′ . . . et par la suite N , N ′ , N ′′ . . . sont dans des rapports simples. C’est la proposition
importante déduite au n12 de la loi de combinaison des gaz (et incidemment nous la retrouvons
ici à partir d’expériences beaucoup plus nombreuses que celles de Gay-Lussac) mais ce n’est pas
la proposition plus précise d’Avogadro.
17. On ne peut compter comme faisant exception des corps tels que le peroxyde d’azote (voir
n2) qui ne vérifie pas les lois de Boyle et de Gay-Lussac et pas suite est en dehors de ces
considérations. Nous avons d’ailleurs fait comprendre qu’il ne vérifie pas les lois des gaz parce qu’il
n’est pas un gaz, mais un mélange à proportion variable de deux gaz. Des remarques analogues
s’appliquent aux quelques anomalies d’abord signalées (tel le sel ammoniac en vapeur).
18. Tepérature de la glace fondante et pression atmosphérique (76 centimètres de colonne
barométrique mercurielle, à Paris).
1.3. L’HYPOTHÈSE D’AVOGADRO 17
de l’iode, un nombre entier de fois 35g r,5 de chlore, 80 grammes de brome, 127
grammes d’iode, en sorte que (dans l’hypothèse d’Avogadro) les masses des trois
atomes correspondants doivent être entre elles comme 35,5 ; 80 et 127. Il est bien
remarquable que nous retrouvons ainsi précisément des nombres qui sont dans les
rapports suggérés par l’isomorphisme et les analogies chimiques des chlorures, bro-
mures et iodures (n 10) . Cette concordance accroı̂t évidemment la vraisemblance
de l’hypothèse d’Avogadro.
De proche en proche, on a pu ainsi obtenir expérimentalement, à partir des
densités des gaz, une liste de nombres proportionnels remarquables
H=1, O=16, C=12, Cl=35,5 . . .
qui sont dans les mêmes rapports que les poids des atomes si l’hypothèse d’Avoga-
dro est exacte, et qui en effet, pour ceux d’entre eux qui se prêtent à ce contrôle,
se trouvent bien dans les rapports déjà imposés par les isomorphismes et analogies
chimiques.
Pour abréger, on a pris l’habitude d’appeler ces nombres poids atomiques. Il
est plus correct (puisque ce sont des nombres, et non des poids ou des masses) de
les appeler coefficients atomiques. De plus, on a convenu d’appeler atome-gramme
d’un corps simple la masse de ce corps qui, en grammes, est mesurée par son
coefficient atomique : 12 grammes de carbone ou 16 grammes d’oxygène sont les
atomes-gramme du carbone et de l’oxygène.
65gr ,7 d’or pour 35,5 de chlore, le poids atomique de l’or est donc un multiple ou
sous-multiple simple de 65,7. S’il est voisin de 200, il est donc probablement égal
à 197, qui est le triple de 65,7.
Il va de soi qu’une telle détermination, fondée sur une règle empirique, ne peut
être regardée comme ayant la valeur de celles qui se fondent sur les isomorphismes
et l’hypothèse d’Avogadro. Cette réserve est d’autant plus nécessaire que certains
éléments (bore, carbone, silicium), ne vérifient sûrement pas la règle de Dulong et
Petit, du moins à la température ordinaire 19 . Le nombre de ces exceptions, et l’im-
portance des écarts, vont d’ailleurs en croissant quand la température s’abaisse,
la chaleur spécifique finissant par tendre vers zéro pour n’importe quel élément
(Nernst), en sorte que la règle est grossièrement fausse aux basses températures
(par exemple, pour le diamant, au-dessous de -240o, la chaleur atomique est infé-
rieure à 0,01).
Pourtant l’on ne peut attribuer au hasard les coı̈ncidences si nombreuses si-
gnalées par Dulong et Petit (puis par Regnault) et l’on doit seulement modifier
leur énoncé, lui donnant, je pense la forme suivante, qui tient compte des mesures
récentes :
La quantité de chaleur nécessaire pour élever de 1o , à volume constant 20 , la
température d’une masse solide, pratiquement nulle aux basses températures, gran-
dit quand la température s’élève, et fini par devenir à peu près constante 21 . Elle
est alors de 6 calories environ par atome-gramme de n’importe quelle sorte présent
dans la masse solide.
Cette limite est atteinte plus rapidement pour les éléments dont le poids ato-
mique est élevé : par exemple, elle est à peu près atteinte pour le plomb (Pb =
207) dès la température de -200o et ne l’est pour le carbone (C=12) qu’au-dessus
de 900o.
J’insiste sur le fait que les corps composés vérifient la loi. C’est le cas dès la
température ordinaire pour les fluorures, chlorures, bromures, iodures, sulfures,
des divers métaux, mais pas encore pour les composés oxygénés. Un morceau de
quartz de 60 gramme, formé par 1 atomes-gramme de silicium et 2 d’oxygène, soit
3 en tout, absorbe seulement 10 calories par degré. Mais 22 , au-dessus de 400o, ce
19. La chaleur spécifique de l’atome-gramme, est alors, au lieu de 6, 4,5 pour le silicium, 3 pour
le bore, 2 pour le carbone.
20. Du nombre brut, donné par l’expérience pour la chaleur spécifique, il convient en effet de
retirer comme fait Nernst, la chaleur qu’on retrouve sous forme de travail accomplis contre les
forces de cohésion et que l’on calcule aisément quand on connait la compressibilité. Eventuelle-
ment (travaux de Pierre Weiss sur les corps ferromagnétiques) il faudrait aussi en retirer celle
qui sert à détruire l’aimantation spontanée du corps. Pour avoir des résultats de forme simple, il
faut envisager seulement, dans la chaleur absorbée, celle qui paraı̂t servir à accroitre les énergies
potentielles et cinétique des divers atomes, maintenus à distances moyennes invariables.
21. Bien entendu, si le corps fond ou se volatilise, il échappe à la vérification.
22. D’après les mesures de Pionchon poussées jusqu’à 1200o.
1.3. L’HYPOTHÈSE D’AVOGADRO 19
1.3.5 Retouche
Nous avons vu que l’un des coefficients atomiques est arbitraire, et nous nous
sommes arrangés de façon que le plus petit d’entre eux, celui de l’hydrogène, fût
égal à 1. C’est en effet la convention qu’on avait d’abord faite, trouvant alors,
comme je l’ai dit, 16 et 12 pour les coefficients atomiques de l’oxygène et du car-
bone. Mais des mesures plus précises ont bientôt montré que ces valeurs étaient un
peu trop fortes, de presque 1 p. 100. On a préféré alors retoucher la convention pri-
mitive et l’on s’est entendu pour attribuer à l’oxygène (qui intervient plus souvent
que l’hydrogène dans les dosages précis) exactement le coefficient atomique 16.
Celui de l’hydrogène devient alors, à un demi-millième près, 1,0076 (moyenne de
valeur concordantes obtenues par des méthodes très différentes). Celui du carbone
reste 12,00 à mieux que un millième près.
Il n’y a d’ailleurs rien à changer aux considérations qui précèdent, mais le
volume V de nos récipients identiques (emplis de divers corps volatils dans l’état
gazeux, à température et pression fixées) sera supposé choisi de telle sorte que
ceux de ces récipients qui contiennent de l’oxygène en contiennent exactement 16
grammes, ou un multiple de 16 grammes.
écrit ci-dessous les vingt-cinq premiers termes, dans l’ordre de grandeur croissante
(sauf une inversion, peu importante, pour l’argon).
Hydrogène H = 1,0076
Hélium He = 4,0 Néon Ne = 20,0 Argon A = 39,9
Lithium Li = 7,00 Sodium Na = 23,00 Potassium K = 39,1
Glucinium Gl = 9,1 Magnésium Mg = 24,3 Calcium Ca = 40,1
Bore B = 11,0 Aluminium Al = 27,1 Scandium Sc = 44,
Carbone C = 12,00 Silicium Si = 28,3 Titane Ti = 48,1
Azote N = 14,01 Phosphore P = 31,0 Vanadium V = 51,2
Oxygène O = 16,000 Soufre S = 32,0 Chrome Cr = 52,1
Fluor F = 19,0 Chlore Cl = 35,47 Manganèse Mn = 55,0
ces lacunes furent bientôt comblées par la découverte de 2 éléments, le gallium (Ga
= 70) et le Germanium (Ge = 72), ayant respectivement les propriétés prévues par
Mendéleyeff.
Aucune théorie jusqu’à ce jour n’a rendu compte de cette loi de périodicité.
Pour atteindre les coefficients atomiques, nous avons eu à considérer des réci-
pients identiques, pleins des divers corps, dans l’état gazeux, à une température
et sous une pression telles qu’il y ait exactement 16 grammes d’oxygène, ou un
multiple de 16 grammes, dans ceux de ces récipients qu’emplit un gaz oxygéné.
Les masses des corps purs qui empliraient dans ces conditions nos divers récipients
sont souvent appelées molecules-gramme.
Les molécules-gramme des divers corps sont les masses de ces corps, qui dans
l’état gazeux très dilué (même température et même pression) occupent toutes des
volumes égaux, la valeur commune de ces volumes étant fixée par la condition que,
parmi celles de ces masses qui contiennent de l’oxygène, celles qui en contiennent
le moins en contiennent exactement 16 grammes.
Plus brièvement, mais sans bien faire apparaı̂tre la signification théorique de
l’expression, on peut dire :
La molécule-gramme d’un corps est la masse de ce corps qui dans l’état gazeux
dilué occupe le même volume que 32 grammes d’oxygène à la même tempéra-
ture et sous la même pression (soit sensiblement 22400 centimètres cubes dans les
conditions « normales »).
Dans l’hypothèse d’Avogadro, toutes les molécules-gramme doivent être for-
mées par le même nombre de molécules. Ce nombre N est ce que l’on appelle la
Constante d’Avogadro, ou le Nombre d’Avogadro.
Dire que 1 molécule-gramme contient 1 atome-gramme d’un certain élément,
c’est dire que chacune des N molécules de cette molécule-gramme renferme 1 atome
de cet éléments et par suite que son atome-gramme est formé par N atomes.
La masse de chaque atome s’obtient donc en divisant par le nombre d’Avogadro
l’atome-gramme correspondant, comme celle d’une molécule en divisant par ce
nombre N la molécule-gramme correspondante. La masse o de l’atome d’oxygène
16 1, 0076
est , celle h de l’atome d’hydrogène , celle co2 de la molécule de gaz
N N
44
carbonique , et ainsi de suite. Trouver le nombre d’Avogadro serait trouver
N
toutes les masses de molécules et des atomes.
22 CHAPITRE 1. LA THÉORIE ATOMIQUE ET LA CHIMIE
crois, principalement, à L.-J. Simon. Après avoir pensé un instant qu’elle donnait
plus logiquement que toute autre les coefficients atomiques et la loi d’Avogadro, je
crois décidément, avec G. Urbain, que, tout intéressante qu’elle soit, elle ne suffit
pas à cette détermination.
D’abord, en aucun cas, elle n’a réellement servi pour fixer les coefficients ato-
miques, tous déjà obtenus Par les moyens que nous avons résumés. Et c’est au
contraire cette connaissance qui a permis de comprendre la plupart des réactions
de substitution.
Puis je ne vois même pas comment elle aurait pu servir. Évidemment, si l’on
accorde, sans y prendre garde, comme prouvé par l’expérience, que l’hydrogène du
méthane peut être remplacé par quarts, tout le reste s’ensuit. Mais ce mot « rem-
placé », que suggéraient immédiatement par leur aspect les formules moléculaires
supposées connues, aurait-il été suggéré par les seules réactions chimiques et par
l’examen sans idée préconçue des produits de ces réactions ?
Il s’en faut, en effet, que ces produits de l’action progressive du chlore sur le
méthane se ressemblent aussi étroitement que se ressemblent par exemple les divers
aluns, ou les chlorures, bromures et iodures d’un même métal. Alors l’analogie est
si frappante que 1’idée de substitution s’impose (bien que, en fait, le mot n’ait pas
été employé pour ces cas) et a donné, comme nous avons vu, antérieurement à
tout autre renseignement, une indication précieuse sur les poids atomiques.
Bref, une théorie purement chimique qui suffise à déterminer les coefficients
atomiques et les formules moléculaires n’a pas encore été donnée, et il semble
douteux que, à partir des faits actuellement connus, on puisse en formuler une qui
en realité ne suppose pas la connaissance préalable de ces coefficients atomiques
et d’au moins quelques formules moléculaires fondamentales.
1.4. STRUCTURE DES MOLÉCULES 25
personne ne pense qu’il y ait réellement sur les atomes de petits crochets ou de
petites mains, mais les forces complètement inconnues qui les unissent doivent être
équivalentes à de tels liens, que l’on appelle valences pour éviter l’emploi d’expres-
sions trop anthropomorphiques.
Si tous les atomes étaient monovalents, une molécule ne pourrait jamais conte-
nir que deux atomes : il y a donc des atomes polyvalents. Dès l’ors rien ne limite
le nombre d’atomes d’une molécule sinon la fragilité sans cesse plus grande d’une
molécule formée de plus d’atomes (le nombre des enfants qui forment une ronde
en se tenant par la main n’est pas limité). L’oxygène, par exemple, est au moins
bivalent, puisque, outre la molécule O2 , ses atomes peuvent former la molécule O3
de l’ozone.
L’image même que nous avons donnée suffit à suggérer que le nombre de va-
lences utilisées par un atome peut varier d’une combinaison à âne autre. Si un
homme avec ses deux mains représente un atome bivalent, nous ne pourrons nous
empêcher de songer qu’il pourrait laisser une main dans une de ses poches et
fonctionner alors comme monovalent, ou que, éventuellement, faisant intervenir
une valence d’une nature différente, il pourrait saisir un objet avec ses dents et
fonctionner ainsi comme trivalent, ce qui n’empêche que le plus ordinairement on
pourra négliger cette possibilité.
De même chaque atome conserve en général autant de valences dans les divers
composés où il entre. Jamais on n’a été conduit à supposer l’hydrogène polyvalent ;
le chlore, le brome ou l’iode, qui peuvent remplacer l’hydrogène atome par atome,
sont aussi univalents. L’oxygène est généralement bivalent comme dans l’eau HOH,
l’azote trivalent comme dans le gaz ammoniac NH3 , ou pentavalent comme dans
le sel ammoniac NH4 Cl, le carbone quadrivalent comme dans le méthane CH4 .
Mais l’existence indiscutable des molécules NO du bioxyde d’azote suffit à rappeler
que l’oxygène et l’azote ne sont pas toujours l’un bivalent, l’autre trivalent, et de
même l’oxygène et le carbone ne peuvent conserver tous deux en même temps
leurs valences ordinaires dans l’oxyde de carbone CO. Il va de soi que si de pareilles
anomalies étaient fréquentes, la notion de valence, même fondée, perdrait beaucoup
de son utilité.
on saura alors représenter la composé par une formule de constitution, qui aura
un pouvoir de représentation immense en ce qui regarde les réactions possibles du
composé. Par exemple, on arrivera de diverses manière à penser que les liaisons
dans la molécule d’acide acétique sont exprimées par la formule
H O
| ||
H − C − C − O − H
|
H
qui rappelle immédiatement les rôles différents des atomes d’hydrogène (trois rem-
plaçables par du chlore, et le quatrième par un métal) des atomes d’oxygène (le
groupement OH étant chassé dans la formation du chlorure d’acide CH3 COCl)
et des atomes de carbone eux-mêmes (l’action d’une base KOH sur un acétate
CH3 CO2 Cl, partage le molécule en méthane et carbonate).
Les formules de constitution ont pris une importance capitale dans la chimie
du carbone. Je signalerai la facilité avec laquelle elles expliquent les différences
de propriétés entre corps isomères (molécules formées des mêmes atomes liés de
façons différentes 28 ), et permettent de prévoir le nombre des isomères possibles.
Mais je ne peux m’étendre plus longuement sur les services qu’elles ont rendus,
et je me borne à observer que les 200000 formules de constitution dont la Chimie
organique a tiré parti 29 donnent en définitive autant d’argument en faveur de la
notation atomique et de la théorie de la valence 30 .
1.4.5 Stéréochimie
La constitution de la molécule une fois connue, en ce qui regarde les liaisons des
atomes, on s’est demandé, raisonnant comme si cette molécule était un édifice à
H O
| ||
28. Par exemple l’éthanolal H − O − C − C − H qui possède une fonction al-
|
H
déhyde et une fonction alcool est un isomère de l’acide acétique
29. Voir le Dictionnaire de Beilstein.
30. Il est d’ailleurs possible et même probable que, indépendamment des valences, des liai-
sons de genre différent, moins robustes, également à capacité de saturation limitée, puissent
intervenir entre atomes ou molécules, donnant ces « combinaisons moléculaires », telles que sels
doubles ou sels complexes, surtout signalées dans l’état solide. Uniquement pour comprendre la
possibilité des liaisons différentes, disons que les valences ordinaires pourraient être dues à des
attractions électrostatiques, et que en outre deux molécules (ou même deux atomes) pourraient
s’attirer comme des aimants, capables de former des systèmes astatiques sans action magnétique
extérieure) polymérisation par doublement de la molécule, fréquemment observées.
28 CHAPITRE 1. LA THÉORIE ATOMIQUE ET LA CHIMIE
peu près rigide de forme définissable, quelle configuration dessinent dans l’espace
ses divers atomes. On s’est proposé, en quelque sorte, de dessiner un modèle à
trois dimensions, indiquant les positions respectives des atomes de la molécule.
Ce nouveau problème, qui aurait pu ne pas avoir de sens (les valences auraient
pu fonctionner comme des liens souples, à point d’attache mobile sur l’atome,
n’imposant pas de configuration déterminée a reçu un commencement de solution
grâce à de beaux travaux de Pasteur, Le Bel et van t’Hoff, auxquels je veux au
moins faire une allusion.
Supposons que dans une molécule de méthane CH4 on remplace successivement
les 4 atomes d’hydrogène, par 4 groupements monovalents R1 , R2 , R3 , R4 tous
différents entre eux. Si ces groupements pouvaient occuper n’importe quelle place
autour du carbone, un seul composé de substitution pourrait ainsi être obtenu.
Or, on en trouve deux, à la vérité fort analogues, identiques mêmes pour certaines
propriétés (même point de fusion, même solubilité, même pression de vapeur, etc.)
mais nettement différents à d’autres égards. Par exemple leurs cristaux, identiques
au premier aspect, diffèrent en réalité comme font un gant de la main droite et
un gant de la main gauche, qui, nous le savons assez, ne peuvent pas se remplacer
l’un l’autre.
On comprendra cette isomérie si l’on admet que les 4 valences du carbone
s’attachent aux 4 sommets d’un tétraèdre régulier, pratiquement indéformable. Il y
a en effet deux façons non superposables de disposer aux sommets d’un tel tétraèdre
4 objets tous différents, et les deux arrangements sont symétriques par rapport à un
miroir comme un gant droit et un gant gauche. Si d’ailleurs le tétraèdre n’était pas
régulier, plus de deux arrangements donnant un solide diffèrent seraient possibles
(et d’ailleurs on devrait alors obtenir aussi, contrairement à l’expérience, plusieurs
dérivés bisubstitués de même formule CH2 R’R”).
Il devient donc probable que les édifices moléculaires sont comparables, au
moins approximativement, à des corps solides, dont la stéréochimie (de στ ǫρǫoς,
solide), s’efforce de déterminer la configuration. Cette rigidité des liaison entre
atomes nous semblera plus probable encore quand nous connaı̂trons les chaleurs
spécifiques des gaz (No 44).
Ce sont les corps non volatils dont il peut nous être difficile de trouver la for-
mule. Tel sera le cas pour de nombreux « hydrates de carbone »dont l’analyse nous
prouvera seulement qu’ils doivent avoir la formule Cn H2n On , et dont les propriétés
chimiques ne suffisent pas toujours pour déterminer n.
Or on sait précisément depuis longtemps que lorsqu’un corps non volatil est
soluble dans un liquide dans de l’eau par exemple, la température de congélation
est plus basse, la pression de vapeur plus faible et la température d’ébullition plus
élevée, que pour le dissolvant pur. C’est ainsi que l’eau de mer se congèle à −2o et
bout (sous la pression normale) à 100o , 6.
Mais, en se bornant à étudier les solutions salines dans l’eau, on n’avait pas su
préciser ces règles qualitatives. En expérimentant sur les solutions qui, à l’inverse
de ces solutions salines, ne conduisent pas notablement l’électricité ne sont pas des
« électrolytes », Raoult établit les lois suivantes (1884) :
1. Pour chaque matière dissoute, l’influence est proportionnelle à la concentra-
tion 31 . L’abaissement de la température de congélation est 5 fois plus grand
pour de l’eau sucrée qui contient 100 grammes de sucre par litre que pour
celle qui n’en contient que 20 grammes.
2. Deux matières quelconques exercent la même influence à concentration mo-
léculaire égale. De façon plus précise, deux solutions (dans le même solvant)
qui contiennent à volume égal autant de molécules-grammes dissoutes, ont
même température de congélation, même pression de vapeur, et même tem-
pérature d’ébullition.
Il nous suffirait pour l’instant de savoir ces règles ; ajoutons cependant que les
énoncés de Raoult, plus complets, disent quelle influence est due à une concen-
tration moléculaire donnée. Si l’on a dissous, dans M molécules-gramme d’un
solvant qui avait la pression de vapeur P, n molécules-gramme (quelconques), obte-
nant ainsi une solution de pression P ′ , l’abaissement relatif de pression c’est-à-dire
P − P′ M
est sensiblement égal à : en dissolvant 1 molécule-gramme quelconque
P n
dans 100 molécules-gramme de solvant, on abaisse la pression de vapeur du cen-
tième de sa valeur 32 .
En ce qui regarde toutes ces lois, il est bien entendu que la solution doit être
étendue, c’est-à-dire que la concentration moléculaire doit être comparable à celles
pour lesquelles les gaz vérifient la loi de Mariotte (tout au plus de l’ordre de 1
molécule-gramme par litre).
31. Loi énoncée avant Raoult, par Wüllner et Blagden, mais au sujet d’électrolytes pour lesquels
précisément elle n’est pas exacte.
32. Les règles précises relatives aux variations de température d’ébulition et de congélation
s’ensuivent nécessairement de celle qui donne la variation de pression, par un raisonnement de
thermodynamique dont il me suffit isi de signaler l’existence.
30 CHAPITRE 1. LA THÉORIE ATOMIQUE ET LA CHIMIE
Il est raisonnable de penser que ces lois s’appliquent aux corps dont nous ne
savons pas encore la formule moléculaire, aussi bien qu’à ceux dont nous avons
la formule. Si alors une masse m d’un corps à formule encore inconnue produit
par exemple sur la température d’ébullition en solution alcoolique une variation 3
fois plus faible que ne ferait une quelconque des molècules-gramme déjà connues
dissoutes dans le même volume, c’est que la molécule-gramme inconnue est égale
à 3m. Par là s’accroı̂t énormément notre pouvoir de détermination des coefficients
moléculaires.
Si donc au fond d’un corps de pompe se trouvait de l’eau sucrée, et, au-dessus,
de l’eau pure, séparée de la solution par un piston semi-perméable, on pourrait
refouler ou laisser se détendre le sucre au sein de l’eau, selon qu’on appuierait
sur le piston avec une force supérieure ou inférieure à celle qui équilibre juste
la pression osmotique. De Plus, comme cette pression, étant proportionnelle à la
concentration, est en raison inverse du volume occupé par le sucre, on ne saurait
pas, à ne considérer que le travail de compression, si l’on appuie sur un gaz ou sur
une matière dissoute.
Van t’Hoff qui sut présenter sous cet aspect les expériences de Pfeffer, eut ainsi
l’intuition que (loi de Van t’Hoff) :
Toute matière dissoute exerce, sur une paroi qui l’arrête et laisse passer le
solvant, une pression osmotique égale à la pression qui serait développée dans le
même volume par une matière gazeuse contenant le même nombre de molécules-
gramme.
En admettant l’hypothèse d’Avogadro, cela revient à dire que :
Dans l’état gazeux ou dissous, un même nombre de molécules quelconques,
enfermées dans le même volume à la même température, exerce la même pression
sur les parois qui les arrêtent.
L’énoncé de Van t’Hoff, appliqué au sucre (dont la molécule-gramme est 342 gr.)
donne à 1 p. 100 près les pressions osmotiques mesurées par Pfeffer. Cette confir-
mation, bien frappante, pouvait à la rigueur être accidentelle. Mais Van t’Hoff a
levé tous les doutes en montrant que son énoncé résulte nécessairement de diverses
lois déjà connues. En particulier, si les lois de Raoult sont excates, la loi de Van
t’Hoff est nécessairement exacte (et réciproquement).
C’est ce qu’on voit aisément par un raisonnement (postérieur) d’Arrhenius.
p'
Solution
Solvant pur
Figure 1.1 –
Soit, en un lieu où l’intensité de la pesanteur est g, dans une enceinte vide d’air, une colonne
verticale de solution affleurant le solvant pur par un fond semi-perméable. La solution contient
n molécules-grammes du corps dissous (non volatil) pour M de solvant. L’équilibre est supposé
32 CHAPITRE 1. LA THÉORIE ATOMIQUE ET LA CHIMIE
réalisé pour une différence h des deux niveaux. Soit d la densité (moyenne) de la vapeur, D celle
beaucoup plus grande du solvant (presque égale à celle de la solution). Soient p′ et p les pressions
de vapeur au contact de la solution et du solvant. Alors, par définition de la pression osmotique
P , la pression au fond de la solution est (p + P ). Le théorème fondamental de l’hydrostatique,
appliqué pour la solution et la vapeur donne alors :
pp′ = g h d
et
p + P = p′ + g h D
Soit sensiblement en éliminant g h :
D p − p′ p
P = (p − p′ ) = D
d p d
c’est-à-dire, d’après une loi de Raoult plus haut énoncée,
n p
P = D
M d
soit v le volume, dans l’état gazeux sous pression p, de 1 molécule-gramme M du solvant (en sorte
p pv MM
que est égal à ; observons de plus que est le volume V qu’occupe dans la solution
d M nD
une molécule-gramme du corps dissous. Il reste alors :
P V = pv
solution très étendue de sel marin ne renferme réellement plus de sel, mais du
sodium et du chlore, à l’état d’atomes libres. Et c’est bien ce ferme soutenir avec
une hardiesse géniale, un jeune homme de vingt-cinq ans, Arrhenius (1887).
Cette idée parut déraisonnable à beaucoup de chimistes, et cela est bien cu-
rieux, car, ainsi qu’Ostwald le remarqua aussitôt, elle était en réalité profondément
conforme aux connaissances qui leur étaient le plus familières, et à la nomenclature
binaire employée pour les sels : que tous les chlorures dissous aient en commun
certaines réactions quel que soit le métal associé au chlore, cela se comprend très
bien si dans toutes ces solutions existe une même sorte de molécules, qui ne peut
être que l’atome de chlore ; dans les chlorates, qui ont en commun d’autres réac-
tions, la molécule commune ne serait plus Cl, mais le groupement ClO3 et ainsi de
suite.
Sans se préoccuper de cet argument, les adversaires D’Arrhenius trouvaient
absurde qu’on pût supposer des atomes de sodium libres dans l’eau. « On sait
bien, disaient-ils, que le sodium mis au contact de l’eau, la décompose aussitôt en
chassant de l’hydrogène. Et d’ailleurs, si du chlore et du sodium coexistaient dans
l’eau salée, simplement mélangés comme deux gaz qui occupent un même réci-
pient, n’aurait-on pas quelque moyen de les séparer l’un de l’autre, par exemple en
superposant à l’eau salée de l’eau pure dans laquelle les constituants Na et Cl diffu-
seraient sans doute avec des vitesses inégales ? Or ce procédé de séparation échoue,
non seulement pour le sel marin (l’égalité des vitesses pourrait exceptionnellement
se trouver réalisées) mais pour tous les électrolytes ».
Arrhenius répondait à ces objections en s’appuyant sur le fait que les solutions
anormales conduisent l’électricité. Cette conductibilité s’explique si les atomes Na
et Cl que donne par dissociation une molécule de sel sont chargées d’électricités
contraires (comme sont après séparation un disque de cuivre et un disque de zinc
d’abord au contact). Plus généralement, toute molécule d’un électrolyte peut de
même se dissocier en atomes (ou groupes d’atomes) chargés électriquement, que
l’on appelle des ions. On admet que tous les ions d’une même sorte, tous les
ions Na par exemple d’une solution de NaCl, portent exactement la même charge
(forcément égale alors à celle que porte l’un des ions Cl de l’autre signe, sans quoi
l’eau salée ne serait pas dans son ensemble électriquement neutre, comme elle l’est).
Les N atomes qui, neutres, forment 1 atome-gramme, constituent, quand ils sont
à l’état d’ions, ce que nous appellerons 1 ions-gramme.
Placés dans un champ électrique (comme il arrivera si l’on plonge dans l’eau
salée une électrode positive et une électrode négative) les ions positifs seront at-
tirés vers l’électrode négative ou cathode, les ions négatifs chemineront de même
vers l’électrode positive ou anode. Un double courant de matière en deux sens op-
posés accompagnera donc le passage de l’électricité. Au contact des électrodes, les
ions pourront perdre leur charge, et prendre du même coup d’autres propriétés
34 CHAPITRE 1. LA THÉORIE ATOMIQUE ET LA CHIMIE
chimiques.
Car un ion qui diffère par sa charge de l’atome (ou groupe d’atomes) correspon-
dant, peut ne pas avoir du tout les nièmes propriétés chimiques. A cause encore
de cette charge, la diffusion ne séparera pas des ions de signe contraire. Il se peut
bien, et il arrivera en général, que certains ions, mettons les ions positifs, prennent
de l’avance. Ils chargent alors positivement la région du liquide où ils sont en excès,
mais aussitôt cette charge attire les ions négatifs ce qui accélère la rapidité de leur
progression, retardant du même coup les ions positifs. Un chien peut être plus agile
qu’un homme, mais si celui-ci le tient en laisse, ils n’iront pas plus vite l’un que
l’autre.
partagé entre deux bacs dans chacun desquels plonge une électrode et que réunit
un siphon contenant une colonne liquide forcément traversée par le courant mais où
ne peuvent entrer les matières qui montent ou descendent à partir des électrodes.
On s’arrange, d’ailleurs, pour ne rien laisser perdre de ces matières.
Siphon
Anode Cathode
+ -
Figure 1.2 –
Il est alors facile de s’assurer avec rigueur que le passage seul du courant n’altère
pas l’électrolyte ; il suffit d’enlever le siphon après qu’il a passé une certaine quan-
tité d’électricité (facilement mesurée par un galvanomètre) et de doser le liquide
qu’il contient ; on le trouvera identique à la solution primitive.
Du même coup on a séparé en deux compartiments ce qu’est devenu le reste
de la matière en expérience. On pourra faire l’analyse chimique de chacun de ces
compartiments (en y comprenant les produits normés à l’électrode), déterminant
combien d’atomes-gramme de chaque sorte s’y trouvent contenus.
Mettons qu’on ait électrolysé de l’eau salée. On trouvera dans le compartiment
cathodique : d’abord de quoi refaire la cathode (en supposant que celle-ci a été
altérée), puis (en hydrogène, oxygène, chlore et sodium) de quoi faire de l’eau salée,
et, enfin, un excès de sodium, en sorte que la composition brute du compartiment
cathodique pourra s’exprimer par la formule :
J’insiste sur ceci qu’il s’agit là d’une formule brute, indépendante de toute
hypothèse sur les composés présents dans le compartiment. Il est indifférent que
les 2a atomes-gramme d’hydrogène dosés se trouvent pour une part sous forme
d’hydrogène gazeux, et pour une autre part soient engagés dans des molécules
d’eau ou de soude : on ne s’inquiète que de leur nombre total.
1.5. LES SOLUTIONS 37
Nous vérifierons encore, sans qu’il soit besoin d’insister, qu’il faut faire passer
2 faradays pour décomposer 1 molécule-gramme de chlorure de baryum BaCl2 et
qu’ainsi l’ion Ba++ porte 2 charges élémentaires. Nous vérifierons que le passage
de 2 faradays décompose 1 molécule-gramme de SO4 Cu (amenant en excès dans le
compartiment anodique 1 groupement d’atomes-gramme SO4 ) en sorte que SO−− 4
et Cu++ portent également 2 fois la charge de Cl− ou Na+ . Et ainsi de suite.
Bref, tous les ions monovalents portent, au signe près, la même charge élé-
F
mentaire e, égale au quotient du faraday par le nombre d’Avogadro, suivant
N
l’équation
F = Ne
et tout ion polyvalent porte autant de fois cette charge qu’il possède de valences.
Cette charge élémentaire, dont un sous-multiple ne paraı̂t pas réalisable, a
le caractère essentiel d’un atome, comme le fit le premier observer Helmholtz
(1880). C’est l’atome d’électricité. Elle sera connue en valeur absolue si on réussit
à connaı̂tre N.
Il n’est pas inutile de signaler l’énormité des charges transportées par les ions.
On la comprendra en observant, par application de la loi de Coulomb, que si l’on
pouvait réaliser sphères contenant chacune 1 atome-milligramme d’ions monova-
lents, et si on les mettait à 1 centimètre de distance, elles se repousseraient ou
s’attireraient (suivant les signes de ces deux sortes d’ions), avec une force égale
au poids de 100 trillions de tonnes. Voilà qui suffit pour nous expliquer qu’on ne
puisse pas, comme on le demandait a Arrhenius, séparer les uns des autres en
masse notables soit par diffusion spontanée, soit de toute autre manière, les ions
de signes contraires Na et Cl présents dans l’eau salée.
C’est ainsi que les batteurs d’or préparent des feuilles d’or dont l’épaisseur n’est
que le dixième de 1 millième de millimètre, ou, plus brièvement, le dixième de 1
micron. Ces feuilles que nous connaissons tous, et qui par transparence laissent
passer de la lumière verte, paraissent encore continues ; si l’on ne va pas plus loin,
ce n’est pas parce que l’or cesse d’être homogène mais parce qu’il devient de plus
en plus difficile de manipuler, sans les déchirer, des feuilles plus minces. S’il existe
des atomes d’or, leur diamètre est donc sûrement bien inférieur à 1 dixième de
micron (0µ , 1 ou 10−5 cm) et leur masse bien inférieure à la masse d’or qui emplit
un cube de ce diamètre, c’est-à-dire à 1 cent-milliardième de milligramme (10−14
gr.). La masse de l’atome d’hydrogène, environ 200 fois plus petite, comme nous
l’avons vu, est donc si faible qu’il en faut sûrement plus de 20 trillions pour faire
1
1 milligramme, c’est-à-dire qu’elle est inférieure à 10−16 grammes.
2
L’étude microscopique des divers corps permet d’aller beaucoup plus loin, spé-
cialement si on observe des substances fortement fluorescentes. Je me suis en effet
assuré qu’une solution au millionième de fluorescéine trillions à angle droit du
microscope par un faisceau très plat de lumière très intense (dispositif d’ultrami-
croscopie) manifeste encore une fluorescence verte uniforme dans des volumes de
l’ordre du micron cube. La grosse molécule de fluorescéine, que nous savons (pro-
priétés chimiques et lois de Raoult) 350 fois plus lourde que l’atome d’hydrogène,
a donc une masse bien inférieure au millionième de la masse d’eau qui occupe
1 micron cube et cela montre que l’atome d’hydrogène pèse notablement moins
que le milliardième de milliardième de milligramme. Ou en un langage plus bref,
l’atome : d’hydrogène à une masse inférieure à 10−21 . Le nombre d’Avogadro N
est donc supérieur à 1021 : il y a plus que 1000 milliards de milliards de molécules
dans une molécule-gramme.
Si l’atome d’hydrogène pèse moins que 10−21 grammes, la molécule d’eau, 18
fois plus lourde pèse moins que 2 10−20 grammes. Son volume est donc inférieur à
2 10−20 centimètre cubes (afin que 1 centimètre cube d’eau contienne 1 gramme),
et son diamètre inférieur à la racine cubique de 2 10−20, c’est-à-dire inférieure au
1
quatre cent millième de millimètre ( 10−6 cm).
4
graduellement vers le bas, en même temps que la partie supérieure devient de plus
en plus mince, amincissement qu’on peut suivre par le changement de couleur.
Quand elle sera devenue pourpre, puis jaune paille, on y verra bientôt paraı̂tre les
taches noires qui se réunissent en formant un espace noir, espace qui peut occuper
en hauteur le quart de l’anneau avant que la lame se brise Si l’on répète avec pré-
caution cette observation grossière, en formant les lames minces sur des cadres fins
dans une cage qui les protège contre l’évaporation, on peut conserver ces lames
noires en équilibre pendant plusieurs jours et plusieurs semaines et les observer
alors à loisir.
D’abord, ce ne sont pas des trous, car on constate aisément, comme fit Newton
qui les étudia le premier, que ces taches, noires par contraste, réfléchissent encore
de la lumière, et même que, dans leur intérieur, il finit en général par apparaı̂tre de
nouvelles taches rondes à bord net, encore plus sombres, donc encore plus minces
et qui renvoient pourtant de faibles images d’objets brillants, du soleil par exemple.
On a pu mesurer, de plusieurs façons concordantes 35 , l’épaisseur des taches
noires, et l’on a trouvé que celles de Newton, c’est-à-dire les plus noires et les plus
minces, ont une épaisseur d’environ 6 millièmes de micron ou 6 micromicrons (soit
6 10−7 cm). Les taches noires de rang précédent ont une épaisseur sensiblement
double, ce qui est bien remarquable.
les lames qui se forment par étalement de gouttes d’huile déposées sur l’eau
peuvent devenir encore plus minces que les taches noires des bulles de savon, comme
l’a montré lord Rayleigh. On sait (ou l’on peut aisément vérifier), que de petits
fragments de camphre jetés sur de l’eau bien propre se mettent à courir en tous
sens à la surface de l’eau (car la dissolution du camphre s’accompagne d’un grand
abaissement de la tension superficielle, en sorte que le fragment est à chaque instant
tiré du côté où la dissolution se trouve le moins active). Ce phénomène ne se produit
plus si la surface de l’eau est grasse (et par suite possède une tension superficielle
beaucoup plus faible que l’eau pure). Lord Rayleigh a cherché quel était le poids
de la plus petite goutte d’huile qui, mise à la surface d’un grand bassin plein
d’eau bien propre, se trouvait encore juste suffisante Pour que les mouvements du
camphre fussent empêchés en tous les points de la surface. Ce poids était si faible
que l’épaisseur de l’huile ainsi étendue sur l’eau ne pouvait atteindre 2 millièmes
de micron.
M. Devaux a fait une étude approfondie de ces lames minces d’huile qu’il com-
pare très heureusement aux taches noires des bulles de savon. On voit, en effet,
quand on dépose une goutte d’huile sur l’eau, se former une lame irisée, qui bien-
tôt se perce de taches circulaires, noires et à bord net, où la surface liquide porte
35. Soit en mesurant leur résistance électrique (Reinold et Rücker), soit en en disposant une
centaine les unes derrière les autres, et en voyant à quelle épaisseur d’eau se trouve équivalente
la série de ces lames noires, en ce qui regarde le retard éprouvé par un rayon de lumière qui les
traverse (Johonnott)
1.6. LIMITES DES GRANDEURS MOLÉCULAIRES 41
encore de l’huile car elle a les propriétés signalées par lord Rayleigh. Mais cette
huile n’est pas encore à son maximum d’extension : en versant sur une large nappe
d’eau une goutte d’une solution étendue titrée d’huile dans la benzine (laquelle
s’évapore aussitôt), M. Devaux a réalisé un voile d’huile sans parties épaisses et à
bords nets, dont il décèle la présence non plus avec du camphre (qui s’agite sur
le voile comme sur l’eau pure), mais avec de la poudre de talc. Répandue par un
tamis sur l’eau pure, cette poudre fuit aisément quand on souffle horizontalement
sur le liquide et se rassemble à l’extrémité opposée de la cuvette ou elle forme
une surface dépolie. Mais cette fuite est arrêtée par les bords du voile d’huile, et
marque ses limites. On peut ainsi mesurer la surface de ce voile avec une précision
qui porte sur le centième de micromicron. L’épaisseur correspondante est à peine
supérieure au micromicron (1, 1 µµ ou 1, 1 10−7 cm).
Notons qu’on suppose dans ces mesures que la matière de la lame a une épais-
seur uniforme et qu’après tout il n’est pas sûr, à ne considérer que les faits ici
indiqués, que par exemple ces lames n’aient pas une structure réticulaire à mailles
fines, semblable à celle d’une toile d’araignée, toile qui, de loin, peut paraı̂tre ho-
mogène.
Mais il semble plus probable que les lames minces n’ont pas de parties plus
épaisses que l’épaisseur moyenne mesurée, et par suite que le diamètre maximum
possible pour les molécules d’huile est de l’ordre du micromicron. Il sera encore
notablement plus petit pour les atomes composants ; la masse maximum corres-
pondante possible pour une molécule d’huile (trioléate de glycérine de formule
C57 H104 O6 ) serait de l’ordre du milliardième de milliardième de milligramme, et la
masse de l’atome d’hydrogène, presque mille fois plus faible, serait de l’ordre du
trillionième de trillionième de gramme (10−24 gramme).
On peut résumer cette discussion en disant que les diamètres des divers atomes
sont certainement inférieurs au cent millième (peut-être au millionième) de milli-
mètre, et que la masse, même pour les plus lourds (tel l’atome d’or) , est certai-
nement inférieure au cent millième (peut-être au cent millionième) de trillionième
de gramme.
Si petites que nous paraissent ces limites supérieures, qui marquent le terme
actuel de notre perception directe, elles pourraient encore être infiniment au-dessus
des valeurs réelles. Certes, quand on se rappelle, comme nous l’avons fait, tout ce
que la Chimie doit aux notions de molécule et d’atome, il est difficile de douter
bien sérieusement de l’existence de ces éléments de la matière, Mais enfin, jusqu’ici,
nous sommes hors d’état de décider s’ils se trouvent presque au seuil des grandeurs
directement perceptibles, ou s’ils sont d’une si inconcevable petitesse qu’il faille les
considérer comme infiniment éloignés de notre connaissance.
Problème qui, sitôt posé, devait puissamment solliciter les recherches. La même
curiosité ardente et désintéressée qui nous a fait peser les astres et mesurer leur
42 CHAPITRE 1. LA THÉORIE ATOMIQUE ET LA CHIMIE
course nous entraı̂ne vers l’infiniment petit aussi bien que vers l’infiniment grand.
Et déjà de belles conquêtes nous donnent le droit d’espérer que nous pourrons
également connaı̂tre les Atomes et les Etoiles.
Chapitre 2
L’agitation moléculaire
Les déplacements de matière par dissolution ou diffusion nous ont fait penser
que les molécules d’un fluide sont en mouvement incessant. En développant cette
idée conformément aux lois de la mécanique supposées applicables aux molécules,
on a obtenu un ensemble très important de propositions qu’on réunit sous le nom de
théorie cinétique. Cette théorie s’est montrée d’une grande fécondité pour expliquer
et prévoir les phénomènes, et la première a su donner des indications précises sur
les valeurs absolues des grandeurs moléculaires.
43
44 CHAPITRE 2. L’AGITATION MOLÉCULAIRE
déjà qu’elles ont toutes, dans une direction perpendiculaire, une certaine autre
composante. (Plus brièvement, si nous considérons deux murs à angle droit, et si
on nous dit qu’une molécule possède en ce moment une vitesse de 100 mètres par
seconde vers le premier de ces murs, on ne nous donne par là, d’après Maxwell,
aucun renseignement sur la valeur probable de la vitesse vers le second mur). Cette
hypothèse sur la distribution des vitesses, vraisemblable, mais non tout à fait sûre,
se justifiera par ses conséquences.
Un calcul où ne se glisse plus aucune autre hypothèse et dont nous pouvons
donc omettre le détail sans rien perdre en compréhension des phénomènes, permet
alors de déterminer comp1ètement la distribution des vitesses, la même pour tout
fluide où le carré moyen de vitesse moléculaire a même valeur U 2 . En particulier,
l’on est en état de calculer la vitesse moyenne G, qui se trouve peu inférieure à U,
12 2
et sensiblement égale à U .
13
3pv = MU 2
l’énergie moléculaire dans la glace fondante. Comme nous l’avions déjà pressenti
(4) chaleur et agitation moléculaire sont en définitive la même réalité, examinée à
des grossissements différents.
L’énergie d’agitation ne pouvant devenir négative, le zéro absolu de tempéra-
ture, correspondant à l’immobilité des molécules, se trouvera 273 degrés au-dessous
de la température de la glace fondante. La température absolue, proportionnelle à
l’énergie moléculaire, se compte à partir de ce zéro : par exemple, la température
absolue de l’eau bouillante est 373 degrés.
On voit que, pour toute masse gazeuse, le produit pv est proportionnel à la
température absolue T ; c’est l’équation des gaz parfaits :
pv = rT
pv = nRT
Enfin, puisque l’énergie cinétique moléculaire est, comme nous l’avons vu, égale
3
à pv, on peut écrire pour une molécule-gramme M :
2
MU 2 3
= RT
2 2
chaque gaz (que nous pouvons conduire exactement comme dans le cas d’un gaz
unique), il faut donc bien que les énergies moléculaires soient les mêmes avant ou
après le mélange. Quelle que soit la nature des constituants d’un mélange gazeux,
deux molécules considérées au hasard possèdent la même énergie moyenne.
Cette égale répartition de l’énergie entre les diverses molécules d’une masse
gazeuse, présentée ici comme conséquence de l’hypothèse d’Avogadro, peut se dé-
montrer sans faire appel à cette hypothèse, si l’on admet, comme nous avons déjà
fait, que les molécules sont parfaitement élastiques
La démonstration est due à Boltzmann 5 . Il considère un mélange gazeux formé
de deux sortes de molécules de masses m et m′ . Les lois de la mécanique permettent
de calculer, si l’on se donne les vitesses (donc les énergies) de deux molécules m et
m′ avant un choc, et la direction de la ligne des centres pendant le chocs ce que
seront les vitesses après ce choc. D’autre part, le gaz est en état de régime perma-
nent ; l’effet produit en ce qui regarde le changement de ré partition des vitesses
par les chocs d’une certaine espèce doit donc être à chaque instant compensé par
les chocs de « l’espèce contraire » (pour lesquels la marche des molécules qui se
heurtent est exactement la même, mais dans l’ordre inverse). Boltzmann réussit
alors à montrer, sans autre hypothèse, que cette compensation continuelle implique
l’égalité entre les énergies moyennes des molécules m et m′ . Enfin la loi du mélange
des gaz exige alors que ces énergies moyennes soient encore les mêmes pour les gaz
séparés (ceci comme précédemment).
Puisque d’autre part, nous avons montré que l’énergie moléculaire totale est
la même pour les masses de gaz différents qui occupent le même volume dans les
mêmes conditions de température et pression, il faut que ces masses contiennent
le même nombre de molécules : c’est l’hypothèse d’Avogadro. Justifiée par ses
conséquences, mais introduite de façon un peu arbitraire (13) cette hypothèse
trouve donc un fondement logique dans la théorie de Boltzmann.
Dans le cas du son, l’observation nous est familière : nous savons bien que le
son d’une trompe d’automobile, émis avec une hauteur évidemment fixée, nous
paraı̂t changé quand l’automobile est en marche, plus aigu tant qu’elle s’approche
(car nous percevons alors plus de vibrations par seconde qu’il n’en est émis dans
le même temps), et brusquement plus grave dès qu’elle nous dépasse (car nous en
recevons alors moins). Le calcul précis (facile) montre que si v est la vitesse de la
source sonore, et V celle du son, la hauteur du son perçu s’obtient en multipliant
ou divisant la hauteur réelle par (1 + v/V ), suivant que la source s’approche ou
s’éloigne. (Cela peut faire une variation brusque de l’ordre d’une tierce, quand la
source nous dépasse.)
Les mêmes considérations s’appliquent à la lumière, et c’est ce qu’on appelle
le Principe de Doppler-Fizeau. Elles ont permis d’abord de comprendre pourquoi,
avec de bons spectroscopes ordinaires, les raies caractéristiques des métaux retrou-
vées dans les diverses étoiles étaient tantôt toutes déplacées un peu vers le rouge
(étoiles qui s’éloignent de nous) et tantôt vers le violet (étoiles qui s’approchent).
Les vitesses ainsi mesurées pour les étoiles sont moyennement de l’ordre de 50
kilomètres par seconde.
Mais, avec de meilleurs instruments, même des vitesses de quelques centaines
de mètres pourront être décelées. Si nous observons, à angle droit de la force
électrique 7 la partie capillaire brillante d’un tube de Geissler à vapeur de mercure
plongé dans la glace fondante, la lumière observée provient d’un nombre immense
d’atomes qui se meuvent dans toutes les directions avec des vitesses qui sont de
l’ordre de 200 mètres par seconde ; nous ne pouvons donc plus percevoir une lumière
rigoureusement simple, et un appareil suffisamment dispersif révèlera une bande
diffuse au lieu d’une raie infiniment fine. Le calcul précis permet de prévoir quelle
vitesse moléculaire moyenne correspond à l’étalement observé. I1 n’y a plus qu’à
voir si cette vitesse concorde avec celle qu’on prévoit, dans la théorie qui précède,
quand on connaı̂t la molécule-gramme et la température.
Les expériences ont été faites par Michelson, puis de façon plus précise et dans
des cas plus nombreux, par Fabry et Buisson. Elles ne peuvent laisser aucun doute
les vitesses calculées par les deux méthodes concordent peut-être au centième près.
(Qualitativement, une raie est d’autant plus large que la masse moléculaire du gaz
lumineux est plus faible, et que la température est plus élevée.)
Une fois bien établie cette concordance si remarquable, pour certains gaz et
certaines raies, il sera légitime de la regarder comme encore vérifier dans les cas
où l’on ignore soit la masse moléculaire, soit la température, et de déterminer par
là cette grandeur inconnue. C’est ainsi que Buisson et Fabry ont prouvé que dans
7. Pour ne pas être géné par l’accroissement de vitesse que cette force peut communiquer
dans sa direction au centre lumineux su celui-ci est chargé (effet Doppler constaté sur des rayons
« canaux » (positif) des tubes de Crookes (Stark)).
52 CHAPITRE 2. L’AGITATION MOLÉCULAIRE
comportent comme deux sphères parfaitement glissantes qui ne mordent pas l’une
sur l’autre au moment de leur choc.
Si cette propriété a chance d’être possédée par certaines molécules, il semble que
ce doit être pour des molécules formées d’un seul atome. C’est le cas de la vapeur
de mercure pour laquelle il était donc particulièrement intéressant de déterminer
c. L’expérience, faite dans ce but par Kundt et Warburg, a donné précisément la
valeur 3. (Le même résultat a été retrouvé pour la vapeur monoatomique du zinc.)
D’autre part, Rayleigh et Ramsay ont découvert dans l’atmosphère des corps
simples gazeux chimiquement inactifs (hélium, néon, argon, krypton, xénon), que
cette inactivité même avait dissimulés aux chimistes. Ces corps, qu’on n’a pu com-
biner à aucun autre corps, sont probablement formés par des atomes de valence
nulle, qui ne peuvent pas plus se combiner entre eux qu’avec d’autres atomes : les
molécules de ces gaz sont donc probablement monoatomiques. Et, en effet, pour
chacun de ces gaz, la chaleur spécifique c se trouve exactement égale à 3, à toute
température (expériences poussées jusqu’à 2500o pour l’argon).
Bref, quand les molécules sont monoatomiques. elles ne se font pas tourner
quand elles se heurtent avec des vitesses qui sont pourtant de l’ordre du kilomètre
par seconde. A cet égard les atomes se comportent comme feraient des sphères
parfaitement rigides et lisses (Boltzmann). Mais ce n’est là qu’un des modèles
possibles, et tout ce que suggère l’absence de rotation, c’est que deux atomes qui
s’approchent l’un de l’autre se repoussent suivant une force centrale, c’est-à-dire
dirigée vers le centre de gravité de chaque atome et ne pouvant donc faire tourner
cet atome. De même (avec cette différence qu’il s’agit là de forces attractives) une
comète qui se trouve fortement déviée par son passage près du soleil ne communique
à ce dernier aucune rotation.
En d’autres termes, au moment où deux atomes lancés l’un vers l’autre su-
bissent le brusque changement de vitesse qui définit le choc, ces deux atomes
agiraient l’un sur l’autre comme pourraient faire deux centres ponctuels répulsifs
de dimensions infiniment petites par rapport à leur distance.
En fait, nous serons plus tard conduits (94) à penser que la matière d’un atome
pourrait bien être enfermée dans une sphère de diamètre extrêmement petit, re-
poussant avec une violence extrême tout atome qui s’en rapproche au delà d’une
certaine limite, en sorte que la distance minimum des centres de deux atomes qui
s’affrontent avec des vitesses de l’ordre du kilomètre par seconde reste bien su-
périeure au diamètre réel de ces atomes. Ainsi la portée des canons d’un navire
dépasse énormément l’enceinte de ce navire. Cette distance minimum est le rayon
d’une sphère de protection concentrique à l’atome et beaucoup plus vaste que lui.
Nous verrons qu’un phénomène tout nouveau se produit quand on réussit à ac-
croı̂tre beaucoup la vitesse qui précède le choc, et qu’alors les atomes percent les
sphères de protection au lieu de rebondir sur elles.
54 CHAPITRE 2. L’AGITATION MOLÉCULAIRE
12. Ce deuxième supplément se monterait aussi à 1 calorie si, comme dans le pendule, la force
tirant chaque atome vers sa position d’équilibre était proportionnelle à l’élongation (distance à
la position d’équilibre), auquel cas il y aurait, comme dans le pendule, égalité entre l’énergie po-
tentielle moyenne et l’énergie cinétique moyenne de l’oscillation (extension du théorème, indiqué
en Note au (42) sur l’équipartition de l’énergie).
2.2. ROTATION OU VIBRATION DES MOLÉCULES 57
comparable à celles qui le sollicitent vers les autres atomes de la molécule (Lan-
gevin). Cela revient à admettre que chaque atome peut s’écarter assez facilement,
dans tous les sens, d’une certaine position d’équilibre.
Les lois de l’élasticité des solides (réaction proportionnelle à la déformation)
conduisent à supposer que la force qui ramène l’atome vers cette position d’équi-
libre est proportionnelle à l’écart, d’où résultent pour l’atome des vibrations pen-
dulaires, où l’énergie potentielle est en moyenne égale à l’énergie de mouvement.
En écrivant enfin, par les procédés statistiques de Boltzmann, que le régime
d’agitation est permanent et en considérant un solide en équilibre thermique avec
un gaz, nous trouverons que l’énergie cinétique moyenne a même valeur pour cha-
cun des atomes du solide ou pour chaque molécule du gaz. Quand la température
s’élève de 1o chaque atome-gramme du corps solide absorbe donc 3 calories par
suite de l’accroissement d’énergie de mouvement des atomes qui le forment, et,
d’après ce que nous avons dit sur l’égalité des énergies cinétique et potentielle, il
absorbe également 3 calories par suite de l’accroissement des énergies potentielles
de ces atomes. Cela fait en tout 6 calories : nous retrouvons la loi de Dulong et
Petit (15).
Mais nous ne comprenons pas ainsi comment la chaleur spécifique des solides
tend vers zéro quand la température devient extrêmement basse, en sorte que
cette loi de Dulong et Petit devient alors grossièrement fausse. Nous verrons (90)
qu’Einstein a réussi à expliquer cette variation de la chaleur spécifique, mais à
condition de supposer (comme si l’avait fa pour les oscillations intérieures aux
molécules des gaz) que l’énergie d’oscillation relative à chacun des atomes varie
par quanta indivisibles, de la forme hν, plus ou moins grands, suivant que la
fréquence ν de l’oscillation possible pour l’atome est plus forte ou plus faible.
leur théorique (bien que beaucoup moins vite que pour l’hydrogène) et il semble en
définitive probable qu’à température suffisamment basse 13 tous les gaz prennent la
chaleur spécifique des gaz monoatomiques, c’est-à-dire que les molécules, bien que
non sphériques, cessent de se communiquer par leurs chocs une énergie de rotation
comparable à leur énergie de translation.
Cela est incompréhensible, d’après ce que nous avons vu, si l’énergie de rotation
peut varier par degrés insensibles. Et nous sommes forcés d’admettre avec Nernst
qu’en effet cette énergie de rotation varie par quanta indivisibles comme 1’énergie
d’oscillation des atomes de la molécule. Il revient au même de dire que la vitesse
angulaire de rotation varie de façon discontinue. Cela est bien étrange, mais si nous
observons qu’il peut s’agir, comme nous verrons, de rotations si rapides qu’une
molécule fasse bien plus d’un million de tours sur elle-même en un millionième de
seconde 14 , nous serons moins étonnés qu’il puisse alors intervenir des propriétés de
la matière tout à fait insensibles à l’échelle des rotations qui nous sont familières.
Revenant alors aux molécules monoatomiques, nous commencerons à soupçon-
ner la solution de la difficulté qui nous a si fort embarrassés. Si deux de ces atomes
ne se font pas tourner quand ils se heurtent, bien qu’ils ne puissent pas se repousser
suivant des forces rigoureusement centrales, la cause en est sans doute à chercher
dans une très forte discontinuité de l’énergie de rotations. Assujettis à tourner très
rapidement ou à ne pas tourner du tout, ils ne pourraient en général acquérir par
choc la grande énergie de la rotation minimum qu’à des températures très élevées,
pour lesquelles on n’a pu jusqu’ici mesurer 1a chaleur spécifique. Nous préciserons
bientôt cette idée (94) et nous verrons par là combien l’atome tient réellement peu
de place au centre de sa sphère de protection.
13. La liquéfaction sera toujours évitable si l’on opère sous pression réduite.
14. En sorte que l’accélération a une valeur colossale.
60 CHAPITRE 2. L’AGITATION MOLÉCULAIRE
molécules qui se heurtent, sphéricité qui du reste doit être sensiblement réalisée
pour les molécules monoatomiques. Il faut prendre garde, comme je 1‘ai dit tout
à l’heure, que cette distance au moment du choc (probablement un peu variable
suivant la violence du choc) est égale au rayon d’une sphère de protection due
à des forces répulsives intenses et non pas forcément au diamètre de la matière
qui forme la molécule. Plusieurs difficultés de théorie cinétique proviennent sim-
plement de ce qu’on a désigné par la même expression de diamètre moléculaire
des longueurs qui peuvent être fort différentes 18 . Pour éviter toute confusion, nous
appellerons diamètre de choc ou rayon de Protection ce que Clausius appelait dia-
mètre moléculaire. Quand deux molécules se heurtent, leurs sphères de choc sont
tangentes.
Ces réserves faites, soit un gaz dont la molécule-gramme occupe le volume v,
N
en sorte que dans l’unité de volume, il y a molécules, animées en moyenne de
v
la vitesse G. Supposons qu’à un instant donné toutes les molécules soient immobi-
lisées dans leurs positions, sauf une qui va garder cette vitesse G, rebondissant de
molécule en molécule, avec un libre parcours moyen L′ (qui diffère, comme nous
allons voir, du libre parcours L défini dans le cas où toutes les molécules s’agitent).
Considérons la suite des cylindres de révolution qui ont pour axe les directions
successives de la molécule mobile, et pour base un cercle dont le rayon D est ce
que nous venons d’appeler le diamètre de choc, cylindres dont le volume moyen
est πD 2 L′ . Après un grand nombre de chocs, soit p, le volume de la suite des cy-
lindres, égal à p πD 2L′ , contient autant de molécules immobiles qu’il comporte de
N
tronçons. Puisque l’unité de volume renferme molécules, cela fait :
v
N v
p πD 2 L′ = p ou NπD 2 = ′
v L
équation dont Clausius s’était contenté, admettant par inadvertance l’égalité de
L′ et de L. Maxwell observa que les chances de choc sont plus élevées pour une
molécule de vitesse moyenne G quand les autres molécules s’agitent également : la
vitesse de 2 molécules √ l’une par rapport à l’autre 19 prend alors en √ effet la valeur
moyenne plus élevée G 2. De là résulte que L doit être égal à L 2.
′
Bref, le calcul de Clausius, rectifié par Maxwell donne la surface totale des
sphères de choc des N molécules d’une molécule-gramme par l’équation
v
NπD 2 = √
L 2
18. Diamètre de la masse réelle, diamètre de choc, diamètre défini par le rapprochement de
molécules dans l’état solide froid, diamètre de la sphère conductrice qui aurait même effet que la
molécule, etc.
19. Soit R une vitesse relative résultante de vitesse u et u′ faisant l’angle ϕ ; cela donne pour
R2 la valeur (u2 + u′2 2uu′ cos ϕ), c’est-à-dire, en moyenne, la valeur 2U 2 .
2.3. LIBRE PARCOURS MOLÉCULAIRE 63
p (v − 4B) = RT
64 CHAPITRE 2. L’AGITATION MOLÉCULAIRE
en désignant par B le volume des sphères de choc des N molécules d’une molécule-
gramme qui occupe le volume v, sous la pression p, à la température absolue T .
Encore l’équation limite cette forme simple que si B, sans être négligeable, est
petit vis-à-vis de v (mettons inférieur au douzième de v).
En second lieu (et cette influence est de sens inverse), les molécules du fluide
s’attirent, et ceci diminue la pression qu’exercerait le fluide si sa cohésion était
nulle. Tenant compte de cette deuxième circonstance, un calcul simple impose en
définitive aux fluides l’équation
a
p + 2 (v − 4B) = RT
v
où a fait intervenir la cohésion du fluide, dont l’influence est proportionnelle au
carré de la densité. C’est l’équation de Van der Waals 20 .
Cette équation célèbre est convenablement vérifiée par l’expérience, tant que
le fluide n’est pas trop condensé (de façon grossière, la vérification s’étend même
à l’état liquide). En d’autres termes, on peut trouver pour chaque fluide deux
nombres qui, mis à la place de a et B, rendent l’équation à peu près exacte pour
tout système de valeurs correspondantes de p, v et T . (On pourra déterminer ces
valeurs de a et B en écrivant que l’équation est vérifiée en particulier pour 2
certains états du fluide, ce qui fera 2 équations en a et B.)
Dès que B sera ainsi connu, nous aurons la surface se choc et le volume de choc
des N molécules d’une molécule-gramme, par les équations
v
πND 2 = √
L 2
πND 3
=B
6
Qui donneront enfin les grandeurs tant cherchées (1873).
N = 620000000000000000000000
Mouvement Brownien
Émulsions
67
68 CHAPITRE 3. MOUVEMENT BROWNIEN - ÉMULSIONS
1. Buffon et Spallanzani ont eu connaissance du phénomène, mais, faute peut-être de bons mi-
croscopes, n’ont pas compris sa nature, et ont vu dans les « particules dansantes » des animalcules
rudimentaires (Ramsay, Société des naturalistes de Bristol,1881).
2. En particulier, l’addition d’impuretés (telles que acides, bases ou sels) n’a aucune influence
sur le phénomène (Gouy Svedberg). Si, après un examen superficiel, on a souvent affirmé le
contraire, c’est que ces impuretés font adhérer au verre les petites particules qui viennent par
hasard toucher la paroi ; mais le mouvement n’est pas affecté pour les autres. Autant vaudrait
dire qu’on arrête le mouvement des vagues en clouant contre un quai une planche que ces vagues
agitaient.
3.1. HISTORIQUE ET CARACTÈRES GÉNÉRAUX 69
dans le plan de cette pellicule (à peu près comme il serait dans un gaz).
Dans un fluide donné, la grosseur des grains importe beaucoup, et l’agitation
est d’autant plus vive que les grains sont plus petits. Cette propriété fut signalée
par Brown, dès le premier instant de sa découverte. Quant à la nature des grains,
elle parait avoir peu d’influence, si elle en a. Dans un même fluide, deux grains
s’agitent de même quand ils ont la même taille, quelle que soit leur substance et
quelle que soit leur densité (Jevons, Ramsay, Gouy). Et incidemment, cette absence
d’influence de la nature des grains élimine toute analogie avec les déplacements de
grande amplitude que subit un morceau de camphre jeté sur l’eau, déplacements
qui du reste finissent par s’arrêter (quand l’eau est saturée de camphre).
Enfin, précisément, - et ceci est peut-être le caractère le plus étrange et le plus
véritablement nouveau - le mouvement brownien ne s’arrête jamais. A l’intérieur
d’une cellule close (de manière à éviter l’évaporation), on peut l’observer pendant
des jours, des mois, des années. Il se manifeste dans des inclusions liquides enfer-
mées dans le quartz depuis des milliers d’années. Il est éternel et spontané.
Tous ces caractères forcent à conclure avec Wiener (1863) que « l’agitation n’a
pas son origine dans les particules, ni dans une cause extérieure au liquide, mais
doit être attribuée à des mouvements internes, caractéristiques de l’état fluide »
mouvement que les grains suivent d’autant plus fidèlement qu’ils sont plus petits.
Nous atteignons là une propriété essentielle de ce qu’on appelle un fluide en équi-
libre : ce repos apparent n’est qu’une illusion due à l’imperfection de nos sens, et
correspond, en réalité, à un certain régime permanent de violente agitation désor-
donnée.
C’est là précisément la conception que nous avaient suggérée les hypothèses mo-
léculaires, et le mouvement brownien semble bien leur donner la confirmation que
nous espérions tout à l’heure. Tout granule situé dans un fluide, sans cesse heurté
par les molécules voisines, en reçoit des impulsions qui, en général, ne s’équilibrent
pas exactement, et doit être irrégulièrement ballotté.
On voit que, une fois choisie l’épaisseur h de la tranche, le rapport des pressions
sur les deux faces est fixé, à quelque niveau que soit la tranche. Par exemple, dans
l’air à la température ordinaires la pression baisse de la même façon chaque fois que
l’on monte une marche d’un escalier (soit environ de 1/40000 si la marche est de 20
centimètres). Sip0 est la pression
au bas de l’escalier, la pression après la première
Mgh
marche est p0 1 − , elle est encore abaissée dans le même rapport après
RT
2
Mgh
la seconde, donc devient p0 1 − , elle serait après la centième marche
RT
100
Mgh
p0 1 − , et ainsi de suite 4 .
RT
Ici encore, peu importe le niveau où commence notre escalier Comme il est au
reste évident, si l’on part d’un même niveau pour s’élever d’une même hauteur,
que l’abaissement de pression ne dépend pas du nombre de marches dans lesquelles
on subdivise cette hauteur, on voit qu’en définitive la pression s’abaissera dans le
même rapport, chaque fois qu’on s’élèvera de la hauteur H, à partir de n’importe
quel niveau. Dans de l’air (à la température ordinaire) on trouverait ainsi que la
pression est divisée par 2 chaque fois qu’on s’élève de 6 kilomètres. (Dans l’oxygène
pur, à 0o , 5 kilomètres suffiraient.)
Bien entendu, comme la pression, proportionnelle à la densité, est donc propor-
p0
tionnelle au nombre de molécules par unité de volume, le rapport des pressions
p
n0
peut être remplacé par le rapport des nombres de molécules aux deux niveaux
n
considérés.
Mais l’élévation qui entraı̂ne une raréfaction donnée change suivant le gaz. On
lit en effet sur la formule que le rapport des pressions n’est pas changé si le produit
Mh reste le même. En d’autres termes, si la molécule-gramme du second gaz est
16 fois plus légère que celle du premier, l’élévation nécessaire pour y produire la
même raréfaction sera 16 fois plus grande dans le deuxième gaz. Comme il faut
p
4. Si l’escalier à q marches le rapport des pressions aux paliers supérieur et inférieur sera
p0
q
p M gh
= 1−
p0 RT
On simplifiera le calcul en prenant les logarithme des deux membres ce qui donne (en logarithme
ordinaire à base 10) par une transformation facile
p M gH
2, 3 log =
p0 RT
en appelant H la distance des niveaux extrêmes, supposée divisée en un très grand nombre q de
marche de hauteur h.
74 CHAPITRE 3. MOUVEMENT BROWNIEN - ÉMULSIONS
Nombres égaux
de
molécules
H2 He O2
Figure 3.1 –
J’ai figuré ci-contre trois éprouvettes verticales gigantesques (la plus grande
à 300 kilomètres de haut), où l’on aurait mis, en même nombre, des molécules
d’hydrogène, des molécules d’hélium et des molécules d’oxygène. A température
suposée uniforme, ces molécules se répartiraient comme l’indique le diagramme,
d’autant plus ramassées vers le bas qu’elles sont plus pesantes.
3.2. L’ÉQUILIBRE STATIQUE DES ÉMULSIONS 75
n′ N d
=1− m 1− gh
n RT D
5. Encore comme pour les colonnes gazeuses, on simplifiera le calcul en faisant intervenir les
logarithmes, ce qui donnera l’équation de répartition des grains
n0 N d
2, 3 log = m 1− gH
n RT D
n0 N
2, 3 log = V (D − d)gH
n RT
76 CHAPITRE 3. MOUVEMENT BROWNIEN - ÉMULSIONS
dans une rangée de longueur mesurée, ou bien combien il y a de grains serrés les
uns contre les autres dans une surface régulièrement couvertes 6 .
Figure 3.2 –
B) Pesée directe des grains. Au cours d’autres recherches, j’ai observé que, en
milieu faiblement acide (1/100 normale) les grains se collent aux parois de verre
sans s’agglutiner encore entre eux. A distance notable des parois le mouvement
brownien n’est pas modifié. Mais sitôt que les hasards de ce mouvement amènent
un grain contre une paroi, ce grain s’immobilise et, après quelques heures tous
les grains d’une préparation microscopique d’épaisseur connue (distance du porte-
objet au couvre-objet) sont fixés. On peut alors compter à loisir tous ceux qui
se trouvent sur les bases d’un cylindre droit arbitraire (base dont la surface est
mesurée à la chambre claire). On répète cette numération pour diverses régions de
la préparation. Quand on a ainsi compté plusieurs milliers de grains, on connaı̂t
la richesse en grains de la gouttelette prélevée, aussitôt après agitation, dans une
émulsion donnée. Si cette émulsion est titrée (dessiccation à l’étuve) on a par une
simple proportion la masse ou le volume d’un grain.
C) Application de la loi de Stokes. Supposons que l’on abandonne à elle-même,
à température constante, une longue colonne verticale de l’émulsion uniforme étu-
diée. On sera tellement loin de la répartition d’équilibre que les grains des couches
supérieures tomberont comme les gouttelettes d’un nuage sans qu’on ait pratique-
ment à se préoccuper du reflux dû à l’accumulation des grains dans les couches
inférieures. Le liquide se clarifiera donc progressivement dans sa partie supérieure.
C’est ce que l’on constate aisément sur l’émulsion contenue dans un tube capillaire
vertical situé dans un thermostat Le niveau du nuage qui tombe n’est jamais très
net, car en raison des hasards de leur agitation, les grains ne peuvent tomber tous
de la même hauteur ; pourtant, en pointant le « milieu » de la zone de passage, on
peut évaluer à 1/50 près la valeur moyenne de cette hauteur de chute (ordre de
grandeur : quelques millimètres par jour), et par suite la vitesse moyenne de cette
chute.
D’autre part, Stokes a établi (et l’expérience a vérifié, dans le cas des sphères
à diamètre directement mesurable, de 1 millimètre par exemple) que la force de
frottement qui s’oppose dans un fluide de viscosité ζ au mouvement d’une sphère
de rayon a qui possède la vitesse v, est 6πζav. Par suite, quand la sphère tombe
d’un mouvement uniforme sous la seule action de son poids efficace, on a :
4
6πζav = πa3 (D − d)g
3
Alignement Pesée
Vitesse de chute
I 0,50 0,49
II 0,46 0,46 0,49
III 0,371 0,3667 0,3675
IV 0,212 0,213
V 0,14 0,15
Ainsi l’accord se vérifie jusqu’au seuil des grandeurs ultramicroscopiques. Les me-
sures portant Sur les émulsions III et IV, particulièrement soignées, ne donnent
pas d’écart qui atteigne 1 p. 100. Chacun des rayons 0, 3667 et 0, 212 a été obtenu
par le dénombrement d’environ 10000 grains.
Objectif
microscopique
Couvre objet
Porte objet
Emulsion
Figure 3.3 –
vue d’ensemble sur la répartition en hauteur de l’émulsion. J’ai fait ainsi quelques
observations, mais jusqu’ici aucune mesure.
On peut aussi, comme on voit également sur la figure, placer la préparation
horizontalement, le corps du microscope étant vertical. L’objectif employé, de très
fort grossissement, a une faible profondeur de champ et l’on ne voit nettement, à un
même instant, que les grains d’une tranche horizontale très mince dont l’épaisseur
est de l’ordre du micron. Si l’on élève ou abaisse le microscope on voit les grains
d’une autre tranche.
De l’une ou de l’autre manière, on constate que la répartition des grains, à peu
près uniforme après l’agitation qui accompagne forcément la mise en place, cesse
rapidement de l’être, que les couches inférieures deviennent plus riches en grains
que les couches supérieures, mais que cet enrichissement se ralentit sans cesse, et
que l’aspect de l’émulsion finit par ne plus changer. Il se réalise donc bien un état
de régime permanent dans lequel la concentration décroit avec la hauteur. On a
une idée de cette décroissance par la figure ci-contre, obtenue en plaçant l’un au-
dessus de l’autre les dessins qui reproduisent la distribution des grains, à un instant
donné, en cinq niveaux équidistants dans une certaine émulsion. L’analogie avec
la figure 3.1 qui représentait la répartition des molécules d’un gaz, est évidente.
Reste à faire des mesures précises. Nous avons déjà le rayon a du grain et sa
densité apparente (D − d), différence entre celle D du grain et celle d aisément
connue de l’eau ou du liquide intergranulaire. La distance verticale H des deux
tranches successivent mises au point s’ontiendra en multipliant le déplacement
vertical H ′ du microscope 8 par l’indice de réfraction des milieux que sépare le
Figure 3.4 –
n0
couvre-objet 9 . Mais il nous faut encore déterminer le rapport des richesses en
n
grains de l’émulsion à deux niveaux différents.
et l’œil peut saisir d’un coup le nombre exact des grains qu’il voit à un instant
donné. Il suffit pour cela que ce nombre reste inférieur à 5 ou 6. Plaçant alors un
obturateur sur le trajet des rayons qui éclairent la préparation, on démasquera ces
rayons à intervalles réguliers, notant successivement les nombres de grains aperçus
qui seront par exemple :
3, 2, 0, 3, 2, 2, 5, 3, 1, 2, . . .
2, 1, 0, 0, 1, 1, 3, 1, 0, 0, . . .
Une série très soignée a été faite avec des grains de gomme-gutte ayant pour
rayon 0µ , 212 (méthode du champ visuel réduit). Des lectures croisées ont été
faites dans une cuve profonde de 100µ, en quatre plans horizontaux équidistants
traversant la cuve aux niveaux
Ces lectures ont donné pour ces niveaux, par numération de 13000 grains, des
concentrations proportionnelles aux nombres :
est maintenant de savoir si nous allons ainsi retrouver les nombres auxquels avait
conduit la théorie cinétique 11 .
Aussi j’ai ressenti une vive émotion quand, dès le premier essai, j’ai en effet
retrouvé ces nombres que la théorie cinétique avait obtenus par une voie si pro-
fondément différente. J’ai d’ailleurs varié beaucoup les conditions de l’expérience.
C’est ainsi que le volume de mes grains a pris diverses valeurs échelonnées entre des
limites qui sont entre elles comme 1 et 50. J’ai aussi changé la nature de ces grains,
opérant sur le mastic (avec l’aide de M. Dabrowski) comme sur la gomme-gutte.
J’ai changé le liquide inter-granulaire (opérant avec l’aide de M. Niels Bjerrum)
en étudiant des grains de gomme-gutte dans de la glycérine à 12 p. 100 d’eau,
125 fois plus visqueuse que l’eau 12 . J’ai changé la densité apparente des grains,
qui, dans l’eau a varié du simple au quintuple, et qui est devenue négative dans la
glycérine (en ce cas l’action de la pesanteur changée de signe accumulait les grains
dans les couches supérieures de l’émulsion). Enfin M. Bruhat, sous ma direction,
a étudié l’influence de la température, observant successivement les grains dans de
l’eau surfondue (-9o ) puis dans de l’eau chaude (60o) ; la viscosité était alors 2 fois
plus faible que dans l’eau à 20o, en sorte qu’en définitive la viscosité a varié dans
le rapport de 1 a 250.
Malgré tous ces changements, la valeur trouvée pour le nombre N d’Avogadro
est restée sensiblement constante, oscillant irrégulièrement entre 65 1022 et 72 1022 .
Même si l’on n’avait aucun autre renseignement sur les grandeurs moléculaires,
cette constance justifierait les hypothèses si intuitives qui nous ont guidés, et l’on
accepterait sans doute comme bien vraisemblables les valeurs qu’elle assigne aux
masses des molécules et des atomes.
Mais, de plus, le nombre trouve concorde avec celui (60 1022) qu’avait donné
la théorie cinétique pour rendre compte de la viscosité des gaz. Cette concordance
décisive ne peut laisser aucun doute sur l’origine du mouvement brownien. Pour
comprendre à quel point elle est frappante, il faut songer qu’avant l’expérience
on n’eût certainement pas osé affirmer que la chute de concentration ne serait pas
négligeable sur la faible hauteur de quelques microns, ce qui eût donné pour N une
valeur infiniment petite, et que, par contre, on n’eût pas osé affirmer davantage
que tous les grains ne finiraient pas par se rassembler dans le voisinage immédiat
du fond, ce qui eût indiqué pour N une valeur infiniment grande. Personne ne
pensera que, dans l’immense intervalle a priori possible, on ait pu obtenir par
11. Les calculs sont facilités si on applique l’équation de répartition donnée au numéro 56.
12. Le mouvement brownien , très ralenti, restait cependant perceptible : quelques jours deve-
naient nécessaires pour atteindre la répartition de régime permanent. J’aurais voulu étudier la
répartition en milieu plus visqueux encore, mais, lorsque j’ajoutais moins de 5 p. 100 d’eau à ma
glycérine (très faiblement acide) les grains se collaient à la paroi et aucune répartition de régime
permanent n’était donc plus observable. J’ai plus tard tiré parti de cette circonstance même,
pour étendre à ces émulsions visqueuses les lois des gaz (no 79).
86 CHAPITRE 3. MOUVEMENT BROWNIEN - ÉMULSIONS
hasard des nombres si voisins du nombre prévu, cela pour chaque émulsion, dans
les conditions d’expérience les plus variées.
Il devient donc difficile de nier la réalité objective des molécules. En même
temps, le mouvement moléculaire nous est rendu visible . Le mouvement brownien
en est l’image fidèle, ou mieux, il est déjà un mouvement moléculaire, au même
titre que l’infrarouge est déjà de la lumière. Au point de vue de l’agitation, il n’y
a aucun abı̂me entre les molécules d’azote qui peuvent être dissoutes dans l’eau
et les molécules visibles que réalisent les grains d’une émulsion 13 , pour lesquels la
molécule-gramme devient de l’ordre de 100000 tonnes .
Ainsi , comme nous l’avions pensé, une émulsion est bien une atmosphère pe-
sante en miniature, ou plutôt, c’est une atmosphère à molécules colossales, déjà
visibles, où 1a raréfaction est colossalement rapide, mais encore perceptible. A ce
vue, la hauteur des Alpes est représentée par quelques microns, mais les molécules
individuelles sont aussi hautes que des collines.
13. Bien entendu, ces grains ne sont pas des molécules chimiques où tous les liens seraient de
la nature de ceux qui relient dans le méthane l’atome de carbone à ceux d’hydrogène.
3.2. L’ÉQUILIBRE STATIQUE DES ÉMULSIONS 87
68, 2 1022
4, 25 10−10
Quand aux dimensions des molécules, ou, plus exactement, quand aux dia-
mètres de leurs sphères de chocs, nous pourrons, maintenant que nous connaissons
N, les tirer de l’équation (48) de Clausius
v
πND 2 = √
L 2
après calcul de ce qu’est le libre parcours moyen L, quand la molécule-gramme du
corps considéré occupe, dans l’état gazeux, le volume v.
Par exemple, à 370o (643o absolus), le libre
parcours moyen de la molécule
643
de mercure, sous la pression atmosphérique v égal à 22400 se déduit de la
273
viscosité 6 10−4 du gaz par l’équation de Maxwell (47) qui donne pour L la valeur
2, 1 10−5. Cela donne pour le diamètre cherché, sensiblement, 2, 9 10−8 (ou 0,29
micro-microns).
C’est ainsi que j’ai calculé les quelques diamètres suivants (en centimètres) :
Hélium 1, 7 10−8
Argon 2, 8 10−8
Mercure 2, 9 10−8
Hydrogène 2, 1 10−8
Oxygène 2, 7 10−8
Azote 2, 8 10−8
Clore 4, 1 10−8
89
90 CHAPITRE 4. LES LOIS DU MOUVEMENT BROWNIEN
réelle. De même, la vitesse moyenne apparente d’un grain pendant un temps donné
varie follement en grandeur et en direction sans tendre vers une limite quand le
temps de l’observation décroı̂t, comme on le voit de façon simple, en notant les
positions d’un grain à la chambre claire de minute en minute, puis, par exemple,
de 5 en 5 secondes, et mieux encore en les photographiant de vingtième en ving-
tième de seconde, comme ont fait MM. Victor Henri, Comandon ou de Broglie,
pour cinématographier le mouvement. On ne peut non plus fixer une tangente,
même de façon approchée, à aucun point de la trajectoire, et c’est un cas où il
est vraiment naturel de penser à ces fonctions continues 4 sans dérivées que les
mathématiciens ont imaginées, et que l’on regarderait à tort comme de simples cu-
riosités mathématiques, puisque la nature les suggère aussi bien que les fonctions
à dérivée.
Laissant donc de côté la vitesse vraie, qui n’est pas mesurables, et sans s’em-
barrasser du trajet infiniment enchevêtré que décrit un grain pendant un temps
donné, Einstein et Smoluchowski ont choisi comme grandeur caractéristique de
l’agitation le segment rectiligne qui joint le point de départ au point d’arrivée et
qui, en moyenne, est évidemment d’autant plus grand que l’agitation est plus vive.
Ce segment sera le déplacement du grain pendant le temps considéré. La projec-
tion sur un plan horizontal, directement perçue au microscope dans les conditions
ordinaires de l’observation (microscope vertical) sera le déplacement horizontal.
X2
quotient est constant. Évidemment d’autant plus grand que le grain s’agite
t
davantage, ce quotient, caractérise pour ce grain l’activité du mouvement brownien.
Il faut cependant prendre garde que ce résultat cesse d’être exact si ces durées
deviennent tellement faibles que le mouvement du grain n’est plus parfaitement
irrégulier. Et cela arrive forcément, sans quoi la vitesse vraie serait infinie. Le
temps minimum d’irrégularité est probablement du même ordre que le temps qui
serait nécessaire à un granule lancé dans le liquide avec une vitesse égale à sa
vitesse moyenne vraie d’agitation, pour que le frottement par viscosité réduise
sensiblement à zéro son élan primitif (en même temps que, au surplus, les chocs
moléculaires le lancent dans une autre direction) . On trouve ainsi, pour un sphérule
de 1 micron, dans l’eau, que le temps minimum d’irrégularité est de l’ordre du
cent millième de seconde. Il deviendrait seulement 100 fois plus grand, soit de 1
millième de seconde, pour un sphérule de 1millimètre et 100 fois plus petit pour un
liquide 100 fois plus visqueux. Cela nous laisse bien au-dessous des durées jusqu’ici
accessibles à l’observation du mouvement.
maintenue égale à 1 gramme par centimètre, il passe au travers de la section droite considérée,
en un jour, 0,33 gramme de sucre, soit 86400 fois moins, par seconde.
Ceci rappelé, à défaut du raisonnement tout à fait rigoureux, je peux au moins indiquer un
raisonnement approché (également d’Einstein) qui conduit à la formule en question :
Soient dans un cylindre horizontal n′ et n′′ les concentrations des grains en deux sections
S et S ′′ séparées par la distance X. La chute de concentration pour la section médiane S sera
′
n′ − n′′
et cette section S se laissera traverser vers S ′′ , pendant le temps t, par le nombre de
X
n′ − n′′
grains D t. D’autre part, en admettant que les résultats seraient les mêmes su chaque
X
grains subissait pendant le temps t, soit vers la droite, soit vers la gauche, le déplacement X, on
1 1
trouve que n′ X traversent S vers S ′′ et n′′ X vers S ′ , ce qui fait vers S ′′ le flux total
2 2
1 ′
(n − n′′ )X
2
D’où résulte
1 ′ n′ − n′′
(n − n′′ )X = D t
2 X
Ou bien
X 2 = 2Dt
X2 RT 1
=
t N 3πaζ
RT
où nous pourrions encore (35) remplacer par les 2/3 de l’énergie moléculaire
N
moyenne w.
4.2. CONTRÔLE EXPÉRIMENTAL 93
7. On devra, pour que cette décomposition en trois rotations soit légitime, se limiter à des
rotations ne dépassant pas quelques degrés.
94 CHAPITRE 4. LES LOIS DU MOUVEMENT BROWNIEN
Figure 4.1 –
Incidemment, une telle figure, et même le dessin suivant, où se trouvent reportés
à une échelle arbitraire un plus grand nombre de déplacements, ne donnent qu’une
idée bien affaiblie du prodigieux enchevêtrement de la trajectoire réelle. Si en effet
on faisait des pointés en des intervalles de temps 100 fois plus rapprochés, chaque
segment serait remplacé par un contour polygonal relativement aussi compliqué que
le dessin entier, et ainsi de suite. On voit assez comment s’évanouit pratiquement
en de pareil cas la notion de tangente à une trajectoire.
4.2. CONTRÔLE EXPÉRIMENTAL 95
Figure 4.2 –
8. Il n’est même pas nécessaire de suivre le même grain, ni de connaı̂tre sa grosseur. Il suffit
de noter pour une série de grains les déplacements d et d′ relatifs aux durées 1 et 4. Le quotient
d′
a 2 pour valeur moyenne.
d
9. C’est-à-dire que sur M segments considérés, il y aura :
Z x2
1 1 − x22
M √ e X dx
x1 2π X
96 CHAPITRE 4. LES LOIS DU MOUVEMENT BROWNIEN
M. Chaudesaigues, qui travaillait dans mon laboratoire, a fait les pointés puis
les calculs pour des grains de gomme gutte (a = 0µ , 212) que j’avais préparés. Les
nombres n de déplacements ayant leurs projections comprises entre deux multiples
successifs de 1µ , 7 (qui correspondait à 5 millimètres de quadrillage) sont indiqués
dans le tableau suivant :
Projections (en µ) Première série Seconde série
comprises entre n trouvé n calculé n trouvé n calculé
0 et 1,7 38 48 48 44
1,7 et 3,4 44 43 38 40
3,4 et 5,1 33 40 36 35
5,1 et 6,8 33 30 29 28
6,8 et 8,5 35 23 16 21
8,5 et 10,2 11 16 15 15
10,2 et 11,9 14 11 8 10
11,9 et 13,6 6 6 7 5
13,6 et 15,3 5 4 4 4
15,3 et 17,0 2 2 4 2
Une autre vérification plus frappante encore dont je dois l’idée à Langevin,
consiste à transporter parallèlement à eux-mêmes les déplacements horizontaux
observés, de façon à leur donner une origine commune 10 . Les extrémités des vec-
teurs ainsi obtenus doivent se répartir autour de cette origine comme les balles
tirées sur une cible se répartissent autour du but. C’est ce qu’on voit sur la figure
ci-contre où sont réparties 500 observations que j’ai faites sur des grains de rayon
égal à 0µ , 367, pointés de 30 en 30 secondes. Le carré moyen e2 de ces déplacements
était égal au carre de 7µ , 84. Les cercles tracés sur la figure ont pour rayons :
e 2e 3e
, , , etc. . .
4 4 4
Ici encore le contrôle est quantitatif et la loi du hasard permet de calculer com-
bien de points doivent se placer dans les anneaux successifs de la cible. On lit dans
le tableau de la page suivantes à côté de la probabilité P pour que l’extrémité d’un
déplacement tombe dans chacun des anneaux, les nombres n calculés et trouvés
pour les 500 déplacements observés.
Une troisième vérification se trouve dans l’accord constaté des valeurs calculées
d
et trouvées pour le quotient du déplacement horizontal moyen d par le dépla-
e
cement quadratique moyen e. Un raisonnement tout semblable à celui qui donne
qui auront une projection comprise entre x1 et x2 (le carré moyen X 2 étant mesuré comme nous
avons vu).
10. Cela revient à considérer des grains qui auraient même point de départ.
4.2. CONTRÔLE EXPÉRIMENTAL 97
Figure 4.3 –
Déplacement P
compris par n calculé n trouvé
entre anneau
0 et 4e 0,063 32 34
e
4
et 2 4e 0,167 83 78
2 4 et 3 4e
e
0,214 107 106
3 4e et 4 4e 0,210 105 103
4 4e et 5 4e 0,150 75 75
5 4e et 6 4e 0,100 50 49
6 4e et 7 4e 0,054 27 30
7 4e et 8 4e 0,028 14 17
8 4e et inf 0,014 7 9
r s
d ′
T′ ζ
=
d T ζ′
11. Je ne peux faire exception pour le premier travail consacré par Svedberg au mouvement
brownien (Z. für Electrochemie, t. XII. 1906, P. 853 et 909 ; Nova Acta Reg. Soc. Sc., Upsala
1907). En effet :
1. Les longueurs données comme déplacements sont de 6 à 7 fois trop fortes, ce qui en
les supposant correctement définies, ne marquerait aucun progrès, spécialement sur la
discussion due à Smoluchowski ;
2. Et ceci est beaucoup plus grave, Svedberg croyait que le mouvement brownien devenait
oscillatoire pour les grains ultramicroscopiques. C’est la longueur d’onde ( ?) de ce mouve-
ment qu’il mesurait et assimilait au déplacement d’Einstein. Il est évidemment impossible
de vérifier une théorie en se fondant sur un phénomène qui, supposé exact, serait en
contradiction avec cette théorie. J’ajoute que, à aucune échelle, le mouvement brownien
ne présente de caractère oscillatoire.
des
Déplacements
Masse m.1015
grains (µ)
utilisés
Rayon
N
100ζ Nature de l’émulsion 1022
1 I. Grains de gomme-gutte 0,50 600 100 80
1 II. Grains analogues 0,212 48 900 69,5
4 à 5 III. Même grains dans eau sucrée 0,212 48 400 55
(35p.100) (température mal connue)
1 IV Grains de mastic 0,52 650 1000 72,5
1,2 V. Grains énormes (mastic) dans solution 5,50 75 104 100 78
d’urée (27 p. 100)
125 VI. Grains de gomme-gutte dans glycérine 0,385 290 100 64
(1/10 d’eau)
1 VII. Grains de gomme-gutte bien égaux 0,367 246 1500 68,8
Comme on voit, les valeurs extrêmes des masses sont dans un rapport supérieur
à 15000 et les valeurs extrêmes des viscosités dans le rapport de 1 à 125. Pourtant,
N
et quelle que fût la nature du liquide interganulaire ou des grains le quotient 22
10
est resté voisin et 70 comme dans le cas de la répartition en hauteur 18 . Cette
18. On peut adjoindre à ces résultats des mesures postérieures de Zangger (Zurich, 1911) faites
4.2. CONTRÔLE EXPÉRIMENTAL 101
68, 5 1022
4, 2 10−10
1, 47 10−24
A2 RT 1
=
t N 4πa3 ζ
sur les déplacements latéraux de gouttelettes de mercure tombant dans l’eau. Ces mesures ont
ceci d’intéressant qu’on peut les faire porter sur une seule goutte, dont le rayon s’obtient d’après
la vitesse moyenne de chute. Mais cette application de la loi de Stokes a une sphère liquide
N
tombant dans un liquide ne va pas sans une correction qui affecte le résultat trouvé pour 22
10
(60 à 79), et qui d’après un calcul de Rybczinski, élèverait ce résultat de 10 unités environ.
102 CHAPITRE 4. LES LOIS DU MOUVEMENT BROWNIEN
19. Ces inclusions ne modifient pas appréciablement la densité du grain : dans une solution
aqueuse d’urée, des grains de mastic se suspendent pour la même teneur en urée, qu’ils contiennent
ou ne contiennent pas d’inclusions. J’ai discuté ailleurs la nature de ces inclusions, faites, pro-
bablement d’une pâte visqueuse renfermant encore une trace d’alcool. De façon exceptionnelle il
arrive qu’un grain soit formé de deux sphères accolées tout le long d’un petit cercle, résultant
évidemment de la soudure de deux sphères pendant qu’elles étaient en train de grossir autour
de leurs germes respectifs. Au double point de vue de la naissance de germes et de leur vitesse
d’accroissement ces apparences présentent de l’intérêt en dehors du but ici poursuivi.
4.2. CONTRÔLE EXPÉRIMENTAL 103
sinage immédiat du fond, où leur mouvement brownien peut être altéré par des
phénomènes d’adhésion. J’ai donc cherché, par dissolution de substances conve-
nables, à donner au liquide intergranulaire la densité des grains. Une complication
aussitôt manifestée consiste en ce que, à la dose nécessaire pour suspendre les grains
entre deux eaux presque toutes ces substances agglutinent les grains en grappes de
raisin, montrant ainsi de la plus jolie manière en quoi consiste le phénoméne de
la COAGULATION, peu facile à saisir sur les solutions colloı̈dales ordinaires (à
grains ultramicroscopiques). Pour une seule substance, l’urée, cette coagulation n’a
pas eu lieu.
Dans de l’eau à 27 p. 100 d’urée, j’ai donc pu suivre l’agitation des grains
(série IV du Tableau précédent). J’ai de même, assez grossièrement, pu mesurer
leur rotation . Pour cela, je pointais à intervalles de temps égaux les positions
successives de certaines inclusions, ce qui permet ensuite, à loisir, de retrouver
l’orientation de la sphère à chacun de ces instants, et de calculer approximativement
sa rotation d’un instant à l’autre. Les calculs numériques, appliqués à environ 200
mesures d’angle faites sur des sphères ayant 13µ de diamètre, m’ont donné pour
N, par application de la formule d’Einstein, la valeur 65 1022 alors que la valeur
probablement exacte est 69 1022 . En d’autres √ termes, si l’on part de cette dernière
valeur de N, on prévoit, en degrés, pour A2 , par minute, la valeur
14o
que la loi de Stokes s’applique à ces molécules. (On ne pourrait donc être surpris
si l’on ne retrouvait pas le nombre attendu.)
Ceci admis, l’équation en question, appliquée au sucre à 18o devient 20
aN = 3, 2 1016
Mais nous ne savons pas quel rayon attribuer à la molécule de sucre pour
laquelle nous ne pouvons utiliser les calculs possibles pour les corps volatils.
Nous pourrions comme déjà nous l’avons fait (47) observer que nous avons une
4 3
indication sur le volume « vrai » πa N des molécules de la molécule-gramme
3
de sucre en mesurant le volume (208 centimètres cubes) qu’occupe cette quantité de
sucre à l’état vitreux . Einstein a plus heureusement résolu la difficulté en calculant
ce volume à partir de la viscosité de l’eau sucrée. Il y est arrivé en montrant, par
application des lois de 1’hydrodynamique, qu’une émulsion de sphérules doit être
plus visqueuse que le liquide intergranulaire pur, et que l’accroissement relatif de
ζ′ − ζ v
viscosité est proportionnel au quotient , par le volume V de l’émulsion, du
ζ V
volume vrai v des sphérules qui s’y trouvent présents. Le calcul primitif indiquait
ζ′ − ζ v
même l’égalité pure et simple entre et .
ζ V
Extrapolant à l’eau sucrée cette théorie établie pour les émulsions, Einstein
obtenait ainsi de façon approchée le volume vrai des molcules d’une molécule-
gramme de sucre. Tenant compte de la valeur déjà trouvée pour le produit aN, il
trouvait en définitive (1905) la valeur 4 1022 pour le nombre N 21 .
Quelques années après, M. Bancelin, qui travaillait dans mon laboratoire, dé-
sira vérifier la formule donnée pour l’accroissement relatif de viscosité (vérification
0, 33
20. Nous savons en effet (37, note) que R est égal à 83, 2 100, que D est égal à (71, note) et
86400
que T est égal à (273 + 18). Enfin, à cette température, la viscosité de l’eau pure intermoléculaire,
à laquelle s’applique le raisonnement (et non pas la viscosité globale de l’eau sucrée) est 0, 0105
(48, note).
21. On peut rapprocher de ce résultat une vérification postérieure de la formule de diffusion,
par Svedberg (Z. für Phys. Chem., t LXVII, 1909, p. 105) pour des solutions colloı̈dales d’or,
à grains amicroscopiques. Le diamètre des grains, évalué d’après Zsygmondy, à 0, 5 10−7 et le
coefficient de diffusion (égal aux 4/5 de celui du sucre) donneraient pour N environ 66 1022.
La grande incertitude dans la mesure (et même dans la définition), du rayon de ces granules
invisibles (qui sont probablement des éponges irrégulières de tailles très variées) rend en somme
ces résultats moins probants que ceux qu’Einstein avait tirés de la diffusion de molécules pas
plus invisibles, à peine moins grosses, et du moins identiques entre elles. De plus, Svedberg a
fait d’intéressantes mesures relatives où il compare la diffusion de deux solutions colloı̈dales d’or.
les grains de l’une étant (en moyenne) 10 fois plus petits que les grains de l’autre : il a tiré de
mesures colorimétriques cette conclusion qu’au travers de membranes identiques, il passe 10 fois
plus de ces petits grains que des gros. C’est bien ce qui doit arriver, par application de la formule
(si toutefois les pores du parchemin sont assez gros).
4.2. CONTRÔLE EXPÉRIMENTAL 105
facile pour des émulsions de gomme-gutte ou de mastic). Il vit aussitôt que l’ac-
croissement prévu était certainement trop faible.
Averti de ce désaccord, M. Einstein s’aperçut qu’une erreur s’était glissée, non
pas dans son raisonnement, mais dans le calcul, et que la formule exacte devait
être
ζ′ − ζ v
= 2, 5
ζ V
cette fois en accord avec les mesures. La valeur correspondante pour N se trouve
alors
65 1022
remarquablement approchée. Ceci nous force à croire que les molécules de sucre
ont une forme assez ramassée, sinon sphérique, et, de plus, que la loi de Stokes est
encore applicable (dans l’eau) pour des molécules sans doute relativement grosses,
mais enfin dont le diamètre n’atteint pas le millième de micron.
RT 1
D=
N 6πaζ
qui ne peut qu’être approchée pour des molécules, a chance d’être rigoureusement
vérifiée pour les émulsions. En fait, puisque cette équation est la conséquence
nécessaire de la loi de Stokes et de la loi de répartition en hauteur, elle peut être
regardée comme vérifiée dans le domaine où j’ai vérifié ces deux lois.
Il est cependant d’un intérêt certain de faire des mesures directes de diffusion,
si l’on fait les mesures de manière à étendre ce domaine.
Aussi, quand M. Léon Brillouin me fit part de son désir de compléter le contrôle
expérimental de la théorie d’Einstein en étudiant la diffusion des émulsions, je lui
conseillai la méthode suivante, qui utilise l’obstacle même qui m’avait empêché
d’étudier un régime permanent dans la glycérine pures où les grains se collent à la
paroi de verre quand par hasard ils la rencontrent (66, note).
Considérons une paroi verticale de verre qui limite une émulsion, d’abord à
répartition uniforme, de grains de gomme-gutte dans la glycérine, le nombre de
grains par unité de volume étant n. Cette paroi, qui fonctionne comme parfaitement
absorbante, capture tous les grains que le hasard du mouvement brownien amène à
son contact, en sorte que l’émulsion s’appauvrit progressivement par diffusion vers
la paroi, en même temps que le nombre M de grains collés par unité de surface va
106 CHAPITRE 4. LES LOIS DU MOUVEMENT BROWNIEN
1
M = nX
2
√
d’où résulte, remplaçant X par 2Dt
M2 n2
=D
t 2
ou encore
2 M2
D=
n2 t
équation qui donne le coefficient de diffusion cherché.
M. Lèon Brillouin a monté les expériences et fait les mesures, assez pénibles,
avec beaucoup d’habileté. Des grains égaux de gomme-gutte (0µ , 52 de rayon), dé-
barrassés par dessiccation de l’eau intergranulaire ont été longuement délayés dans
la glycérine de manière à réaliser une émulsion diluée à répartition uniforme conte-
nant 7, 9 108 grains par centimètre cube (en sorte que le volume des grains n’atteint
pas les 2/1000 de celui de l’émulsion). La diffusion s’est produite dans un thermo-
stat à la température constante de 38o , 7 pour laquelle la viscosité de la glycérine
employée était 165 fois celle de l’eau à 20o . Deux fois par jour, on photographiait
une même portion de la paroi où se fixaient les grains, et l’on comptait ces grains
sur les clichés. Six préparations ont été suivies, chacune pendant plusieurs jours 23 .
22. Les grains, un peu plus légers que la glycérine, monteront lentemment (environ 1 millimètre
en deux semaines à la température des expériences). Cela n’a aucune influence sur M si la
préparation est assez haute pour que la surface étudiée reste au-dessus des couches inférieures
privées par cette ascension de leurs grains.
23. De façon qualitative, M. L. Brillouin a aussi examiné des préparations maintenues dans
4.2. CONTRÔLE EXPÉRIMENTAL 107
L’examen des clichés successifs a montré que le carré du nombre des grains
fixés est bien proportionnel
√ au temps, en sorte que, dans un diagramme où l’on
porte M en abscisse et t en ordonnée, les points qui représentent les mesures se
placent sensiblement sur une droite passant par l’origine, comme on le voit sur la
2 M2
figure ci-contre. Le coefficient D égal à 2 s’ensuit aussitôt. Il s’est trouvé égal
n t
t
12
(t compté en
heures)
11
10
5
Diffusion de sphérules
4
animés du mouvement
brownien
3
1
Nombre de grains
0
100 200 300 400 500 600 700
Figure 4.4 –
à 2, 3 10−11 pour les grains employés après fixation de plusieurs milliers de grains,
ce qui correspond à une diffusion 140000 fois plus lente que celle du sucre dans
l’eau à 20o !
Pour vérifier l’équation de diffusion d’Einstein, il ne reste plus qu’à voir si le
RT 1
nombre est voisin de 70 1022. Or ce nombre, à ±3 pour 100 près, est égal
D 6πaζ
à
69 1022
4.2.8 Résumé
Ainsi les lois des gaz parfaits s’appliquent dans tous leurs détails aux émulsions,
ce qui donne une base expérimentale solide aux théories moléculaires. Le domaine
de vérification paraı̂tra sans doute assez considérable si l’on réfléchit :
– que la nature des grains a varié (gomme-gutte, mastic) ;
– que la nature du liquide intergranulaire a varié (eau pures, eau contenant
un quart d’urée ou un tiers de sucre, glycérine à 12 p. 100 d’eau, glycérine
pures ;
– que la température a varié (de −9o à +58o ) ;
– que la densité apparente des grains a variée (de -0,03 à +0,30) ;
– que la viscosité du liquide intergranulaire a varié (dans le rapport de 1 à
330) ;
– que la masse des grains a varié (dans le rapport énorme de 1 à 70000) ainsi
que leur volume (dans le rapport de 1 à 90000).
N
Cette étude des émulsions a donné pour 22 les valeurs suivantes :
10
– 68,2 d’après la répartition en hauteur ;
– 68,8 d’après les déplacements de translation ;
– 65 d’après les rotations ;
– 69 d’après les diffusions ;
ou, si l’on préfère, cette étude a donné pour la masse de l’atome d’hydrogène,
évaluée en trillionièmes de trillionièmes de gramme, respectivement les valeurs
1,47 - 1,45 - 1,54 et 1,45.
Nous allons voir que d’autres faits traduisent la structure duscontinue de la
matière, et, comme le mouvement brownien, livrent les éléments de cette structure.
Chapitre 5
Les fluctuations
1. Suivant une évaluation d’Einstein tirée, comme les formules que nous avons vérifiées, de la
théorie cinétique des émulsions.
109
110 CHAPITRE 5. LES FLUCTUATIONS
r
2 1
égale à . On voit que, si la densité du gaz est la densité dite normale, cet
π n0
écart moyen, pour des volumes de l’ordre du centimètre cube, est seulement de
l’ordre du dix-milliardième. Il devient de l’ordre du millième pour les plus petits
cubes résolubles au microscope. Quelle que soit la densité du gaz, cet écart moyen
sera d’environ 1 pour 100 si le volume considéré contient 6000 molécules, et 10
pour 100 s’il en contient 60.
Soixante molécules dans un micron cube, pour de la fluorescéine, cela fait une
solution au trente-millionième ; je ne regarde pas comme impossible qu’on arrive
à observer la fluorescence dans ce volume à cette dilution, et qu’on puisse ainsi
percevoir directement pour la première fois les fluctuations de composition.
RT 1
− δp
N ϕv0 δv
0
δp
v0 désignant le volume spécifique qui correspondrait à la répartition uniforme et δv0 la compres-
2
δp δ p
sibilité (isotherme). Au point critique, où δv0 et δv02
s’annulent, il faut faire intervenir la dérivée
δ3 p
troisième (Voir Conseil de Bruxelles, p. 218).
δv03
6. Rayleigh. Phil. Mag. XLI, 1881, p. 86 et Lorenz, Œuvres L. p 496. (Voir Conseil de
Bruxelles, p 221.
112 CHAPITRE 5. LES FLUCTUATIONS
visible un rayon de soleil dans l’air. Le phénomène subsiste quand les poussières
deviennent de plus en plus fines (et c’est ce qui permet l’observation ultramicro-
scopique), mais la lumière opalescente diffractée vire au bleu, la lumière à courte
longueur d’onde subissant donc une diffraction plus forte. De plus, elle est polarisée
dans le plan qui passe par le rayon incident et l’œil de l’observateur.
Rayleigh a supposé que même les molécules agissent comme les poussières en-
core perceptibles au microscope et que c’est l’origine de la coloration du ciel. En
accord avec cette hypothèse, la lumière bleue du ciel, observée dans une direction
perpendiculaire aux rayons solaires, est fortement polarisée. Il est au reste difficile
d’admettre qu’il s’agit là d’une diffraction par des poussières proprement dites, car
le bleu du ciel n’est guère affaibli quand on s’élève de 2000m ou 3000m dans l’atmo-
sphère, bien au-dessus de la plupart des poussières qui souillent l’air au voisinage
du sol. On conçoit qu’il y ait là un moyen de compter les molécules diffractantes
qui nous rendent visible une région donnée du ciel, et par suite un moyen d’obtenir
N.
Sans se borner à cette conception qualitative, Rayleigh, développant la théorie
élastique de la lumière, a calculé le rapport qui doit exister, dans son hypothèse,
entre l’intensité du rayonnement solaire direct et celle de la lumière diffusée par
le ciel. De façon précise, supposons qu’on observe le ciel dans une direction dont
la distance zénithale est α, et qui fait un angle β avec les rayons solaires ; les
éclairements e et E obtenus au foyer d’un objectif successivement pointé vers cette
région du ciel et vers le Soleil doivent être pour chaque longueur d’onde λ dans le
rapport
2
p 1 + cos2 β µ2 − 1
e 3 2 1 1
=π ω M
E g cos α d λ4 N
ω désignat le demi-diamètre apparent du Soleil, p et g la pression atmosphérique
et l’accélération de la pesanteur au lieu de l’observation, M la molécule-gramme
µ2 − 1
d’air (28g , 8), le pouvoir réfringent de l’air (Lorentz), et N la constante
d
d’Avogadro. Langevin a retrouvé la même équation (µ2 remplacé par la constante
diélectrique K) en développant une théorie électromagnétique simple. Dans l’une
ou l’autre théorie, la formule précédente s’obtient en ajoutant les intensités de la
lumière diffractée par les molécules individuelles (supposées distribuées de façon
parfaitement irrégulière).
C’est précisément cette même formule qu’on retrouve (pour β = 90o ) en appli-
quant la formule de Keesom, comme le fit observer Einstein.
On voit que l’extrême violet du spectre doit être 16 fois plus diffracté que
l’extrême rouge (dont la longueur d’onde est 2 fois plus grande), et cela correspond
bien à la couleur du ciel (qu’aucune autre hypothèse n’a réussi à expliquer).
La formule précédente ne tient pas compte de la lumière réfléchie par le sol.
5.1. THÉORIE DE SMOLUCHOWSKI 115
L’éclat du ciel serait doublé par un sol parfaitement réfléchissant (ce qui équivau-
drait à illuminer l’air par un second soleil). Avec un sol couvert de neige ou de
nuages, le pouvoir réfléchissant est peu éloigné de 0,7 et l’éclat du ciel est 1,7 fois
celui qui serait dû au Soleil seul.
Le contrôle expérimental doit être réalisé à une hauteur suffisante pour éviter
les perturbations dues aux poussières (fumées, gouttelettes, etc.). La première in-
dication d’un tel contrôle a été tirée par lord Kelvin d’anciennes expériences de
Sella qui, du sommet du mont Rose, comparant au même instant l’éclat du So-
leil pour la hauteur 40o et l’éclat du ciel au zénith, a trouvé un rapport égal à 5
millions. Cela donne pour N 1022 (en tenant compte de l’indétermination sur les
longueurs d’onde), une valeur comprise entre 30 et 150. L’ordre de grandeur était
grossièrement retrouvé.
MM. Bauer et Moulin 12 ont fait construire un appareil permettant la compa-
raison spectrophotométrique et ont fait quelques mesures préliminaires au mont
Blanc, par un ciel malheureusement peu favorable 13 . Les comparaisons (pour le
vert) donnent, pour N 1022 , des nombres compris entre 45 et 75.
Une longue série de mesures vient enfin d’être faite au mont Rose, avec le
même appareil, par M. Léon Brillouin, mais leur dépouillement (étalonnage de
plaques absorbantes et comparaison des clichés) n’est pas terminé. Sans préjuger
la précision de ces mesures, il n’est dès à présent pas douteux que la théorie de Lord
Rayleigh se vérifie et que la coloration bleue du ciel, qui nous est si familière, soit
un des phénomènes par lesquels se traduit à notre échelle la structure discontinue
de la matière.
A → A′ + A′′
par le symbole
A ← A′ + A′′
Si à une température données, deux transformations inverses s’équilibrent parfai-
tement :
A ⇌ A′ + A′′
en sorte que dans tout espace à notre échelle les quantités des comosants restent
fixes, nous disons qu’il y a équilibre chimique, qu’il ne se passe plus rien.
En réalité les deux réactions se poursuivent, et à chaque instant il se brise en
certains points un nombre immense de molécules A, tandis qu’en d’autres points
il s’en reforme en quantité équivalente. Je ne crois pas qu’on puisse douter qu’on
pourrait percevoir à un grossissement suffisant, dans des espaces microscopiques,
des fluctuations incessantes plus la composition chimique. L’équilibre chimique des
fluides, aussi bien que leur équilibre physique, n’est qu’une illusion qui correspond
à un régime permanent de transformations qui se compensent.
Une théorie quantitative de ce mouvement brownien chimique n’a pas été dé-
veloppée. Mais, même qualitative, cette conception cinétique de l’équilibre a rendu
de très grands services. Elle est le fondement réel de tout ce qui, dans la mécanique
chimique, se rapporte aux vitesses de réaction (loi d’action de masse).
119
120 CHAPITRE 6. LA LUMIÈRE ET LES QUANTA
un thermomètre suspendu dans une cavité pratiquée dans un bloc de glace transparent, et lui
faire marquer telle température qu’on voudrait.
6.1. LE CORPS NOIR 121
1, 05 × 4, 18 107
= σ[3734 − 2734 ]
60
soit, sensiblement 6, 3 10−5 pour la valeur de σ.
La densité de la lumière en équilibre thermique pour la température T , pro-
portionnelle au pouvoir émissif E est donc proportionnelle à T 4 , et de façon plus
σ 6, 3 10−5 4
précise elle est égale à 4 T 4 soit à 4 T ou 8, 4 10−15 T 4 . Extrêmement
c 3 1010
faible à la température ordinaire, elle s’élève très rapidement. Enfin la chaleur spé-
cifique du vide (chaleur nécessaire pour élever de 1o la température de la radiation
contenue dans un centimètre cube) grandit proportionnellement au cube de la
température absolue 2 .
quantité Q d’énergie reçue, divisée par (λ′ − λ tendra vers une limite J quand, la
bande devenant de plus en plus étroite, λ′ tendra vers λ. Cette limite J définit
l’intensité de la lumière de longueur d’onde λ dans le spectre du corps noir. Portant
la longueur d’onde en abscisses et cette intensité en ordonnées, on obtiendra la
courbe de répartition de l’énergie globale du spectre en fonction de la longueur
d’onde. On a ainsi constaté depuis longtemps que l’intensité, négligeable pour
l’extrême infrarouge et l’extrême ultraviolet, présente toujours un maximum dont
la position varie suivant la température, se déplaçant vers les petites longueurs
d’onde (c’est-à-dire vers l’ultraviolet) à mesure que la température du corps noir
étudié s’élève.
Ce sont là des indications qualitatives. Une loi précise a été trouvée par Wien,
qui a réussi à prouver que les principes de la thermodynamique, sans donner la
loi de répartition cherchée, restreignaient beaucoup les formes a priori possibles
pour cette loi. D’après ces raisonnements, dont l’exposé m’entraı̂nerait trop loin, le
produit de l’intensité par la cinquième puissance de la longueur d’onde ne dépend
que du produit λT de cette longueur d’onde par la température absolue
1
J = f (λT )
λ5
f étant une fonction qui reste à déterminer. De là résulte que si la courbe de
répartition présente un maximum pour une certaine température, elle en présentera
un pour toute autre, et que la position du maximum variera en raison inverse de
la température absolue
λM T = λ′M T ′ = constante
l’expérience a en effet prouvé que ce produit λM T est constant, et que l’on a
sensiblement
λM T = 0, 29
en sorte que, à 2900o (température peu inférieure à celle de l’arc électrique) m’in-
tensité maximum correspond à une longueur d’onde de 1 micron, et se trouve
encore dans l’infrarouge. Pour une température double, d’environ 6000o (tempéra-
ture du corps noir qui, mis à la place du soleil, nous enverrait autant de lumière
que lui) le maximum se trouve dans le jaune.
La position du maximum est donc fixée. On déduit encore de l’équation de
Wien que l’intensité maximum est proportionnelle à la cinquième puissance de la
température absolue, 32 fois plus grande, par exemple, à 2000o qu’à 1000o.
Il reste à obtenir la forme de la fonction f . Beaucoup de physiciens l’ont tenté
sans y réussir. Planck, enfin, a proposé une expression qui représente fidèlement
toutes les mesures 3 dans un domaine qui va de 1000o à 2000o pour les températures
3. Lummer, Kurlbaum, Paschen, Rubens (extrème infrarouge), Warburg, d’autres encore, ont
fait ces belles et difficiles mesures.
124 CHAPITRE 6. LA LUMIÈRE ET LES QUANTA
ch 1
E= N ch
λ e R λT − 1
8πE
d’où il résulte pour wλ égal à
λ4
8πch 1
E= N ch
λ e R λT − 1
5
h = 6, 2 10−27
Sa théorie, à laquelle nous avons déjà fait allusion (44) consiste à admettre que,
dans un corps solide, chaque atome est sollicité vers sa position d’équilibre par
des forces élastiques, en sorte que, s’il en est un peu écarté, il vibre avec une
période déterminée. A la vérité, comme les atomes voisins vibrent également, la
fréquence ainsi définie n’est pas pure, et l’on doit avoir à considérer un domaine
de fréquences plus analogue à une bande qu’à une raie spectrale. Néanmoins, en
première approximation , on peut se borner à traiter le cas d’une fréquence unique.
Ceci admis, Einstein suppose, bien que l’oscillateur réalisé par chaque atome ne
soit pas nécessairement un oscillateur électrique, que son énergie doit être, comme
pour les oscillateurs de Planck un multiple entier de hν. Son énergie moyenne, à
chaque température a donc la valeur
3hν
N
hν
e RT −1
qui correspond, comme nous l’avons dit, à un oscillateur qui peut subir des dépla-
cements dans tous les sens. L’énergie contenue dans un atome- gramme sera N fois
plus grande, et l’accroissement par degré de cette énergie ou chaleur spécifique de
l’atome-gramme, sera donc calculable 7 . L’expression ainsi trouvée pour la chaleur
spécifique tend bien vers zéro, conformément aux résultats de Nernst, quand la
température s’abaisse, et vers 3R ou 6 calories, conformément à la loi de Dulong
et Petit, quand la température s’élève (cette dernière limite étant d’autant plus
vite atteinte que la fréquence propre ν est plus faible). Dans l’intervalle, non sans
écarts systématiques explicables par les approximations faites (nous avons dit que
la fréquence ne pouvait être bien définie) cette expression représente remarquable-
ment l’allure de la chaleur spécifique. Elle définit, si on l’ignore, la fréquence ν de
la vibration de l’atome.
Il est bien remarquable que la fréquence ainsi calculable concorde avec celle que
font prévoir d’autres phénomènes. C’est le cas pour l’absorption des lumières de
grande longueur d’onde par des corps comme le quartz ou le chlorure de potassium
(expériences de Rubens). Cette absorption accompagnée de réflexion « métallique »
se comprend si cette lumière est en résonance avec les atomes du corps, et par
suite à la fréquence qu’on peut déduire de la chaleur spécifique. Et c’est bien
sensiblement ce qui arrive (Nernst).
De même encore on conçoit (Einstein) que les propriétés élastiques des corps
solides donnent un moyen de prévoir la fréquence des vibrations d’un atome écarté
de sa position d’équilibre. Le calcul a été fait approximativement par Einstein pour
la compressibilité ; appliqué à l’argent, il fait prévoir comme fréquence de l’atome la
valeur 4 1012 , et l’étude des chaleurs spécifiques donne 4, 5 1012 . Je dois me borner
7. Ce sera tout simplement la dérivée, par rapport à la température, de l’énergie contenue
dans un atome-gramme.
128 CHAPITRE 6. LA LUMIÈRE ET LES QUANTA
à ces allusions, et renvoyer, pour plus amples détails, aux beaux travaux de Nernst,
Rubens et Lindemann 8 .
Je suppose que ces vitesses intermédiaires sont instables, et que si par exemple
le corps en rotation reçoit une impulsion qui lui communique une vitesse angu-
laire correspondant à 3,5 fois t tours par seconde, un frottement ou rayonnement
d’espèce encore inconnue 10 se produit aussitôt qui ramène le nombre de tours par
seconde à exactement 3 fois t, après quoi la rotation peut durer indéfiniment sans
perte d’énergie. En sorte que, sur un grand nombre de molécules, très peu seront
dans un régime instable, et qu’on pourra dire en première approximation que, pour
une molécule prise au hasard, la rotation, dans 1 seconde, est de 0 tour, ou t tours,
ou 2t tours, ou 3t tours, etc. Et l’on pourra négliger les rares molécules dont l’éner-
gie de rotation est en train de changer, comme on néglige pour un gaz les rares
molécules en état de choc dont l’énergie cinétique est en train de changer.
10. Se rattachant peut-être aux valeurs colossales de l’accélération (ou de la force centrifuge),
au moins 1 trillion de fois plus grande que dans nos machines centrifuges ou nos turbines.
130 CHAPITRE 6. LA LUMIÈRE ET LES QUANTA
donne
1 −12 1 h2
10 <
2 2 2π 2 I
Remplaçant h par sa valeur 6 10−27 nous pouvons tirer de cette inégalité des
conséquences intéressantes en ce qui regarde la fréquence et en ce qui regarde le
moment d’inertie.
1
D’abord, si hν est supérieur à 10−12 , on voit immédiatement que ν est cer-
2
tainement supérieur à 1014 :
La plus faible vitesse de rotation stable correspond à plus de 1 milliard de tours
en 1 cent-millième de seconde.
Quand au moment d’inertie, on voit qu’il est inférieur à 2 10−42 . Dans le cas
où la masse m qui forme l’atome d’argon (égale à 40 fois la masse, 1, 5 10−24 de 1
atome d’hydrogène) occuperait avec une densité uniforme une sphère de diamètre
md2
d, sont moment d’inertie serait , et d’après l’inégalité qui précède, on aurait
10
d < 5, 6 10−10
rement à la ligne des centres 11 correspond (très grossièrement), à 5 1012 tours par
seconde, ce qui donnerait à la distance d la valeur 10−8 .
Il peut n’être pas sans intérêt de dessiner à l’échelle une molécule d’hydrogène
en tâchant d’exprimer ces résultats, de la façon qui me semble la plus probable.
Presque toute la substance de la molécule est ramassée aux centres H’ H” des
deux atomes. Au tour de chaque atome, j’ai dessiné l’armure sphérique protectrice
qui doit passer un peu au delà de l’autre atome 12 . Les portions extérieures de ces
sphères forment l’armure A de la molécule dans laquelle ne peut pénétrer si du
moins, sa vitesse ne dépasse pas beaucoup la vitesse d’agitation moléculaire), le
centre d’aucun autre atome.
A B B A
H' H''
Figure 6.1 –
sans se casser, perpendiculairement à son axe avec une fréquence peu inférieure
à cent mille milliards de tours par seconde, il faut bien que la liaison résiste à la
force centrifuge. Une tige d’haltère qui aurait même solidité serait au moins mille
fois plus tenace que l’acier.
s’exerce par le rayonnement aussi bien que par les chocs moléculaires et à voir l’ori-
gine de la dissociation dans la lumière visible ou invisible qui emplit, en régime
stationnaire, l’enceinte isotherme où se meuvent les molécules des gaz considérés.
Il faudrait donc chercher dans une action de la lumière sur les atomes, un
mécanisme essentiel de toute réaction chimique.
Chapitre 7
L’atome d’électricité
135
136 CHAPITRE 7. L’ATOME D’ÉLECTRICITÉ
Hertz eut découvert que ces rayons traversent des pellicules de quelques microns
d’épaisseur, et quand Lenard eut montré qu’on pouvait les laisser sortir du tube où
se produit la décharge, au travers d’une feuille métallique encore assez forte pour
tenir la pression atmosphérique. (On pouvait dès lors les étudier dans l’atmosphère,
où ils se diffusent et s’arrêtent après quelques centimètres de parcours.)
On est pourtant décidément revenu à la théorie d’émission imaginée par Crookes,
quand il a été prouvé 1 que réellement les rayons cathodiques charrient toujours
avec eux de l’électricité négative dont on ne peut absolument pas les séparer, même
en leur faisant traverser une feuille de métal.
Rappelons enfin que tout obstacle frappé par les rayons cathodiques émet ces
rayons X dont la découverte par Rœntgen (1895) a marqué le début d’une ère
nouvelle pour la physique.
Comme les rayons cathodiques, les rayons X excitent des fluorescences variées,
et impressionnent les plaques photographiques. Ils en diffèrent profondément en ce
qu’ils ne transportent pas de charge électrique et par suite ne sont déviés ni par les
corps électrisés, ni par les aimants. Tout le monde sait aussi qu’ils ont un pouvoir
pénétrant plus considérable, et qu’ils ne peuvent être ni réfléchis, ni réfractés, ni
diffractés, en sorte que, s’ils sont formés par des ondes, ces ondes sont beaucoup
plus courtes que celles de l’extrême ultra-violet (0µ , 1) jusqu’ici étudié 2 .
Il fut tout de suite observé que les rayons X « déchargent les corps électrisés ».
Une analyse précise du phénomène 3 a montré que ces rayons produisent dans
les gaz qu’ils traversent des centres chargés des deux signes, ions mobiles qui se
recombinent bientôt sur place en l’absence de champ électrique, mais qui sous
l’action d’un champ se meuvent en sens inverse le long des lignes de force, jusqu’à
ce qu’ils soient arrêtés par un conducteur, qu’ils déchargent (ce qui permet la
mesure de l’ionisation du gaz), ou par un isolant, qu’ils chargent. A partir du
moment où les ions des deux signes sont amenés par ce double mouvement inverse
dans des régions différentes du gaz, ils échappent à toute recombinaison, et l’on
peut manipuler à loisir les deux masses gazeuses électrisées ainsi obtenues.
C’est de la même manière, par une ionisation du gaz, comme on l’a reconnu
aussitôt après, que d’autres radiations (ultra-violet extrême, rayons cathodiques
1. Jean Perrin (Comptes Rendus, 1895 et Ann. De Ch. Et Phys., 1897). J’ai montré que ces
rayons introduisent avec eux de l’électricité négative dans une enceinte métallique complètement
close, et que de plus ils sont déviés par un champ électrique.
2. Une discussion approfondie de très faibles apparences de diffraction conduit à penser qu’ils
sont réellement formés par des ondes, à peu près 1000 fois plus minces que celle de cet ex-
trême ultra-violet, c’est-à-direz grossièrement. d’épaisseur peu inférieure au diamètre de choc
d’un atome (Sommerfeld).
3. Jean Perrin, « Mécanisme de la décharge des corps électrisés par les rayons X », Eclairage
électrique, juin 1896 : Comptes Rendus août 1896 ; Ann. de Ch. et Physique, août 1897. Sir J.
Thomson et Rutherford sont de leur côté arrivés peu après aux mêmes concluSions, par des
expériences toutes différentes. M. Righi les a également retrouvées .
7.1. IONISATION DES GAZ 137
t u
Ne′ = 2RT
X2 H
qui sans intérêt pour les ions invisibles sur lesquels a expérimenté Townsend, de-
vient au contraire la forme intéressante dans le cas de gros ions (poussières char-
gées), si l’on peut mesurer leurs déplacements.
C’est précisément ce que M. de Broglie a fait sur l’air chargé de fumée de
tabac 8 . Dans son dispositif, l’air est insufflé dans une petite boite maintenue à
température constante, où convergent des rayons lumineux émanés d’une source
puissantes. A angle droit de ces rayons se trouve le microscope qui résout la fumée
en globules, points brillants qu’agite un très vif mouvement brownien. Si alors on
fait agir un champ électrique à angle droit du microscope, on voit que ces globules
sont de trois sortes. Les uns partent dans le sens du champ et sont donc chargés
positivement ; d’autres partent dans le sens inverse et sont donc négatifs ; enfin
ceux du troisième groupe, qui continuent à s’agiter sur place, sont neutres. Ainsi
étaient rendus visibles, pour la première fois, de la plus jolie manière, les gros ions
des gaz.
M. de Broglie a fait un grand nombre de mesures de X et de u pour des
globules ultramicroscopiques à peu près de même éclat (et par suite à peu près
de même taille) : Les moyennes faites d’après ces lectures donnent pour Ne′ la
valeur 30, 5 1013, c’est-à-dire, avec la même précision que dans les expériences de
Townsend, la valeur du produit Ne défini par l’électrolyse.
6. Une petite proportion de charges différentes (polyvalentes par exemple) pourrait avoir
échappé à l’observation, l’incertitude des mesures paraissant être largement de 10 p. 100.
7. Comptes Rendus, 1909.
8. Comptes Rendus, t. CXLVI, 1908 et Le Radium, 1909
7.1. IONISATION DES GAZ 139
Plus récemment, M. Weiss (Prague) a retrouvé la même valeur de Ne′ pour les
charges portées par les parcelles ultramicroscopiques qui se forment dans l’étincelle
entre électrodes métalliques 9 . Mais, au lieu de faire des moyennes entre des lectures
isolées relatives à des grains différents, il a fait, pour chaque grain, assez de lectures
pour avoir une valeur approchée de Ne′ d’après ces seules lectures. Il n’avait donc
aucun besoin de comparer des grains de même taille ou de même forme.
Ces divers faits élargissent singulièrement la notion de charge élémentaire intro-
duite par Helmholtz. De plus, tandis que l’électrolyse n’a jusqu’à présent suggéré
aucun moyen de mesurer directement la charge absolue e d’un ion monovalent,
nous allons voir qu’on peut mesurer cette même charge quand elle est portée par
un granule microscopique dans un gaz. Par là nous obtiendrons, puisque Ne est
connu, une nouvelle détermination de N et des grandeurs moléculaires.
sur les nuages qu’entraı̂nent les gaz de l’électrolyse, et Thomson, sur les nuages
formés dans la condensation par détente d’air humide ionisé. Ils déterminaient la
charge totale E présente sous forme d’ions dans le nuage étudié, le poids P de
ce nuage, et enfin sa vitesse v de chute . Cette dernière mesure donnait le rayon
des gouttes (en supposant la loi de Stokes applicable) donc le poids p de chacune.
Divisant P par p, on avait le nombre n des gouttes, donc le nombre n d’ions.
Enfin le quotient de E par n donnait la charge e. Les nombres obtenus dans les
expériences de Townsend, manifestement peu précises, ont varié entre 1 10−10 et
3 10−10 ; ceux de Thomson ont varié entre 6, 8 10−10 (ion négatifs émis par le zinc
éclairé par la lumière ultraviolette) et 3, 4 10−10 (ions produits dans un gaz par
les rayons X ou les rayons du radium). Ces nombres étaient bien de l’ordre de
grandeur voulu, et, bien que la concordance fût encore assez grossière, elle a eu
alors beaucoup d’importance.
La méthode ainsi employée comportait de grandes incertitudes. Il était supposé,
en particulier, que chaque ion est fixé sur une goutte et que chaque goutte n’en
porte qu’un.
Harold A. Wilson simplifia beaucoup la méthode (1903). Il se bornait à mesurer
les vitesses de chute du nuage, d’abord quand on laisse agir la pesanteur seule,
puis quand on lui oppose une force électrique. Soient v et v ′ ces vitesses pour une
gouttelette de charge e′ et de poids mg, avant et après l’application du champ
électrique H. Sous la seule hypothèse que ces vitesses constantes sont entre elles
comme les forces motrices, on aura (équation de H. A. Wilson), même si la loi de
Stokes est inexacte
He′ − mg v′
=
mg v
c’est-à-dire
′ g v + v′
e =m
H v
D’autre part, dans le mouvement uniforme de la chute, la force motrice (poids
4/3πa3 g de la goutte) est égale à la force de frottement, donc à 6πaζv si la loi de
Stokes est valable. Ceci donne le rayon, et par la suite la masse m, en sorte qu’on
pourra calculer la charge e′ .
Sous l’influence du champ, le nuage chargé obtenu par détente dans de l’air
(fortement ionisé), se subdivisait en 2 ou même 3 nuages de vitesses différentes.
L’application des équations précédentes au mouvement de ces nuages (considérés
comme formés de gouttelettes identiques) donna pour les charges e′ des valeurs
grossièrement proportionnelles à 1,2 et 3. Ceci prouvait l’existence de gouttes po-
lyvalentes. La valeur trouvée pour la charge e relative au nuage le moins chargé,
oscilla entre 2, 7 10−10 et 4, 4 10−10, la valeur moyenne étant de 3, 1 10−10.
L’imprécision était donc encore grande. De nouvelles expériences furent faites
suivant le même dispositif par Przibram (gouttelettes d’alcool ), qui trouva 3, 8 10−10,
7.1. IONISATION DES GAZ 141
puis par divers autres physiciens. Le dernier résultat et le plus soigné (Begeman,
1910) donne 4, 6 10−10 (toujours en admettant la loi de Stokes). Nous allons voir que
la facilité des mesures est devenue beaucoup plus grande par l’étude individuelle
des particules chargées.
2; 4; 3; 2; 1; 2; 3; 1;
Pour une autre goutte, les charges successivement indiquées par les vitesses
sont de même, entre elles, comme les entiers
5; 6; 7; 8; 7; 6; 5; 4; 5; 6; 5; 4; 6; 5; 4
avec des écarts de l’ordre du trois-centième, c’est-à-dire avec toute la précision que
comporte la mesure des vitesse.
Comme le fait observer Millikan, cette précision est comparable à celle dont
se contentent le plus souvent les chimistes dans la vérification de l’application des
lois de discontinuité qui résultent de la structure atomique de la matière.
Les exemples numériques qu’on vient de donner montrent qu’on saura bien
vite reconnaı̂tre à quels moments une gouttelette donnée porte une seule charge
X2
élémentaire. Si alors on mesure, comme de Broglie ou Weiss (98) l’activité de
t
son mouvement brownien, on pourra tirer le produit Ne de l’équation de Town-
send. C’est ce qu’a fait Fletcher au laboratoire de Millikan ; 1700 déterminations,
réparties sur 9 gouttes, lui ont donné pour ce produit la valeur
28, 8 1013
mg = 6πaζv
moyen L des molécules du fluide, tandis que dans les gaz, il est du même ordre de
grandeur. Le frottement s’en trouve diminué, ce que l’on comprend en songeant
que si L devenait très grand, c’est-à-dire s’il n’y avait plus de gaz, il n’y aurait
plus de frottement du tout, alors que la formule indique un frottement indépendant
de la pression 13 . Une théorie plus complète due à Cunningham, conduit alors à
prendre, comme valeur de la force de frottement, 6πaζv divisé par
L 1
1 + 1, 63
a 2−f
f étant le rapport du nombre des chocs de molécules suivis de réflexion régulière
(chocs élastiques) au nombre total des chocs subits par le sphérule.
Millikan s’est borné à admettre que la force de frottement devait être de la
forme
6πaζv
1 + α La
et il a cherché à déterminer la constante α par la condition que toutes ses gouttes
donnent sensiblement la même valeur pour e. Avec α égal à 0,81 14 les valeurs de
e 1010 relatives aux différentes gouttes (valeurs qui, non corrigées, s’échelonnent
entre 4,7 et 7) tombent entre 4,86 et 4,92. Millikan conclut donc pour e à la valeur
4, 9 10−10, soit pour N la valeur
59 1022
qui somme toute, est en concordance remarquable avec la valeur de 68 1022 que j’ai
précédemment donnée.
Mais Millikan pense que l’erreur de son résultat est bien inférieure au millième,
et j’avoue qu’une si haute précision ne me parait pas certaine, en raison de la
grandeur de la correction qu’il a fallu faire subir à la loi de Stokes pour déduire la
masse d’un sphérule de sa vitesse de chute dans l’air.
M. Roux a bien voulu reprendre les expériences, dans mon laboratoire, en
mesurant la vitesse de chute d’un même sphérule dans l’air et dans un liquide 15 .
Comme dans ce liquide la loi de Stokes s’applique, cette dernière mesure donne,
sans correction, le rayon exact du sphérule.
M. Roux a principalement opéré sur des sphérules de soufre pulvérisé surfondu,
vitreux à la température ordinaire, et a trouvé que la formule de Cunningham
13. Comparer 48, note 2.
14. C’est la valeur prévue par Cunningham dans le cas de f nul (sphérule parfaitement ru-
gueux). Cette rugosité parfaite me semble difficile à admettre : un boulet, lancé obliquement
contre une surface faite elle-même de boulets à peu près exactement joints, pourra bien rejaillir
en rebroussant chemin, mais ce sera exceptionnel. Et la direction moyenne du rejaillissement, si
elle n’est pas celle de la réflexion régulière, pourra ne pas s’en écarter grossièrement.
15. Voir pour le détail de ces difficiles expériences, Roux, Thèse de doctorat, Ann. De Chim.
et Phys., 1913
7.1. IONISATION DES GAZ 145
s’applique, mais avec un coefficient f voisin de 1 (la surface est donc polie, plutôt
que rugueuse). Puis il a, comme Millikan, suivi plusieurs heures au microscope un
même sphérule qui descend sous l’action de la pesanteur, remonte sous l’action du
champ électrique, et parfois, sous l’œil de l’observateur, gagne ou perd brusquement
un électron.
Il trouve ainsi que la charge e est comprise entre 4 10−10, et 4, 4 10−10, ou, si
on préfère, que à ±5 p. 100 près N a la valeur 69 1022 pratiquement identique à
celle que m’a donnéel’étude du mouvement brownien. En appliquant aux résultats
bruts de Millikan la correction que légitiment les expériences de M. Roux, on trouve
pour N la valeur 65 1022. Je prendrai, comme donnée par la méthode, la moyenne
67 1022 .
16. Classen, Cotton et Weiss, etc. Je tiens compte du fait que la faraday vaut 96600 coulombs
(et non tout à fait 100000).
146 CHAPITRE 7. L’ATOME D’ÉLECTRICITÉ
constituant universel commun à tous les atomes ; Thomson a proposé de les appeler
corpuscules.
On ne peut considérer un corpuscule indépendamment de la charge négative
qu’il transporte : il est inséparable de cette charge, il est constitué par cette charge.
Incidemment, la haute conductibilité des métaux s’explique bien simplement
(Thomson, Drude) si par admet que certains au moins des corpuscules présents
dans leurs atomes peuvent se déplacer sous l’action du plus faible champ élec-
trique , passant d’un atome à l’autre , ou même s’agitant dans la masse métallique
aussi librement que des molécules dans un gaz 17 . Si nous nous rappelons à quel
point la matière est réellement vide et caverneuse (95) cette hypothèse ne nous
étonnera pas trop. Le courant électrique, qui dans les électrolytes est constitué
par le mouvement d’atomes chargés, est constitué dans les métaux par un tor-
rent de corpuscules qui ne peuvent donner lieu à aucun phénomène chimique en
traversant une soudure zinc-cuivre, puisque les corpuscules sont les mêmes pour
le zinc ou pour le cuivre. L’action d’un aimant sur un courant ne diffère pas, au
fond, de l’action d’un aimant sur les rayons cathodiques. Et la loi de Laplace, ainsi
comprise, nous donne immédiatement, en tout point, la valeur et la direction de
l’aimantation produite par un seul projectile électricé en mouvement 18 .
Tant que l’on n’avait pu mesurer au moins approximativement la charge d’un
seul projectile cathodique, et dans l’hésitation qu’on pouvait éprouver à voir en
ces projectiles des fragments d’atomes, il restait cependant permis d’objecter que
la valeur élevée du rapport e/m pouvait s’expliquer aussi bien par la grandeur de
la charge que par la petitesse de la masse. Mais, comme nous avons vu Thomson
a précisément mesuré la charge de gouttelettes, obtenues par détente d’air humide
ne contenant pas d’autres ions que les corpuscules négatifs détachés d’une surface
métallique par de la lumière ultraviolette. Si la charge de ces corpuscules valait
1800 électrons, la charge d’une gouttelette serait au moins 1800 fois plus grande
que la charge trouvée 19 . Ceci forçait donc à admettre que le corpuscule a une
masse bien inférieure à celle de tout atome. De façon plus précise, la masse de cet
élément de matière, le plus petit que nous ayons su atteindre jusqu’à ce jour, est
le quotient par 1835 de celle de l’atome d’hydrogène, soit, en grammes
8 10−28
17. Une analyse plus détaillée montre qu’on explique, du même coup, les autres propriétés
essentielles de l’état métallique : opacité, éclat métallique, conductibilité thermique.
Ids sin α
18. L’expression classique de Laplace donne pour le champ dû à un projectile la
r2
ev sin α
valeur
r2
19. I1 est aisé de s’assurer que les gouttelettes du nuage ont capturé toute la charge électrique
du gaz, et, par l’action d’un champ électrique, de s’assurer que toutes sont chargées ; celles qui
sont polyvalentes (H. A. Wilson) porteraient donc plusieurs fois 1800 électrons.
7.1. IONISATION DES GAZ 147
Faisant un pas de plus, Thomson a pu enfin nous donner une idée des dimen-
1
sions des corpuscules. L’énergie cinétique mv 2 d’un corpuscule en mouvement,
2
ne peut qu’être supérieure à l’énergie d’aimantation produite dans le vide par le
mouvement de ce corpuscule. On trouve ainsi 20 que le diamètre corpusculaire doit
1
être inférieur à 10−12 , c’est-à-dire inférieur au cent-millième du diamètre de choc
3
des atomes les plus petits.
Pour des raisons que je ne peux développer ici, il est probable que cette limite
supérieure est réellement atteinte, c’est-à-dire que l’inertie entière du corpuscule
est due à l’aimantation qui l’accompagne comme un sillage dans son mouvement.
Il se peut qu’il en soit ainsi pour toute matière même neutre, si cette neutralité ré-
sulte simplement de légalité de charges de signe contraire qui s’y trouvent (ou qui la
constituent peut-être entièrement). Toute inertie serait alors d’origine électroma-
gnétique. Je ne peux expliquer non plus ici comment alors la masse d’un projectile,
sensiblement constante lorsque sa vitesse n’atteint pas 100000 kilomètres par se-
conde croı̂t en réalité avec cette vitesse, lentement d’abord, puis de plus en plus
rapidement, et deviendrait infinie pour une vitesse égale à celle de la lumière, en
sorte que nulle matière ne peut atteindre cette vitesse (H.A. Lorentz).
deux le tube (on a compris depuis que l’essentiel est que l’espace situé derrière
la cathode soit électriquement protège), un rayon s’engage par le canal, et peut
parcourir dans le tube plusieurs décimètres, marquant enfin, par une fluorescence
pâle, son point d’arrivée sur la paroi.
J’ai tâché d’exprimer sur le schéma ci-contre les relations des trois sortes de
rayons qui sont engendrés dans les tubes de Crookes 21
Anode
Rayons X
Cathode
rayons obstacle
rayon positif cathodiques
Cathode
Lueur Gaîne
de négative
Goldstein
Rayons X
Ces mesures étaient grossières, car les rayons positifs, une fois déviés, de-
viennent très flous. On le comprend (Thomson) en admettant qu’un atome lancé
à grande vitesse peut, quand il heurte une molécule neutre, perdre (ou gagner)
de nouveaux corpuscules 22 . Si cela arrive pendant que le projectile traverse le
champ déviant, la déviation peut devenir quelconque. Aussi Thomson, mastiquant
hermétiquement la cathode à la paroi du tube, laisse communiquer la région d’ob-
servation et la région d’émission seulement par le canal où s’engage le pinceau de
rayons étudiés, canal si long et si fin que l’on peut maintenir un vide beaucoup plus
élevé dans la région d’observation que dans celle d’émission. Les rencontres y sont
alors en nombre insignifiant et, si la direction (commune) des champs électrique
et magnétique est perpendiculaire au pinceau, on voit aisément que les projectiles
de même sorte (même e/m, mais vitesse différentes) viennent frapper une plaque
placée en face du canal aux divers points d’une même parabole. Réciproquement
chaque parabole apparue sur cette plaque détermine (au centième près) le rapport
e/m d’une sorte de projectiles.
Sans parler des molécules singulières qu’on peut mettre ainsi en évidence, et
qui laissent soupçonner, suivant l’expression de Thomson, une chimie nouvelle, on
vérifie par là qu’un même atome peut perdre (ou gagner) plusieurs corpuscules. Les
faisceaux de rayons positifs dus à la vapeur monoatomique du mercure indiquent
par exemple que l’atome du mercure peut perdre jusqu’à 8 corpuscules, sans que
son individualité chimique soit atteinte (puisqu’il n’apparait pas de nouveau corps
simple à la faveur des décharges électriques).
Il est bien remarquable que jamais on n’ait pu isoler des électrons positifs :
toute ionisation divise l’atome, d’une part, en 1 ou plusieurs corpuscules négatifs,
de masse insignifiante, et d’autre part en un ion positif relativement très lourd,
formé du reste de l’atome.
L’atome n’est donc pas insécable, au sens strict du mot, et peut-être consiste
en une sorte de soleil positif, dans lequel réside l’individualité chimique, et autour
duquel s’agitent une nuée de planètes négatives, de même sorte pour tous les
atomes. En raison des attractions électriques sans cesse croissantes, il sera de plus
en plus difficile d’arracher l’une après l’autre ces planètes.
7.1.8 Magnétons
Ce modèle grossier nous fait songer que des rotations de corpuscules, équivalant
à des courants circulaires, existent probablement dans l’atome. Or un courant
circulaire (solénoı̈des) a les propriétés d’un aimant. Nous retrouvons l’hypothèse
qui explique l’aimantation en assimilant à de petits aimants les molécules d’un
22. On s’explique en même temps que les rayons positifs, laissant sur leur trajets des molécules
ionisées, rendent conducteur le gaz raréfié qu’ils traversent.
150 CHAPITRE 7. L’ATOME D’ÉLECTRICITÉ
de centimètre, cent fois plus faible que le diamètre de choc des atomes.
Mais ces aimants seraient périphériques : les mesures d’aimantation montrent
en effet que de faibles changements physiques ou chimiques peuvent changer le
nombre de ceux des magnétons de l’atome qui se disposent dans le même sens.
(Ainsi peut changer la valence.)
Des constituants plus profonds vont nous être révélés.
152 CHAPITRE 7. L’ATOME D’ÉLECTRICITÉ
Chapitre 8
8.1 Transmutations
8.1.1 Radioactivité
La décharge dans les gaz raréfiés nous a fait connaı̂tre trois sortes de radiations
qui ont pour caractères communs d’impressionner les plaques photographiques,
d’exciter des fluorescences variées, et de rendre conducteurs les gaz qu’elles tra-
versent.
Il existe des corps qui, sans excitation extérieure, émettent continuellement
des rayons analogues. Cette découverte capitale a été faite en 1896 par Henri
Becquerel sur les composés de l’uranium et l’uranium métallique lui-même. Les
rayons uraniques ont une intensité faible, mais constante, la même dans la lumière
ou dans l’obscurité, à froid ou à chaud, à midi ou à minuit 1 .
Cette intensité ne dépend que de la masse d’uranium présent, et pas du tout
de son état de combinaison, en sorte que deux corps uranifères différents étalés
en couche très mince (pour éviter l’absorption dans la couche) de façon à contenir
autant d’uranium au centimètre carré, donneront, à surface égale, le même rayonne-
ment. Il s’agit donc d’une propriété atomique : là où se trouvent des atomes d’ura-
nium, de l’énergie est continuellement émise. Pour la première fois, nous sommes
conduits à penser que quelque chose peut se passer à l’intérieur des atomes, que les
atomes ne sont pas immuables (Pierre et Marie Curie). Cette propriété atomique
est ce qu’on nomme la radioactivité 2 .
1. Ce dernier point, établi par Curie, élimine l’hypothèse d’une excitation par un rayonnement
solaire invisible.
2. Ce mot a été introduit par Mme Curie. Il est bien entendu qu’une substance n’est pas
radioactive (pas plus que ne l’est un tube de Crookes) si elle émet des rayons ionisants de
façon seulement temporaire à la faveur par exemple d’une réaction chimique (métaux éclairés,
phosphore en voie d’oxydation, etc.).
153
154 CHAPITRE 8. GENÈSE ET DESTRUCTION D’ATOMES
Il était peu vraisemblable qu’une telle propriété n’existât que pour le seul
uranium. De divers côtés, on commença l’examen systématique des divers corps
simples connus. Schmidt fut le premier à signaler la radioactivité du thorium ou
de ses composés, comparable en intensité à celle de l’uranium. Plus récemment,
grâce au grand perfectionnement des méthodes de mesures, on a pu déceler une
radioactivité certaine, mille fois plis faible environ, pour le potassium et le rubi-
dium. Il est permis de supposer que tous les genres d’atomes sont radioactifs à des
degrés très différents.
Mme Curie eut l’idée d’examiner, en outre des corps déjà purifiés, les minéraux
naturels. Elle vit ainsi que certaines roches (principalement la pechblende) sont
jusqu’à 8 fois plus actives que ne pouvait le faire supposer leur teneur en uranium
ou thorium, et pensa que cela tenait à la présence de traces d’éléments inconnus,
fortement radioactifs. On sait de quelle façon brillante cette belle hypothèse fut
vérifiée, et comment, par dissolution et précipitation fractionnées (où l’on suit à
l’électromètre la purification des produits), Pierre Curie et Marie Curie ont obtenu,
à partir de divers minerais uranifères, des produits sans cesse plus radioactifs,
lumineux par self-fluorescence, et enfin des sels purs d’un nouveau métal alcalino-
terreux, le radium, de poids atomique égal à 226,5 , analogue au baryum par son
spectre et ses propriétés (hors la radioactivité), et au moins un million de fois plus
actif que l’uranium (1898-1902). En cours de route, ils avaient caractérisé sans
l’isoler un autre élément fortement radioactif, chimiquement analogue au bismuth,
le polonium, et peu après M. Debierne avait signalé dans les mêmes minéraux un
élément qui accompagne les terres rares dans les fractionnements, l’actinium.
Avec les préparations très actives qu’on savait dès lors obtenir, il devenait facile
d’analyser le rayonnement ; on y retrouva bientôt, et on put étudier suivant des
procédés semblables, les trois sortes de radiations découvertes dans les tubes de
Crookes, savoir :
Des rayons α ou rayons positifs (Rutherford) décrits par des projectiles chargés
positivement, dont la masse est de l’ordre des masses atomiques, dont la vitesse
peut dépasser 20000 kilomètres par seconde, beaucoup plus pénétrants, par suite,
que les rayons de Goldstein, mais pourtant complètement arrêtés après un parcours
de quelques centimètres dans l’air ;
Des rayons β ou rayons négatifs (Giesel, Meyer et Schweidler, Becquerel) décrits
par des corpuscules dont la vitesse peut dépasser les 9/10 de celle de la lumière,
rayons cathodiques très pénétrants à peine affaiblis de moitié après un parcours
qui dans l’air, est de l’ordre du mètre ;
Des rayons γ non déviables (Villard) extrêmement pénétrants, traversant une
épaisseur de plomb de 1 centimètre sans être affaiblis de moitié, très analogues aux
rayons X dont sans doute ils ne diffèrent pas plus en nature que la lumière bleue
ne diffère de la lumière rouge.
8.1. TRANSMUTATIONS 155
les objets que touche l’émanation, Les atomes de ce dépôt meurent à leur tour, à
raison de 1 sur 2 en une demi-heure à peu près et cela explique la radioactivité
induite d’abord signalée. Et ainsi de suite.
Les vues géniales de Rutherford se sont vérifiées en tout point. On a pu isoler
une émanation du radium, continuellement dégagée par cet élément à raison de 1
dixième de millimètre cube par jour et par gramme. Ce gaz se liquéfie à −65o sous
la pression atmosphérique, et se solidifie à −71o (en donnant un solide lumineux
par lui-même). Il est chimiquement inerte comme l’argon, donc monoatomique
(Rutherford et Soddy) ; sa densité (Ramsay et Gray) ou sa vitesse d’effusion par
une petite ouverture (Debierne) lui assignent alors un poids atomique voisin de
222 ; illuminé par la décharge électrique, il a un spectre de raies qui lui sont parti-
culières (Rutherford). Bref, c’est un élément chimique défini que Ramsay a proposé
d’appeler Niton (brillant). Mais c’est un élément qui se détruit spontanément de
moitié pour chaque durée de 4 jours (plus exactement 3,85 jours). Pour la première
fois, nous constatons qu’un corps simple, et par suite qu’un atome, peut naı̂tre et
mourir.
Il est alors difficile de ne pas penser que le radium se détruit lui aussi pro-
gressivement, et précisément dans la mesure où il engendre du niton, soit à peu
près à raison de un millième de milligramme par jour et par gramme. Bref, on est
bien conduit à penser que toute radioactivité est le signe de la transmutation d’un
atome en un ou plusieurs autres atomes.
Ces transmutations sont discontinues. Nous ne saisissons en effet aucun inter-
médiaire entre le radium et le niton ; nous avons des atomes de radium ou des
atomes de niton et ne pouvons mettre en évidence aucune matière qui ne serait
plus du radium et ne serait pas encore du niton. De même tant qu’on peut déceler
le niton, ce gaz conserve exactement ses propriétés, quel que soit son « âge » et
en particulier continue à disparaı̂tre par moitié pour chaque intervalle de 4 jours.
Les transmutations doivent se faire atome par atome, de façon brusque, explosive,
et c’est précisément pendant ces explosions que jaillissent les rayons. Quand nous
disons que par exemple la radioactivité de l’uranium est une propriété atomique, il
faut bien entendre qu’elle ne nous révèle pas les atomes d’uranium qui subsistent,
mais uniquement ceux qui se brisent (dont le nombre est au reste à chaque instant
proportionnel à la masse d’uranium qui subsiste). C’est dans le seul moment où il
explose que l’atome est radioactif.
8.1.4 Rayons α′
Le poids atomique du radium est sensiblement la somme de ceux du niton et de
l’helium. Dans sa transmutation, l’atome de radium se dédouble donc en donnant
un atome d’hélium et un de niton, par une explosion qui lance au loin l’atome
d’hélium et qui doit forcément lancer, dans le sens inverse, l’atome de niton, avec
une quantité de mouvement égale (phénomène analogue au recul d’un canon). La
vitesse initiale de ce projectile de niton, dès lors aisément calculable, est donc de
quelques centaines de kilomètres par seconde.
Je ne vois pas qu’il y ait lieu d’introduire aucune distinction essentielle entre
les deux projectiles : il faut considérer des rayons lents α′ formés de niton (très
analogues aux rayons de Goldstein) aussi bien que des rayons α formés d’hélium.
Je reviendrai bientôt sur ce point.
3. Peu importe en effet que, à un instant donné, mettons il y a une heure, la séparation ait été
presque complète pour un couple : rien n’en subsiste en général après très peu de temps, le retour
à l’état mélangé étant à chaque instant beaucoup plus probable pour un système partiellement
séparé.
8.1. TRANSMUTATIONS 159
4. Les lecteurs qui désireront plus de détails pourront se reporter au traité de Radioactivité
de Mme Curie (Gauthier-Villars, 1910).
160 CHAPITRE 8. GENÈSE ET DESTRUCTION D’ATOMES
8.1.8 Cosmogonie
Dans tous les cas, ce sont des atomes légers qui sont ainsi obtenus, par désinté-
gration des atomes lourds. Si le phénomène inverse est possible, si les atomes lourds
se régénèrent, ce doit être au centre des astres, où la température et la pression
devenues colossales favorisent la pénétration réciproque des noyaux atomiques en
même temps que l’absorption d’énergie 7 .
Je vois une forte présomption en faveur de cette hypothèse dans la valeur élevée
que les analyses donnent pour la radioactivité moyenne de la croûte terrestre. Si les
atomes radioactifs sont aussi abondants jusqu’au centre, la Terre serait plus de 100
fois plus radioactive qu’il ne suffit pour expliquer la conservation du feu central. On
a supposé alors que ces atomes ne sont présents que dans les couches superficielles.
Cela me paraı̂t déraisonnable, car bien au contraire les atomes radioactifs, très
lourds, doivent s’accumuler énormément au centre. On est donc forcé de croire
à un échauffement très rapide de la Terre si on n’admet pas dans les couches
profondes une formation fortement endothermique d’atomes lourds.
De lentes convections amèneraient des atomes lourds près de la surface où ils se
désintégreraient ; la chaleur alors rayonnée, et l’évaporation de l’astre (rayons po-
sitifs, corpuscules, fines poussières chassées par la lumière et lumière elles-même)
peuvent être longtemps compensées en matière et en énergie par les chutes de
grosses poussières formées dans les espaces interstellaires aux dépens de corpuscules
et d’atomes légers, et formés aussi, j’imagine, aux dépens de la lumière même 8 .
L’Univers parcourant toujours le même cycle immense, pourrait rester statistique-
ment identique à lui-même 9 .
10. Une balle de fusil suffisamment rapide traverserait un homme sans l’endommager.
8.2. DÉNOMBREMENTS D’ATOMES 163
régime constant (c’est-à-dire contenant avec leurs proportions limites les produits
successifs de sa désintégration) on pourrait définir de même 5 sphères concentriques
à pourtour net, de rayons compris entre 3 et 7 centimètres.
On a d’abord pensé que ce fait établissait une différence de nature entre les
rayons α et les rayons positifs des tubes de Crookes dont la vitesse est seulement de
quelques centaines de kilomètres et qui pourtant se propagent en ligne droite sur
plusieurs décimètres de longueur. Mais plusieurs décimètres de longueur dans un
tube de Crookes ne valent pas un centième de millimètre dans l’air ordinaire. Aussi
admet-on maintenant, tout simplement, que le pouvoir pénétrant, fonction de la
vitesse, décroı̂t très rapidement quand la vitesse devient inférieure à la valeur (mal
définie) qu’on nomme critique, en sorte que par exemple un projectile atomique
qui fait moins de 5000 kilomètres par seconde ne peut traverser plus de un quart
de millimètre d’air. Sur cette fin de parcours, au surplus, l’ionisation devient forte
et la diffusion notable, jusqu’à ce qu‘enfin le projectile trop lent n’entame plus les
armures atomiques et rejaillit sur elles comme une molécule ordinaire.
C’est pourquoi j’ai tenu à observer (111) que si une explosion atomique projetait
un atome assez lourd d’espèce banale, nous pourrions ne pas nous en être aperçus.
Il se réaliserait en de pareils cas une transmutation dissimulée. Pour l’ordre de
grandeur des énergies d’explosion jusqu’ici constatées, seuls en effet les atomes
légers peuvent acquérir une vitesse et une énergie assez grandes pour avoir dans
l’air un parcours notable, et par exemple un atome de cuivre n’aurait pu être
décelé.
polonium, et (par une mesure de conductibilité de gaz) avait déterminé les charges
positive et négative +Q et −Q que libèrent, par ionisation des atomes traversés, ces
mêmes rayons quand ils s’arrêtent dans l’air. Il avait ainsi trouvé que les charges
libérées Q valent à peu près 100000 fois (94000 fois) la charge q des projectiles.
Combinant les deux procédés, Regener a déterminé de façon nouvelle les gran-
deurs moléculaires. Il comptait une à une les scintillations produites dans un angle
donné par une préparation donnée de polonium et en déduisait le nombre total
de projectiles α émis en une seconde par cette préparation (en fait 1800). Il trou-
vait d’autre part que, en une seconde, ces projectiles libéraient dans l’air 0,136
unités électrostatiques de chaque signe. Cela faisait donc pour chaque projectile
0, 136
α la charge soit 8 10−10 . Puisque le projectile α porte deux fois la
1800 × 94000
charge élémentaire, cell-ci doit être égale à 4 10−10, ce qui est en bon accord avec
les autres déterminations.
Le dénombrement se fait avec une précision plutôt meilleure que celle des scin-
tillations, et l]es nombres obtenus par les deux méthodes sont égaux. Rapportait
ces nombres au gramme de radium, Rutherford trouve que 1 gramme de radium en
état de régime constant (avec ses produits de désintégration) émet par seconde 136
milliards d’atomes d’hélium, ce qui fait pour le radium seul 34 milliards (3, 4 1010)
de projectiles.
Sans passer par l’intermédiaire utilisé par Regener, Rutherford et Geiger firent
alors tomber dans un cylindre de Faraday les projectiles α en nombre n désormais
connu qui émanaient d’une couche mince radioactive (les projectiles négatifs β, bien
plus facilement déviables par l’aimant, étant écartés par un champ magnétique
intense). Le quotient q/n de la charge positive q entrée dans le cylindre par le
nombre n de projectiles donna pour ce projectile la charge 9, 3 10−10, ce qui fait
pour la charge élémentaire 4, 65 10−10 et pour le nombre d’Avogadro
62 1022
cela fait pour le radium pur seul 39 millimètres cubes. Comme il projette par se-
conde 34 milliards d’atomes d’hélium, cela fait dans ce volume, 34 × 86400 × 365
milliards de molécules. Le nombre N de molécules monoatomiques d’hélium qui oc-
cuperaient 22400 centimètres cubes, donc formeraient une molécule-gramme, est
donc
34 × 86400 × 365 × 22400 9
10 soit 62 1022
0, 039
Mme Curie et M. Debierne ont fait depuis une détermination semblable sur
l’hélium dégagé par le polonium 15 .
Le dénombrement des projectiles a été fait, comme dans la série de Ruther-
ford et Geiger, d’après les scintillations et d’après les impulsions électrométriques.
Celles-ci, largement espacées (1 par minute) afin de ne pas empiéter les unes sur les
autres, ont été enregistrées sur un ruban où chacune se marque par une dentelure
d’un trait continu , dentelures que l’on compte à loisir comme on le comprend par
la figure ci-dessous 16 .
Figure 8.1 –
Le volume d’hélium dégagé a été de 0,58 mm3 . Cette première série donne pour
N la valeur
65 1022
en accord remarquable avec les valeurs déjà obtenues.
On a tous les éléments du calcul dans le cas du radium, pour lequel nous
connaissons l’atome-gramme 226gr , 5 et le débit 3, 4 1010 en projectiles α par gramme.
Cet atome-gramme émet donc par seconde 226, 5 × 3, 4 1010 projectiles α. Nous sa-
vons d’autre part (110) que sur N atomes de radium, il en disparaı̂t N ×1, 09 10−11,
et cela donne N par l’équation
N = 71 1022
169
170 CHAPITRE 8. GENÈSE ET DESTRUCTION D’ATOMES
obtenir 12 équations où ne figurent plus que des réalités sensibles, qui expriment des
connexions profondes entre des phénomènes de prime abord aussi complètement
indépendants que la viscosité des gaz, le mouvement brownien, le bleu du ciel, le
spectre du corps noir ou la radioactivité.
Par exemple, en éliminant les éléments moléculaires entre l’équation du rayon-
nement noir et 1’équation de la diffusion par mouvement brownien, on trouvera
tout de suite une relation qui permet de prévoir la vitesse de diffusion de sphérules
de 1 micron dans de l’eau à la température ordinaire, si l’on a mesuré l’intensité
de la lumière jaune dans le rayonnement issu de la bouche d’un four où se trouve
du fer en fusion. En sorte que le physicien qui observe le four sera par là en état de
relever une erreur dans les pointés microscopiques de celui qui observe l’émulsion !
Et ceci sans qu’il soit besoin de parler de molécules.
Mais, sous prétexte de rigueur, nous n’aurons pas la maladresse d’éviter l’in-
tervention des éléments moléculaires dans l’énoncé des lois que nous n’aurions pas
obtenues sans leur aide. Ce ne serait pas arracher un tuteur devenu inutile à une
plante vivace, ce serait couper les racines qui la nourrissent et la font croı̂tre.
∴
La théorie atomique a triomphé. Nombreux encore naguère, ses adversaires
enfin conquis renoncent l’un après l’autre aux défiances qui longtemps furent légi-
times et sans doute utiles. C’est au sujet d’autres idées que se poursuivra désormais
le conflit des instincts de prudence et d’audace dont l’équilibre est nécessaire au
lent progrès de la science humaine.
Mais dans ce triomphe même, nous voyons s’évanouir ce que la théorie primi-
tive avait de définitif et d’absolu. Les atomes ne sont pas ces éléments éternels
et insécables dont l’irréductible simplicité donnait au Possible une borne, et, dans
leur inimaginable petitesse, nous commençons à pressentir un fourmillement pro-
digieux de Mondes nouveaux. Ainsi 1’astronoine découvre, saisi de vertiges au delà
des cieux familiers, au delà de ces gouffres d’ombre que la lumière met des millé-
naires à franchir, de pâles flocons perdus dans l’espace, Voies lactées démesurément
lointaines dont la faible lueur nous révèle encore la palpitation ardente de millions
d’Astres géants. La Nature déploie la même splendeur sans limites dans l’Atome ou
dans 1a Nébuleuse, et tout moyen nouveau de connaissance la montre plus vaste et
diverse, plus féconde, plus imprévue, plus belle, plus riche d’insondable Immensité.
Table des matières
Préface i
171
172 TABLE DES MATIÈRES
2 L’agitation moléculaire 43
2.1 Vitesse des molécules . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 43
2.1.1 Agitation moléculaire en régime permanent . . . . . . . . . . 43
2.1.2 Calcul des vitesse moléculaires . . . . . . . . . . . . . . . . . 45
2.1.3 Température absolue (proportionnelle à l’énergie moléculaire) 47
2.1.4 Justification de l’hypothèse d’Avogadro . . . . . . . . . . . . 48
2.1.5 Effusion par les petites ouvertures . . . . . . . . . . . . . . . 49
2.1.6 Largeur des raies spectrale . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 50
2.2 Rotation ou vibration des molécules . . . . . . . . . . . . . . . . . . 52
2.2.1 Chaleur spécifique des gaz . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 52
2.2.2 Gaz monoatomiques . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 52
2.2.3 Une grave difficulté . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 54
2.2.4 Énergie de rotation des molécules polyatomiques . . . . . . . 54
2.2.5 L’énergie interne des molécules ne peut varier que par des
bonds discontinus . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 56
2.2.6 Molécules sans cesse en état de choc - Chaleur spécifique des
corps solides . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 57
2.2.7 Gaz aux très basses températures - Même l’énergie de rota-
tion varie de façon discontinue . . . . . . . . . . . . . . . . . 58
2.3 Libre parcours moléculaire . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 59
2.3.1 Viscosité des gaz . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 59
2.3.2 Le diamètre moléculaire, tel que le définissent les chocs . . . 61
2.3.3 Équations de Van der Waals . . . . . . . . . . . . . . . . . . 63
2.3.4 Grandeurs moléculaires . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 64
TABLE DES MATIÈRES 173
Conclusion 169
La convergence des déterminations . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 169