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ÉTAT ET GÉNÉALOGIE DE LA GUERRE :

L’HYPOTHÈSE DE LA « MACHINE DE GUERRE »


DE GILLES DELEUZE ET FÉLIX GUATTARI

Guillaume SIBERTIN-BLANC°

On examine dans cet article une problématisation des rapports entre la guerre
et l’État, à la lumière de l’hypothèse de la « machine de guerre » proposée par Gilles
Deleuze et Félix Guattari dans Mille plateaux, et dont ils attendent : une analyse des
procédures par lesquelles les appareils d’État, en « capturant » des forces sociales qui
leur sont hétérogènes, constituent et reproduisent leur puissance concrète
d’administration, de contrôle et de répression dans l’organisation immanente de la
praxis sociale ; une articulation de cette « hétérogenèse » de la puissance d’État à une
généalogie de la guerre comme mode d’action étatique spécifique ; un renouvellement
des catégories marxistes d’appareil et de pouvoir d’État, d’accumulation primitive et
de capitalisme d’État, à la lumière du rôle de l’économie de guerre dans le
développement du capitalisme.

Mots-clés : pouvoir d’État, appareils d’État, guerre, capitalisme, généalogie.

1. Introduction

Nous envisagerons ici la problématisation que Deleuze et Guattari


proposent des rapports entre la guerre et l’État à la lumière de la
notion de « machine de guerre » qu’ils construisent, en 1980, dans le
douzième des Mille plateaux1. D’un point de vue simplement nominal,
cette notion désigne, pour des formations sociales qui peuvent être
très diverses tant par leur structure et leurs objectifs (bande, société
secrète, confrérie religieuse, association professionnelle, organisation
commerciale, etc.) que par les composantes qu’elles agencent
(techniques, scientifiques, artistiques, linguistiques, écologiques,

°
Moniteur, université Lille III-Charles-de-Gaulle, UMR « Savoirs et textes ».
1. G. Deleuze, F. Guattari, Mille plateaux, Paris, Minuit, 1980 (abrégé MP), « 12.
1227 – traité de nomadologie : la machine de guerre », p. 434-527.

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économiques, religieuses, etc.), un rapport d’extériorité par rapport


à l’organisation étatique d’une société donnée. Un groupe quelconque
« fait » machine de guerre, non pas lorsqu’il prend la guerre pour but,
mais lorsqu’il devient hétérogène aux appareils d’État et à leurs
procédures d’administration et de contrôle du champ social. C’est
sous cette polarité appareils d’État / extériorité des États, que, dès
1973, Deleuze avait introduit l’expression de machine de guerre pour
énoncer un « problème politique direct » : celui d’un mode de
composition des groupes requis pour l’action révolutionnaire, qui ne
se calque pas sur la forme officielle d’un parti, qui ne mime pas
l’organisation d’un appareil d’État2. Mais l’intérêt du douzième
« plateau » est de passer du mot d’ordre à la notion théorique par une
élaboration conceptuelle qui entend renouveler la compréhension
marxiste du pouvoir et des « appareils répressifs » d’État. Plus
précisément, il s’agit de produire une théorie de la guerre, comme
manifestation du pouvoir d’État, qui ne présuppose pas une
« localisation » du pouvoir répressif d’État dans des corps
institutionnalisés (police, armée)3, mais qui rende compte de la
constitution d’un tel pouvoir à travers les interactions entre l’État et
les forces sociales qui lui échappent ou tendent à se retourner contre
lui. Le concept de « machine de guerre » s’inscrit ainsi dans le cadre
d’une généalogie de la guerre qui est en même temps une hétérogenèse de
la puissance étatique.
Pour expliciter les attendus d’une telle problématique, nous
verrons tout d’abord comment Deleuze et Guattari sont amenés à
formuler l’hypothèse de la machine de guerre à partir d’une mise en
question du rapport entre la guerre et l’État. L’originalité de leur
approche est d’alimenter leur théorie philosophique de l’État à un
détour par les sciences humaines. Celui-ci leur permet de suspendre le

2. G. Deleuze, « Cinq propositions sur la psychanalyse », L’île déserte et autres textes,


Paris, Minuit, 2002, p. 389-390 : « Jusqu’ici […] les partis révolutionnaires se sont
constitués comme des embryons d’appareils d’État, au lieu de former des
machines de guerre irréductibles à de tels appareils. »
3. Deleuze et Guattari veulent faire droit à la critique foucaldienne du « postulat de
la localisation » selon lequel « le pouvoir serait pouvoir d’État, il serait lui-même
localisé dans un appareil d’État, au point que même les pouvoirs “privés”
n’auraient qu’une apparente dispersion et seraient encore des appareils d’État
spéciaux » (G. Deleuze, « Écrivain non : un nouveau cartographe », Critique,
t. XXXI, n° 343, déc. 1975, p. 1209).

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présupposé selon lequel la guerre serait intrinsèquement une affaire


d’État (décidée et orchestrée par des États, opposant des États entre
eux…), et sur lequel risque de buter une problématisation
généalogique de la guerre d’emblée informée dans des solutions
alternatives : qu’est-ce qui, de l’État ou de la guerre, est premier ? Est-
ce la guerre qui produit l’État ? ou bien est-ce l’État qui génère la
guerre ? Contre quoi Deleuze et Guattari instrumentent trois
domaines d’analyse, l’ethnologie, l’histoire des mythes, et l’histoire de
l’Antiquité, qui leur présentent l’intérêt d’exhiber l’irréductibilité de la
guerre au monopole étatique de la violence physique, l’antinomie,
même, entre la guerre et sa monopolisation par un appareil de
pouvoir distinct du champ social. Ces trois régimes de discours leur
permettent ainsi de poser le problème d’une généalogie de la guerre
comme mode spécifique d’action étatique, mais aussi d’envisager la
possibilité d’une « autonomisation » des forces guerrières par rapport
à l’organisation étatique du champ social, c’est-à-dire la possibilité
d’un agencement de ces forces dans des formations extérieures aux
États. Nous verrons alors, en second lieu, comment Deleuze et
Guattari envisagent les procédures par lesquelles les États constituent
leur puissance militaire en s’appropriant ces forces extérieures
– procédures d’appropriation en apparence non répressives puisque
la puissance de répression devrait au contraire en découler. C’est
l’acception nietzschéenne de la généalogie, non pas comme
développement évolutif d’une forme mais comme processus de
capture de forces hétérogènes, que retiennent ici Deleuze et Guattari. En
redéfinissant les appareils d’État comme « appareils de capture », il
s’agit de décrire la manière dont les États produisent et reproduisent
leur puissance concrète de répression dans l’organisation immanente
du champ social et des pratiques sociales. Généalogie de la guerre et
hétérogenèse de la puissance répressive d’État doivent alors être
articulées au développement du capitalisme d’État, pour faire
apparaître, nous le verrons, l’intrication du développement industriel
et de l’essor moderne des économies de guerre.

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2. Les mécanismes guerriers, leur irréductibilité au pouvoir


d’État, leur autonomisation possible dans des « machines
de guerre »

En premier lieu, Deleuze et Guattari s’appuient sur les thèses


fameuses de Pierre Clastres sur « la société contre l’État », soutenant
que la guerre dans les sociétés primitives amérindiennes, loin de
produire l’État, conjure sans cesse son apparition4. Partant du constat
très ancien d’une omniprésence paradoxale de la guerre dans des
sociétés qui exercent cependant un contrôle aigu sur toutes les formes
de violence, et qui en contiennent les effets destructeurs par de
nombreux mécanismes de codification et de ritualisation5, Clastres
entend montrer que la guerre primitive entre groupes rivaux n’est pas
l’ébauche imparfaite ou mal différenciée d’une politique extérieure.
Codée par des « mécanismes collectifs diffus », la guerre assume une
fonction précise qui participe directement à la conservation et à la
cohésion interne du groupe social. En effet, loin de requérir ou
d’entraîner une concentration du pouvoir, la guerre « maintient
l’éparpillement et la segmentarité des groupes »6. Loin d’être
provoquée par le morcellement des groupes, elle vise à produire et
reproduire ce morcellement. Elle en est autant la cause que l’effet, et
révèle ainsi, selon Clastres, une « intentionnalité sociologique » des
sociétés primitives7 : en maintenant une logique centripète, en
renouvelant perpétuellement l’éclatement et la distance entre les
groupes sociaux, les guerres que ceux-ci se livrent empêchent la
formation d’un appareil de pouvoir de type étatique, d’un « organe
séparé du pouvoir politique »8 qui s’imposerait à une pluralité de
communautés initialement distinctes et autonomes. De cette

4. P. Clastres consacre deux études à ces mécanismes guerriers : « Archéologie de la


violence : la guerre dans les sociétés primitives » (1977) et « Malheur du guerrier
sauvage » (1977), Recherches d’anthropologie politique, Paris, Seuil, 1980.
5. « Archéologie de la violence… », p. 171-173.
6. MP, p. 442.
7. « Archéologie de la violence… », p. 188 : « La guerre est à la fois la cause et le
moyen d’un effet d’une fin recherchées, le morcellement de la société primitive. »
8. Ibid., p. 206.

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irréductibilité des mécanismes guerriers à un pouvoir de type


étatique, de cette antinomie entre la formation d’un pouvoir disposant
du monopole de la violence physique légitime et les mécanismes
primitifs de valorisation de la guerre, de codification et de
ritualisation de sa mise en œuvre, Deleuze et Guattari tirent la
conséquence du point de vue de la théorie de l’État : le lien de l’État à
la guerre n’est pas analytique ; la guerre, comme mode d’action
étatique, est un résultat qui doit être expliqué.
Or, ce constat leur semble généralisable sur la base d’autres
matériaux. Suivant une démarche déjà proposée par François
Châtelet, ils croisent l’étude ethnologique avec l’étude historienne
pour dégager une irréductibilité première des mécanismes guerriers
par rapport aux formes de souveraineté de la Grèce classique, et la
nécessité historique d’une appropriation de ces mécanismes selon les
règles de la cité9. À l’appui de cette thèse, viennent notamment les
études de Jean-Pierre Vernant et Marcel Détienne sur la disparition
globale des corps guerriers spécialisés, de leurs techniques propres, de
leurs rites qui, sous Périclès, se trouvent assimilés à la formation plus
générale qu’est la paidéia et à des systèmes d’épreuves et de serments
dont la valeur est fondamentalement civique et non guerrière10. Ces
travaux montrent ainsi dans la politique militaire des cités grecques
une tentative pour « nier toute forme de spécialisation militaire, faire
disparaître tout souvenir, ou toute tentative d’autonomie de la
fonction guerrière »11, pour inscrire les mécanismes guerriers dans le
plus strict prolongement de l’organisation civique qui doit en
constituer l’unique plan de référence, et en somme, pour annuler ce
fait constaté par Francis Vian en une formule synthétique : le guerrier
« n’est pas […] organiquement lié à l’État ».

9. F. Châtelet propose en effet d’étudier l’organisation politique de la cité athénienne


aux Ve et IVe siècles, à la lumière des thèses de P. Clastres sur les sociétés
primitives. Critiquant la thèse selon laquelle l’État moderne trouverait son origine
dans la cité athénienne, il montre comment les institutions athéniennes visent au
contraire à conjurer la formation d’un appareil de pouvoir de type étatique. Voir
F. Châtelet, « La Grèce classique, la raison, l’État », En marge. L’Occident et ses
autres (collectif), Paris, Aubier Montaigne, 1978, p. 197-213. Voir aussi MP, p. 539.
10. À Athènes, par exemple, sur le rituel de la « tournée des sanctuaires », ou le
serment des éphèbes à Hestia, symbole de la cité, et aux « Bornes de la Patrie »,
voir M. Détienne, « La phalange : problèmes et controverses », in J.-P. Vernant
(dir.), Problèmes de la guerre en Grèce ancienne, Paris, Seuil/EHESS, 1999, p. 168.
11. Ibid., p. 170.

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Or, cette tentative d’intégration politique totale des mécanismes


guerriers conduit rapidement à l’échec ; et quand les cités grecques y
renoncent, dès le IVe siècle, elles retrouvent le problème qui se posait
déjà dans la période préclassique et que les historiens rencontrent,
plus lointainement encore, dans les monarchies minoennes et
mycéniennes et dans les grands empires d’Asie mineure et de
Mésopotamie. Aussi loin que l’on remonte dans l’histoire des
premières formations étatiques, avant même toute trace
d’organisation militaire différenciée, on rencontre, selon Jacques
Harmand, des phénomènes guerriers qui bouleversent les empires et
parfois les brisent, phénomènes que l’on ne peut guère expliquer que
par des facteurs démographiques et écologiques, mais non pas
politiques12. Or, deux points retiennent particulièrement l’attention de
Deleuze et Guattari, l’un concernant la forme conflictuelle de ces
phénomènes, l’autre, leur forme institutionnelle. D’une part, si l’on
définit la guerre comme une entreprise qui « se propose
l’anéantissement ou la capitulation de forces ennemies », alors ces
phénomènes guerriers n’ont pas à proprement parler la guerre pour
objet, mais prennent les formes distinctes du pillage ou de la razzia13.
D’autre part, si les empires ne cessent à l’évidence de s’affronter, et de
mener les uns contre les autres leurs guerres de conquête, se posent
alors indissociablement les problèmes liés à ces « apatride[s]
dépourvu[s] de tous droits civiques » que sont les mercenaires, à leur
assujettissement, à leur rémunération et, d’une manière générale, au
contrôle territorial de ces groupes guerriers que les États ne peuvent
s’aliéner que ponctuellement sans réduire les menaces de passage à
l’ennemi, de razzias sur les villages et les petites villes, etc.14 L’intérêt
des problèmes posés par le mercenariat est là encore, pour Deleuze

12. J. Harmand, La guerre antique de Sumer à Rome, Paris, PUF, 1973, p. 11-47.
13. MP, p. 519. C’était déjà vrai des mécanismes guerriers des sociétés primitives
selon Clastres, dont on a vu qu’ils ne visaient pas une capitulation et une
domination, mais au contraire une distance sociale sans cesse réaffirmée.
14. « Pour les mercenaires et les hommes à gages que nous voyons tout prêts à se
mettre au service du premier venu, il n’y a pas de danger qu’on les trouve
prenant part à la fonction royale » (Platon, Politique, 290 a). Sur le mercenariat à
l’époque hellénistique, voir M. Launey, Recherches sur les armées hellénistiques,
Paris, de Boccard, 1949-1950, 2 tomes ; et P. Lévêque, « La guerre à l’époque
hellénistique », Problèmes de la guerre…, en particulier p. 341-348. Sur ce problème
aux époques antérieures, voir A. Aymard, « Mercenariat et histoire grecque »,
Études d’histoire ancienne, Paris, PUF, 1967, p. 487-498.

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et Guattari, de signaler la grande singularité d’une fonction guerrière


en tension permanente avec la souveraineté qui tente de se
l’approprier pour mener ses propres entreprises de guerre.
Dans les thèses de Clastres comme dans ces études historiennes,
Deleuze et Guattari trouvent une confirmation positive des données
idéologiques recueillies par les traditions mythologiques indo-
européennes15. Selon Georges Dumézil, la structure conceptuelle des
mythes indo-européens articule trois pôles, comme trois fonctions
fondamentales de toute société : en premier lieu, une fonction de
souveraineté (elle-même double, sous les figures distinctes mais
complémentaires, d’une part, d’un souverain tout puissant exerçant
son pouvoir par « lien magique », capture immédiate, ou comme dit
Dumézil, par « nœud », et d’autre part, d’un souverain-législateur
exerçant son pouvoir par alliance et non plus par lien, par pacte et
contrat et non plus par capture) ; en second lieu, une fonction
guerrière ; enfin, une fonction économique (relative aux climats et à la
fertilité des sols, à la santé et à la fécondité des femmes, au commerce
et aux constructions)16. Or, des analyses de Dumézil, Deleuze et
Guattari retiennent l’hétérogénéité singulière de la deuxième fonction
dans le système fonctionnel, et son irréductibilité à la fonction de
souveraineté. Des deux pôles de la souveraineté, le pôle despote et le
pôle législateur, Varuna et Mitra dans la tradition védique, Ouranos et
Zeus dans la mythologie grecque, Romulus et Numa dans
l’annalistique romaine, ni les uns ni les autres ne font la guerre. Les
divinités du premier pôle apparaissent bien comme des êtres
belliqueux, mais cela s’exprime seulement par une pure violence
débridée, incontrôlée. Les autres sont à l’inverse des souverains
pacifiés et pacificateurs qui ne mènent pas la guerre mais
s’approprient l’armée « en la soumettant à des règles institutionnelles
et juridiques qui n’en font plus qu’une pièce de l’appareil d’État »17.

15. Pour la question de la fonction guerrière et de ses rapports à la souveraineté, voir


G. Dumézil, Mitra-Varuna, Paris, Gallimard, 1948 (2e édition) ; et Heur et malheur
du guerrier, Paris, Flammarion, 1985 (2e édition augmentée).
16. Sur cette idéologie trifonctionnelle de la pensée indo-européenne, voir par
exemple Mythe et Épopée I, Paris, Gallimard (Quarto), 1995, p. 274.
17. MP, p. 435. Ainsi Numa se donne pour tâche de substituer l’accord contractuel au
conflit belliqueux, « de déshabituer les Romains à la guerre » en imposant les
règles et les « formes qui empêchent ou limitent la violence » (Mythe et Épopée I,
p. 275), et en instituant les prêtres fetiales pour veiller au respect de ces formes. De

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Surtout, les figures de la fonction guerrière revendiquent elles-mêmes


cette irréductibilité, et une insubordination permanente. Les hymnes
védiques témoignent avec persistance des affronts qu’Indra lance à
Varuna, et de ses prétentions à abolir la puissance du souverain
despote. Aussi les prêtres postvédiques de la réforme zoroastrienne
n’auront de cesse de condamner son obstination à rompre les alliances
du dieu législateur, les pactes de Mitra18. De même, le troisième roi
préétrusque, Tullus, apparaît comme un « scandale vivant », « roi
impie » dont l’histoire prend fin dans « la terrible revanche que
Jupiter, le maître des grandes magies, exerce contre ce roi trop
purement guerrier, qui l’a si longtemps ignoré »19. Traître, intriguant,
affirmant une indépendance absolue, excédant toute mesure, ne
respectant aucun droit, se refusant aux liens du souverain, destructeur
à la mesure de sa seule puissance, le guerrier, sous ces diverses figures
idéologiques, paraît chaque fois irréductible au pouvoir souverain,
insoumis à son contrôle et à ses fins.
De la convergence entre ces trois régimes de discours, Deleuze et
Guattari extraient un unique problème, celui d’une autonomisation
possible des mécanismes guerriers20 dans des formations sociales
originales qui n’expriment plus seulement la tension de la fonction
guerrière par rapport à la fonction de souveraineté, mais qui affirment
leur hétérogénéité radicale par rapport aux formations étatiques. Ce
problème trouve sa formulation la plus générale dans le travail de
Dumézil. En effet, la position d’une structure conceptuelle qui articule
et coordonne trois fonctions repose sur la subordination des deux
dernières fonctions à la première. C’est la fonction double de la
souveraineté qui commande la forme structurelle de l’ensemble, c’est-
à-dire qui détermine la fonctionnalité même des deux autres éléments.
Mais tout le problème posé par la fonction guerrière, on l’a vu, est
d’échapper sans cesse aux pôles de la souveraineté et, par là même,
d’échapper à sa propre fonctionnalité en même temps qu’au cadre
théorique de Dumézil. Le problème de l’autonomie des mécanismes
guerriers se pose alors en ces termes : comment définir positivement
les groupes guerriers, dès lors qu’ils échappent à cette fonctionnalité

même, Mars n’est pas un dieu guerrier mais un dieu « juriste de la guerre ».
18. Heur et malheur du guerrier, p. 44-53.
19. Mythe et Épopée I, p. 280, et Heur et malheur du guerrier, p. 47-58.
20. Voir MP, p. 535-536.

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que leur impose la fonction de souveraineté ? Comment dépasser la


caractérisation négative (insoumission, traîtrise, démesure) qu’on en
donne du point de vue de la cohérence structurale – qui est en même
temps celui de la souveraineté –, par une appréhension positive des
agencements sociaux qu’ils actualisent ?
Or, Deleuze et Guattari retrouvent un problème similaire dans les
dernières pages de « La société contre l’État », lorsque Clastres,
confronté au problème de l’origine de l’État, propose un certain
nombre d’hypothèses relatives à l’évolution démographique ou à des
perversions des institutions relatives à la guerre et à la chefferie21. Il
décrit alors un dernier mécanisme permettant de conjurer l’apparition
d’un organe séparé du pouvoir : le prophétisme, « la prédication
enflammée de certains hommes qui, de groupe en groupe, appelaient
les Indiens à tout abandonner pour se lancer à la recherche de la Terre
sans Mal, du paradis terrestre », lançant les Indiens par milliers dans
de « folles migrations » « en quête de la patrie des dieux »22. Mais ce
prophétisme, que Clastres comprend comme « la tentative héroïque
d’une société primitive pour abolir le malheur dans le refus radical de
l’Un comme essence universelle de l’État », ne peut apparaître comme
un « mécanisme social » de conjuration au sens entendu
précédemment. Car s’il parvient à conjurer la formation de l’État, c’est
en menant la société primitive à sa propre destruction. Il ne compense
la perversion de la chefferie qu’« au prix d’un quasi-suicide collectif »,
en condamnant « à mort [les] structures de la société et […] son
système de normes »23. Dès lors, il faut un autre nom à ce nouveau
phénomène, qui atteste de cette autonomisation des mécanismes
guerriers par rapport au champ social : ce que Clastres appelle la
« machine prophétique »24. Or, si le texte de Clastres nous laisse sur la
vision d’une telle machine, et des vastes migrations qu’elle soulève,
c’est pour des raisons nullement contingentes mais qui tiennent au

21. Selon les ethnographes des tribus Tupi-Guarani, au XVe siècle,


« incontestablement se développait, dans ces sociétés, un processus, en cours sans
doute depuis fort longtemps, de constitution d’une chefferie dont le pouvoir
politique n’était pas négligeable » (P. Clastres, La société contre l’État, Paris, Minuit,
1974, p. 182).
22. Ibid., p. 183.
23. Ibid., p. 185.
24. Sur le rapprochement de la « machine prophétique » avec la machine de guerre,
voir MP, p. 444 et 476.

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discours même de l’ethnologue : comment décrire positivement cette


autonomisation des mécanismes guerriers par rapport à leur substrat
social ? Le changement d’objet impose aussitôt l’élaboration de
nouveaux outils d’analyse pour saisir les formations qui se constituent
à même ce mouvement migratoire, et qui échappent aux réquisits
structuralistes de compréhension de la cohésion sociale primitive.

3. Les appareils d’État comme « appareils de capture »


et le problème de l’accumulation primitive de la puissance
militaire

Ces deux thèses – il y a des mécanismes guerriers irréductibles


à l’ordre de la souveraineté, et ces mécanismes peuvent s’autonomiser
dans une machine de guerre – permettent de problématiser l’objet
« guerre » simultanément sur deux plans. D’une part, elles conduisent
Deleuze et Guattari à mettre en question la pertinence de la guerre
pour définir les formations de machine de guerre ; elles posent donc le
problème de la description des agencements propres à ces formations,
indépendamment de la guerre qui apparaît seulement comme le but
qu’un État leur assigne lorsqu’il se les approprie et se les subordonne. Mais
d’autre part, elles font de la guerre un facteur exogène des formations
étatiques elles-mêmes ; elles posent alors le problème de savoir sous
quelles conditions la guerre intervient comme facteur de constitution
et de développement des formations étatiques dans l’histoire :

La machine de guerre n’explique rien ; car ou bien elle est


extérieure à l’État, et dirigée contre lui ; ou bien elle lui
appartient déjà, encastée ou appropriée, et elle le suppose. Si
elle intervient dans une évolution de l’État, c’est donc
nécessairement en conjonction avec d’autres facteurs internes
[…] ; l’organisation de la guerre n’est facteur d’État que si elle
lui appartient. Ou bien l’État ne comporte pas de machine de
guerre (il a des policiers et des geôliers avant d’avoir des
soldats), ou bien il en comporte, mais sous forme d’institution
militaire ou de fonction publique.25

25. MP, p. 531-532. Sur la distinction entre l’« encastement » de la machine de guerre
et son « appropriation », voir p. 522 et 529.

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L’idée de machines de guerre autonomes impose de subordonner


le rôle du facteur exogène de la guerre à des facteurs endogènes ou
« internes », dont dépendent, et l’appropriation de la machine de
guerre, et la constitution d’une puissance étatique de guerre. Or, des
facteurs ne peuvent être déterminés comme internes qu’en fonction
d’ « un milieu d’intériorité » ou d’une « unité de composition, malgré
toutes les différences d’organisation et de développement des États »
(p. 532). Cette unité de composition n’est pas comprise comme une
essence abstraite. Elle est définie, à partir d’une reprise critique du
problème de l’origine de l’État, par une opération dite de « capture »
présupposée tant par les diverses formes d’organisation que par leur
mise en rapport dans une unité de « développement ». En effet, ce qui
doit être expliqué, selon Deleuze et Guattari, ce n’est pas une
hypothétique origine de l’État, mais, au contraire, le fait que l’État
paraît sans origine, se présupposant sans cesse lui-même, ou
autrement dit, que ses facteurs internes ne soient eux-mêmes possibles
qu’en présupposant déjà son existence26. Rendre compte de « l’unité
de composition » des États, ce n’est pas dresser la liste de leurs
propriétés essentielles, de leurs attributs anhistoriques ; c’est rendre
intelligible ce mouvement d’auto-présupposition par lequel, d’une
part, des propriétés peuvent être appréhendées justement comme
« essentielles », c’est-à-dire rapportées à l’État comme essence ou
« milieu d’intériorité » préexistant, d’autre part, une histoire des États
devient pensable comme développement ou déploiement intérieur de
leurs formes ou « moments » :

Non seulement, comme disait Hegel, tout État implique « les


moments essentiels de son existence en tant qu’État », mais il y
a un unique moment au sens de couplage des forces, et ce
moment de l’État, c’est capture, lien, nœud, nexum, capture
magique. (p. 575)
Si l’on appelle « capture » cette essence intérieure ou cette unité
de l’État, nous devons dire que les mots de « capture magique »
décrivent bien cette situation, puisqu’elle apparaît toujours
comme déjà faite et se présupposant. (p. 532)

26. « C’est pourquoi les thèses sur l’origine de l’État sont toujours tautologiques »
(p. 532).

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Empruntée aux analyses de Dumézil sur la fonction de


souveraineté dans les mythologies indo-européennes, la notion
de « capture » relève d’un discours « hors-temps » adéquat à ce
mouvement de présupposition à soi par lequel l’État semble toujours
déjà là, déjà requis par son propre commencement et son évolution
dans l’histoire. Elle désigne la violence propre à un « Dieu-lieur » ou à
un « empereur terrible et magicien » qui, au moment même où il
surgit sur le champ de bataille, paralyse d’un seul regard pétrifiant ses
adversaires, et se soumet d’un coup toutes les forces guerrières en
présence (p. 528-530). Pour autant, Deleuze et Guattari ne renoncent
pas à thématiser positivement cette opération de capture. En premier
lieu, ils reprennent la description marxiste du mode de production
asiatique, dont ils dégagent les principaux facteurs internes de l’État
compris sous le paradigme « despotique ». Suivant les travaux
archéologiques de Gordon Childe et l’étude de Karl Wittfogel sur les
« États hydrauliques », l’impôt, l’organisation du surtravail et la rente
sont de tels facteurs, dans la mesure où ils fixent les corrélats
fondamentaux de la constitution d’un stock dont dépendent la
formation d’une administration d’État et la différenciation de
fonctions publiques, l’entretien d’un fonctionnariat et de corps
spécialisés (artisans métallurgistes, commerçants)27.
Mais en second lieu, Deleuze et Guattari problématisent cet
enchaînement en intégrant les études de Marshall Sahlins et de Pierre
Clastres sur l’économie des sociétés sans État28. Ils en retiennent la
thèse principale selon laquelle l’apparition d’un surplus potentiel et la
formation d’un stock d’État ne peuvent être expliquées par le
développement des forces et moyens de production, là où des
dispositifs empêchent l’autonomisation de l’activité productive par
rapport aux besoins sociaux et rendent ainsi impossible l’appréciation
quantitative abstraite d’une productivité en général, l’apparition d’un
surtravail et d’un surproduit stockable (p. 612-613). S’il est vrai que le
stock implique une forme de rente, celle-ci implique à son tour la

27. MP, p. 534 et 561. Voir G. Childe, L’Europe préhistorique, les premières sociétés
européennes, S.-M. Guillemin (trad.), Paris, Payot, 1962 ; K. Wittfogel, Le despotisme
oriental, Paris, Minuit, 1957.
28. M. Sahlins, Âge de pierre, âge d’abondance, T. Jolas (trad.), Paris, Gallimard, 1976 ;
Préface de P. Clastres, « L’économie primitive » (1976), rééditée dans Recherches
d’anthropologie politique.

288
Astérion, n° 3, septembre 2005

possibilité d’une évaluation différentielle des rendements de la terre


selon « la coexistence de territoires exploités simultanément »
(agriculture extensive), ou selon « la succession des exploitations sur
un seul et même territoire » (agriculture intensive)29 ; or,
l’entrecroisement des segmentarités lignagères et territoriales
maintient une hétérogénéité qualitative des territoires qui conjure la
possibilité d’une telle comparaison (p. 548-551). De la même manière,
le stock, sa conservation ou sa reconstitution impliquent
l’appréciation d’une quantité de travail social, que conjure un codage
des activités selon un régime de variation qualitative empêchant leur
comparaison et leur mesure en termes de productivité (p. 551-552,
612-614).
La solution proposée dans le treizième des Mille plateaux consiste
alors à subordonner le point de vue du mode de production asiatique
aux opérations sémiotiques qui le conditionnent, et que le troisième
chapitre de L’Anti-Œdipe avait déjà dégagées sous la notion de
« surcodage ». Les trois appareils d’État fondamentaux ne sont
possibles qu’en impliquant une manière spécifique d’inscrire des
disjonctions ou de différencier les contenus territoriaux, de
territorialiser la terre, les hommes et leurs activités, les biens et leur
circulation. Cette opération de « surcodage » est double : d’une part,
elle consiste en une homogénéisation de tous les contenus, c’est-à-dire
un écrasement des traits segmentaires primitifs qui différenciaient
qualitativement les actions et les territoires, les échanges et les
rapports sociaux ; d’autre part, elle consiste en l’érection d’une surface
d’inscription autonome, qu’un agencement sémiotique et technique
effectue dans un appareil métrique (sciences géométrique et
arithmétique) et scripturaire permettant une gestion de la population
(recensement), de la terre (arpentage, rente, tenure), des activités
(corvées, grands travaux), des biens et des échanges (impôt, cens,
tribut).
Cette double opération, Deleuze et Guattari en trouvent le
modèle abstrait dans l’analyse critique que Gilbert Simondon propose
du « schéma hylémorphique », selon lequel la formation d’un être
quelconque résulterait de l’application d’une pure forme absolument

29. MP, p. 548-549. Deleuze et Guattari reprennent ici « le concept général de rente
différentielle » développé par K. Marx dans la section 6 du Livre III du Capital,
Œuvres complètes, Paris, Gallimard (Pléiade), t. II, p. 1310-1317.

289
Astérion, n° 3, septembre 2005

déterminante sur une matière homogène, passive et indéterminée30.


Mais ils en font un usage original pour décrire l’opération sémiotique
par laquelle les appareils d’État produisent ce qu’ils capturent, et par
là, paraissent forcément présupposés par ce qui les rend pourtant
possibles du point de vue du mode de production. Ainsi, la rente foncière
capture l’excès de productivité des terres par rapport à celle la moins
productive ; et en même temps qu’elle le rapporte à un propriétaire
du sol, elle constitue une surface homogène d’équivalence,
d’égalisation et de comparaison des territoires, où les disjonctions
segmentaires qui maintenaient leur hétérogénéité qualitative sont
supprimées. De la même manière, le profit fonctionne comme appareil
de capture pour autant qu’il extrait des activités un surtravail et le
rapporte à un entrepreneur, mais aussi parce que, ce faisant, il modifie
la forme même de ces activités. En inscrivant les actions sur une
surface d’homogénéisation de leurs variations qualitatives, l’appareil
de profit leur donne la forme d’un travail, c’est-à-dire rend possibles
leur quantification et leur comparaison (« quantité de travail »), leur
mise en équivalence avec des segments déterminés de production,
avec des segments de force stockée ou dépensée (« force de travail »),
des segments quantifiables de temps (« temps de travail »), de biens
(rémunération en nature) ou de monnaie (salaire), etc.31
Par la théorie de la capture, les appareils d’État se trouvent ainsi
définis, non pas par leur fonction idéologique, ni par un mode de
production, mais par leur mode opératoire. « Les aspects
fondamentaux de l’appareil d’État : la territorialité, le travail ou les
travaux publics, la fiscalité » (p. 522) sont fixés par la rente, le surtravail
et l’impôt, dans la mesure où ces derniers fonctionnent comme des
« appareils de capture » qui constituent les domaines d’objet qu’ils
s’approprient (territoires, activités, échanges). Or, cette théorie des
« appareils de capture » a pour la théorie de l’État une conséquence
cruciale : Deleuze et Guattari y trouvent la possibilité d’élargir à tout
agencement étatique le processus de l’accumulation primitive décrit

30. G. Simondon, L’individu et sa genèse physico-biologique (1964), Grenoble, J. Million,


1995, p. 37-49.
31. Sur l’agencement de « rente », et la capture des territoires, voir MP, p. 549-551. Sur
l’agencement de « travail », la capture des activités, et la redéfinition du rapport
entre travail et surtravail (Deleuze et Guattari faisant du premier un effet du
second), voir p. 551-552, 612-614.

290
Astérion, n° 3, septembre 2005

par Karl Marx, et d’ouvrir une analyse de l’accumulation originelle


de la violence guerrière, c’est-à-dire du rôle de la capture étatique
des territoires, des activités et des échanges, dans la constitution
et l’évolution de la puissance militaire des États :

D’où le caractère très particulier de la violence d’État : il est


difficile d’assigner cette violence, puisqu’elle se présente
toujours comme déjà faite. Il ne suffit même pas de dire que la
violence renvoie au mode de production. Marx le remarquait
pour le capitalisme : il y a une violence qui passe nécessairement
par l’État, qui précède le mode de production capitaliste, qui
constitue l’« accumulation originelle », et rend possible ce mode
de production lui-même. Si l’on s’installe dans le mode de
production capitaliste, il est difficile de dire qui est voleur et qui
est volé, et même où est la violence. C’est que le travailleur y
naît objectivement tout nu, et le capitaliste, objectivement
« vêtu », propriétaire indépendant. Ce qui a formé ainsi le
travailleur et le capitalisme nous échappe, puisque opérant
dans d’autres modes de production. C’est une violence qui se
pose comme déjà faite, bien qu’elle se refasse tous les jours. […]
Or, ces analyses de Marx doivent être élargies. Car il n’y a pas
moins une accumulation originelle impériale qui précède le
mode de production agricole, loin d’en découler ; en règle
générale, il y a accumulation originelle chaque fois qu’il y a
montage d’un appareil de capture, avec cette violence très
particulière qui crée ou contribue à créer ce sur quoi elle
s’exerce, et par là se présuppose elle-même. (p. 558-559)

La généalogie de la guerre n’est pas guerrière, ni militaire. Elle


procède de processus de capture portant sur l’espace et les activités,
sur les circulations des hommes et des signes, des choses et des
capitaux. Ces processus sont en ce sens les voies de l’accumulation
primitive de la puissance d’État comme disponibilité pure ou
capitalisation originelle de la violence militaire. Deleuze et Guattari
s’autorisent ici de données historiques qui attestent, dès la haute
Antiquité, le co-fonctionnement des appareils de capture (fiscalité,
rente et travail) dans l’entreprise de territorialisation des machines de
guerre. Des institutions comme le kléros en Grèce au Ve siècle, la
clérouquie dans l’Égypte lagide, ou le hatru dans la Babylonie

291
Astérion, n° 3, septembre 2005

achéménide32, visent à fixer les guerriers mercenaires en cédant une


terre en compensation de prestations militaires, mais dans des
conditions telles que cette territorialisation bénéficie au
développement de la fiscalité publique et de la capture étatique de
l’économie monétaire. D’un côté, en effet, le système bénéficial
récompense les services des guerriers par octrois de terres, selon un
mode courant de rétribution des fonctionnaires par concession de
tenures, qui existe depuis des millénaires en Mésopotamie et dans
tout le Proche-Orient (« les “champs alimentaires” des Sumériens,
l’ilku des Babyloniens et d’autres peuples voisins… »33). Mais d’un
autre côté, la fixation territoriale se double d’une dépendance
financière. Ainsi, le kléros demeure juridiquement la propriété du roi
(confirmant la thèse marxienne de l’absence d’appropriation privée de
la terre dans les formations despotiques asiatiques), dont le soldat-
colon n’a que l’usufruit, et qui l’oblige à payer un impôt au
monarque34. Ainsi encore, dans le système du hatru, un impôt dû en
argent implique automatiquement, à une époque où la monnaie
métallique est réservée principalement au roi pour les échanges
extérieurs, un endettement pour le guerrier feudataire, qui doit alors
recourir aux banquiers Murasû eux-mêmes alimentés par l’émission
impériale de la monnaie. Ainsi, en même temps qu’elle offre un
puissant moyen d’absorber le surplus impérial, la territorialisation des
guerriers participe étroitement à l’essor de la fiscalité publique et à la
monétarisation de l’économie, mais précisément parce que cette
monétarisation dépend directement de l’impôt lui-même comme
appareil étatique de capture :

Édouard Will a montré comment l’argent ne venait pas d’abord


de l’échange, ni de la marchandise ou des exigences du
commerce, mais de l’impôt, qui introduit en premier la
possibilité d’une équivalence monnaie = biens ou services,

32. Sur le kléros dans l’Athènes classique, voir M. Détienne, art. cité, p. 167-168. Sur la
clérouquie, C. Préaux, L’économie royale des Lagides, Bruxelles, Éditions de la
fondation égyptologique Reine Élisabeth, 1939, p. 400 et suiv. ; et E. Van’t Dack,
« Sur l’évolution des institutions militaires lagides », Problèmes de la guerre…,
p. 77-105. Sur le hatru, G. Cardascia, « Armée et fiscalité dans la Babylonie
achéménide », Armées et fiscalité dans le monde antique, Paris, CNRS, 1977, p. 1-11.
Voir MP, p. 522.
33. G. Cardascia, art. cité, p. 9.
34. Ibid., p. 7.

292
Astérion, n° 3, septembre 2005

et qui fait de l’argent un équivalent général. […] la monnaie est


toujours distribuée par un appareil de pouvoir, et dans des
conditions de conservation, de circulation, de rotation, telles
qu’une équivalence biens-services-argent trouve la possibilité
de s’établir. […] En règle générale, c’est l’impôt qui monétarise
l’économie, c’est lui qui crée la monnaie, et la crée
nécessairement en mouvement, en circulation, en rotation, et
nécessairement aussi la crée en correspondance avec des
services et des biens dans le courant de cette circulation.35

Cependant, Deleuze et Guattari ne réduisent pas l’accumulation


primitive de la violence militaire à un passé archaïque. Dans des
conditions historiquement différenciées, les appareils d’État réitèrent
à chaque moment de leur développement la capture des territoires,
des activités et des capitaux. La capture étant comprise comme le
processus de reproduction de la puissance concrète des appareils
d’État, on peut voir fonctionner à nouveau le système de « fiefs sans
seigneurie » analysé par Guillaume Cardascia, son couplage de
captures territoriale et fiscale, dans certaines sociétés germaniques du
haut Moyen Âge, par exemple celle des arimani lombards où la
fixation des liberi homines sur les terres royales implique des devoirs
de service militaire et de redevance économique36. De même, lorsque,
au seuil de l’histoire moderne, les États se confrontent aux
démembrements de la féodalité et aux villes libres pour établir
l’unification territoriale de leur domination, la solution inventée par la
monarchie française apparaît comme le moyen de territorialiser
l’ancienne aristocratie guerrière en jouant directement d’une série de
facteurs économiques et financiers : ruine d’une noblesse féodale
criblée de dettes à l’issue des guerres de Religion, et privée de ses
terres par les créanciers, promotion étatique d’une bourgeoisie en
plein essor, développement corrélatif de l’économie monétaire et des
finances publiques, rendent possible un asservissement financier de la
noblesse d’arme à l’égard du souverain, et la mise en place

35. MP, p. 552-553. Les auteurs s’appuient ici sur É. Will, Korinthiaka : recherches sur
l’histoire et la civilisation de Corinthe des origines aux guerres médiques, Paris, de
Boccard, 1955 ; et G. Ardant, Histoire financière de l’Antiquité à nos jours, Paris,
Gallimard, 1976.
36. Ce rapport entre les institutions antiques et la féodalité occidentale est suggérée
dans MP, p. 522.

293
Astérion, n° 3, septembre 2005

substitutive d’une conscription bientôt élargie à toutes les couches de


la population37.
Dès lors, l’analyse des appareils de capture et de l’accumulation
primitive de la puissance militaire trouve à s’articuler à l’histoire du
développement capitaliste. L’implication de la fiscalité publique, de
l’aménagement du territoire et de l’organisation étatique du travail
dans l’appropriation de la machine de guerre permet à Deleuze et
Guattari de lier la constitution des institutions militaires des États-
nations européens et la formation du capitalisme d’État. Les analyses
de Fernand Braudel sur la rivalité entre les États et les villes
commerçantes et bancaires italiennes au XVe siècle retiennent à cet
égard leur intérêt, parce qu’elle leur permet d’exhiber l’importance,
pour la « victoire des États sur les villes », d’un facteur
indissociablement militaire et économique, à la fois financier,
industriel, populationnel. D’une part, l’accumulation de la puissance
militaire nécessite un « investissement du capital constant en matériel,
industrie et économie de guerre » que seuls les États peuvent
assumer ; d’autre part, ces composantes financières et industrielles
rendent possible un « investissement du capital variable en
population physique et morale (à la fois comme faisant la guerre et
comme la subissant) » (p. 524). La capture des capitaux par
développement de la fiscalité publique et création de monopoles, la
territorialisation d’armées permanentes, l’organisation étatique du
travail dans l’exploitation des mines de fer et dans les manufactures
d’armement, produisent une puissance qui rend caduques les
fortifications des villes, les milices civiles et les troupes onéreuses de
mercenaires38. Comme l’écrivent Deleuze et Guattari, si les États
l’emportent sur les villes à partir du XVe siècle, « c’est que l’État seul a
la faculté de s’approprier pleinement la machine de guerre : par
recrutement territorial des hommes, investissement matériel,
industrialisation de la guerre […]. Les villes commerçantes au
contraire ont besoin de guerres rapides, recourent à des mercenaires,
et ne peuvent qu’encaster la machine de guerre » (p. 542)39.

37. Voir N. Elias, La société de cour, Paris, Flammarion, 1985, p. 160-164.


38. Voir F. Braudel, Civilisation matérielle. Économie et capitalisme, t. I : Les structures du
quotidien, Paris, Armand Colin, 1979, p. 391-400 et suiv.
39. Sur la substitution, aux procédés d’encastement, de procédés d’appropriation
à proprement parler, voir p. 522. Pour exemple d’encastement, les villes

294
Astérion, n° 3, septembre 2005

L’analyse de Braudel permet ainsi à Deleuze et Guattari


d’articuler l’accumulation primitive de la puissance militaire
à l’accumulation primitive du capital dégagée par Marx. Elle leur
permet d’inscrire le mouvement d’appropriation étatique de la
machine de guerre dans un processus historique qui lie l’essor du
capitalisme industriel au développement d’une économie de guerre
totale – indépendamment du caractère encore « limité » des buts
politiques donnés par les États à leurs entreprises militaires. On peut
considérer, dans cette perspective, l’économie globale de guerre que
l’Angleterre met en place au tournant des XVIIIe et XIXe siècles. D’une
part, l’effort de guerre et la politique d’exportation de matériel
militaire aux alliés continentaux y stimulent directement la révolution
industrielle, non seulement dans la production métallurgique
(développement des chemins de fer, multiplication des hauts
fourneaux au coke, etc.), mais aussi, de manière indirecte, dans les
secteurs agricoles, commerciaux et financiers. D’autre part, ils
impliquent la mise en place d’une gestion populationnelle apte à fixer
une importante main-d’œuvre, non seulement sur les espaces
militaires (casernes, ports militaires), mais aussi sur les appareils de
production des industries de guerre et industries dérivées, et par là
même, à réduire et à canaliser les indésirables migrations intérieures
suscitées par l’appauvrissement des campagnes et la forte croissance
démographique40.
Mais de la rencontre ainsi ménagée entre l’analyse de Braudel et
les thèses marxiennes, Deleuze et Guattari tirent une autre
conséquence, décisive pour saisir l’inflexion que la théorie de la
machine de guerre impose à la compréhension des appareils d’État.
Saisir la fonction guerrière du point de vue du processus de son
appropriation monopolistique, rapporter la puissance militaire au

commerciales et bancaires italiennes recourent, sous la pression des « Grandes


Compagnies » au XIVe siècle, à la forme contractuelle de la condotta permettant
d’embaucher des mercenaires, selon des clauses définissant la durée et l’objectif
du contrat. Voir P. Contamine, La guerre au Moyen Âge, Paris, PUF, 1980, p. 192 et
suiv.
40. W. McNeill, La recherche de la puissance. Technique, force armée et société depuis l’an
mil (1982), Paris, Economica, 1992, p. 235-240. En 1814, au plus fort de la
mobilisation, on estime en France à un demi-million le nombre de personnes
engagées dans l’armée et la marine, indigents, vagabonds et sans emplois.
W. McNeill donne la même estimation pour l’Angleterre.

295
Astérion, n° 3, septembre 2005

mouvement de son accumulation primitive, c’est donner à voir


l’investissement de cette puissance, non pas dans des entreprises de
guerre, mais, immédiatement, dans l’organisation de la domination
étatique du champ social intérieur. C’est l’un des intérêts que
prennent alors les analyses de Michel Foucault dans la troisième
partie de Surveiller et punir, dont il ressort pour Deleuze trois points
essentiels. D’une part, la concrétisation des dispositifs disciplinaires
au tournant des XVIIIe et XIXe siècles est directement articulée sur le
problème de l’accumulation primitive du capital et de la fixation de la
main-d’œuvre sur les appareils de production industrielle. Elle
répond à l’objectif « d’ajuster […] la multiplicité des hommes à la
multiplication des appareils de production », selon une « conjoncture
historique bien connue » : « d’un côté la grosse poussée
démographique du XVIIIe siècle : augmentation de la population
flottante (un des premiers objectifs de la discipline, c’est de fixer ; elle
est un procédé d’anti-nomadisme), changement d’échelle quantitative
des groupes qu’il s’agit de contrôler ou de manipuler » ; d’un autre
côté, « la croissance de l’appareil de production, de plus en plus
étendu et complexe, de plus en plus coûteux aussi et dont il s’agit de
faire croître la rentabilité »41. D’autre part, ces disciplines se
systématisent tout d’abord dans les casernes et dans les manufactures
d’armement (non dans les prisons) ; et l’analyse foucaldienne rejoint
ici les remarques de Braudel et de Paul Virilio sur la convergence de
l’évolution du capitalisme industriel et de la politique militaire dans la
formation du prolétariat, donnant un sens fort à l’expression de Marx
d’« armée industrielle de réserve »42. Enfin, la capture de la machine de
guerre et l’accumulation de la puissance militaire commandent plus
généralement la mise en place de « procédures pour la coercition

41. M. Foucault, Surveiller et punir, Paris, Gallimard, 1975 (abrégé SP), p. 254-255 (« Le
développement des procédés disciplinaires répond à ces deux processus ou plutôt
sans doute à la nécessité d’ajuster leur corrélation […]. »). Cette thèse est
généralisée dans MP, indépendamment de cette conjoncture qui en intensifie
seulement la portée : « Fixer, sédentariser la force de travail, régler le mouvement
du flux de travail, lui assigner des canaux et conduits, faire des corporations au
sens d’organismes, et, pour le reste, faire appel à une main-d’œuvre forcée,
recrutée sur les lieux (corvée) ou chez les indigents (ateliers de charité), – ce fut
toujours une des affaires principales de l’État, qui se proposait à la fois de vaincre
un vagabondage de bande, et un nomadisme de corps » (p. 456).
42. Voir P. Virilio, Vitesse et politique, Paris, Galilée, 1977, p. 50-51, 86-87 ; MP, p. 524 ;
SP, p. 190-199.

296
Astérion, n° 3, septembre 2005

individuelle et collective des corps », de mécanismes de contrôle et de


gestion des forces et d’« ordonnancement des multiplicités
humaines » :

La discipline fixe ; elle immobilise ou règle les mouvements ;


elle résout les confusions, les agglomérations compactes sur les
circulations incertaines, les répartitions calculées. Elle doit aussi
maîtriser toutes les forces qui se forment à partir de la
constitution même d’une multiplicité organisée ; elle doit
neutraliser les effets de contre-pouvoir qui en naissent et qui
forment résistance au pouvoir qui veut la dominer : agitations,
révoltes, organisations spontanées, coalitions – tout ce qui peut
relever des conjonctions horizontales. De là le fait que les
disciplines utilisent les procédures de cloisonnement et de
verticalité, qu’elles introduisent, entre les différents éléments de
même plan des séparations aussi étanches que possible, qu’elles
définissent des réseaux hiérarchiques serrés, bref qu’elles
opposent à la force intrinsèque et adverse de la multiplicité le
procédé de la pyramide continue et individualisante.43

Foucault tire de son analyse des disciplines une conséquence


essentielle pour Deleuze : les techniques disciplinaires qui se
concrétisent du XVIIe au XIXe siècle apparaissent en premier lieu
comme la projection sur le corps social d’un « schéma militaire »
comme ensemble de tactiques de contrôle et d’organisation des
multiplicités de forces que composent les corps, leurs mouvements et
comportements44. L’institution de guerre se différencie ainsi, à l’âge
classique, non pas seulement dans « la grande stratégie politique et
militaire selon laquelle les nations affrontent leurs forces économiques
et démographiques », mais d’abord dans « la minutieuse tactique
militaire et politique par laquelle s’exerce dans les États le contrôle des
corps et des forces individuelles », – autrement dit, par laquelle ces

43. SP, p. 255-256.


44. « La “politique” a été conçue comme la continuation sinon exactement et
directement de la guerre, du moins du modèle militaire comme moyen
fondamental pour prévenir le trouble civil. La politique, comme technique de la
paix et de l’ordre intérieurs, a cherché à mettre en œuvre le dispositif de l’armée
parfaite, de la masse disciplinée, de la troupe docile et utile, du régiment au camp
et aux champs, à la manœuvre et à l’exercice » (SP, p. 197-198).

297
Astérion, n° 3, septembre 2005

mêmes forces économiques et démographiques se constituent dans le


procès d’accumulation de la puissance d’État.
Après Foucault, il s’agit donc de prolonger l’analyse des
appareils de capture par l’examen des agencements par lesquels ces
appareils s’effectuent dans les multiplicités de forces concrètes qui
trament le champ social. Mais Deleuze et Guattari infléchissent
l’analyse foucaldienne en identifiant les « dispositifs de savoir-
pouvoir » à un type d’agencement, ou à un pôle des agencements,
distinct du pôle de déstratification ou de mutation déterminé par
leurs lignes de fuite :

Suivant un premier axe, on peut distinguer dans les


agencements de désir les états de choses et les énonciations (ce
qui serait conforme à la distinction des deux types de
formations ou de multiplicités [discursives et non-discursives]
selon Michel [Foucault]). Selon un autre axe, on distinguera les
territorialités ou re-territorialisations, et les mouvements de
déterritorialisation qui entraînent un agencement […]. Les
dispositifs de pouvoir surgiraient partout où s’opèreraient des
re-territorialisations, même abstraites. Les dispositifs de
pouvoir seraient donc une composante des agencements. Mais
les agencements comporteraient aussi des pointes de
déterritorialisation.45

Analyser la capture dans les agencements qui l’effectuent, c’est


saisir les procédures d’intégration des forces extérieures et
hétérogènes à l’État dans des couplages déterminés de rapports
sémiotiques et de rapports matériels ou « machiniques » (on en a vu
précédemment le modèle « hylémorphique » général). Et tout comme
les dispositifs foucaldiens, ces agencements sont productifs ; ils
produisent ce qu’ils capturent – des modes de spatialisation, des
formes d’action, des puissances d’investissement capitalistique,
humaines, matérielles et financières. Mais c’est engager aussi la
description des rapports spécifiques qui agencent les lignes de fuite
du champ social, produisant des formes de spatialisation et d’action
hétérogènes aux premières. Il reviendra au « Traité de nomadologie »
de les expliciter, et d’avancer ainsi une description positive des

45. Voir G. Deleuze, « Désir et plaisir » (1977), Deux régimes de fou, textes
et entretiens, 1975-1995, Paris, Minuit, 2002, p. 114-115.

298
Astérion, n° 3, septembre 2005

« forces intrinsèques et adverses de la multiplicité » que Foucault


opposait aux disciplines, mais qui restaient chez lui relativement
indéterminées (« confusion », « organisation spontanée » et
« coalition », « désordre »46). L’analyse différentielle des agencements
de machine de guerre (« agencements nomades ») et des agencements
de capture permettra alors à Deleuze et Guattari de reprendre à leur
compte un niveau d’analyse micro-physique, sans renoncer pourtant à
une théorie critique de l’État qui y trouve au contraire, nous l’avons
vu, son principe directeur :

Ce n’est pas en termes d’indépendance, mais de coexistence et


de concurrence, dans un champ perpétuel d’interaction, qu’il faut
penser l’extériorité et l’intériorité, les machines de guerre à
métamorphoses et les appareils identitaires d’État […]. Un
même champ circonscrit son intériorité dans des États, mais
décrit son extériorité dans ce qui échappe aux États ou se dresse
contre les États. (p. 446)

Il importe donc, pour conclure, de souligner que la notion de


« machine de guerre » est indissociable de l’analyse des opérations par
lesquelles les appareils d’État constituent leur propre puissance
d’action, d’organisation et de contrôle du champ social, dans
l’immanence de ce champ. En dénouant l’enchaînement analytique du
concept étatique de guerre (la guerre n’est pas le but intrinsèque de la
machine de guerre ; la machine de guerre n’est pas l’objet analytique
de l’appareil d’État), elle permet de problématiser généalogiquement
la guerre. Mode d’action étatique sur la scène internationale, modèle
des troubles intérieurs ou schéma d’organisation de la société, la
guerre n’est pas le moment négatif où la puissance d’État se trouve
mise en péril. Elle est au contraire l’un des principaux arguments des
captures multiples, contingentes et créatrices des forces sociales. Mais
ce sont ces captures, et non la guerre, qui constituent historiquement
la puissance concrète des États ; et c’est par leur reproduction sans
cesse rejouée que les États se donnent une histoire, et l’apparence
d’une nécessité.

46. SP, p. 231, 254-256.

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