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DES THÉORIES ET DES PRATIQUES LUDIQUES : L'ÉTHIQUE ET LA

RESPONSABILITÉ EN JEU

Johanna Järvinen-Tassopoulos

De Boeck Supérieur | « Sociétés »

2010/1 n° 107 | pages 15 à 27


ISSN 0765-3697
ISBN 9782804160647
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Dossier

DES THÉORIES ET DES PRATIQUES LUDIQUES :


L’ÉTHIQUE ET LA RESPONSABILITÉ EN JEU
Johanna JÄRVINEN-TASSOPOULOS *
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Résumé : Les théories classiques définissent le jeu comme une activité complexe ayant

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une réalité spécifique et bénéficiant d'un temps et d'un espace externes au monde quoti-
dien. Dans la vie sociale, la place du jeu est désignée par la culture, la religion et les valeurs
d'une certaine époque. Le risque fait allusion au hasard qui distribue les gains et inflige les
pertes d'une manière inégale. Pendant longtemps le jeu a été opposé au travail, car le
joueur ne suivait pas les étapes du parcours laborieux du travailleur. L'histoire des jeux de
hasard montre que les sociétés différentes et les communautés religieuses ont régulé ou
interdit leur pratique. En Occident, l'attitude éthique, qui s'est manifestée sous forme de
morale vis-à-vis des joueurs passionnés, a été remplacée par une vision pathologique du
joueur compulsif au courant du XXème siècle. L'offre actuelle des jeux d'argent et la média-
tisation des pratiques ludiques ont transformé la perception du jeu. La liberté de jouer est
toujours contrôlée par les États, mais l'opération des jeux d'argent en ligne dépasse les lois
et les frontières. Pour répondre au désir de jouer des individus modernes, mais aussi pour
éviter les coûts sociaux, la responsabilité sociale est devenue l'emblème de l'offre et de la
régulation des jeux d'argent de nos jours.
Mots clés : jeux de hasard et d'argent, risque, liberté, régulation, éthique, responsabilité.

Abstract : The classical theories define game as a complex activity having a specific reality
and benefiting from time and space external to everyday world. In the social life, the place
of game is specified by culture, religion and the values of a certain period. Risk refers to
chance, which distributes winnings and hands down losses in an unequal way. For a long
period of time play was opposed to work, because the player did not follow the stages of
the laborious course of a worker. The history of gambling shows that different societies and
religious communities have regulated or prohibited its practice. In the Western World, the
ethical attitude, which manifested itself in a moral form regarding passionate gamblers, was

* Johanna Järvinen-Tassopoulos est docteure en politique sociale et chercheure à l'Institut


National pour la Santé et les Affaires sociales (THL) à Helsinki, Finlande. johanna.jarvinen-
tassopoulos@thl.fi

DOI: 10.3917/soc.107.0015 Sociétés n° 107 — 2010/1


16 Des théories et des pratiques ludiques : l’éthique et la responsabilité en jeu

replaced by a pathological vision of the compulsive gambler during the 20th century. The
current offer of gambling forms and the mediatization of the gambling practices have trans-
formed the perception of game. The freedom to gamble is still controlled by the states, but
the on line gambling operation passes laws and frontiers. In order to respond to modern
individuals' desire to gamble, but also in order to avoid the social costs, the social respon-
sibility has become the emblem of gambling offer and regulation at present.
Keywords : gambling, risk, freedom, regulation, ethics, responsibility.

L’histoire des jeux de hasard est bien ancienne. Les hommes ont toujours joué à
des jeux divers pour se divertir, pour tenter leur chance, pour la passion du jeu ou
pour faire de l’argent. Le jeu fait partie de la culture humaine, mais l’acceptation
sociale des jeux de hasard a varié historiquement et culturellement. Le but de cet
article est double. Premièrement, nous réfléchirons à la nature de l’activité ludique
et à son contexte social spécifique. Deuxièmement, nous analyserons comment, au
courant de l’histoire occidentale, les jeux de hasard sont devenus un dilemme éthi-
que pour ensuite devenir une question de responsabilité.
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Le jeu en théorie
Pour comprendre la nature des jeux de hasard et d’argent, il est essentiel d’étudier
les définitions différentes données au jeu. D’après Roger Caillois (2003, p. 11), « le
terme de jeu désigne non seulement l’activité spécifique qu’il nomme, mais encore
la totalité des figures, des symboles ou des instruments nécessaires à cette activité
ou au fonctionnement d’un ensemble complexe ». La complexité du jeu se mani-
feste dans l’action, mais la réalité hasardeuse des jeux d’argent crée l’enjeu vérita-
ble. Jacques Henriot (1969, p. 20) va plus loin dans sa définition en considérant le
jeu « comme une “chose” au sens durkheimien du terme, parce qu’il est une réalité
sociale et, d’une certaine manière, une institution ». Nous allons voir que la réalité
sociale du jeu fait partie d’un contexte plus vaste où prédominent les valeurs cul-
turelles, sociales et économiques d’une certaine époque. L’institution du jeu a été
historiquement régulée et contrôlée par les États, les communautés et les autorités
religieuses.
Le hasard fait penser à la chance, à la probabilité et au destin. Marcel Neveux
(1967, p. 457) critique le concept de jeu de hasard en disant qu’il a l’inconvénient
« d’être ambigu et d’extension exagérée, puisque aussi bien, s’il faut identifier
l’indéterminable et le fortuit, toute compétition, qu’elle soit ou non accompagnée
de mise, se subsume sous son concept ». Compétition ou pas, le hasard promet
l’égalité latente des chances à tous les joueurs, même si en vérité il sert mieux cer-
tains que d’autres. Jean-Marie Guyau (2008a, p. 43) a noté un besoin d’équilibre
entre les chances : « Les joueurs désirent toujours, suivant l’expression populaire,
se trouver au moins “manche à manche” ». L’égalité véritable n’est jamais possi-
ble, mais cela n’empêche pas les hommes de rejouer pour battre l’adversaire ou la
dame Fortune.

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JOHANNA JÄRVINEN-TASSOPOULOS 17

Actuellement, le concept des jeux d’argent semble prévaloir à celui des jeux de
hasard. L’argent a dépassé le hasard avec les mises multiples et les transferts de
monnaie digitalisée, sans oublier les offres de bonus et de crédits divers en ligne.
Neveux (1967, p. 457) a trouvé le concept de jeu d’argent trop étroit puisqu’« il
exclurait les mises en nature comme vêtements, villas, propriétés, bateaux de plai-
sance, etc., mais trop large puisqu’il ferait entrer sous sa rubrique, les sports profes-
sionnels ». De nos jours, le poker a fait revenir les symboles de la richesse au centre
du phénomène ludique. La médiatisation du style de vie des joueurs profession-
nels a insisté sur le fait qu’il s’agit bien d’un jeu d’argent. Les professionnels d’élite
sont devenus des stars de la même catégorie que les stars du monde sportif : ils sont
connus et admirés par les spectateurs, les amateurs et les autres professionnels.
D’autre part, il est toujours possible de gagner ou de perdre des objets de valeur,
des maisons et des véhicules. Le parcours de certains joueurs de poker a abouti à
une vie luxueuse, mais dans d’autres cas, les joueurs moins fortunés se sont endet-
tés ou ils ont tout perdu en jouant. En ce qui concerne les sports professionnels, en
un sens ils font partie du même processus commercial que les paris sportifs (en
ligne) qui sont un signe de l’engouement mondial pour le sport.
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Nous avons retenu de Caillois (2003, pp. 42-43) sa définition du jeu comme
activité libre, séparée, incertaine, improductive, réglée et fictive. Cette définition est
multidimensionnelle, mais en même temps limitée, si on essaie de l’appliquer telle
quelle aux jeux de hasard. Elle sert cependant à discerner leur essence. Huizinga
(2008, p. 24) annonce que « tout jeu est d’abord et avant tout une action libre. Le
jeu commandé n’est plus du jeu ». Or le jeu devient une activité libre si et seule-
ment si le joueur est libre de choisir son jeu et libre de le jouer. Henriot (1969,
p. 57) précise « qu’on ne peut concevoir de jeu qui soit obligatoire, “forcé” », sinon
le jeu perd « aussitôt sa nature de divertissement attirant et joyeux » (Caillois, 2003,
p. 42). Les jeux d’argent sont une forme de divertissement aussi longtemps qu’on
n’essaie pas de forcer le hasard.
Le jeu est une activité séparée qui est « circonscrite dans des limites d’espace
et de temps précises et fixées à l’avance » (Caillois, 2003, p. 43). Le jeu « se joue
jusqu’au bout » à l’intérieur des frontières spatiale et temporelle et il « possède son
cours et son sens en soi » (Huizinga, 2008, p. 26). De même, « on peut jouer aussi
longtemps qu’on le désire, et les séquences dont se compose la structure ludique
peuvent être distendues ou contractées à volonté » (Henriot, 1969, p. 30). Henriot
(1969, pp. 30-31) observe que, « du point de vue théorique (c’est-à-dire pris en
tant que schéma d’une suite d’actions possibles), un jeu se présente comme un
processus orienté : jamais, par définition, l’ordre de succession des opérations ne
peut être inversé ». Le jeu peut donc terminer rapidement pour certains et durer
plus de temps pour d’autres comme dans les tournois de poker. Le temps se com-
pose lors du jeu en question pour marquer des résultats différents.
En ce qui concerne la spatialité, Johan Huizinga (2008, p. 27) observe que « la
limitation locale du jeu est plus frappante encore que sa limitation temporelle. Tout
jeu se déroule dans les contours de son domaine spatial, tracé d’avance, qu’il soit

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18 Des théories et des pratiques ludiques : l’éthique et la responsabilité en jeu

matériel ou imaginaire, fixé par la volonté ou commandé par l’évidence. » Alain


(1961, p. 107) constate que « le jeu se fait comme en vase clos » : « il se joue à cha-
que fois dans une société fermée et dénombrée ». Le virtuel a transformé les con-
ceptions traditionnelles de la temporalité, de la spatialité et de la socialité. Dans
l’Internet, il est possible de jouer à plusieurs jeux en même temps, de passer d’un
site à l’autre et de jouer presque à n’importe quelle heure. La temporalité est deve-
nue imprécise, car elle dépasse les fuseaux horaires pendant le jeu en unissant des
joueurs habitant sur des continents différents. La spatialité virtuelle est une notion
fluide qui s’est fondée sur l’imaginaire. Dans l’univers ludique électronique, les
joueurs sont seuls et connectés en même temps. L’usage des avatars et des pseu-
donymes pendant le jeu est un bon exemple de la nouvelle socialité virtuelle.
Le jeu est une activité incertaine, « dont le déroulement ne saurait être déter-
miné ni le résultat acquis préalablement, une certaine latitude dans la nécessité
d’inventer étant obligatoirement laissée à l’initiative du joueur » (Caillois, 2003,
p. 43). Dans les différents jeux de hasard, cette latitude est conçue de manière
diverse par les joueurs. Elle est présente dans les styles de jeu, dans la superstition,
dans l’envie d’exceller dans le jeu ou dans les croyances concernant le fonctionne-
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ment des machines à sous. Selon Caillois (2003, p. 39), « le doute doit demeurer
jusqu’à la fin sur le dénouement. Quand, lors d’une partie de cartes, l’issue n’est
plus douteuse, on ne joue plus, chacun abat son jeu. À la loterie, à la roulette, on
mise sur un numéro qui peut ou non sortir ». Henriot (1969, p. 60) pense que le
suspens, du point de vue du spectateur, et le risque, du point de vue de l’acteur,
font le jeu. Le doute, le suspens et le risque ont certainement contribué au succès
actuel du poker dans le monde occidental.
L’improductivité du jeu implique une forme de contradiction. D’un côté, le jeu
est une activité « improductive, ne créant ni biens, ni richesse, ni élément nouveau
d’aucune sorte ; et, sauf déplacement de propriété au sein du cercle des joueurs,
aboutissant à une situation identique à celle du début de la partie » (Caillois,
2003, p. 43). D’un autre côté, si le jeu est improductif, il « n’est pas désintéressé,
puisqu’on y peut gagner ou perdre de l’argent » (Cazeneuve, 1967, p. 736). À tra-
vers les mises, les jeux de hasard ont toujours été liés à l’argent et à la propriété.
Dans le contexte actuel, on peut dire que la propriété est déplacée entre les joueurs,
les états et les opérateurs de jeux. Une vision plus contemporaine est donnée par
Caillois (2003, p. 12), selon qui le jeu « exprime un remarquable mélange où se
lisent conjointement les idées complémentaires de chance et d’habileté, de ressour-
ces reçues du hasard ou de la fortune et de la plus ou moins vive intelligence qui
les met en œuvre et qui tâche d’en tirer un profit maximum ». Cette vision du jeu
reflète bien la scène ludique actuelle où les jeux d’argent ont des versions multiples
et le fait de les jouer exige des joueurs la connaissance de leurs règles adaptées.

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La réalité ludique
La réalité où le jeu s’immerge et dont il sert de cadre est multiforme. Cette réalité
est une entité qui englobe et détermine les règles et la fiction du jeu et son rapport
au quotidien. D’après Georges Gusdorf (1967, p. 1159), « la réalité ludique est un
domaine à la fois clos et provisoire ; on y est entré par une libre décision ; on en
sortira à volonté, sans avoir été vraiment marqué par les événements qui auront
pu se dérouler à l’intérieur de cet espace-temps réservé et préservé ». Le jeu est une
activité réglée « soumise à des conventions qui suspendent les lois ordinaires et qui
instaurent momentanément une législation nouvelle, qui seule compte » (Caillois,
2003, p. 43). Cette législation impose aux joueurs la gestion des gains et des pertes
et le respect d’honorer leurs dettes de jeu.
Selon Jean Duvignaud (1980, p. 65), le jeu propose au joueur « un état de pré-
supposition magique ». Grâce à cette présupposition, le joueur entre dans l’univers
ludique. Le jeu « entraîne vers une attitude “esthétique” » (Fink, 1966, p. 75), car
« l’esthétique et le ludique ont pour trait commun d’être leur propre finalité, y com-
pris quand ils comportent des finalités utilitaires » (Morin, 2001, p. 123). Ensemble
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ils forment une réalité spéciale qui répond aux croyances et aux besoins des
joueurs. Edgar Morin (2001, p. 125) explique : « L’esthétique, comme le ludique,
nous soustrait à l’état prosaïque, rationnel-utilitaire, pour nous mettre en un état
second, tantôt de résonance, d’empathie, d’harmonie, tantôt de ferveur, de com-
munion, d’exaltation. » Le rapport entre le ludique et l’esthétique est aussi lisible
dans les discussions électroniques et visible dans le comportement des avatars.
Mais l’esthétique n’est pas uniquement une émotion positive : la rage, la déception
et l’arrogance font aussi partie des moyens communicationnels et de l’univers con-
currentiel des joueurs.
Le jeu est une activité fictive « accompagnée d’une conscience spécifique de
réalité seconde ou de franche irréalité par rapport à la vie courante » (Caillois,
2003, p. 43). Gusdorf (1967, p. 1179) prétend que « le jeu n’est le jeu que par réfé-
rence à un certain sens du réel. Si le jeu devient le sens du réel, il n’y a plus ni jeu
ni réel. » La relation entre la fiction et la réalité est mise en scène dans l’exploitation
du rêve d’ailleurs (comme au loto) ou dans la promesse d’un style de vie luxueux
(comme au poker). Il est aussi possible que les joueurs commettent l’erreur de con-
fondre la fiction avec la réalité à cause de leurs émotions suscitées par le côté esthé-
tique du ludique.
Morin (2001, p. 120) trouve que « le jeu, dont la finalité n’est pas “sérieuse”,
comporte son sérieux propre dans le respect des règles, l’application, la concentra-
tion et la stratégie ». Ceci semble se réaliser surtout dans les jeux de hasard où la
connaissance du jeu, l’analyse du jeu de l’adversaire et l’étude des risques sont
importantes. Eugen Fink (1966, p. 81) pense au contraire que le jeu répéterait le
« sérieux de la vie ». Cette pensée peut être appliquée au métier des joueurs profes-
sionnels du poker. Le sérieux, la vie et le jeu se mélangent et se transforment en une
nouvelle éthique du travail. La fiction et l’irréalité du jeu deviennent des aspects
dont les meilleurs joueurs savent profiter pour rester gagnants.

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20 Des théories et des pratiques ludiques : l’éthique et la responsabilité en jeu

Dans les années 1930, Huizinga (2008, p. 26) pensait que le jeu « se sépare de
la vie courante par la place et la durée qu’il y occupe ». Aujourd’hui, les jeux sont
omniprésents dans le quotidien. Selon Herbert A. Bloch (1951, p. 217), jouer aux
jeux d’argent est une manière d’échapper à la routine et à l’ennui qui caractérisent
la vie industrielle moderne pour la plupart. Le fait de tenter sa chance est quelque
chose qui détruit cette routine et qui devient ainsi un plaisir, particulièrement dans
une culture où les routines inchangées et prévisibles de l’emploi sont séparées du
loisir (Bloch, 1951, pp. 217-218). Aujourd’hui, les jeux d’argent sont souvent un
simple passe-temps, mais ils sont devenus aussi un loisir pratiqué assidûment par
les amateurs de poker ou des paris sportifs en ligne.
Jouer est ainsi une manière de tromper l’ennui et de se divertir. Gusdorf (1967,
p. 1161) déclare que « la part du jeu dans la vie humaine, c’est une part de loisir,
c’est-à-dire une part dérobée au travail », et donc « le temps du jeu s’offre toujours
comme un temps de luxe et de loisir » (Gusdorf, 1967, p. 1162). Caillois (2003,
p. 24) semble être sur la même longueur d’ondes quand il écrit que « le jeu est acti-
vité de luxe et qui suppose des loisirs. Qui a faim ne joue pas. » L’alternance du
travail et du temps libre donne le rythme au quotidien de l’homme moderne. La
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faim n’empêche plus de jouer, ni le manque de travail. On trouve des joueurs de
toutes les classes sociales et, dans certains cas, c’est l’argent qui motive à jouer.

Le goût du risque
Jusqu’ici, le jeu a été analysé comme une activité par rapport à la réalité (ludique
et quotidienne) et à la fiction (ludique et esthétique). Il est aussi important d’exa-
miner l’intégration ou non du jeu dans la vie sociale moderne. Le risque et la
dépense dans le jeu et le rapport du jeu au travail sont des indices intéressants.
« Tout jeu d’adresse comporte par définition, pour le joueur, le risque de man-
quer son coup, une menace d’échec sans laquelle le jeu cesserait de divertir », écrit
Caillois (2003, p. 39). D’autre part, « pour qu’il y ait mise, il faut qu’il y ait risque.
Et pour qu’il y ait risque effectif, il faut que la valeur misée demeure encore une
valeur, une fois le jeu terminé » (Neveux, 1967, p. 449). Le risque au sens positif
peut procurer aux joueurs une sensation de suspens et former chez eux un goût
pour la fortune. Ainsi, le jeu « peut comporter des risques, mais ce sont des risques
pour le plaisir ou la beauté du jeu », pense Morin (2001, p. 121). Au sens négatif,
les joueurs risquent de tout perdre au nom de la fatalité. Comme a dit Guyau
(2008b, p. 129), « lorsqu’on a accepté le risque, on a aussi accepté la mort possi-
ble. En toute loterie, il faut prendre les mauvais numéros comme les autres. »
L’ampleur du risque n’est pas toujours la même, car elle dépend de la mise, de la
nature du jeu et de sa fréquence.
Avec l’avènement du poker (en ligne), le fait de prendre des risques et de
jouer avec s’est généralisé. Grâce à la connaissance et à l’adresse, les joueurs ont
remplacé l’aléa par l’agôn. Herbert Spencer (1904, p. 306) note à son tour que le
bonheur du gagnant implique la misère du perdant. Ce genre d’action est essen-

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tiellement antisociale – elle achève les sympathies, elle cultive l’égoïsme fort et
ainsi elle produit la détérioration générale du caractère et du comportement chez
les joueurs (Spencer, 1904, p. 306). La nature antisociale du jeu s’explique par
l’inégalité des chances, qui enfonce les perdants et qui consolide le statut des
gagnants. Le jeu est en soi un risque, car au pire il met en péril la vie sociale et
l’ordre public.
Bloch (1951, p. 215) explique l’indignation répandue contre les jeux de
hasard par l’échec des joueurs à effectuer leurs fonctions productives normales.
Cette impossibilité fonctionnelle fait l’allusion à la dépense. Georges Bataille
(1967, p. 33) considère les jeux comme des dépenses improductives : « Or il est
nécessaire de réserver le nom de dépense à ces formes improductives, à l’exclusion
de tous les modes de consommation qui servent de moyen terme à la production. »
Ces formes improductives « constituent un ensemble caractérisé par le fait que
dans chaque cas l’accent est placé sur la perte qui doit être la plus grande possible
pour que l’activité prenne son véritable sens » (Bataille, 1967, p. 33). Chez les
joueurs professionnels de poker, cette logique de dépense semble être latente dans
leur manière de jouer, par exemple, lors des grands tournois. Ils dépensent de
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l’argent en le transférant entre eux tout en se rivalisant. Gusdorf (1967, p. 1162),
de son côté, estime que, « dans une civilisation régie par une éthique de la produc-
tion, le jeu apparaît comme une forme de gaspillage et comme la tentation d’un
manquement aux normes du rationalisme économique ». Dans sa forme médiati-
que, le poker est devenu une forme de dépense qui peut ressembler au gaspillage.
Ceci n’empêche pas que ce jeu ait sa logique économique.
Le rationalisme économique et la productivité s’expriment le mieux dans la
conception moderne du travail. L’antagonisme entre jouer et travailler, ou entre la
non-production et la production, a été analysé par les théoriciens du jeu. Selon
Caillois (2003, p. 226), « jouer, c’est renoncer au travail, à la patience, à l’épargne
pour le coup heureux qui, en une seconde, procure ce qu’une vie épuisante de
labeur et de privations n’accorde pas, si la chance ne s’en mêle et si l’on ne recourt
pas à la spéculation, laquelle, précisément, ressortit pour une part à la chance ». Le
joueur ne suit pas et ne respecte pas les étapes du parcours laborieux du tra-
vailleur. Il dépasse les étapes en espérant la grosse cagnotte ou des gains réguliers
en jouant. Caillois (2003, p. 279) fait remarquer que « même dans une civilisation
de type industriel, fondée sur la valeur du travail, le goût des jeux de hasard
demeure extrêmement puissant, car ceux-ci proposent le moyen exactement
inverse de gagner de l’argent ».
Gagner de l’argent en jouant a été longtemps une utopie et une manière plutôt
risquée de pourvoir à ses besoins propres et à ceux des proches. Depuis l’ouverture
des premiers sites de jeux en ligne, l’utopie de gagner de l’argent est devenue une
possibilité bien plus fréquente qu’auparavant quand l’offre des jeux d’argent était
moindre. Si, dans l’histoire, le travail et le jeu étaient tous les deux des activités
séparées par le temps et l’espace (Henriot, 1969, p. 59), grâce au développement
technologique et à l’infrastructure de la société d’information, le jeu et le travail se
sont rapprochés spatialement et temporellement.

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22 Des théories et des pratiques ludiques : l’éthique et la responsabilité en jeu

Le hasard abusé
L’histoire culturelle et sociale des jeux de hasard démontre qu’ils ont suscité beau-
coup de controverse à cause de leurs pratiques et de leurs conséquences néfastes
au niveau individuel et social. Dans le passé, ces jeux ont été considérés comme
une forme de péché et de vice. Le jeu tel quel n’a pas été condamné, mais plutôt
le comportement irrationnel des joueurs et leur passion insensée pour les jeux de
hasard.
Le caractère problématique des jeux de hasard et d’argent se résume dans les
mots de Caillois (2003, p. 157) : « Le péril dans les jeux de hasard est de ne pou-
voir limiter l’enjeu ». Il va plus loin dans son analyse et décrit les joueurs épris par
le jeu : « Dans les jeux de hasard, il est bien connu en effet qu’un vertige particulier
saisit également le joueur que la chance favorise et celui que poursuit la mal-
chance. Ils ne sentent plus la fatigue et sont à peine conscients de ce qui se passe
autour d’eux. Ils sont comme hallucinés par la bille qui va s’arrêter ou la carte qu’ils
vont retourner. Ils perdent tout sang-froid et risquent parfois au-delà de leur avoir »
(Caillois, 2003, p. 149). La combinaison du risque et du vertige symbolise bien
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encore actuellement la perte de contrôle parmi les joueurs problématiques.
Neveux (1967, p. 493) situe le début des problèmes dans l’Antiquité et à
Rome : « La passion du jeu y était si vive qu’il fallut, pour prévenir des désordres
économiques et moraux, que les lois somptuaires le limitent ou l’interdisent ».
Cette description indique à sa manière les raisons pour lesquelles les jeux de hasard
ont suscité tant de controverse même à l’époque moderne. Il suffit de penser à la
ruine des joueurs, à l’abandon des obligations sociales et à l’immoralité des prati-
ques ludiques.
Les jeux de hasard sont devenus un dilemme éthique auquel on a voulu trou-
ver des solutions par les lois religieuses et par le biais du discours moralisateur.
« Comme l’idée de sanction est l’un des principes de la morale humaine, elle se
retrouve aussi au fond de toute religion – chrétienne, païenne ou bouddhiste », a
constaté Guyau (2008a, p. 12). Dans des religions comme le judaïsme, l’islam et
le christianisme, les jeux de hasard et d’argent ont été objet de précautions ou tout
simplement interdits. Dans la culture judaïque, l’usage abusif et continuel de toute
activité est condamnable et ceci peut être appliqué aussi aux jeux d’argent (Suissa,
2005, p. 167). Chez les musulmans, la loi islamique interdit les jeux de hasard et
d’argent, car ce sont des activités immorales (Suissa, 2005, p. 176). La culture
chrétienne a aussi condamné ces jeux. Deux courants se sont développés et se sont
affrontés jusqu’au XVIIIe siècle : le premier courant a condamné « l’ensemble des
jeux car ils profanent le sort et engagent les enfants de Dieu dans le péché », le
second ne condamnait pas « le principe même des jeux de hasard mais leur abus
et leurs conséquences néfastes, quand il s’agit de pratiques immodérées » (Marti-
gnoni-Hutin, 1993, p. 228). Quand l’attitude de l’Église catholique vis-à-vis des
jeux de hasard peut être expliquée par « la diabolisation de l’argent » (Mangel,
2009, p. 75), au XVIIe siècle l’Église réformée damnait les joueurs pour leur oisi-

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veté, pour leur cupidité, pour le blasphème et pour la superstition. Les jeux de
hasard méprisaient les valeurs protestantes en séparant la création de la propriété
des efforts du labeur et en la réduisant aux vicissitudes de la fortune (Reith, 1999,
p. 82).
« L’éthique se manifeste à nous, de façon impérative, comme exigence
morale. Son impératif naît d’une source intérieure à l’individu, qui ressent en son
esprit l’injonction d’un devoir. Il provient aussi d’une source extérieur : la culture,
les croyances, les normes d’une communauté. Il y a aussi sans doute une source
antérieure, issue de l’organisation vivante, transmise génétiquement. Ces trois
sources sont corrélées, comme s’il y avait une nappe souterraine commune », écrit
Morin (2004, p. 15). Il semble que l’ordre moral ait été ébranlé par les joueurs pas-
sionnés qui sont devenus incapables de travailler, de subvenir aux besoins de la
famille et de respecter les règles de la vie sociale. D’après Guyau (2008a, p. 11),
« l’humanité a presque toujours considéré la loi morale et sa sanction comme
inséparables : aux yeux de la plupart des moralistes, le vice appelle rationnellement
à sa suite la souffrance, la vertu constitue une sorte de droit au bonheur ». La pas-
sion du jeu a été prise pour un vice provoquant de la souffrance qu’il fallait faire
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disparaître de la société par des lois.
La sécularisation de la vie sociale a conduit, selon Gerda Reith (2007, p. 35),
au déclin de l’influence des arguments concernant l’immoralité des jeux de hasard.
Par la suite, le jeu excessif a été traité comme une pathologie ou une addiction.
Bloch (1951, p. 215) explique la pathologisation sociale des jeux par le fait qu’il y
ait une indignation répandue contre eux à cause des problèmes psychologiques et
sociaux qu’ils créent. Gusdorf (1967, p. 1172) prétend que « celui qui conçoit sa
vie comme un Grand Jeu toujours recommençant ne sera jamais capable d’arrêter
la partie. Il n’y a pas de retraite dans la vie d’un joueur, même et surtout après un
grand coup gagnant. Car le joueur vit pour jouer et non pas pour gagner. La fin la
plus normale est ici la ruine, le désespoir, le suicide. » Le jeu devient une forme
d’addiction quand l’individu néglige ses devoirs et ses obligations vis-à-vis de sa
famille, de son employeur et de sa communauté à cause du jeu d’une manière con-
sistante et continuelle (Bloch, 1951, p. 219).
L’univers ludique « procure des plaisirs et des voluptés, y compris dans
l’angoisse du jeu. Le jeu procure un état second et il y a des intoxiqués du jeu
comme d’une drogue fatale » (Morin, 2001, p. 121). D’autre part, « le jeu obses-
sionnel devient addiction, manie fatale, de même que l’usage obsessionnel des dro-
gues ou la pratique inconsidérée des hallucinogènes » (Morin, 2001, pp. 129-130).
La passion pour le jeu peut donc avoir des conséquences imprévues si les joueurs
ne savent pas quitter la réalité ludique. La pratique excessive d’une forme de jeux
de hasard peut devenir grisante.
Morin (2004, p. 19) a constaté : « Les sociétés n’arrivent pas à imposer leurs
normes éthiques à tous les individus, et les individus ne peuvent avoir de compor-
tement éthique qu’en surmontant leurs égoïsmes. Ce problème devient aigu dans
les sociétés très complexes où la désintégration des solidarités traditionnelles est

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24 Des théories et des pratiques ludiques : l’éthique et la responsabilité en jeu

inséparable des développements de l’individualisme. » Cette constatation reflète


une problématique double qui inclut le contrôle des jeux et la responsabilité de la
société vis-à-vis de leurs citoyens joueurs.

La liberté de jouer
En étudiant d’un côté la place de la liberté dans le jeu et de l’autre l’impact du con-
trôle sur les jeux, il est possible d’esquisser une première vue de la responsabilité.
Pour qu’un jeu devienne un jeu de hasard, il faut une circonstance fondamentale :
« l’enjeu (ce qu’on met en jeu) » (Neveux, 1967, p. 445). On retrouve ici un des
aspects fondamentaux du jeu : il n’y a de jeu que s’il y a une activité librement
commencée par une mise. L’enjeu et le risque proviennent de la complexité du
hasard.
Guyau (2008b, p. 128) a remarqué qu’« au plaisir du risque s’ajoute souvent
celui de la responsabilité. On aime à répondre non seulement de sa propre desti-
née, mais de celle des autres, à mener le monde pour sa part ». On peut interpréter
les mots de Guyau de deux manières. D’abord, les joueurs se savent responsables
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de leur jeu. Ils prennent le risque : les uns en sortent gagnants, les autres non.
Ensuite, la responsabilité touche tout le monde, mais de façons diverses. On peut
prendre la responsabilité de son jeu, mais on peut en responsabiliser les autres
aussi.
D’après Huizinga (2008, p. 24) « quoi qu’il en soit, pour l’homme adulte res-
ponsable, le jeu est une fonction qu’il pourrait aussi bien négliger. Le jeu est super-
flu. La nécessité n’en devient impérieuse que dans la mesure où le plaisir la fait
éprouver pour telle. » L’homme n’est pas contraint à jouer ni à miser. La liberté
peut se transformer en nécessité quand l’homme ne sait plus contrôler son jeu. Le
plaisir de jouer devient une obsession quand on rejoue continuellement pour
retrouver ce plaisir perdu. Caillois (2003, p. 57) fait la séparation des jeux en décla-
rant que « l’agôn est une revendication de la responsabilité personnelle, l’aléa une
démission de la volonté, un abandon au destin ». Dans les jeux d’argent où le
hasard prédomine, les joueurs ne peuvent que faire confiance à leur chance. En
jouant aux machines à sous, on peut amadouer le hasard avec des pratiques et
même le tromper avec des combines. Dans les jeux comme le poker, les joueurs
prennent la responsabilité de leurs actes et de leurs décisions. Mais tout le monde
n’a pas la force de dompter l’agôn ni d’obéir à l’aléa.
Les jeux de hasard et d’argent n’existeraient pas sans la contrepartie des États.
« Les jeux de hasard, dans la mesure où l’État les contrôle, contribuent à alimenter
sa caisse. Parfois, ils lui procurent même ses principales ressources », dit Caillois
(2003, p. 302). Ce constat est toujours actuel : l’offre des jeux est en relation
directe avec les bénéfices que les États peuvent en avoir. Ces bénéfices sont cepen-
dant liés aux coûts sociaux qui font allusion aux conséquences néfastes que le fait
de jouer peut avoir. Neveux (1967, p. 595) fait remarquer que, dans l’histoire, « les
États avaient le choix entre plusieurs attitudes : interdire, tolérer, autoriser, encou-

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rager. Toutes ont des exemples historiques, depuis la Rome antique. Des mélanges
singuliers d’interdiction et d’encouragement ont même été dosés : il n’est pas rare
qu’on interdise pour encourager, lorsque l’interdiction favorise, par extinction des
concurrents, telle forme ludique choisie. Les États ont même découvert avec les
loteries une dernière formule, qui dépasse l’encouragement, qui est l’incitation.
Tout ceci serait sans gravité si le phénomène incité était contrôlable. » Des nos
jours, l’interdiction et l’autorisation forment la régulation des jeux d’argent en
Europe. Le marketing des jeux peut avoir des ressemblances avec l’encourage-
ment et même avec l’incitation. L’interdiction nationale des jeux d’argent en ligne
peut aussi inciter certains joueurs à jouer ailleurs dans l’univers ludique global,
comme le monopole des jeux d’argent peut encourager les citoyens à préférer les
jeux étatisés.
Dans les années 1950, Bloch (1951, p. 221) a réfléchi à deux alternatives pour
contrôler socialement les jeux de hasard. Premièrement, les jeux pourraient être
réduits ou enlevés au bénéfice d’autres choix de récréation. Deuxièmement, les
jeux d’argent pourraient être légalisés à travers une législation adéquate à la fois
permissive et pouvant contrôler l’opération ludique (Bloch, 1951, p. 221). Depuis,
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l’offre des jeux n’a fait que croître dans le monde occidental. Grâce à la technolo-
gisation, cette offre va sans doute prendre de nouvelles formes dans le futur pour
créer de nouvelles pratiques ludiques. En ce qui concerne le contrôle de ces nou-
velles pratiques, il faudra négocier avec les principes de la liberté.
Le contrôle des jeux – qui implique la régulation de l’offre et de l’opération des
jeux – a un impact sur la liberté de jouer des individus. Neveux (1967, p. 595) a
observé qu’« il faut sans doute que l’homme joue, il faut sans doute qu’il parie. La
question est de savoir quelle place doit revenir au jeu dans les “plannings” indivi-
duels, et quelle place une civilisation peut et doit faire aux contrats ludiques ». La
régulation des jeux et une politique des jeux d’argent sont des manières de répon-
dre au besoin de jouer des hommes et à la question des contrats ludiques. Le jeu
n’est plus une activité extraordinaire, mais une forme de divertissement banalisée.
Dans le sillage du contrôle, la responsabilité sociale est devenue l’emblème de
l’offre et de la régulation des jeux d’argent.

L’emblème de la responsabilité

« L’univers du jeu est un univers que l’homme lui-même a créé, à sa propre res-
semblance et pour sa seule satisfaction. Et sans doute cet univers conserve un
caractère artificiel ; ce n’est qu’un simulacre », a formulé Gusdorf (1967, p. 1164).
Depuis plusieurs années en Europe – et depuis les années 1990 ailleurs dans le
monde –, les jeux d’argent ont été liés aux concepts de modération, de responsa-
bilité et de limitation.
Étymologiquement, être « responsable » (en latin responsus, respondere)
signifie « qui doit répondre de ses actes » (Dauzat, Dubois & Mitterand, 1971).

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26 Des théories et des pratiques ludiques : l’éthique et la responsabilité en jeu

Cette signification est implicite dans l’approche responsable des opérateurs de jeux
d’argent. La conception de la responsabilité crée une connexion spécifique entre
les opérateurs, les joueurs et les États. Les opérateurs sont devenus responsables
des joueurs au nom de la prévention, mais une partie de cette responsabilité est
désormais transférée aux joueurs au nom du jeu responsable et à travers ses outils.
La responsabilisation de ces deux parties est cependant un dilemme auquel on n’a
pas encore trouvé de réponses définitives. Comme le dit Emmanuel Levinas
(2008, p. 93), « le lien avec autrui ne se noue que comme responsabilité, que celle-
ci, d’ailleurs, soit acceptée ou refusée, que l’on puisse on non faire quelque chose
de concret pour autrui ». La concrétisation de cette responsabilité mutuelle est
aussi l’affaire de la politique nationale des jeux d’argent.
La notion de responsabilité touche tous les thèmes abordés dans cet article.
Les joueurs d’aujourd’hui naviguent toujours entre le risque et la liberté. L’offre
globale des jeux d’argent en ligne leur permet d’entrer dans la réalité ludique vir-
tuelle de plus en plus facilement. La responsabilité entre en jeu quand il s’agit de
« la possibilité mentale d’examiner et de formuler les choix » et de « la possibilité
extérieure d’exercer un choix » (Morin, 2004, p. 132). Cette idée peut être retrou-
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vée dans la conception du « jeu responsable » (Ladouceur, 2008, p. 441) : le choix
de jouer doit être fait par des joueurs ayant été informés des risques au préalable.
Les jeux d’argent ne sont plus vus comme un péché, mais le risque de dépendance
est devenu une question sociale et de santé publique dans plusieurs pays. La liberté
de jouer est souvent anticipée et comprise comme un droit incontestable par les
joueurs et par les opérateurs de jeux. Cependant, cette liberté est contrôlée par les
États qui veulent en bénéficier et qui cherchent en même temps à réduire les coûts
sociaux.
Le fait que la responsabilité soit en jeu dans les pratiques ludiques est sans
doute un signe de notre temps. L’univers ludique en ligne ressemble étrangement
au simulacre décrit par Gusdorf. La création d’une éthique spécifique concernant
l’opération des jeux d’argent et la conception de la responsabilité sociale sont
emblématiques d’un monde contemporain où les liens sociaux sont éphémères et
souvent instables. L’univers du jeu se place aujourd’hui dans un contexte complexe
et parfois imprévisible où « nous sommes totalement responsables de nos paroles,
de nos écrits, de nos actions, mais nous ne sommes pas responsables de leur inter-
prétation ni de leurs conséquences. Ce qui introduit, comme nous l’avons égale-
ment vu, le pari et la stratégie au cœur de la responsabilité » (Morin, 2004, p. 123).

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