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Revue de
l'Association pour la Recherche
Cognitive
Balibar Étienne. Kant, critique du « paralogisme » de Descartes. Le « je pense » (Ich denke) comme sujet et comme
substance. In: Intellectica. Revue de l'Association pour la Recherche Cognitive, n°57, 2012/1. Les lieux de l’esprit. pp.
21-33;
doi : https://doi.org/10.3406/intel.2012.1131
https://www.persee.fr/doc/intel_0769-4113_2012_num_57_1_1131
Abstract
The “ I Think” as Subject and Substance (On the Kantian critique of Descartes'' paralogism). In the
center of Kant’s Critique of Pure Reason we find a well-known discussion of the Cartesian cogito,
which crucially affects the construction of the idea of a “ transcendental subject” and the
Copernican Revolution itself. While acknowledging that Descartes deserves recognition for
identifying the “ I think” as a pure condition of possibility of experience in general, he objects to
Descartes’ mistaken transformation of what, in fact, is a mere function into a metaphysical
substance. The commentary proposed here focusses on the relation between the “ transcendental
deduction” and the “ paralogism of pure reason” in the two successive editions of the Critique,
arguing that Kant (and the whole tradition of transcendental philosophy after him) misread
Descartes’ text, but also used this misunderstanding to reveal one of the most provocative
elements of his own doctrine, namely the idea that there is an element of misrecognition which is
an intrinsic part of the “ subjective” conditions of possibility of cognition itself.
Intellectica, 2012/1, 57, pp. 21-33
Étienne BALIBAR
Université de Paris-Ouest et University of California, Irvine. .e.balibar<at>wanadoo.fr.
1
Le présent exposé reprend un chapitre du cours sur L'invention de la conscience entre Locke et Hegel,
professé en 1994-1995 à l’Université de Paris X Nanterre et rédigé l’année suivante pour le service
Télédix. Je remercie vivement les organisateurs du colloque « Les lieux de l’esprit » de l’avoir accepté à
titre de contribution.
2
Christian Wolff publie en 1732 la Psychologia empirica et en 1734 la Psychologia rationalis.
3
Voir les indications sommaires et les textes que j’ai reproduits dans mon édition du chapitre de Locke
sur « l’identité personnelle » : Balibar 1998. Sur la doctrine du « fonds » obscur de l’âme, cf. Hans
Adler 1988.
Kant critique du « paralogisme » de Descartes 23
4
L'usage du mot technique « paralogisme » pour désigner la faute de raisonnement commise par la
« psychologie rationnelle » a probablement été suggéré à Kant par la façon dont Leibniz avait critiqué la
« preuve » cartésienne de l'immatérialité de l'âme dans ses Remarques sur la partie générale des
Principes de Descartes : « Ce qui favorise ce paralogisme, c'est le droit abusif, proclamé ci-dessus ... de
rejeter comme faux ce qui n'est que douteux ... » (Leibniz 1962, p. 21).
5
Immanuel Kant, Kritik der Reinen Vernunft : A 343-B 401 (in Kant 1980, p. 1048).
24 Étienne BALIBAR
6
Cf. Marco Baschera 1989.
7
Antoine Arnauld, 1995, p. 21-22.
Kant critique du « paralogisme » de Descartes 25
« c'est moi qui pense que la terre est ronde ». Dans toute pensée qui a la forme
d'un jugement (mais selon Kant le jugement est la forme universelle de la
pensée), qu'elle soit ou non exprimée par des mots, est donc présent
implicitement (ou présupposé) ce qu'on pourrait appeler avec Locke une
« proposition mentale »8. Elle constitue à la fois la condition générale de toute
connaissance (toute attribution de propriétés à un objet, ou comme dit Kant
dans le reste de la Critique : toute « synthèse »), et le point d'ancrage d'une
illusion qui transforme en « être » , ou pseudo-objet, le sujet de la pensée elle-
même (ou la conscience) : comme si le fait que je pense ceci de tel objet
pouvait « remonter » vers le sujet de la pensée. « Je pense que P » deviendrait
alors le moyen de déterminer le « je », précisément comme « cet être qui pense
que P ».
8
Voir le Chapitre 4, §5, de l’Essay on Human Understanding (« De la vérité en général »).
26 Étienne BALIBAR
l'identité à soi n'a pas de réalité. Kant a-t-il raison sur ce point, c'est une autre
histoire, mais qui engage d'une certaine façon toute la validité du kantisme.
- Enfin, dans la réfutation du paralogisme de l'idéalité du rapport
extérieur (dont les thèmes seront remaniés dans la 2de édition, au paragraphe
sur la « Réfutation de l'idéalisme », à la fin de l'Analytique transcendantale, tr.
cit. p. 954-959), on notera - outre l'objectif général du raisonnement qui est de
renvoyer dos à dos le spiritualisme et le matérialisme en montrant que tous les
deux confondent le « phénomène » avec la « chose en soi », ce qui est la cible
même de toute la critique (A 373) - l'idée que le cogito cartésien impliquerait
un « scepticisme » quant à l'existence des objets du monde extérieur (non
seulement en tant que choses en soi, mais en tant que phénomènes réellement
distincts de moi même) (A 377 sq.).
C'est une lecture étrange du texte de Descartes (dans les Méditations)
puisque Descartes élève des doutes sur l'« objectivité » de ses représentations
avant de poser la certitude du cogito. Celle-ci amorce au contraire chez lui le
mouvement de levée des doutes métaphysiques. Kant justifie sa position en
posant que « nous ne pouvons pas rencontrer l'extérieur » de notre perception,
ou que nous percevons, non pas des objets, mais des représentations des objets.
C'est une variante de ce qu'on appellera plus tard la théorie de « l'image
mentale » et que critiquera vivement la phénoménologie. Si Descartes était un
adepte de cette théorie - comme le seront Locke et surtout ses successeurs
empiristes, Berkeley et Hume - la critique pourrait porter quand même contre
lui; mais ceci est très douteux. Le problème de Descartes n'est pas tant de
savoir si les « objets » existent ou non en dehors de moi, que de savoir si leur
nature est conforme à ce que j'en perçois et aux idées que j'en ai ...
comment l'esprit peut être uni à un corps, mais comment il se fait que
l'intuition d'un esprit fini est justement une intuition sensible, une
représentation des objets dans l'espace. Surtout il a ramené la question du
« corps propre » qui obsédait Descartes à une question beaucoup plus générale
qui est celle de la possibilité de l’expérience : le corps propre, à la fois
radicalement distinct de mon âme ou esprit et inséparable de ma personne, ou
de mon individualité, est devenu un simple cas particulier du « monde
extérieur » : du moins aussi longtemps qu'on ne se place pas dans une
perspective morale, celle de l'origine de nos besoins sensibles.
À la fin de sa conclusion Kant résume une fois de plus le mécanisme du
paralogisme : « On peut dire que toute l'apparence consiste à prendre la
condition subjective de la pensée pour la connaissance de l'objet ... » (A 396),
ou à prendre le sujet pour un objet, sous prétexte que « penser quelque chose »,
lorsque je me pense (et même, je me pense pensant), ce serait nécessairement
penser « une chose ». Mais ici s'introduit une précision étonnante. Kant nous
dit que « la simple aperception (le moi) est substance dans le concept ... et ainsi
tous ces théorèmes psychologiques ont une exactitude incontestable » (A 400).
Ce qui cloche, en effet, ce n'est pas le fait pour l'esprit ou la raison de chercher
à s'appliquer à eux-mêmes le concept de substance qui est en effet le seul
possible, mais c'est de croire qu'on va pouvoir déterminer ce concept, lui faire
correspondre une « intuition sensible » et ainsi en faire une véritable
connaissance. Il y a bien une intuition du « moi », on l'a vu, qui est l'expérience
intérieure de la temporalité de la pensée, mais cette intuition n'est jamais
« subsumée » sous le concept pur du sujet ou du « je » transcendantal, elle
reste irrémédiablement particulière.
Le rapport entre concept et intuition, dans le cas du sujet lui-même, forme
donc une sorte de négatif, ou d'image inversée, de ce que Kant appelle par
ailleurs la « vérité transcendantale », c'est-à-dire les conditions de possibilité de
la connaissance : au lieu d'une « synthèse » du concept et de l'intuition, ou
d'une « subsomption » de l'intuition sous le concept, qui permet de déterminer
le concept et de soumettre l'intuition à des règles générales, on a une
disjonction irrémédiable du concept et de l'intuition, d'autant plus frappante
que tous deux se présentent ici comme des formes de « conscience ». On peut
donc dire aussi que la conscience, tout en étant « conscience de soi », reste
séparée d'elle-même, en ce sens qu'elle ne devient jamais connaissance de soi.
Cette conclusion est d'autant plus frappante que Kant n'a cessé de se référer à
Descartes, pour qui la connaissance du « moi pensant » et de sa nature est la
première certitude, sur laquelle se fonde toute la science. On peut dire aussi
que se trouve illustrée aux dépens de Descartes une thèse fondamentale de la
philosophie critique : la vérité ne se boucle pas sur elle-même, nous n'avons
pas de connaissance vraie de ce qui est la condition de possibilité de toute
vérité des connaissances, à savoir le sujet ou la conscience.
C'est précisément ce défaut ou ce manque qui incite la conscience à se
« projeter » elle-même comme substance (ou comme âme simple, immatérielle,
etc.) à partir de pures caractéristiques formelles. « Or l'être (das Wesen) qui
pense en nous prétend se connaître lui-même par des catégories pures … »
(A 401). D'une certaine façon elle a raison, mais elle n'a pas les moyens de ses
ambitions : si la conscience pouvait se connaître (connaître son « être » ou
Kant critique du « paralogisme » de Descartes 31
« l'être qui pense en nous », étonnante formule), elle se connaîtrait bien comme
substance, i.e. elle connaîtrait le rapport de toutes ses activités à un même
substrat, à une même cause. Mais ce n'est pas le cas.
Cependant plus loin (dans la section intitulée « But de la dialectique
naturelle de la raison », dans l'Appendice à la dialectique transcendantale),
Kant fera encore un pas de plus et expliquera qu'il est légitime de faire comme
si nous savions effectivement en quoi l'âme est une substance, ou en quoi
toutes les activités de la raison se rattachent à une faculté unique, capable de
s'affecter elle-même, ou de se percevoir elle-même dans le « sens interne ».
C'est là une hypothèse ou une « idée régulatrice », qui non seulement n'a rien
d'absurde, mais sert les intérêts de la raison en général (intérêts théoriques,
intérêts pratiques). De ce point de vue l'erreur de Descartes relèverait de la
présomption plutôt que de la perversion intellectuelle ...
Il n’est pas sans intérêt de relever ici les différences entre les deux éditions
de la Critique de la raison pure, car elles illustrent bien la difficulté de fond
qui, peut-être, subsiste dans la position de Kant. La deuxième édition de la
Critique simplifie considérablement l'exposé : elle garde toute la critique
initiale de la « subreption de la conscience », ou de la fausse représentation du
sujet en tant que chose ou substance, mais elle abrège l'exposé des quatre
paralogismes en les ramenant à des aspects d'un seul et unique raisonnement
illusoire. Surtout elle conclut d'une façon bien plus nette dans le sens d'une
« solution morale » de l'aporie théorique relative à la connaissance du sujet par
lui-même. La première édition disait, on vient de le voir : l'intuition temporelle
du moi ne peut être subsumée sous le concept du « je pense » transcendantal,
condition universelle et formelle de la connaissance. La deuxième édition
prend la question dans l'autre sens : la forme du « je pense » ne suffit pas à
déterminer notre existence concrète. Mais il n'est pas interdit de penser qu'une
conscience qui, tout en restant absolument pure et universelle, serait capable de
déterminer des actions sensibles, nous permettrait ainsi de nous connaître nous-
mêmes pratiquement comme sujets : or tel est justement le cas de la conscience
morale (Gewissen) que Kant, jouant sur les deux mots allemands disponibles,
définit comme une « conscience de la loi morale » (Bewusstsein des
moralischen Gesetzes) qui est en même temps conscience de notre liberté. La
morale réussit donc là où la métaphysique avait échoué : elle nous permet de
savoir que nous sommes une âme.
Ces transformations sont en relation avec toute une série de remaniements
dans l'ensemble de la Critique. Pour une part, les développements abrégés dans
les « Paralogismes » sont reportés ailleurs (ainsi la « Réfutation de
l'idéalisme »). Mais pour une part aussi, il s'agit de transformations profondes.
Ainsi dans le contenu et la forme d'exposition de la « Déduction
transcendantale », qui cesse de se référer à des « facultés» distinctes de l'esprit
et devient une pure théorie de la « conscience de soi » et de sa fonction de
modèle ou d'origine pour toutes nos connaissances. Ou encore dans
l'adjonction à l'Esthétique transcendantale d'une importante note (B 66-69, tr.
cit. p. 806 sq.) dans laquelle la « perception de soi-même » en tant que
perception soumise à la condition phénoménale du temps, est nettement
distinguée de toute intuition intellectuelle, telle que - implicitement - le cogito
cartésien.
32 Étienne BALIBAR
RÉFÉRENCES
Adler, H. (1988). Fundus animae – Der Grund der Seele. Zur Gnoseologie des Dunklen
in der Aufklärung, Deutsche Vierteljahresschrift für Literaturwissenschaft und
Geistesgeschichte, 62 H.2, pp. 197-220.
Arnauld, A. (1683). Des vraies et des fausses idées. Réédition. Paris, Fayard, Corpus des
philosophes de langue française, 1995.
Balibar, E. (2004). articles « Âme/Esprit » , « Conscience » , « Sujet » (avec A. de
Libera & B. Cassin), Vocabulaire Européen des philosophies, sous la direction de
B. Cassin. Paris, Éditions du Seuil/Le Robert.
Balibar, E. (2011). Citoyen Sujet et autres essais d’anthropologie philosophique. Paris,
Presses Universitaires de France.
9
De nombreuses et remarquables études ont été consacrées à cette question. Je me
permets de signaler mes propres contributions : dans l’édition de Locke, citée supra
(introduction) ; et dans ma conférence : « Ego sum, ego existo : Descartes au point
d'hérésie », Communication à la Société française de philosophie, 22 février 1992 (in
Balibar 2011).
Kant critique du « paralogisme » de Descartes 33