LES GRANDS COMPOSITEURS DU X X e SIÈCLE

Albert
Roussel
, par

Marc Pincherle

r KISTER-GENÈVE

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 ALBERT
ROUSSEL
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L es Grands Compositeurs du X X e Siècle

ALBERT
ROUSSEL
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MARC PINCHERLE

ÉDITIONS RENÉ KISTER GENÈVE

 INTRODUCTION

Voici le second volume d ’une collection inaugurée

L a C o llec tio n p a r un admirable Debussy d ’Emile Vuillermoz, et consa­
crée — on l’a dit ailleurs 1 — aux compositeurs marquants
«LES G RAN DS C O M PO SITEURS D U XX« SIÈCLE
du X X e siècle. Le choix des maîtres appelés à y figurer en
e s t réa lisée est délicat, parce que, jugeant notre époque, nous ignorons
ce que nos petits-enfants en retiendront.
so u s la d irectio n d e
Nous ignorons bien davantage comment la postérité
BERN ARD GAVOTY lclassera des artistes auxquels nous assignons aujourd’hui
un rang précis. Comment aussi elle appréciera les nuances
qui les distinguent à nos yeux. Celles-ci nous semblent,
de bonne fo i, très diverses et nettement caractérisées,
parce que nous avons, si j ’ose écrire, le nez dessus. L e
recul aidant, elles se dilueront dans l ’espace, comme des
sommets d ’altitudes différentes s ’égalisent à un niveau
moyen, si on les considère d ’assez haut. A bord d ’un
avion, le relief terrestre paraît composé de taupinières.
Nous avons grand-peine, en 1957, à trouver bien intimi­
dants les gouffres qui séparaient, au jugement de leurs
contemporains, un Rameau d ’un Couperin et un Gossec
d ’un Méhul. Peut-être un musicologue exerçant son
industrie en l ’an 2100 s ’étonnera-t-il que nous ayons pu
distinguer Honegger de Strawinsky, Roussel de Ravel,
Copyright © 1957 Editions René Kister Genève
1 Claude Debussy, par E m ile V uillerm oz (Préface).
et nous émouvoir des hardiesses de Messiaen. Une étiquette
unique recouvrira notre demi-siècle, et c'en sera f a it de
nos subtilités.
J'écris cela pour convaincre ceux qui édifient des
barrières autour de leurs musiciens favoris afin de les
préserver de voisinages qu'ils jugent compromettants.
On peut préférer Debussy à Fauré et Ravel à Roussel
sans cesser d'adm ettre que d'autres pensent exactement
le contraire. Soyons libéraux. E t, du moment qu'il s'agit
aujourd'hui de Roussel, examinons à tête reposée ce
qu'on lui a parfois reproché.
D 'être venu tardivement à la musique. D 'avoir été
un « amateur ». D e laisser une œuvre fuyante, hybride,
rebelle à l'analyse en ce qu'elle utilise un langage qui
n'est ni franchement harmonique, ni tout à f a it contra-
puntique.
L e livre de M arc Pincherle vient à son heure, assez
tard déjà pour bénéficier d'un recul de quelques années,
encore assez tôt pour faire justice de griefs m al fondés.
C'était le droit de Roussel d'attendre sa vingt-
cinquième année pour démissionner de la marine et se
consacrer à la musique. Il embrasse sa nouvelle carrière
avec un sérieux et une ardeur extrêmes. Ses études d'écri­
ture et de composition, il en accomplit très scrupuleuse­
ment le cycle. Tout en continuant d'étudier, il commence
à enseigner. Après trois ou quatre ans de cet exercice,
il sait son métier à fo n d : le voilà mûr pour entrer dans la
carrière. D'amateurisme, pas la moindre trace en cette
aventure.
L'œuvre, en revanche, pouvait dérouter à l'époque où
elle apparaissait, c'est-à-dire entre 1904 e t 1937. Un
amoureux des trois grands musiciens français de ce temps
— Debussy, Ravel et Fauré — n'y retrouvait ni la sen­
sualité du premier, ni la pureté du second, ni le charme
du troisième. La musique de Roussel était à la fo is plus
précise et moins immédiatement suggestive. Elle semblait
obéir à une exigence de l'esprit, plus qu'aux lois des
traités. E t pourtant, l'œil n'y trouvait p a s son compte:
le chiffrage des accords p a r les procédés traditionnels
et la recherche des «basses » ne livraient aucunement le
secret de cette musique. Une sorte de logique insaisissable
justifiait l'enchaînement des agrégats e t la superposition
des mélodies. Cela tenait, cela marchait, cela vivait. E t
l'oreille s'accommodait fo r t bien de ce qui heurtait les
habitudes visuelles. Comme l'a très justem ent noté A lfred
C ortot: « Son œuvre paraît compliquée à la lecture et
limpide à l'audition » 1. N'obéissant à aucun système,
et suivant tout simplement la pente de sa nature, Roussel
jeta it, sans le savoir, un pont entre le langage d'hier
— celui des trois grands harmonistes précités — et le
langage de demain — celui des musiciens d'après la
guerre de 1914-1918. L'atonalisme d'Honegger, le poly-
tonalisme de Milhaud, les modes orientaux recherchés
p a r Messiaen, les jeu x de rythmes d'un Bartok et jusqu'aux
mélodies disjointes des dodécaphonistes ont des antécé­
dents dans la musique de Roussel, qui a jo u é ainsi le
double rôle d'un trait d'union et d'un précurseur. Dans ces
1 La Musique française de piano. (Presses U niversitaires de France).
 conditions, sous quel prétexte Vaurions-nous oublié dans
une collection qui se veut représentative des tendances
notables d'un demi-siècle?
Je crois avoir défini le propos exact de M arc P incher le,
qui a construit suivant ce plan un ouvrage utile, lucide et
loyal. Musicologue éminent et musicien né — précisons
bien qu'il n'y a pas de pléonasme — Pincherle a eu
raison d'appliquer au sujet de son étude une méthode
scientifique qui soumet les opinions au contrôle des faits.
M ais il juge aussi bien son modèle sur le plan de la sen­
sibilité. A la fo is objectif et subjectif il nous donne un
modèle d'étude sérieuse et attachante. Après avoir lu son
livre, on envisage l'œuvre de Roussel sous un angle équi­
table et neuf. La collection des «M aîtres du X X e Siècle»
est heureuse de l'accueillir.
Bern a rd G avoty.

L’éditeur tient à adresser ses remerciements personnels

aux E ditions A lbert S kira , qui ont bien voulu donner leur obligeant et confra­
ternel agrément à une présentation de notre collection analogue à celle du « Goût
de notre Temps »,
à M. V aldo B arbey, auteur des décors et costumes pour «Padmâvatî»,
à Me R oger H auert qui a autorisé et facilité la reproduction du tableau de
Renoir, « La Vague »,
à M. P. M uriset à P ully qui a autorisé la reproduction du document « Bénarès ».

A L B E R T RO USSEL E N 1936

8 La légende détaillée de chaque illustration

se trouve à la fin de Vouvrage.
 CHRONOLOGIE

N . B. — C ette notice résume celle que Joseph W eterings et M me Albert R oussel

ont établie pour le C atalogue de l ’Œ uvre d’A lbert R oussel. (P aris-B ruxelles, 1947.)
Sau f indication contraire, chaque œuvre est m entionnée à sa date de compo­
sition.

1869 N aissance à Tourcoing, le 5 avril, d’A lbert-C harles-Paul-M arie R oussel,

fils unique d’Albert R oussel et de Louise R oussel. Son père mort prématu­
rém ent en 1870, il perd sa mère en 1877, et il est alors recueilli par son grand-
père, Charles R oussel-D efontaine, m aire de Tourcoing.

1880 M ort de Charles R oussel-D efontaine. Albert R oussel va vivre chez son oncle,
F élix Réquillard.

1884 R oussel entre, comme interne, au C ollège Stan islas, à P aris ; en 1887 il
est adm is à l ’E cole navale avec le n° 16.

1889 II embarque le 10 octobre sur la frégate-école Ip h ig é n ie , pour une campagne

de navigation au Proche-O rient. H est nommé aspirant de deuxièm e classe.
Prom u aspirant de première classe en 1890, il passe à l ’escadre de la M édi­
terranée, et embarque à Toulon, sur le cuirassé D é v a sta tio n . Après un congé
de m aladie, il embarque à B rest (1892) sur la M e lp o m è n e , frégate à voiles
et école des gabiers, pour une cam pagne dans l ’Atlantique. Embarque à
Cherbourg sur le cuirassé V icto rieu se. Nom m é enseigne de vaisseau (1893),
il embarque à Cherbourg pour l ’Extrêm e-O rient, sur la canonnière cuirassée
i S ty x . D e retour en France, il obtient un congé de plusieurs m ois.

1894 II s’installe à R oubaix, pour travailler l ’harmonie avec Julien K oszul. Il

décide de se consacrer uniquement à la com position et dém issionne de la
marine (dém ission acceptée le 23 juin). En octobre il vient habiter P aris
pour travailler avec Eugène G igout.
1897 II com pose deux Madrigaux à quatre voix a cappella, Chanson d u X V •
Siècle, le S oucy, couronnés ex aequo au concours de la Société des compo­
siteurs.
1898 H entre comme élève à la Schola Cantorum. C om position: D es heures
p a sse n t... pour piano (op. 1).
1901 Exécution le 2 février à la Société N ationale d’un Q u in tette pour quatuor
à cordes et cor, détruit ultérieurem ent.
1902 H est rayé des cadres de la marine pour raison de santé. Vincent d’Indy lui
confie une classe de contrepoint à la Schola Cantorum.
Trio pour piano, violon et violoncelle (op. 2).
Exécution le 5 avril à la Société N ationale d’une S onate pour piano et violon,
œuvre détruite ultérieurem ent.
1903 R ésurrection (op. 4 ), prélude sym phonique, et Q uatre P oèm es (op. 3) sur
des vers d’H enri de R égnier.
1904 Conte à la P oupée, D anse au Bord d e l'E au , P rom enade se n ti­
m en tale en Forêt pour piano ; Soir d ’E té, esquisse symphonique.
E xécutions : 14 avril, P rem ier Trio chez M 11' Taravant ; 17 m ai, Résutr
rection, à la Société N ationale ; 15 décem bre, Soir d ’E té, aux lectures
Cortot.
1905 Vendanges, suite symphonique ; R enouveau, esquisse symphonique.
Exécutions : 4 avril, P rem ier Trio à la Société N ationale ; 18 avril. Ven­
danges, au Concert C ortot. C ette dernière œuvre est ensuite détruite par
l ’auteur.
1906 R etour d e Fête pour piano (cette pièce form e avec D anse au Bord de
l ’Eau et P rom enade sen tim en tale en Forêt le recueil intitulé Les
R u stiqu es op. 5) ; Forêt d ’H iver, prélude symphonique ; Faunes e t
D ryades, esquisse symphonique (ces deux pièces form eront avec Soir d ’Eté,
de 1904, et R enouveau, de 1905, les quatre mouvements de la Prem ière
S ym ph on ie ou P oèm e d e la Forêt (op. 7) ; D ivertissem en t (op. 6 ),
exécuté le 10 avril à la S alle des A griculteurs.
1907 Q uatre P oèm es d ’H enri d e Régnier (op. 8) ; La M enace (op. 9 ),
orchestré en 1908 ; Ode à u n Jeune G en tilh om m e (n° 1 de l ’op. 12).
L e 10 novembre : Faunes et D ryades est donné aux Concerts Lam oureux.
1908 M ariage à P aris le 7 avril avec une jeune fille d’origine alsacienne, M lla Blan­
che Preisach — dans ses lettres, Fratze : c ’est le petit nom fam ilier (Fratze
signifie frim ousse) que son grand-père lui donnait quand elle éta it enfant.
F lam m es, m élodie (op. 10), A m oureux séparés, m élodie (n° 2 de
l ’op. 12); Prem ière S onate pour piano et violon (op. 11) ; musique de scène
du M archand d e Sable q u i passe (op. 13).
A dater de ce m om ent, les exécutions en public d’œuvres de R oussel sont
trop fréquentes pour trouver place dans ces notes brèves. L es prem ières audi­
tions les plus im portantes sont signalées dans le corps de l ’ouvrage.
1909 En septem bre, voyage de quatre m ois aux Indes et au Cambodge (Bom bay,
E llora, O odeypoor, Jeypoor, T chitor, D elh i, A gra, Bénarès, M adhoura,
C eylan, Singapour, Saigon, ruines d’Angkor).
1910 S u ite (op. 14) pour piano.
1911 Evocations (op. 15) pour so li, chœur et orchestre, com m encées en 1910.
1912 S onatine pour piano (op. 16) ; Le F estin d e l ’Araignée (op. 17).
. 1913 P e tit Canon p erp étu el pour le piano (sans n° d’op.).
1914 A . R oussel renonce à sa chaire de contrepoint à la Schola Cantorum. Projet
d’opéra : Le R oi Tobol (livret : J .-L . Vaudoyer), d’après le roman d’André
Beaunier. Ce projet sera abandonné plus tard. Commence P adm û vatî,
opéra-ballet en deux a ctes, sur un livret de L . L aloy.
A oût : la guerre. R efusé com me inapte. S'engage à la C roix-R ouge.
En décem bre, est adm is dans un service sédentaire.
1915 Engagé volontaire pour la durée de la guerre, 13* régim ent d’artillerie
(Cham pagne, la Som m e, Verdun).
1918 D éfinitivem ent réform é, il achève P adm ûvatî et com pose des m élodies :
Light, A Farewell (op. 19) et Sarabande (n° 1 de l ’op. 20).
1919 Le B achelier de S alam an que, m élodie (n° 2 de l ’op. 20) ; Im p ro m p tu
pour harpe (op. 21) ; D oute pour piano (sans n° d’op.).
1920 Pour u n e Fête de P rin tem p s, poème symphonique (op. 22) ; L ’Accueil
des M uses pour piano (sans n° d’op.).
1921 Achèvem ent de la S ym p h o n ie en si bémol (op. 2 3 , com mencée en 1919),
Fanfare p o u r u n Sacre p a ïen (sans n° d’op.).
1922 R oussel acquiert la propriété de V asterival (V arengeville), où seront, dés ce
m om ent, com posées presque toutes ses œuvres. Il y com mence la N aissance
de la L yre, conte lyrique de Th. R einach, d’après Sophocle.
1923 M adrigal atlx M uses (op. 25).
P adm âvatî est représenté à l ’O péra le 1er juin.
1924 La N aissance de la Lyre (op. 2 4 , commencée en 1922) ; Deux P oèm es
de R onsard pour chant et flûte (op. 26) ; Joueurs de Flûte pour flûte
et piano (op. 27) ; D euxièm e Sonate pour piano et violon (op. 28).
1925 Ségovia pour guitare (op. 29) ; Sérénade pour flû te, harpe, violon,
alto , violoncelle (op. 30) ; D uo pour basson et violoncelle ou contrebasse
(sans n° d’op.).
L e 1er ju illet, première de la N aissance de la Lyre, à l ’O péra.
1926 Le B ardit d es Francs (sans n° d’op.) ; O des anacréontiques pour chant
(op. 31-32), S u ite en f a (op. 33).
1927 Concert pour petit orchestre (op. 34) ; Sarabande d e l ’E ventail d e
Jeanne (sans n° d’op.) ; D eux P oèm es chinois (op. 35) ; Concerto pour
piano et orchestre (op. 36) ; Vocalise n° 1 (sans n° d’op.).
1928 Vocalise n° 2 (sans n° d’op.) ; P sau m e L X X X (op. 37) ; O bon vin, où
a s-tu crû ? (sans n° d’op.) ; Jazz dan s la N u it pour chant et piano
(op. 38).
1929 P etite S u ite pour orchestre (op. 39) ; D euxièm e Trio (op. 40) ; Prélude
e t F ughetta pour orgue (op. 41).
A l'occasion de son soixantièm e anniversaire, un F estival R oussel est organisé
à P aris du 11 au 25 avril.
1930 T roisièm e S ym p h o n ie (op. 42) ; Bacchus e t A riane, ballet en deux
actes sur un argument d’Abel Herm ant (op. 43).
V oyage aux E tats-U nis, invité par M rs. Elizabeth Sprague-C oolidge au
F estival de musique de chambre de Chicago (12-16 octobre). A ssiste, à B oston,
à la première audition de sa T roisièm e S ym ph on ie.
1931 A Flower given to m y D aughter, Deux Idylles, pour chant et piano
(op. 44).
L e 22 m ai, première de Bacchus et Ariane à l ’O péra.
/ 15
1932 Q uatuor à cordes (op. 45) ; Fugue (op. 46) pour piano ; D eux P oèm es
chinois (op. 47) ; A glorious D ay (op. 48).
1933 Le T esta m en t de la T ante Caroline, opérette en trois actes, sur un
livret de N ino ; Trois Pièces pour piano (op. 49) ; Cœur en Péril,
m élodie (n° 1 de l ’op. 50).
1934 Prélude (op. 46) pour piano ; L ’H eure d ti R etou r, m élodie (n° 2 de
l ’op. 50) ; P ipe in D m a jo r (sans n° d’op.) ; A n dan te e t Scherzo pour
flûte et piano ; S in fo n ietta (op. 52) ; Q uatrièm e S ym p h o n ie en ta
m a jeu r (op. 53).
1935 A eneas (op. 5 4 ), ballet en un acte de Joseph W eterings ; D eux M élodies,
Cœur en Péril, L ’H eure d u R etour (op. 55).
Prem ière d ’Aeneas à B ruxelles, le 31 juillet.
1936 P rélude du deuxièm e acte de Q uatorze Ju illet de Rom ain Rolland (sans
n° d’op.) ; Rapsodie fla m a n d e pour orchestre (op. 56) ; Concertino
pour violoncelle et orchestre (op. 57).
L e 14 novem bre, le T esta m en t d e T ante Caroline est donné pour la pre­
m ière fo is à O lm ütz (Tchécoslovaquie).
1937 T roisièm e Trio pour violon, a lto , violoncelle (op. 58) ; Trio pour hautbois,
clarinette et basson (inachevé) ; musique pour E lpénor, poème radiophonique
de J . W eterings.
Le 11 m ars, l ’Opéra-Comique représente le T esta m en t d e T ante
Caroline.
Le 23 août, Albert R oussel meurt à Royan. Il est inhumé le 27 août à Varen­
geville.
A CHARLES M U N C H
qui aura plus fa it pour la
mémoire d'A lbert Roussel
que n'importe lequel de ses
biographes.
 ALBERT ROUSSEL

A vingt ans de la mort d’Albert Roussel, l ’excellent livre qu’Arthur

Hoérée lui avait consacré en 1937 n ’a rien perdu de sa valeur. Mais
la position de l ’auteur de Padmâvatî vis-à-vis du public et de la critique
a beaucoup changé entre temps. Au moment où il nous a quittés, il
avait cessé depuis bon nombre d ’années d’être tenu pour un musicien
de cénacle, par ailleurs âprement discuté par des opposants dont
plusieurs étaient de qualité. Tous n’ont pas désarmé, certes, mais
il apparaît de plus en plus que c ’est affaire de tempéraments, de sym­
pathies pour des esthétiques d’orientations différentes: sur le plan de
la technique on a renoncé à un certain nombre de griefs positivement
effacés par l ’évolution ultérieure de la musique.
Il vaut donc la peine de faire à nouveau le point. C’est ce que
j ’ai tenté dans cet ouvrage, et ma tâche a été grandement faci­
litée par la bonne grâce avec laquelle Mme Albert Roussel m ’a aidé
de ses souvenirs et donné accès aux archives qu’elle conserve
pieusement, correspondance, notes manuscrites, documents de
toute sorte.
Il est une partie de ces sources qu’à dessein j ’ai peu exploitée:
les lettres du compositeur à sa femme, principalement pendant la
guerre de 1914-1918. Elles sont très belles. Dans leur spontanéité,
elles dessinent de lui une image qui ne peut qu’accentuer notre admi­
ration, pour l ’homme et pour l ’artiste. Mais la pensée de l ’épouse
absente y tient tant de place, une si fervente gratitude s’y exprime
pour l’appui qu’il trouve dans sa tendresse et sa compréhension qu’on
se sent tenu, l ’ayant dit une bonne fois, d’abandonner ces lettres

19
aux biographes à venir — quand Roussel, depuis longtemps installé
dans l ’histoire, n ’aura plus droit au secret de ses états d’âme.
Par contre, je crois pouvoir user d’une précieuse notice autographe
qui me fournit, à bien peu près, le bâti du présent ouvrage. Rédigée
par Albert Roussel vers la fin de 1933 pour le programme d’un
concert où figurait une de ses œuvres, elle définit mieux qu’on ne l ’a
jamais fait ses orientations successives. Très objectivement, comme de
l ’extérieur, il signale ce qu’il juge avoir écrit de meilleur, mais aussi
ses tâtonnements et ses insuccès, de même qu’il enregistre sans feinte
modestie la quasi-unanimité dans l ’approbation qui s’est faite à partir
de la Suite en fa . Voici ce texte:
«Albert Roussel, né à Tourcoing, en Flandre, le 5 avril 1869,
entra à l ’Ecole navale de Brest en 1887, en sortit en 1889 comme
aspirant de marine. Navigation en escadre, puis dans l ’Atlantique,
l ’océan Indien, etc. Démissionnaire comme enseigne de vaisseau
en 1894. A Paris, travailla harmonie, contrepoint, fugue, avec le
réputé organiste Eugène Gigout, puis l ’histoire de la musique et l ’or­
chestration avec Vincent d’Indy à la Schola Cantorum, où il fut pro­
fesseur de contrepoint de 1902 à 1914.
» Sa carrière musicale peut se diviser en trois périodes. La pre­
mière période, de 1898 à 1913, le montre, après quelques œuvres déjà
personnelles d’accent, légèrement influencé par Debussy, mais sou­
cieux, avant tout, de la solide architecture enseignée par d ’Indy.
Le Trio en mi bémol, le Divertissement pour instruments à vent et
piano, les quatre premières Mélodies, purs de toute influence extérieure,
annoncent les œuvres définitives de la troisième période. En revanche,
la Première Symphonie, dite Poème de la Forêt, les Evocations, trip­
tyque pour soli, chœur et orchestre écrit après un voyage aux Indes,
le ballet le Festin de TAraignée créé en 1913 au Théâtre des Arts de
Jacques Rouché et qui fit la réputation du musicien, relèvent en partie
de l ’école dite «impressionniste».
» Avec Padmâvatî, opéra-ballet en deux actes dont le livret est dû
à Louis Laloy et dont l ’Opéra a donné jusqu’ici trente représentations,
commence une période de transition (1918) à laquelle se rattachent
le poème symphonique Pour une Fête de Printemps et la Deuxième
Symphonie en si bémol. Le style se transforme, les enchaînements
harmoniques deviennent plus audacieux et plus âpres, l ’atmosphère
debussyste a complètement disparu et la voie nouvelle où l ’auteur
s’engage et où il semble tâter le terrain est l ’objet tout à la fois de
violentes critiques et de chaleureuses approbations.
» Enfin, dans une troisième période, le musicien semble avoir trouvé
son mode d’expression définitif. A cette période (1926) appartiennent
la Suite en fa , le Concert pour petit orchestre, le Concerto pour piano
et orchestre, le Psaume 80 pour ténor solo, chœurs et orchestre, la
Troisième Symphonie en sol mineur, demandée à Roussel pour fêter
le cinquantième anniversaire de l ’orchestre de Boston et qui, dès les
premières exécutions, se révéla l ’un des succès les plus incontestables
de la musique symphonique moderne.
» La musique de chambre de Roussel comprend, outre le trio
exécuté ce soir-là, deux Sonates pour violon, un second Trio pour flûte,
alto et violoncelle, un Divertissement pour instruments à vent et piano
(déjà cité plus haut), les Joueurs de Flûte, pour flûte et piano. Enfin
plusieurs recueils pour piano seul et plus de trente mélodies dont les
plus célèbres sont le Bachelier de Salamanque, Jazz dans la Nuit,
VOde à un Jeune Gentilhomme, le Jardin mouillé, etc.
» Il faut citer encore un Impromptu pour harpe seule et Ségovia
pour guitare, plusieurs Chants a cappella et une pièce intitulée A glo­
rious Day pour musique d’harmonie, écrite à la demande du président
des « Bands » américains. »
Faute de connaître Albert Roussel, on pourrait s’étonner de la
façon dont il constate telle ou telle de ses réussites, sans la moindre
précaution oratoire. Au vrai, il n’y a pas contradiction entre cette
21
 candide franchise et une réelle et foncière modestie dont, chemin
faisant, nous rencontrerons à chaque instant des preuves. Ceci dit,
l’intérêt de ce curriculum vitae est dans ce qu’il projette de lumière
sur la route qu’a suivie le compositeur: non point, comme il est tou­
jours tentant d ’imaginer, progression uniforme dans une direction
choisie une fois pour toutes, mais itinéraire capricieux, avec des anti­
cipations, des retours, des périodes de coexistence entre des tendances
qu’on pouvait croire exclusives l’une de l’autre. Nous aurons à y
revenir. Mais déjà ce texte nous a donné quelque idée de l’homme
qu’était Roussel — un type d ’homme assez rare pour nous inspirer
l’idée de le mieux connaître.
René Dumesnil a tracé de lui ce portrait : « Il y avait une sorte
de contraste entre la personne physique d ’Albert Roussel et ses œu­
vres: l’homme était d ’aspect frêle, de santé délicate et paraissait
effacé, presque timide; sa musique est drue, puissante et charnue,
parfois acide, souvent débordante de saine gaieté. Tel scherzo, tel
allegro font songer à une scène de kermesse traitée par un Jordaens*
Il y avait d ’ailleurs, chez ce Flamand de Tourcoing, quelque chose
des enlumineurs médiévaux, quelque chose des peintres amoureux de
la couleur vive et du détail réaliste. Le visage d ’Albert Roussel aurait
convenu au pinceau de Van Dyck — un visage au modelé net,
dont la maigreur était accusée par une barbe brune et taillée court.
Le front haut, le nez mince, les yeux vifs, un regard tour à tour mali­
cieux et profond, un regard de marin habitué aux vastes horizons —
un regard qui ne savait pas mentir. Peut-être la grande politesse de
l ’abord eût-elle paru froideur si la cordialité d ’un geste, l’à-propos
d ’un sourire plein de franchise et de bonhomie n ’en eussent démenti
la retenue. Bien vite on découvrait chez Roussel la nature profonde
de l’homme : la sobre et discrète élégance des manières correspondait
à une qualité d ’âme exceptionnelle. Sa sensibilité était grande; on la
devinait plus qu’il ne la laissait voir, sauf au moment précis où il
savait qu’en la révélant elle pouvait agir sur autrui et se montrer

22 L A M A IS O N N A T A L E D A L B E R T R O U S S E L
bienfaisante. Il était l ’ennemi des grands mots et des paroles vaines.
Je ne l ’ai jamais entendu porter un jugement trop prompt, ni sur les
œuvres, ni sur les hommes. Il aimait à faire le tour des idées et à
rechercher pourquoi d ’autres pouvaient ne point penser comme il
pensait lui-même. Son esprit, nourri de science, formé aux disciplines
mathématiques, répugnait aux systèmes absolus, ce qui ne l’empêchait
pas de demeurer ferme en ses convictions, fidèle aux principes dont il
avait fait la règle de sa vie. » (Le Monde français, mars 1949.)

□ □ □

Dans les dossiers qu’a laissés Albert Roussel se trouvait, depuis

longtemps, à en juger d’après l ’usure du papier et la pâleur de l ’en­
cre, le fameux poème de Kipling dans lequel l ’écrivain, s’adressant
à son fils, trace la ligne de conduite qui fera de lui un homme:

Si tu peux voir détruit Vouvrage de ta vie

Et sans dire un seul mot te remettre à bâtir, etc.

L’idéal défini par Kipling, un idéal à faire sourire les esprits forts
— rigueur envers soi-même et tolérance pour autrui, égal sang-froid
devant les caprices du sort, qu’ils soient favorables ou hostiles, cou­
rage sans forfanterie — semble bien être celui-là même que Roussel
s’était assigné. Mais un trait à peine esquissé dans le poème marquait
profondément toutes ses façons d ’être: la bonté.
Dans la profession, elle se traduisait par un effort constant de
compréhension et d’aide à quiconque manifestait un don, sans consi­
dération de tendances, d’école, de clan, de milieu social. Honegger
l ’a dit avec force, lors de l ’apposition d ’une plaque commémorative
sur la maison que Roussel avait habitée square Gabriel Fauré:
«... Infiniment détaché des honneurs et des vanités, il n ’avait
d’autre ambition que de réaliser son œuvre.

25
 » Si, il en avait une autre, celle d’aider et de servir les jeunes
auxquels il trouvait du talent. De nos aînés, il était certainement
celui qui nous a manifesté le plus tôt sa sympathie.
» Avant qu’Henri Collet, critique à Comoedia, ait signalé à l’atten­
tion certain Groupe des Six dont se souviennent encore quelques
musicographes attardés à l ’étranger ou en province, Roussel avait
réuni un autre groupe de ceux qui étaient les jeunes d ’alors dans une
étude publiée dans la revue The Chesterian, où ses bienveillantes appré­
ciations montraient la générosité de son caractère. Et pourtant, mieux
que bien d’autres, il aurait pu sourire de nos faiblesses et de notre
juvénile prétention. Cette douceâtre férocité, cette cruauté sirupeuse
qui sont de mise dans les milieux musicaux, qui nous furent départies
par les générations précédentes comme nous les départirons à celles
qui nous suivent, jamais Roussel ne les a pratiquées.
» Son sourire contenait de l ’indulgence, un peu de scepticisme,
et beaucoup de la bonté la plus noble... »
L’auteur de cet éloge n ’eût certes pas souscrit à cette déclaration
de Marcel Delannoy, le félicitant de ne montrer « aucune trace de
cette inquiétude d’être dépassé, qui fu t la faiblesse des plus grands,
comme Roussel ou Debussy ». Je ne suis pas assez familier avec la
pensée de Debussy pour savoir s’il a vraiment ressenti cette inquiétude,
mais je puis dire que je n’ai rien trouvé, dans les propos ou les écrits
de Roussel, qui témoignât d’un tel souci. Dans ses lettres les plus
intimes il n ’est question, en fait d’œuvres nouvelles, que de celles où
il a trouvé quelque chose à admirer. Ravel, Schmitt, Déodat de Séve-
rac sont les noms qui reviennent le plus souvent sous sa plume, ou
encore Ladmirault, qu’il se désole de voir si peu soutenu. Loin de
jalouser ses cadets, il s’émerveille de leurs dons. A la claveciniste
Paule de Lestang, qui venait de lui présenter le jeune Georges Auric
(octobre 1913), il écrit: « Il est, en effet, tout à fait extraordinaire.
Je n ’ai pas pu vous dire devant lui toute l ’impression qu’il m ’a faite
mais, ou je me trompe fort, ou ce sera quelqu’un. Il m ’apparaît
26
un peu comme une sorte de Rimbaud transposé dans la musique, et
surtout il présente bien l ’aspect du musicien de demain, qui s’est
assimilé presque en naissant toutes les conquêtes harmoniques de ces
vingt dernières années et qui part de là comme d’un commencement.
Et à quatorze ans!! »
Au Festival 1931 de la S.I.M.C., à Londres, on vient d ’exécuter
son Psaume. A son disciple et ami le compositeur danois Knudage
Riisager qui lui demande des nouvelles, il se contente de déclarer
que l ’interprétation a été excellente, et tout de suite il bifurque vers
« le très beau Benedicite de Vaughan Williams, donné au même concert,
et des études d’orchestre très intéressantes d ’un jeune Allemand,
Vogel ». Relatant ce concert à Robert Brussel, il est encore fort sobre
d’indications quant au Psaume, dont il loue l ’exécution, ajoutant sim­
plement : « L’accueil du public fut très chaleureux », mais il revient,
en s’y étendant davantage, sur le Benedicite de Vaughan Williams et
les deux mouvements symphoniques de Vogel. Il dit aussi sa joie
d ’avoir assisté « au succès de deux jeunes musiciens français, Delannoy
et Jean Cartan ». J’ajouterai, le tenant de témoins dignes de foi, qu’on
avait eu toutes les peines du monde à le convaincre de laisser inscrire
son Psaume au programme du festival, parce qu’il faisait partie du
comité d ’organisation, et qu’il avait pour principe de ne jamais
profiter de telles circonstances pour caser une de ses œuvres.
S’agissant d’autrui, il ne s’épargnait aucune peine. D ’une lettre
de remerciements que lui adressait P. O. Ferroud, il appert qu’en
plein mois de juillet 1932, surmené et fragile comme il était, il
avait trouvé naturel de s’arracher à sa villégiature normande pour
venir à Paris appuyer la candidature de son jeune confrère au Prix
Blumenthal. En fait, il est bien peu de ses élèves et amis qui n’aient
été les témoins ou les bénéficiaires de cette serviabilité, encore qu’elle
s’exerçât avec une exquise discrétion.
De ceux même avec lesquels il n ’entretenait que de lointains
rapports, il se sentait solidaire, se réjouissant de leurs réussites,
27
 s’attristant de leurs revers. Environ 1930, un critique qui était alors
le spécialiste de l ’agressivité avait publié un brillant article sur, ou
plutôt contre, le théâtre lyrique, mort selon lui, à tout jamais, sous
quelque forme, en quelque pays que ce fût; et il en profitait pour
asséner un lot d’épithètes méprisantes à quelques compositeurs fran­
çais d’opéras, Ibert, Sylvio Lazzari, Henri Février. Bien que person­
nellement épargné, Roussel écrivit à son ami Paul Poujaud une lettre
indignée qu’il terminait ainsi: «. .. Est-ce que tout cela ne vous donne
pas une immense, une furieuse envie de f... le camp aux Nouvelles-
Hébrides ? »
L’horreur de l ’injustice était pour beaucoup dans cette réaction.
C’était une des dominantes de ce très noble caractère. N ’était le
danger de gonfler démesurément ce chapitre, il eût été passionnant
de suivre, à travers sa correspondance de 1914-1918, le conflit de
sentiments que suscite en lui la guerre, pour laquelle il avait volon­
tairement repris du service malgré l ’aversion que lui inspirait toute
violence. Il s’efforce de la juger objectivement: il ne peut se résigner
à ce qu’elle déchaîne de souffrances, de misère, de cruauté, de bas­
sesse; personnellement, il souffre de son isolement dans une foule
pour laquelle son art est lettre morte. En même temps, il s’émerveille
de ce qui se révèle, chez les plus humbles de ses compagnons occa­
sionnels, de bonté, d ’esprit de sacrifice, d ’instinctive délicatesse par­
fois. « Au milieu du terre à terre le plus grossier se dégage l ’idéalisme
le plus stupéfiant. On vit dans un matérialisme presque absolu, et on
aperçoit tout à coup à côté de soi des mots ou des actes d’une grandeur
antique, qui vous font rêver. » Et souvent il en vient à des conclusions
de cet ordre: « Nous traversons une crise effroyable où chacun doit
payer de sa personne pour le salut de tous, et où l ’individu ne compte
plus pour rien. C’est un sacrifice à faire bravement et, ma foi, j ’ai eu
jusqu’ici assez de bonheur dans ma vie pour l ’accepter sans me plaindre. »
Ainsi écrivait-il, mais à sa seule confidente. Pour l ’extérieur, il
se gardait de tout étalage de grands sentiments. Il parlait peu, laissant
28
parfois percer un humour tranquille, assez semblable à celui qu’on
pratique outre-Manche. Par exemple: une cantatrice avait pris l ’ha­
bitude, lorsqu’elle chantait son Bachelier de Salamanque, d ’avoir,
à point nommé, un mouvement de tête si brusque que son peigne
espagnol voltigeait, laissant s’épandre une chevelure dont, apparem­
ment, elle était fière. Un soir, la mélodie terminée, tandis qu’on applau­
dissait, Robert Casadesus entendit le compositeur dire à mi-voix
à l ’interprète, en guise de compliment: «Cette fois, mademoiselle,
vous l ’avez fait tomber sept mesures et demie trop tôt. »
Arthur Hoérée a reproduit dans son livre une lettre où Roussel
conte comment, entraîné par des amis dans un cabaret de la rue
Fontaine, il a eu la surprise d ’entendre l ’orchestre (un jazz) accom­
pagner une danseuse exotique avec la danse des femmes esclaves
de Padmâvatî. Et il ajoute: « C’est un petit commencement. Je vais
voir maintenant si je ne pourrai pas placer quelques fragments du
Psaume ou de Bacchus au Moulin Bleu ou chez Lulu de Mont­
martre. »
Il pouvait donc se montrer enjoué, et même, à l ’occasion, d ’une
gaieté drue, à la flamande. Mais sa vraie nature était sérieuse, médi­
tative, sa vie intellectuelle entièrement vouée à la musique, vers
laquelle confluait tout ce qu’il amassait de culture dans les autres
domaines de l ’art et de la science. Ainsi jusqu’à son dernier souffle.
Le matin même de sa mort, il restait obsédé par la pensée de l ’opéra
qu’il avait projeté d ’écrire, Le Téméraire, sur un livret de Joseph
Weterings, son collaborateur pour le ballet Aeneas. Environ dix
heures du matin, peu avant de s’endormir de l ’éternel sommeil, il
confia à Mme Albert Roussel son regret poignant de devoir renoncer :
« Tu diras à Joseph que cette œuvre, je l ’aurais faite avec mon cœur,
mais mon pauvre cœur ne peut plus. »
29
 Comment s’était formée cette personnalité, quand, et par quels
cheminements la musique y avait établi sa domination, ce sera mainte­
nant notre étude.
La vocation d’Albert Roussel ne s’est pas manifestée selon le
processus habituel chez les musiciens promis à de grandes carrières
de compositeurs. Presque toujours leurs dons s’épanouissent préco­
cement. Une légende, qui a la vie dure, veut que les enfants prodiges,
après une brève fulguration, s’étiolent et tournent au fruit sec.
A regarder d’un peu près la biographie des maîtres, on constate que
la plupart d’entre eux ont été des enfants prodiges. C’est l ’évolution
tardive de Roussel qui constituerait plutôt l ’exception.
Il était né dans un milieu de haute bourgeoisie industrielle où les
préoccupations artistiques avaient une place modeste. Sa mère, qui
avait éveillé son intérêt pour la musique et lui en avait enseigné les
premiers éléments, lui avait été prématurément enlevée, quand il
avait à peine huit ans. Sa vie durant, il devait conserver d’elle un
souvenir fervent, dont témoigne, parmi d’autres, ce trait que
Mme Albert Roussel m ’a conté: habituée à défendre sa porte contre
toute intrusion lorsqu’il était à son travail, elle s’interdisait à elle-
même de pénétrer alors dans son studio. Un jour cependant, tandis
qu’il composait le mouvement lent de son concerto pour piano, elle
fut si émue par ce qu’elle entendait qu’elle força la consigne et entra.
Il avait les yeux pleins de larmes : « Je causais avec maman », lui dit-il.
H est probable que, d’enfance, une association s’était indissolu­
blement créée dans son esprit entre la musique et la tendre initiatrice
qui lui en avait fait entrevoir les sortilèges. Mais il n’avait pas apporté
à la découverte de ce monde nouveau la passion exclusive du néophyte
prêt à tout sacrifier. Il travaillait son piano avec un plaisir et un zèle
certains, ses progrès étaient des plus satisfaisants: sans dommage
toutefois pour les études générales, et particulièrement les mathéma­
tiques. Et il restait de la place pour le jeu.
Le petit élève du collège de Tourcoing (depuis 1878) devait
30
être passablement espiègle. Bien des années plus tard il évoquait,
devant Roland-Manuel, le souvenir amusé d ’un brave abbé Fichot
le sermonnant, pour Dieu sait quel accroc à la discipline, et terminant
sa semonce par cette exhortation solennelle: « Il faut dépouiller le
vieil homme ! » Le vieil homme pouvait avoir dans les dix ans...
Un appel, cependant, allait bientôt se préciser, qui ne serait pas
encore celui de la musique. De ses vacances scolaires, passées chaque
année sur une plage de la côte belge, Roussel ramenait une nostalgie
toujours plus vive des vastes horizons, des voyages lointains, du
spectacle grandiose, sans cesse renouvelé, du jeu des vagues et
des nuages. Il a maintes fois dit cette « invincible attirance vers la
mer », et le cours qu’elle imprima à ses destinées.
Je ne referai pas le récit des années de préparation, de l ’entrée
au Collège Stanislas (où « le père Stoltz, un vieil organiste excen­
trique », lui révèle Bach, Mozart, Beethoven et Chopin), puis au Borda.
Ce qui nous intéresse de plus près, c ’est l ’éveil de la véritable voca­
tion du compositeur, que nous pouvons situer de façon précise grâce
à ses notes autobiographiques publiées en 1926 dans Cinquante ans
de Musique française (t. II, p. 398):
« Mes premiers essais de composition, si je néglige les exercices
d ’improvisation au piano avec lesquels je mettais à l ’épreuve, dès ma
plus tendre enfance, la patience de ma famille, datent de mon embar­
quement sur la Melpomène [comme aspirant de première classe, après
dix mois de navigation sur la frégate-école Iphigénie et un stage
sur le cuirassé Dévastation]. Déjà, sur la Dévastation, pendant les
séjours de l ’escadre à Toulon, j ’avais eu la velléité de m ’initier aux
mystères de l ’harmonie et je m ’étais procuré le traité d’Emile Durand.
Mais j ’avais succombé sans gloire sous le poids de ce volumineux
ouvrage, qui m ’avait paru d ’une complication excessive.
»En avril 1892, j ’embarquai sur la Melpomène [ici, Roussel décrit
poétiquement le charme de l ’ancienne navigation à voiles]... Inutile
31
 de dire qu’au poste des aspirants nous avions trouvé le moyen de
lAxA-.v JL J -À-
caser un piano. Deux de mes camarades jouaient du violon et, à —^ y -y
défaut d ’une virtuosité transcendante, faisaient preuve d ’une bonne /o *. * .—f /r 3 /

volonté et d ’un zèle vraiment méritoires. » Il raconte alors les premiers

essais de messes en musique illustrées de « cantiques dénichés je ne
<A A- <s. I C. Û « /,« ) c„.
sais où », sous lesquels il plaquait de temps à autre « des accords de
tout repos », puis une téméraire incursion dans le répertoire lyrique :
la Mascotte, représentée chez un riche habitant de Funchal, à Madère, i> L ^ c -C y * al _
O V-V-C-*. c '-~’ / L ' __ 'ër«/- - ^
l’orchestre toujours limité au piano et aux deux violons. C— a a o i >I— >ä-CW V*—1

C’est à cette époque que se produit la première et cocasse rencontre <*.,A. /,*- L J* c ^ ^ ’-*-7.’
avec la profession, en la personne du jeune Gabriel Grovlez, âgé de «/-
•*" c X *- / x-w » r - ->*’ «' ^ i O o^ ' J j — ' *-* ^ CJ ~ X - c /c .'* ’.
onze ans. Nous en avons deux relations parfaitement concordantes,
émanant de chacun des intéressés. Je choisis celle de Roussel, parce -A — <p,
qu’un peu plus détaillée. Elle suit le récit de la représentation de la ~0. g>. c. —
Mascotte : ^ «U ? ^. P ^ 1J y ... vx/c ^ A. . *

« Au mois d ’août suivant, la Melpomène [...] mouillait à Quibe- A

ron [...]. Ce fut là qu’un de nos camarades nous annonça un jour ~ A, c -, 1 — Cr r, a -, - C>..x4^-
la visite d ’un jeune pianiste, élève du Conservatoire, Gabriel Grovlez.
it
Or, depuis la triomphale représentation de la Mascotte à Madère, /• ^
oC t?i^< A_ L-xrf-L x. /r / 4_,
je m ’étais lancé dans la composition avec la témérité de l’ignorance:
j ' ~— AA. - ___A -xV
1- ^
j ’écrivais tout simplement un opéra. Un des aspirants sortis de Poly­ V 1
„ /A" _ _ ■^J L
technique et qui s’étaient embarqués avec nous pour s’initier le plus A* ^ ». . O. ^v<
_' x/txx ix X
-v J ---- <

rapidement possible au métier de marin, Georges B... [Georges - -XAC«/.V X 4. /'V' 4.A y -------- < ^c—

Blanchon, que nous retrouverons un peu plus loin], avec qui je devais K .. j- x*
; -^ 4. ^
r / y —)
' 1 7 V~
continuer à entretenir de très amicales relations, avait trouvé dans A
«/. a- 7v.
W' £ "
un livre sur l’Amérique du Nord une curieuse légende indienne. '.J y y ~ y .y M .: r
Il me proposa d ’en faire le livret d ’un opéra dont j ’écrirais la musique.
<7 ' -*-»/ X/A , - * Tir A- *-*»'■' » -j / v / —a y . „ y c . 4.
J ’acceptai avec empressement et de notre active collaboration plu­
A — , _ _
sieurs scènes, paroles et musique, étaient déjà nées lorsque nous •« K. .

arrivâmes à Quiberon. La visite du jeune musicien me fournissait

une occasion exceptionnelle d ’avoir un avis autorisé sur la valeur y '
de ce premier essai: je résolus de le lui soumettre.

L E T T R E D A L B E R T RO USSEL
32
 » Notre visiteur était un garçonnet d’une douzaine d’années,
pantalon court, petit chapeau de paille tout rond, une badine à la
main; il avait l ’air aimable et sérieux. Il visita la frégate du pont
jusqu’au magasin général et nous le ramenâmes au poste des aspirants
où il tapota avec bienveillance les touches de notre vieux piano. Je
lui proposai alors de lui faire entendre quelques scènes de l ’opéra
auquel je travaillais. Grovlez fit contre mauvaise fortune bon cœur:
résigné et souriant, il s’assit près du piano. Il écouta l ’ouverture avec
déférence, eut un hochement de tête approbateur après la majestueuse
invocation du grand-prêtre, parut sensible aux plaintes du guerrier
Moowis sur la tombe de Némissa [l’héroïne dont le nom fournit
son titre à l ’opéra]. Quand ce fut fini, il m ’adressa, selon l ’usage,
les compliments les plus chaleureux et nous nous séparâmes en nous
promettant de nous revoir. J’étais loin de me douter que, vingt et
un ans plus tard, Gabriel Grovlez, chef d’orchestre au Théâtre des
Arts, dirigerait mon premier ballet, le Festin de VAraignée. »
Poursuivant l ’autobiographie, nous apprenons qu’à Cherbourg,
le jour de Noël 1892, Roussel entend pour la première fois une de ses
œuvres exécutée en public : un Andante pour violon, alto, violoncelle
et orgue (dont il a écrit la partie d ’alto en clef de sol, faute de connaître
les clefs d’ut). Et c ’est, un peu plus loin, l ’épisode qui, peut-être,
aura décidé de sa carrière:
« Mis en goût par cette première épreuve [l’audition de l ’Andante],
je m ’attaquai à une Marche nuptiale qui fut rapidement terminée et
qui plut beaucoup à un jeune enseigne nommé Calvet, frère de la
célèbre cantatrice Emma Calvet. Calvet arriva un jour rue François-
la-Vieille — « Prête-moi ta Marche nuptiale, me dit-il, je vais à
Paris, je la montrerai à Colonne que je connais beaucoup et je lui
demanderai ce qu’il en pense. » Il revint quelques jours après, me
rapportant mon manuscrit: «Voilà, s’exclama-t-il, j ’ai vu Colonne,
il trouve que tu es très doué et que tu devrais lâcher la marine pour
la musique. Et Joncières, qui était là, est du même avis. »

35
 » Je rappelais, il y a quelques années, ce souvenir à Calvet [...]
U eut un sourire malicieux — « Je puis bien t’avouer maintenant,
fit-il, qu’il n’y avait pas un mot de vrai dans ce que je t ’ai raconté.
Ta Marche nuptiale n’est pas sortie de ma valise pendant tout mon
voyage et l ’entrevue avec Colonne est tout aussi imaginaire que les
quantités dont je parle dans cette petite étude que tu me permettras
bien de t ’offrir. Mais que veux-tu? j ’avais l ’intime conviction
que tu devais faire de la musique et je n’ai pas hésité à inventer
de toutes pièces cette inoffensive histoire pour hâter le moment,
qui devait fatalement arriver, où tu te donnerais tout entier à ton
art. »
L’anecdote est lourde de sens. Elle prouve que, de passe-temps
privilégié, la musique était devenue pour Albert Roussel la préoccu­
pation majeure, que ses camarades en avaient le sentiment, qu’ils ne
mettaient pas en doute l ’authenticité de sa vocation. Il y a là quelque
chose d’assez troublant, si l ’on songe à la légèreté de son bagage,
sur laquelle ni eux, ni lui, n’avaient d’illusions. Mais, c ’est un fait.,
tous le voyaient marqué pour devenir un compositeur. Et il s’agissait
là de garçons intelligents, cultivés, plusieurs d’entre eux mélomanes
non moins passionnés que lui, parfaitement conscients qu’il apparte­
nait à une autre sphère que la leur. Cet état d’esprit nous est confir­
mé par les lettres que Roussel reçut d ’eux après qu’il eut quitté
la marine. Avec Calvet nous trouvons Dumesnil (le futur amiral),
Loïc Petit, violoncelliste, qui ne se console pas d’avoir perdu son
pianiste, mais le félicite de la décision prise. De Chantaboon, Siam,
en août 1894, il se réjouit pour lui « de voir la barrière passée, cette
barrière qu’il faut une grande énergie, une grande force de caractère
pour passer, car il y a toujours les souvenirs, les regards en arrière ».
Toujours de Chantaboon: « J’ai joué tout seul, assez tristement,
au violoncelle, trois morceaux de toi, Némissa, l ’offertoire qui a été
joué à la Sainte-Trinité [VAndante de Noël 1892], et le morceau fait
dans le genre du superbe largo de Chopin, que nous jouions ensemble,
36
ce morceau que tu m ’as envoyé après mon départ et dont tu avais dû
écrire l ’accompagnement à la hâte:
7 g-!- r I r - p *(jj 1 ^ ^
Et voici Georges Blanchon, vers 1895, racontant un concert
auquel il vient d ’assister à Aix-les-Bains, et qui conclut: « Dans ces
occasions, je pense naturellement à toi, et je rêve que, dans un siècle
ou deux, tu feras palpiter des poitrines et frémir de charmantes lèvres.
Dans ces temps lointains on fera ton histoire avec force gloses ; on
promènera le microscope sur ta vie journalière, et sans doute décou­
vrira-t-on que tu faisais commerce d ’amitié avec un inconnu qui
représentera mon pauvre individu. Pour moi, c ’est la gloire. »
Pour s’éloigner de tels amis et renoncer à une carrière ardemment
désirée, où il commençait à prendre du galon (il avait été nommé
enseigne de vaisseau en 1893), on pense bien que le jeune marin ne
s’était pas contenté du pseudo-satisfecit d ’Edouard Colonne. En
décembre 1893, au retour d ’un voyage en Cochinchine, il avait
demandé un congé de trois mois, afin de mettre à l ’épreuve son
aptitude à écrire de la musique; ce qui impliquait tout d’abord
l ’obligation d’en apprendre les éléments de base avec plus de persé­
vérance que naguère, lors des premiers contacts, à travers le traité
d’Emile Durand.
A Roubaix, où s’était installée sa famille, il y avait un Conser­
vatoire dont le directeur, Joseph Koszul, organiste, chef d’orchestre et
pédagogue accompli, devait être de bon conseil. Lui ayant soumis
ses essais d’autodidacte, Roussel lui demanda des leçons d ’harmonie.
En peu de temps, le maître acquit la conviction qu’on se trouvait en
terrain solide et qu’il fallait persévérer. Il l ’engagea donc résolument
à opter pour le métier de compositeur: en foi de quoi le jeune enseigne
de vaisseau posta sa lettre de démission.
37
 Avant même qu’elle fût acceptée (par décret du 23 juin 1894),
il était entendu qu’il gagnerait Paris, où Koszul l’adressait à son
ancien condisciple à l’Ecole Niedermeyer, le grand organiste Eugène
Gigout. Ce dernier, après lecture des ébauches que Roussel lui avait
fait tenir, lui écrivait (27 mai 1894):

« Monsieur et cher futur élève,

» Vos manuscrits dénotent une nature artistique délicate. Quand,
tout en poursuivant nos études techniques, vous aurez lu et entendu
beaucoup de musique, dans tous les genres et de toutes les époques,
vous pourrez vous compter au nombre des favorisés de l’art. Il faudra
vous garder de prêter une oreille trop complaisante aux manifesta­
tions artistiques courantes. Les vieux, les très vieux maîtres devront
être l ’objet d ’un culte spécial; c’est par eux qu’il vous sera possible
de bien penser et de rester jeune... »

Ainsi débute une correspondance qui prendra vite un tour moins

solennel, celui d ’un échange d ’idées entre deux amis, dont l ’aîné fait
bénéficier le plus jeune de son capital d ’expérience. On le voit moins
occupé de stimuler le zèle du disciple que soucieux de le prémunir
contre le surmenage; pendant les périodes de vacances, les lettres de
Gigout tracent des programmes de travail, mais il y est bien davantage
question des excursions à ne pas manquer, des musées à visiter, de la
provision de santé à amasser pour l’hiver.
Pendant quatre ans, sous la direction de ce guide « d ’une grande
largeur d ’idées, affranchi de tout préjugé scolastique, un des maîtres LA VAGUE (R E N O IR .)
les plus parfaits auprès duquel un jeune musicien ait pu s’instruire
dans son art » (c’est ainsi que Roussel l’a, plus tard, caractérisé),
se poursuivra l ’étude assidue de l’harmonie et du contrepoint, sans
préjudice de celle du piano et de l’orgue. Pour ce qui est de la compo­
sition, Gigout, qui n ’était pas de ceux qui se plaisent à entourer leur
art d ’une barrière de mystère, disait (le propos a été rapporté par
Roussel à Roland-Manuel): « La composition, ça ne s’apprend pas,
ou ça s’apprend en un quart d ’heure. » Ce point de vue, Roussel
devait plus tard le prendre à son compte et en donner un excellent
commentaire dans sa réponse à une enquête de Nadia Boulanger
sur la Musique contemporaine (publiée dans le Monde musical du
30 juin 1926): « Si la correction, l ’habileté, la souplesse de l ’écriture,
qualités essentielles, m ’apparaissent comme plus ou moins innées
chez le musicien, mais exigeant quand même chez la plupart un réel
entraînement, ce qu’on est convenu d’appeler la composition me
semble pouvoir se réduire à deux ou trois principes généraux que
l ’expérience, plus que l ’étude, enseigne à l’artiste. Principe d’équilibre
d’abord, assurant l ’ordre et l’harmonie générale de l ’œuvre, lui confé­
rant sa forme particulière; principe de continuité ou de progression
donnant à l ’œuvre sa signification propre, son caractère, par les jeux
de lumière et d’ombre, les couleurs et le relief, principe sans lequel
une œuvre parfaitement musicale et bien équilibrée peut rester indif­
férente et monotone. »
L’enseignement si libéral et si peu pédantesque de Gigout allait
rapidement porter ses fruits. J’ai pu voir deux mélodies écrites par
Roussel vers 1897, dont son condisciple à la Schola, Albert Groz,
qui les détenait, a récemment fait don à Mme Albert Roussel : Pendant
VAttente, sur des vers de Catulle Mendès, et Les Rêves, poème
d ’Armand Silvestre. Bien que le compositeur ne les ait pas retenues
au catalogue de son œuvre, elles ne sont pas sans mérite. La ligne en
est agréable, très vocale, la prosodie correcte; elles modulent avec
un certain raffinement; les accompagnements ont une sobriété et
une continuité auxquelles atteignent rarement les débutants.

C’est en 1897 qu’il présenta au concours de la Société des Com­

positeurs, sous deux devises differentes, deux chœurs à quatre voix
a cappella, Le Soucy, madrigal, et Chanson ancienne, qui se partagè­
rent, ex aequo, le premier prix.

41
 L’année suivante fut marquée par une rencontre de grande impor­
tance. Roussel était aux Concerts Colonne, un dimanche, avec Antoine
Mariotte, qui, à son exemple, avait abandonné la marine pour la
musique, et s’était inscrit à la Schola Cantorum récemment fondée
par Bordes, Guilmant et Vincent d ’Indy. Ce dernier, précisément, se
trouvait là. Mariotte lui présenta son camarade et l ’impression pro­
duite fut assez forte pour que Roussel se joignît aux disciples du jeune
maître de Pervadi. Il devait rester à la Schola jusqu’en 1907, comme
élève, mais s’y voir confier, à partir de 1902, une classe de contre­
point qu’il conserva jusqu’à 1914.
On a parfois exagéré le rôle de Vincent d’Indy dans sa formation
musicale. L’aventure du double prix remporté au concours de la
Société des compositeurs prouve l’existence, déjà, d ’un certain métier.
Si Roussel avait commencé harmonie, contrepoint et fugue plus tar­
divement que les élèves des conservatoires, il avait apporté à leur
étude un esprit mûr, une aptitude à se concentrer, une discipline de
travail propres à lui faire brûler les étapes. Toujours est-il qu’il a lui-,
même précisé: « En entrant à la Schola, je savais l ’écriture. Ce que
j ’y ai appris, c ’est l ’orchestration» (interview donnée à Roland-
Manuel). Il n’en suivit pas moins les cours de composition et d ’his­
toire de la musique de Vincent d’Indy avec une conscience dont témoi­
gnent les notes qu’il y prenait et dont une grande partie subsiste,
dans une douzaine de calepins aux attendrissantes couvertures de
simili-cuir marron un peu passé. Ces notes coïncident presque mot
pour mot avec le texte donné plus tard à l’impression. Seules variantes,
quelques noms de musiciens du passé candidement estropiés par un
historien novice. Visiblement, le néophyte allait au plus pressé: la
musique. La musicologie serait pour plus tard et, là encore, il devait
bien vite rattraper le temps perdu.
Voyons comment, quitte à anticiper sur le développement de sa
carrière: aussi bien, les notes biographiques jointes à la présente étude
doivent pouvoir pallier cet accroc à la méthode; et il n’est pas douteux,
en revanche, qu’à être dès à présent au courant de la formation
historique et esthétique de Roussel, le lecteur ne saisisse plus claire­
ment la démarche de sa pensée musicale.
Le cours de composition de Vincent d’Indy à la Schola Cantorum
avait des ambitions musicologiques en grande partie justifiées par
l ’étendue des recherches auxquelles il avait donné lieu. Mais le champ
était bien vaste pour être défriché par un seul homme, sollicité de
surcroît par d ’autres tâches absorbantes. Aux erreurs qui en
devaient résulter s’ajoutaient les dangers d’un dogmatisme souvent
sectaire.
A son contact Roussel avait pris le goût de ce genre d’études, et
il les avait portées fort loin dans le passé: témoin l ’usage qu’il fait
de la modalité ancienne et d ’un contrepoint où se retrouve plus d’un
écho de la polyphonie de la Renaissance. Il y apportait, toutefois,
une plus grande objectivité que son maître, soucieux d’aborder chaque
œuvre, chaque musicien sans la moindre idée préconçue. Il mettait
une certaine coquetterie à ne pas se donner pour musicologue. Aussi
écrivait-il rarement sur des sujets qui ne fussent pas reliés à l ’évolution
de la musique contemporaine. Mais, comme on le constate aussi
chez Paul Dukas, avec qui il avait plus d’une affinité, sa façon de
traiter des problèmes du moment prouvait une solide expérience de
ceux de jadis.
Si donc on voulait réunir une anthologie de ses principaux textes
sur la musique (articles dans des journaux et revues, réponses à des
enquêtes, conférences dont les brouillons ont été conservés), on
aurait peu à glaner pour les périodes antérieures au mouvement
wagnérien: quelques pages sur Schubert, sur Spontini, sur Berlioz
(à qui Roussel rend pleine justice), sur Chopin, admirablement carac­
térisé en ces quelques lignes d’une interview donnée en juin 1932 à
un journal éphémère (Bravo): «Chopin est l ’exemple, peut-être
unique, d’un grand musicien qui, incarnant de la façon la plus com­
plète le génie de sa race, véritable héros national dans son pays, soit
43
 en même temps l ’animateur, le confident, le consolateur de tous.
Aucune musique ne pourrait être plus polonaise que la sienne; aucune
ne saurait parler aux hommes, à quelque patrie, à quelque religion
qu’ils appartiennent, un langage plus fier, plus enthousiaste, ou les
bercer d’un chant plus tendre et plus nostalgique. Il n’a pas prétendu
révolutionner son art; il n’a publié aucun manifeste, et nous restons
confondus devant la nouveauté de ses harmonies, devant la liberté
de ses formes. Il s’est exprimé dans le langage le plus original, le plus
personnel qui soit... et l ’humanité entière s’y est retrouvée avec ses
douleurs, ses révoltes et ses espoirs. »
Passionnément intéressé par tout ce qui avait trait à l ’évolution
du théâtre lyrique, il était naturel que Roussel se trouvât souvent
ramené à Wagner, aux origines de ses conceptions, à leurs consé­
quences proches et lointaines. C’est de ce point de vue que Weber a
sollicité son attention. En plus de l ’article qu’il lui a consacré dans la
revue londonienne The Chesterian, on trouve dans ses papiers le texte
d’une causerie où est fortement accusée la dépendance de Wagner
vis-à-vis de Weber dans ses premières œuvres : « Que l ’on compare,
écrit Roussel, les partitions du Freischütz, d ’Euryanthe, d’Obéron
avec les opéras de la deuxième manière de Wagner: Tannhäuser et
Lohengrin. On se rendra facilement compte que ces deux derniers
ouvrages sont directement issus de la conception dramatique webé-
rienne. Les formes mélodiques, l ’harmonie, les tournures rythmiques,
sans parler de certains détails d’orchestration, dérivent incontesta­
blement du génie de Weber. Et l ’analogie des situations provoque des
modes d’expression semblables. C’est ainsi que le chant d’Adolar
au premier acte d'Euryanthe inspirera Tannhäuser célébrant la volupté
et que la scène du deuxième acte entre Lysiart et Eglantine se retrou­
vera dans Lohengrin entre Frédéric et Ortrude. Peut-on entendre, dans
Obéron, l ’invocation de Rezia à l ’Océan ou les adieux d’Obéron sans
songer aux échos qu’ils ont éveillés ?
44
» Mais ce n’est pas seulement en raison de l ’influence qu’elle a
exercée sur Wagner que nous devons louer cette musique: elle est
belle et grande par elle-même, par ses vertus propres. On n ’y trouve
aucune trace de cette lourdeur germanique, de ces longueurs
dont Wagner n ’est pas toujours exempt, aucun pédantisme d ’école,
mais une spontanéité, une justesse d’accord, une puissance d’évo­
cation qui ne se rencontreront pas souvent dans l ’histoire de l ’art.
» Si, par son essence même, la musique est une langue universelle
et le plus admirable de tous les modes d’expression, il faut néanmoins
reconnaître que, par le caractère de son inspiration, la musique de
Weber reste profondément allemande. Et il est surprenant qu’elle
n ’ait pas, pendant la dernière guerre, encouru, comme celle de Wagner,
les foudres académiques de quelques littérateurs en mal d’excommu­
nication... mais dont les facultés prophétiques se sont révélées un
peu faibles. »
Quant à l ’œuvre même de Wagner, et à son influence possible sur
les compositeurs français, le sentiment de Roussel, à toutes les époques
de sa carrière, est fait d’admiration pour ce puissant génie, et du plus
vif désir qu’on ne cherche pas, chez nous, à l ’imiter. Il l’écrit dès
1909 dans une réponse à l ’enquête ouverte par L. Laloy dans la
Grande Revue (10 avril):
« Je crois qu’en musique, comme en tout autre art, on subit une
influence plutôt qu’on ne la recherche, et si la musique française
s’est libérée de l ’influence wagnérienne qui a si puissamment agi
sur presque tous les compositeurs modernes, il faut lui souhaiter de
poursuivre sa route librement, sans retomber dans d ’autres servitudes.
Il me semble incontestable, en effet, qu’un musicien qui borne ses
efforts à l ’imitation plus ou moins heureuse du style et des procédés
d ’un maître n ’apporte rien de bien intéressant pour la musique. Un
artiste sincère saura ne retenir de Pelléas qu’un grand exemple d’in­
dépendance et d ’affranchissement conscient, au lieu d ’y voir un recueil
de recettes harmoniques, et il s’efforcera toujours à traduire par ses
45
 propres moyens les idées qu’il peut avoir en lui. Ce qui ne veut pas
dire qu’il se refusera à respirer l ’air nouveau qui entre maintenant dans
la maison où l’odeur forte des héros wagnériens avait alourdi l ’atmo­
sphère. Mais ce n’est pas une raison, parce que nous respirons mieux,
pour que nous nous précipitions tous sur le même balcon; la maison
est vaste et les fenêtres s’ouvrent sur tous les horizons.
» J’ajoute, pour terminer, que, dans cette question d’influences,
il est difficile de laisser de côté la question de races, et il serait fort
heureux que la musique française tendît à personnifier, d’une façon
de plus en plus affirmative et vigoureuse, le génie de notre race, les
qualités de clarté, d’esprit, de sensibilité, de joie lumineuse et franche
qui forment notre héritage artistique. »
Lorsque après la guerre de 1914-1918 on assiste à une véritable
offensive prowagnérienne, en partie provoquée par la maladresse,
durant les hostilités, d’une campagne qui eût été autrement plausible
en 1940-1944 (Wagner servant alors d’étendard à une politique
ennemie), Roussel commence par élever l ’auteur de Tristan au-dessus
des querelles partisanes (Echo musical, novembre 1919, dans un article
sur Claude Debussy et VEcole moderne):
« Il serait vain de prétendre démêler quels ont été les bons et les
mauvais côtés de cette influence et ce qui serait advenu si par hasard
Wagner n’eût point existé. Le fait est qu’il a existé et cela suffit.
Au reste, tout se tient dans le domaine de l ’esprit comme dans celui
de la matière, et l ’artiste absolument indépendant est aussi rare sur
la terre que, dans le ciel, l ’astre, fût-il de première grandeur, qui
n’obéirait à aucune attraction. Autant l ’influence d’un musicien
comme Massenet peut être néfaste parce qu’elle ne se traduit guère
que par l ’imitation de procédés de théâtre sans valeur esthétique ou
d’inflexions mélodiques d’un charme parfois très prenant mais rigou­
reusement personnel, autant l ’influence d’un Wagner ou d ’un Debussy
peut être féconde parce qu’elle soulève des voiles sur des questions
d ’ordre supérieur, suggère à l ’esprit des réflexions sur l ’essence de la
46
musique, ouvre la voie, par les conquêtes harmoniques réalisées, à des
tentatives souvent fructueuses. »
Cinq ans plus tard il s’insurgera contre un envahissement devenu
abusif, sans renier son admiration, simplement pour défendre les
intérêts de la musique française (Candide, 1er janvier 1925):
« Il est indéniable que la musique de Wagner a pris de nouveau
une place prépondérante sur les programmes de nos grands concerts,
et, tout en gardant une profonde admiration pour le génie du maître
allemand, je suis de ceux qui déplorent cet envahissement. Non que
je craigne un retour offensif de son influence sur nos jeunes musiciens
qui s’en sont complètement libérés, mais il est regrettable que ces
œuvres prennent dans nos concerts une place qui devrait légitimement
revenir aux œuvres françaises modernes.
» La raison de ce traitement de faveur est très simple. Un orchestre
symphonique ne peut vivre aujourd’hui d ’une vie normale que s’il
est puissamment soutenu par la générosité de quelques riches amateurs
ou par l ’intervention des pouvoirs publics. Or, les mécènes sont rares,
les subventions que la ville accorde à nos grandes associations sont
proprement dérisoires, et l ’Etat, par les taxes écrasantes dont il
accable l ’art musical, semble n’éprouver pour ceux qui l ’exercent
qu’une sympathie fort limitée. Dans ces conditions, nos malheureux
orchestres doivent avant tout songer à assurer leur existence, c ’est-
à-dire la recette, et, tout naturellement, inscrivent au programme
les noms des classiques de tout repos, Beethoven, Wagner, etc., dont
le public n’est jamais las.
» Le cas de Wagner est particulier. Obéissant aux suggestions
d ’une campagne de presse aussi maladroite qu’injustifiée, nos chefs
d’orchestre crurent devoir, pendant la guerre, écarter son nom de
leur programme. Le résultat de cet ostracisme fut foudroyant. Les
premières œuvres de Wagner qui reparurent dans nos grands concerts
après l ’armistice furent accueillies avec un enthousiasme délirant
qu’elles n’avaient jamais connu auparavant, et le public, privé pendant
47
quatre ans du répertoire wagnérien, le réadopta avec plus de ferveur
que jamais.
» Sans doute, nos chefs d ’orchestre, s’ils étaient soutenus dans leurs
efforts, arriveraient-ils peu à peu à imposer à ce public peu friand de
nouveautés un répertoire moderne. Il faudrait pour cela que, dans
notre société où les milliards dansent avec une si aimable désinvolture,
la musique ne fût pas réduite à la condition d ’une pauvresse, une
pauvresse à qui l’on jette dédaigneusement sous le nom de subvention
une misérable monnaie, qu’on lui reprend aussitôt après sous le nom
de taxe. »
Quant à César Franck, dont, à travers d ’Indy, il était pour une
part le disciple, Roussel est de ceux qui ont le mieux défini son art,
dans un minimum de mots (réponse à une enquête de Francis Poulenc,
en 1915 — publiée par la Revue musicale le 1er novembre 1921):
« Ce qui me semble le plus frappant dans le génie de Franck,
c’est le caractère d ’émotion, de sensibilité et d ’amour qui s’y affirme
et qui se rencontre dans toutes les œuvres où il a pu s’épanouir libre­
ment. Inhabile et peu adroit dans l’expression de sentiments qui lui
étaient étrangers, incapable d ’imaginer ce qu’il ne ressentait pas
profondément, il a eu pour traduire son propre cœur des accents
d ’une tendresse, d ’une pureté et d ’une grandeur qui n ’ont pas été
dépassés. »

Au fur et à mesure qu’on se rapproche des contemporains ou des

aînés immédiats d ’Albert Roussel, les textes se font plus abondants.
Il ne peut être question de reproduire ici ses études sur Vincent d ’Indy,
Caplet, Florent Schmitt, Jean Cartan, les « Six ». Je me bornerai à
des fragments dont l’importance me paraît grande, ceux dans lesquels,
soit directement, soit à travers tel ou tel compositeur, il aborde des
questions d ’ordre général. Par exemple, dans l’article sus-mentionné,
LA FR ÉG A TE «M ELPO M EN E»
Claude Debussy et VEcole Moderne, où, après avoir parlé de l’influence
de Wagner, il poursuit:
 « A trop s’attarder dans la fréquentation de ses héros, notre esprit
national risquait d’oublier quelques-unes de ses meilleures qualités
de finesse, de clarté et d’élégance. Claude Debussy le ramena du fond
des cavernes des Nibelungen vers la grâce souriante de nos paysages
français.
» Il fut manifeste alors que le langage qu’il parlait n’avait pas été
précédemment entendu et, dans ce langage, l ’auteur des Nocturnes
et de Pelléas s ’exprimait avec une telle aisance et si librement qu’il
semblait l ’avoir reçu en don de quelque fée mystérieuse [...] Si ce
langage nous paraît aujourd’hui si simple et si naturel, c ’est qu’il
était conforme à l ’essence même de la musique, qu’il n’exprimait
rien que de musical [...]. C’est qu’en s’attaquant résolument à des
règles périmées, en bousculant quelques articles de foi auxquels
personne ne croyait plus, Debussy s’appuyait sur le goût le plus sûr
qui ait soutenu un musicien depuis Mozart, et le choix de ses sujets
est vraiment inséparable de la manière dont il les a traités. Que ce
choix lui ait été suggéré par l ’évolution qui s’était déjà produite dans
la littérature et dans la peinture, c ’est fort probable: il n’en reste pas
moins que sa nature le portait spontanément vers la forme d’art
qu’il a adoptée et où sa maîtrise s’est révélée dès ses premières
œuvres. »
Il montre que l ’on a tort d ’accuser Debussy d ’avoir entraîné
l ’école française « dans une voie dangereuse, voire dans une impasse,
d ’avoir imposé le goût des sujets rares, précieux et raffinés au détri­
ment du théâtre héroïque et des œuvres symphoniques de grande
envergure. Nul ne se posa moins que lui comme prophète et comme
chef d’école. » [qu’il n’y a pas lieu de lui imputer de maladroits
imitateurs]. « Le seul cas intéressant à considérer est celui des compo­
siteurs de la jeune génération qui, doués d’une nature originale, ont
plus ou moins subi l ’empreinte de Debussy. Dans quelle mesure ont-
ils dévié de la route qu’ils eussent suivie sans l ’influence de ce maître?
Sans examiner chaque cas en particulier, il semble que la plupart

51
 aient retrouvé, après une période plus ou moins longue d ’hésitations,
la direction vers laquelle les conduisait leur tempérament. Ils n ’ont
gardé de la rencontre qu’une sorte d’inspiration harmonique nouvelle,
une indépendance plus marquée vis-à-vis des traditions, le goût de la
sensation inédite et la recherche de la sonorité rare. Et aussi, on doit
le reconnaître, un éloignement assez prononcé pour les sujets gran­
dioses, les phrases longues aux visées d’éloquence, l ’émotion par trop
communicative. » Et de tirer cette conclusion:
« L’œuvre d ’un grand artiste doit être un exemple et non un modèle.
Le style et les harmonies d’un Fauré, d’un d ’Indy, d ’un Debussy,
leurs idées sur l ’art, comportent une leçon qui ne vaut que par les
suggestions qu’elle éveille dans un esprit indépendant. Ce qu’il
convient d’en retenir, c ’est la limite où ils ont été arrêtés dans leur
élan vers de nouvelles conquêtes, c ’est la possibilité de marcher plus
avant ou de trouver à droite et à gauche les sentiers encore inexplorés,
c ’est enfin cette vérité que, l ’art évoluant constamment, l ’artiste qui
cherche en lui-même le secret de son art ne doit jamais considérer la
mode et le goût de son époque qu’à un point de vue en quelque sorte
rétrospectif. »
S’élevant ainsi du particulier à des vues d’ensemble que peu de
musiciens ont aussi clairement conçues et exprimées, Roussel a, par
deux fois, fait le point de la situation de la musique contemporaine:
en 1924, dans la lettre à Nadia Boulanger, reproduite le 30 juin 1926
par le Monde musical, dont j ’ai déjà donné un extrait, et dont voici
deux autres passages :
« Nous sommes bien forcés de constater, aux diverses époques
d’art, des courants parfois nettement opposés, et il semble impossible,
à première vue, si la vérité est une, qu’elle puisse être contenue en même
temps dans des formules en apparence contradictoires. Art subjectif
ou art objectif, vision individuelle ou vision impersonnelle, roman­
tisme ou classicisme... les méthodes et les tendances diffèrent d’une
période à l ’autre; j’estime que ces méthodes et ces tendances sont
52
constamment dominées par une qualité primordiale qui n’est autre
que la sensibilité de l ’artiste, sa perméabilité aux sollicitations de
toutes sortes qui lui viennent de la nature (et j ’entends ici le mot
« nature » dans son sens le plus étendu et le plus général). Dès lors,
quel que soit le sujet traité, c ’est à cette sensibilité qu’est due la
« transfiguration » du sujet, c ’est par elle que l ’artiste peut communi­
quer à la foule sa vision de rapports qui resteraient au delà de son
entendement normal. Et toutes les querelles d ’école n’y changeront
rien.
» Ceci veut-il dire que l ’artiste, le musicien, par exemple, doive
constamment se préoccuper de traduire pour ses auditeurs ses senti­
ments ou ses sensations, ainsi que l ’ont fait, non sans quelque exagé­
ration, les romantiques?
»Nullement; je suis persuadé, au contraire, qu’une œuvre a
d ’autant plus de chances d’être durable qu’elle demeure musique
pure, étrangère à tout commentaire littéraire ou autre; mais même
le plus simple jeu de sonorités, musique et rien autre chose, ne cons­
tituera vraiment une œuvre d ’art que s’il répond à une nécessité, un
mouvement intérieur du musicien, réaction de l ’artiste à un moment
de son existence, et s’il est capable de provoquer chez l ’auditeur un
mouvement sinon identique, du moins qui réponde en quelque sorte
à l ’appel du musicien. Appel peut-être inconscient, car il n’est pas
nécessaire que l ’artiste analyse à chaque instant ses sentiments; il
suffit qu’il cède à la force créatrice, et qu’il dispose, par son éducation
antérieure, de la technique indispensable pour s’y abandonner en
toute liberté [...]. Je ne pense pas que les périodes d’art se succèdent
suivant une évolution régulière, car elles sont intimement liées au
mouvement des idées, et il semble bien que la pensée humaine repasse,
à des intervalles plus ou moins longs, par les mêmes phases. Un esprit
original tendra toujours à réagir contre l ’esthétique à la mode; de
son influence naîtra le courant qui entraînera l ’art dans une nouvelle
direction. En réalité, le problème est des plus complexes et
53
 nécessiterait de longs développements, les différents arts étant plus ou
moins liés les uns aux autres et subissant le contrecoup des grands
mouvements sociaux et des événements importants de chaque
époque.
» Il est indéniable, par exemple, que le génie de Debussy, réagissant
contre le wagnérisme triomphant, a exercé une influence profonde
sur les jeunes musiciens des environs de 1900, et la période qui a suivi
Pelléas peut être considérée comme ayant groupé dans une certaine
cohésion la plupart des individualités de l ’école française et de quel­
ques écoles étrangères.
» Les raisons qui déterminent ces groupements sont sans doute
du même ordre que celles qui, en astronomie, règlent les mouvements
des astres. La loi de gravitation universelle est vraie pour l ’esprit
comme pour la matière.
» Les individualités les plus fortes captent et retiennent dans leur
orbite les individualités plus faibles, attirées par leur puissance ou leur
charme et n’ayant pas en elles une énergie intérieure capable de s’oppo-:
ser à leur emprise.
» Les artistes à qui leur personnalité plus nettement accusée
permet cette résistance, après avoir vu leur route légèrement déviée,
reprendront leur équilibre et retrouveront leur vraie direction. En
réalité, dans l ’art comme dans la vie, il n’y a pas d’état stable, mais
une suite de transformations continuelles, et lorsqu’une forme d’art
semble se préciser à nos yeux, sa désagrégation a déjà commencé.
» Cette réaction naturelle contre les tendances existantes n ’im­
plique nullement, bien entendu, le mépris ou la méconnaissance de
l ’esthétique qu’elles représentent, mais elle est presque fatalement
amenée par l ’aversion des artistes originaux pour toute formule
érigée en système, la perception qu’ils ont de ses faiblesses et du danger
qu’elle peut représenter, leur besoin de s’exprimer à leur tour et d’une
façon différente. Les circonstances extérieures contribuent aussi à
aider et à précipiter cette réaction et il semble bien que le récent
54
cataclysme, par exemple, auquel nous avons assisté, n’a pas été sans
influencer quelque peu l ’orientation actuelle des arts.
» Cette orientation, en ce qui concerne la musique, se traduit par
le retour à des lignes plus nettes, des traits plus accusés, un rythme
plus précis, une écriture plus horizontale que verticale, une certaine
brutalité parfois dans les moyens d ’expression contrastant avec
l ’élégance subtile et l ’atmosphère vaporeuse de la période précédente,
un regard attentif et sympathique vers la robuste franchise d ’un Bach
ou d ’un Haendel, en résumé, et malgré les apparences, un retour à la
tradition classique, dans un langage plus libre et quelque peu hésitant
encore...
» Si, à propos de ce langage, quelques-uns ont pu crier à l ’anarchie
et s’effrayer de certaines ignorances de la syntaxe ou de l’orthographe,
il serait, je crois, téméraire de prétendre en tirer des conclusions
définitives. Une langue qui n’est pas morte se modifie constamment et
les règles des grammaires ou des traités n’ont également fait qu’enre­
gistrer les dérogations aux lois précédemment en vigueur. Pour ma
part, j ’ai toujours considéré l ’évolution de l ’écriture comme un
élargissement, une généralisation, dans les limites de plus en plus
larges, des jeux sonores depuis longtemps familiers à notre oreille
et à notre sentiment musical. Si l ’atonalité me semble une conception
stérile et devenant très vite insupportable, une polytonalité qui, sous
la prédominance d ’un ton original bien établi, met en mouvement
des dessins qui lui sont étrangers et les entrelace en d’habiles contre­
points, ne peut qu’apporter à la langue un enrichissement nouveau
et de nouvelles possibilités. Elle recule ainsi peu à peu les limites
au delà desquelles notre sens musical se refuse à reconnaître autre
chose que des bruits sans signification. »
En 1936, dans une conférence à Mulhouse, Albert Roussel traçait
un résumé plus concret, davantage appuyé sur des données historiques,
des métamorphoses accomplies sous l ’influence de Wagner, Debussy,
Strawinsky. En voici l ’essentiel:
55
 « Nous savons qu’à la fin du xixe siècle le triomphe de Wagner
est complet et menace d’être durable. Bayreuth est devenu un lieu
de pèlerinage et l ’on voit un musicien aussi français, aussi primesautier
qu’Emmanuel Chabrier se mettre à son école et écrire, sous son
influence, des opéras comme Gwendoline et Briséis où, malgré tout,
sa personnalité transparaît dans maintes pages délicieuses.
» C’est l ’époque où Vincent d’Indy, à la Schola Cantorum, qu’il
vient de fonder, analyse, scène par scène, tout le théâtre de Wagner,
où les compositeurs dramatiques ne jurent que par leitmotiv et mélodie
continue.
» On lisait, en 1902, dans le Guide musical: « Wagner domine le
répertoire par son œuvre ou par ses idées et même au concert, à
Paris, il est tout-puissant. » Or, en cette même année 1902, l ’appari­
tion de Pelléas et Mélisande devait être, sinon le signal, du moins la
confirmation d’un changement complet dans l ’orientation de la musi­
que. Dans cette maison de la musique où les fenêtres s ’ouvraient
presque toutes vers l ’est, Debussy allait percer de larges baies sur la
campagne française, sur cette Ile-de-France où il était né et dont sa
musique évoque si fidèlement la douceur des paysages. On sait avec
quelle rapidité l ’envoûtement debussyste se propagea, non seulement
dans notre pays, mais encore à l ’étranger, en Angleterre, en Belgique,
en Italie et jusqu’aux Etats-Unis — beaucoup moins en Allemagne
et en Russie.
» La peinture, la littérature avaient préparé le succès de cette
musique qui traduisait assez bien les aspirations d’une jeunesse déjà
acquise à ce qu’on a appelé avec plus ou moins de raison l ’impression­
nisme.
» Il ne faut pas oublier d ’ailleurs que, dès 1893, YAprès-Midi
d'un Faune avait annoncé la réaction contre le wagnérisme, confirmée
en 1899 par l ’apparition des Nocturnes.
» Ce n’est pas sans un certain étonnement, un étonnement un peu
amusé, qu’on relit aujourd’hui quelques-unes des critiques qui furent
adressées à l ’auteur de Pelléas, lors de la première représentation de
cette œuvre. Je ne parle pas de l ’attitude de ces auditeurs qui, du lever
au baisser du rideau, s’abandonnèrent à une gaieté ironique ou mani­
festèrent bruyamment leur indignation et leur mépris. Mais je retrouve
dans un article plutôt favorable à l ’œuvre cette appréciation: « L a
musique est bien celle que l ’on pouvait attendre de celui qui écrivit
VAprès-midi d'un Faune, la Damoiselle élue, les Nocturnes, etc.,
c’est-à-dire imprécise, étrange, fuyante, remplie de duretés harmo­
niques, surtout dans les préludes et postludes d ’orchestre. » Cette
seule phrase nous montre quel chemin a été parcouru depuis 1902!
Les duretés harmoniques de Pelléas nous paraissent, en 1936, d’une
suavité angélique et leur étrangeté a, depuis longtemps, cessé d’être
pour nous un mystère. C’est que, si l ’évolution est la condition natu­
relle de tout ce qui vit, il y a des moments où cette évolution s’accom­
plit avec une telle rapidité qu’elle nous donne l’impression d’une révo­
lution, d ’un véritable bouleversement et ne semble pas pouvoir
s’expliquer par le simple mouvement des idées. L’auditeur qui, en
1882, assistait à Bayreuth à la première représentation de Parsifal,
pouvait-il se douter que, douze ans seulement plus tard, le Prélude
à l'Après-midi d'un Faune allait marquer l ’avènement d ’une nouvelle
école aux tendances diamétralement opposées à l’esthétique régnante?
et le debussyste convaincu de 1902 était-il en mesure de prévoir ce qui
allait se passer en 1913? Ce qui se passa en 1913 reproduisit, avec
quelques variantes, ce qui s’était passé en 1902. Stupéfaction, ahuris­
sement d ’un public à qui l ’on offrait une musique aux sonorités
inentendues jusqu’alors, interruptions, rires, sifflets, vacarme, etc.
Cette fois, il s’agissait du Sacre du Printemps, d’une œuvre à laquelle
nos oreilles se sont habituées et dont les audaces, maintenant, n’ef­
fraient plus personne. Mais, alors que l’harmonie debussyste restait
analysable, ayant seulement étendu son champ d’action tonal, les
agrégations harmoniques de Strawinsky se révélaient inexplicables
et en révolte ouverte contre les lois considérées jusqu’alors comme
57
les plus respectables. Ce qui en advint, vous le savez. Au printemps
de 1914, Pierre Monteux donna, au concert, la partition du Sacre et
cette fois, ce fut un triomphe. De nouveau l’on parla de libération, de
barrières renversées, de chaînes brisées. Et les jeunes musiciens séduits
par cet ouragan de forces déchaînées, de sonorités farouches et bru­
tales, commencèrent à se détourner des voluptés de l’impressionnisme
pour adopter le langage nouveau.
» Plus de vingt ans se sont écoulés depuis l’époque où l’on se
battait pour ou contre le Sacre du Printemps. Les événements, peu
à peu, se sont mis à leur plan réel et une impression, encore assez
confuse, commence à se dégager de la mêlée des théories contradic­
toires qui se sont affrontées. Il semble que, parmi les tendances qui
caractérisent la musique d ’aujourd’hui, se distingue très clairement le
besoin de reconstruire, de consolider ce qui tient encore debout et
d ’enregistrer les lois d ’un nouvel équilibre. Si nous considérons, par
exemple, la musique symphonique, nous constatons chez les jeunes
musiciens un retour très évident vers des formes qui avaient été, non
pas précisément abandonnées, mais quelque peu délaissées au début
du siècle: la suite, la symphonie, le concert d ’orchestre, etc. Certes
on a toujours écrit des symphonies: les noms de Lalo, Saint-Saëns,
César Franck, d ’Indy, Ropartz, et bien d ’autres encore, suffisent
à l’attester. Mais ce n ’est pas à cette forme que s’adressaient les
préférences de l ’école impressionniste qui, sans se prétendre le moins
du monde descriptive, cherchait à éveiller des sentiments, à créer des
suggestions autour d ’un thème bien défini, et qui avait très nette­
ment donné le pas à l’harmonie sur le contrepoint. Le contrepoint,
actuellement, est de nouveau à la mode, un contrepoint très
libre et qui piétine allègrement les règles des traités; le rythme
devient plus accusé, la ligne mélodique cernée d ’un trait plus vi­
goureux.
» On a parlé de retour à Bach, de néo-classicisme. Ce sont des
étiquettes bien arbitraires. Si l’expression de « musique pure » n ’avait
BÉNARÈS
suscité de si nombreuses controverses, je serais tenté de dire que nous
revenons à la musique pure, c ’est-à-dire à une musique qui ne veut
être ni peinture, ni littérature, qui ne veut être que musique et pas
autre chose. »
Et c ’est ici le lieu de reproduire la très sage définition qu’il propo­
sait de la musique, telle qu’on la trouve dans un manuscrit de 1935,
en réponse à un enquêteur que je n’ai pu identifier:
« Vous me posez une question à laquelle il est assez difficile de
répondre. Si c ’est une définition de la musique que vous désirez,
je vous dirai qu’il en existe déjà un certain nombre de plus ou moins
parfaites. D ’une façon générale, on peut dire qu’elle est l ’art de faire
vivre et d ’organiser le phénomène sonore et de mettre, par l ’intermé­
diaire d’une sensibilité, le monde des sons en communication avec
l ’entendement humain. On pourrait encore dire beaucoup plus sim­
plement, avec M. de la Palisse, que la musique est le langage du
musicien, c ’est-à-dire de celui qui pense et s’exprime naturellement
par le moyen des sons, dont la personnalité baigne constamment
dans un milieu sonore dont elle absorbe et renvoie les émanations.
Pour le musicien la musique est une nécessité, car les impressions qu’il
reçoit se transposent immédiatement sur le plan sonore et son désir
le plus précis est alors d’organiser et de transmettre dans une forme
déterminée l ’essentiel du mouvement intérieur qui l ’anime. Ce qui ne
veut pas dire qu’une œuvre musicale doive être forcément une
confession personnelle, un aveu direct, la personnalité du composi­
teur pouvant très bien n’intervenir que par le choix et la disposition
des éléments assemblés dans la construction de l ’œuvre. »

□ □ □

Si j ’ai accordé une place relativement grande à ces textes (encore

me suis-je limité aux plus importants) c ’est qu’on voit rarement,
dans des écrits de compositeurs, les problèmes de leur art posés avec

61
I
autant de lucidité. Mais ces citations ont, de plus, l ’avantage d’être
à un haut degré révélatrices de la personnalité de Roussel. Elles mon­
trent sa pensée constamment tendue vers tout ce qui touche à la
musique: ses domaines, son histoire, sa portée esthétique et sociale
et, bien sûr, sa technique, encore qu’il n’ait jamais cru nécessaire de
se répandre en larges commentaires sur ce chapitre. Comme on prouve
le mouvement en marchant, il prouve sa passion du « métier » en le
perfectionnant en toute occasion, chaque œuvre nouvelle engendrant
sa technique propre. Pas plus qu’il n’admet une révolution qui ferait
table rase de l ’acquis de dix siècles, il ne croit à l ’immutabilité des
règles d’école. Reprenons la déclaration citée plus haut, aux termes
de laquelle il faut surtout retenir de l’œuvre des maîtres les suggestions
qu’elle éveille dans un esprit indépendant, l ’incitation non à les imiter
mais à les continuer « soit en allant plus avant, soit en trouvant à
droite et à gauche des sentiers encore inexplorés » : nous avons la
clef de son effort de renouvellement, tantôt graduel, à peine discer­
nable, tantôt brusque et, au premier abord, déconcertant; dans cer­
tains cas laissant intacte l ’impression de spontanéité de l ’inspiration,
dans d’autres accusant la recherche systématique. Chez les plus grands
compositeurs contemporains, voir en particulier Bartok, on rencontre
ainsi, parallèlement à la série des œuvres définitives, les essais de
laboratoire qui, de place en place, les préparent.
La nouveauté, en leur temps, de certaines particularités d ’écriture
de Roussel les a fait interpréter parfois comme des marques d’inex­
périence, quand il s’agissait plutôt d’anticipations qu’un proche
avenir allait voir entrer dans la pratique courante. On parlait alors
d’amateurisme, en se fondant sur les débuts tardifs du compositeur:
Louis Cortese, l ’actuel directeur du Conservatoire de Gênes, qui l ’a
étudié et compris mieux que personne, a fait justement observer, dans
un remarquable article publié par la Rivista musicale italiana (juin
1937), que ce retard, préjudiciable peut-être aux toutes premières
œuvres — celles que Roussel a supprimées de son plein gré — a tourné
62
à l ’avantage des suivantes. Alors que chez beaucoup de jeunes musi­
ciens, la technique est acquise avant qu’ils n’aient atteint un degré
de maturité intellectuelle qui leur permette de la dominer et non de lui
être asservis, la formation de Roussel s’est effectuée en pleine cons­
cience, sous le contrôle d ’une volonté lucide, maîtresse de ses orienta­
tions.
Au reste, peut-on parler d’amateurisme à dater du moment
(1902) où Vincent d ’Indy confie à son disciple une classe de contre­
point qu’il conservera plus de dix ans, dispensant un enseignement
dont la valeur nous est attestée par ce qu’en ont tiré Paul le Flem,
Roland-Manuel, parmi d ’autres? Doit-on rappeler que cette même
année 1902 est marquée par la composition du Trio op. 2, pour
piano, violon et violoncelle? Roussel avait gardé une tendresse pour
ce trio qui d ’ailleurs est encore fréquemment exécuté: « C ’est une
œuvre de jeunesse, écrivait-il à Knudage Riisager en 1924, mais c ’est
une de celles que je préfère dans ma musique de chambre. » Sa prédi­
lection se justifierait par la spontanéité et la solidité de ces pages.
Il est probable aussi qu’il leur sait gré d ’avoir été si peu soumises
aux influences qui auraient dû à ce moment-là, s’exercer sur elles:
nulle trace, en effet, de debussysme. Quant à Franck, il n ’est présent
que dans le parti pris formel. Un thème principal (qu’un hasard
malicieux apparente à celui qui domine la Faust-Symphonie de Liszt,
avec qui Roussel a le minimum possible d ’affinités!) traverse toute
l ’œuvre dont il constitue en quelque sorte l ’armature, et le finale
récapitule la plupart des autres thèmes. A part cette pratique du
« cyclisme » cher à la Schola, le Trio op. 2 rend un son personnel, et
par la générosité des mélodies, et par les capricieuses fluctuations
rythmiques, par les libertés prises vis-à-vis de la forme (la réexposition
dans l ’allegro initial), par l ’expression intense du mouvement lent,
l ’atmosphère exquisément poétique dans laquelle le finale se dilue et
meurt. Tout cela est d’un musicien parfois un peu prolixe, mais en
possession déjà d ’une remarquable maîtrise d’écriture, et surtout
63
 d’une originalité certaine. L’œuvre se range même parmi celles,
indiquées dans le curriculum vitae, qui laissent entrevoir, par delà
la période «impressionniste», des caractères qui s’affirmeront lors
de la pleine maturité.
L’année 1903 voit éclore les Quatre Poèmes op. 3, dont Louis
Laloy rendra compte, deux ans plus tard {Mercure musical,
15 octobre 1905): « Ce sont quatre petites pièces d’Henri de Régnier
(Le Départ, Vceu, Le Jardin mouillé. Madrigal lyrique) païennes et
mystiques, dont la pure beauté laisse transparaître une secrète ardeur.
La musique qu’elles ont inspirée est, comme elles, délicate et grave.
Je connaissais déjà un Trio d’Albert Roussel, qui m ’avait paru noble­
ment pensé, mais un peu laborieux en ses développements. Rien de
pareil ici: c ’est un art certes très réfléchi, très mûri, très surveillé,
mais qu’une sincérité soutenue garde de toute affectation. J’aime
particulièrement la première pièce (Le Départ), avec le bercement
mélancolique qui l ’enveloppe tout entière, et tour à tour, avec les
paroles s’alanguit ou s ’affermit. » Et, après avoir analysé la structure
des Quatre Poèmes, Laloy se résume: « Ce sont, en réalité, des « varia­
tions », ou des « rondeaux », ou des « andantes » inspirés par un
poème, et construits certes plus librement que les morceaux d’une
sonate, mais qui obéissent cependant aux lois de la logique musicale.
Albert Roussel joint à une connaissance très exacte de ces lois une
sensibilité contenue et repliée sur elle-même, qui est d’un grand
charme, et le désignait pour mettre en musique Henri de Régnier. »
La troisième de ces pièces, Le Jardin mouillé, est si représentative
de Roussel qu’il aurait pu, comme l ’a finement noté Suzanne Démar­
quez, l ’écrire à l ’apogée de sa carrière sans y rien changer; il est de
fait qu’à l ’heure actuelle, pas une anthologie de la mélodie française,
au concert ou en disque, ne s’aviserait de l ’omettre. J’ajouterais
que le voisinage de ces op. 2 et 3 est, en soi, fort éloquent. Ils
répondent en effet aux deux pôles d’attraction qui sollicitent alors
Roussel: le trio, respectueux, dans sa forme, de la discipline d’indyste,
64
les mélodies traduisant des impressions de nature avec une subtilité
que Debussy n’eût pas désavouée.
Il n’est pas dans mes projets, vu les dimensions de ce livre, de
passer systématiquement en revue les quelque soixante-dix œuvres
qui figurent au catalogue d ’Albert Roussel. J’achèverai de parler,
ici, de l ’ensemble des mélodies. On en compte trente-neuf, échelon­
nées de 1903 à 1935, toutes écrites pour chant et piano, sauf la Menace
(1907) dont l ’accompagnement est orchestral, et les Deux Poèmes de
Ronsard (1924) pour chant et flûte.
Bien qu’elles n’égalent pas en importance la production sympho­
nique ou dramatique de Roussel, on y trouve, à une échelle plus
modeste, tout ce qui fait son originalité profonde, et comme le reflet
de révolution qui, non sans sinuosités et retours en arrière, l ’achemine
vers l ’art dépouillé de la Suite en fa et des dernières symphonies.
Ces mélodies ont été l ’objet de pénétrantes études de Suzanne
Démarquez (revue Musique, mai 1929) et d’André George (Revue
musicale, avril 1929). La proximité des dates excluant l ’idée qu’un
article ait pu exercer quelque influence sur l ’autre, la similitude de
leurs jugements en prend une force accrue.
Tous deux sont frappés par l ’intériorité de cet art, sa réserve
«u ne tendresse pudique et passionnée tout ensemble [...] Albert
Roussel est un maître de l ’intimité: il excelle à dégager, d’une scène
très simple, le sens général, la vie intérieure. Aussi est-ce davantage
dans certaines pièces moins répandues, comme Le Départ, Adieux,
Invocation, telles Anacréontiques ou les deux poésies chinoises de 1927,
que nous le chercherions pour notre part, afin de le trouver vraiment.
Il y a l ’autre Roussel, à coup sûr, le maître charmant de ces petits
chefs-d’œuvre spirituels, légers: Le Bachelier de Salamanque, La
Sarabande, et la merveilleuse Ode à un Jeune Gentilhomme, son œuvre
la plus séduisante, la grâce même. Dans ces pages colorées, piquantes,
souples et rythmées, l ’auteur donne la mesure de son art le plus aimable,
65
 tout de même qu’à l ’autre pôle, les Evocations, la Symphonie en
si bémol, le Psaume témoignent de son art le plus fort. Entre les deux,
il nous murmure irne discrète confidence qu’il faut savoir entendre. »
André George, à qui j ’ai emprunté ces lignes, montre bien comment
Roussel, s’élevant au-dessus du pittoresque extérieur des textes qu’il
met en musique, au-dessus de la simple description, du ton local,
atteint à l ’âme sonore du poème, en retrouve l’atmosphère.
Bien rares sont les mélodies, fussent-elles en apparence de pur
agrément, où ne se devine une tendresse humaine, ou une impression
de nature — nature fraternelle, enveloppante, chaleureuse qu’ex­
primera pleinement le Poème de la Forêt, nature énigmatique, gran­
diose, farouche des océans dont la pulsation se devine aussi bien dans
des pages de musique instrumentale pures de toute velléité descriptive:
je songe au début du Trio, où le musicien, à peine arraché à sa
vocation marine, semble trouver l ’inspiration dans un jeu lointain
de vagues à peine agitées, non sans ressemblance avec l ’accompagne­
ment de Départ, le premier numéro de l ’op. 3.
La structure de ces mélodies est d ’une extrême variété. Elles sont
rarement conçues en strophes régulières et, même en ce cas, de sub­
tiles modulations, des variantes d ’apparence légère, mais qui vont
loin, donnent à la ligne vocale une vie sans cesse renouvelée. La part
du piano est pour le moins aussi importante: loin de rester simple
accompagnateur, il crée l ’ambiance, usant des multiples ressources
d ’une écriture tantôt harmonique, tantôt linéaire, faite d ’un contre­
point qui a rejeté l ’armure rigide des règles scolastiques pour ne
retenir qu’un principe à la fois d’équilibre et d’infinie souplesse. On
peut, à travers les mélodies, suivre les phases d ’une évolution plus
accusée dans les grandes œuvres orchestrales, déceler, dès l ’op. 3,
des audaces harmoniques telles qu’appogiatures non résolues, etc.,
dans l ’op. 12, un savoureux emploi de la gamme pentatonique chi­
noise (ré, fa , sol, la, do), plus tard des incursions dans la poly-
tonalité. Mais l ’analyse est impuissante à rendre compte de la richesse
66
expressive de cette musique, de la force de suggestion que le compo­
siteur sait obtenir d’un rythme soudain altéré, d’un éclairage harmoni­
que nouveau, d’une allusion fugace à quelque danse exotique. Il suffit de
rappeler les titres d’œuvres aussi foncièrement différentes que Départs,
Le Jardin mouillé, A un Jeune Gentilhomme,!^ Bachelier de Salamanque,
Sur une Jeune Fille, Jazz dans la Nuit, Cœur en Péril, cette dernière, de
toutes la plus simple et sans doute la plus émouvante, pour accorder à
Albert Roussel une place de choix parmi les grands mélodistes français.
A l’époque des premières mélodies appartiennent quelques œu­
vres pour le piano, divers fragments symphoniques dont les plus
importants formeront le Poème de la Forêt (op. 7) sur lequel je
reviendrai, et une pièce pour flûte, hautbois, clarinette, basson, cor
et piano qui, avec le recul du temps, a pris un singulier relief. C’est
le Divertissement op. 6, composé en 1906.
Par l ’effectif mobilisé, six exécutants, par la durée, sept minutes,
c ’est une petite chose. Mais elle a tôt fait de s’imposer à l ’attention
par sa vigueur, son éclat, son humour, la continuité de son rythme,
la verdeur de ses harmonies, en bref, tout ce qui, dans son esprit et
sa facture, est en réaction contre l ’esthétique de l ’époque. On y a
entrevu comme un avant-coureur des danses du Sacre du Printemps:
à considérer les premières mesures, où le hautbois entre sur un dessin
obstiné du piano, rejoint ensuite par la flûte et la clarinette et un
peu plus loin par le basson et le cor:
67
on se sent déjà proche de Strawinsky, celui de Pétrouchka (au
chiffre 42 de la grande partition):

Sur cette lancée, le discours se poursuit sans solution de continuité.

Il comporte, en réalité, quatre parties: animé, lent, animé, lent, le
passage de l’une à l’autre ménagé par un ralentissement ou un acce­
lerando progressif, et une coda qui reprend Y animé du début, en le
retenant pour finir dans un tempo modéré. Çà et là, dans les parties
lentes, une courte réplique de basson, de flûte au plus grave de sa
tessiture, ou de cor bouché, introduit une touche de nostalgie, furtive,
comme une vague allusion à l’impressionnisme contre lequel proteste
tout le reste du développement, où chaque instrument est employé
dans son véritable caractère, avec sa couleur authentique.
Au moment où il écrivait ce Divertissement si résolument tourné
vers l’avenir — en dehors de ses aspects strawinskyens, l’emploi
des timbres purs, la réduction de l’effectif instrumental allaient dans
le sens des recherches de Schœnberg dont il est peu probable qu’on
ait alors été informé à Paris — à ce même moment, Roussel était
en plein travail d ’élaboration de son op. 7, la Première Symphonie
ou Poème de la Forêt, où l’on saisit au vif l’influence debussyste.
Cette concomitance de tendances opposées, que l’on constate chez lui
à plusieurs reprises, a suscité des explications dont une seule paraît
valable à la lumière de ce que nous savons déjà de sa nature et de ses
méthodes de travail. Un critique anglais des plus pénétrants, le
regretté Edwin Evans, l’a formulée on ne peut mieux, lorsque DÉCOR DU « F E S T IN D E L ’A R A I G N E E »

(Chesterian, décembre 1925) s’étant élevé contre ceux qui voyaient en

Roussel, soit un scholiste d ’abord fidèle, puis révolté contre ses maî­
tres, soit encore un hybride de classicisme et d ’impressionnisme, il
concluait: « Son type n’est pas aisé à définir ou à classer, pour une
raison qui lui est curieusement personnelle : dans son évolution
musicale, il n ’a jamais adopté de façon permanente telle ou telle
« manière », fût-elle de son cru. Chacun de ses grands ouvrages porte
en soi sa loi propre. On le voit rarement travailler sur des précédents.
C’est comme si matière et manière étaient engendrées simultanément,
affranchies de toute réminiscence. »
Le Poème de la Forêt marque son véritable début à l ’orchestre:
on peut en effet considérer comme de simples essais un « prélude
symphonique », Résurrection, de 1903 et une « pièce symphonique »,
Vendanges, de 1905, non dénuées d’intérêt, mais que Roussel n’esti­
mait pas devoir être conservées: Vendanges n’avait jamais reçu de
numéro au catalogue de son œuvre, et Résurrection, op. 4, au dire
d’Alfred Cortot, qui en avait jadis donné la première audition,
« a fait partie de l ’autodafé auquel, quelques semaines avant sa mort,
l ’auteur des Evocations et de Padmâvatî, soucieux, comme Paul Dukas,
des indiscrétions de la postérité, condamnait impitoyablement les
œuvres qu’il jugeait indignes de lui survivre ».
Le Poème de la Forêt réalise au XXe siècle ce qu’un certain « Prêtre
R oux» avait déjà tenté au xvme dans les concertos des Saisons;
soumettre aux exigences de la forme symphonique une ample des­
cription de nature; avec cette différence capitale que le vieux maître
s’efforçait de peindre, où son moderne successeur, à l ’exemple du
Beethoven de la Pastorale (« mehr Empfindung als Malerei » : plutôt
impression que peinture), se garde de prétendre au réalisme descriptif.
Rendant compte {Temps, 19 novembre 1907) du finale de ce Poème,
exécuté séparément en 1907 (l’œuvre ne fut donnée intégralement que
l ’année suivante), Pierre Lalo le louait d’être ordonné de la façon
la plus ferme et en même temps animé d’une brillante fantaisie, inspiré
d ’un sentiment intense et pénétrant. « Ce sont, disait-il, des traits que
nous sommes accoutumés à trouver presque contradictoires : le pitto­
resque éclatant des Russes ne s’unit pas à une structure logique; et le

71
 poème symphonique est plus aisément pittoresque que la symphonie.
Le finale de M. Roussel n’est pourtant pas du tout un poème sympho­
nique ; l ’apparence et la couleur ne doivent point tromper là-dessus;
c ’est bien en son essence un morceau de symphonie, dont la construc­
tion et l ’équilibre décèlent une forte discipline classique. »
L’audition de la symphonie en son entier devait confirmer cette
impression: bien qu’écrites à intervalles éloignés, les quatre parties,
correspondant à l ’ordre des saisons: 1° La Forêt cThiver, 2° Renou­
veau, 3° Soir d ’été. A0 Faunes et Dryades, sont respectivement le prélude,
l ’allégro, l ’adagio et le finale traditionnel, ledit finale englobant un
scherzo, et conclu par une partie lente, rappel cyclique du prélude.
Sans doute est-ce surtout au Poème de la Forêt que Maurice
Brillant pensait lorsqu’il montrait (Correspondant, 25 juin 1929)
la musique de Roussel toute nourrie du spectacle de la nature et
l ’évoquant sans cesse, ou mieux, évoquant son retentissement dans
une sensibilité.
La constance de ce sentiment de la nature est à ne jamais oublier
lorsqu’on écoute la musique de Roussel. C’est là en effet un des
plus puissants ressorts de son inspiration, je dirais presque, sa
religion.
Il n’était certes pas athée, il croyait à un au-delà où se retrou­
veraient les êtres chers (rappelez-vous le trait que j ’ai déjà relaté
plus haut, à propos de l ’adagio du concerto pour piano). Il respectait
profondément les croyances d’autrui, mais il n’était rien moins que
pratiquant. On évoquait devant lui le souvenir dramatique du jour
où, en 1890, pendant sa croisière à bord de l ’Iphigénie, la tempête
qui faisait rage avait précipité à la mer le quartier-maître Guilherm,
chef de la grand-hune. Comme on demandait à Roussel: «V ous
n’avez pas eu peur pour vous? » — « J’avais mon scapulaire », fut
la réponse, et l ’on ne sut jamais s’il ironisait ou si c ’était là une survi­
vance de sa première éducation chrétienne.
72
Pour son amour de la nature, aucun mystère: non seulement son
œuvre le proclame — les Rustiques, pour piano, le Poème de la Forêt,
le Festin de l ’Araignée, Pour une Fête de Printemps, la plupart des
mélodies, de façon moins explicite mais non moins réelle, beaucoup
de pièces instrumentales — mais toute sa vie en porte témoignage.
Avant de trouver à Vasterival, en 1920, le refuge idéal où, chaque
année, il passera ses laborieux étés dans le double enchantement des
arbres et de la mer, il saisit chaque occasion de fuir la ville pour se
rassasier de vastes horizons, de paysages nouveaux. Il ne les contemple
pas en dilettante, mais avec une véritable ferveur. Au cours de son
voyage aux Indes, il tient un journal dans lequel les notations de nature
occupent la plus grande place, et l ’on y trouve même (9 novembre
1909), surprenante de la part de cet être pudique, si l ’on ne savait
quel panthéisme la lui dicte, cette description d’un vieux temple
abandonné, « un vieux temple sympathique où circule un peu de brise
fraîche, et dont une porte s’ouvre sur la mer, cependant que dans le
sanctuaire qui lui fait face se dresse « l ’Eternel lingam ».
» Rien de plus saisissant et de plus grandiose dans sa simplicité
que la présence de ce symbole de l ’énergie toute-puissante, solitaire
et immobile vis-à-vis de la source mobile et chantante de notre vie
terrestre. »
Lorsque vient la guerre de 1914-1918 et qu’ayant repris du service,
il se trouvera sevré d’expéditions lointaines, immobilisé dans quelque
village, les hommes pourront l ’impatienter ou le heurter, la nature
continuera de l ’émerveiller et de le combler. D ’une lettre du 1er avril
1915, à sa femme: « Hier après-midi j ’ai été m ’asseoir dans le vallon,
auprès d ’un ruisseau charmant et naïf qui gazouille dans la prairie,
un joli filet d ’eau pure où trempent quelques branches de saules.
J’ai passé là une heure de délassement complet loin de tout bruit et
dans le ravissement de cette musique cristalline. Si nous ne sortons
pas encore aujourd’hui j ’irai de nouveau y faire une promenade;
73
 c ’est à cinq minutes du cantonnement. Ce petit coin de vallon et le
plateau qui le domine sont mes deux sites préférés.
» En bas tout est intime et champêtre; en haut, les belles terres
grasses, fraîchement labourées et qui deviennent rouges au coucher
du soleil, donnent au paysage un caractère grandiose et religieux
qui fait penser aussitôt à certains passages de la Terre ou de Fécon­
dité. »
D ’une lettre du 24 mai 1916, à la même destinataire: «Je ne
puis me lasser d ’admirer les éblouissants tapis de fleurs des champs
que le soleil a fait sortir de cette terre ingrate. Tapis unis de rouge
sang, tapis vieux rose, tapis jaune d’or mêlé de vert, tapis orangé,
jamais je n’avais eu le loisir de contempler d ’aussi riches, d ’aussi
harmonieux rapprochements. Quelle chose admirable que la nature
et combien variée! Depuis que j ’ai quitté la mer je ne m ’étais fami­
liarisé encore qu’avec les différents aspects de la forêt et ce sont pro­
bablement les plus impressionnants après ceux de l ’Océan... Mais,
les champs au printemps, avant que le soc de la charrue ne les ait
retournés, quelle merveilleuse palette! et quelle fraîcheur de tons!
je n’avais pas idée de ce que cela pouvait être... »
Je me suis attardé sur un élément à mon sens primordial de la
pensée de Roussel. Il me faudra, en compensation, passer sur les
œuvres les moins importantes de cette première période, non sans
regret en ce qui concerne la Première Sonate pour piano et violon,
de 1908, d’obédience d’indyste dans sa structure et que d’Indy appré­
ciait, sauf «certaines agrégations de notes n’allant pas ensemble»
qui valurent à Roussel une tirade humoristique sur la « note à côté,
l ’une des conquêtes les plus chères aux musiciens modernes ». Je
regrette davantage encore de ne pouvoir dire le charme, intact, de
la musique de scène du Marchand de Sable qui passe, pour un conte de
G. Jean-Aubry, organisée en suite symphonique. Le disque vient,
opportunément, de la rappeler à la vie, et j ’imagine que la délicatesse
74
de ses harmonies est de nature à lui concilier plus d’un admirateur de
Debussy et de Fauré.
Je serai également bref au sujet de la Suite et de la Sonatine
pour piano, op. 14 et 16, qui se suivent à deux ans d’intervalle
(1910 et 1912), parce qu’il faut aller au plus pressé. A noter toutefois,
comme l’a très bien fait Marius Schneider (Anbruch, Berlin, avril
1930), que ces pièces pour piano marquent beaucoup plus nettement
que les mélodies de la même période la séparation d’avec l ’impres­
sionnisme. Elles préfigurent par endroits les œuvres de la dernière
« manière » (dans la mesure où l ’on peut user de ce terme) pour leur
modernisme harmonique et la clarification de l ’écriture. Clarification,
au point de vue du contenu harmonique, car pour ce qui est de l ’exé­
cution, cette écriture est difficile, alors que les accompagnements des
mélodies viennent aisément sous les doigts. Selon Jean Marnold
{Mercure de France, 16 août 1912), elle constitue « un curieux amal­
game de lourdeur et de subtilité, de gaucherie, de grâce et de fantaisie
parfois capricante. Mais cette apparente gaucherie n’est que l ’absence
de formules commodes à engendrer une élégance à quoi nous sommes
trop habitués. Le musicien exprime ici tout bonnement à sa façon,
sans effort ni recherche, du moins voulue, sa sensibilité aussi complexe
que, pourrait-on dire, naïvement sincère. » Et c ’est Cortot, bon juge
en la matière, qui résume le mieux le double aspect de cette musique
de piano « compliquée à la lecture et limpide à l ’audition ».
Toujours est-il que, malgré leur difficulté, la Sonatine et la Suite
(cette dernière surtout, et en particulier la Sicilienne et Ronde qui la
terminent) conservent la faveur des virtuoses. La Suite avait valu à
son auteur une lettre qui l ’avait profondément touché, de Florent
Schmitt lequel devait, après avoir admiré de même les Evocations, se
montrer plutôt réticent à partir de Padmâvatî. A propos de la Suite,
donnée en première audition par Blanche Selva, il écrivait:
« Cher ami, j ’ai réentendu hier au soir votre remarquable Suite —
et, je dois vous le dire, j ’en ai été tout à fait dégoûté, dans la bonne
75
 acception du mot, c’est-à-dire dégoûté de moi. Je me promettais de
vous attraper à la sortie pour vous faire une scène d’admiration —
et puis, plus heureux que moi, vous avez filé.
» Je voulais vous dire aussi combien j ’avais été ému par la musique
du Marchand de Sable.
» N e pourriez-vous m’envoyer votre Suite car j ’en rêve et ne veux
rien voir d ’autre.
» Même si ce n’était pas trop vous demander j ’aimerais à connaître
plus intimement vos Odes chinoises et vos Adieux, et en général tout
ce que vous avez fait de mieux, ou plus simplement tout ce que vous
avez fait, sauf votre Trio et Résurrection que j ’ai déjà. »
Revenons en arrière, de peu de temps, pour aborder une œuvre
de haute importance dans cette première période dont Roussel a
lui-même fixé la limite à 1913: Les Evocations.
En quittant la marine de guerre, il gardait à jamais la nostalgie
des grands espaces, des dépaysements, du voyage en mer. Marié en.
1908 avec une jeune fille d ’origine alsacienne, Blanche Preisach,
qui comprenait et partageait ses goûts, il entreprit avec elle, l ’année
suivante, en septembre, d’aller visiter un Extrême-Orient dont l ’attrait
d ’exotisme était alors intact. Ils parcoururent des sites chargés de
souvenirs, aux Indes, à Ceylan, au Cambodge. Avant Messiaen,
Roussel se prit d’un vif intérêt pour les modes et les rythmes hin­
dous. Je conserve, présent inestimable de sa compagne de voyage,
un carnet dans lequel il notait un court dessin de flûte, l ’inflexion
d ’une voix, un accord suggéré par l ’atmosphère de tel temple mysté­
rieux.
C’est là, et plus précisément dans les grottes d’Ellora, dans les
ruines de Jeypour et sur les rives du Gange à Bénarès, que naquit
le projet des Evocations, triptyque pour soli, chœurs et orchestre
que Roussel réalisa en 1910-1911, et dont l ’exécution le 18 mai 1912,
à la Société Nationale, fit sensation. Presque tous les critiques, Florent
76
Schmitt, Gaston Carraud, Paul le Flem, Jean Marnold, Alfred
Casella, Henri Quittard, Pierre Lalo, furent conquis. Le feuilleton de
Pierre Lalo dans le Temps du 6 août 1912 réunit, en peu de mots,
l ’analyse et l ’appréciation de l ’œuvre:
« Ses Evocations, malgré le titre pittoresque qu’il leur a assigné,
sont beaucoup plus qu’une suite d’orchestre descriptive: en réalité,
par l ’unité du sentiment et par l ’accord profond des parties, les trois
morceaux dont l ’œuvre est composée forment une vaste symphonie,
où le musicien a voulu traduire les impressions et les souvenirs d’un
voyage dans les Indes. Le premier morceau. Les Dieux dans V Ombre
des Cavernes, évoque les temples souterrains qu’habitent les images
des dieux: dieux secrets et redoutables, dieux de haine, de joie et
d’amour. Il donne une sensation intense et profonde d’exotisme,
d’étrangeté, de mystère et de ténèbres, sans nulle peinture de détail,
sans nulle recherche d’imitation matérielle, par la seule expression
du sentiment éprouvé devant un spectacle et un monde inconnus.
Le deuxième morceau, La Ville rose, est un charmant scherzo qui
traduit la vision d’une ville d’Orient en fête, où passent des cortèges
éclatants, et qu’animent des chants et des danses. Le finale. Au Bord
du Fleuve sacré, qui est la partie la plus importante de la symphonie,
en est aussi la plus belle. Il fait appel à la voix humaine, et mêle à
l ’orchestre les soli et les chœurs. D ’une large et puissante ordonnance,
d ’un développement toujours plus ample et plus fort, il aboutit, pour
évoquer le lever du jour, à un hymne au soleil, à un grand ensemble
instrumental et choral, dont l ’éclat est resplendissant, dont l ’expansion
est magnifique: expansion qui n ’est pas seulement celle de la sonorité,
mais celle de la pensée, du sentiment et de la forme tout ensemble.
C’est ici le plus frappant exemple de ce progrès décisif accompli
par M. Roussel, de cet élargissement de l ’art et de la personnalité
auquel j ’ai fait allusion tout à l ’heure. Ce vigoureux et lumineux
finale, et la symphonie entière, où les plus curieux, les plus ingénieux,
les plus subtils raffinements de style s’unissent au plus ferme sens de
77
 la construction, de l’équilibre et de l’unité, sont ce que M. Roussel
a produit jusqu’ici de plus achevé et de plus beau: et c’est une des
œuvres principales de la musique de notre temps. »
On imaginerait difficilement contraste plus absolu que celui qui
oppose aux Evocations la partition qui leur fait presque immédiate­
ment suite, le Festin de VAraignée (seule les sépare la composition
de la Sonatine pour piano op. 16). Les Evocations étaient le type FOURM I
même de l’œuvre puissante, longuement mûrie, ample dans ses
développements et ses volumes sonores: le Festin de VAraignée est
une quasi-improvisation, pour un orchestre impondérable, accom­
pagnant le déroulement rapide d ’une action qui se passe dans un
microcosme.
Cette musique avait été commandée à Roussel par Jacques Rouché,
pour un ballet dont l’argument, de Gilbert de Voisins, peut se résumer
ainsi: dans un jardin, une araignée, immobile au centre de sa toile,
guette ses proies. Alentour s’agite le petit peuple des insectes; des
fourmis s’affairent à transporter un pétale de rose, un papillon ivrç
de lumière se laisse prendre dans la toile et expie son imprudence;
des vers, des mantes religieuses se combattent âprement; un éphémère
naît, tourbillonne un instant et meurt; l’araignée, en plein triomphe,
succombe sous les coups d ’une mante; on procède aux funérailles de
l’éphémère et, dit le livret: « le silence tombe sur le jardin solitaire... »
Roussel avait hésité à accepter la commande de Jacques Rouché.
Une fois décidé, il s’acquitta de la tâche en moins de trois mois
(octobre à décembre 1912) et, comme il est souvent advenu à Ravel et,
plus près de nous, à Benjamin Britten, les contraintes de temps, de
cadre, d ’effectif d ’orchestre agirent comme autant de stimulants.
Le Festin de VAraignée est probablement celle de ses œuvres qui a le
plus rapidement gagné à la fois l’oreille des musiciens et juges de
métier, et celle du grand public. On aimerait à citer, parmi les analyses
qui en ont été faites, celles de Nadia Boulanger et d ’Arthur Hoérée,
mais il y faudrait trop de place et on les défigurerait en tentant de les
C O STU M ES D U « F E S T IN DE L ’A R A I G N E E »

78
 abréger. Je me contenterai d’emprunter à un troisième commentateur,
Reynaldo Hahn, quelques lignes qui, sans l ’expliquer tout à fait,
donnent une juste idée de la qualité de cette musique {Thèmes variés,
p. 218):
« Sans qu’on l ’entende, sans se manifester en tant que pure
musique, se contentant d’imiter d’une manière frappante des choses
et des êtres qu’on pouvait croire musicalement inimitables, elle [la
musique] est apparue, par une identification totale, sous l ’aspect
même des différents personnages, elle a éprouvé leurs instincts et elle
y a obéi; à moins qu’elle n ’ait prêté à cette araignée, à ces vers, à ces
insectes, en la transposant, une psychologie humaine, déterminant ainsi
une hallucination si exacte, qu’on finit par les regarder agir avec autant
d’intérêt, autant d’émotion que si l ’on était de leurs congénères.
» Il est difficile de dire de quoi cette musique est faite, ni quels
éléments ont servi à la broder. De motifs, il n’y en a guère, à part
celui que fait surgir l ’Ephémère, dans sa valse fiévreuse. Des contours,
oui, quelques-uns, mais si légers, si volontairement indistincts... Par
moment, un schéma qu’on entrevoit, qui se fond et se perd, une
formule plus ou moins obstinée, un accent, une ondulation mélodique
à peine discernable... On perçoit dans tout cela des élytres, des
tarses, des antennes, des palpes, on y sent ou plutôt on y devine des
frémissements infinitésimaux, de secrètes vibrations, des petits
chocs feutrés, des contractions moléculaires. L’impression est
étrange: on se trouve dans un autre univers, où l ’on est initié
à des lois inconnues. »
Soit dit en passant, Reynaldo Hahn, sans doute pour mieux
I
s’expliquer son dépaysement (qu’il aime) en présence du Festin de
VAraignée, tend à donner l ’impression d ’une musique plus évanes­
cente qu’elle ne l ’est en réalité. Et il est curieux de confronter à cet
égard le jugement du critique-compositeur à celui d’un critique-poète,
René Chalupt, qui devait, plus tard, fournir à Albert Roussel les
textes de quelques-unes de ses plus belles mélodies, et qui s’inscrit

81
 en faux contre le prétendu a-thématisme du Festin, qu’il analyse
comme suit (U Occident, juillet 1913):
« Une courte pastorale sert à la fois de prélude et de conclusion;
son motif, rappelé à plusieurs reprises dans la partition, contribue
à situer l ’œuvre et à créer l ’ambiance nécessaire. Chaque entrée
d ’insectes est à son tour caractérisée par un thème spécial approprié
à son objet avec le plus rare bonheur. Voici celui des fourmis, net,
actif et précis, comme elles d’une allure presque militaire. Voici celui
des bousiers évoquant à ravir leur démarche de guingois, voici celui
des mantes, emphatique et belliqueux, qui réveille, comme un éclat
de rire furtif, l ’écho lointain des Niebelungen. Remarquez l ’éclosion
d ’exquises harmonies lors de la naissance de l ’éphémère et, après sa
danse, tout l ’humour des compliments que lui adressent les fourmis.
Maintenant, en se traînant péniblement, les vers obèses sortent du
fruit qu’ils avaient envahi. Une fois libres, ils invitent l ’éphémère
dans leur ronde dont le thème alerte et léger deviendra, en se trans­
formant, une émouvante marche funèbre. »
□ □ □
Avant d’entreprendre le Festin de VAraignée, Roussel avait déjà
songé à écrire pour le théâtre. J’ai de lui une lettre à André Beaunier,
du 2 novembre 1910, où il exprimait le regret qu’un projet de drame
lyrique (sans indication de titre) n’ait pas abouti. L’année suivante,
dans une lettre au même destinataire, il se réjouit d’apprendre que
Jean-Louis Vaudoyer prépare un livret d ’après le Roi Tobol (d’André
Beaunier). La correspondance des années 1911 à 1913 mentionnera
souvent ce Roi Tobol. D ’un billet à René Chalupt, le 18 décembre
1912: « Je travaille comme trente-six fourmis à YAraignée, le petit
ballet que Rouché m ’a demandé pour le Théâtre des Arts. Et j ’ai hâte
de l ’avoir terminé pour reprendre Tobol qui sommeille dans un tiroir. »
La composition de Padmâvatî, où je vais en venir, ne l ’éclipsera
82
pas entièrement. Dans une lettre du 17 mai 1916, on trouvera
ces lignes: « Quand j ’aurai terminé Padmâvatî, je recommencerai à
peu près entièrement le Roi Tobol que je ne veux pas lâcher parce
que c ’est un beau sujet et que j ’écrirai beaucoup plus simplement que
je n’avais commencé de le faire... » Les choses tourneront d’autre
façon; l ’œuvre restera inachevée, quelques fragments utilisés dans la
Deuxième Symphonie op. 23, le reste vraisemblablement conservé
jusqu’en juin 1937, lorsque, sentant venir la mort, Roussel détruira
toutes ses ébauches comme je l ’ai indiqué plus haut à propos de
Résurrection.
Dans le courant de l ’année 1913, Jacques Rouché fut appelé à
prendre la direction — intérimaire, plus tard confirmée — de l ’Opéra.
La réussite du Festin de VAraignée au Théâtre des Arts lui avait inspiré
grande confiance en son compositeur. Il lui passa commande d ’un
ample ouvrage lyrique qui viendrait dans la série des créations après
celui qu’il comptait avoir de Debussy (soit un opéra-ballet adapté
par Louis Laloy d’après les Fêtes galantes de Verlaine, soit un rema­
niement du Martyre de Saint-Sébastien. On sait ce que la maladie et
la mort prématurée de Claude de France firent de la première partie
de ce programme).
Pour ce qui est d’Albert Roussel, un contretemps à l ’échelle
mondiale, la guerre de 1914-1918, devait entraver l ’exécution du
projet sans toutefois l ’empêcher d ’aboutir avec près de dix ans de
retard.
Pendant le voyage aux Indes, Albert Roussel avait été vivement
intéressé par les ruines de Tchitor, et par l ’histoire, devenue légendaire,
du drame qui s ’y était déroulé au début du xive siècle, amenant la
destruction de la ville et le suicide de la reine Padmâvatî. Il raconte
dans son carnet de route comment l ’obligeance de deux touristes
anglais, qui mirent à la disposition du ménage un cheval et une place
sur un éléphant, lui permit, ainsi qu’à Mme A. Roussel, de visiter ce
83
 site impressionnant, que la lecture d ’un guide Murray avait signalé
à sa curiosité (ils apprirent plus tard que ces touristes si serviables
étaient Ramsay Mac Donald et sa femme). Le souvenir de la forte­
resse aux murailles énormes, du temple et des palais surgis presque
intacts devant ses yeux, de la cave sinistre où avaient péri la reine et
ses suivantes lui inspira l’idée d ’une action dramatique; et la magie
du décor, les péripéties violemment contrastées de l ’action entrevue, A RA IGN ÉE
les mouvements de foule, les possibilités de danses et de chœurs
qu’elle impliquait l’orientèrent vers la forme par excellence de
l ’œuvre lyrique à grande mise en scène: l’opéra-ballet.
Il demanda le livret de Padmâvatî à Louis Laloy, son ancien
condisciple à la Schola Cantorum, orientaliste en même temps que
musicologue, en relations déjà avec Jacques Rouché, comme auteur
d ’une pièce inspirée de la Chine, Le Chagrin dans le Palais de Han,
jouée en 1912 au Théâtre des Arts. Musicien et librettiste aspiraient
tous deux à ressusciter, en le modernisant, l’ancien opéra-ballet.
C’est un dessein dont on trouve trace, chez Roussel, dès 1908 dans
une lettre à Octave Maus (31 mars): « J ’ai assisté dimanche soir à la
répétition générale de Namouna. Je pense que cette fois l’œuvre
réussira, car la musique en est restée pleine de charme et de fraîcheur
[...]. D ’Indy trouvait, en sortant de là, que vraiment il y aurait main­
tenant quelque chose d ’intéressant à faire avec le ballet. Vous savez
comme je suis de son avis, et comme je crois que Vopéra-ballet ou BOUSIER
plutôt le ballet avec soli et chœurs pourrait être une chose délicieuse...
si les poètes voulaient s’y mettre! »
Il venait de reprendre cette idée avec plus de netteté dans une
réponse, publiée le 13 septembre 1913, à une enquête ouverte par
Excelsior sur « l ’Opéra de demain»:
« La question de l ’Opéra est beaucoup trop complexe pour pou­
voir être traitée en quelques lignes, et je ne suis d ’ailleurs pas assez
documenté pour répondre convenablement à votre enquête. Ce qui
me paraît évident, c’est que, par le fait de ses dimensions, la salle de
C O S T U M E S D U « F E S T IN D E L ’A R A I G N E E »

84
l ’Opéra, qui se prêtait assez bien à la représentation des ouvrages de
l ’ancien répertoire, répond de moins en moins aux besoins de notre
drame lyrique moderne. Mais je ne vois pas pourquoi on ne cherche­
rait pas précisément à profiter de l ’ampleur de cette scène, qui permet
les grands mouvements de foules, les jeux de lumière, les décors
somptueux, pour ressusciter l ’opéra-ballet et retrouver ainsi une
forme de spectacle parfaitement appropriée à son cadre. Un spectacle
où la richesse de la symphonie, la puissance des chœurs, le charme
et la variété des danses, la magie des lumières tiendraient évidemment
plus de place que le développement des caractères ou la profondeur
de l ’expression, mais qui n’en serait pas moins capable d ’atteindre
à une véritable beauté tragique. Nous avons en France assez de musi­
ciens capables de créer ces spectacles-là, et l ’Opéra dispose de toutes
les ressources nécessaires pour les monter magnifiquement, orchestre
admirable, corps de ballet et chœurs capables de tout ce que l ’on
pourrait exiger d’eux. On a vu récemment, au Théâtre des Champs-
Elysées, avec le délicieux ballet de Ravel, Daphnis et Chloé, ce qu’il
serait possible de réaliser dans cet ordre d ’idées. Je crois fermement
que cette voie serait féconde en grandes et belles œuvres.
» Quant au drame lyrique actuel, fils ou petit-fils du drame wagné-
rien, il sera toujours, sauf de rares exceptions, plus à sa place sur
une scène moins vaste, où l ’auditeur peut entrer en communion plus
directe et plus intime avec les interprètes. »
La commande de Jacques Rouché arrivait à point nommé pour
permettre la mise à l ’épreuve de ces théories. Mais, avant d’aborder
Padmâvatî, je voudrais, pour raison de brièveté, indiquer le dernier
état de la pensée de Roussel quant au drame lyrique; je l ’extrais
d ’une note manuscrite de 1935, probablement destinée à quelque
enquêteur :
« Ce que je pense aujourd’hui de l ’opéra n ’est peut-être plus ce
que j ’en pensais il y a seulement vingt ans. Il est bien entendu que la

87
 forme de l ’ancien opéra, celui de Meyerbeer et de Gounod, est passée
de mode depuis longtemps, que le drame lyrique issu du drame
wagnérien ne se porte pas beaucoup mieux et que l ’époque du réalisme
au théâtre est définitivement close. Mais depuis Pelléas, chef-d’œuvre
incontesté, nous avons eu Wozzek d’Alban Berg, d ’une esthétique
toute différente, et les opéras de chambre de Milhaud et de Hindemith.
Les jeunes musiciens, devant la crise indéniable de l ’opéra, sont à la
recherche d’une forme nouvelle qui réponde à un esprit nouveau,
résultat des transformations prodigieuses qui ont bouleversé le
monde et qui ne semblent pas encore achevées. Quelle sera cette forme,
c ’est ce qu’il est bien difficile de prédire. Peut-être une succession de
tableaux assez courts dans lesquels interviendraient le cinéma, la
danse et aussi la lumière à laquelle on peut demander aujourd’hui
des effets tout à fait nouveaux. Et aussi le chant, le chant qui, depuis
Wagner, a joué un rôle un peu effacé devant la prédominance de
l ’orchestre et qui semble maintenant regagner du terrain. J’assistais à
Florence en 1933 à une admirable représentation de la Vestale et
tout récemment à Vichy, puis à Copenhague, à des représentations
également parfaites de la Force du Destin et du Bal masqué. Ce sont
là de vieux opéras dont certaines situations et certaines formules ne
nous paraissent plus acceptables. Pourtant ces trois soirées m ’ont laissé
sous l ’impression d’un plaisir musical incontestable. Pourquoi? Parce
que, faisant abstraction de ces côtés conventionnels de l ’opéra, j ’y ai
trouvé de la musique, des chœurs merveilleusement écrits et vraiment
émouvants, parce que j ’y ai entendu des voix admirables et parce
que le souci de la vérité compte bien peu lorsque la musique
vous prend.»
Cette revalorisation du chant valait la peine d’être signalée:
presque paradoxale en 1935, elle ne l’est plus le moins du monde dans
la période que nous traversons, et qui voit le bel canto susciter les
mêmes transports qu’au temps de Stendhal.
Pour revenir à Padmâvatî, voici, tel que Paul Dukas l ’a résumé
88
dans son compte rendu pour le Quotidien (7 juin 1923), l ’argument
que Louis Laloy proposait au compositeur:
« La scène est dans l ’Inde, à l ’époque des invasions mongoles.
Et l ’action se déroule d’abord devant le palais de la ville de Tchitor,
puis dans le temple de Siva. Alaoudine, sultan des Mongols envahis­
seurs, s’est tout d’abord présenté en ami devant Tchitor, où règne
Ratan-Sen. Un serment d’alliance doit unir les deux chefs de peuples.
Mais, conseillé par un brahmane perfide (dont on devine à la fois
qu’il fut, jadis, épris de la reine de Tchitor et qu’il a tramé obscurément
quelque sanglante intrigue à la gloire de Siva, le grand dieu destruc­
teur), Alaoudine, après les chants et les danses de bienvenue, exige
de Ratan-Sen le don de son épouse légitime, de Padmâvatî elle-même,
comme gage de cette alliance et de sa soumission. C’est la trêve
rompue, la guerre sans merci. Ratan-Sen s’arme pour le combat
tandis que Padmâvatî, sortie tremblante du palais et seule auprès
du corps de l ’étrange brahmane, mis à mort par la foule, s’incline
devant les autels des dieux. C’est le premier acte.
» Au second acte, nous retrouvons Padmâvatî, en prière encore,
dans le temple funèbre où se sont réfugiées, pendant la bataille, les
femmes du palais. De la crypte que domine l ’image de Siva, s’élèvent
des voix souterraines. Et les prêtres, bientôt apparus, annoncent,
pour la prochaine aurore, un « sacrifice souverain ».
» Le combat est près de finir. Les guerriers de Ratan-Sen sont
tombés par milliers et le roi de Tchitor, à demi vaincu par le chef
mongol, vient supplier Padmâvatî de se rendre à l ’ennemi pour
épargner la ville et sauver du massacre les enfants et les femmes.
» Vaines prières. La reine, qui était prête à monter sur le bûcher,
pour suivre, dans la mort, un époux tombé pour la défendre, refuse
de se livrer vivante. Et, comprenant que Ratan-Sen ne recule pas
devant le sacrilège, elle le poignarde pour le soustraire lui-même
au châtiment qu’un tel crime appellerait sur lui dans une autre
existence.
89
 » Le sacrifice au dieu des épouvantes s’achève par la mort de
Padmâvatî. Long cortège funèbre où les incantations des prêtres et
les lamentations du peuple se mêlent aux échos lointains de la bataille
finissante. Les déesses terribles de la mort, les filles de Siva, bientôt
transformées en divinités éclatantes, en célestes Apsâras, guident
Padmâvatî vers le bûcher allumé dans la crypte. Et quand Alaoudine,
vainqueur, se dresse sur le seuil du temple, dominant la foule terrifiée,
c’est pour voir monter sous les voûtes les lourdes fumées où se con­
sume la beauté fiévreusement convoitée. »
Le travail de composition démarra d ’une allure rapide. Com­
mencée au début de 1914, la partition pour piano était presque ter­
minée lorsque la guerre éclata; très exactement, Roussel était plongé
dans le duo de Ratan-Sen et Padmâvatî au deuxième acte, quand sa
femme monta précipitamment l’escalier de son studio pour lui
annoncer la mobilisation. Si l’on publie un jour la correspondance
d ’Albert Roussel, ses lecteurs verront à quel point pendant les trois
ans passés aux armées (de son plein gré, mais non sans sacrifice)
Padmâvatî a pu occuper son esprit, l ’idée d ’en reprendre un
jour l’élaboration devenant comme le symbole de la paix retrou­
vée, du retour au foyer où l’attendait la dédicataire. Ce retour
eut lieu avant la fin des hostilités, la maladie ayant obligé Roussel
à accepter d ’être réformé. C’est pendant sa convalescence à
Perros-Guirec, dans les premiers mois de 1918, qu’il termina l ’or­
chestration.
La présentation au public ne vint que cinq ans plus tard, ce qui
s’explique par les difficultés d ’après-guerre, et les problèmes musicaux
et extra-musicaux de tous ordres que posait la réalisation scénique
d ’une œuvre aussi ample et aussi neuve.
La première eut lieu le 1er juin 1923. On applaudit unanimement DÉCOR DE « PA D M Â V A TÎ »

les décors de Valdo Barbey. Pour la musique, elle fut accueillie par la
qualité d ’approbations et d ’oppositions que seule peut susciter
l’évidence d ’une personnalité forte.

90
 La seule critique intégralement négative émanait de Camille
Bellaigue, dans la Revue des Deux Mondes (1er juillet 1923):
« Doux est le nom de Padmâvatî, qui fait, paraît-il, allusion au
lotus. Mais la musique en est rude. Elle trouve moyen d’offenser trois
sur cinq de nos sens. Les oreilles de l ’auditeur, les doigts et les yeux
mêmes du lecteur, tout ce qui s’y frotte s’y pique [...].
»... Au conflit harmonique, d ’autres correspondent; conflit
entre les tonalités, entre les paroles et les notes, comme entre les notes
mêmes. Ajoutons encore l ’abus d’une couleur locale, indienne,
peut-être authentique et monotone certainement. » Etc., etc. Mais
Bellaigue, guide on ne peut plus sûr en matière de musique
classique, n’avait pas accepté la révolution debussyste: heurté déjà
par Pelléas et M èli sande, il ne pouvait que l ’être davantage par
Padmâvatî.
L’opposition de Florent Schmitt et d ’Emile Vuillermoz était plus
nuancée, et assortie d’éloges qui, dans l ’article de Schmitt, faisaient
contre poids aux réserves, les réserves portant, chez tous deux, sur
l ’étrangeté, l ’arbitraire, voire la maladresse du langage harmo­
nique. C’est un grief qu’on a plusieurs fois imputé à Roussel, et sur
lequel j ’aurai l ’occasion de revenir. On en trouve trace dans le magni­
fique article de Paul Dukas, auquel j ’avais emprunté l ’analyse du
livret de Padmâvatî. Mais ici, la part de l ’éloge est assez importante,
venant d ’un tel juge, pour réduire à peu de chose les restrictions
du dernier alinéa:
« M. Albert Roussel possède d ’instinct, et au plus haut degré,
le sens des mouvements de masses et des passions collectives, et je ne
sais rien de plus ardemment animé ni de plus débordant d ’ivresse
rythmique que la danse des femmes du palais au premier acte de
Padmâvatî, rien de plus farouchement tumultueux que la scène
qui le termine, rien de plus frissonnant d’horreur sacrée que l ’impres­
sionnante cérémonie funèbre qui couronne ce bel ouvrage, et où

93
 s’exaltent toutes les puissances de la mort et de la vie, s’engendrant
éternellement l ’une l ’autre.
» J’ai parlé de maîtrise. Et je crois sincèrement que, dans la nou­
velle génération de musiciens, M. Albert Roussel est un de ceux qui
en donnent l ’impression la plus forte, par l ’alliance du métier tradi­
tionnel — le plus sûr, le plus solide dans l ’écriture des chœurs et de
l ’orchestre — et des recherches harmoniques les plus audacieuses,
dont sa science règle le plus souvent le désordre. Le plus souvent,
dis-je, car il reste, dans sa trame symphonique, assez de ces accords
au fer rouge sous lesquels on croit voir fumer l ’oreille complaisante
de nos amateurs les plus avancés, pour satisfaire les plus exigeants
de ces mélomanes. M. Albert Roussel est assez bon musicien, et
même assez grand musicien pour qu’il lui eût été possible de leur
déchirer le tympan avec les moyens ordinaires, s’il y tenait absolu­
ment. Mais il faut être de son temps. Et le nôtre veut des moyens
extrêmes, dit-on. Je ne vois guère, parmi les contemporains de
M. Albert Roussel, d’artistes à qui leurs dons permettraient davantage
de se passer de ces moyens-là. C’est, je crois, le plus bel éloge que l ’on
puisse faire de son œuvre et de son talent. »
Il faut ajouter que, dans la première partie de cet article, Dukas
avait, en passant, formulé une observation très importante, en écri­
vant: «Quant à la partition de M. Albert Roussel, elle fut, je le
crois bien, également une révélation pour tous ceux qui l ’ignoraient
et pour ceux qui la connaissaient ou croyaient la connaître par la
réduction de piano publiée déjà depuis quelques mois. »
La remarque n’est pas faite pour surprendre quiconque se rappelle
comment Cortot a caractérisé la musique de piano de Roussel: com­
pliquée à la lecture, et limpide à l ’audition. On peut, en matière de
partitions d’orchestre, faire une constatation analogue. Dans un
récent livre, Henry Barraud a très justement observé qu’à l ’exécu­
tion nombre des prétendues gaucheries qu’on relève dans l ’écriture
d’orchestre de Berlioz disparaissent, parce que le dosage des sonorités
94
a sur les impressions harmoniques une influence dont l ’auteur de la
Fantastique était averti, d’expérience ou d’intuition. « L’harmonie,
écrit H. Barraud, est un élément de couleur. La combinaison des tim­
bres en est un autre. De leur réunion naît chez Berlioz le ton définitif
(au sens pictural du mot). » Ainsi de Roussel: des agrégations subver­
sives sur le papier sont satisfaisantes à l ’oreille, surtout si l ’on respecte
les indications, très nettes, que renferment les partitions, et qu’il
précisait souvent par des notices complémentaires rédigées à l ’inten­
tion des chefs d’orchestre. Dans le précieux catalogue de son œuvre
publié anonymement, mais qu’on sait être dû à Joseph Weterings et
Mme Albert Roussel, est reproduite une de ces notices, relative à la
Deuxième Symphonie op. 23. J’en détache, à titre d’échantillon, une
petite partie de ce qui a trait à l ’adagio:
« Au début du très lent: 44 à la noire. Les clarinettes, bassons et
trombones très expressifs. Expressive aussi, la phrase douloureuse
des violons du n° 55.
» Au moins lent : 52 à la noire, les hautbois et cor anglais bien en
dehors, les basses violentes.
» Au n° 57, le thème des basses très marqué, mais dans la nuance
piano, brusque f f deux mesures plus loin au 3/4.
» Crescendo très marqué de 60 jusqu’au modérément animé (96 à
la noire). A cet endroit, toute la force possible au dessin des basses,
tout en laissant entendre ensuite le dessin descendant des bois.
» Au n° 61, ne pas craindre d ’exagérer un peu les nuances. L’entrée
des cors quelques mesures après 62 doit être plutôt m f que piano.
» Le dessin des premiers violons, pages 156 et 158, doit se terminer
au quatrième temps de la mesure sur un arrêt très sec, en coup de
fouet», etc.
Des observations de cet ordre auraient une particulière impor­
tance en ce qui concerne Padmâvatî, dont l ’orchestre comporte les
bois par quatre, cuivres et batterie à l ’avenant, et deux harpes, plus
les chœurs et un nombre imposant de chanteurs solistes.
95
 Cette parenthèse fermée, si l ’on reprend la lecture de la presse
musicale au lendemain de la première de Padmâvatî, on la trouve,
en majorité, très élogieuse, frappée surtout par la sincérité qui anime
cette musique, sa force dramatique, son coloris. L’analyse détaillée
a été faite plus tard, de façon définitive, par Nadia Boulanger (Revue
musicale d ’avril et mai 1929). Je ne songe pas à la reproduire in extenso,
et, là encore, je dois renoncer à résumer. Pour montrer comment, des
modes hindous, Roussel déduit des harmonies appropriées, avec
quelle hardiesse il use d ’accords de onzième et de treizième, comment
il confère à des accords classés, par le jeu des appogiatures, des signi­
fications nouvelles, etc., il faudrait pouvoir multiplier les exemples,
et l ’on arriverait, en fin de compte, à la même constatation découragée
que Nadia Boulanger, arrêtée par tout ce qui, dans une telle musique,
échappe à la dissection. Elle en convient, à propos de la page d ’une
extraordinaire intensité qu’est le chant d ’extase du brahmane: « On
peut, écrit-elle, analyser la gamme sur laquelle elle est construite, les
rythmes frémissants qui entourent la mélodie, les légers dessins qui.
l’enlacent, les longs accords qui la soutiennent et la transition exquise
qui amène insensiblement le thème de Padmâvatî, sans avoir expliqué
le mystère qui fait sa beauté. »
Les très grands moyens d ’exécution qu’exige Padmâvatî ont assuré­
ment nui à sa diffusion; longtemps l’œuvre est restée au seul répertoire
de l ’Opéra de Paris; mais sa création en 1949 au Théâtre Colon de
Buenos Aires a été bien accueillie, et celle qui en a été faite trois ans plus
tard, le 9 février 1952, au San Carlo de Naples a causé dans le grand
public et chez les musiciens une si profonde sensation que la direction
du théâtre a exprimé l’intention de faire traduire Padmâvatî en italien,
afin de pouvoir la redonner sur toutes les grandes scènes d ’Italie.

J ’en arrive à une période de production très serrée, partant, à

l ’impérieuse obligation de ne retenir que les œuvres les plus signifi­
catives: pas nécessairement les plus longues, ou les plus sonores, ou

CO STU M ES D E « PA D M A V A TI »
les plus hardies. Je m ’en voudrais, par exemple, de passer sous silence
YImpromptu pour harpe op. 21, de 1919, qui dure à peine cinq
minutes, et qui a tant de séduction. Affranchi des poncifs du genre,
glissandos, harmoniques, arpèges aux dispositions toujours pareilles,
il exploite les ressources de l ’instrument en éludant ces servitudes que
la seule routine faisait passer pour indispensables. Rien de plus libre
que l ’allure du thème principal bâti sur une gamme exotique
merveilleusement accordée au timbre de la harpe, ou que l ’al­
ternance des rythmes de danse avec une brève méditation aux
harmonies fauréennes; rien de plus satisfaisant pour l ’esprit que
l ’équilibre qui, discrètement, régit cette bluette sans la faire mentir
à son titre.
Le même sens de la construction se retrouve, à peu de temps
de là, dans une œuvre beaucoup plus importante, le poème sym­
phonique Pour une Fête de Printemps op. 22 (janvier-février 1920).
C’est un grand scherzo destiné, à l ’origine, à s’incorporer comme tel
dans la Deuxième Symphonie. Une fois mis en chantier, il apparut
que son développement serait hors de proportion avec celui des autres
mouvements, d’où la décision d’en faire une composition indépen­
dante.
Ce poème s’apparente, sous plus d’un rapport, aux Evocations
et à Padmâvatî. Son plan — assez lent s’accélérant jusqu’à un très
animé, une section médiane lente, reprise d’un tempo très animé,
s’apaisant en très modéré — se rapproche de celui de la Ville rose, le
panneau central des Evocations, et sa rythmique y peut faire songer
aussi. La couleur d’orchestre, l ’écriture, toute la substance musicale,
accentuent l ’orientation déjà plus qu’indiquée dans Padmâvatî.
La mélodie, dans les mouvements modérés, devient de plus en plus
longue et sinueuse; au chiffre 10 de la partition, un solo de violon
s’étend sans redites sur vingt-sept mesures. L’harmonie poursuit
son émancipation. L’accord initial (dont le dosage, à l ’audition,
masque la complexité) a déjà de quoi exercer la subtilité des exégètes.

99
 Voici le début, dans une réduction due à l’auteur:
assez /e n /'
En se basant sur les synonymies que permet la gamme tempérée,
on a parfois interprété le premier accord comme un accord bitonal,
superposant la majeur et mi bémol majeur :
7—
p— p—
r vement, c ’est le rythme. Le secret de M. Roussel réside précisément
*;i1
A prendre en défaut. Pour une Fête de Printemps s’élève nonchalamment,
#17
Mais Albert Roussel a expressément déclaré, dans l ’entretien
publié par Albert Laurent {Guide du Concert, octobre 1928), qu’il
n ’y avait pas trace de polytonalité dans Pour une Fête de Printemps.
On peut donc se rallier à l ’opinion de Paul Collaer {La Musique
100
moderne, p. 138 et ex. 79), qui traduit cet accord comme le dernier
renversement d ’un accord de onzième majeure avec neuvième mineure:
Au reste, il n’y a pas lieu de s’arrêter à l ’aspect graphique de la
partition, si peu capable d ’expliquer son rendement auditif. Roland-
Manuel {Revue musicale, janvier 1922) a mis en évidence ce décalage:
« La limpidité, la fluidité, la pureté magique de cette églogue
voluptueuse résultent d’une complexité d’écriture qui étonne à pre­
mière vue.
» Comment expliquer la transparence de ces harmonies enche­
vêtrées, qui, employées par tout autre musicien, ne formeraient qu’un
pâteux amas de sonorités criardes et rébarbatives ? Tenter de le mon­
trer ne risque point d ’ouvrir un vaste champ à l ’activité des contre­
facteurs, car le procédé s’affirme inimitable.
» M. Roussel est sans doute le seul musicien de notre époque qui
soit parvenu à écrire d’admirable musique sans « basses », de la musi­
que qui se serve moins de ses pieds que de ses ailes, n’ayant rien en soi
« qui pèse ou qui pose ». Incessa patuit Dea. Cette démarche ailée,
ce vol continu impliquent un mouvement continu, et — pour citer à
l ’inverse une précieuse définition de Max Jacob — la forme du mou­
dans le pouvoir singulier d’une invention rythmique qu’on ne saurait
puis reçoit l ’impulsion d’un rythme d’abord inaperçu qui se précise
insensiblement, accapare l ’attention, se transforme avant de la lasser
et s’évanouit doucement sous la tendre cantilène d’une flûte mélan­
colique. »
La toute-puissance du rythme dans ce poème symphonique est
en effet souveraine. Sur l ’absence de « basses », ou plutôt sur la
101
 question de la basse chez Roussel, j ’aurai à revenir quand j ’essaierai de
rassembler quelques indications — sans technicité, ou le moins pos­
sible — sur les constantes de sa musique.

Nous voici précisément arrivés à un moment critique de son

évolution. Avec la Deuxième Symphonie en si bémol, op. 23, nous
sommes au cœur de la période de recherches pendant laquelle se
LE G U ETTEU R
rompent les dernières attaches avec l’impressionnisme, et s’affirme
la volonté de réaliser une musique « se suffisant à elle-même, une
musique qui cherche à s’affranchir de tout élément pittoresque et
descriptif, et à jamais éloignée de toute localisation dans l’espace».
Roussel ajoutait, dans ce même entretien (Guide du Concert, octobre
1928), d ’où ces lignes sont extraites, et qui se rapporte à la période
pendant laquelle fut composée la Deuxième Symphonie : « Loin de
vouloir décrire, je m ’efforce toujours d ’écarter de mon esprit le sou­
venir des objets et des formes susceptibles de se traduire en effets musi­
caux. Je ne veux faire que de la musique. » En somme, une aspiration
non déguisée à la musique pure. Mais il faut se bien souvenir que, dans
la pensée de Roussel, musique pure ne signifie pas musique déshuma­
nisée. Sur ce point, sa position est nette. De textes que j ’ai déjà cités,
d ’autres qu’on recueillerait en nombre dans ses lettres et écrits divers,
se dégage sa conviction profonde qu’il serait absurde de prétendre
évincer la sensibilité dans la conception d ’une œuvre musicale. Que le
compositeur en évite l’étalage à la façon des romantiques, qu’il nous
épargne ses attendrissements personnels, oui certes. Mais il ne doit
pas récuser cette « perméabilité aux sollicitations de toutes sortes qui
lui viennent de la nature»: c’est la sensibilité, prise dans ce sens,
« qui transfigurera la matière sonore et lui donnera cette illumination
intérieure où se reconnaît sans doute possible l’artiste élu ».
On le voit, l’attitude n ’est en rien comparable à celle de Strawinsky
posant en principe l ’inaptitude de la musique à exprimer ou à décrire
quoi que ce soit — dogme, au reste, bien surprenant de la part de

102 C O STU M ES D E « PA D M Â V A TÎ »
l ’auteur du Sacre du Printemps. Roussel entendait seulement s’éloigner,
et de la musique systématiquement descriptive, et des effusions en
style « pélican lassé d ’un long voyage », que, de nos jours, on qualifie
de « confessionnalistes ».
Dans la Deuxième Symphonie, le désaveu de ces tendances ne prend
pas la forme d ’une brusque rupture. Roussel conserve même l ’appui
d ’un argument descriptif, pour aider la compréhension d’un public
que la nouveauté de son langage pourrait désorienter. Il ne le fait pas
de gaîté de cœur : « J’aurais voulu », a-t-il déclaré plus tard, « que l ’audi­
teur s’y reconnût sans l ’aide d’un programme. Je crus bien faire en
en ajoutant un ». Mais cela était formellement contraire à son esprit.
Le dit programme n’était pas oppressif. Il se bornait aux grandes
lignes. Les trois parties de la symphonie, compte non tenu de l ’intro­
duction où sont présentés les principaux thèmes, avaient pour données,
la première « l ’ardeur enthousiaste de la jeunesse en route vers la vie »,
la seconde « les joies légères, puis les impressions profondes et d’ordre
sentimental qu’elle rencontre dans l ’âge mûr», la troisième «les
douleurs, l ’amertume, la révolte, l ’apaisement enfin dans la sérénité,
qui élève l ’homme au-dessus des passions ».
Il est vrai que le programme était non seulement suivi, mais
dépassé, ou plutôt amplifié dans des proportions considérables.
Si le scherzo pouvait caractériser les « joies légères » de son héros,
les deux mouvements extrêmes, le dernier surtout, évoquaient, plutôt
que le drame de l ’individu, des mouvements de masses, des violences,
des rumeurs de foule en révolte; et l ’apaisement final avait la gravité
de ceux qui suivent les grands séismes. En dehors de ces conflits,
leur servant pour ainsi dire de cadre, certaines idées mélodiques,
certaines couleurs d’orchestre ramenaient l ’auditeur aux impressions
de nature, aux paysages, lumineux ou sombres, du Poème de la Forêt.
Il en résultait une certaine complexité, dans la forme, qui n’a pas
été sans déconcerter de sincères admirateurs de Roussel. Guido
Pannain, l ’un de ses critiques les plus nettement sympathisants et les

105
 plus lucides, a l ’impression qu’ici le sens de la construction domine
pour ainsi dire de l ’extérieur : « On entrevoit comme un spectre
l ’ombre d’une autre Symphonie en si bémol, de d’Indy, qui parvient
en quelque manière à contrarier la grâce dénouée et désinvolte des
mobiles architectures rousséliennes » ( Rassegna musicale, juin 1929).
A ce moment l ’auteur de Padmâvatî était, je le rappelle, en pleine
période d ’expérimentation, sous l ’influence encore, bien que dans une
faible mesure, du système de construction cyclique et autres servitudes
scholistes, tandis que son écriture harmonique et contrapuntique
avait rompu avec tous les liens d’école, passant librement du tonal
au polytonal et vice versa, au gré des nécessités expressives.
La première audition (4 mars 1922), insuffisamment préparée, et
dirigée par un chef qui n’était pas l ’homme de cette musique, reçut
un accueil mitigé. Elle durcit l ’opposition des antirousséliens ; elle
confirma l ’adhésion des rousséliens de la première heure. Auric,
André George, Roland-Manuel, Darius Milhaud, Robert Brussel,
Maurice Brillant, G. Jean-Aubry. Ce dernier, dans le Chesterian
(Londres, avril 1922), comparait les critiques hostiles « à ces porteurs
des chemins de fer, de qui le travail consiste à coller des étiquettes
sur les bagages, sans se donner la peine, à l ’exemple du douanier,
de regarder ce qu’il y a à l ’intérieur ».
Tout de même, le public était resté dans l ’expectative. Il devait
réagir différemment l ’année suivante, quand Koussewitzky reprit
la Deuxième Symphonie en si bémol avec sa flamme des meilleurs jours,
donnant à tout l ’auditoire l ’impression de la découvrir.
Dans la Naissance de la Lyre op. 24, Roussel revient à la mu­
sique de théâtre. C’est un « conte lyrique » en un acte, composé
sur un poème inspiré à Théodore Reinach par une pièce satyrique
de Sophocle intitulée Ichneutaï (Les Traqueurs, les Limiers). L’argu­
ment peut se résumer ainsi: un troupeau de bœufs appartenant à
Apollon a disparu. Pour le retrouver, le dieu mobilise Silène, qui se
transforme en limier, ainsi que ses fils les satyres. Une piste le conduit
106
à l’entrée d’une grotte d’où sortent des sons insolites et harmonieux.
Il y découvre le jeune Hermès, frère d’Apollon, qui a volé les bœufs,
et, en ayant dépecé un, a utilisé le cuir, les cornes, les boyaux et,
montant le tout sur une écaille de tortue, a construit la première lyre.
Silène court alerter Apollon qui survient; il frappe de la foudre
le rocher, qui se fend et laisse apparaître le troupeau volé. Hermès
supplie son frère de ne pas le traîner devant le tribunal de Zeus; il
joue de la lyre, puis tend son instrument à Apollon, qui l ’essaie et,
charmé des sonorités qu’il en tire, pardonne, et abandonne les bœufs
à Hermès en échange de l ’instrument qu’il vient d ’inventer. Réconci­
liation, danse des nymphes et des satyres, les dieux regagnent, apaisés,
les cimes neigeuses de l ’Olympe.
La Naissance de la Lyre fut donnée à l ’Opéra le 1er juillet 1925.
Une lettre de Roussel à Knudage Riisager nous renseigne sur l ’im­
pression produite: «... L’œuvre a été bien accueillie par le public,
et assez favorablement aussi par la presse, bien que les critiques aient
été quelque peu déroutés par le caractère simple que j ’ai tenu à laisser
à la musique et à l ’orchestre. On s’attendait peut-être à un coloris
brillant et à un orchestre chatoyant [...]. A mon avis, le sujet nécessitait
au contraire une grande pureté de lignes, une atmosphère transpa­
rente sans effets outranciers, et je crois avoir à peu près réussi à
réaliser ce que je voulais. »
La critique avait été unanimement sévère pour le livret, où un
éminent helléniste s’avérait poète médiocre. Quant à la musique,
l ’opposition était bénigne. Son représentant le plus redoutable,
Emile Vuillermoz, écrivait: « La musique d’Albert Roussel est discrète
et sobre, sans grande personnalité, mais imprégnée d ’un aimable
sentiment pastoral. Elle marque chez son auteur, toujours incertain
de sa voie, une orientation vers la demi-teinte et l ’eurythmie dans une
technique fort assagie. » Assagie à dessein, comme on vient de le voir,
parce que le sujet le commandait. Mais, de façon plus générale, on
sait que Roussel tendait, tout à fait sciemment, vers une technique
107
 simplifiée (sa lettre du 27 mai 1916: « Je recommencerai le Roi Tobol
que j ’écrirai beaucoup plus simplement. ») et une pensée musicale de
plus en plus affranchie des circonstances extérieures. C’est cette
évolution que René Chalupt a plus tard (1929) traduite en une poéti­
que image: « Une ombreuse avenue, murmurante d ’eaux vives, de
feuillages et d’oiseaux, conduit au temple qu’Albert Roussel, en la
maturité de son âge, élève aujourd’hui à la musique pure. »
L’impression dominante fut on ne peut plus favorable. On fut
sensible, surtout, à « c e caractère de tendre séduction, de sérénité
lumineuse dont s’empreint souvent l ’art d’Albert Roussel et qui
s’accorde si bien à l ’esprit antique » (André George). Et les amis du
compositeur virent aussi dans ces caractères de la Naissance de la
Lyre le reflet ou la transposition du calme bonheur qu’il venait de
trouver dans le décor agreste de Vasterival.
De 1920 à 1924, il s’était presque exclusivement consacré au grand
orchestre symphonique avec ou sans les voix — la seule exception étant
constituée par la rutilante Fanfare pour un sacre païen, écrite en 1921
pour quatre cors, quatre trompettes, trois trombones et trois timbales,
à la demande du compositeur-critique-chef d ’orchestre anglais Leigh
Henry. Tout près d’achever la Naissance de la Lyre, il chercha un
délassement dans la composition d’œuvres de moindre format.
Vasterival vit alors naître les chœurs a cappella, les mélodies, les pièces
pour flûte et piano mentionnées dans la Chronologie (p. 14) pour
les années 1923 à 1926, la Sérénade op. 30 pour flûte, harpe, violon,
alto et violoncelle, un des joyaux de la musique de chambre contem­
poraine, d’une inspiration ailée, indemne de toute rhétorique, où
les sonorités instrumentales sont utilisées avec une virtuosité sans
défaut; plus, de petites pièces de circonstance comme le Duo pour
basson et violoncelle ou contrebasse destiné à fêter, en 1925, la Légion
d ’honneur de Koussewitzky, et l ’impromptu pour guitare intitulé
Ségovia, du nom de son dédicataire, qui commençait une carrière
bientôt glorieuse.
108
Je m’arrêterai un peu plus sur la Deuxième Sonate pour piano
et violon op. 28, dont Roussel a lui-même laissé une très brève
analyse: « D ’une écriture très libre, mais qui reste attachée au prin­
cipe de la tonalité, elle comprend trois parties: un allegro con moto,
un andante et un presto à 6/8 :4/8 qui exige une véritable virtuosité.
Cette sonate, dont la durée ne dépasse guère dix-huit minutes, forme
un contaste frappant avec la Première Sonate pour piano et violon,
beaucoup plus ancienne et dont les développements portent la marque
de l ’école de Vincent d’Indy. » Une lettre à Knudage Riisager, du
29 décembre 1924, indique bien le ferme propos d’éviter les développe­
ments d ’école : « Je termine, moi aussi, une sonate pour piano et violon
qui sera très courte (quinze minutes environ), la première étant beau­
coup trop longue. »
Indépendamment de sa valeur, cette sonate présente aussi l ’intérêt
d ’être à l ’origine d’une amitié qui devait avoir plus tard une grande
influence pour la diffusion de l ’œuvre de Roussel. A la fin de février
1927 lui parvenait de Leipzig la lettre suivante:
« Maître,
»Je suis heureux d’avoir pu me procurer par mon ami Félix
Raugel votre adresse et me permets de vous envoyer un programme
d ’une soirée que j ’ai donnée ici. J’ai pu remporter en jouant votre
sonate un très grand succès. Inutile de vous dire que je la trouve mer­
veilleuse et que je ne raterai aucune occasion pour la jouer encore
ailleurs, comme je viens du reste de la jouer à Paris. Je me propose
de la jouer à Londres le mois prochain. »
Et c ’était signé, après les salutations d’usage:
Charles Münch,
violon-solo du Gewandhaus...
109
 On sait quel propagandiste Münch a été depuis, comme chef d’or­
chestre, pour l ’œuvre symphonique de Roussel.
Autre écho de la Deuxième Sonate et de son prompt rayonnement,
Joseph Szigeti m ’écrivant en août 1927 : « J’ai été très heureux de voir
l ’analyse de la sonate de Roussel dans le Monde musical. Le public
de Moscou, à qui nous l ’avons présentée en mai dernier, a immédiate­
ment saisi la valeur exceptionnelle de ce petit chef-d’œuvre et en a
fa it bisser le dernier mouvement. Et ce public ne connaissait pas une
note de Roussel et n’était nullement prévenu en sa faveur. »
Une remarque, enfin, que j ’emprunte à Norman Demuth {Albert
Roussel, p. 132): c ’est dans cette sonate que le compositeur, qui
avait jusqu’alors une écriture de piano plutôt ingrate (ceci ne s’appli­
que évidemment pas aux accompagnements des mélodies), l’assouplit
et la facilite, sans la banaliser le moins du monde.
Il faut probablement voir là un des aspects du processus de clari­
fication qui mène l’œuvre entière vers ce qu’on a parfois dénommé le
néo-classicisme de Roussel: terminologie plausible à condition de ne
pas confondre cette recherche d’un équilibre de style analogue à celui
des grandes époques classiques, avec la rage de pastiche qui sévissait
environ 1925 sous l ’étiquette Retour à Bach — un Bach imité dans
ce qu’il a de purement extérieur, de plus accessible aux médiocres, les
rosalies et autres figurations mécaniques auxquelles lui-même avait
recours quand le temps le pressait, le « Bach machine à coudre »
de l ’irrévérencieux Constant Lambert.
Avec la Suite en fa op. 33, de 1926, nous retrouvons l ’orchestre,
et nous abordons cette troisième période de production où, sans
s’embarrasser de formules de feinte modestie, Roussel dans la cin­
quante-huitième année de son âge déclare qu’« il lui semble avoir
trouvé son mode d’expression définitif ». Par là, il faut entendre, non
qu’il s’est assigné un langage harmonique ou contrapuntique auquel
il resterait assujetti, ni un procédé de construction ne varietur, mais
110
qu’il se sent désormais assez maître de son style pour s’exprimer
librement sans l ’aide d’un programme descriptif, sans les lisières de
la technique d’école, soit d ’indyste, soit de quelque autre apparte­
nance. « Mode d’expression définitif » a-t-il dit: c’est donc qu’il
entend rester expressif. On trouvera, jusqu’en ses dernières pages, le
frémissement de la vie, le reflet d ’émotions humaines, d’impressions
de nature ressenties avec la même sensibilité qu’au temps du Poème
de la Forêtt mais filtrées avec plus d’exigence, et transposées de telle
sorte que la musique n’ait pas besoin, pour être intelligible, d ’un
appel aux données qui ont mis en branle l ’imagination créatrice.
La Suite en fa annonce, par son titre et ses sous-titres. Prélude,
Sarabande et Gigue, la référence aux classiques, sans qu’on puisse
lui demander une très stricte obéissance aux lois du genre. Alors que
tous les morceaux de l’ancienne suite étaient écrits dans un même
ton, ici le mouvement médian, la Sarabande, commence et finit en
ré mineur. Mais elle constitue bien, avec le Prélude dans lequel Maurice
Emmanuel voyait une authentique Allemande, et la Gigue finale, la
triade caractéristique de la Suite, et les rythmes des trois mouvements
rappellent assez fidèlement ceux de leurs lointains modèles. Quant au
contenu musical, il ne vise pas à l ’archaïsme. Il répond au signalement
d ’ensemble que Paul Collaer a donné de la musique symphonique de
Roussel dernière manière {La Musique moderne, p. 137) :
«... Une force merveilleusement contrôlée, qui se manifeste dans
sa plénitude sans jamais faire étalage de son potentiel. Une exubérance
naturelle, qui sait se replier en vue d’une nouvelle concentration,
mais qui jamais ne se laisse aller à la grandiloquence. On y distingue
aussi le parfait équüibre de la sensibilité et de l ’intelligence, de la
ferveur intérieure et de certain côté sportif, résultant d’une belle
santé morale et corporelle. Ici se rejoignent et se complètent poésie
et mathématiques, les deux éducatrices de Roussel. »
C’est l ’élément force, exubérance, et, pourquoi pas, sportivité,
qui l ’emporte dans les deux mouvements extrêmes, tandis quel’émotion
111
 domine dans la Sarabande, comme elle dominera dans la plupart
des mouvements lents, non par surprise, mais de propos délibéré.
Par l’intermédiaire de Riisager (lettre du 14 février 1929) Roussel
indique au virtuose qui va interpréter à Copenhague son Concerto
pour piano: « L a deuxième partie doit être jouée naturellement,
très expressive, en contraste avec la première et la dernière qui sont,
l’une brutale et énergique, l’autre enjouée et vive. » De la même
époque date cette déclaration à Albert Laurent (Guide du Concert,
octobre 1928): «Une musique qui aurait exclu le sentiment serait
celle dans laquelle le compositeur aurait abdiqué le plus complètement
possible sa pensée proprement originale, ses modes personnels de per­
cevoir, de sentir et d ’exprimer, enfin, la nécessité d ’être lui-même. »
Mon insistance sur le côté expressif de l’art de Roussel pourra
surprendre mon lecteur. J ’y vois un correctif nécessaire à des juge­
ments dans lesquels il est surtout tenu compte des violences de cet
art, au demeurant trahi par plus d ’un interprète, et caricaturé par plus
d ’un imitateur; sans compter que le compositeur lui-même, dans des
œuvres ou des fragments d ’œuvres d ’essence expérimentale (je songe,
par exemple, au finale du Concert pour petit orchestre op. 34) a pu
encourager les exagérations de ses disciples.

On devait cependant, à peu de distance de la période où nous

sommes arrivés, avoir, à Paris, le tableau presque complet de l’œu­
vre élaboré jusqu’alors, et par conséquent toute possibilité de former
un jugement. L ’été de 1928, Roussel venait de terminer le Psaume
LXXX, qui exigeait de très gros moyens d ’exécution: l’orchestre au
grand complet, un chœur nombreux et qui aurait à répéter longuement.
Il s’agissait de le faire entendre. Des amis eurent l’idée de créer un
comité de garantie afin d ’assurer le financement d ’un concert qui
supposait une mise de fonds assez considérable, et de faire coïncider
la « première » du Psaume avec le soixantième anniversaire de la
naissance de Roussel, en avril 1929. L’initiative fut accueillie avec
P A G E M A N U S C R IT E D E « P A D M Â V A T Î »

112
tant de faveur qu’on décida d’étendre la formule, de l ’unique concert
envisagé au départ à tout un « Festival Roussel » qui se déroula
avec éclat du 11 au 25 avril 1929: quatre concerts, par les interprètes
les plus qualifiés, Straram et son orchestre, Régine de Lormoy,
Claire Croiza, Lily Laskine, René le Roy, Robert Soetens, Jacques
Février, le quintette instrumental de Paris, etc. Au troisième de ces
concerts furent créés VHommage à Albert Roussel (une suite de pièces
de piano dues à Conrad Beck, Honegger, Arthur Hoérée, Ibert,
Poulenc, Tansman), ainsi qu’un Quatrain de Francis Jammes mis en
musique par Darius Milhaud et une composition pour voix, flûte
et quatuor de Maurice Delage sur un poème de René Chalupt:

Roussel, marin favorisé,

Entrelaçant l ’ancre à la lyre.
Les moussons et les alisés
Servent le gré de ton navire...

Le point culminant du festival devait être le quatrième et dernier

concert, donné le 25 avril à l ’Opéra, sous la direction d ’Albert Wolff.
Arthur Hoérée, l ’un des coauteurs de YHommage à Roussel, et le
meilleur biographe du compositeur de Padmâvatî, l ’a relaté en ces
termes: « U n e salle brillante, enthousiaste, réunit le Tout-Paris de
la musique. Les pairs du compositeur, les aînés, les jeunes surtout,
sont venus nombreux pour rendre hommage au maître. On sait ce
que de telles fêtes peuvent avoir de guindé, de forcé. L’atmosphère,
ici, vibre d’une chaude sympathie. La Fanfare pour un Sacre païen,
les Evocations, le Festin de l ’Araignée, la Suite en fa tracent la courbe
lumineuse de l ’évolution roussélienne. [...] une salle entière tournée
vers sa loge acclame Albert Roussel. Mais l ’événement attendu, c ’est
le Psaume LX XX, vaste fresque décorative, où les voix supplient,
crient de désespoir ou prient, cependant que l ’orchestre élargit le
sens du texte, secoue de ses rythmes les masses sonores ou entoure

115
 tendrement le chant du ténor [...]. L’écriture, fort simple, s’impose
par son caractère mélodique, la vigueur de son accent. Tout chante,
ici, depuis les appels d’un peuple opprimé qui implore le secours de
son Dieu, jusqu’aux fugues exultantes qu’anime la ferveur de l ’espoir.
La parabole de la vigne qui étend peu à peu ses rameaux jusqu’à la
mer, tel Israël, détermine une lente, irrésistible montée qui part des
basses, envahit par degré la masse chorale pour fleurir à l ’aigu des
voix féminines en folles arabesques. Les oppositions de rythme, de
timbres confèrent une grandeur farouche à ce bloc sonore, tout
auréolé de la prière finale que murmurent les voix seules. Le style
est volontairement fruste, voire élémentaire, avec ses accords plaqués,
son choral de quelques notes revenant tel un leitmotiv; mais le mouve­
ment emporte tout et le Psaume subjugue, à la manière d’un oratorio
de Haendel, par le jaillissement de sa force. »
Ce festival fut pour beaucoup de musiciens et de critiques l ’occasion
de saisir dans son ensemble, mieux qu’on n’avait encore pu le faire,
le sens de l ’œuvre de Roussel. Je citerai, par exemple, ce fragment^
d ’une étude de Robert Brussel dans le Figaro (21 mai 1929):
« Ce qui frappe en premier lieu dans cette œuvre si variée, c ’est
son unité de conception. Les pièces les plus légères comme les plus
graves révèlent toutes ces caractères dominants : sentiment de
la nature; besoin de couler les idées dans une forme arrêtée qui
est celle de la symphonie; tendance vers un style de plus en plus
dépouillé.
» A travers les transformations apparentes de son art, c ’est lui-même
que Roussel exprime toujours [...]. Qu’il soit poète, qu’il soit humain,
point de doute. L’un et l ’autre dons s’affirment dans son goût pour
la nature, dans la façon dont il la pénètre et la transfigure.
» Visuel, certes, mais avec toutes les corrections qu’apporte à cette
qualité qui pourrait n’être que superficielle, son tempérament méditatif.
» Parmi tant de paroles prononcées à l ’occasion de ce jubilé, l ’une
a toute la profondeur de la sagesse et de la vérité. Elle a été dite par
116
MUe Nadia Boulanger: « Alors que la plupart des musiciens appren­
nent à parler avant de penser, il a pensé avant de parler et, en quelque
sorte, créé le langage de son esthétique. » Ceci explique tout, forme et
fond. Il ne transpose pas l ’extérieur des choses dont il est devenu,
par un long et silencieux commerce, l ’amical confident, mais leur
nature la plus secrète. Ce qui le séduit ou l ’émeut dans le monde des
apparences, ce n’est point un contour ou un coloris, mais ce que l ’un
ou l ’autre dégagent d ’expressif, ce que l ’humain a conditionné en
eux ou ce qu’ils conditionnent dans l ’humain, c ’est tantôt dans
leur rythme, tantôt la lumière qui en émane; jamais une image
immobile.
» On a beaucoup discuté récemment sur le terme « musique pure ».
On lui a donné un sens que n’avaient prévu ni Mozart dans le Quin­
tette en sol mineur, ni Beethoven dans le Quatuor en ut dièse mineur,
ni Schubert dans le Quintette avec deux violoncelles ; celui d ’un art
hypothétique, composé uniquement d ’abstractions, dont la forme, le
fond, les idées, le mouvement, la couleur, bien loin d’être le reflet
de sentiments humains, ne seraient déterminés que par le jeu de
combinaisons sonores. On a voulu aussi faire d ’Albert Roussel le
représentant de cet art objectif qui présuppose l ’insensibilité. A
cette proposition paradoxale, seule le Concert [il s’agit du Concert
pour petit orchestre op. 34], dont en son temps nous avons regretté
qu’il fût plus contraint, étroit et sec qu’à l ’ordinaire chez Albert
Roussel et trop enclin, sans apparente nécessité, à donner des gages à
l ’avant-dernier évangile strawinskyste, seul le Concert répond, et encore
avec ambiguïté, par l ’affirmative. Mais la sicilienne de la Suite pour
piano, mais l ’andante du Concerto, mais la sarabande de la Suite en
fa , mais l ’œuvre tout entière dans ce qu’elle offre de plus vivant,
protestent contre ce tendancieux essai de classification.
» On peut, on doit dire, au contraire, que la production du musi­
cien de Padmâvatî est déterminée par une intuition impérieuse, par
une sensibilité affinée, non par un calcul de l ’intelligence. L’art de la
117
 combinaison y est grand, certes, mais la part du don, du tempéra­
ment y est plus grande encore. Du moins, dans les œuvres les meil­
leures, les plus complètes, celles qui paraissent le mieux représenter
le vrai fond du tempérament de leur auteur. »
Ce qui ressort d ’un tel jugement, corroboré en la circonstance
par ceux de toute la presse française et étrangère, c’est la pleine recon­
naissance d’une personnalité forte, distincte, maîtresse absolue de ses
moyens d’expression. Roussel lui-même a enfin, de son propre aveu
(voir la phrase empruntée, un peu plus haut, à son Curriculum vitae),
le sentiment d’avoir réalisé autant que faire se pouvait l ’accord entre
sa technique et ce qu’il lui demandait de traduire. Par une rare fortune,
sa production ultérieure ne trahira ni un fléchissement, ni cette forme
de la complaisance envers soi-même qu’est l ’imitation en série des
formes et procédés dont on a constaté l ’efficace; et pas davantage
la fuite devant ces procédés, cette recherche de la nouveauté à tout
prix à laquelle nous voyons se condamner depuis un quart de siècle
un musicien jusqu’alors porté par son génie (je ne pense pas qu’il
soit besoin de le nommer).
A ce moment de sa carrière Roussel a son langage, constitué par
l ’harmonieuse fusion d’éléments tous contenus en germe dans ses
premières œuvres, et dont certains étaient déjà parvenus à matu­
rité dès le Divertissement op. 6, d’autres dès les Evocations et le
Festin de VAraignée. Il dispose maintenant d’une palette à laquelle il
peut demander à son gré, soit une extrême variété de couleurs, soit
l ’économie qui ne messied pas aux fortunes solidement assises. D ’où
la variété et en même temps l ’unité des quelque vingt œuvres qui
s’échelonnent entre le Psaume et le Trio pour instruments à vent
interrompu par la maladie au milieu d’août 1937. Aucune n’est indif­
férente: les quelques pages de Jazz dans la Nuit (sur un poème de
René Dommange) suffiraient à consacrer un mélodiste; le Quatuor
à cordes, le Trio op. 58 pour violon, alto et violoncelle, propagés à
l ’origine par quelques ensembles courageux, bénéficient aujourd’hui
118
de la vaste diffusion du disque. Que le Quatuor, dans son plus récent
enregistrement, soit couplé avec celui de Ravel, indique assez claire­
ment la place qu’on s’accorde à lui assigner dans le répertoire de
chambre. Il vaudrait la peine, dans un ouvrage plus ample, de scruter
cette musique où le contrepoint, comme au sortir d’une fontaine de
Jouvence, vit, affranchi de la pesanteur des formules, médite ou scin­
tille, se rend apte à tout exprimer sans pour autant renoncer à sa
logique interne, et sans abandonner l ’esprit du quatuor en demandant
à quatre archets d ’évoquer l ’orchestre, comme font ceux qui prennent
imprudemment pour modèle l ’exemple génial, mais inimitable, du
quatuor de Debussy.
Il vaudrait la peine, aussi, de regarder de près l ’opérette (bien
qu’on l ’ait intitulée opéra-bouffe) qu’est le Testament de la Tante
Caroline, joué pour la première fois en Tchécoslovaquie, à Olmütz, le
14 novembre 1936 et donné à l ’Opéra-Comique le 11 mars 1937. Mais,
outre qu’il s’agit là d ’une œuvre de second plan dans la production
de Roussel, je suis en mauvaise situation pour en écrire, ne l ’ayant
pas vue au théâtre — et l ’on sait qu’une partition comique ne peut se
juger sur simple lecture, détachée de sa mise en scène, isolée des
réactions de son public.
En principe, rien n’interdit à un symphoniste de se risquer dans
l ’opérette. Si Vincent d’Indy n’a qu’à moitié réussi à donner au
Rêve de Cinyras la gaieté désinvolte qu’implique le genre, Honegger
y est parvenu dans le Roi Pausole.
D ’après les comptes rendus parus au lendemain de la représentation
à l ’Opéra-Comique, il semble que la critique ait été divisée en ce qui
concerne la force comique du Testament de la Tante Caroline. Chanta-
voine, Dézarnaux (Robert Kemp), Maurice Yvain sont réticents;
Reynaldo Hahn regrette que le compositeur ait laissé se glisser, au
milieu «de pages réussies, d’un tour heureux, d’une adroite réalisation
et d ’une incontestable gaieté » certaines tournures qui appartiennent
 à sa musique savante, où on les admire à juste titre, mais qui
« dans une opérette, s’opposent parfois à une franche et complète
satisfaction de l ’oreille et contrecarrent l ’effet direct ». Laloy est plus
admiratif, tout en laissant percer une réserve (Revue des Deux Mondes,
15 avril 1937):
« La gaieté n’est pas exclue. C’est la douce gaieté du savant au
repos, qui ne fait la leçon à personne et sourit avec bienveillance.
Celle qui apparaissait déjà en ce ballet écrit jadis pour le Théâtre des
Arts, le Festin de VAraignée, où le musicien philosophe se faisait
fabuliste pour conter joliment une histoire du temps où les bêtes
dansaient. Il ne s’est pas moins diverti cette fois à composer des airs
à souhait enjoués, attendris ou entraînants, et sa musique, comme
on dit, a tout de l ’opérette, sans pourtant qu’un instant on s’y puisse
laisser prendre, parce que l ’auteur ne s’y est pas pris lui-même. Ceux
qui sont nés pour ce genre de théâtre, qu’ils s’appellent Offenbach
ou Lecoq, Yvain ou Christiné, y mettent une conviction qui leur vaut
des trouvailles, mais qu’il ne faut pas demander au grand musicien,
qui par jeu emprunte leurs procédés. »
Par contre Darius Milhaud, Chalupt, Auric, René Dumesnil
partagent le franc enthousiasme que le Testament de la Tante Caroline
avait inspiré aux spectateurs d ’Olmütz et de Prague. Pour eux, le
raffinement de l ’écriture ne nuit en rien au comique de cette partition,
et, de surcroît, a l ’avantage de faire passer en les enveloppant d’un
charme délicat certaines audaces du scénario.
Etant donné le chemin parcouru depuis 1937, le nombre prodi­
gieusement accru des musiciens à qui le langage roussélien est devenu
familier, qui sait si l ’unanimité ne serait pas entière aujourd’hui?
Pareille question ne se pose pas au sujet des grandes œuvres
symphoniques qui ont suivi la Suite en fa et le Psaume. Elles ont immé­
diatement éveillé des échos que certes Roussel était loin d’espérer
quand il écrivait (lettre à Mme Roussel, du 3 janvier 1916):
120
« Il n’est pas nécessaire qu’une symphonie ou un drame devien­
nent aussi populaires qu’une chanson de Mayol... La musique est
l ’art le plus fermé et le plus inaccessible.
» C’est du musicien, bien plus encore que du poète qu’on peut dire
qu’il est complètement isolé dans le monde, seul, avec son langage
plus ou moins incompréhensible. Et cela est vrai au fond dans tous les
pays... Il faut que les musiciens s’y résignent. A part deux ou trois
belles œuvres qu’on pourrait écrire pour le peuple, pour des fêtes
analogues aux fêtes suisses, et qui seraient comme de grandes fresques
largement brossées, tout le reste, musique de chambre, symphonies,
drames, tout ce qu’un musicien sera tenté d’écrire pour s’exprimer,
dans l ’état actuel de la musique et de la foule, sera toujours destiné
à de très rares auditeurs. »
Au point où nous en sommes de sa carrière, si quelques musiciens
restaient allergiques au langage ou à la sensibilité de Roussel, il
n’était plus question de mettre en doute la portée de son message,
ni la solidité de son métier, ni la sincérité de ses convictions artis­
tiques.
Au reste, il était parvenu à une qualité de lyrisme capable d ’attein­
dre ceux même de ses auditeurs qui n’étaient pas encore familiarisés
avec sa musique et n’en recevaient que le choc émotif.
Pour me borner aux œuvres symphoniques de sa dernière période,
il en est au moins quatre: Petite Suite, Troisième Symphonie, le ballet
Bacchus et Ariane, Sinfonietta, qui sont d’un effet assez direct sur
un public normal, dans n’importe quelle ville de musique au
monde, pour être devenues de véritables concertos de chefs d’or­
chestre.
La Petite Suite op. 39, composée en 1939 pour un orchestre
mozartien, à part la batterie assez fournie (les bois et cuivres par deux,
pas de trombones) est d’une écriture délicate, très fluide, souvent en
demi-teinte, aussi différente que possible de la Suite en fa sans lui
rien céder en intérêt et en saveur. U Aubade, qui en forme le premier
121
 mouvement, et la Mascarade finale sont construites sur des rythmes
obstinés, celui de YAubade d ’une subtile asymétrie (10/8 se décompo­
sant en 6/8 + 4/8), celui de la Mascarade, d ’une carrure élémentaire:

Les thèmes sont fantasques, le solo de trompette, dans le finale,

faisant songer à Prokofieff. La Pastorale médiane est toute limpidité,
calme, polyphonie sans heurts, avec un grand crescendo lyrique,
qui s’apaise tandis qu’un dessin sinueux de flûte descend lentement
et s’évanouit. A ce moment, les sonorités, trompettes bouchées,
appel de la clarinette au grave, sont comme une réminiscence discrète
et fugace de la période impressionniste...
La Troisième Symphonie en sol mineur op. 42 est peut-être le
sommet de l ’œuvre de Roussel. Lui-même la tenait pour ce qu’il
avait écrit de meilleur. Il l’avait composée en 1929 à l’intention dq
Boston Symphony Orchestra pour son cinquantième anniversaire.
Il en eut la primeur à Boston, Koussewitzky au pupitre, le 24 octobre
1930, au cours d ’une tournée aux Etats-Unis, où il venait d ’assister
au Festival de musique de chambre organisé par Elizabeth Sprague
Coolidge.
Une sobre analyse, qui pourrait bien émaner de lui, car il aimait
à prévenir toute ambiguïté quant à ses intentions, nous est fournie
par le Catalogue de son œuvre. La voici:
« Cette symphonie ne comporte aucun programme extra-musical et
réunit les quatre mouvements traditionnels de la symphonie classique.
» Un thème de cinq notes traverse toute l’œuvre, plus ou moins
modifié dans son rythme ou dans ses intervalles lors de ses différentes
apparitions.
» L 'allegro initial oppose d ’abord deux idées, l’une en sol mineur,
de caractère vigoureux et rythmique, l’autre en si bémol majeur,

122 P O R T R A I T D E R O U S S E L ( A . B IL IS )
calme et apaisée. C’est au cours du développement, après un puissant
crescendo, qu’apparaît le motif directeur, qui fournira ensuite le début
du thème de Vadagio. Ce motif débute par une longue phrase expressive
chantée aux cordes, à laquelle succède un motif épisodique en forme
de marche, exposé par les bois. La partie médiane de ce mouvement
de forme ternaire est un mouvement fugué dont le sujet est dérivé
du thème général. La phrase du début revient ensuite, s’anime pour
conclure enfin dans la sérénité retrouvée, sur un dessin ascendant du
violon solo.
» Le vivace est une sorte de scherzo-valse dont le premier thème
est confié aux cordes, le second aux bois qui y jouent le rôle le plus
important.
» L’allegro con spirito s’apparente librement à la forme du rondo.
Il débute par un léger dessin de la flûte qui entraîne avec elle les cla­
rinettes, bassons et hautbois et, plus tard, le quatuor. Le mouvement
animé est interrompu par un court andante du violon solo, dont la
phrase expressive émane du thème général. Le mouvement s’accélère
à nouveau, s’anime jusqu’à la conclusion fournie par le thème prin­
cipal, affermi par toutes les forces de l ’orchestre. »
L’accueil fut chaleureux. Les journaux de Boston et de New-
York consacrèrent des pages entières à Roussel, et à la Troisième
Symphonie. Lorsqu’on la fit entendre l ’année suivante, au public
parisien (chez Lamoureux, l ’orchestre dirigé par Albert Wolff),
l ’enthousiasme ne fut pas moindre. Vuillermoz, qui déjà avait accordé
au Psaume des éloges significatifs, venant du critique le moins suspect
de complaisance pour l ’esthétique roussélienne, écrivit cette fois
(Excelsior, 30 novembre 1931): « La nouvelle Symphonie nous a donné
une impression étonnante de détente et de liberté. Jamais Roussel
ne s’était exprimé avec autant d’aisance, de souplesse et de force.
Jamais il n’avait adopté un langage aussi net et aussi franc, jamais son
orchestre n’avait sonné avec cette générosité et cette profondeur.
Nous avons assisté vraiment à une éclosion et à un épanouissement. ».

125

Pour Henry Prunières (Revue musicale), la Troisième Symphonie
n’est pas seulement une composition savante, c ’est une œuvre vivante,
pleine d ’émotion, rayonnante de joie et de force.
Cette veine spontanée, ce don d’immédiate communion avec le
public se retrouvent à un aussi haut degré dans l ’œuvre dont la com­
position suit celle de la Troisième Symphonie : le ballet Bacchus et
Ariane, sur un livret imaginé par Abel Hermant, qui peut se résumer
ainsi: Thésée, sorti du labyrinthe grâce au fil d ’Ariane, débarque à
Naxos avec la jeune vierge et son cortège. Une danse évoque la défaite
du Minotaure et la délivrance d’Ariane. Soudain paraît Bacchus.
Faisant tournoyer au-dessus d’Ariane son manteau noir, il la plonge
dans un profond sommeil, puis chasse vers la mer Thésée et ses com­
pagnons, qui rembarquent. Bacchus continue sa danse dans laquelle
Ariane, bien que toujours endormie, finit par se laisser entraîner.
Puis la danse, peu à peu, se ralentit. Quand elle prend fin, Bacchus
dépose Ariane sur un rocher, et disparaît.
A son réveil, l ’héroïne, prise de désespoir en se voyant abandonnée, *
va se précipiter dans les flots, quand Bacchus surgit de derrière un
rocher. Elle lui tend ses lèvres, et c ’est l ’enchantement dyonisiaque.
L’île aride et déserte se couvre de feuillages et se peuple des faunes et
ménades amenés par Bacchus. Le dieu pose sur le front d’Ariane une
couronne d’étoiles qu’il a ravie pour elle aux constellations.
Sur cet argument, Roussel a écrit une musique soumise sans réserve
aux exigences de l ’action, mais d ’une tenue symphonique telle que les
deux suites d’orchestre qu’on en a tirées et qui correspondent aux deux
actes du ballet se sont acquis, tant au concert que dans le répertoire
phonographique, une faveur égale à celle des suites semblablement
extraites du Daphnis et Chloé de Ravel.
Bacchus et Ariane avait été donné à l ’Opéra le 22 mai 1931.
Rendant compte, quelques mois après, de la première série
de représentations, Laloy pouvait écrire, traduisant l ’impression
générale:
126
« Roussel a rarement trouvé musique aussi heureuse, d ’un tour
si agréable, ni d’un coloris plus brillant. Les danses du début, en leur
gaieté légère, interrompues en coup de théâtre par ces accords frap­
pant le sol; la danse impatiente du jeune dieu, en sa forte cadence où
s’insinue à sa suite une flûte oblique et délicate; le sommeil d ’Ariane,
bercé de tendresse et de mystère; le retour de Bacchus, en un essor
plus vigoureux, qui se propage et redouble d ’éclat jusqu’à l ’éblouisse­
ment final: autant de figures expressives, en ordre harmonieux,
taillées à vif dans une musique résistante, qui a le grain et le poli du
marbre antique » (Revue des Deux Mondes, 1er juillet 1931).
Après l ’active production symphonique de ces années 1926-1930
( Suite en fa . Concerto de piano, Psaume LX X X , Petite Suite, Troi­
sième Symphonie, Bacchus et Ariane) , Roussel revient, pour un temps,
à la musique de chambre et à la mélodie. Seules exceptions, jusqu’à
l ’été 1934, une œuvre de circonstance, A glorious Day, composée pour
orchestre d’harmonie à la demande du président des Harmonies
américaines, et le Testament de la Tante Caroline.
Dans les derniers jours de juin 1934, tandis qu’il achève de se
remettre, à Vasterival, d’une assez grave pneumonie, Roussel entre­
prend la composition d’un Andante et Allegro pour orchestre à cordes
promis depuis quelque temps déjà à Jane Evrard.
L’idée lui vient, après coup, de compléter ce diptyque en lui adjoi­
gnant un allegro initial: d ’où la Sinfonietta, terminée le 6 août 1934.
Elle se compose donc d ’un allegro de coupe classique, d ’un andante
qui débute par de longs accords, et s’anime en une sorte de récitatif
dans lequel se dessine le rythme d’où sortira l ’idée première du finale
allegro, enchaîné à Y andante.
Cette œuvre, aérée, vive, spirituelle, est peut-être, dans le réper­
toire contemporain, celle où se trouve le plus pleinement réalisée la
fusion entre une formule classique assez strictement respectée et
l ’esprit harmonique d’aujourd’hui. A la différence de la Symphonie
127
 classique de Prokofieff où l ’on perçoit, en particulier dans la Gavotte,
l ’intention d ’évoquer, non sans une pointe de caricature, un passé
révolu, rien dans la Sinfonietta ne fait penser à un pastiche, rien, dans
sa structure, ne jure avec le modernisme de la pensée ou des moyens
d ’expression.
La Sinfonietta a fait rapidement son chemin dans le monde. Les
débuts avaient été de bon augure: lors de la première audition, le
public avait exigé de Jane Evrard et de son orchestre un bis de l’œuvre
entière.
La Quatrième Symphonie en la majeur, composée d’août à décembre
1934, immédiatement après la Sinfonietta, présentait dans un cadre
plus vaste le même attrait de spontanéité, de rayonnement généreux
qui, depuis surtout la Symphonie en sol mineur, avait gagné à Roussel
un nouveau public, extraordinairement chaleureux et démonstratif.
Lorsque Albert WolfF, dédicataire de cette œuvre, la fit entendre
chez Pasdeloup, le scherzo fut bissé d ’enthousiasme. Aux derniers
accords du finale des « applaudissements frénétiques » (ce sont les
propres termes du compte rendu d’Emile Vuillermoz) contraignirent*
l ’auteur à venir, sur scène, saluer l ’auditoire.
Aussi bien, cette symphonie était armée pour séduire: un élan
juvénile que n’entravait aucun développement académique (il est à
remarquer que ses quatre mouvements ne dépassent pas, au total, une
durée de vingt-trois minutes alors que la Première et la Deuxième
Symphonie en exigeaient respectivement trente-cinq et quarante);
Y allegro initial animé d ’un dynamisme puissant; Vallegro scherzando
et le finale d ’une gaieté bondissante et légère; contrastant avec cette
animation joyeuse, un lento d’une élévation de pensée comparable à
celle de son homologue dans le Concerto de piano et qui a inspiré à
Paul le Flem (Comoedia, 21 octobre 1935) cette analyse aussi fidèle
que poétique:
« Le lento molto domine la symphonie. Il s ’éveille dans le calme,
sur une mélodie d’un charme pudique très roussélien qu’éclaire
128
doucement la sonorité de la clarinette. Il se colore d’inquiétude avec
le cor anglais, s’émeut au contact des altos, gagne en pathétique et se
maintient, quelque temps, dans l ’aigu des violons, haletant comme si
l ’être cherchait, à travers cette tension passionnée, à échapper à une
secrète angoisse. Le calme renaît avec la phrase sereine du début.
Encore quelques sursauts et cette page — l ’une des plus belles qui
aient été écrites par Albert Roussel — s’achève en un tendre et large
apaisement. »
Comme la composition de Bacchus et Ariane avait suivi de près
celle de la Troisième Symphonie, de même le ballet Aeneas succède
sans délai à la Quatrième Symphonie. Joseph Weterings avait fourni
à Roussel cet argument, tiré de YEnéide: Enée poursuit sa route vers
le Latrium. A Cumes, il pénètre dans l ’antre de la sibylle et celle-ci
évoque les épreuves qu’il devra subir et dont il devra triompher s’il
veut réaliser ses projets. Il repoussera la tentation des joies terres­
tres, le souvenir de l ’amour tragique de Didon, le passé et l ’appel
de ses anciens compagnons. Il accomplira les destins et sa personnalité
se confondra avec son œuvre, la grandeur et la paix romaine.
La partition fut composée en deux mois, mars-avril 1935. Le sujet
était exaltant, par sa grandeur plus encore que par le pittoresque qu’on
y pouvait trouver. Dans un compte rendu de la Gazette des Beaux-
Arts de Bruxelles (9 août 1935), le D r Willi Reich fait ressortir le
haut idéalisme d’Enée, tel que le présente le scénario de J. Weterings :
non point héros guerrier, mais réalisateur d’une œuvre grandiose,
Rome, à laquelle il sacrifie tout ce que la vie a disposé autour de lui
pour le retenir, ses amours, ses plaisirs, ses compagnons d’épreuves,
tout son passé.
La musique du ballet est conçue comme une symphonie drama­
tique, ordonnée selon de grandes lignes, et dans laquelle le chœur
intervient à diverses reprises. En cours d’açtion, il commente, à la façon
du chœur dans la tragédie grecque. Dans le finale, il ajoute sa puissance
à celle de l ’orchestre pour conclure dans une éclatante apothéose.
129
 La construction est d’une grande clarté. Elle utilise au départ
des éléments relativement simples, mais qui seront mis en œuvre avec
une rare subtilité. Témoin, la façon dont le thème, âpre, violent, qui
marque l ’apparition de la sibylle réapparaît sous une forme chaque
fois plus atténuée lorsque Enée triomphe de quelque nouvelle épreuve.
La noblesse du sujet pouvait engendrer de la monotonie, si les auteurs
ne s’étaient ménagé la ressource d’épisodes, de scènes entières voués
à de puissants éléments de contraste: scherzo fantastique des ombres
qui prétendent interdire à Enée l ’accès de la grotte de la sibylle,
chœur des «joies funestes », danse des guerriers, ou encore, sur le mode
passionné, l ’évocation douloureuse et tendre de l ’infortunée Didon.
Le dernier ouvrage symphonique d ’Albert Roussel est la Rapsodie
flamande, composée en 1936 et jouée pour la première fois à Bruxelles
le 12 décembre de cette année-là, sous la direction d’Erich Kleiber,
à qui elle est dédiée. L’auteur en a donné cette analyse:
« L’œuvre est composée sur les thèmes de cinq chants populaires
flamands puisés dans le recueil des Chansons populaires des Provinces
belges, d’Ernest Closson. Deux de ces thèmes sont énergiques et
violents, deux autres alertes et gais, un seul lent et expressif. Au début,
une sorte d’introduction lente; les basses esquissent d’une façon très
libre le commencement du chant Le Siège de Berg-op-Zoom. Quelques
mesures conduisent ensuite à l ’énoncé par les trompettes du chant
des Gueux: Trommelen van Dierendondijn, lequel est répété par les
bois. Suit un intermède où reparaît aux instruments graves le thème
dérythmé du Siège de Berg-op-Zoom, après quoi on prend contact
avec le chant de la Fileuse. Celui-ci, amplement développé, aboutit à
l ’explosion au quatuor du thème du Siège de Berg-op-Zoom, présenté
cette fois intégralement. C’est ensuite le chant Kareltje que l’on entend
suivi d’une Berceuse douce et expressive. Puis tous les autres chants
reparaissent et l ’œuvre se termine avec éclat sur les thèmes des deux
premiers : Le Siège de Berg-op-Zoom et le Trommelen van Dierendon­
dijn. »
130
i
On peut voir en cette œuvre, traitée allègrement, dans un caractère
héroïco-populaire, un hommage du compositeur à ses ancêtres nordi­
ques, desquels il pouvait revendiquer plus d’un trait de son caractère,
et particulièrement la forme d’humour dont la Rapsodie est empreinte.
Entre Aeneas et la Rapsodie s’intercale une musique de scène moins
importante, un Prélude pour le deuxième acte du Quatorze Juillet de
Romain Rolland, représenté le 14 juillet 1936 aux Arènes de Lutèce.
Y avaient également collaboré Auric, Honegger, Ibert, Koechlin,
Daniel Lazarus et Darius Milhaud.
Si ces cinq minutes de musique ne pèsent pas, en soi, d ’un grand
poids dans l ’ensemble de l ’œuvre de Roussel, elles témoignent de son
attachement à certaines idées « avancées » dont il ne faisait pas mys­
tère, mais qu’on a parfois singulièrement travesties. Je l ’ai montré,
au début de ce livre, généreux, plein de tendresse pour les déshérités,
et de révolte en présence d ’inégalités sociales que sa propre aisance
ne lui faisait pas excuser, et qu’il s’ingéniait à combler. Je suis sûr,
bien que nous ayons rarement abordé ensemble ces sujets, qu’il igno­
rait tout de la stratégie politique.
Sa philanthropie se traduisait — en dehors de gestes d’entraide
matérielle auxquels il ne donnait aucune publicité — par une coopé­
ration effective à tout effort susceptible de faire accéder les masses à
une véritable culture musicale; il y voyait un moyen d’élever les âmes,
à tout le moins de leur offrir une diversion à la fatigue et à la mono­
tonie des besognes quotidiennes.
En 1937, sa dernière année d’existence, il avait accepté de présider
la Fédération musicale populaire, et il s’en était expliqué dans une
interview dont le brouillon subsiste, et qui doit dater des premiers
jours de mai. Il y insistait sur la nécessité d ’éduquer un public indis­
pensable à la défense de la culture musicale; et pour cela, de com­
mencer par former, dès l ’école, des oreilles et des voix justes.
« Chez nous, en France, on chante faux. Les écoliers, les conscrits.
131
 tout le monde chante faux, tout le monde chante fort, on crie, on
braille, on déforme le son par une mauvaise articulation, sans aucune
notion et sans aucun respect de la musique ni de l’art.
» Il semble, pourtant, que le chant soit la meilleure école de la
musique et en particulier le chant choral. C’est en chantant qu’on
devient musicien, bien plus qu’en jouant d’un instrument. Le chanteur
qui porte en lui-même son propre instrument, qui forme lui-même ses
sons, qui, dans un ensemble choral, doit différencier et respecter les
différentes voix, ce chanteur est mieux placé que quiconque pour
acquérir la discipline musicale.
» Les pays nordiques ont de magnifiques chorales populaires.
Dans les pays du midi, où les belles voix abondent, les chorales
populaires sont plutôt moins nombreuses que dans les pays du Nord,
chacun étant plus souvent tenté de faire entendre sa voix à l’état
isolé. En France, nous sommes assez portés à l ’individualisme,
mais, par notre position ethnique, nous mélangeons plusieurs races,
plusieurs atavismes, plusieurs possibilités. Nous devons arriver à*
acquérir par éducation les qualités chorales encore trop peu dévelop­
pées chez nous. Je crois fermement que nous pouvons y parvenir.
» Autrefois, au xvme siècle, par exemple, les compositeurs
avaient à leur disposition pour l’exécution de leurs œuvres les maî­
trises qui étaient des ensembles vocaux incomparables. Nous devons
reconstituer sur le plan laïque la merveilleuse éducation musicale des
anciennes maîtrises. C’est à quoi ont tendu Gabriel Pierné et Roger
Ducasse dans les efforts qu’ils ont déployés pour développer le chant
choral dans les écoles.
» C’est par cette éducation musicale donnée dès l’enfance, que le
peuple sera en mesure d ’exécuter les œuvres que nous voulons écrire
pour lui. Œuvres aux grandes lignes simples, d ’abord, plutôt qu’aux
harmonies compliquées, ou du moins, œuvres d ’une puissance ryth­
mique telle qu’à la faveur du rythme les harmonies, même compli­
quées, s’imposent à l’exécutant comme à l ’auditeur... » On le voit,
A L B E R T RO U SSEL A U B O R D D E LA M ER

132
il ne s’agit pas là de vues politiques mais d ’une aspiration pleinement
accordée avec tout ce que nous savons de ses sentiments, à faire
participer la musique à un mieux-être social, en élevant jusqu’à elle
un public toujours plus nombreux, plus instruit, mieux à même d ’y
trouver un réconfort et un lien de solidarité.
Si l ’on considère la technique d ’Albert Roussel, on y constatera
sans peine la coexistence, souvent l ’heureuse fusion, quelquefois le
conflit de la tendance populaire (ou populiste si l ’on veut, au meilleur
sens du mot) exprimée dans le texte ci-dessus, et de la tendance aris­
tocratique attestée par la lettre citée un peu plus haut, où il se mon­
trait résigné à n’écrire que pour un petit nombre d’auditeurs, la
musique étant, de tous les arts « le plus fermé et le plus inaccessible ».
Cette lettre datait de janvier 1916. Dans son âge mûr, le composi­
teur est parvenu à équilibrer les deux tendances et à atteindre le grand
public sans concessions à la facilité: son écriture harmonique et
contrapuntique reste aussi travaillée, aussi complexe et, dans son
détail, aussi capable de déconcerter les néophytes, mais il y a, pour
éclairer le tout, la logique interne des structures, la puissante pulsation
rythmique, la saveur de l ’orchestration.

Je ne compte pas procéder à une étude détaillée de ces divers

éléments. Le lecteur plus curieux aura intérêt à se reporter à la Revue
musicale d’avril 1929, et principalement à l ’article d’A. Hoérée
intitulé La Technique d'Albert Roussel; il trouvera d’utiles complé­
ments dans les études de Nadia Boulanger, Paul le Flem et Gil-
Marchex (même fascicule de la Revue musicale), et dans celle de Louis
Cortese, Albert Roussel (Rivista musicale italiana, juin 1937).
Mon ambition se borne à signaler ici quelques traits particu­
lièrement saillants, que les analyses de détail n’ont pas toujours
relevés.
Pour ce qui est de la thématique, il existe une nette différence entre
celle des mouvements lents et celle des allégros. Dans ceux-ci, qui

135
généralement expriment la force, la joie, l ’élan, Roussel use volontiers
de contours anguleux, très disjoints, franchissant de larges intervalles:
N.B. — Cette allure de la thématique est surtout fréquente dans les œuvres
de la maturité, mais on en trouve trace dans la période de jeunesse. Voir, dans le
n° II ( Scène) du Marchand de Sable qui passe, le début de la partie de basse, repris
ensuite par la flûte.
Roussel affectionne une brusque chute de quinte, de sixte, ou d ’octave avec
parfois un degré intermédiaire, non sans parenté avec certains dessins d e
Prokofieff.
VAwcc
Qui des deux a influencé l ’autre, si tant est qu’il y ait eu influence?
On observera que Prokofieff est le cadet, de vingt-deux ans, et qu’il
suivait attentivement les travaux de son aîné. Dans les lettres adressées
à Roussel, j ’en trouve une de l ’abbé Petit, après une exécution, en
1932, de la Symphonie en sol mineur :
« Prokofieff, que vous avez vu à côté de moi, m ’a chargé de vous
témoigner son admiration, mais il doit vous le dire lui-même, et cela
vaudra mieux. »
De telles chutes permettent à Roussel — encore un trait commun
avec Prokofieff — de terminer certaines pièces avec une surprenante
rapidité, par une sorte de volte-face inattendue, à l’opposé des insis­
tantes cadences beethovéniennes dont le finale de Y Ut mineur nous
offre le parfait modèle (cent vingt-six mesures de Coda, les cinquante-
quatre dernières uniquement bâties sur la cadence parfaite à'U t
majeur).
Dans les adagios de Roussel, la mélodie est ample, sinueuse le
plus souvent; elle se déroule sans redites, évoluant volontiers dans un
registre limité, tant que les nécessités expressives ne lui impriment
pas une impulsion qui l ’en fasse sortir. Voici, par exemple, le début
du solo de hautbois de la Pastorale (Petite Suite op. 39):
Ce solo s’étend sur vingt-trois mesures — le solo de flûte, dans
l ’andante de la Sérénade op. 30, on compte vingt-cinq, et vingt-sept
celui du violon, dans Pour une Fête de Printemps. Le chromatisme peut
lui donner des apparences d ’atonalité que le compositeur met parfois
une sorte de coquetterie, ou de taquinerie, à ne pas dissiper immé­
diatement.
Sur son utilisation des modes grecs dans la Naissance de la Lyre,
137
 des modes hindous (Padmâvatî, les Evocations) et chinois ( Ode à
un Jeune Gentilhomme), je renvoie le lecteur aux travaux des spécia­
listes. Mais je crois utile de faire écho à d’intéressantes remarques de
W. H. Meilers (The Composer and Civilization, dans la revue Scrutiny,
Londres, 1938) sur le mécanisme de la composition modale chez
Roussel. Selon W. H. Meilers, il est inexact de dire que le parti pris
modal a influencé le contour de ses mélodies: la vérité est que ses
mélodies et, derrière elles, la nature de sa sensibilité ont déterminé
ime modalité observée sans rigueur. Le plus souvent, il tend vers tel
ou tel mode, ou oscille autour de lui sans se croire tenu de s’y fixer. Pour­
tant — Hoérée l ’a fort bien montré — c’est seulement par déduction
assez stricte de certaines échelles modales que s’expliquent ses harmo­
nisations de mélodies inspirées de l’antiquité grecque ou de l ’Orient.
Le chapitre harmonie-contrepoint de la technique roussélienne est
de tous le plus délicat, le plus controversé, le plus difficile à enfermer
dans des formules.
On peut — Nadia Boulanger l ’a fait aussi clairement et sobrement
que possible dans la Revue musicale d’avril 1929 (p. 105) — cata­
loguer les accords qu’il emploie avec prédilection: on n’est encore
qu’au seuil du problème, tant il apparaît illusoire, neuf fois sur dix,
de les considérer à la lumière des théories classiques. Répondant,
en octobre 1930, à un journaliste du New York Times qui l’interro­
geait sur ces questions, Roussel déclarait:
« Je crois que tous les accords ont été écrits. Reste maintenant
aux critiques et aux théories à systématiser et à expliquer les derniers
développements de l ’harmonie et du contrepoint. C’est affaire à eux,
et la composition moderne leur propose beaucoup de choses à
digérer.»
Cette nécessité de chercher de nouvelles bases d’appréciation
aux derniers développements de l ’harmonie et du contrepoint, les com­
mentateurs de Roussel en ont pleine conscience. L’un des plus
138
perspicaces, Louis Cortese, admet que, dans Padmâvatî, tels enchaî­
nements d ’accords inspirés des modes orientaux ont été écrits pour
leur sonorité, et que leur succession est régie par les seules lois que le
goût et la sensibilité du compositeur leur ont imposées. «Ainsi,
précise-t-il (Rivista musicale italiana, juin 1937), certains redouble­
ments de voix qui, dans d’autres cas, pourraient sembler creux et
maladroits, sont consciemment employés par Roussel pour des
raisons de sonorité bien définies. Ainsi des enchaînements d’accords
denses et riches avec des accords moins étoffes, à sonorité « creuse », ne
sont assurément l ’effet ni du hasard, ni d’une inadvertance, mais
celui d’une certaine volonté de contraste. »
Ce qui dans la musique de Roussel est d’essence contrapuntique
échappe à ces observations dans une assez large mesure. Les conquêtes
harmoniques des temps modernes ne pouvaient évidemment pas être
sans influence sur la conduite des voix; mais chez les contrapuntistes
de haut rang, quelles que soient leurs tendances — aussi bien Hinde­
mith que Roussel —, le lien avec la tradition est maintenu. Les
contraintes sont moins étroites, mais elles répondent à un même
ordre logique et ne présentent aucun rapport avec le vagabondage
anarchique auquel se complaisent des révolutionnaires candides,
mais mal outillés.
En ce qui concerne la musique d’essence harmonique, la situation
est moins simple. Toute une chimie sonore est en train de s’élaborer,
qui en est encore au stade intuitif. Les pionniers de ces nouveaux
modes d ’expression hésitent, en général, à revendiquer les libertés
théoriques qui en devraient être le corollaire. Leurs accords, leurs
enchaînements inédits, ils s’ingénient, ou ils laissent leurs exégètes
s’ingénier à les expliquer en termes d’harmonie classique, à grand
renfort d’anticipations, retards, renversements, etc.
Or il semble bien qu’il s’agisse de tout autre chose. Depuis l ’éman­
cipation debussyste, certains accords, surtout à l ’orchestre, se présen­
tent comme des blocs de sonorité non dissociables, un peu à la façon
139
 dont, en peinture, le mélange de plusieurs couleurs donne une seule
couleur, dont l ’œil ne discerne pas les composantes.
Ceci ne veut pas dire que leur maniement soit arbitraire, mais bien
qu’il obéit à des lois non encore codifiées. Selon toute apparence,
Berlioz les avait pressenties. Saint-Saëns et plus récemment Henry
Barraud ont fait remarquer combien souvent la disposition de son
orchestre semble un défi à l ’expérience acquise. A la lecture on le
jugerait incapable de sonner — et il sonne. Sur ce point (car il n’est
pas question de chercher entre eux d’autres analogies) Roussel
continue de frayer la voie ouverte par Berlioz. Comme l ’observait
naguère Claude Delvincourt (Revue musicale, novembre 1937) à
propos de son langage harmonique, « il y a des réactions sonores, des
précipités de couleurs très variables selon l’étagement des instruments
ou des voix, et, en certains cas, on arrive à donner l ’impression
d’un accord parfait, complet et homogène avec une tierce et une
septième aiguës, une quinte médiane et une fondamentale absente
ou à peine indiquée; on dégage ainsi une impression de légèreté
aérienne et transparente, de libération de la pesanteur, et la botte
d’égoutier de l ’éternelle basse harmonique, toujours présente et
bourdonnante au bas de la polyphonie, n’apparaît plus comme une
nécessité inéluctable ».
Ceci répondait au reproche, fréquemment articulé contre Roussel,
de « n’avoir pas de basses » ou d’avoir de « fausses basses ». Et ce
n’est qu’une réponse partielle. En réalité, la conception de la basse
varie, chez l ’auteur de Padmâvatî, d’une œuvre à l ’autre, et souvent
à l ’intérieur d’une même œuvre, comme son contrepoint, comme sa
rythmique, comme son orchestration. Il peut affirmer sa basse péremp­
toirement, dans les allegros de symphonies, parfois sous forme de des­
sins obstinés qui sont comme d’énormes pédales ; il peut l ’alléger et don­
ner jusqu’à l’impression de la supprimer, quand il remonte à l ’esprit de
l ’ancienne polyphonie et accorde aux differentes parties « l ’égalité de
droits » qu’elles avaient dans le quatuor vocal de la Renaissance. Le
140
plus souvent, il écrit une partie de basse qui diffère de la basse des
traités par son extrême souplesse; le jeu des notes de passage, des appo-
giatures, des ornements mélodiques crée une sorte d’indécision qu’il
maintient ou dissipe à son gré, selon ce qu’il a dessein d’exprimer.
Si l ’on considère plus spécialement l ’écriture symphonique de
Roussel, on n’oubliera pas de faire aussi entrer en ligne de compte le
méticuleux dosage des timbres instrumentaux dont sa note pour
l ’exécution de la Deuxième Symphonie op. 23 nous a donné un exemple.
C’est un héritage reçu de Debussy, très consciemment; nous en avons
la preuve par ce texte qui se trouve être contemporain de la sym­
phonie en question. Je l ’extrais d’un article intitulé Claude Debussy
et / ’Ecole moderne, paru en novembre 1919 dans YEcho musical.
Roussel s’y exprimait ainsi:
« L’orchestre de Debussy mérite d’être étudié à l ’égal de sa
musique même, et l ’école moderne ne s’est pas fait faute d ’y puiser
un précieux enseignement. Elle y a trouvé l ’exemple des couleurs les
plus variées obtenues par les moyens les plus sobres, sans adjonction
d ’instruments nouveaux ni renforcement d ’aucun des groupes de
l ’orchestre. Son secret réside dans une admirable connaissance des
timbres, dans l ’utilisation toujours juste des instruments solistes, dans
l ’adaptation exacte des sonorités à l ’expression du discours musical.
Ce que le musicien a voulu dire, il ne pouvait le dire autrement
qu’avec cet orchestre transparent, demi-voilé, et pourtant lumineux
et vivant. Ses successeurs ont sans doute abusé de certains de ses
procédés; ceux qui ont su profiter de l’exemple y ont appris, avant
tout, à se pénétrer de la valeur des instruments, à les connaître
autrement que par les usages classiques, à éviter les placages, les
redoublements inutiles, en un mot à approfondir leur métier. »
Sur l ’atonalité et la polytonalité, sa doctrine est ferme. Il l ’a
exprimée sans la moindre ambiguïté dans l’interview d’octobre 1930
au New York Times :
141
 « La polytonalité, qui est un contrepoint de tonalités en même
temps que de lignes mélodiques, j ’y crois — quand elle affirme une
tonalité. Pourquoi pas? Les effets polytonaux, quand deux tonalités
ou plus sont entendues ensemble, sont, à condition d’être régis par
une pensée claire et une inspiration authentique, parfaitement naturels,
logiques, artistiques, si on en use à bon escient. Mais je ne les consi­
dère pas comme employés à propos s’ils détruisent la sensation de
tonalité. Quand la tonalité d ’une composition est fermement établie,
le contrepoint peut bien amener ensemble ou faire se heurter deux
tonalités ou plus; si l’on n’a pas la sensation d ’une tonalité prédo­
minante, le compositeur a manqué son but.
» Pour l’atonalité, je ne la sens pas et je n’y crois pas, puisqu’elle
représente la renonciation à la tonalité. »
De fait, Roussel a largement usé de la polytonalité, surtout dans sa
musique symphonique, mais telle qu’il l’a définie: comportant une
tonalité principale autour de laquelle jouent des tonalités secondaires,
qui l’affirment et la rehaussent.
Quant à l’atonalité, l’aspect de certains de ses thèmes y ferait
croire, si on les isolait de la polyphonie qui les escorte. Au début de
la Sinfonietta, la partie de dessus part comme une « série » ; mais
l’illusion est vite dissipée tant par l’accompagnement, tonal sans
équivoque possible (de ré mineur à fa majeur), que par la réapparition,
dès la troisième mesure, de degrés déjà utilisés au mépris de la
discipline sérielle :

Dans une étude exhaustive de la technique de Roussel, les indi­ L E T O M B E A U D E R O U SS E L A V A R E N G E V IL L E

cations très sommaires qu’on vient de lire montrent à quel degré

les problèmes qui touchent à l’harmonie, au contrepoint et à

142
l ’orchestration devraient être imbriqués. Et l ’on ne pourrait pas plus
aisément dissocier l ’élément rythme.

Cette musique est par excellence une musique de mouvement —

mouvement souple, aux fluctuations incessantes, ou au contraire
cette impulsion farouche qui entraîne certains allegros symphoniques,
et à laquelle convient le terme allemand de « Motorik ».
Les œuvres de jeunesse empruntent souvent des mesures irréduc­
tibles au binaire ou au ternaire normal: par exemple 5/4 5/8 7/3 ou
encore 5/10 10/8 décomposables en deux éléments asymétriques
5/8 = 3/8 + 2/8; 10/8 = 6/8 + 4/8: d’où résulte une élasticité qu’aug­
mentent encore de fréquentes modifications qui déplacent les accents
tout en maintenant l ’unité profonde du rythme. Ainsi, dans la Sici­
lienne de la Suite pour piano op. 14, se succèdent: 12 mesures à
6/8 + 12/8, puis une mesure à 6/8, puis 7 mesures à 12/8, 10 mesures
à 6/8 + 12/8, 4 mesures à 12/8, 4 à 6/8 -f 12/8, une à 6/8.
Quand la mesure est uniforme en apparence, le compositeur
n’en est pas esclave. Souvent, elle n’est qu’un repère commode pour
la lecture et l ’exécution, mais les déplacements d’accents et les modi­
fications de tempo laissent au rythme sa fluidité. Il ne cesse pas de
concourir, avec l ’instabilité tonale de la mélodie, à produire les
impressions évanescentes que Roussel recherchait peu après ses débuts.
Dès ce moment pourtant, il usait aussi volontiers de rythmes
longuement maintenus en vue d’effets déterminés : une certaine nostal­
gie, dans le Jardin mouillé (1903), ailleurs des expressions plus
affirmées, d ’allégresse, de volonté, de force. Dans le Divertisse­
ment op. 6 nous trouverons une véritable basse obstinée telle que
Roussel va la pratiquer communément: le dessin obstiné commence
par se reproduire, textuel, pendant un certain nombre de mesures
(ici, Vostinato de quatre croches est répété 11 fois), puis le contour
mélodique de la basse se transforme ou change de degré, le schéma
rythmique restant immuable. Ainsi dans le mouvement initial de la

145
 Petite Suite op. 39, Vostinato — une mesure 6/8 + 4/8 — revient Disciple de la Schola, il devait trouver dans le système de compo­
dix fois textuellement, et persiste rythmiquement pendant vingt sition « cyclique» une ressource non négligeable dans le traitement des
autres mesures ; de même dans les Evocations, la Sérénade op. 30, etc. grandes formes. Il l ’a en effet employé, selon le rite franckiste, en trans­
Mais ce qui marque bien davantage l ’œuvre de Roussel (et ce qui portant un thème d’un mouvement à l ’autre d ’une symphonie. Ainsi,
a prêté aux imitations les plus nombreuses, sinon les plus heureuses), dans la Deuxième Symphonie, le trio du scherzo, sonné par la trompette
ce sont les partis pris rythmiques puissants, simplistes, impérieux, (chiffre 49):
qui soulèvent les grands allegros symphoniques de la période de matu­
rité. Cette Motorik s’annonce au premier mouvement de la Deuxième
Symphonie; encore l ’allegro est-il précédé et suivi d’un mouvement
plus lent, et lui-même soumis à d’assez nombreuses modifications dans
le tempo. Dans le Prélude de la Suite en fa, c’est à peine si l ’élan du reproduit le deuxième thème du mouvement initial:
quatre temps maintenu tout au long du mouvement sera, par deux
fois, à peine ralenti pendant deux ou trois mesures. Dans les Troi­
sième et Quatrième Symphonies tout l ’allegro initial se poursuit
sur un 3/8 persistant, dont la vertu dynamique est irrésistible (il va
de soi que cette même pulsation rythmique anime les scherzi, et les Mais il tire un bien plus grand parti d’un motif rythmico-mélodique
danses de Padmâvatî, de Bacchus et Ariane, d’Aeneas). très simple, très bref, qui apparaît, reconnaissable en dépit de ses
Resterait à mettre en évidence le rôle du rythme dans la cons­ déformations, à travers toute une œuvre. Ainsi de la Troisième
truction formelle. Symphonie, dominée par un thème de cinq notes (réduit à trois
On a souvent fait remarquer que Roussel construit sans trop se dans le vivace) qui se présente sous ces aspects:
soucier des recettes de l ’école. Gaston Carraud a l ’un des premiers,
à propos du Poème de la Forêt, tenté de définir sa méthode:
« M. Roussel a une forme mélodique, une harmonie, une ryth­
mique raffinées, surtout un procédé de développement qui sont à lui.
Quand je dis: procédé, c’est plutôt qu’il n’en a point; son développe­
ment est vraiment un développement de pensée, qui, sans recourir Ce rythme f* fl semble avoir poursuivi Roussel tout
ou sans qu’on le voie recourir aux moyens de rhétorique, semble
engendrer continuellement d’une idée, des idées nouvelles. Cette au long de sa carrière. Il se trouvait déjà dans la sonate op. 11 :
manière, fantaisiste en apparence, mais appuyée sur un dessous solide, S o n a A r C fi.
se perfectionnera encore, et je crois que M. Roussel y trouvera son Très anime 1 s a
avenir, plutôt que dans les formes moins libres sorties de l ’esprit
classique ».
r 1f =

146 147
 Dans la Sinfonietta, son rôle devient prépondérant. Il apparaît
à la fin du premier motif de Yandante :
il gronde, dans les basses, pendant les quatre dernières mesures de
cet andante :
>>
et donne l ’élan au finale:
Chose curieuse, le premier mouvement de la Sinfonietta, comme
on sait, a été écrit après coup. Or le rythme
y est présent, apportant la preuve que le compositeur, sciemment ou
par un besoin instinctif d ’unité, désirait un élément commun aux
deux morceaux préexistants et à celui qu’il leur adjoignait; et il est
significatif que cet élément soit le rythme plutôt que la mélodie.
148
Nous voici presque au terme de la carrière de Roussel, au moment
où il entrevoyait la réalisation d ’une œuvre monumentale qui, sans
déroger, serait doublement populaire, en ce qu’elle viserait un public
très vaste et très ouvert, et que son exécution incomberait en partie
à des groupements analogues aux chorales ouvrières du Nord.
De son heureuse collaboration avec Joseph Weterings pour le
ballet Aeneas, il avait conçu, au printemps de 1935, l ’idée d ’entre­
prendre avec lui un opéra. Mais le projet, en mûrissant, s’était sensi­
blement amplifié jusqu’à devenir celui d ’« une grande fresque musi­
cale, jouée, chantée (par des groupements populaires) et dansée,
qui aurait constitué un spectacle dans toute l ’acception du terme ».
En octobre 1935, le compositeur fixait son choix sur Charles le Témé­
raire, de qui « la destinée essentiellement dramatique allie à la suprême
grandeur la fin la plus désespérée ».
L’année suivante, au mois d’août, le musicien et le dramaturge
se livraient à un dernier examen du projet quand une crise aiguë
d’angine de poitrine vint arrêter pour plusieurs mois l ’activité de
Roussel. Il terminait en ces termes, le 5 novembre, une lettre à Jean
Rivier: « J ’espère que vous allez bien et que vous travaillez. Moi,
pour le moment, je suis en panne: magnéto déréglée, mauvaise
carburation!... Je suis encore pour quelque temps au garage. Mais
cela ne m ’empêche pas de m ’intéresser aux randonnées des amis. »
Cette fois encore, il put reprendre le dessus, assumer avec son
habituelle application l ’organisation du festival de la S.I.M.C. et
diverses autres tâches matérielles, achever son Trio à cordes op. 58,
en commencer un autre, pour hautbois, clarinette et basson dont
il ne devait terminer que Yandante, et parfaire l ’orchestration du
Concertino pour violoncelle op. 57. Je ne pense pas que l ’inspira­
tion de ce Concertino soit à la hauteur de celle des trios; mais il
a donné lieu à un commentaire de Fred Goldbeck ( Revue musicale,
février 1937) qui, sous des apparences quelque peu paradoxales.
149
 apporte, quant au mécanisme de la composition roussélienne, des
suggestions complémentaires de celles qu’on a déjà rencontrées sous
d’autres plumes. J’en détache ces quelques fragments:
« La musique de Roussel a ceci de singulier (et d’énigmatique pour
beaucoup) que l ’élément expressif et l ’élément constructif y sont
répartis et coordonnés d’une façon qui n’est pas l ’habituelle.
» D ’instinct et de coutume, pour reconnaître les valeurs expressives
d’une œuvre inconnue, l ’oreille va au motif, au thème : c ’est le contour
des « idées » principales que l ’on interroge pour savoir si la musique
est gaie, passionnée, nostalgique ou solennelle. Ce n’est qu’ensuite
(et surtout lorsque lesdits motifs n’ont pas un relief expressif jugé
satisfaisant) que l ’on se tourne vers l ’architecture de la pièce pour
se rendre compte comment les éléments sont développés.
» Cette façon d’entendre est basée sur la conviction (consciente
ou inconsciente) que le thème s'impose au compositeur, que c’est là
le domaine de l ’inspiration artistique, mais qu’il choisit et construit
sa forme [...].
» Désarroi — un désarroi non exempt de délices — de cet auditeur
devant la musique d’Albert Roussel.
» Voici des motifs qui sont des figures sonores très dessinées mais,
si j ’ose écrire, à faible tension psychologique: il serait aussi difficile
de leur assigner une nuance expressive tout à fait déterminée que de
décider si une rosace ou une quintefeuille sont joyeux ou mélancoliques.
» Fort bien, se dit Vauditeur, f a i donc affaire à une musique archi­
tecturale et géométrique. N 'y a-t-il pas bel an que l'on me parle du
retour à Bach ?
» Mais voici que, au lieu de la sécurité monumentale qu’il attend,
l ’architecture lui apporte, justement, ces nuances expressives que le
motif semblait écarter: Albert Roussel, qui choisit ses thèmes dans
un esprit ornemental, les développe en symphoniste du frémissement.
L’atmosphère tient au contrepoint, et c’est la contexture du morceau
qui traduit, dans son fugace déroulement, les brusques alternances de
150
l ’allégresse, de la méditation, du rêve, de la fulguration inquiète qui
marquent l ’art roussélien.
» Du fait de ce renversement des valeurs, et la construction et
l ’expression de cet art baignent dans une aura d’irréalité. L’étoffe
de cette musique semble moins dense, plus mobile, plus nerveuse que
toute autre. C’est en somme le concept du dynanisme dont on a tant
abusé — indiquant par là, bien arbitrairement, un art que le geste
d’énergie commande — qui pourrait prendre ici le sens tout à fait
précis d’un mode de composition préférant les éléments de mobilité
aux assises fixes. »
Le mieux qui avait permis à Roussel de se remettre à composer
ne devait pas se prolonger bien longtemps. Au début de l ’été de 1937,
une extrême lassitude se fit à nouveau sentir. Revenu de Vasterival
à Paris, le voici réduit à une quasi-inaction: à grand-peine, il faisait
chaque jour, pour prendre l ’air, le tour de l ’îlot dont sa maison du
square Gabriel Fauré formait l ’un des angles. Ici se place un trait
qui m ’a été rapporté par un témoin digne de foi, et qui complète le
portrait moral esquissé au début de ce livre: pendant une de ces pro­
menades quotidiennes auxquelles il s’astreignait par discipline, mais
qui l ’épuisaient, il croise, sur son trottoir, un homme d’aspect misé­
rable; l ’ayant dépassé, il se demande si ce n ’était pas là un pauvre
honteux qui n ’a pas osé tendre la main. S’il retourne vers lui, et que
l ’hypothèse soit fausse, il risque de le froisser. Alors, hâtant le pas,
à bout de souffle, il refait le tour de son îlot pour rencontrer à nou­
veau son homme, avec naturel, et lui permettre d ’être plus explicite...
C’était vers le 25 juillet. Le 28 il partait pour Royan, en quête de
solitude et de repos. Le 13 août, il s’alitait en proie à la crise cardiaque
qui allait l ’emporter le 27, vers quatre heures de l ’après-midi, ayant,
jusqu’au dernier moment, opposé à la souffrance une résignation
stoïque, laissant à tous ceux qui l ’avaient approché une image par­
faitement noble.
151

Je ne m ’appesantirai pas sur la façon dont cette perte a été immé­
diatement ressentie, sur le nombre et l ’accent d’intense émotion des
messages publiés, dès novembre 1937, par la Revue musicale, et des
articles nécrologiques parus depuis lors en tous pays. Ce que j ’en veux
retenir ici, c ’est, par-delà l ’hommage funèbre, l’éclatante reconnais­
sance de l ’apport de Roussel, l ’acheminement certain vers la place
qui lui est aujourd’hui reconnue dans le mouvement musical contem­
porain.
Au temps où le grand public ignorait jusqu’à son nom, avant
la flambée de succès du Festin de VAraignée, des musiciens de valeur
avaient foi en lui: sa correspondance avec Vincent d’Indy, Maurice
Emmanuel, Déodat de Séverac, etc., en témoigne abondamment.
Une lettre de Paul Locard nous apprend qu’en 1909 Dukas, sollicité
de mettre en musique le Tristan et Yseult de Bédier et Artus, et obligé
de se récuser, désignait «chaleureusement» Roussel comme « le
plus apte» à traiter ce sujet; il ajoutait que la suggestion avait étç
tout de suite acceptée par Albert Carré, le directeur de l ’Opéra-
Comique. Il ne manquait que l ’acquiescement de Roussel: on ne sait
ce qui put y faire obstacle, l ’affaire n’ayant pas eu de suite.
A partir des grandes œuvres de la période 1920-1925, il a pour lui
presque toute la jeune école, Auric, Milhaud, Honegger, Ferroud,
Ibert, Delvincourt, et, naturellement, ses élèves, Roland-Manuel,
le Flem, Riisager, etc. Le plus grand des compositeurs tchèques
actuels, Bohuslav Martinu, second violon à la Philharmonie de Prague
en 1920-1921, est si impressionné par le Festin de l'Araignée et le
Poème de la Forêt qu’il décide d’aller aussitôt que possible à Paris
demander des leçons à Roussel, ce qu’il parvient à réaliser en 1923.
Ce n’est pas un exemple isolé. Bien que n’exerçant aucune fonc­
tion officielle, Roussel voit venir à lui, de plus en plus nombreux,
des compositeurs étrangers qui lui demandent, soit des conseils, soit
de véritables leçons. Parmi eux Cesare Brero, Luigi Cortese, Italiens,
152
Knudage Riisager, Danois, Martinu, Kricka, Julia Reisserova,
Tchèques, Perkowski, Polonais, Petridis, Grec (déjà, au temps où
il enseignait à la Schola, il avait compté parmi ses élèves Stan
Golestan, Roumain, Alfonso Broqua, Uruguayen, Carlos Buchardo,
Argentin, etc.).
Par Roland-Manuel, et aussi par Martinu et Brero, nous savons
quel professeur il était: large d’idées, mais sans mollesse, scrupuleux,
ne laissant passer aucune licence, à moins qu’elle ne fût rachetée par
une invention d ’une jolie musicalité; imposant sa discipline sans éclats
de voix, usant plutôt d’une ironie si nuancée qu’elle ne pouvait laisser
d’amertume. Aux musiciens les mieux outillés, il savait suggérer
beaucoup de choses, en peu de phrases. Je voudrais citer une lettre
que lui adressait, en juillet 1937, quelques jours avant la rechute fatale,
le compositeur tchèque Jaroslav Kricka, qui avait derrière lui près de
vingt ans d’enseignement de la composition au Conservatoire de
Prague. Après avoir remercié Roussel pour un agréable déjeuner
à Vasterival, il poursuivait (dans un français dont je retouche quel­
ques tournures car la gaucherie pourrait en obscurcir le sens): « Je
pense surtout à votre beau Trio si inspiré, d ’un art qui vous est si
particulier. Chaque partie libre et pourtant si logique! En tournant
les pages, j ’étais toujours surpris de voir un mouvement finir quand
j ’attendais au moins une page encore. Mais c ’était cela! C’était juste
et satisfaisant. Le mouvement ne finissait pas ainsi par hasard, mais
pour réaliser l ’équilibre dont vous m ’aviez parlé.
» On doit toujours apprendre, et j'a i appris de vous plus que vous
ne pensez. En quelques mots, vous m'avez dit des choses qu'on ne trouve
pas dans les livres. Ma visite chez vous m’a été un très grand encoura­
gement, et je vous en remercie de tout mon cœur. »
Quiconque a eu le privilège d’approcher Roussel l ’imaginera
aisément assis au piano, conversant, partition en main, avec un inter­
locuteur à qui son exquise simplicité donne l ’illusion d ’un dialogue
d’égal à égal : après coup, à la réflexion, il mesurera son enrichissement.
153
 Par de tels entretiens, par son enseignement régulier, l ’influence de Roussel cherchant à forger les moyens d’expression d’une musique
de Roussel a été grande. Mais son œuvre à elle seule a bien plus puis­ émancipée de la tradition d ’école, mais dont il fallait découvrir
samment agi. Le musicologue portugais Santiago Kastner pense les lois.
qu’elle a plus ou moins consciemment, et plus ou moins profondément, Choisir entre l ’un et l ’autre est affaire de tempérament; souvent
inspiré William Walton, Henk Badings, José Walls, Finn Höffding aussi d’idées préconçues. Des musiciens de cette taille ne se laissent
(sans parler de Martinu, Riisager, etc.). J’ai indiqué certaines pas si strictement enfermer dans les catégories où nous trouvons
affinités avec Prokofieff: peut-être y aurait-il lieu de creuser la commode de les immobiliser! Le classicisme impassible de l ’un, l ’élan
question. dionysiaque de l’autre cessent plus d’une fois de s’opposer avec la
belle symétrie que souhaitent, pour cause, les auteurs de manuels:
Quant à l ’action sur le public, elle se développe selon une pro­ l ’atticisme, la suprême retenue de Ravel étaient en vacances lorsqu’il a
gression constante. En Allemagne, en Angleterre, en Amérique, les écrit l ’exubérante, la frémissante partition de Daphnis et Chloé; la
Troisième et Quatrième Symphonies, Bacchus et Ariane occupent musique de chambre d’Albert Roussel abonde en jeux d’écriture et de
dans les programmes une place toute proche de celle des symphonies timbres que Ravel n ’eût pas désavoués. Si bien qu’il est presque aussi
de Brahms. Des chefs d’orchestre tels que Münch, Cluytens, Kousse- chimérique de les opposer que de leur assigner des numéros d’ordre.
witzky, Martinon, Golschmann, Adrian Boult, Erich Kleiber, Scher- Je devais à mon lecteur cet effort vers l ’équité, à la fin d’un ouvrage
chen, Albert Wolff, von Karajan, etc., les ont adoptées. Mitropoulos, où je n ’ai pas dissimulé mes sympathies.
après un concert où il avait dirigé du Roussel, écrivait au compositeur
(21 avril 1934): « Je vous considère avec toute ma conviction comme
le plus grand compositeur français de notre temps. »
Cette première place dans l ’école contemporaine après Debussy,
des critiques et musicologues éminents la lui attribuent également.
D ’autres, de non moindre autorité, tiennent pour Ravel, la
compétition — si tant est qu’on puisse, à ces hauteurs, employer
décemment un tel terme — restant en tout cas limitée à leurs deux
noms.
Il me paraît assez vain d’établir une hiérarchie entre des créateurs
qui tous deux sont parvenus, dans un nombre d’œuvres relative­
ment considérable, à réaliser à plein l ’idéal sonore auquel ils
aspiraient.
Leurs sensibilités différaient profondément, leurs techniques de
même: celle de Ravel plus soucieuse de prolonger celle de nos classi­
ques, qu’elle a portée à un point de perfection inégalable, celle

154 155
 ILLUSTRATIONS

A lbert R oussel en 1936 (p. 9)

P hoto prise par Lipnitzki au cours d ’une visite à Vasterival.

La maison natale d ’Albert R oussel à Tourcoing, aujourd’hui, 10, rue du Général-

Leclerc (p. 23)
(phot. R. Mischkind, Lille)

U ne lettre d ’Albert Roussel, du 10 août 1931, à son am i Robert Brussel, critique

musical du Figaro (p. 33)
Elle tém oigne, avec d ’autres, d ’un vivant intérêt pour les œuvres nouvelles, quelle
qu’en fût la tendance, pourvu q u ’un talent s ’y manifestât.
(collection M . Pincherle — phot. M . Rigai, Paris)

L a Vague, A uguste Renoir (p. 39)

(phot. Willemin, Paris)
Ce tableau, qui fait partie de la collection de M e Roger Hauert de Paris, évoque
autant que la mer elle-même certains frémissements de l ’œuvre d ’Albert Roussel.

L a F régate M elpomène, (p. 49)

école des gabiers, sur laquelle Albert R oussel navigua dans l ’Atlantique Nord.

L e G ange a Bénarès, (p. 59)

(phot. Dr. P. M uriset)
C ’est le « Fleuve Sacré » qui a inspiré au compositeur la troisième partie des
Evocations. Albert Rousset et M adame R oussel avaient remonté le Gange en
barque le 24 octobre 1909, au cours du voyage aux Indes qui devait aussi donner à
Albert R oussel l ’idée première de Padmâvatî.

157
L e F estin de l ’A raignée (p. 69)
D écor de Leyritz pour les représentations de 1937 à l ’Opéra.
(phot. Morin, Cannes) ta b le des m atières
L e F estin de l ’A raignée
(phot. Morin, Cannes)
Pages
D essins de costumes pour les représentations à l ’Opéra: Roussel: vue cavalière de son œuvre, par lui-même; portrait, par ses contem ­
« Fourmi » et « Papillon » (p. 79) porains ............................................................................................................................. 19
« Araignée » et « Bousier » (p. 85)
U n cas d ’exception: le com positeur qui n'a pas été enfant-prodige. Eveil
tardif de la vocation. Le temps perdu tôt rattrapé. Les idées de Roussel
P admavati, (p. 91) sur la m u s iq u e ................................................................................................................ 30
(gouache appartenant à M . Valdo Barbey, — phot. Morin, Cannes)
D écor de V aldo Barbey pour le deuxième acte, dans le temple de Siva, à l ’Opéra. Amateurisme? Les débuts du compositeur. Debussysm e et Schola: quel­
ques œuvres, déjà, échappent à ces deux influences et laissent pressentir
P admavati le Roussel des années de m a t u r ité ............................................................................ 61
(phot. Morin, Cannes)
D essins de costumes de V aldo Barbey pour les représentations à l ’Opéra: Les M élodies, le Divertissement op. 6 ................................................................... 64
le Sultan Alaoudine et Padmâvatî (p. 97)
le Guetteur et Femmes du Peuple (p. 103) Le Poème de la Forêt et le sentiment de la n a t u r e ............................................. 71

P admavati, (p. 113) Le voyageur. Les E v o c a tio n s ..................................................................................... 76

(phot. M . Rigai, Paris)
Le musicien de théâtre, Le Festin de l'Araignée, P a d m â v a tî ........................... 78
D ébut de la première scène, au lever du rideau, sur une place de Tchitor : une page
du manuscrit calligraphié par Albert R oussel à l ’intention de sa femme, dèdica-
Le symphoniste, Pour une Fête de Printemps, la Suite en fa . Symphonies
taire de l ’œuvre, qui a fait don de cette partition à la Bibliothèque du Conser­
vatoire de Paris. et ballets, la Musique de c h a m b r e ............................................................................ 96

Portrait d ’Albert R oussel par Bilis (p. 123) Les vues sociales d ’Albert R o u s s e l ............................................................................ 131
( Collection M me Roussel — phot. Morin, Cannes)
Aperçu technique, thématique, modalité, harmonie et contrepoint, les
A lbert R oussel contemplant la M er, (p. 133) « fausses basses », le r y t h m e ..................................................................................... 135
(phot. Lipnitzki, 1936)
Place d ’Albert R oussel dans la musique d ’aujourd’hui . . . . . . . . . 152
Le tom beau d ’Albert R oussel au cimetière de Varengeville (p. 143)
Table des illustrations 157
(les sculptures sont de Marcel Gaumont, le travail de fonderie de Rudier)

158 159
 %
4

«
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I
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