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Résumé
Objet d'enjeux politiques, les statistiques des nationalités recueillies par les recensements balkaniques sont jugées peu fiables.
Les problèmes de comparaison éveillent très vite les soupçons : les définitions retenues, les critères et les classifications
employés varient selon les dates et les pays, les déclarations des enquêtes montrent d'importantes fluctuations, qui étaient en
partie fonction de leur stratégie du moment. Classifications, changements et contenus des réponses constituent ainsi une
source de l'histoire des États et de la situation des peuples. C'est dans cette perspective qu'ont été étudiés les recensements de
la Grèce, de la Bulgarie et de la Yougoslavie, et en particulier le traitement des populations macédoniennes.
Abstract
Balkan ethnie statistics : political uses of censuses. — Ethnic censuses statistics collected contain significant inconsistencies :
definitions and classifications differ by date and country, individual respondents often provide contradictory responses, as a
function of their immediate situations. While unreliable in the first degree, these provide a precious, albeit indirect, source for the
history of the State in this part of Europe. The article applies these considerations to an analysis of Greek, Bulgarian and
Yugoslavian censuses, paying special attention to the case of the Macedonian populations.
Labbé Morgane. Les nationalités dans les Balkans : de l'usage des recensements. In: Espace géographique, tome 26, n°1,
1997. pp. 35-48;
doi : 10.3406/spgeo.1997.1029
http://www.persee.fr/doc/spgeo_0046-2497_1997_num_26_1_1029
Morgane Labbé
Résumé. — Objet d'enjeux politiques, les statistiques des Abstract. — Balkan ethnie statistics : political uses of
nationalités recueillies par les recensements balkaniques sont jugées peu censuses. — Ethnic censuses statistics collected contain
fiables. Les problèmes de comparaison éveillent très vite les significant inconsistencies : definitions and classifications differ
soupçons les définitions retenues, les critères et les by date and country, individual respondents often provide
:
clas ifications employés varient selon les dates et les pays, les déclarations contradictory responses, as a function of their immediate
des enquêtes montrent d'importantes fluctuations, qui étaient en situations. While unreliable in the first degree, these provide a
partie fonction de leur stratégie du moment. Classifications, precious, albeit indirect, source for the history of the State in this
changements et contenus des réponses constituent ainsi une source de part of Europe. The article applies these considerations to an
l'histoire des États et de la situation des peuples. C'est dans cette analysis of Greek, Bulgarian and Yugoslavian censuses, paying
perspective qu'ont été étudiés les recensements de la Grèce, de la special attention to the case of the Macedonian populations.
Bulgarie et de la Yougoslavie, et en particulier le traitement des
populations macédoniennes.
Balkans, géopolitique, minorités, statistiques ethniques Balkans, ethnic statistics, geopolitics, minorities
Le recensement est dans les Balkans la principale, sinon la réduit sensiblement la portée scientifique des résultats, elle
seule, source quantitative sur la distribution de la leur donne en contrepartie un intérêt politique et historique
population par groupes ethniques, groupes linguistiques ou encore peu exploré *.
religions. Toutefois, les enjeux politiques liés aux résultats
peuvent engendrer un doute sur les méthodes employées et Le recensement apparaît ainsi comme une source
les réponses recueillies. Le manque de rigueur de la notion indirecte sur l'histoire de l'État, au même titre que les cartes
d'ethnie à laquelle font appel les recensements laisse la ethnographiques réalisées alors que se posait la question
plus grande place aux considérations idéologiques dans la
définition du groupe ethnique et des critères
d'appartenance. Ainsi, loin d'être un simple inventaire, le 1. Voir cependant à ce sujet: A. Blum et C. Gousseff sur les
recensement construit ces groupes, décide de leur représentation, classifications des recensements russes (1995). Sur les tableaux des
détermine leur importance. Si la variabilité des critères recensements français du xixe siècle, H. Le Bras (1986).
Morgane Labbé
du partage des territoires cédés par les Ottomans. Les 18704. Les deux questions ont été maintenues jusqu'au
nombreuses cartes suscitées par le partage de la Macédoine recensement de 1951. Leur abandon ultérieur n'a pas été
ont été étudiées, voici déjà plus de quarante ans, par un expliqué, ni d'ailleurs leur introduction. Pour la religion, la
géographe anglais, H.R. Wilkinson. Il montre que leur continuité avait été assurée avec les pratiques
valeur réside moins dans la description d'une prétendue administratives de l'époque ottomane, où la distinction des
réalité ethnographique que dans les idées ethnographiques appartenances communautaires s'opérait selon la confession5;
de leurs auteurs, dans leur utilisation comme support des mais, à la différence des États voisins, la langue n'était pas
politiques : étrangères aux réalités, elles n'en ont pas considérée comme un critère de nationalité. Les
moins mené à des réalisations concrètes comme les tracés statistiques linguistiques ne distinguaient que des Hellènes6,
de frontières, en influençant choix et décisions politiques2. comme le rappellent les publications du recensement de
Wilkinson a ainsi mis en évidence un véritable travail 1928: «Les orthodoxes de langue turque ne sont au fond
d'objectivation des idées sur la nation et l'ethnie, mis en de leur conscience ethnique que de purs Hellènes, raison
œuvre par ces cartes. pour laquelle ils ont été chassés de la Turquie et se sont
réfugiés en Grèce. La plupart aussi des orthodoxes de
Les catégories ethniques des recensements balkaniques ont langue macédonoslave et koutzovalaque sont des Hellènes
été étudiées selon une démarche analogue : en appliquant au point de vue de la conscience ethnique. On peut dire
d'une part une grille de lecture politique aux changements qu'en Grèce la langue de ses habitants ne coïncide pas
de catégories, en concevant d'autre part l'ethnie comme toujours avec leur conscience ethnique. » Ainsi, l'État grec ne
une catégorie construite. Les liens entre le recensement et reconnaît qu'une minorité religieuse, les musulmans de
les enjeux politiques des États ont été étudiés à travers des Thrace, qui ont été exemptés de l'échange de populations
cas problématiques : le premier porte sur les changements entre la Grèce et la Turquie, décidé par le traité de
de catégories linguistiques employées dans les Lausanne de 1923. Les autres populations qui ne sont ni
recensements grecs, le second aborde la question de la orthodoxes, ou ni exclusivement hellénophones, ne sont pas
représentation des Macédoniens dans les recensements de la Grèce, reconnues comme des minorités. Cependant, le
de la Yougoslavie et de la Bulgarie. Le politique interférant recensement permet de les identifier, de manière directe à partir
aussi avec les réponses des recensés, deux autres cas de des questions sur la langue, indirecte par croisement avec
figure ont été analysés : les fluctuations des déclarations des la variable religieuse. Aussi les catégories linguistiques
Albanais et des Valaques aux recensements grecs ; les constituent-elles un enjeu politique pour les autorités
écarts de déclarations entre ethnie et langue aux comme pour les populations. Des sources témoignent de
recensements bulgares. l'absence de certains groupes, ou bien de la
sous-estimation des effectifs recensés. Au lieu d'établir la liste des
omissions, nous montrerons que ces stratégies peuvent être
1 . La représentation des minorités saisies dans la structure même de la classification, au
dans les recensements grecs moyen de trois comparaisons : une première avec une
grille linguistique pour apprécier sa cohérence interne, une
Les recensements grecs3 relèvent l'appartenance seconde avec les classifications des recensements
confessionnelle dès le premier dénombrement de 1828, et la antérieurs, une troisième avec les classifications utilisées à la
question sur la langue est introduite au recensement de même époque en Yougoslavie et en Bulgarie.
Morgane Labbé
les changements à la lumière des enjeux politiques un territoire qui s'étend de l' Épire à la Thrace et qui lui
entre la Grèce, la Bulgarie et la Yougoslavie reviendrait historiquement. Il a pourtant fallu tenir compte
des exigences des deux États voisins. H.R. Wilkinson a
Le rapprochement des classifications grecques fait ressortir montré, à partir des quelque deux cents cartes réalisées sur
un trait caractéristique des modifications introduites au la Macédoine depuis le XIXe siècle, comment l'idée d'une
recensement de 1951 : privilégiant deux niveaux Macédoine comme territoire, langue et ethnie a été
linguistiques, général ou particulier, elles visent à occulter le niveau produite, puis s'est imposée au moyen des travaux
intermédiaire, celui des langues nationales. On saisit là géographiques, pour désigner ce qui constituait initialement une
l'évolution des relations entre la Grèce et ses deux voisins, la région peuplée par des populations très variées,
Bulgarie et la Yougoslavie, qui s'affrontent depuis un siècle pour essentiel ement de langue slave. L'existence d'un peuple macédo-
le partage des anciennes possessions ottomanes, Macédoine, slave est donc une construction historique récente.
Épire et Thrace. L'hostilité est plus grande envers la
Bulgarie, dont l'irrédentisme, aiguisé par les pertes consécutives à Elle peut d'ailleurs être datée et retracée de manière
la première guerre mondiale et le reflux des populations précise, puisqu'elle est due aux travaux du géographe serbe
slaves sous la pression des réfugiés, menace continuellement J. Cvijic, qui emploie le terme pour la première fois dans
la Grèce. Du côté des vaincus en 1918 et exclue des un texte de 1906. Ses travaux font écho aux nouvelles
négociations de paix, la Bulgarie refusa de signer le traité de Neuilly, ambitions de la Serbie qui, longtemps restée à l'écart du
donc de reconnaître les nouvelles frontières avec la Grèce. contentieux macédonien, développe une stratégie
Elle continua à se référer au territoire plus étendu, gagné à différente de celles de la Bulgarie et de la Grèce, mais qui
l'issue de la première guerre balkanique et qui lui donnait l'emporte: par l'intermédiaire des cartes dressées par
l'accès recherché sur la Méditerranée. La présence de J. Cvijic, elle ne revendique pas la Macédoine au titre de
populations slavophones en Grèce servait à légitimer ces supposées populations serbes, mais de populations ni
revendications territoriales, mais leur reconnaissance restait serbes ni bulgares, qu'elle dénomme macédo-slaves.
problématique : la Grèce refusa catégoriquement de L'originalité et la force de la démonstration de J. Cvijic
reconnaître une minorité slave, excluant pour elle un projet de est de montrer que ces populations, qui présentent des
collège électoral (Mavrogordatos 1983) et se posant en traits culturels communs aux Serbes et aux Bulgares,
instigatrice du protocole d'échange de populations. Les n'ont pas encore de conscience nationale fixée. Elles sont
substitutions terminologiques du recensement relèvent de cette potentiellement serbes ou bulgares : seule leur affiliation
stratégie de contre-offensive : en faisant disparaître les bulga- politique à l'un ou l'autre État établira de manière
rophones du recensement, la Grèce discréditait les permanente leur caractère national.
revendications de la Bulgarie. L'introduction, à la place du bulgare,
d'une langue pomaque parlée par une population restreinte, La carte de J. Cvijic, dressée en 1909, est donc la première
répartie dans les deux pays, ne présentait pas de risque pour à représenter une population dite macédo-slave, qu'aucun
la Grèce : minorité musulmane, les Pomaques sont des États environnants ne peut a priori s'approprier. Bien
indifférents sinon hostiles à la Bulgarie — laquelle les recense sûr, la répartition des Macédo-slaves que donne J. Cvijic
comme bulgarophones. satisfait toujours aux aspirations de la Serbie, et les
modifications apportées aux cartes suivantes (1913) ne sont que
des ajustements à leurs évolutions. La catégorie s'impose
2. La question macédonienne à travers après la guerre, qui discrédite les revendications bulgares.
les recensements grecs, bulgares Les cartes de J. Cvijic bénéficient alors d'une
et yougoslaves reconnaissance internationale, l'idée d'un peuple macédo-slave
domine sur toutes les précédentes représentations. Les
Les changements de dénominations des populations Macédoniens figurent ensuite sur la plupart des cartes, à
slavophones par les recensements grecs doivent être également l'exception de celles de la Bulgarie. Les cartes grecques les
rapportés à la position de la Grèce sur la question représentent pour la première fois en 1918. Leur apparition
macédonienne. Sur le fond, elle est invariable : la Grèce revendique dans le recensement de 1920 se conforme donc à cet usage
Morgane Labbé
Serbt t Croat»
SERBIAN
J. CVUIC
1913
général10, avec certes une légère différence, car c'est le terme s'explique aussi par le contexte international, propice
terme macédonien11 qui est employé, et non macédo-slave aux négociations sur les droits des minorités.
comme partout ailleurs. Peut-être la Grèce a-t-elle voulu
faire coïncider la langue avec le nom d'une province Les rapprochements qui ont lieu entre les trois États pour
qu'elle s'attribue au nom de l'histoire. L'introduction du garantir les droits de la minorité macédonienne
n'aboutis ent pourtant pas : les pays ne s'entendent pas sur le choix
de la langue à enseigner, bulgare ou serbo-croate 12. De
surcroît, l'arrivée massive des réfugiés d'Asie mineure conduit
10. Il correspond aussi aux préoccupations de l'après-guerre: un
an après les traités de paix, tous attentifs à la situation des minorités,
la reconnaissance par la Grèce de minorités bulgare, serbe,
macédonienne est encore une éventualité que traduit la présence de ces trois 12. S'agissant de dialectes macédoniens, le seul enseignement
noms dans le recensement. linguistique envisagé est le bulgare ou le serbe, ce qui conduit à
11. La traduction française donnée dans les recensements a, sur reconnaître ses usagers comme une minorité bulgare ou serbe, toute
ce point précis, été vérifiée. autre dénomination étant exclue.
Morgane Labbé
bulgare. En réaction à la diffusion du macédonien sous la pouvant développer des stratégies politiques différentes
forme écrite et standardisée qu'il a acquise dans la dans la région.
république yougoslave, elle adopte des mesures assimilation-
nistes à l'égard des Macédoniens. Ces changements se
répercutent sur leurs déclarations au recensement: l'effectif 3. Le recensement, reflet ou moyen
passe de 188000 en 1956 à 9000 personnes en 196518. de l'homogénéité ethnique
La politique de l'État bulgare est devenue de plus en plus Dans l'entre-deux-guerres, la référence à l'homogénéité
restrictive à l'égard de toutes les minorités, visant à leur ethnique de la population apparaît comme un thème de
assimilation 19 et corrélativement le recensement cesse de légitimation politique. Il est devenu synonyme de stabilité. C'est
dénombrer toute nationalité. La chute du régime dans ces termes qu'A. Pallis, géographe grec, membre de la
communiste provoque un nouveau changement : le recensement de commission des réfugiés, envisage en 1929 les
1992 renoue avec ceux de l' avant-guerre en introduisant conséquences des transferts de populations: «L'homogénéité
des questions sur le groupe ethnique20, la langue raciale résultant de la redistribution des populations dans les
maternelle et la religion. La liste des groupes reconnus s'est Balkans sera un facteur de paix en éliminant ce qui s'est
allongée21, les tableaux font de nouveau figurer des petits avéré dans le passé être une source constante de friction. »
groupes comme les Tatars, les Gagaouzes. L'éventail des C'est en effet la légitimité même de ces États qui est mise
groupes représentés ne doit pourtant pas faire illusion sur en cause par les minorités : ils se sont édifiés et se sont
la neutralité du recensement : ni les Macédoniens ni les opposés sous la bannière du principe des nationalités, mais
Pomaques ne se trouvent dans ces listes alors que, même s'étendent sur des territoires peuplés par des communautés
réduits, leurs effectifs ne sont pas inférieurs à ceux des dont l'allégeance aux caractères nationaux est loin d'être
petits groupes mentionnés22. Deux explications sont acquise. En témoignent les conventions d'échange de
possibles ou bien leur assimilation a totalement réussi, ou populations qui sont signées entre États voisins, en l'occurrence
:
bien ils sont toujours considérés comme des Bulgares23. pour la Grèce, avec la Bulgarie et la Turquie (INSEE 1946).
L'omission des Macédoniens est à première vue singulière On conçoit l'importance du recensement: il est utile à des
car la Bulgarie, à la différence de la Grèce, a reconnu fins administratives parce qu'il repère et dénombre les
l'État macédonien en 1991. Mais la contradiction entre ces minorités, et enregistre ainsi les progrès de l'homogénéité
deux attitudes n'est peut-être qu'apparente, les deux pays nationale ; rarement confiné à ce rôle passif, il est aussi un
instrument de cette politique, en minimisant, voire en niant,
par le biais des critères et des catégories employés,
18. Les autres groupes, les Turcs notamment, n'enregistrent l'existence de minorités.
aucune baisse et leur part dans la population totale reste constante.
19. Le mouvement culmine dans les années 1980, quand les La prétendue conscience hellénique des populations slaves
Turcs sont obligés de slaviser leur nom, que l'emploi du mot turc est n'a pas suffi à rassurer l'État grec. Les transferts et
interdit, ce qui conduit finalement un très grand nombre d'entre eux à l'assimilation se sont avérés des instruments politiques plus
émigrer vers la Turquie. efficaces pour consolider l'homogénéité nationale. Tous les
20. On relèvera ici le changement de terme: celui de nationalité,
qui renvoie à la politique socialiste est abandonné pour celui de États balkaniques ont eu ainsi recours à des transferts de
groupe ethnique, expression employée par les recensements population, pacifiquement par l'intermédiaire des traités, ou
occidentaux. par la force en provoquant la fuite des habitants. Les
21. On s'appuie ici sur les premiers résultats parus dans changements de catégories des recensements doivent alors aussi
VAnnuaire statistique de la Bulgarie de 1993. être interprétés dans cette perspective. Certaines catégories
22. L'effectif le plus petit est celui des Circassiens: 573. de population sont restées inchangées, alors que les risques
23. Si la langue et la religion ne sont pas considérées comme des d'irrédentisme étaient élevés. C'est le cas dans le
critères ethniques, Pomaques et Macédoniens peuvent très bien être
définis comme des Bulgares. Cela veut dire aussi que la classification recensement grec des Turcs et des Albanais : les catégories
en groupes ethniques du recensement est fonction du filtrage opéré à linguistiques réservées à leur langue, dont le nom fait aussi
partir des deux premiers critères. référence à des pays voisins, n'ont jamais été modifiées.
Morgane Labbé
avaient atteint déjà les 98 % du fait que des Turcs avaient Tabl. 2. — Groupes linguistiques et confessionnels
entre temps quitté la Grèce. Depuis lors, ainsi qu'il est selon les recensements grecs.
constaté dans les recensements de 1861, 1870, 1879 et a. Evolution des groupes linguistiques
1907, de même que pour le recensement de 1920 en ce 1907 1928 1940 1951
qu'il concerne la Vieille Grèce, la proportion des habitants Turc 2 130 191 254 226 168 179 895
chrétiens dépassait toujours 99%. Au recensement de Albanais 50 975 18 773 49 632 22 736
1928, cette même proportion s'est limitée à 97 % pour la Koutzovalaque 10 401 19 703 53 997 39 855
Grèce entière. » Ces commentaires montrent que le Bulgare -pomaque - 16 675 18 086 18 667
Macédonien-slave - 81984 86 086 41017
recensement était pour ces États un instrument de légitimation
Tzigane - 4 998 8 141 7 429
politique essentiel, parce qu'il remplissait une fonction
plébiscitaire. b. Effectif des albanophones selon la religion
1920* 1928 1940 1951
Orthodoxe 35 000 93 32712 22 207
4. Le recensement, reflet et moyen Musulmane 0 18 598 16 899 487
de stratégies communautaires : Ensemble 35 000 18 691 49 611 22 794
la déclaration ethnique *Grèce centrale seulement
comme adhésion politique
c. Effectif des albanophones dans les différentes régions
Les enjeux politiques liés au dénombrement des 1907 1920 1928 1951
nationalités se reflètent aussi dans les réponses et leurs fortes Épire - np 17 029 7 357
fluctuations d'un recensement à un autre. Celles-ci ne Macédoine - np 1 149 3 505
témoignent pas seulement de pressions exercées sur les Grèce centrale 42 027 35 959 125 4 376
minorités, elles montrent aussi leurs stratégies politiques et Thessalie 507 748 57 120
Thrace ne np 207 4 480
identitaires. Péloponnèse - 6 2 763
Ensemble 42 534 36 807 18 573 22 601
Albanais et Valaques dans les recensements grecs
ne non concerné; np non publié
D'autres sortes de manipulations ont été employées: des d. Effectif des Koutzovalaques dans les différentes régions
catégories inchangées ont pu saisir des populations 1907 1928 1940 1951
variables. Tel est le cas des Albanais, dont le nombre et la Macédoine ne np 13 475 11763
répartition confessionnelle présentent des variations trop Épire ne 5 227 11246
np
accusées pour être attribuées à un seul et même groupe Thessalie* 7 044 15 960 0 13 449
(tabl. 2a). En 1920, on recense en Grèce centrale31 (en Grèce centrale 3 351 1530 913 3 306
particulier en Attique) 35000 personnes déclarant Ensemble 10 395 17 490 19 615 39 764
l'albanais comme langue maternelle, tous orthodoxes 32. Ces *Avec Arta
communautés, qui se dénomment Arvanites et non ne non concerné; np non publié
Albanais, sont établies en Grèce depuis une période très
ancienne, et ne se mêlent pas aux autres communautés
albanaises. Au recensement de 1928, cette fois complet,
alors qu'on s'attendrait à un chiffre plus élevé et à
observer une répartition confessionnelle différente après
l'incorporation des communautés albanaises (Chams) de l'Épire,
on en dénombre presque deux fois moins et tous sont
31. Les résultats n'étant pas publiés pour l'Épire et la musulmans (tabl. 2b). Ils appartiennent presque tous (à
Macédoine.
32. Au recensement précédent de 1907, ils étaient 42 000 dans 91%) aux communautés albanaises de l'Épire (tabl. 2c).
cette région. Cela veut dire que celles d' Attique ont déclaré parler le
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Tabl. 3. — Déclarations linguistiques et ethniques aux Tabl. 4. — Bulgarie : nés à l'étranger selon le groupe
recensements bulgares (rapport des effectifs). ethnique (%).
Années 1900 1905 1920 1926 Années 1900 1905 1920 1926
Arménien 0,91 0,95 0,96 0,97 Arménien 52,3 46,8 45,5 66,2
Bulgare 1,00 1,00 1,00 1,01 Bulgare 2,5 2,5 4,5 5,2
Grec 1,06 1,10 1,11 1,21 Grec 11,1 9,1 7,7 16,9
Juif 0,97 0,97 0,97 0,89 Juif 10,2 10,5 10,9 11,5
Roumain 1,00 1,16 1,31 1,21 Roumain 4,6 5,5 3,7 3,3
Russe 1,02 1,02 1,02 0,99 Russe 59,2 71,0 95,6 92,2
Tatar 1,00 0,94 0,91 0,85 Tatar 16,2 14,5 7,0 4,5
Turc 1,02 1,05 1,04 1,05 Turc 1,1 0,9 1,3 0,9
Tzigane 1,00 0,68 0,62 0,61 Tzigane 1,8 0,9 3,0 2,5
(soit 210000 personnes), seulement 17,5% déclinèrent la tifs du groupe linguistique à celui du groupe ethnique a été
nationalité valaque, 81% la nationalité serbe, la Serbie calculé. Il a été considéré comme un indicateur
étant le territoire où ils résidaient en majorité. Leur cas est d'intégration, dont les trois niveaux possibles correspondent à des
unique : les déclarations des autres minorités, Albanais, types de populations dans des situations historique et
Hongrois, Tziganes, Slovaques, etc., faisaient toujours politique distinctes (tabl. 3 et 4).
concorder langue et nationalité et, à défaut de catégories
leur convenant, se rabattaient sur la catégorie « autres ». Le premier type, qui correspond au cas où les effectifs
linguistiques sont supérieurs à ceux du groupe ethnique
Ces exemples montrent que les changements de correspondant (rapport supérieur à 1), regroupe trois populations,
clas ification introduits dans les recensements ne peuvent être tenus Grecs, Roumains et Turcs, qui ont en commun d'être liées à
comme les seules causes des fortes variations des États voisins en conflit territorial avec la Bulgarie. Elles
intercensitaires. Celles-ci doivent être aussi attribuées aux sont formées d'autochtones (la part des individus nés à
déplacements de populations (ainsi qu'à leur disparition) et aux l'étranger est faible) dont le séjour se trouve menacé par les
changements de déclarations, qui montrent que les récentes conventions internationales signées pour l'échange
individus font un usage politique de leurs caractères culturels. des minorités entre ces États. Cela explique les écarts entre
les deux séries de réponses: des personnes s 'étant déclarées
Groupe linguistique et groupe ethnique de langue grecque, roumaine ou turque ont pu choisir, pour
au recensement bulgare: les différences comme des raisons politiques, une nationalité ethnique différente de
mesure des stratégies communautaires celle définie par la communauté de langue. Cette explication
vaut aussi pour les turcophones, communauté plus
Pour l' entre-deux-guerres, la qualité des recensements hétérogène puisqu'elle comprend aussi un groupe de chrétiens, les
bulgares est incontestablement meilleure qu'en Grèce et en Gagaouzes, qui n'est pas représenté par une catégorie
Yougoslavie. Les questions posées portent sur les groupes distincte mais a pu se trouver classé avec les Turcs ou avec les
ethniques, linguistiques et confessionnels, ainsi que sur le Bulgares, voire une autre ethnie35.
lieu de naissance. Les résultats sont publiés dans des
tableaux croisés. Les catégories sont peu agrégées et restent Le second groupe est formé par des populations qui se
inchangées pour les six recensements. Mais le détail des distinguent moins par la langue que par l'ethnie : Tziganes,
données est ici moins utile que les possibilités de
comparaison des réponses selon le groupe ethnique et selon la langue
maternelle, chaque individu ayant la possibilité de déclarer
deux appartenances communautaires. Pour les catégories 35. Nous ne disposons pas, pour le préciser, du manuel de
qui portaient une même dénomination, le rapport des codification utilisé.
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stratégies de réponses des enquêtes. L'une des Références
préoccupations des statisticiens d'avant-guerre était la maîtrise de
l'élément subjectif contenu dans la déclaration de Braude B., Lewis B. (eds) (1982). Christians and Jews in the
l'appartenance ethnique ou de la langue parlée, qu'ils considéraient Ottoman Empire. The Functioning of a Plural Society,
comme biaisée36. Ils voulaient éviter les réponses New York: Holmes & Meier Publishers, 1982, vol. 1,
traduisant un choix, une adhésion à un groupe, qui transformaient 449 p.
le recensement en «plébiscite». Ils craignaient de recueillir Blum A., Gousseff C. (1995). «Nationalité, groupes
ethniques, peuples. La représentation des nationalités en
une carte des opinions, tandis que les autorités
Russie». Lyon: Entretiens Jacques Cartier, 5-8 décembre.
recherchaient une distribution qui légitime leur politique. Cette Castellan G. (1991). Histoire des Balkans (xr^-xx6 siècle).
légitimation ne s'appuyait plus seulement sur les caractères Paris : Fayard, 534 p.
formels des groupes, mais aussi sur leur nombre. Le Courbage Y., Fargues P. (1992). Chrétiens et Juifs dans
recensement est ainsi le lieu d'un double enjeu, pour les autorités l'Islam arabe et turc. Paris : Fayard, 345 p.
et pour les populations, et ceci d'autant plus dans les Gellner E. (1991). «Le nationalisme en apesanteur».
périodes de formation des États-nations, quand les Terrain,^0 17, p. 7-12.
principes des nationalités et de souveraineté nationale donnent Goody J. (1979). La Raison graphique. Paris Éd. Minuit, 274 p.
:
un poids accru aux arguments quantitatifs37. INSEE (1946). Les Transferts internationaux de populations.
Paris : PUF, Coll. «Études et Documents ».
Dans le prolongement des recherches de Goody (1979) sur Laiou A.E. (1987). «Population Movements in the Greek
les effets de la transcription écrite sur l'organisation sociale, Countryside During the Civil War», in Baerentzen
L. (ed.) : Studies in the History of the Greek Civil War.
une recherche sur les classifications ethniques des Le Bras H. (1986). «La Statistique Générale de la France», in
recensements conduit à s'interroger sur les transformations sociales P. Nora (dir.) : Les Lieux de mémoire, Paris : Gallimard,
induites par ces catégories : comment des catégories de vol. II, 2.
représentation déconnectées des modes d'appartenance Mavrogordatos G.T. (1983). Stillborn Republic: social
réelles ont-elles ensuite été utilisées comme catégories Coalitions and Party Strategies in Greece, 1922-1936.
d'action, par l'État comme par les individus. La question Berkeley : University of California Press, 380 p.
n'est pas spécifique au recensement, elle se pose aussi avec Pallis A. A. (1929). «The Greek Census of 1928». The
le matériel cartographique, et ouvre un champ commun Geographical Journal, Juin, p. 543-548.
d'investigation pour interroger l'histoire des disciplines et le Roux M. (1992). Les Albanais en Yougoslavie. Minorité
rapport avec le politique. nationale, territoire et développement. Paris : Maison des
sciences de l'homme, 546 p.
Wilkinson H.R. (1951). Maps and Politics. A Review of the
ethnographie Cartography of Macedonia. Liverpool:
University Press, 366 p.
Yérasismos S. (1991). «Frontière d'aujourd'hui, d'hier et de
demain». Hérodote, n° 63, p. 80-98.
36. C'est l'objet des communications et débats qui ont lieu dans
les cadre de l'Institut international de statistique, et en particulier aux
sessions du Caire en 1928 et de Madrid en 1931.
37. Le lien entre principe des nationalités et principe majoritaire
a été très justement saisi par E. Gellner (1991), qui souligne que, si
les majorités servent à tracer des frontières, les frontières peuvent
aussi être modifiées pour créer des majorités.