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Horizons Maghrébins - Le droit à

la mémoire

Aspects de la science des lettres : la « risâlat al-hurûf» de Sahl b.


Abd Allah al-Tustarî
Henri Martinot

Résumé
Dieu a créé le monde par Sa parole ; chaque mot constitue l'essence même de la chose existenciée, et les lettres prononcées
le frissonnement de sa venue à l'être. L'« épître sur les lettres » de Sahl al-Tustarî (818-896 è. chr.) propose sur ce thème une
ample méditation qui conduit, à partir de l'interprétation mystique de la réalité qu'il suppose, à un enseignement théologique des
plus édifiants. En plus d'une traduction complète de cette oeuvre précédée d'une introduction sur l'histoire de la science des
lettres, quelques commentaires permettront d'apporter des précisions sur les principaux points évoqués : mystères du langage
humain, sa relation avec le langage divin, les noms divins «Huwa» et «Allah» et leurs attributs respectifs.

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Martinot Henri. Aspects de la science des lettres : la « risâlat al-hurûf» de Sahl b. Abd Allah al-Tustarî. In: Horizons Maghrébins
- Le droit à la mémoire, N°51, 2004. Vingt ans de médiation interculturelle euro-méditerranéenne - II - Horizons Maghrébins
(1984-2004) pp. 29-39;

doi : https://doi.org/10.3406/horma.2004.2227

https://www.persee.fr/doc/horma_0984-2616_2004_num_51_1_2227

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L'Épître sur les lettres (risâlat al-hurûf) du célèbre mystique
musulman Sahl b. vAbd Allah al-Tustârî (203-283 h./818- 896 è. chr.), dont
nous présentons ici une traduction suivie de quelques points de
commentaire, s'inscrit dans une très riche tradition. La science des lettres
apparaît chez les penseurs musulmans comme une activité rattachée
à la théosophie, c'est-à-dire à l'étude et à la compréhension de ce qui
relève de la Sagesse divine, et constitue même pour la plupart des
mystiques le sommet de la science que l'on peut atteindre à travers
l'itinéraire spirituel. Pierre Lory fait remarquer que « la foi islamique
dans sa totalité est engagée dans la méditation sacrée du langage,
puisque c'est par la parole coranique que Dieu révèle aux hommes le
message fondant la Justice et menant à une vie plus vaste1. »
De plus, le texte sacré met l'accent sur la fonction sacrale de
chaque lettre prise isolément par la présence de quatorze
combinaisons de lettres placées en tête de vingt-huit sourates coraniques. Le
mystère qui s'en dégage a suffi pour faire de la science des lettres
l'une des disciplines obligées de la mystique musulmane.
Quelques idées fondamentales président à l'élaboration d'une
telle science, et en premier lieu l'idée que le langage est inséparable Q QftOf^f Q
de la Création, que c'est bien au moyen du langage et de lui seul que I
la divinité a créé le monde et lui a donné vie. Le langage correspond r\r\ \r\
donc directement à l'objet nommé de sorte que connaître le nom c'est vJw IQi
connaître la chose et posséder le nom c'est posséder le pouvoir de la . .
chose, comme celui de ressusciter ou de donner vie par la parole. De Q GS 1 611 IwS
ceci découle l'idée qu'il existe un langage universel ou plutôt un
fondement universel du langage qui peut permettre une compréhension Q « flÇ^rît Pi\m
miraculeuse des différents habitants du monde créé. Enfin et surtout, I Af
ce qui fonde vraiment la science des lettres, c'est l'idée que chaque MUTUT ^
lettre séparée possède en elle-même une ou plusieurs significations
et que, de plus, l'efficacité créatrice, magique ou miraculeuse du lan- Q0 Sclfll D •
gage réside, à l'origine, dans les lettres séparées2.
S'il est vrai donc que la science des lettres est indissociable de la
civilisation arabo-musulmane, il est néanmoins indéniable qu'elle A
était déjà présente dans des civilisations antérieures. Ses origines CU"TUSlclN
semblent se confondre en fait avec l'invention de l'écriture, en Baby-
lonie et Egypte anciennes. Certains hiéroglyphes représentant des
animaux dangereux ou des êtres humains apparaissent en effet
percés d'un couteau ou mutilés, attestant ainsi la relation étroite existant
entre le nom et la chose, et donc entre le hiéroglyphe et ce qu'il
représente.
Mais c'est avec l'avènement de l'alphabet (chaque lettre
correspondant à un son), inventé par des sémites du nord-ouest cherchant nGriïl IvIdliinOt

29
à simplifier les caractères égyptiens et assyro- des lettres de l'alphabet arabe : YAlif constituait
babyloniens, que l'on verra pour la première fois ses jambes, le ^Ayn son œil, le Hâ' son sexe. Sous
les lettres associées à des nombres : sans doute en l'impulsion donnée par la prononciation de son
raison de la crainte inspirée par la puissance propre Nom, ce Dieu se mit à écrire le destin des
magique de ces derniers, l'ordre et les noms des créatures sur sa main4. »
vingt-deux lettres d'origine ont curieusement été Nous voyons ainsi comment les premières
conservés à peu près intacts dans la majorité des spéculations sur les lettres en milieu shfite, aux
alphabets (phénicien, hébreu, syriaque, arabe, origines diverses et mal aisées à situer
grec...)- Cette relation directe entre les nombres et historiquement, se présentent sous forme d'une
les lettres a sans doute donné naissance à toutes cosmogénèse évoquant les premières lettres
sortes de spéculations sur la création du monde. proférées par le Créateur. Le moment initial en est l'en-
C'est ainsi que le livre hébraïque « Séfer Yétsira » gendrement de Muhammad, vAlî et parfois
(traité attribué à Abraham) préférera à la théorie Salmân dans un flux de lumière issu de Dieu, avec
pythagoricienne de la création au moyen des plus tard la création d'Adam et de sa
nombres celle de la création au moyen des dix descendance5.
nombres associés aux vingt-deux lettres de Le milieu shfite, enclin à donner une
l'alphabet hébraïque3. interprétation ésotérique du monde et du Coran, verra
Pour les raisons précédemment évoquées, la naître et se développer toutes sortes de sciences
science des lettres a connu avec l'avènement de divinatoires, parmi lesquelles la science du jafr
l'Islam un essor sans précédent. C'est en milieu occupe une place centrale. Le monde étant non
shTite qu'elle apparaît tout d'abord, et cela n'a rien seulement intelligible mais constitué par des
d'étonnant si l'on sait que, selon la doctrine shîite, lettres, les temps du monde, tant horizontaux que
Dieu guide les hommes par deux moyens verticaux, se déroulent donc comme
complémentaires : le Coran et l'Imam. Ce dernier est le d'innombrables discours. Puisant leurs significations
guide unique dont le savoir infaillible, garanti par multiples dans les relations qu'elles entretiennent
Dieu, fait de lui l'herméneute par excellence du entre elles, les lettres forment en quelque sorte les
Coran. L'Imam est lui-même le sens ésotérique du constellations d'un ciel sémantique où la
Coran. Il est donc un «Coran parlant», de même grammaire sacrée remplace les calculs des astrologues6.
que le Coran est un «Imam silencieux». La Apparue dès la naissance du shiMsme, la
connaissance des lettres et des versets coraniques science du jafr aurait été transmise par le biais des
sera donc la science imamique par excellence, Imams depuis Muhammad jusqu'à Ja'far al-Sâdiq
grâce à laquelle les Imams accéderont à un savoir (6e Imam). Celle-ci déborda dans les milieux
caché et à un pouvoir ésotérique sur toute chose. sunnites dès le 111e ou IVe siècle de l'Hégire. Il s'agissait
Les plus anciennes attestations de cette science à l'origine de prédire la date et les modalités
datent du ih-viih siècle et sont consignées dans d'accomplissement des grands événements politiques
l'hérésiographie. Nous y apprenons l'existence et notamment de la venue du Mahdî; puis elle fut
d'un certain Mughîra ibn Savîd, mystique qui utilisée dans des consultations individuelles ou
vécut à Kûfa et fréquentait le milieu du cinquième plus triviales, ainsi que dans des pratiques de
Imam Muhammad al-Bâqir. «Nous ne magie talismanique.
connaissons que quelques bribes de sa doctrine. Il La science du jafr est intimement liée à cette
affirmait avoir eu la vision de Dieu sous la forme d'un autre science également détenue et transmise par
homme de lumière dont le corps était composé les Imams shntes, l'alchimie. Figure embléma-

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tique de cette science, Jâbir ibn Hayyân met en nantes; celles-ci constituent Sa Volonté et les
évidence une étroite relation entre les «Balances réalités de Sa Science détachées de Son invisibilité. La
naturelles » (harmonie à l'intérieur d'un corps des force qui les fait jaillir, c'est le «Kun». C'est elle qui
quatre Qualités que sont la siccité, l'humidité, la fait apparaître la Parole, elle entoure la poussière
calidité et la frigidité), et la « Balance des Lettres » primordiale (habâ'). Cette force, ce sont les lettres,
(harmonie du nom). Pour lui, en effet, le langage et l'air est leur support. Les lettres constituent la
est analogue à l'alchimie. Celle-ci correspond très force spirituelle isolée et sont à l'origine des
exactement à une morphologie choses. C'est pour cette raison que Dieu a dit «Kâf-
(déclinaison-conjugaison) des éléments (tasrîf al-Kanâsir). La vraie hâ'-"ain-ya-sâd» et qu'il a proféré le kaf avant le ha'.
science du langage est proprement « l'alchimie du Quand Dieu dit à une chose « Sois cela ou
verbe » : le langage est lié à la structure la plus cela » et qu'elle est [aussitôt], Sa parole n'est autre
intime de l'objet considéré, et en exprime que l'image de cette chose, image spirituelle
l'essentiel7. composée de puissance et d'esprit. Elle a déjà été
séparée du « Kun » suprême que Dieu a adressé à la
Totalité. Cette image spirituelle n'est autre que la
LE TEXTE DE L'EPÎTRE SUR LES LETTRES parole proférée par Dieu pour que la chose soit;
(RISÂLATAL-miRÛF) elle en constitue la réalité, le « fait-être », la
TRADUCTION «volonté qu'elle soit» en fonction de la Science
Universelle. Les philosophes l'appellent «nature
(Les eulogies sont traduites la première fois et de la chose », certains parmi eux « âme », mais tous
ne sont pas répétées ensuite) s'accordent à penser que c'est là un ordre divin
Au nom de Dieu, le Clément, le qui forme les corps, les maintient tels quels et les
Miséricordieux. protège de tout ce qui pourrait les affecter.
Que la prière et le Salut de Dieu soient sur La totalité de la Sagesse, de la Puissance, de
notre maître Muhammad. l'Excellence, de la Justice, ainsi que la totalité des
Sahl b. N Abd Allah a dit au sujet des lettres : attributs par lesquels le Créateur s'est lui même
« Dieu, dans Sa Sagesse, a fait des lettres une décrit n'ont existé que par cette force et lui sont
base afin que la parole se construise à partir [intimement] liés. Cette force englobe les choses
d'elles. qui viennent à l'être dans leur apparence et leur
En effet la parole se subdivise en de intériorité, et c'est par elle qu'elles ont été
nombreuses parties, dont chacune se subdivise en nommées «venant à l'être». Elle a pour nom «Livre
mots et les mots se subdivisent en lettres, des choses venues à l'être dans la Nature»; c'est
lesquelles sont composées de poussière, origine et par elle également que sont venues à l'être les
base de toute chose. choses cachées.
La différence entre la parole des créatures et la Dieu s'est Lui-même distingué des choses par
parole de Dieu, exalté soit-il, réside dans le fait un attribut qui caractérise son Essence même. Son
que la parole des créatures repose sur un accord et explication réside dans le verset : « II n'a point
une convention; elle est formulée dans l'air mot enfanté et II n'a point été enfanté. Il n'a point
après mot puis s'évanouit et disparaît sans se fixer d'égal8. » Un deuxième attribut est celui par lequel
en aucune manière. II agit, créa, se voila et se donna le nom d'Allah.
La parole de Dieu consiste en un jaillissement Le premier attribut, c'est le « Huwa ». Ne vois
d'essences et en des lumières spirituelles tu pas que tous les attributs sont reliés à «Allah».

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Et « Allah » renvoie à « Huwa », et « Huwa » goût, le toucher, la colère et la force de la mise en
englobe tous les noms et attributs. mouvement, donc sept facultés.
Le Nom (Allah) que Dieu s'est Lui-même Le yâ' représente la force naturelle. Il est lié à la
donné est celui grâce auquel II a créé les choses: plus défectueuse des désinences : le khafd (cas
c'est la lumière suprême, le voile le plus élevé, le indirect). Ses facultés sont: l'aspiration, la préhension,
nom surajouté, l'invisible, la possibilité, la «mère l'imagination, l'action de pousser, de séparer,
du livre », l'origine. Il renferme tout ce qui est et a d'éloigner, de se figurer et d'engendrer.
été. Il est la science par laquelle Dieu s'est Ces forces produisent à l'extérieur d'elles ce
individualisé dans son invisibilité en disant : « Dieu seul qui se produit en elles; il s'agit du chaud, du
connaît l'invisible et ne le manifeste à personne, si froid, du sec et de l'humide. Toutes ces facultés,
ce n'est à celui dont II est satisfait parmi les images spirituelles, s'élèvent au nombre de vingt-
envoyés9.» «Allah» renferme tous ces décrets huit: quatorze d'entre elles sont appelées
(maqâdîr) d'une manière globale mais non pas naturelles et les quatorze restantes sont appelées
détaillée. C'est par le Kun, c'est-à-dire Sa parole, psychiques. Si leur matière est l'air, elles sont des
qu'il les a sortis de l'invisibilité. esprits et des âmes; si leur matière est l'eau, elles
Cette séparation s'est opérée de deux sont des corps13.
manières : par la Parole et par l'Action. Les paroles De même qu'un livre composé par un homme
prononcées sont toutes des réalités spirituelles et est discours et parole lorsque la matière de ses
les actes sont tous des corps. À l'origine de tous lettres (combinées pour qu'apparaisse l'invisibilité
les corps il y a l'eau, dont II a formé les corps et de son secret) est l'air, et qu'il est écriture et
tout ce qui s'y rapporte. L'eau est la première des images humaines concrétisées lorsque sa matière
substances visibles10. est l'encre, de même qu'un livre composé par un
Quant aux esprits dans leur totalité, ils se homme nous renseigne sur le contenu de sa
trouvent dans le corps caché et invisible, c'est-à-dire parole, laquelle nous renseigne sur son mystère et
l'esprit entourant l'eau, supportant toute chose, son secret, de la même façon le corps du monde
constituant le lieu, l'air" dans lequel se déploient avec toutes ses composantes est pour le Créateur
les lettres. un livre qui nous renseigne sur Son discours; or
L'origine des lettres et la plus noble d'entre Sa parole nous renseigne sur ce qui se trouve dans
elles, c'est l'alif, suivi du wâw puis du yâ'. L'alif est Son invisibilité, exalté soit-Il. Il n'y a de Dieu que
parmi les plus éloignées (aqsâ). Il représente la Lui, Seigneur du trône véritable. Il ne nous
force énonciatrice; il est lié à la plus équilibrée des incombe pas d'éclaircir davantage ce mystère; il y
désinences, le nasb (cas direct). Il possède cinq aurait là une perversion certaine.
forces : l'intelligence, la remémoration, la Parmi les lettres, il en est neuf qui sont plus
compréhension, la pensée et l'imagination. Voilà toutes nobles que toutes les autres et c'est par leur
ses facultés12. lumière qu'elles se sont toutes revêtues de beauté
Le wâw représente la force animale. Il est lié à et d'élégance; il s'agit de: alif, lâm, qâf hâ', nûn,
la plus vigoureuse et la plus forte des désinences : mîm, dâl, ra, sâd. Les corps que l'on voit indiquent
le raf (cas sujet). Sa matière ressemble à la nature les sept cieux, le Piédestal et le Trône; il s'agit des
du feu dans son rapport avec les corporéités. neufs corporéités qui ne sont autres que les lettres
La nature du alif est celle de la sphère des que Dieu a mises en exergue dans le Coran: alif-
étoiles fixes (voûte céleste), car il ne s'abaisse ni ne lâm-mîm; alif-lâm-mîm-sâd ; alif-lâm-râ' ; qâf; nûn;
s'élève. Ses facultés sont: la vue, l'ouie, l'odorat, le hâ'-mîm. Elles constituent les lettres du Qalam, de

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la Tablette bien gardée, du Kun et du Sâd. Alif-lâm- ment sans jamais réellement fusionner. Le
mîm-sâd les rassemble toutes; puis viennent, premier, composé essentiellement de théologiens, de
classées par degré et noblesse, les lettres de l'alphabet, juristes mais surtout de grammairiens, a axé ses
de l'air, des jinns, du souffle vital, du réflexions sur la question suivante : le langage est-
développement de la vie, de l'obscurité, de la lumière, du il le résultat d'une convention (istilâh) ou d'une
feu, de l'eau, de l'argile, du ciel et de la terre. fixation révélée (tawcjîf) ?
Le second est celui de la théorie des lettres,
sorte de pensée gnostique où les lettres, étant à la
COMMENTAIRES base de la création, constituent la matérialisation
de la Parole Divine15. »
Le langage humain est-il «convention» ou II est intéressant de constater que,
«fixation révélée » ? contrairement à la grande majorité des mystiques
La risâlat al-hurûf s'ouvre sur un problème que musulmans qui sacralisent la langue arabe à l'exclusion
se sont posé bon nombre de penseurs depuis la de toute autre, l'ouvrage proto-ismaélien Umm al-
plus haute antiquité, celui de l'origine du langage Kitâb attribue le statut de langue divine à bon
humain. Platon déjà, dans le « Cratyle », expose, à nombre d'entre elles16.
travers les personnages de Cratyle et d'Hermo- Tustarî, quant à lui, prend d'emblée position:
gène, les deux thèses fondamentales : Cratyle l'arabe, du fait de la Révélation coranique, est la
soutient que toute langue est naturelle : les mots, en seule langue divine et donc la langue originaire.
tant que sonorité et composition, correspondent Cette opinion est bien entendu celle qu'adopte la
parfaitement à la chose qu'ils expriment: le mot majorité des mystiques et religieux. Al-Hakîm al-
est donc l'essence de la chose. Hermogène, au Tirmidhî17 affirme que, parmi les soixante douze
contraire, pense que la langue est inventée, idiomes humains que Dieu a enseignés aux
conventionnelle : une langue n'est qu'habitude, hommes, le premier et le dernier est l'arabe. Pour
elle naît, meurt et surtout se transforme. lui le langage, dans son état construit, peut être
Socrate a, quant à lui, une position défini comme une capacité de l'homme à
intermédiaire : la langue est une invention, elle peut être organiser les lettres dans lesquelles réside l'origine de
perfectionnée, mais elle est le résultat d'une toute science18. Pour Tirmidhî encore, le langage
mutation opérée par les hommes à partir d'une langue est révélé par Dieu qui donne à des choses
originelle. La langue a une histoire grâce à différentes des noms différents. Il n'y a donc pas de
laquelle on peut passer du monde sensible au synonymes; chaque lettre a une valeur propre et
monde intelligible et à la langue dans l'autre un sens qui est la manifestation d'une vérité
monde. Par l'étymologie on peut découvrir le sens religieuse profonde; la science des lettres est donc la
caché des choses, par l'exégèse des mots on accède plus noble de toutes19.
à leur secret14. De plus, c'est précisément parce que le langage
Nous touchons ici directement au problème humain est révélé par Dieu que l'homme peut
qui nous intéresse; la pensée islamique, fortement opérer un retour vers son Créateur et avoir une
influencée en ses débuts par la philosophie connaissance directe de Dieu :
grecque, ne pouvait que reprendre cette « En effet, tant que l'homme considère que le
problématique en l'appliquant à la langue arabe. langage est en quelque sorte son domaine, il lui
Selon G. Gobillot, « II existe historiquement est impossible d'entendre cette confidence de
deux courants de pensée qui ont évolué Dieu. Il lui faut d'abord se dépouiller de son

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propre langage, de manière à ce que la parole soit encore davantage le langage de Dieu de celui des
rendue à Celui dont elle est issue, le Créateur. hommes. A l'instar de certains mu'tazilites comme
Ainsi, de même que le spirituel, dans son Al-Nazzâm, il pense en effet que la perfection
cheminement vers Dieu, réalise une totale linguistique, inaccessible à l'homme, est précisément
"déstructuration" de son "moi" pour être ensuite "restructuré" la présence de mots formés d'une seule lettre; ces
par l'amour divin, de même il entreprend mots, de fait imprononçables pour un gosier
parallèlement une déstructuration de son langage de humain soumis aux lois de la phonétique, ont été
sorte que, pour lui, toute parole, rendue à Dieu, considérés comme l'apanage du langage divin.
soit vraiment parole de Dieu20. » Ainsi s'explique la présence mystérieuse des
Nous voyons donc comment, dans la pensée lettres isolées en exergue de certaines sourates du
mystique de cette époque, le langage humain et le Coran. Dieu, s'il l'avait voulu, aurait pu
langage divin sont tous deux de même nature. s'exprimer simplement grâce aux lettres isolées21: une
C'est précisément pour cette raison que l'homme tradition prophétique, rapportée par Kavb al-
peut accéder, à partir de l'étude et la méditation Ahbar, ne dit-elle pas que « le premier livre révélé
de son propre langage, à la compréhension du à Adam était formé de feuillets sur lesquels était
langage divin et, par là-même, à Dieu. Le but de la écrite une sourate composée de lettres séparées les
science des lettres n'est autre que ce retour à Dieu unes des autres22. »
à travers Sa parole. Le mot créateur Kun (Sois !) lui-même,
expression de tout décret divin et de toute volonté
Sur la différence entre langage humain et divine, aurait pu être une seule lettre : « Sa parole
langage divin : "Sois" est à l'origine une seule lettre, dont le Nûn
Pour Tustarî, cette différence n'est pas une est le support. Dieu, lorsqu'il a dit "Kun", aurait
opposition de nature entre deux systèmes pu dire "Kl" sans Nûn, Sa création aurait été
radicalement étrangers l'un à l'autre. Dieu s'exprime réalisée. Il a voulu prononcer le K avec son support
dans l'immédiat; il profère un son qui n'est autre pour faire comprendre à Ses créatures Son
qu'une « essence jaillissante » contenue toute discours et le sens de ce discours dans Sa révélation,
entière dans la lettre prononcée. Sa Parole est donc conformément aux lois du langage des hommes et
créatrice car elle renferme tout à la fois l'idée, le à leur énonciation23. »
son et la chose existenciée. La parole humaine,
quant à elle, se construit dans le temps. N'étant Sur la distinction entre les noms «Huwa» et
pas immédiate, elle n'est donc pas créatrice à «Allah»:
proprement parler. Elle a besoin de l'air comme Dans son analyse du mot créateur, Tustarî
support et, tributaire d'une chose existant avant elle, opère une distinction entre deux sortes de kun :
elle ne peut se fixer et disparaît aussitôt. - Le kun primordial, prononcé pour existencier
La brièveté du système combinatoire de la les choses dans leur totalité, c'est-à-dire pour faire
langue arabe (un concept n'a besoin que de trois cesser le néant, déchirer le vide, etc.
lettres pour être exprimé) semblerait attester de - Le «kun kadhâ wa kadhâ» (Sois ainsi et ainsi),
son haut rang. Mais Tirmidhî va encore plus loin: prononcé pour existencier les choses, c'est-à-dire
considérant que le nombre minimal de lettres en quelque sorte les différencier, les séparer24 du
pour former un mot est deux, il reproche aux Tout et faire apparaître leur individualité. D'où
grammairiens, dans leur insistance sur la trilittéra- l'idée que ces deux niveaux de l'acte créateur
lité des racines, d'avoir contribué à éloigner correspondent en fait à deux attributs distincts de

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Dieu, et plus précisément aux deux noms « Huwa » «Comme certains savants arabes, il comprend
et «Allah» qui apparaissent dans le Coran. le nom majesté "Allah" comme composé de
Pour Sahl Tustarî le nom « Huwa » désigne l'article "Al" et de la racine " Lâh" dont le sens est "il
Dieu en tant que Créateur de l'ensemble s'est voilé" ou "il s'est caché"... De plus, il se peut
indifférencié, tandis qu'« Allah» désigne Dieu en tant que l'article symbolise la création, tandis que
que Créateur des choses individuées. Cette "Lâh" symbolise l'essence divine cachée à la vue
distinction ne peut qu'évoquer en nous la présence et à l'entendement humains. Sahl refuse toutefois
d'une influence néo-platonicienne, « Huwa » catégoriquement l'utilisation de l'expression Ihti-
correspondant à Dieu au niveau des idées pures, jàb al-dhât al-ilâhîya bi-l-khalq (l'essence divine s'est
« Allah » étant le Démiurge qui donne forme aux voilée au moyen de la Création) et déclare que
idées, le ^acjl al-fa""âl cher à Al-Farâbî et à Avi- Dieu n'est caché par rien mais que ce sont Ses
cenne. Le monde du « Huwa », monde des idées créatures qui tendent un voile entre elles et Lui25. »
pures, est plus réel que le monde d'« Allah»; il ne Le nom « Huwa », quant à lui, est l'objet d'une
connaît pas la corruption et touche directement au longue série de questionnements de la part des
domaine de l'éternité, tandis que le monde mystiques musulmans. L'idée dominante, que
d'« Allah » correspondrait plutôt au monde Tustarî partage avec Al-Hallâj et Ibn vArabî, est
sublunaire émané de la dixième intelligence et que le pronom « Huwa » désigne l'essence de
caractérisé par la matérialité, le concret et l'éphémère. Dieu. Elle semble fondée sur des traditions
Ceci nous paraît être une bonne illustration de prophétiques relatant les questions posées au
la tentative quasi omniprésente chez les penseurs Prophète par certains juifs lui demandant de décrire
musulmans d'harmoniser la philosophie grecque son Seigneur : le premier verset de la sourate Al-
avec la Révélation. Il semble en effet que la risâlat Samad, où est évoquée l'unicité, l'autosuffisance,
al-hurûf fasse siennes ces deux données la transcendance de Dieu, comporte le pronom
incontournables de la doctrine néo-pythagoricienne, «huwa» sans antécédent, ce qui est contraire à la
création par les nombres et théorie de l'émanation, et grammaire. Certains exégètes proposent
qu'elle les transpose dans le domaine islamique en l'explication suivante : comme il n'est pas possible
une création par les lettres et une distinction entre d'atteindre la réalité de l'essence divine et de signifier
le créateur des idées et celui des formes. On sait par un mot Sa Sainteté, le pronom se rapportant à
comment les idées néo-pythagoriciennes et Dieu n'a pas besoin d'antécédent26.
néoplatoniciennes ont influencé les penseurs Cette explication est corroborée par Tirmidhî
musulmans, en particulier les philosophes hellénistiques qui ajoute que « Huwa » est un mot où n'est pas
comme Al-Kindî, Al-Farâbî et Ibn Sînâ. Cependant prononcé ce qu'il renferme comme désignations
nous assistons ici à une pénétration plus implicites; il ne sert ni de guide, ni d'indication, ni
insidieuse, plus profondément assimilée dans l'esprit de description, tout cela est implicite en lui27.
mystique, au point de faire partie intégrante d'un Le nom « Huwa », du fait qu' aucun attribut ne
ensemble de références culturelles déjà bien saurait lui être ajouté, les contient en réalité tous
élaborées. Quoi qu'il en soit, l'opinion de Sohrawardî de manière implicite. Il renferme intégralement et
faisant de Tustarî un néo-pythagoricien par parfaitement la Réalité divine transcendante,
excellence semble bien trouver ici sa justification. absolument inaccessible à l'entendement humain,
Dans un tout autre ordre d'idées, Kamâl Javfar qui ne s'explicite pas et garde jalousement Son
met en évidence la conception du nom d'« Allah » propre mystère. Quant à « Allah », « c'est un nom
chez Sahl al-Tustarî : clairement explicite qui guide et qui informe». Par

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les attributs enfin, Dieu se donne à connaître à Ses tions sur la distinction entre Attributs de l'Essence
créatures, Se décrit Lui-même dans un acte {Sifât dhât Allah) et Attributs de Dieu (Sifât Allah).
d'amour et de miséricorde. Tout cet amour divin
contenu dans Huwa ne peut parvenir jusqu'à Distinction entre attributs de l'essence de Dieu et
l'homme que par Allah et Ses attributs28. attributs de Dieu:
Rien d'étonnant donc pour Tirmidhî à ce que La problématique liée aux attributs de Dieu est
Dieu utilise « Huwa » lorsqu'il se décrit lui-même parmi les plus importantes qui agitent la pensée
en disant : « Allah témoigne, et avec Lui les anges, théologique musulmane sunnite de cette époque. Il
qu'il n'y a absolument pas d'autre divinité que existe à ce sujet à l'époque de Tustarî deux
Lui29. », car réside en Lui la science des choses positions extrêmes : la première, représentée par l'école
cachées. muvtazilite, dénie tout attribut divin à l'Essence
Toutes ces idées concernant le contenu du nom divine; elle dénie également à ces attributs toute
Huwa se trouvent admirablement réunies dans réalité positive distincte de l'Essence une car, si
l'interprétation qu'en donne Rajab Borsî au XIVe siècle : l'on affirmait le contraire, on se trouverait en
« Sache que le nom est ou bien dérivé, ou bien présence d'une divinité multiple, les attributs divins
nom propre, ou bien pronom démonstratif. Le étant illimités.
nom dérivé est universel; rien ne s'oppose à ce La seconde, représentée par l'école Hanbalite
que plusieurs le partagent. Le nom propre est le des «Ahl al-Sunna», par sa conception littéraliste
tenant-lieu du démonstratif. Il en est donc la des attributs divins, aboutit à se représenter la
ramification ifaf). Le démonstratif enfin est la racine divinité comme un complexe de noms et de
(asl), et la racine est supérieure à la ramification. qualifications à côté de l'essence divine elle même.
Lors donc que tu dis Lui (Huwa), c'est le plus Cette attitude conduit à se représenter Dieu par
noble de tous les noms. L'Un absolu (al-Haqq) est analogie à un homme ayant un corps, des
Seul et Esseulé..., le faire connaître par son membres, etc., c'est-à-dire à l'anthropomorphisme
essence même est impossible, car la totalité des (tashbîh).
noms dérivés est impuissante à annoncer son «Quand un théologien sunnite parle des Sifât
Essence Sacro-sainte. En revanche, le mot «Lui» Allah, d'une part, ce ne sont pas des qualificatifs
(Huwa) annonce le tréfonds de son hyper-essence {Qâdir, "klim, Hayy, etc.) qu'il a en vue, mais les
dépouillée de la totalité des dimensions du substantifs correspondants (qudra, *ilm, hayât), et
multiple. C'est pourquoi le nom «Lui», parce qu'il a d'autre part, ces substantifs ne sont pas pour lui
atteint jusqu'au tréfonds de l'éternité, est le plus de simples mots; ils représentent des entités
vénérable des Noms... Les noms dérivés indiquent réelles, des maânx conjointes à l'essence divine,
les Attributs tandis que le mot « Lui » réfère au existantes comme elles... Ces entités sont, par
Sujet des qualifications. Or le sujet des rapport à l'essence, comme l'accident par rapport à la
qualifications est plus vénérable que la qualification. Et substance...
cela, parce que l'Essence divine n'est point Pour les mu" tazilites (et notamment Al-Jub-
parachevée par les qualifications, mais inversement à bâ'î), ces qualificatifs de Dieu, qui peuvent aussi
cause de son extrême perfection. Ainsi le mot bien être appelés Ses noms, ne sont rien d'autre
« Huwa » permet d'atteindre à la source de la que des mots (des paroles: aqwâl). C'est également
grandeur30. » dans ce sens que les mu'tazilites comprennent les
Cette distinction entre les deux noms divins formules bien connues de Sifât al-dhât (attributs de
entraîne les mystiques à toute sorte de l'Essence) et Sifât al-fïl (attributs de l'acte). Pour

36
eux, il s'agit bien toujours des qualificatifs que s'étend pas à celui du non-inconditionné et
nous appliquons à Dieu et qu'il est sensé mériter aboutit à la négation de tout attribut divin. Tustarî se
du fait de Son essence et du fait de Son acte31. » démarque subtilement de cette conception en
C'est dans cette même ligne d'idées que Tus- distinguant, comme nous l'avons vu, le Huwa (Dieu
tarî semble se placer en opérant la même statique conforme à la conception imf tazilite)
distinction entre les attributs de Huwa (Essence de Dieu, d'Allah (Dieu agissant et créateur), aboutissant à
statique et inconditionné) et les attributs d'Allah une distinction entre leurs attributs respectifs
(Dieu créateur, agissant et proférant des paroles). (attributs de l'Essence et attributs d'Allah).
On sait que la doctrine mu'tazilite, professant En outre, Tustarî semble limiter les attributs de
en outre le dogme du Coran créé, sera proclamée l'Essence à ceux explicités dans la sourate CXII al-
officielle en 218 h. par le khalife abbasside Al- ikhlâs (versets 3,4) citée plus haut, entrant en cela
Ma'mûn et le restera jusqu'en 234 h., année où le en accord total avec Ash'arî:
khalife Al-Mutawakkil décidera de s'opposer à ce « II semble qu'on doive en (caractères
même dogme de la création du Coran et se mettra essentiels de Dieu) retenir fondamentalement quatre :
à persécuter les muvtazilites. Dieu est éternel, II ne ressemble pas aux créatures,
La formation théologique de Tustarî se situe II est unique, II n'est pas un corps33. »
bien dans ce cadre d'hégémonie muvtazilite Cependant Al-Ashvarî considère aussi comme
puisqu'il était âgé de trente et un ans à la fin du attribut de l'Essence tout attribut tel que, si Dieu
mu'tazilisme en tant que doctrine officielle. n'en était pas qualifié de toute éternité, il serait
Cependant il semble se situer dans une position plus nécessairement qualifié de l'attribut contraire34.
modérée qui annonce déjà l'avènement de C'est ainsi qu'il ajoute à ces Sifât al-dhât les huit
l'ash'arisme (Ashvarî est né en 260/873). Ce entités éternelles sises dans l'essence divine que
dernier expose en effet la conception nuftazilite du sont la vie, la science, la puissance, la volonté,
Tawhîd (unicité de Dieu) de la manière suivante : l'ouïe, la vue, la parole et la durée35.
«Dieu est unique, nul n'est semblable à Lui; II Quant aux attributs d'Allah, ou attributs de
n'est ni corps, ni individu, ni substance, ni l'acte, Al-Ashvarî en donne la définition suivante:
accident. Il est au-delà du temps. Il ne peut habiter ceux qui ne conviennent à Dieu qu'à partir du
dans un lieu ou dans un être; II n'est l'objet moment où II produit les actes correspondants,
d'aucun des attributs ou des qualifications créaturelles. par exemple tout ce qui a trait à la Création, ou à
Il n'est ni conditionné ni déterminé, ni engendrant son intervention dans la vie des créatures et du
ni engendré. Il est au-delà de la perception des monde d'ici-bas.
sens. Les yeux ne le voient pas, le regard ne Enfin toutes ces querelles théologiques
l'atteint pas, les imaginations ne le comprennent pas. comportaient un danger qu'ont bien décelé les
Il est une chose, mais non pas comme les autres mystiques de cette époque, celui de ne percevoir Dieu
choses; II est omniscient, tout puissant, mais son qu'au moyen de la seule raison humaine, et de Le
omniscience et sa toute-puissance ne sont réduire ainsi à une idée. Car les mystiques, et plus
comparables à rien de créé. Il a créé le monde sans un particulièrement les «amis de Dieu» (awliyâ'),
archétype préétabli et sans auxiliaire32. » saisissent les choses non par leur intelligence mais
On voit donc clairement ici comment cette par Dieu lui-même, c'est-à-dire par l'amour qui
conception nuftazilite de l'être divin et de son émane de lui. Par cette relation d'amour, ils
unité est statique, non dynamique; limitée ontolo- perçoivent directement la réalité divine, laquelle est
giquement au plan de l'être inconditionné, elle ne au-dessus de tout raisonnement.

37
Ainsi Tirmidhî se prononce à la fois contre 6. V. P. Lory, Temps absolu, p. 87, cité par G. Gobillot, op. cit.
ceux qui nient les attributs de Dieu (mu^attila) et 7. P. Lory, Alchimie et Mystique en Terre d'Islam, Verdier, Paris,
1989, p. 127.
ceux qui n'ont pas su éviter l'anthropomorphisme 8. Sourate CXII, versets 3, 4.
9. Sourate LXXII, versets 26, 27.
(mushabbiha) : 10. C'est l'opinion de Thaïes de Millet (né vers 640 av. J.C.).
« Cet égaré, négateur des attributs divins, ne 11. Ce passage rappelle la théorie d'Anaximène (entre 550 et
500 av. J.C). Dans sa cosmogonie, Sahl Tustarî semble donc à
cesse de s'éloigner de son Seigneur jusqu'à ce qu'il première vue établir la jonction entre les théories de Thaïes et
l'ait rendu complètement inexistant. Quant à d'Anaximène; cependant il n'en est rien. Pour lui, l'eau reste
bien le principe de toute substance, elle est à la base des corps
l'autre égaré qui est l'anthropomorphiste, il ne et du monde matériel ; l'air, quant à lui, appartient déjà au
cesse de confirmer les attributs pour s'opposer au monde spirituel; il est le «lieu de toutes choses», non pas leur
substance; l'air est physique chez Anaximène, il est
premier, à tel point qu'il en vient à comparer Dieu métaphysique chez Tustarî.
à Sa création. Ces gens là raisonnent avec leur 12. La liste de ces cinq facultés est fréquemment citée à travers
« moi », sans avoir purifié leur cœur36. » quelques variantes par les théosophes musulmans. Tirmidhî,
contemporain de Tustarî, affirme que la lumière de la
Les premiers gardent intact leur amour connaissance {nûr al-marifà) dont Dieu a pétri Adam dans sa
préexistence est composée de ces cinq éléments compréhension
abstrait mais ils s'en interdisent toute expression; (fahm), entendement (dhihn), pénétration (dhakâ1), mémoire

:
ainsi toute la vie abstraite leur sera étrangère. Les (hifz) et science Çilm). Pour lui, l'ensemble de ces cinq éléments
seconds s'attacheront aux attributs et aux noms n'est rien d'autre que la fitra ou nature primordiale. Selon
G. Gobillot, la source de cette définition serait à chercher dans
divins, risquant d'oublier par là Celui à qui ils la liste des cinq vertus intellectuelles attribuées à Aristote. Voir
G. Gobillot. Cours sur la fitra, communication personnelle, p. 63
appartiennent. -65.
Il n'y a donc rien d'étonnant à ce que, à l'instar 13. Nous sommes ici en présence de la terminologie et de la
vision du monde propres à l'Alchimie notion de potentiel et
de Tirmidhî, Sahl al-Tustarî se garde d'adhérer à d'actualisé, les quatre qualités de la matière, opposition entre

:
l'un ou l'autre de ces deux points de vue corps denses et corps subtils. Le but de l'alchimie n'est autre
que de «façonner une substance parfaitement équilibrée, une,
extrêmes. où les oppositions entre le Chaud et le Froid, la Siccité et
l'Humidité, le dense et le subtil, le potentiel et l'actualisé sont
Présentation de l'auteur confondus en une infrangible harmonie...» Pierre Lory,
Henri Martinot: né en 1958 à Tarbes (Hautes Pyrénées). Alchimie et mystique en Terre d'Islam, Verdier, Paris, 1989. p. 33.
profession violoncelliste. 14. Paul Ballanfat, Cours sur la science des lettres du 9 février
Son goût pour les langues et civilisations du monde le conduit
:

à l'étude de la langue arabe et de la civilisation arabo-musul- 2000.


15. Geneviève Gobillot, Le livre de la profondeur des choses.
mane. Presses Universitaires du Septentrion, Arras, 1996. p. 177.
En préparation: Thèse de doctorat: «Métaphysique et raison 16. «Le premier mur de la Maison Divine (au-dessus de la
dans la philosophie d' Abu Bakr al-Râzî», sous la direction de Ka'ba) est: avoir foi dans les manifestations du Roi céleste, en
Monsieur le Professeur Dominique Urvoy. quelque endroit qu'il se manifeste et en quelque langue qu'il
s'exprime en arabe, en persan, en latin, en hindi ou sindi, en
Notes géorgien, en grec, en turc, en arménien, en hébreu, en syriaque,
:

1. Pierre Lory, Introduction à: Henry Corbin, Rajab Bursi, Les ou en tout autre langue. » Umm al-Kitâb, Introduzione, tradu-
Orients des Lumières, Verdier, Paris, 1996. zione e note di Pio Filippani-Ronconi, Istituto Universitario
2. Cf. G. Gobillot, La science des lettres chez les théosophes Orientale di Napoli, Napoli, 1966. Question XIX.
musulmans, conférence du 11 décembre 1997, non publiée, 17. Abu "Abd Allah Muhammad b. "Alî b. al-Hasan b. Bashîr
communication personnelle. al-Hakîm al-Tirmidhî, mystique khurâsânien, né dans la
3. V. Gaon Saadya de Fayyûm, Commentaire sur le Séfer Yétsira, première décennie du nr siècle de l'hégire, mort vers 318/930. Il
publié et traduit par Mayer Lambert, Paris, 1891, p. 26. est donc contemporain de Tustarî.
4. Pierre Lory. Op. cit., p. 9. 18. V. Geneviève Gobillot, op. cit., p. 179 à 182.
5. Paul Kraus établit un lien direct entre la gnose shi'ite 19. Ibid., p. 176 et 177.
primitive et le Séfer Yétsira. Pour lui, les trois lettres principales qui 20. Ibid., p. 185.
sont à la base du Séfer Yétsira, à savoir Aleph, Mêm, Shîn, 21. Ibid., p. 187.
rappellent étrangement les spéculations des gnostiques shfites 22. Manuscrit arabe, Paris, B.N. 1402 , f. 86 a.
sur les trois lettres de l'alphabet arabe ~Ayn, Mîm, Sîn, qui 23. Al-Hakîm al-Tirmidhî, Nawâdir al-usûl, ch. I, p. 3. Cité par
représentent les trois hypostases de la divinité fAlî, Muham- G. Gobillot, op. cit., p. 186.
mad, Salmân). Voir Paul Kraus, Jâbir ibn Hayyân, Contribution 24. Le terme coranique Fâtir, désignant souvent le Créateur,
à l'histoire des idées scientifiques dans l'Islam (Volume II), rappelle curieusement cette idée par son sens premier de
Mémoires présentés à l'Institut d'Egypte, tome 45, IFAO, «Celui qui sépare».
Le Caire, 1942. p. 267.

38
25. Muhammad Kamâl Ibrahim Ja'far, min al-turâth al-sûfî H L'« épître sur les lettres » de Sahl al-Tustarî (818-896
Sahl b. ^Abd Allah al-Tustarî, Dâr al-mavarif bi-Misr, Le Caire, è. chr.) propose sur ce thème une ample méditation qui
1974 , note n° 6.
26. Mi., note n° 7. conduit, à partir de l'interprétation mystique de la
27. Geneviève Gobillot, op. cit., p. 235, 236.
28. Ibid., p. 235. réalité qu'il suppose, à un enseignement théologique des
29. Sourate III, verset 18. plus édifiants. En plus d'une traduction complète de
30. Rajab Borsî, Les Orients des lumières, traduction d'Henry
Corbin, Verdier, 1996 , p. 97. cette oeuvre précédée d'une introduction sur l'histoire
31. Daniel Gimaret, La doctrine d'Al-AsKarî, Le Cerf, Paris, de la science des lettres, quelques commentaires
1990, p. 235, 236. permettront d'apporter des précisions sur les principaux
32. Al-Ashvarî, Maqâlât al-islâmîyîn, in Henry Corbin, Histoire de
la philosophie islamique, Gallimard, 1986. Follio p. 161. points évoqués : mystères du langage humain, sa
33. Daniel Gimaret, op. cit., p. 247.
34. Ibid., p. 243. relation avec le langage divin, les noms divins «Huwa» et
35. Al-AsrTarî attire l'attention sur le fait que ces huit entités «Allah» et leurs attributs respectifs.
relèvent de l'investigation rationnelle et il leur ajoute ces autres
attributs éternels dont l'existence ne nous est connue que par
la Révélation: la main, la face, l'œil de Dieu. Mots-clés
36. Al-Hakîm al-Tirmidhî, Khatm al-awlîya, éd. par "Uthmân
Yahyâ, imprimerie catholique, Beyrouth, p. 385, 386. Sahl b. "Abdallah al-Tustarî, risâlat al-hurûf, épître sur
les lettres, science des lettres, science du
jafr, alchimie, théosophie, Sefer Yetsira, flux de
Résumé lumière, parole, langue divine, kun, Allah. Huwa,
Dieu a créé le monde par Sa parole; chaque mot Créateur, nuTtazilites, asrf arites, hanbalites, attributs de
constitue l'essence même de la chose existenciée, et les lettres l'essence, attributs de Dieu.
prononcées le frissonnement de sa venue à l'être.

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