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Intellectica.

Revue de
l'Association pour la Recherche
Cognitive

Kant, critique du « paralogisme » de Descartes. Le « je pense »


(Ich denke) comme sujet et comme substance
Étienne Balibar

Citer ce document / Cite this document :

Balibar Étienne. Kant, critique du « paralogisme » de Descartes. Le « je pense » (Ich denke) comme sujet et comme
substance. In: Intellectica. Revue de l'Association pour la Recherche Cognitive, n°57, 2012/1. Les lieux de l’esprit. pp.
21-33;

doi : https://doi.org/10.3406/intel.2012.1131

https://www.persee.fr/doc/intel_0769-4113_2012_num_57_1_1131

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Résumé
Au coeur de la Critique de la raison pure – dans sa construction de l’idée du «sujet transcendantal
» qui supporte toute la révolution copernicienne – Kant a installé une critique du cogito cartésien
qui, tout en reconnaissant à l’auteur des Méditations le mérite d’avoir isolé le «je pense » comme
pure condition de possibilité de l’expérience, lui impute l’erreur «métaphysique » de l’avoir
transformé en une substance, alors qu’il ne s’agit que d’une fonction. Dans ce commentaire
(centré sur le rapport entre la «déduction transcendantale » et le «paralogisme de la raison pure »
, et sur la différence entre les deux éditions successives de la Critique), nous montrons qu’il s’agit
là d’un contresens sur le texte cartésien, pris à la lettre, mais qui révèle aussi le sens profond de
l’invention kantienne : avoir installé la méconnaissance au coeur même des conditions de
possibilité «subjectives » de la connaissance.

Abstract
The “ I Think” as Subject and Substance (On the Kantian critique of Descartes'' paralogism). In the
center of Kant’s Critique of Pure Reason we find a well-known discussion of the Cartesian cogito,
which crucially affects the construction of the idea of a “ transcendental subject” and the
Copernican Revolution itself. While acknowledging that Descartes deserves recognition for
identifying the “ I think” as a pure condition of possibility of experience in general, he objects to
Descartes’ mistaken transformation of what, in fact, is a mere function into a metaphysical
substance. The commentary proposed here focusses on the relation between the “ transcendental
deduction” and the “ paralogism of pure reason” in the two successive editions of the Critique,
arguing that Kant (and the whole tradition of transcendental philosophy after him) misread
Descartes’ text, but also used this misunderstanding to reveal one of the most provocative
elements of his own doctrine, namely the idea that there is an element of misrecognition which is
an intrinsic part of the “ subjective” conditions of possibility of cognition itself.
Intellectica, 2012/1, 57, pp. 21-33

Kant, critique du « paralogisme » de Descartes.


Le « je pense » (Ich denke) comme sujet
et comme substance1

Étienne BALIBAR

RÉSUMÉ. Au cœur de la Critique de la raison pure – dans sa construction de l’idée du


« sujet transcendantal » qui supporte toute la révolution copernicienne – Kant a
installé une critique du cogito cartésien qui, tout en reconnaissant à l’auteur des
Méditations le mérite d’avoir isolé le « je pense » comme pure condition de possibilité
de l’expérience, lui impute l’erreur « métaphysique » de l’avoir transformé en une
substance, alors qu’il ne s’agit que d’une fonction. Dans ce commentaire (centré sur le
rapport entre la « déduction transcendantale » et le « paralogisme de la raison pure »,
et sur la différence entre les deux éditions successives de la Critique), nous montrons
qu’il s’agit là d’un contresens sur le texte cartésien, pris à la lettre, mais qui révèle
aussi le sens profond de l’invention kantienne : avoir installé la méconnaissance au
cœur même des conditions de possibilité « subjectives » de la connaissance.

Mots-clés : âme – autoréférence – cogito – conscience de soi – Ich denke – illusion


transcendantale – personnalité – psychologie rationnelle – sujet.
ABSTRACT. The “I Think” as Subject and Substance (On the Kantian critique of
Descartes' paralogism). In the center of Kant’s Critique of Pure Reason we find a
well-known discussion of the Cartesian cogito, which crucially affects the
construction of the idea of a “transcendental subject” and the Copernican Revolution
itself. While acknowledging that Descartes deserves recognition for identifying the “I
think” as a pure condition of possibility of experience in general, he objects to
Descartes’ mistaken transformation of what, in fact, is a mere function into a
metaphysical substance. The commentary proposed here focusses on the relation
between the “transcendental deduction” and the “paralogism of pure reason” in the
two successive editions of the Critique, arguing that Kant (and the whole tradition of
transcendental philosophy after him) misread Descartes’ text, but also used this
misunderstanding to reveal one of the most provocative elements of his own doctrine,
namely the idea that there is an element of misrecognition which is an intrinsic part of
the “subjective” conditions of possibility of cognition itself.
Keywords: Cogito – Ich denke – Person – Rational Psychology – Self-consciousness –
Self-reference – Soul – Subject – Transcendental illusion.


Université de Paris-Ouest et University of California, Irvine. .e.balibar<at>wanadoo.fr.
1
Le présent exposé reprend un chapitre du cours sur L'invention de la conscience entre Locke et Hegel,
professé en 1994-1995 à l’Université de Paris X Nanterre et rédigé l’année suivante pour le service
Télédix. Je remercie vivement les organisateurs du colloque « Les lieux de l’esprit » de l’avoir accepté à
titre de contribution.

© 2012 Association pour la Recherche Cognitive.


22 Étienne BALIBAR

On peut dire que le rapport à Descartes est au cœur de la Critique de la


raison pure, mais il comporte deux mouvements en sens inverse. D'une part,
Kant reprend à Descartes l'argument du cogito (« je pense, donc je suis », donc
je suis en tant qu'être pensant, mon essence est de penser), il en fait un concept
qu'il appelle « le Je pense » (das Ich denke), identifié à la « conscience de
soi » (Selbst-bewusstsein) ou à l'aperception transcendantale (c'est-à-dire à la
façon dont le sujet se pense lui-même en tant que condition de possibilité de
toute expérience). D'autre part, il rend Descartes responsable d'une illusion
fondamentale du sujet sur lui-même (« illusion transcendantale » en ce sens
que, même si on peut la critiquer, elle continue de hanter la pensée), qui
consiste pour lui à se penser comme une substance (ce que marquerait chez
Descartes l'expression de « chose qui pense »). Il faut donc à la fois reconnaître
la vérité du cartésianisme et critiquer à fond son illusion.
Cette double attitude, qui s'exprime dans les mêmes textes, peut aussi se
formuler dans un langage historique. Selon Kant, Descartes a découvert la
fonction constitutive du « sujet » connaissant et conscient dans le cadre d'une
métaphysique substantialiste : c'est pourquoi il lui aurait donné la forme d'une
psychologie rationnelle ou science a priori de l'âme qui se connaît elle-même.
Ensuite seraient venus des empiristes, comme Locke et Hume, qui auraient
critiqué la notion de substance en général, et identifié la connaissance du sujet
par lui-même à une expérience « interne ». La solution critique de Kant
consisterait à distinguer le concept pur du « je pense » de l'expérience interne
(contre la psychologie empirique) et à dissoudre l'illusion substantialiste
(contre la psychologie rationnelle). Resterait alors la seule voie possible, celle
de la philosophie transcendantale, pour laquelle le « je » est la forme d'unité
que le sujet connaissant projette à partir de lui-même sur tous les objets de
connaissance.
Notre propre position historique sera la suivante : 1) Il est inexact que
Descartes ait voulu consituer une « psychologie rationnelle », c'est une erreur
d'interprétation de Kant qui s'explique par sa propre philosophie et toute
l'évolution intermédiaire entre les deux auteurs; 2) le mot même de
« psychologie rationnelle » vient de Wolff2 ; 3) mais le programme d'une telle
science rationnelle de l'âme ou de la faculté de penser est déjà mis en œuvre
par les « cartésiens » qui croient prolonger l'entreprise des Méditations
métaphysiques (comme La Forge ou Régis) et par Leibniz qui se déclare
partisan des « idées innées » comme Descartes, mais qui pose contre lui que la
plus grande partie des pensées de l'âme sont inconscientes ou « obscures » :
Kant n'est donc pas le premier à commettre cette erreur, qui est en un sens l'une
des sources de la philosophie classique3. Pour bien comprendre l'argumentation
kantienne, il faut commencer par étudier la section sur les Paralogismes de la
raison pure, dans la « Dialectique transcendantale », en lisant successivement
le texte des deux éditions. La première édition est beaucoup plus développée.
Examinons-la d'abord.

2
Christian Wolff publie en 1732 la Psychologia empirica et en 1734 la Psychologia rationalis.
3
Voir les indications sommaires et les textes que j’ai reproduits dans mon édition du chapitre de Locke
sur « l’identité personnelle » : Balibar 1998. Sur la doctrine du « fonds » obscur de l’âme, cf. Hans
Adler 1988.
Kant critique du « paralogisme » de Descartes 23

Kant commence par expliquer ce qu'est un « paralogisme » : un raison-


nement illusoire qui se fonde sur une méprise concernant la forme des
propositions qu'il fait intervenir. On peut dissiper cette méprise, mais il faut
aussi expliquer pourquoi elle a pu se produire, en quelque sorte inévitablement.
Dans le cas précis qui nous occupe, c'est la proposition présupposée par tous
les jugements : « je pense », qui fait l'objet de la méprise. Elle comporte
évidemment un sujet : « Je » , ou « moi » (en allemand c'est le même terme,
« Ich » ). En fait ce sujet est « sans contenu », il est simplement le nom que
nous donnons à la conscience de soi accompagnant toutes nos opérations
intellectuelles. Mais comme il est présupposé par tout jugement, nous avons
tendance à nous le représenter comme un « être » , et nous attribuons à cet être,
comme autant de « propriétés », les caractéristiques formelles du sujet - à
savoir son antériorité par rapport aux déterminations particulières de la
connaissance (je pense, avant de penser ceci ou cela), sa simplicité, son unité
ou identité à soi (dans le temps), enfin sa capacité de « contenir » les
représentations des objets du monde extérieur. Ainsi prend naissance la
métaphysique de l'âme (nom donné à cet « être » du sujet), ou encore la
psychologie rationnelle ou psychologie pure4. Cette critique kantienne est
extraordinairement profonde et importante pour toute la philosophie ultérieure.
Avant de savoir si elle porte contre Descartes (ou pourquoi Kant la rattache à
Descartes, qui est constamment cité dans le texte, soit nommément, soit à
travers la reprise des expressions je pense et cogito ergo sum), il faut
l'examiner pour elle-même.

1) La première chose frappante dans le texte de Kant, c'est son insistance


sur l'expression je pense (Ich denke), mise en italiques, et qui est appelée
successivement un « concept », un « jugement » ou une « proposition », une
« représentation » mais aussi un « texte » (dans la formule célèbre : « Je pense
est donc le texte unique de la psychologie rationnelle ... »)5. On voit que
l'argumentation et donc la critique elle-même reposent entièrement sur cette
formulation qui n'a rien de naturel, puisqu'elle « objective » ou « cite » la
proposition dont elle va réfléchir le sens d'après sa construction et son usage
dans le discours.
Dans la « Déduction transcendantale des concepts purs de l'entendement »
de la 2e édition (1787), donc avant ce texte des « Paralogismes » dans l'ordre
d'exposition de l'ouvrage, mais après lui du point de vue de la rédaction, Kant
introduira la formulation encore plus explicite « Le je pense » (« Das: Ich
denke ») (§ 16, B 131-132 ; trad. cit. p. 853). Elle comporte une homonymie
très troublante avec la proposition « Que je pense » (Dass ich denke). Entre la

4
L'usage du mot technique « paralogisme » pour désigner la faute de raisonnement commise par la
« psychologie rationnelle » a probablement été suggéré à Kant par la façon dont Leibniz avait critiqué la
« preuve » cartésienne de l'immatérialité de l'âme dans ses Remarques sur la partie générale des
Principes de Descartes : « Ce qui favorise ce paralogisme, c'est le droit abusif, proclamé ci-dessus ... de
rejeter comme faux ce qui n'est que douteux ... » (Leibniz 1962, p. 21).
5
Immanuel Kant, Kritik der Reinen Vernunft : A 343-B 401 (in Kant 1980, p. 1048).
24 Étienne BALIBAR

forme nominale et la forme propositionnelle, il y a une constante opposition


latente6.
On peut se poser la question de savoir à quel moment l'expression « je
pense » a commencé à être ainsi considérée comme un « texte-type » isolable
dans le discours philosophique. Ce n'est pas le cas chez Descartes lui-même,
bien que déjà celui-ci mette en italiques sa proposition « je pense donc je suis »
(cogito ergo sum) ou, dans les Méditations, « je suis, j'existe » (ego sum, ego
existo), et se retourne en quelque sorte vers ce qu'il a écrit/pensé en disant :
« cet énoncé », « cette proposition » (hoc pronuntiatum). Un peu plus tard, le
« cartésien » augustinien Arnauld, dans son livre de 1683 Des vraies et des
fausses idées, dirigé contre Malebranche, fait un pas vers la nominalisation de
l'expression : « Saint Augustin a reconnu, longtemps avant M. Descartes, que
pour découvrir la vérité nous ne pouvions commencer par rien de plus certain
que par cette proposition : Je pense, donc je suis, et il rapporte à je pense toutes
les différentes manières dont nous pensons... » « Comme donc il est clair que
je pense, il est clair aussi que je pense à quelque chose, c'est-à-dire que je
connais, et que j'aperçois, quelque chose ... »7. On voit qu'Arnauld insiste tantôt
sur le retour réflexif de « ce que je pense » vers le fait « que je (le) pense »,
tantôt à l'inverse sur le passage nécessaire de « je pense » à « je pense que ceci
ou cela » (ce qu'on peut appeler une intentionnalité). Mais seul Kant franchit le
pas qui conduit à détacher l'expression du corps du discours, et permet de la
considérer comme un « concept » impliqué dans une « proposition » (ou un
concept en forme de proposition). Et c'est cette opération qui, par contrecoup, a
permis d'employer à propos de Descartes l'expression : « le cogito », que Kant
forge aussitôt après (A 347-B 405 ; trad. cit. p.1051).
On doit alors se demander si le ressort de la critique de Kant contre la
psychologie rationnelle ne résiderait pas dans un argument linguistique, et plus
précisément dans la dénonciation d'une « autoréférence » abusive (« je pense
que... » est la forme dans laquelle s'exprime toute connaissance de quelque
chose, mais cela n'implique pas que le « sujet de l'énonciation », « je », soit lui-
même « quelque chose » de connaissable, c'est-à-dire de déterminable). La
lecture attentive du texte montre que ce ne peut pas être le cas, car tout
l'argument de Kant repose au contraire sur le fait que la conscience est
immédiatement conscience de soi, ou que le « je » est une conscience, et que
cette conscience se rapporte à elle-même ou se reconnaît elle-même comme le
sujet de ses pensées. L'autoréférence n'est donc pas un défaut mais une
propriété intrinsèque du sujet. Cependant on voit aussi que l'idée d'énonciation
joue un rôle essentiel dans le texte. Être conscient de ses pensées, c'est pouvoir
dire « je (les) pense », et la conscience est ce qui se dit à soi-même : « je
pense » (voir la remarquable expression : « tout ce qui pense est constitué
comme la conscience déclare que je le suis moi-même » (...als der Ausspruch
des Selbstbewusstseins es an mir aussagt) (A 346-B 404, loc. cit. p. 1050).
La « forme » de la conscience de soi est donc selon Kant enveloppée dans
tout jugement parce que tout jugement (par exemple « la terre est ronde ») est
implicitement de la forme : « je pense que la terre est ronde », ou même :

6
Cf. Marco Baschera 1989.
7
Antoine Arnauld, 1995, p. 21-22.
Kant critique du « paralogisme » de Descartes 25

« c'est moi qui pense que la terre est ronde ». Dans toute pensée qui a la forme
d'un jugement (mais selon Kant le jugement est la forme universelle de la
pensée), qu'elle soit ou non exprimée par des mots, est donc présent
implicitement (ou présupposé) ce qu'on pourrait appeler avec Locke une
« proposition mentale »8. Elle constitue à la fois la condition générale de toute
connaissance (toute attribution de propriétés à un objet, ou comme dit Kant
dans le reste de la Critique : toute « synthèse »), et le point d'ancrage d'une
illusion qui transforme en « être » , ou pseudo-objet, le sujet de la pensée elle-
même (ou la conscience) : comme si le fait que je pense ceci de tel objet
pouvait « remonter » vers le sujet de la pensée. « Je pense que P » deviendrait
alors le moyen de déterminer le « je », précisément comme « cet être qui pense
que P ».

2) Kant donne une formulation précise à cette illusion ancrée dans le


mécanisme même par lequel la pensée se saisit ou se réfléchit dans ses
opérations: la conscience s'attribuerait à elle-même en quelque sorte les
« prédicats » qui conviennent à ses propres objets. En effet « ce n'est que par
les pensées qui sont ses prédicats que nous connaissons ce sujet » (A 346-
B 404, loc. cit. p. 1050).
Comment comprendre cette idée ? Évidemment pas en ce sens que la
conscience se croirait ronde quand elle pense que la terre est ronde, ou infinie
quand elle pense que l'espace est infini, etc. Mais en ce sens que les
représentations ou pensées attribuant des propriétés aux objets, sont elles-
mêmes considérées comme des propriétés ou prédicats du sujet, suivant
l'analogie entre le jugement universel « je pense » et tous les autres jugements,
qui comportent également un « sujet » logique et un prédicat. Il y a là un
« cercle », comme dit Kant lui-même, qui provient de ce que l'objet sur lequel
porte le jugement, en particulier l'objet connu, est représenté par un « sujet »
logique (la terre, dans la terre est ronde), tandis que, inversement, le « sujet »
de la pensée (ou la conscience) peut être posé comme ce à quoi des pensées
sont attribuées, donc comme un « objet » ou un quasi-objet.
On voit pourquoi Kant considère Descartes comme celui qui a incorporé ce
paralogisme naturel à la philosophie : c'est que Descartes (dans le Discours de
la méthode, les Principes et surtout les Méditations) développe immédiatement
sa reconnaissance du cogito comme première vérité ou certitude, en une théorie
du moi (ou de l'ego) comme « chose qui pense », dont les différentes espèces
de pensées sont les attributs ou les modes. En effectuant le « retour sur soi »
qui permet au sujet pensant de prendre conscience de lui-même, il le
transforme donc immédiatement en substance. Mais cela ne se serait pas
produit si le langage même de la conscience et de la réflexion ne comportait
une équivoque essentielle.
À cette explication formelle, Kant en ajoute une autre, qui fait intervenir le
contenu de la représentation. Nous avons tous une intuition de nous-mêmes et
de notre existence, qui consiste dans la « perception interne » de nos états de
conscience, avec ou sans accompagnement de sentiments. Nous nous

8
Voir le Chapitre 4, §5, de l’Essay on Human Understanding (« De la vérité en général »).
26 Étienne BALIBAR

représentons d'une certaine façon nous-même comme « objet » dans l'intuition


intérieure (que l'Esthétique transcendantale, première section de la Critique,
avait identifiée avec la forme du temps qui passe « au dedans de nous »). C'est
ce que la langue française appelle le « moi » (plutôt que le « je »), et que Kant
précise comme « Ich empirique ». Mais, selon Kant, nous ne saurions
confondre cette représentation du sujet dans une expérience interne, avec le
sujet transcendantal, ou la forme générale de la conscience de soi, qui n'est en
elle-même ni interne ni externe, mais une « forme logique » toujours présente à
la pensée. Du moins peut-elle toujours être « représentée » par la réflexion
comme impliquée dans la pensée, ou, comme dit la déduction transcendantale
(2de édition), elle « doit pouvoir accompagner toutes mes représentations ».
Ainsi Kant suggère que Descartes joue sur deux tableaux: d'un côté il croit que
la forme logique du « je », inhérente au « je pense » (et à travers lui à toutes les
pensées), désigne un être ou une chose (alors qu'elle est en fait une forme
vide); de l'autre il croit que le même « je » est intuitionné en tant que « moi »
dans une perception qui nous mettrait en relation avec une existence (alors que
ce qui est intuitionné est seulement le phénomène, la façon dont le « je » - qui
en lui-même est pur, non empirique – « affecte » notre expérience interne). La
catégorie cartésienne de « substance », qui exprime en langage technique
l'autonomie de la « chose qui pense », son caractère originaire, et qui sert de
fondement à toute la psychologie rationnelle, serait le précipité commun de ces
deux confusions. Et ainsi Descartes aurait fourvoyé la philosophie moderne
dans le moment même où, par sa découverte de la conscience de soi, il
inaugurait la reconnaissance du sujet (sans laquelle il n'y aurait ni révolution
copernicienne, ni philosophie critique). Et à bien y regarder, cette erreur fatale
serait déjà tout entière contenue dans la formule cogito ergo sum, voire dans le
simple passage de cogito (je pense) à sum (je suis, j'existe), parce que ce
dernier terme appelle des questions comme « que suis-je ? », ou « quelle est
cette chose qui existe, et que je désigne par moi ? », auxquelles il est
impossible de répondre autrement qu'en « supposant » une chose en soi, ou en
confondant le sujet transcendantal, universel, de la pensée avec la perception
empirique que j'ai de moi-même.

3) Dans la suite de son argumentation (1ère édition), Kant va détailler cette


critique en réfutant quatre paralogismes de la théorie de l'âme. Mais en réalité
il s'agit plutôt de quatre aspects de la même illusion qui transforme la forme
vide du sujet transcendantal en pseudo-objet de connaissance métaphysique ou
empirique. Il va les classer d'après la grille générale que fournit la « table des
catégories » (puisque celle-ci est une table des propriétés de « l'objet en
général »), mais selon un ordre différent de celui qui est suivi ailleurs dans la
Critique : en commençant par la « substance », c'est-à-dire par la catégorie de
la « relation », parce qu'en fait tous les aspects de l'illusion transcendantale
relative au « moi » reposent sur la représentation de celui-ci comme substance
ou sont en relation avec elle. L'illusion substantialiste est l'illusion
fondamentale. On verra plus loin à quoi cela tient: au fait que le sujet trans-
cendantal est un principe de la connaissance qui est « invariant » dans sa
forme; mais d'autre part quand je m'intuitionne moi-même dans une expérience
intérieure, ce que j'appréhende est essentiellement une succession temporelle,
Kant critique du « paralogisme » de Descartes 27

un « flux » ou « cours » de pensées; or la substance est la catégorie qui me


permet de penser une permanence dans le temps. Si donc je crois qu'en me
pensant moi-même je connais « un objet », il est naturel que je me le représente
comme une substance, que je croie « être une substance ».
Ce point est très important du point de vue de l'histoire de la philosophie.
La plupart des philosophes qui, dans la tradition de l'idéalisme, ont répété le
geste de Kant : saluer la « découverte cartésienne du sujet » et en même temps
critiquer son illusion ou sa bévue « métaphysique », l'ont fait pour la même
raison, en dénonçant une confusion des notions de sujet et de substance (ou de
« chose ») (ainsi Husserl depuis les Leçons sur la conscience intime du temps
de 1905 jusqu’aux Méditations cartésiennes de 1929 ; Heidegger va plus loin
dans le même sens – en particulier dans l’essai sur « L’époque des conceptions
du monde », Holzwege 1950 - en affirmant que la confusion de Descartes sur le
« sujet » implique une confusion symétrique sur l' « objet », ou la « chose »,
auquel ne s'applique pas non plus la catégorie de substance). Hegel suit une
voie en apparence opposée, mais également dépendante de la critique
kantienne, en expliquant que Descartes a conçu l'identité de la conscience et de
l'être (ou du sujet et de la substance) d'une façon seulement abstraite, alors
qu'il aurait fallu la « construire » dialectiquement, en la rattachant à une
logique universelle de l'esprit, et non pas simplement à une expérience
humaine immédiate.
On se contentera ici d'indiquer quelques points importants dans les
développements de Kant, qui sont souvent assez redondants :
- Dans la critique du paralogisme de la substantialité, il faut noter en
particulier la formule : « En effet, le moi, il est vrai, est dans toutes les pensées
... cette représentation reparaît toujours dans toute pensée, mais non en tant
qu'elle est une intuition fixe et permanente ... » (A 350 ; tr. cit. p. 1430). On a
ici une application particulière de l'idée kantienne selon laquelle nous ne
disposons pas (contrairement à ce que croit Descartes) d'une « intuition
intellectuelle ». Mais on a aussi une indication concernant la temporalité du
« je pense » (ou du cogito) dont on pourra se demander si elle n'est pas, en
réalité, très proche de ce que dit vraiment Descartes dans la IIe Méditation
(« Cette proposition, je suis, j'existe, est nécessairement vraie toutes les fois
que je la prononce ou la conçois en mon esprit »).
- Dans la critique du paralogisme de la simplicité, on notera deux
mouvements très intéressants. Le premier concerne l'universalité du sujet ou du
« je pense » : Kant donne comme critère de cette universalité (bien loin de
« particulariser » la pensée, le fait de la rattacher à la forme d'une conscience
devient au contraire la condition de sa validité générale) la possibilité de
substituer n'importe quelle subjectivité à n'importe quelle autre. C'est-à-dire le
fait que toutes les « consciences » soient indiscernables. Mais ceci n'est
possible que si elles sont absolument vides de déterminations particulières, de
« qualités » autres que leur fonction transcendantale d'unification du contenu
du jugement. On notera aussi que cette thèse est en quelque sorte la réciproque
de celle qui avait été présentée plus haut : ce qui pousse à « substantialiser » le
moi est la nécessité d'imaginer les autres sujets comme mes semblables, et
donc de m'« identifier » à eux, et eux à moi. Nouvel indice du fait que les
illusions de la psychologie transcendantale selon Kant sont l'envers de
28 Étienne BALIBAR

certaines fonctions nécessaires de la pensée. Il y a comme une « bonne »


identification, celle qui est fondée sur la forme pure, sur le vide, et une
mauvaise, celle qui imagine un contenu, une matière du « je », qui rapporte les
sujets les uns aux autres comme des objets. Ou plus exactement, Kant met en
attente la question de savoir quelle « matière » doit venir, à terme, autoriser
l'identification mutuelle des sujets: il s'agira, non d'une substance méta-
physique, mais d'un sentiment moral, le respect (Critique de la raison
pratique).
Deuxième mouvement frappant : celui qui rapproche le cogito de Descartes,
interprété comme « je suis pensant », de la proposition « je suis simple »
(A 355 ; p. 1433). Dans les deux cas, il s'agit de conclure au « vide » de la
représentation du « je » en éliminant l'idée de chose : je ne suis pas plus une
chose simple que je ne suis une chose pensante, c'est la forme du « je » qui est
une forme absolument simple. Kant a ici une idée très forte : ce que nous
prenons pour des attributs du sujet constitue en réalité un ensemble de
présupposés qui ont pour résultat, non de remplir son concept ou sa
représentation de diverses déterminations, mais au contraire de la « vider »
d'une diversité contingente. Fondamentalement le « je » n'a pas de propriétés,
et les termes dont nous nous servons pour le caractériser expriment justement
cette singularité. Resterait à savoir si Descartes a vraiment considéré, comme
semble le croire Kant, que l'existence, la simplicité, etc. étaient des propriétés
ou des prédicats du « je» …
- Dans la critique du paralogisme de la personnalité on retrouve une série
de thèmes précédents : l'identité à soi de la conscience de soi n'est pas une
conclusion mais un présupposé ; ce qui rend interchangeables ou substituables
différents « moi» » ou le même « moi » dans des temps différents n'est pas un
contenu substantiel mais une pure forme vide (un « titre homonyme »), etc. On
trouve à nouveau une importante pierre d'attente pour la conception morale du
sujet: « peut subsister le concept de la personnalité (en tant qu'il est simple-
ment transcendantal ...) ... nécessaire et suffisant pour l'usage pratique ... »
(A 365-366, p. 1441). Mais le plus intéressant concerne le rapport établi entre
la question du temps, celle de l'intériorité, et celle de l'identité personnelle,
thème plutôt lockéen que cartésien (A 364, p. 1440).
Kant pose d'abord une différence entre l'intériorité du « temps en moi », tel
que je le perçois immédiatement par le sens interne, et l'extériorité du point de
vue (« observateur extérieur ») qui me permettrait de me représenter « moi
même dans le temps » : de l'un à l'autre il n'y a aucun passage continu, il faut
un renversement ou un saut. Il en conclut que, pour pouvoir déterminer moi-
même que je reste identique à moi-même, en tant que « personne », à travers le
temps, il faudrait en somme que je puisse « me placer au point de vue d'un
autre » tout en restant identique, ce qui est impossible. La seule « identité »
que puisse reconnaître (ou « apercevoir ») la conscience de soi est une identité
formelle, qui se « transporte » partout avec la pensée elle-même, mais qui ne
lui confère aucune durée, qui ne « passe » pas d'un état à un autre. Cette
limitation fondamentale de notre conscience explique pourquoi, selon Kant,
aucune psychologie n'est véritablement possible. Mais l'argument se fonde sur
une idée encore plus profonde, qui est que le temps intérieur est la négation (ou
l'absence) de cette effective différenciation ou différence à soi sans laquelle
Kant critique du « paralogisme » de Descartes 29

l'identité à soi n'a pas de réalité. Kant a-t-il raison sur ce point, c'est une autre
histoire, mais qui engage d'une certaine façon toute la validité du kantisme.
- Enfin, dans la réfutation du paralogisme de l'idéalité du rapport
extérieur (dont les thèmes seront remaniés dans la 2de édition, au paragraphe
sur la « Réfutation de l'idéalisme », à la fin de l'Analytique transcendantale, tr.
cit. p. 954-959), on notera - outre l'objectif général du raisonnement qui est de
renvoyer dos à dos le spiritualisme et le matérialisme en montrant que tous les
deux confondent le « phénomène » avec la « chose en soi », ce qui est la cible
même de toute la critique (A 373) - l'idée que le cogito cartésien impliquerait
un « scepticisme » quant à l'existence des objets du monde extérieur (non
seulement en tant que choses en soi, mais en tant que phénomènes réellement
distincts de moi même) (A 377 sq.).
C'est une lecture étrange du texte de Descartes (dans les Méditations)
puisque Descartes élève des doutes sur l'« objectivité » de ses représentations
avant de poser la certitude du cogito. Celle-ci amorce au contraire chez lui le
mouvement de levée des doutes métaphysiques. Kant justifie sa position en
posant que « nous ne pouvons pas rencontrer l'extérieur » de notre perception,
ou que nous percevons, non pas des objets, mais des représentations des objets.
C'est une variante de ce qu'on appellera plus tard la théorie de « l'image
mentale » et que critiquera vivement la phénoménologie. Si Descartes était un
adepte de cette théorie - comme le seront Locke et surtout ses successeurs
empiristes, Berkeley et Hume - la critique pourrait porter quand même contre
lui; mais ceci est très douteux. Le problème de Descartes n'est pas tant de
savoir si les « objets » existent ou non en dehors de moi, que de savoir si leur
nature est conforme à ce que j'en perçois et aux idées que j'en ai ...

4) La Réflexion finale qui conclut la section sur les paralogismes dans la


Première édition, se déroule en trois temps. D'abord (A 381 sq.) l'enjeu de la
discussion précédente est clarifié : la tentative de construire une « psychologie
rationnelle » en philosophie correspond essentiellement au désir de combattre
le matérialisme, donc de défendre le concept de l'immatérialité de l'âme. On
peut dire que Kant partage cet objectif, mais trouve le moyen employé
totalement inadapté, obligeant à créer des fictions métaphysiques ou à
constituer de toutes pièces une « science sans objet ». Pour se garder du
matérialisme, il suffit de montrer que le « moi pensant » (le texte allemand dit
« unser denkendes Selbst » (A 383) : notre soi pensant, donc notre conscience
de soi) est la condition de notre représentation de tous les phénomènes (ce que
Kant appelle « idéalisme transcendantal »). Du même coup s'évanouissent les
difficultés liées au problème classique de « l'union de l'âme et du corps », avec
les différentes solutions opposées entre elles que lui ont apportées les systèmes
métaphysiques. Sans doute nous ne savons pas et ne saurons jamais, en raison
de la finitude de notre esprit, si la pensée et l'étendue ont un substrat commun
ou « comment dans un sujet pensant en général l'intuition extérieure ... est
possible » (ibid.). Mais il suffit pour assurer l'objectivité de la connaissance
que nous constations l'unité des intuitions sensibles et des concepts de
l'entendement dans une expérience dont l'unité est précisément assurée par la
conscience de soi. On notera ici que Kant a en quelque sorte inversé la question
qui faisait difficulté pour Descartes et ses successeurs : il ne se demande plus
30 Étienne BALIBAR

comment l'esprit peut être uni à un corps, mais comment il se fait que
l'intuition d'un esprit fini est justement une intuition sensible, une
représentation des objets dans l'espace. Surtout il a ramené la question du
« corps propre » qui obsédait Descartes à une question beaucoup plus générale
qui est celle de la possibilité de l’expérience : le corps propre, à la fois
radicalement distinct de mon âme ou esprit et inséparable de ma personne, ou
de mon individualité, est devenu un simple cas particulier du « monde
extérieur » : du moins aussi longtemps qu'on ne se place pas dans une
perspective morale, celle de l'origine de nos besoins sensibles.
À la fin de sa conclusion Kant résume une fois de plus le mécanisme du
paralogisme : « On peut dire que toute l'apparence consiste à prendre la
condition subjective de la pensée pour la connaissance de l'objet ... » (A 396),
ou à prendre le sujet pour un objet, sous prétexte que « penser quelque chose »,
lorsque je me pense (et même, je me pense pensant), ce serait nécessairement
penser « une chose ». Mais ici s'introduit une précision étonnante. Kant nous
dit que « la simple aperception (le moi) est substance dans le concept ... et ainsi
tous ces théorèmes psychologiques ont une exactitude incontestable » (A 400).
Ce qui cloche, en effet, ce n'est pas le fait pour l'esprit ou la raison de chercher
à s'appliquer à eux-mêmes le concept de substance qui est en effet le seul
possible, mais c'est de croire qu'on va pouvoir déterminer ce concept, lui faire
correspondre une « intuition sensible » et ainsi en faire une véritable
connaissance. Il y a bien une intuition du « moi », on l'a vu, qui est l'expérience
intérieure de la temporalité de la pensée, mais cette intuition n'est jamais
« subsumée » sous le concept pur du sujet ou du « je » transcendantal, elle
reste irrémédiablement particulière.
Le rapport entre concept et intuition, dans le cas du sujet lui-même, forme
donc une sorte de négatif, ou d'image inversée, de ce que Kant appelle par
ailleurs la « vérité transcendantale », c'est-à-dire les conditions de possibilité de
la connaissance : au lieu d'une « synthèse » du concept et de l'intuition, ou
d'une « subsomption » de l'intuition sous le concept, qui permet de déterminer
le concept et de soumettre l'intuition à des règles générales, on a une
disjonction irrémédiable du concept et de l'intuition, d'autant plus frappante
que tous deux se présentent ici comme des formes de « conscience ». On peut
donc dire aussi que la conscience, tout en étant « conscience de soi », reste
séparée d'elle-même, en ce sens qu'elle ne devient jamais connaissance de soi.
Cette conclusion est d'autant plus frappante que Kant n'a cessé de se référer à
Descartes, pour qui la connaissance du « moi pensant » et de sa nature est la
première certitude, sur laquelle se fonde toute la science. On peut dire aussi
que se trouve illustrée aux dépens de Descartes une thèse fondamentale de la
philosophie critique : la vérité ne se boucle pas sur elle-même, nous n'avons
pas de connaissance vraie de ce qui est la condition de possibilité de toute
vérité des connaissances, à savoir le sujet ou la conscience.
C'est précisément ce défaut ou ce manque qui incite la conscience à se
« projeter » elle-même comme substance (ou comme âme simple, immatérielle,
etc.) à partir de pures caractéristiques formelles. « Or l'être (das Wesen) qui
pense en nous prétend se connaître lui-même par des catégories pures … »
(A 401). D'une certaine façon elle a raison, mais elle n'a pas les moyens de ses
ambitions : si la conscience pouvait se connaître (connaître son « être » ou
Kant critique du « paralogisme » de Descartes 31

« l'être qui pense en nous », étonnante formule), elle se connaîtrait bien comme
substance, i.e. elle connaîtrait le rapport de toutes ses activités à un même
substrat, à une même cause. Mais ce n'est pas le cas.
Cependant plus loin (dans la section intitulée « But de la dialectique
naturelle de la raison », dans l'Appendice à la dialectique transcendantale),
Kant fera encore un pas de plus et expliquera qu'il est légitime de faire comme
si nous savions effectivement en quoi l'âme est une substance, ou en quoi
toutes les activités de la raison se rattachent à une faculté unique, capable de
s'affecter elle-même, ou de se percevoir elle-même dans le « sens interne ».
C'est là une hypothèse ou une « idée régulatrice », qui non seulement n'a rien
d'absurde, mais sert les intérêts de la raison en général (intérêts théoriques,
intérêts pratiques). De ce point de vue l'erreur de Descartes relèverait de la
présomption plutôt que de la perversion intellectuelle ...
Il n’est pas sans intérêt de relever ici les différences entre les deux éditions
de la Critique de la raison pure, car elles illustrent bien la difficulté de fond
qui, peut-être, subsiste dans la position de Kant. La deuxième édition de la
Critique simplifie considérablement l'exposé : elle garde toute la critique
initiale de la « subreption de la conscience », ou de la fausse représentation du
sujet en tant que chose ou substance, mais elle abrège l'exposé des quatre
paralogismes en les ramenant à des aspects d'un seul et unique raisonnement
illusoire. Surtout elle conclut d'une façon bien plus nette dans le sens d'une
« solution morale » de l'aporie théorique relative à la connaissance du sujet par
lui-même. La première édition disait, on vient de le voir : l'intuition temporelle
du moi ne peut être subsumée sous le concept du « je pense » transcendantal,
condition universelle et formelle de la connaissance. La deuxième édition
prend la question dans l'autre sens : la forme du « je pense » ne suffit pas à
déterminer notre existence concrète. Mais il n'est pas interdit de penser qu'une
conscience qui, tout en restant absolument pure et universelle, serait capable de
déterminer des actions sensibles, nous permettrait ainsi de nous connaître nous-
mêmes pratiquement comme sujets : or tel est justement le cas de la conscience
morale (Gewissen) que Kant, jouant sur les deux mots allemands disponibles,
définit comme une « conscience de la loi morale » (Bewusstsein des
moralischen Gesetzes) qui est en même temps conscience de notre liberté. La
morale réussit donc là où la métaphysique avait échoué : elle nous permet de
savoir que nous sommes une âme.
Ces transformations sont en relation avec toute une série de remaniements
dans l'ensemble de la Critique. Pour une part, les développements abrégés dans
les « Paralogismes » sont reportés ailleurs (ainsi la « Réfutation de
l'idéalisme »). Mais pour une part aussi, il s'agit de transformations profondes.
Ainsi dans le contenu et la forme d'exposition de la « Déduction
transcendantale », qui cesse de se référer à des « facultés» distinctes de l'esprit
et devient une pure théorie de la « conscience de soi » et de sa fonction de
modèle ou d'origine pour toutes nos connaissances. Ou encore dans
l'adjonction à l'Esthétique transcendantale d'une importante note (B 66-69, tr.
cit. p. 806 sq.) dans laquelle la « perception de soi-même » en tant que
perception soumise à la condition phénoménale du temps, est nettement
distinguée de toute intuition intellectuelle, telle que - implicitement - le cogito
cartésien.
32 Étienne BALIBAR

Reste à soulever une difficulté qui peut-être subsiste. Elle concerne la


référence même au terme « Je ». Ce ne peut être un hasard si Kant insiste
tellement sur l'emploi de ce terme (dont il fait un concept, sous la forme du « je
pense »). C'est là évidemment son lien le plus fort avec Descartes, et il en est
bien conscient (c'est aussi pourquoi il est si important à ses yeux de critiquer
Descartes ou de le rectifier). Le concept même d'un sujet (sujet conscient et
sujet de la connaissance) est absolument inséparable de son énoncé « en
première personne », ce qui revient à dire que le sujet ne peut que s'énoncer
lui-même. Cependant on peut avoir le sentiment que Kant passe subrepticement
de l'idée du « vide de la représentation du je » à celle, tout autre, de la
« représentation d'un je vide », voire même de la « représentation du je comme
vide », le vide qui se creuse dans la pensée et qu'aucune intuition ne vient
vraiment combler.
Cette difficulté peut encore s'exprimer sous la forme de trois questions :
a) est-ce que l'identification de la conscience à une conscience de soi
s'accommode de l'idée que, pour la pensée (du moins la nôtre), le « soi» est et
doit rester une notion vide, purement formelle ?
b) est-ce que le véritable je, celui qui précisément s'énonce comme
« première personne », ou qui dit « je », est du côté de la conscience trans-
cendantale, ou du côté de la conscience empirique, c'est-à-dire temporelle ?
c) est-ce que, pour garantir son universalité, Kant n'a pas eu tendance, tout
en conservant le nom de « Je », à le remplacer pratiquement par des notions
impersonnelles telles que, précisément, le vide, la forme d'unité, le simple (en
face du « multiple » des objets et des prédicats de la pensée) ?
On voit l’intérêt qu’il y aurait maintenant à retourner à la façon dont
Descartes lui-même avait théorisé le « je » du « je pense » et/ou « je suis »9.

RÉFÉRENCES
Adler, H. (1988). Fundus animae – Der Grund der Seele. Zur Gnoseologie des Dunklen
in der Aufklärung, Deutsche Vierteljahresschrift für Literaturwissenschaft und
Geistesgeschichte, 62 H.2, pp. 197-220.
Arnauld, A. (1683). Des vraies et des fausses idées. Réédition. Paris, Fayard, Corpus des
philosophes de langue française, 1995.
Balibar, E. (2004). articles « Âme/Esprit » , « Conscience » , « Sujet » (avec A. de
Libera & B. Cassin), Vocabulaire Européen des philosophies, sous la direction de
B. Cassin. Paris, Éditions du Seuil/Le Robert.
Balibar, E. (2011). Citoyen Sujet et autres essais d’anthropologie philosophique. Paris,
Presses Universitaires de France.

9
De nombreuses et remarquables études ont été consacrées à cette question. Je me
permets de signaler mes propres contributions : dans l’édition de Locke, citée supra
(introduction) ; et dans ma conférence : « Ego sum, ego existo : Descartes au point
d'hérésie », Communication à la Société française de philosophie, 22 février 1992 (in
Balibar 2011).
Kant critique du « paralogisme » de Descartes 33

Balibar, E. (1998). Identité et différence Identité et différence. Le chapitre II, xxvii de


l'Essay concerning Human Understanding de Locke. L'invention de la conscience.
Paris, Éditions du Seuil (traduction, introduction et commentaire).
Baschera, M. (1989). Das dramatische Denken, Studien zur Beziehung von Theorie und
Theater anhand von I. Kants “Kritik der reinen Vernunft” und D. Diderots
“Paradoxe sur le comédien”, Heidelberg, Carl Winter-Universitätsverlag.
Descartes, R. (1641) Meditationes de Prima Philosophia (trad. Méditations
métaphysiques). In F. Alquié (éd.) Œuvres philosophiques, vol. II. Paris, Garnier,
1967.
Kant I. Œuvres philosophiques. F. Alquié (éd.). Paris, Gallimard, Bibliothèque de la
Pléiade, vol. I, 1980.
Leibniz, G. W. Opuscules philosophiques choisis, P. Schrecker (éd.). Paris, Vrin,
1962
Locke, J. An Essay Concerning Human Understanding. Edited with an Introduction by
P. H. Nidditch. Oxford, Oxford University Press, 1975 (reprinted 1990).
Longuenesse, B. (2006). Cogito Kantien et Cogito Cartésien,. In Descartes en Kant,
sous la direction de M. Fichant & J.-L. Marion. Paris, Presses Universitaires de
France.
Longuenesse, B. (2008). Kant’s “I think” versus Descartes’ “I am a thing that thinks”
(with a reply by J.-M. Beyssade). In D. Garber & B. Longuenesse (éds.), Kant and
the Early Moderns. Princeton, Princeton University Press.

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