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Normand Claudine. Langue/parole : constitution et enjeu d'une opposition. In: Langages, 12e année, n°49, 1978. pp. 66-90.
doi : 10.3406/lgge.1978.1922
http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/lgge_0458-726X_1978_num_12_49_1922
Cl. Normand
LANGUE/PAROLE : CONSTITUTION
ET ENJEU D'UNE OPPOSITION
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enjeu théorique fondamental toujours actuel, celui qui se formule dans
la question de l'objet même de la linguistique. C'est à partir de là que
pourraient s'expliciter le pourquoi et le comment des lectures du CLG.
A travers langue/parole donc et un certain nombre d'autres « distinc
tionspremières », ce qui est en question c'est l'objet :
— Objet de la linguistique par rapport aux objets des autres sciences ;
il s'agit de définir son champ et les moyens d'y opérer (le point de vue de
départ et les concepts).
— Objet dans le sens d'objectif, les « tâches de la linguistique », dit Saus
sure, les voies assignées a la recherche et corrélativement les impasses,
les faux-problèmes (dont on ne se débarrasse pas par décision administ
rative— cf. le problème de l'origine) ; faire la part donc ce qui est un
acquis et de ce qui n'est que piétinement, reformuler autrement les vieux
problèmes (celui de l'analogie par exemple) et surtout en poser de nouveaux.
— Objet, plus fondamentalement, dans le sens de : qu'est-ce que le donné
linguistique ? Comment appréhender scientifiquement ce dont chacun
croit pouvoir parler comme d'un observable immédiat, alors qu'il s'agit
de le construire (cf. infra, p. 79 « II n'y a donc aucun rudiment de fait
linguistique hors du point de vue défini qui préside aux distinctions ») ?
— Objet enfin (et peut-être à cause de tout le reste) au sens freudien de
ce qui est investi et sur quoi la mise peut être si forte que le « sujet » a
partie liée avec lui ; d'où les passions, les éclats, les refus, les rancunes...
(cf. le ton passionné de certains comptes rendus comme un écho à l'expres
sion saussurienne « la langue est Tunique objet », p. 39).
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La revendication dont nous trouvons ici l'écho, générale en cette fin
du xixe siècle, est celle de la nécessité d'une théorie linguistique générale
qui viendrait systématiser les résultats de la linguistique historique et du
comparatisme, en même temps qu'elle permettrait de comprendre enfin
les principes généraux du langage. S'agira-t-il d'une généralisation des
résultats accumulés (la masse des « faits » décrits par le comparatisme)
ou d'une conceptualisation nouvelle remettant en cause les fondements
mêmes de la linguistique précédente et contemporaine ? Sur ce point
théorique essentiel, les textes ont des positions variées et souvent confuses *.
Sur un point, cependant, l'accord semble fait chez les prédécesseurs imméd
iats de Saussure : la linguistique générale ne peut être qu'une science
historique et non une science naturelle, sans que soit clairement distingué
ce qui dans l'élaboration théorique reviendra à l'histoire, traditionnelle,
et ce qui reviendra à la sociologie, nouvelle. Le terme courant qui permet
d'esquiver la difficulté est l'adjectif socio-historique (les signes sont pris
dans un mouvement socio-historique, la langue est un produit socio-
historique...). L'effet de glissement est manifeste dans la constitution de
langue/parole, avec des aspects à la fois positifs et négatifs. Sans entreprendre
de démêler ici cette intrication de l'histoire et de la sociologie qui sert de
référence théorique à la linguistique, je propose de résumer ainsi la situation
de la fin du xixe siècle, début xxe : la référence au point de vue (socio-)
historique permet de reformuler (sans les abandonner encore) certains
problèmes traditionnels dans des termes qui débloquent partiellement la
recherche ; ainsi pour le problème de l'origine du langage : abandon de la
spéculation généalogique en termes d'organisme et de lois de la nature,
au profit de la définition par la convention-institution. On met alors l'accent
sur le caractère social du langage et le problème de l'origine est assimilé
à celui de l'acquisition de la langue par l'individu (cf. en particulier Whit
ney, 1875).
D'autre part, à travers les métaphores de l'héritage, du contrat, du
lien collectif..., la langue convention, institution, apparaît comme un réseau
de contraintes extérieures à l'individu, ce qui semble une étape importante
dans la voie de la formulation saussurienne de la langue-système 6. Mais
en même temps, la conception dominante de l'histoire étant celle d'événe
mentscontingents, de faits particuliers qu'on ne peut systématiser en lois,
la définition de l'objet et de la méthode de la linguistique comme science
historique reste très confuse. On peut même avancer que le recours à
l'histoire marque un renforcement du subjectivisme par rapport à l'époque
où la linguistique recherchait des lois générales puisque naturelles. La
réflexion linguistique s'embarrasse constamment dans cette impasse de
l'individuel et du général, de la diversité observée et de l'unité postulée.
J'en donnerai pour exemple cet extrait du Langage de J. Vendryes qui a
le mérite d'éclairer quelques incohérences de la pensée linguistique alors
dominante e.
« Mais lorsqu'on entreprend de faire une théorie générale du lan
gage, il faut se garder d'un double danger (...) le langage est à la fois
un et multiple ; il est le même chez tous les peuples et pourtant il se
diversifie à l'infini dans tous les êtres qui parlent. Il est manifeste
que deux individus ne parlent jamais exactement de la même façon.
Pour le phonéticien qui ne peut observer le langage que dans les
particularités individuelles, le langage est limité à l'individu. Et ce
n'est pas le moindre défaut de la phonétique descriptive que
de restreindre la linguistique à l'étude des faits individuels. (...) Bien
qu'il soit inexact de croire que les innovations linguistiques partent
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d'un individu, il n'en est pas moins vrai que chaque individu introduit
dans le langage une certaine part d'innovation qui lui est propre.
// n'est donc pas si faux de prétendre qu'il y a autant de langages dif
férents que d'individus. Mais il n'est pas faux de prétendre non plus
qu'il n'existe qu'un langage humain, identique en son fond sous toutes
les latitudes. C'est bien l'idée qui se manifeste dans les tentatives
de linguistique générale. On essaie de formuler les principes qui s'appl
iquent à toute sorte de langage. (...) Une théorie générale du langage
se heurte donc dès d'abord à cette difficulté que le linguiste ne sait quelle
limite fixer à son étude et qu'il reste ballotté de la considération de l'individu
à celle de l'espèce entière. »
« (...) Par sa phonétique et par sa morphologie, une langue a une
existence propre, indépendante des dispositions psychiques du sujet
parlant. La langue s'impose à ce dernier comme un organisme tout
préparé, comme un outil qu'on lui met en main. Il s'en sert pour des
fins variées (...) Mais c'est toujours le même instrument, et le rôle du
linguiste est justement d'étudier ce que cet instrument possède d'essent
iel et de permanent. »
Vendryes, écho non sélectif de toutes sortes de thèmes, aussi bien
de la conception qui semblait pourtant à peu près enterrée par Whitney
de la langue-organisme, que du lieu commun du langage-instrument,
écho aussi de l'apport récent de la sociologie soucieuse de définir un objet
autre qu'événementiel et contingent, nous semble bien représentatif de
cette pensée aussi ambitieuse qu'embarrassée qui fut le point de départ
obligé de toute la réflexion saussurienne.
On dit et on répète que la distinction langue/parole serait la répercus
sion ou la traduction en linguistique d'un débat interne à la sociologie qui
aurait opposé Durkheim, définissant le fait social comme coercitif, à
Tarde, le définissant par l'imitation 7. Comme le remarque Mounin (p. 38)
Saussure ne fait pas allusion à ce débat. Ce qui semble sûr, en tout cas,
c'est que cette distinction n'est jamais faite clairement avant lui (même
si on peut lui trouver nombre de précurseurs). D'une façon générale, comme
on a pu le voir dans le texte de Vendryes, les textes confondent langage,
langue, parole.
Même quand il semble y avoir une distinction (le langage comme
faculté générale, les langues comme réalisations particulières, la parole
comme un langage parmi d'autres), elle ne s'intègre pas dans un ensemble
conceptuel cohérent, ce à quoi se marque la fonction nouvelle, théorique,
de mots par ailleurs déjà employés.
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Point de départ : langage/langue
8. Cf. Vendryes, supra : « Une théorie générale du langage se heurte donc dès
l'abord à cette difficulté que le linguiste (...) reste ballotté de la considération de l'individu
à celle de l'espèce entière. Toutefois, cette difficulté s'atténue aussitôt que l'on essaie
de se représenter le langage non plus comme une abstraction, mais comme une réalité.
Le langage, étant un moyen d'action, a une destination pratique ; il faut donc, pour bien
le comprendre, étudier les rapports qui l'unissent à l'ensemble de l'activité humaine,
à la vie » (p. 275) ; ou la pseudo-solution par le recours au mot magique la vie.
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Où on voit bien qu'à ce moment là le débat est tranché entre les par
tisans de la linguistique « science naturelle » et ceux de la linguistique
« science historique ». pébat dépassé, problème dépassé, « peu importe ».
Ainsi se trouve congédié un vieux problème, celui de l'origine du langage •.
Mais déjà a été abordé le deuxième point de la définition, la langue
comme système de signes. Cette deuxième désignation se trouve juxtaposée
à la première (la langue = institution) sans que soit marquée la moindre
différence, alors qu'on peut y voir le passage du point de vue sociologique
contemporain (et dominant) à un point de vue nouveau, sémiologique.
Au moment même où Saussure semble le plus conventionnaliste (forme
d'intervention de la sociologie en linguistique), il introduit des termes
qui n'ont plus rien à voir avec le conventionnalisme, il amorce sa définition
de la langue comme jeu formel de différences (système de valeurs).
On retrouve dans toute la suite la même superposition (enchevêtre
ment) de termes sociologiques (plus ou moins mêlés de psychologie sociale,
discipline de pointe 10), qui relèvent de ce que j'appellerai la grille théorique
des linguistes de l'époque, et de termes semiologiques plus ou moins cohé
rents avec les premiers, définissant de fait un autre terrain, élaborant une
nouvelle conceptualisation. On peut s'attendre à ce que dans la dualité
de ce discours les éditeurs aient plutôt mis l'accent sur ce qui relevait
de leur propre grille théorique, au détriment de la nouveauté sémiologique.
A l'insu souvent des protagonistes, l'affrontement de l'ancien et du nou
veau, dans la théorie, se produit généralement masqué.
9. On peut faire le même constat sur l'état historique de la question, dans Ven-
dryes : « Ce qui a contribué à aiguiller les esprits vers la recherche des formes primi
tives du langage, c'est la comparaison qu'on établissait entre la linguistique et les
sciences naturelles, géologie, botanique, ou zoologie. Cette comparaison inexacte a
rendu de mauvais services. Si l'on voulait trouver au langage quelque analogie, c'est
plutôt dans l'histoire sociale qu'il faudrait chercher. Michel Bréal était porté à compar
er la conjugaison indo-européenne à « ces grandes institutions politiques ou judiciaires
— les parlements ou le conseil du roi — qui, nées d'un besoin primordial, ont vu peu
à peu se diversifier et s'étendre leurs attributions (...). Cette comparaison peut s'appli
quer au langage en général car le langage est une institution » (p. 20). A noter chez
Vendryes la difficulté à renoncer à cette question de l'origine ; cette conclusion caté
gorique termine un chapitre sur « l'origine du langage » qui, se voulant entièrement
critique — « le problème de l'origine du langage n'est pas un problème d'ordre linguis
tique» — continue à manier implicitement les hypothèses, mais cette fois dans un mode
de pensée sociologisant : « le langage résulte du contact de plusieurs êtres possédant des
organes des sens et utilisant pour leurs relations les moyens que la nature met à leur
disposition : le geste, si la parole leur manque, le regard, si le geste n'y suffit pas » (sic).
(...) Le langage, qui est le fait social par excellence, résulte des contacts sociaux >
(p. 13) (souligné par nous).
10. Les relations de la linguistique pré-saussurienne et de la psychologie sociale
sont probablement à distinguer plus précisément de celles qui s'établissent avec la
sociologie. D faudrait en particulier étudier l'influence de Wxjndt (cf. bibliographie).
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Sans entrer dans le détail, on peut repérer quelques points importants
dans cette définition de l'opération linguistique, prise dans les termes d'une
psychologie assez triviale.
La confusion de ce passage tient, pour l'essentiel, au fait qu'il s'agit
d'un essai d'explication du mode d'existence de la langue chez l'individu
et non de la description du fonctionnement de la langue à un moment
donné de son histoire. Même si ce n'est pas tout à fait explicite, c'est ce que
je conclus de remarques telles que : « Entre tous les individus ainsi reliés
par le langage, il s'établira une sorte de moyenne : tous reproduiront — non
exactement sans doute mais approximativement — les mêmes signes unis
aux mêmes concepts. »
Quelle est l'origine de cette « cristallisation sociale » ?
«(...) C'est par le fonctionnement des facultés réceptive et coor-
dinative que se forment chez les sujets parlants des empreintes qui
arrivent à être sensiblement les mêmes (...) » (pp. 29-30) ll.
On retrouve ici une tentative, dont les exemples abondent chez les
linguistes contemporains, « d'expliquer » ce qui se passe et ce qui a pu se
passer (problème de l'acquisition) à partir de soi-disant observations
relevant généralement de considérations « psychologiques » banales. Cet
essai d'explication psycho-sociologique est à rattacher évidemment à la
psychologie contemporaine, en particulier à une théorie de la mémoire
(mémoire n'est d'ailleurs pas mentionné explicitement ici). A cette référence
renvoient des termes tels que « empreintes », « somme des images verbales »,
« produit que l'individu enregistre passivement », la fameuse métaphore
du « trésor déposé par la pratique de la parole » ainsi que celle du « dic
tionnaire » :
« La langue existe dans la collectivité sous la forme d'une somme
d'empreintes déposées dans chaque cerveau, à peu près comme un
dictionnaire dont tous les exemplaires, identiques, seraient répartis
entre les individus » (p. 37).
11. Souligné par nous, comme toutes les autres citations tirées du Coura lui-même
et non des Sources manuscrites.
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La langue objet abstrait
on peut remarquer que les termes trésor et système, loin d'être synonymes
(l'un explicitant l'autre peut-être), seraient plutôt contradictoires, et leur
enchaînement peu cohérent. D'un côté un terme qui renvoie à une position
empiriste sur la mémoire (la langue comme dictionnaire de mots), de l'autre
un terme qui désigne une hypothèse sur le fonctionnement linguistique
vu comme celui d'un système grammatical abstrait. Je tire « abstrait » de
virtuellement, i. e. ce système, on ne peut le voir directement, immédiate
ment, il faut en faire l'hypothèse, le poser comme existant d'une certaine
façon, autrement que dans les actes concrets de parole (virtuellement,
parfaitement, ou les difficultés de penser l'abstraction) la.
Ce qui compte c'est qu'il faut poser ce mécanisme, ce système, pour
comprendre les réalisations de la parole qui, elles, sont observables. Saus
sure ne pouvait parler positivement d'abstraction, au sens de construction
du donné ; c'était aller contre toute l'idéologie scientifique de l'époque,
idéologie du fait contre la théorie. Il semble clair pourtant que ce qu'il
définit ici c'est la langue comme objet abstrait, non immédiatement obser
vable, à aborder en termes de système, de grammaire, i. e. de rapports,
de valeurs, de différences, c'est-à-dire un objet construit par les linguistes
qui ne peut avoir le même mode d'existence que l'objet réel.
Proposition à confirmer par le renvoi à deux autres passages célèbres :
« Rapports syntagmatiques et rapports associatifs » (p. 170), et l'« ana
logie » (p. 221).
On trouve dans le premier, de façon plus suggestive que définitivement
claire, la théorie d'un lien indissoluble (et indispensable « à la vie de la
langue ») entre les réalisations de « la chaîne de la parole » — présence
du syntagme dans son support concret Г« étendue » — et cette étrange et
nécessaire absence d'une « série mnémonique virtuelle », « coordination
d'une tout autre espèce », mais « partie de ce trésor intérieur qui constitue
la langue pour chaque individu ». Ici encore, mélange de termes relevant
d'une théorie hésitante de la mémoire (de Г« association mentale »), et de
termes nouveaux pour définir le fonctionnement de la langue : sur les
deux axes inséparables du syntagme et de l'associatif, i. e. l'axe du dit,
du réalisé, de l'observable, et celui du non-dit, du virtuel mais essentiel,
indispensable puisque tout terme linguistique se trouve toujours à l'inter
section des deux axes.
A remarquer le souci dans tout ce chapitre de définir une sorte
d'activité propre de la langue qui associe, classe, combine, la réparti
tion des rôles entre elle et la parole présentant une confusion révéla-
12. Cf. de Mauko : « Cette forme est abstraite du point de vue du concret per
ceptible mais Saussure a du mal à la dire telle après un siècle et demi d'exaltation
du concret » (p. 421). Cf. p. 426 les remarques sur « l'arrière-plan de l'épistémologie
kantienne, idéaliste, positiviste » où l'abstraction est le négatif, ne peut avoir « la
force du fait », et sur Saussure qui reste « englué dans une terminologie et une epis
temologie dans lesquelles abstrait ne signifie que « marginal » (Peirce), irréel, faux »...
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trice des difficultés qui tiennent au terrain traditionnel de la liberté-
activité 13.
Les chapitres sur l'analogie (chap. IV et V, IIIe partie) sont encore
plus significatifs. On y voit Saussure passer, sans l'abandonner d'ailleurs,
du point de vue de la linguistique historique (l'analogie comme principe
d'explication des innovations linguistiques introduites par « un premier
sujet (qui) l'improvise », « créations de la parole » que la langue retient ou
non) à une conception de l'analogie comme principe du fonctionnement
même de la langue, à tout moment saisissable dans le jeu du mécanisme
linguistique (condition indispensable d'ailleurs pour que l'innovation
individuelle puisse se produire).
Si la création est « l'œuvre occasionnelle d'un sujet isolé, donc appart
ientà la parole, l'analogie nous apprend une fois de plus à séparer la langue
de la parole ; elle nous montre la seconde dépendant de la première et nous
fait toucher du doigt le jeu du mécanisme, tel qu'il est décrit p. 179. Toute
création doit être précédée d'une comparaison inconsciente des matériaux
déposés dans le trésor de la langue, où les formes génératrices sont rangées
selon leurs rapports syntagmatiques et associatifs. Ainsi toute une partie
du phénomène s'accomplit avant qu'on voie apparaître la forme nouvelle.
L'activité continuelle du langage décomposant les unités qui lui sont données
contient en soi non seulement toutes les possibilités d'un parler conforme
à l'usage, mais aussi toutes celles des formations analogiques » ...
L'analogie donc est vue comme phénomène de langue, réparable en
synchronie, « une manifestation de l'activité générale qui distingue les
unités pour les utiliser ensuite. Voilà pourquoi nous disons qu'elle est tout
entière grammaticale et synchronique » (p. 227). Ou comment on déplace
et reformule un vieux problème (l'analogie, principe d'explication des
changements), comment on passe du terrain contemporain (considérations
obligées sur l'analogie comme une des causes du changement linguistique),
à un autre terrain de préoccupations (description du système, du méca
nisme linguistique).
13. «(...) dans le discours, les mots contractent entre eux (...) des rapports fondés
sur le caractère linéaire de la langue (...); en dehors du discours, les mots offrant quelque
chose de commun s'associent dans la mémoire (...). Quand un mot comme tndêcorable
surgit dans la parole, il suppose un type déterminé et celui-ci à son tour n'est possible
que par le souvenir d'un nombre suffisant de mots semblables appartenant à la langue
(...). Mais il faut reconnaître que dans le domaine du syntagme il n'y a pas de limite
tranchée entre le fait de langue, marque de l'usage collectif, et le fait de parole, qui dépend
de la liberté individuelle » (p. 173).
14. О та mère, où. est ma langue ? avait inscrit naguère en occitan, sur le pont
d'Avignon, un locuteur anonyme mais certes non privé de parole.
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Il faut séparer la langue de la parole comme 1) ce qui est social de
ce qui est individuel ; 2) ce qui est essentiel de ce qui est accessoire et plus
ou moins accidentel » :
— la langue est « le produit que l'individu enregistre passivement », « la
parole est au contraire un acte individuel de volonté et d'intelligence » ;
— la langue est « la partie sociale du langage extérieure à l'individu qui
à lui seul ne peut ni la créer ni la modifier » ;
— la langue est le résultat d'un « contrat passé entre les membres de la
communauté (...) l'individu a besoin d'un apprentissage pour en connaître
le jeu » ;
— (...) « un homme privé de l'usage de la parole conserve la langue pourvu
qu'il comprenne les signes (...) ».
Pour toutes ces raisons, donc, « la langue, distincte de la parole, est
un objet qu'on peut étudier séparément » (p. 31).
Elle est « de nature homogène : c'est un système de signes », et enfin
elle est « concrète » aussi bien que la parole parce que « les associations
ratifiées par le consentement collectif et dont l'ensemble constitue la
langue sont des réalités qui ont leur siège dans le cerveau » (p. 32).
La nouveauté théorique
15. A remarquer que, chez Saussure, le critère du linguistique n'est jamais fonc-
tionnaliste. Sans récuser la définition d'une langue comme instrument de communicat
ion, ce n'est jamais sur cet aspect qu'il met l'accent, même quand il parle de contrat
et de conventions ; ce qui l'intéresse, c'est le jeu signifiant des différences.
16. Cf. Lewis Carroll, De l'autre côté du miroir, Ed. Marabout, p. 246.
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пег de plus près un jour cette parole — absurde, folle, aléatoire ou obscuré
ment et très précisément déterminée, évidemment individuelle et victime
de ses évidences... — mais la théorie n'en est pas encore là, au moment
où Saussure, abandonnant la parole dès la page 32 du CLG, s'attache
désormais à développer ce qui est pour lui l'objet propre de la linguistique,
la langue comme « institution sémiologique ».
Ce faisant il se rendait, semble-t-il, coupable aussi bien d'une étrange
désinvolture à l'égard du « social » 17 que d'un inquiétant conservatisme
philosophique 18.
Il est sûr que si Saussure intervient de façon décisive contre la « philo
sophie du sujet », ce n'est pas par une attaque frontale, ni même oblique,
de catégories (liberté, conscience, unité...) qu'il ne mettait pas le moins
du monde en question. Mais c'est par l'effet propre et indirect du dévelop
pement de sa théorie concernant la langue que toute une problématique
subjective encore dominante en linguistique se trouve ébranlée.
En ce qui concerne le rapport à la société, la question semble réglée
rapidement et, cette fois, explicitement au niveau du Cours, par les quelques
formules définitives du chapitre V (Introduction) : « Eléments internes et
éléments externes de la linguistique » :
« Notre définition de la langue suppose que nous en écartons
tout ce qui est étranger à son organisme, à son système, en un mot
ce qu'on désigne par le terme de linguistique externe. »
« Nous pensons que l'étude des phénomènes linguistiques externes
est très fructueuse ; mais il est faux de dire que sans eux on ne puisse
connaître l'organisme linguistique interne... »
« (...) il n'est jamais indispensable de connaître les circonstances
au milieu desquelles une langue s'est développée (...). En tout cas
la séparation des deux points de vue s'impose (...).
La langue est un système qui ne connaît que son ordre propre (...)
est linguistique tout ce qui change le système à un degré quelconque »
(pp. 40-43) ".
Toute la suite du texte sur « l'objet de la linguistique » est donc centrée
sur ce troisième point : La langue institution sémiologique, s'opposant par là
aux autres institutions.
« Pour comprendre sa nature spéciale il faut introduire un nouvel
ordre de faits : la langue est un système de signes exprimant des idées
et par là comparable à l'écriture, à l'alphabet des sourds-muets, aux
rites symboliques, aux formes de politesse, aux signaux militaires, etc.
Elle est seulement le plus important de ces systèmes » (p. 33).
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dès lors, que se définit la « tâche du linguiste > : « définir ce qui fait de la
langue un système spécial dans l'ensemble des faits sémiologiques ».
Et pour Saussure ce point de départ est essentiel dans la constitution
de l'objet de la linguistique :
« Si, pour la première fois, nous avons pu assigner à la linguistique
une place parmi les sciences, c'est parce que nous l'avons rattachée à
la sémiologie ».
Cette démarche, ce nouveau point de vue, permettent de se dégager aussi
bien de la vieille notion de langue-nomenclature que de la définition con-
ventionnaliste, prise dans la réduction sociologique contemporaine, qui
s'intéresse à la langue dans ce qui la rattache aux autres institution 80.
Alors
« on passe à côté du but (...) car le signe échappe toujours dans une
certaine mesure à la volonté individuelle et sociale. C'est là son caractère
essentiel, mais celui qui apparaît le moins à première vue » (p. 36).
« (...) pour nous, au contraire, le problème linguistique est avant tout
sémiologique (...) ».
« Si l'on veut découvrir la véritable nature de la langue, il faut
d'abord la prendre dans ce qu'elle a de commun avec les autres systèmes
de signes » (p. 35).
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C'est dans la sociologie que les linguistes « de pointe » avaient pensé
trouver enfin le principe d'unité, d'homogénéité de leur objet, comme cela
apparaît bien dans ce passage de la préface de H. Berr au Langage de
Vendryes.
« Ainsi M. Vendryes souligne particulièrement ce qu'il y a de
contingent dans le langage. Mais il a une connaissance trop complète
de son sujet et un sens trop vif de la réalité, pour ne pas se placer à un
autre point de vue qui s'impose à l'observateur : « II y a autant de
langages différents que d'individus » : pourtant il y a les langues
— langues communes et langues spéciales — et il y a le langage (...).
La linguistique peut donc constater des uniformités, du « général » à
des degrés divers. Ces uniformités, M. Vendryes les considère comme
étant essentiellement l'œuvre de la société. S'il se méfie des théories
et si la part de la généralisation est discrète dans son œuvre, on sent
qu'il fait grand cas de la sociologie (...) et qu'il incline à satisfaire par
le « Social » ce besoin d'explication qui, plus ou moins contenu, se manif
este pourtant chez lui, par endroits. Dans cette préoccupation du Social
il est d'accord, au surplus, avec quelques linguistes — dont l'un est
un maître eminent — qui, sans appartenir positivement à l'école de
Durkheim, ont subi la séduction de cet esprit subtil et puissant »
(p. 13) ».
La nouveauté saussurienne paraît donc ailleurs, dans la définition de la
langue comme institution, ou plutôt système, sémiologique, c'est-à-dire forme,
système formel (opposé à substance) et jeu de valeurs arbitraires (opposé
à nomenclature, ou même organisation d'unités délimitées d'avance).
Le changement essentiel, par rapport à la linguistique sociologisante,
est à situer dans ce point de départ délibérément abstrait : une hypothèse
sur ce qu'est le « donné » linguistique (un jeu de différences) autour de laquelle,
dégagé de l'observation première des « évidences », s'organise tout un
ensemble conceptuel qui désigne pour la linguistique une issue possible à
l'empirisme 24.
Insister, donc, lorsqu'on présente l'opposition langue/parole, d'une part
sur le côté empiriste du discours (référence à une théorie de la mémoire),
d'autre part sur la problématique sociologique (en réduisant langue/parole
à social/individuel), c'est accentuer une seule face de ce double discours et
précisément celle qui ne présente guère de nouveauté. L'effet en est une
réduction, qui permet de considérer le CLG comme dépassé (empirisme et/ou
idéalisme), voire toujours déjà périmé (puisqu'il ignore l'inconscient,
évidemment, et plus gravement encore l'histoire) 26.
23. Le « maître » ainsi désigné est Meillet, comme le confirme une note signalant
qu'« à partir du tome V (1902), M. Meillet a tenu dans l'Année sociologique la rubrique
langage ».
24. A la différence de Saussure, mais à la semblance de tous ses contemporains,
Meillet, par exemple, ne se pose jamais la question du donné linguistique : « le pro
blème de méthode » consiste donc, étant donnés des faits linguistiques, à rechercher
comment on peut reconnaître quels sont ceux des faits qui imposent, pour s'expliquer,
l'hypothèse d'un point de départ identique » (1913, p. 19 [souligné par nous]). Les faits
sont les faits ; le seul problème est de méthode de traitement de ces faits, non de point
de départ théorique.
25. « La cause de cette négation d'une véritable histoire linguistique réside évidem
mentdans la solution de continuité existant entre la société globale et les individus,
dans l'absence d'une notion aussi vague même que celle de groupes sociaux (...). »
Réconciliant dans sa sociologie Durkheim et Tarde, Saussure n'y introduit pas
Marx. « Cette réduction a-t-elle été nécessaire à la constitution de la linguistique ? »
écrivent Marcellesi-Gardin (op. cit., p. 93), opposant à la voie formelle dans laquelle
Saussure engage la linguistique en s'interdisant « une linguistique sociale », « l'ambi
tieuxprogramme » de Meillet qui, en 1906, assignait dans ces termes à la linguistique
la tâche de décrire les relations langue-société : « fi faudra déterminer à quelle structure
sociale répond une structure linguistique donnée et comment (...) les changements de
structure sociale se traduisent par des changements de structure linguistique. » Cf.
supra, dans le même texte de 1906, une expression encore plus claire : « rechercher (...)
les causes sociales des faits linguistiques » (p. 3).
78
C'est ce seul aspect sociologique, réduit, que le structuralisme a retenu
de langue/parole et de l'ensemble conceptuel saussurien, ceci dès le compte
rendu de Meillet (1916, infra) ; réduction favorisée sans doute par la
rédaction même du Cours. Meillet, Bally, Séchehaye ont lu Saussure à
travers les notions et concepts théoriques de leur époque ".
On peut supposer qu'ils ont gardé, ou accentué, ce qui était acceptable
pour eux, l'ont remanié éventuellement, sans souligner à proprement parler
certaines nouveautés radicales.
— Le donné linguistique :
« J/ y a différents genres d'identités. C'est ce qui crée différents ordres
de faits linguistiques. Hors d'une relation quelconque d'identité, un fait
linguistique n'existe pas. Mais la relation d'identité dépend d'un point
de vue variable qu'on décide d'adopter. Il n'y a donc aucun rudiment de
fait linguistique hors du point de vue défini qui préside aux distinctions »
(1891, SM, p. 43).
— La linguistique est une « science historique » mais qui doit se dégager du
subjectivisme :
« tout dans la langue est histoire (...) elle .se compose de faits et non
de lois (...) tout ce qui semble organique dans la langue est en réalité
contingent et complètement accidentel ».
Une science historique représente
« des actes humains réglés par la volonté et l'intelligence et qui
intéressent la collectivité. C'est le cas de la linguistique, pourvu qu'on
distingue des degrés de volonté (consciente et inconsciente) : l'acte
linguistique est le moins réfléchi, le moins prémédité, le plus impersonnel
de tous » (1891, SM, p. 38).
— La langue institution et les limites du conventionnalisme : sur ce sujet,
c'est-à-dire, en somme, son rapport au courant que représente plus parti
culièrement Whitney, beaucoup de remarques (dans le cahier de 1894)
que l'on peut résumer ainsi :
26. Séchehaye semble cependant occuper une place à part ; cf., infra, l'analyse
des comptes rendus.
37. Dans les citations des S. Л/., les italiques sont employés pour toutes les cita
tions textuelles de Saussure.
79
1) Le terme convention-contrat suppose toujours, plus ou moins explicit
ement,un événement originel par lequel s'est établie une relation pour une
communauté donnée. Chez Whitney, ce terme est repris de façon polé-
3) Que faire alors des rapports entre les signes linguistiques et la société ?
Sur ce problème le cahier de notes sur les Niebelungen (1894-1903 environ),
où Saussure rapproche les symboles linguistiques des symboles de la légende,
exprime un point de vue qui s'écarte aussi bien du conventionnalisme de
Whitney que des perspectives de Meillet :
« L'identité d'un symbole ne peut jamais être fixée depuis l'in
stant où il est symbole, c'est-à-dire versé dans la masse sociale qui en
fixe à chaque instant la valeur (...) tout symbole une fois lancé dans la
circulation — or un symbole n'existe que parce qu'il est lancé dans la
circulation — est à l'instant même dans l'incapacité absolue de dire
en quoi consistera son identité à l'instant suivant » (cité par de Mauro,
p. 348).
80
C'est dans l'élaboration d'une théorie sémiologique (théorie de la valeur)
que Saussure se démarque d'un point de vue sociologique simple, sans pour
autant écarter la référence à la société. La langue est un système de signes ;
ces valeurs (c'est-à-dire la relation intérieure au signe et les relations aux
autres signes) et les changements de valeurs dépendent de la société, n'exis
tentque par elle. C'est donc une « institution sémiologique ».
Avec le conventionnalisme on reste dans la perspective de signes donnés
(forme et sens associés dans un contrat), la société intervenant en quelque
sorte sur un sens préexistant, appliquant des formes à des contenus et chan
geant, avec le temps, les formes, les contenus, ou les deux ; Saussure,
en définissant les signes par leur mode d'existence sociale (l'existence même
de^ valeurs implique la société), détruit l'implicite d'un sens déjà là ; en
même temps il sort d'une liaison mécaniste langue-société, changement
social-changement linguistique, pour poser une liaison complexe entre la
masse sociale et les valeurs. Il est vrai qu'il ne s'intéresse pas à la façon dont
s'élabore cette liaison et ne fournit donc aucune notion directement opérat
oireà une linguistique sociale.
Les manuscrits ayant servi de base à la rédaction même du Cours
apportent des indications plus précises sur la lecture à faire de langue/ parole,
lecture sociologique ou lecture sémiologique.
Le premier cours (1906-1907) fait la distinction, mais sans la superpos
er à social/individuel. Les deux entités (langue-parole) sont vues dans la
sphère de l'individu, et ce qui est souligné c'est l'opposition : l'activité
inconsciente involontaire au niveau du « réservoir permanent » qu'est la
langue et l'acte conscient et occasionnel de la parole. D'autre part le premier
cours insiste sur la langue comme système synchronique et de caractère for
mel (indifférence à la matière phonique).
Le deuxième cours (1908-1909) rapproche langue/parole de social/indi
viduel mais avec la précision suivante : la définition de la langue par le
caractère social est une approche extrinsèque, alors que la définition de la
langue comme système de valeurs est une approche intrinsèque. Cette
deuxième démarche est tenue pour essentielle. Le développement, laissant
de côté la parole, porte alors sur le système de la langue, et oppose à la
notion d'unités délimitées d'avance le concept de valeurs, produits du
mécanisme même de la langue qui joue sur les deux axes syntagmatique
et associatif. Tout est dit relever du système, si bien que cette définition
emporte la division traditionnelle en syntaxe, morphologie, lexique...
Le troisième cours (1910-1911) est le plus confus sur ce point : langue/
parole est présentée en termes de : antérieur/postérieur, social/individuel ;
dépôt, enregistrement etc. C'est de là aussi qu'est tirée la remarque sur la
phrase, lieu limite entre langue et parole. Mais l'insistance (quantité et
force des termes) est mise sur les notions de système et de valeurs arbi
traires (développées dans la comparaison du jeu d'échecs qu'on trouve déjà
dans les notes de 1894). Le sens est défini clairement comme valeur, ce qui
est impliqué par la définition même de la langue-système :
« il importe de ne pas prendre le sens, d'abord, autrement que
comme une valeur. Sinon on concevrait la langue comme une nomenc
lature » (SM, p. 90).
Accent sur la valeur donc et non sur le social quand les manuscrits
définissent la langue ; mais avant même la rédaction du Cours la nouveauté
sémiologique semble avoir été absorbée par les thèses sociologiques nouv
elles aussi bien que par l'historicisme encore valide, comme on le voit dans
ce texte de A. Naville (1901) :
« La sociologie est la science des lois de la vie des êtres conscients
— spécialement des hommes — en société (...) M. de Saussure insiste
sur l'importance d'une science très générale qu'il appelle sémiologie
et dont l'objet serait les lois de la création et de la transformation des
signes et de leur sens. La sémiologie est une partie essentielle de la
sociologie. Comme le plus important des systèmes de signes c'est le
81
langage conventionnel des hommes, la science sémiologique la plus
avancée c'est la linguistique ou science des lois de la vie du langage... »
(cité par de Mauro, p. 352).
82
sujet libre, pensé comme l'envers indispensable, le corrélat nécessaire du
système » (M. Pêcheux, op. cit., p. 10) ou encore : « Saussure laisse ainsi
ouverte une porte par où vont s'engouffrer le formalisme et le subjecti-
visme » ".
Je suggère, pour ma part, que le subjectivisme (qui de toutes façons
n'avait pas à réapparaître puisqu'il n'avait pas disparu en linguistique),
s'il n'était certes pas attaqué frontalement par Saussure, se trouvait de
fait et de droit ébranlé, voire définitivement chassé, par le développement
même de la théorie (cf. supra, p. 76).
Qu'en est-il du reproche de formalisme ? Ici la question est plus délicate
et relèverait d'une étude plus générale des liens complexes qui se nouent
entre le terrain philosophique du formalisme-logicisme et la linguistique,
explicitement chez les générativistes, de façon beaucoup moins claire chez
les structuralistes et, déjà, chez Saussure. J'indiquerai seulement quelques
repères et d'abord un éclaircissement terminologique à rappeler :
« On verra seulement dans le formalisme — qu'il y a intérêt à
distinguer clairement de la formalisation par-delà les fréquentes oscilla
tionsde la terminologie — une philosophie parmi d'autres positions
philosophiques affrontées en fonction du développement de la formali
sationscientifique » 3*.
83
Où l'on voit que le projet d'appréhension formelle de la langue — méca
nisme, jeu de conventions, système arbitraire — ne prétend que s'opposer à
la nostalgie, encore yivace peut-être, d'une prise en compte de déterminations
originelles et mythiques. La revendication d'un « vidage » des signes est à
rattacher à la nécessité de liquider une philosophie substantialiste, le
mirage formaliste saussurien à voir dans cette fonction historique. Les pro
blèmes de la constitution d'une linguistique « scientifique » au début du
siècle et ceux de la sémantique actuelle (tels que Pêcheux les explicite)
ne peuvent avoir le même rapport au formalisme. Ce qui fut moteur peut
devenir frein.
Nous voyons d'ailleurs, par ce texte de Vendryes, que le projet saus
surien prend place dans une théorisation existante : celle plus ou moins
systématique du conventionnalisme ici évoqué ; avec, chez Saussure, le
passage non négligeable de la métaphore du mot-monnaie, valeur fiduciaire,
a celle plus féconde et plus autonome du signe-valeur-différence (la méta
phore du jeu d'échecs), qui permet de dégager explicitement le point de vue
sémiologique du point de vue de la communication (le langage comme simple
instrument d'échange 3*.
Pour dégager la linguistique du factualisme des recherches compara-
tistes-historiques, explicitement, de la philosophie du langage (liée à une
philosophie du sujet) implicitement, Saussure a proposé la voie formelle du
sémiologique. La constitution de l'opposition langue/parole, dans la mesure
où elle est étroitement liée à la théorie de la valeur, marque cette ouverture.
Une question se pose alors : a-t-il ainsi fondé la linguistique comme science,
ou plutôt ne l' a-t-il pas, dès le départ, perdue dans la sémiologie ? langue/
parole, opposition fondatrice de la sémiologie, donc, et non de la linguis
tique" ?
De quelques commentaires
84
A travers les figures diverses qui se dessinent dans ces commentaires,
il semble légitime de retrouver quelques repères indicatifs du front théo
rique dans lequel tous quatre se situent plus ou moins explicitement, à des
places différentes. On peut préciser par la la nature des obstacles rencontrés
par le discours saussurien dans sa nouveauté.
Qu'il y ait des enjeux, chacun le sent peu ou prou :
« Nul n'attendra une critique objective de ce livre et nul ne saurait
se satisfaire d'un simple inventaire — je ne prétends pas parler au
nom de qui que ce soit, mais seulement comme un homme parmi
d'autres, prenant appui sur mes propres vues, telles que je les ai depuis
longtemps exprimées sous maints rapports, je m'efforcerai de repérer
par rapport à elles les vues propres de Saussure ». 38.
Ainsi commence Schuchardt, qui voit dans le CL G une sorte de « pro
fession de foi » intercalée dans des « travaux spécialisés ». Et Jespersen :
« Quand un grand savant du rare mérite de F. de Saussure importe dans
sa science une distinction nouvelle et à laquelle il attache une grande import
ance, les lecteurs ont le droit d'exiger du maître une précision de langage
telle qu'on puisse voir ce qui doit être interprété littéralement et ce qui n'a
qu'une valeur figurative ».
Dans ces commentaires, deux groupes en quelque sorte : d'un côté
Meillet et Jespersen dont les certitudes tranquilles ne sont guère ébranl
ées par le Cours (malgré cet éclat final qui jette un doute sur la sérénité
de Jespersen) ; de l'autre Schuchardt et Séchehaye, également sensibles
à une certaine fascination théorique à laquelle ils répondent de façons diamé
tralement opposées.
Par ailleurs chacun occupe une place particulière, aussi bien à l'égard
du maître que dans les courants qui traversent et composent la recherche
linguistique contemporaine. Meillet, le soutien fidèle, pense comprendre et
évaluer la nouveauté ; pour l'essentiel, sans doute, il l'élude en la rabattant
sur la sociologie, ce qui l'intéresse. Jespersen, le plus éloigné, l'étranger comp
let : il « révère les autres travaux » de Saussure mais reste tout à fait exté
rieur à « cette conception de la vie linguistique ». Sous la bannière d'un subjec-
tivisme indéracinable il représente la linguistique historique dans sa tradi
tion positive (celle des « faits »), se méfiant autant des « constructions fan
tastiques » de Schleicher ou de M. Můller, que des vues générales de la
psychologie et de la sociologie.
Schuchardt, l'opposant passionné, le seul qui explicite et argumente
de façon cohérente ses refus au nom de l'unité et de la complexité du réel.
« Avant d'en venir aux griefs particuliers que suscite en moi le
système de Saussure, il me fallait mettre en avant le grief général
que je nourris contre les systèmes qui procèdent par division et font
violence aux choses ».
38. Texte souligné par nous comme tous les textes qui suivent, sauf mention explic
ite.
85
réticences, mais plus claires 39, chez Jespersen et Schuchardt qui refusent
l'opposition, comme chez Meillet qui la met en avant et la justifie.
Dès 1916 est retenu donc ce que la tradition transmettra : la réduction
sociologique (langue/parole ramenée à social/individuel). Meillet, énumé-
rant sans établir de lien cette « série de vues » qu'offre le Cours en lieu et
place d'un « exposé » complet, bien « équilibré », signale tout de suite la
distinction :
« La parole c'est ce que l'on peut observer directement ; c'est ce
qui est émis ou entendu ; c'est toujours un fait individuel, qui se produit
à un moment donné. La langue ne peut être connue qu'à travers la
parole et elle ne se transmet que par la parole. Mais elle est la réalité
la plus importante ; elle est indépendante de l'individu parce qu'elle est
chose sociale. Cette distinction de la langue et de la parole est essentielle
et l'on devra s'en pénétrer » 40.
S'il est fait allusion, à propos de la parole, au fait qu'elle est observable
directement, donc le seul donné à proprement parler, cette remarque n'a pas
de symétrique concernant la langue, structure abstraite organisant le donné
de la parole. Autrement dit, l'expression saussurienne « système grammatical
existant virtuellement... » est oubliée ou considérée comme redondante. En
revanche l'expression confuse du Cours — d'un côté la réalité la plus import
ante (principale, la langue), de l'autre une réalité secondaire (la parole),
est rappelée ici, masquant la nouveauté théorique : il ne s'agit pas de deux
réalités différentes mais de deux points de vue sur la même réalité.
Même lecture chez Jespersen :
« C'est pour cette raison aussi [éviter le reproche de méconnaître
le point de vue social] que je me suis opposé à la théorie de langue et
parole (...) Pour Saussure la parole et la langue sont deux choses absolu
mentdistinctes : la parole est individuelle, et la langue est sociale ;
la parole est une activité, « un acte individuel de volonté et d'intell
igence » dont l'individu est toujours le maître. La langue, au contraire,
est une institution sociale sur laquelle l'individu n'a pas d'influence ;
elle est extérieure à l'individu ; il faut qu'il la prenne telle qu'il la trouve,
sans pouvoir la changer à volonté. La langue peut être comprise dans
un dictionnaire et une grammaire, ce qui n'est pas possible pour la
parole. La science linguistique a pour objet la langue, tandis que la
parole est pour le linguiste secondaire, accessoire et plus ou moins acci
dentelle 41 ».
86
séparées par un abtme et essentiellement différentes l'une de Vautre, je
suis porté à voir deux activités humaines séparées seulement par une
nuance. Et n'est-ce pas Ernest Renan qui dit que la vérité est dans une
nuance ? »
On pourrait sourire de cette remarque, indication naïve de l'empi
risme; c'est une constante que l'on retrouvera sous une modalité plus subtile
chez Schuchardt, et il s'agit toujours de la même chose : surtout ne pas
menacer l'unité du réel (cf., plus bas, l'image du tissu).
Plus incohérente peut-être la démarche de Meillbt qui semble
comprendre la nécessité de construire cet objet de la linguistique, en parti
culier à partir de l'opposition langue/parole :
« L'idée fondamentale du cours est que : la linguistique a pour objet
la langue envisagée en elle-même. F. de Saussure distingue la langue et
la parole (...) » (souligné par Meillet).
pour ensuite objecter :
« Ayant pour objet la « langue » seule, F. de Saussure ne s'attache
pas volontiers à l'étude de la « parole ». Ce n'est pourtant qu'en étu
diant minutieusement la parole que le phonéticien peut arriver à décrire
la langue » 4ï.
Autre oubli complet et signifiant chez les deux : la valeur, qui n'est
mentionnée ni pour elle-même ni pour sa liaison avec la définition de la
langue (pourtant système de pures valeurs...). Autrement dit, aucun soupçon
de la nouveauté du point de vue sémiologique.
Même silence sur la question chez Schuchardt ; s'il n'a pas entendu
les affirmations saussuriennes sur « la langue-système de valeurs » on peut
supposer que c'est parce qu'elles ponctuaient des interrogations insistantes
sur la réalité linguistique qui lui étaient incompréhensibles ou inadmissibles.
De fait il va droit à l'essentiel quand, loin de passer à côté de la démarche
a priori, il en dénonce aussitôt l'abstraction au nom du concret. Il exprime
son désaccord fondamental à l'égard de cette « passion de la classification »
qui conduit Saussure dans sa délimitation de l'objet ; il lui reproche d'être
un « créateur de système » (autrement dit, sans doute, un philosophe) ;
ceci dans une défense toute lyrique du réel :
« Bref, Saussure lance un filet aux mailles serrées dans le torrent
impétueux ; en présence de ce dernier, je ne puis apercevoir clairement
le filet ; ce qui unit fait toujours sur moi une impression plus forte que
ce qui sépare. »
Sur langue/parole il refuse même, au nom du concret, l'abstraction
de l'interprétation sociologique :
« Saussure n'a pas commencé par le véritable commencement,
c'est-à-dire par la seule représentation concrète ici accessible, celle de la
langue individuelle ; la langue globale est quelque chose d'abstrait
tout comme l'âme collective face à l'âme individuelle. »
Le tissu du réel ne souffre aucune déchirure et, pour rejeter cette dis
tinction qui « fait violence aux choses », qui « inverse la suite naturelle des
choses », Schuchardt sait exploiter les confusions du Cours :
42. Suit une remarque intéressante sur les difficultés d'utilisation d'un corpus
que la linguistique structurale est loin d'avoir résolues : « Le problème singulièrement
difficile, qui consiste à rechercher comment, en observant la parole, on peut définir
une langue, n'est pas abordé de front (...)• » D'où il faudrait peut-être conclure qu'à
partir de l'opposition non-empiriste langue/parole, on ne peut sans contradiction inso
luble continuer à opérer empiriquement sur corpus...
87
« Que langue et parole soient deux choses entièrement différentes
(...) c'est ce qui sera difficile si on admet en même temps que ce qui est
dans la langue a d'abord été dans la parole, que la parole précède
toujours dans l'histoire de la langue (pp. 38, 142, etc.). Pour compléter
le tout, il aurait fallu dire que tout aussi nécessairement la langue
devient à son tour parole. En fait, de l'individuel au collectif, il n'y a
nul saut mais une transition graduelle (...) » 43.
« (...) Nulle part il n'a clairement indiqué dans quelle mesure la
collectivité agit autrement que l'individu (cf. p. 163), nulle part il
n'a signalé les marques distinctes qui séparent de la parole la langue
organisée, le mécanisme, le système (cf. en particulier, p. 109) ; et
quand il souligne leur interdépendance étroite, cela lui sert d'expédient
pour renvoyer au domaine de la parole les objections qu'on pourrait
adresser aux omissions concernant la langue (...) ».
Où l'on voit bien qu'un subjectiviste ne se trompe pas sur la valeur de
ce dernier refuge du sujet qu'est la parole, ce fourre-tout non théorisable.
Ce n'est pas de cette parole-là que veut Schuchardt, pour qui le langage
même ne peut être qu'individuel :
« Bien qu'il ne définisse pas expressément le terme langage, il ne
saurait par ce terme entendre autre chose que la langue individuelle ».
A l'inverse l'abstraction est visiblement ce qui a séduit Séchehaye.
Celui qui réclamait pour la linguistique 44 la constitution d'une « science
des lois » comme complément indispensable d'une « science des faits »,
et qui pensait alors avoir trouvé la solution dans la voie de la psychologie
sociale, ne cache pas son admiration devant « la lumière d'une théorie nou
velle ». Le problème posé par ce « facteur disparate », propre à la langue,
et qui faisait obstacle à l'équation trop simple — objet de la linguistique =
objet de la psychologie — se trouve enfin résolu par « cette théorie qui
semble procéder tout entière d'une considération obstinée et presque exclu
sivede cet élément disparate (...) »
De façon explicite donc et insistante, Séchehaye souligne qu'il s'agit
de « saisir l'objet même de la linguistique dans sa nature spécifique (...) pour
fournir par là à l'étude du langage une meilleure base théorique » ; que cette
démarche est abstraite (« ce besoin impérieux de systématisation (...)
arracher aux faits les plus complexes le secret de vérités générales »), pro
cédant d'une hypothèse : « La doctrine de F. de Saussure peut se ramener
à un certain nombre de principes ou de thèses, car il s'agit plutôt d'une série
d'affirmations qui se déduisent successivement d'un principe commun » ;
que l'essentiel enfin est dans l'enchaînement des trois premières thèses :
* (...) dans l'ensemble mal déterminé des phénomènes que l'on
désigne sous le nom de langage, il faut distinguer deux choses : la langue
et la parole (...).
(...) la langue n'est qu'un cas particulier (...) d'un cas général, et les
problèmes qui la concernent doivent être considérés avant tout comme
des problèmes de sémiologie (...)
(. . .) toute sémiologie est essentiellement une science des valeurs ».
43. Reprenant plus loin la métaphore du tissu, il s'oppose au projet même d'une
linguistique générale distincte des « linguistiques particulières » : « il y a une seule
linguistique qui prospecte, tantôt ici, tantôt là, examine selon les cas tel ou tel matériau.
Le langage forme une unité, un continuum. Ce qui ne signifie pas que cette unité soit
en tant que telle percevable ; elle ne se donne en tant que telle qu'à la pensée ; dans
l'ensemble du tissu existent des transitions ; on doit et on peut en faire l'hypothèse.
Dans le langage on ne peut espérer de véritables solutions de continuité ; ses différentes
figures se comportent entre elles comme des dialectes (...) ».
44. En 1908 ; cf. Bibliographie et, ici, l'article « Les difficultés théoriques de la
constitution d'une linguistique générale comme science autonome. »
88
Paraphrasant
le premier, non seulement
à sa manière
affirme
l'opposition
que cette social/individuel
distinction — « pas
", Séchehaye,
absolument
nouvelle » — est pour la première fois « la pierre angulaire de tout l'édifice
de la linguistique », mais il le démontre. Il faut lui reconnaître le mérite
d avoir particulièrement explicité et souligné — avec un tranchant certes
excessif et dans une reconstruction bien systématique — la portée de ce
qu il appelle les thèses saussuriennes, et leur cohérence qui n'est saisissable
qu'à un certain niveau d'abstraction.
« II n'est pas difficile de se rendre compte, si l'on veut faire un
petit effort d'abstraction, comment nos mots se tiennent en équilibre
les uns les autres par les différences phoniques que nous constatons
entre eux (...) Cette conception abstraite de l'institution linguistique
(...) Ce principe fondamental du signe purement différentiel (...) le
caractère relatif de ces signes, la propriété qu'ils ont d'être autre chose,
est plus important que la qualité intrinsèque des sons dont ils sont
composés (...). Cette théorie des valeurs oppositives couronne et achève
la théorie de la langue considérée comme système de valeurs sémiolo-
giques », etc.
Et pour conclure, cet avertissement aux empiristes :
« Ces principes qui fournissent à notre science la substructure
d'abstractions, de concepts fondamentaux dont toute science digne
de ce nom doit être pourvue, paraîtront bien subtils à certains linguistes
épris de science concrète ».
Ainsi ce qui est souligné, autant que ce qui est rejeté, des propositions
saussuriennes, s'avère intéressant surtout par ce que cela nous indique de
l'état de la théorie à travers les positions propres de chaque auteur de com
mentaire.
Si Meillet, soulignant la rigueur du maître, n'en retient rien 4e en
somme (sinon quelque nostalgie) c'est, semble-t-il, que la pensée sociolo
giqueest alors triomphante. En définitive Meillet — nous avons vu que,
dès 1906, il avait programmé toute sa recherche dans une perspective socio-
linguistique — n'est sensible ni à l'originalité ni aux perspectives de la
démarche saussurienne ". Jespersen, irrité par l'abstraction dogmatique
de ce discours (cf. supra : « la vérité est dans une nuance ») avoue de fait
qu'il ne peut le comprendre :
« Dans mon livre j'ai cité consciencieusement plusieurs passages du
livre posthume de Saussure et je les ai critiqués ; mais maintenant
M. Bally me dit que je n'aurais pas dû les prendre au pied de la lettre,
qu'il aurait fallu les interpréter symboliquement. A quoi je réponds que
quand un grand savant », etc. (cf. p. 85).
et, pour terminer :
« mais il faut avouer qu'en relisant ses expressions il m'est toujours
difficile de voir comment quelques-unes de ses phrases les plus mar
quantes peuvent être conciliées avec les faits de la vie linguistique ».
Il n'était pas le seul, même parmi les proches de Saussure (cf. la
remarque sur Bally) : le factualisme empiriste est encore très fort. Renforcé
encore chez Schuchardt par l'intervention assez récente de la psychologie
en linguistique :
89
« Qu'y-a-t-il en dehors de l'histoire du langage qui puisse encore
mériter le nom de science du langage ? Je ne répondrai pas comme cela
a été fait, en lançant une douzaine de noms ; un seul me suffira : c'est
la psychologie du langage ; mais en me gardant bien de l'opposer à
l'histoire du langage ; au contraire, je pose leur étroite solidarité ».
Ce qui n'empêche pas Sghuchardt d'être, plus qu'un autre, semble-t-il,
attentif à la nouveauté paradoxale de Saussure ; le caractère d'aventure
personnelle de cette recherche, à la fois inachevée et compacte 48, semble
rencontrer l'écho de sa propre inquiétude théorique :
« (...) plus que mon désaccord avec lui (...) ce qui compte à mes
yeux, c'est que son livre fait circuler un esprit vivifiant et indépendant,
je me risquerais jusqu'à dire un esprit de révolte. N'en avons-nous pas
besoin de temps en temps pour ne pas succomber aux tâches routinières ?
Bref, c'est le mérite de Saussure de nous obliger à penser à nouveau
ce qui a déjà été pensé et à le renverser au moins en partie (. . .) les erreurs
d'un penseur indépendant sont toujours cent fois plus précieuses que
les succès qui accueillent un individu dépourvu d'idées ».
Gommer l'inachèvement, prendre et mener jusqu'à son terme l'entre
prisedu maître, réduire enfin l'irréductible, tel est le désir avoué de Séche-
haye :
« A cette intuition pénétrante qui creuse et déblaie (...) doit
correspondre naturellement une reconstruction patiente et soigneuse.
Tout ce qui a été provisoirement négligé devra être réintroduit, et
chacun des éléments du fait de langage trouvera sa juste place dans
une théorie achevée embrassant toute la réalité avec toutes ses complications »
(souligné par nous).
Séchehaye, qui se voit le continuateur de l'originalité saussurienne
et qui, ayant compris le principe fondamental de la valeur arbitraire, affirme
à partir de là la spécificité de la linguistique par rapport à la psychologie
sociale 4e, n'arrive pourtant pas, me semble-t-il, à se dégager vraiment de
ce modèle pregnant :
« II nous a paru cependant nécessaire d'entrouvrir une perspective
sur la manière dont la science linguistique pourrait se continuer et
s'achever sur la base que Saussure a voulu poser. Sa théorie ne sup
plantera pas la psychologie moderne du langage, mais elle s'unira avec
elle en lui imposant, au nom de certains principes essentiels et trop
négligés, une mise au point indispensable ».
Si celui-même qui a le mieux souligné la nouveauté de la perspective
sémiologique n'a pas pu en tirer une linguistique spécifique, n'est-il pas
justifié de se demander une nouvelle fois si Saussure n'a pas, dès ce départ,
voué la linguistique générale à se perdre dans la sémiologie ? N'y aurait-il
eu alors que faux-départ, ou en quelque sorte répétition comme au théâtre
(la langue préparant la mise en place de la future compétence, enfin syn
taxique) ? Et plutôt que le fondateur de la linguistique moderne, Saussure
ne serait-il pas d'abord et seulement à la source de notre inquiétude de
linguiste, de notre amour, malheureux, de la langue ?
90