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Il faut rappeler que Laurent Mourguet (1769-1844) crée à Lyon vers 1808 « Guignol »
(le guign’œil = louche), marionnette qui improvise sur l’actualité du jour en se dres-
sant contre les injustices dont sont victimes les pauvres et les petites gens, à tel point
qu’en 1852 un rapport de police témoigne de son caractère subversif et de son goût
pour la grivoiserie.
De la liberté de l’art aux émotions de l’âme, on ira alors selon René Wisten jour-
naliste (1831) « au Grand Guignol lorsqu’on aura besoin d’émotions fortes comme on
va aux Folies Bergères lorsqu’on a envie de voir de jolies cuisses ».
Max Maurey (1886-1947), second directeur de 1898 à 1914, va faire du théâtre du
Grand Guignol le théâtre de l’épouvante, le lieu de l’horreur, de la terreur et de la peur
où on viole, on vitriole, on étrangle, on empoisonne, on coupe en morceaux, on tue.
Dans une visée publicitaire, Max Maurey engage un médecin de service pour secourir
les spectateurs défaillants, le succès d’une pièce se mesurant au nombre d’évanouisse-
ments provoqués. Le journal Le Rire peut alors dire « conformément à l’ordonnance
récente de M. Lépine [préfet de police de Paris de 1899 à 1912] les médecins devront
s’assurer avant chaque soirée que les spectateurs sont indemnes de toutes maladies de
cœur pouvant entraîner des conséquences mortelles ».
Les pièces écrites sont ainsi courtes, ramassées en un acte, sans longueur, sans exposés
inutiles, entrant immédiatement dans le sujet et dans l’action. La brièveté est perçue
comme garantie de succès, l’entracte est supprimé pour ne pas laisser retomber la gra-
dation qui fait passer le spectateur de l’inquiétude à l’angoisse puis à l’épouvante.
3. L’ambiance générale. Le Grand Guignol est un petit théâtre qui occupe le fond
d’une impasse à l’atmosphère de coupe-gorge. À l’extérieur, éclairage rouge et som-
bre, pavés irréguliers sur lesquels on trébuche. À l’intérieur, une ambiance de chapelle
avec un éclairage rempli d’ombre, l’œil accrochant du mystère partout, le frémisse-
ment de l’imagination participant de la peur. Par ailleurs, une salle propice aux sen-
sations étranges, toute en longueur, aux murs tendus d’étoffes foncées et aux étroits
tréteaux appelant un répertoire où les espaces sont confinés. Quand les trois coups
ont frappé et que les lumières s’éteignent, les nerfs doivent être à fleur de peau de telle
façon que lorsque le rideau se lève le spectateur soit « à point », que le malaise s’em-
pare de celui-ci pour aller toujours croissant, l’horreur n’étant pas montrée d’emblée
mais annoncée, attendue, la création d’un climat d’inquiétude rendant prévisible un
événement redoutable qui est retardé jusqu’à la fin.
Comme nous l’avons rapidement évoqué, le répertoire du Grand Guignol est
celui d’espaces confinés. Celui-ci sera de fait dédié aux milieux dédaignés mais néan-
moins inquiétants. Maisons de fous, hôpitaux, asiles, laboratoires, morgues… Le Grand
Grand Guignol et aliénisme 433
Guignol s’attache à une étude précise, « scientifique » de ces milieux par la mise en
scène de cas médicaux. Il s’agit du théâtre médical d’A. de Lorde, théâtre dont il con-
vient principalement de distinguer deux sortes : celle se rapportant au bistouri, au bloc
opératoire et celle liée à la folie. La folie n’y était généralement pas démonstrative à
l’opposé de l’exubérance classique ou de la bouffonnerie attendue du fou. L’on pourrait
dire que la folie, en tant que telle, est reléguée au second plan, l’aliéné étant avant tout
considéré par rapport au danger, à la violence potentielle et à la menace qu’il repré-
sente. La virtuosité du théâtre médical, théâtre d’épouvante et de sang, réside ainsi
dans sa capacité à relativiser la folie pour la rendre intelligible au grand public. A. de
Lorde dira « quelle différence y a-t-il entre le fonctionnement normal d’un cerveau et
son altération ? Quelle infime nuance sépare l’aliéné d’un homme sain ? »
Le proche peut devenir monstre. La limite est mouvante, incertaine, trompeuse.
Elle n’est pas définitive.
À la fin du xixe siècle, une tendance marquée est d’attribuer une efficacité certaine
au roman dans la diffusion du savoir.
A. de Latour, comte de Lorde (1869-1942), le prince de la terreur, qui faisait peur
en mettant notamment en scène le fou, orchestra une véritable campagne de propa-
gande en faveur de la maladie mentale à travers un théâtre d’épouvante en apparence
incompatible avec la rigueur et le discours savant. Il situe ses écrits et plus particuliè-
rement le théâtre médical qu’il met au point dans cette littérature à mission savante,
ayant pour mérite de faire pénétrer chez « le profane » une conception des troubles
mentaux plus exacte que celle répandue couramment. Certes le Grand Guignol est a
priori un théâtre du trouble, où ce qui est exalté, comme nous l’avons déjà évoqué, sont
les frontières, les limites et les seuils. Thèmes dont les échos auprès du spectateur sont
l’évanouissement, la perte de maîtrise, la panique… Cependant, à travers le moyen
qu’il utilise, le Grand Guignol peut, par moments, poursuivre une double campagne :
– d’une part pédagogique : montrer par l’action ce que sont les maladies menta-
les, sans se perdre dans des détails savants. Sa fonction étant de révéler la vraie nature
de la folie sur laquelle le public a une idée fausse ;
– d’autre part civique : attirer l’attention sur le corps médical et l’administration,
notamment au travers de ses abus et défaillances éventuels.
La lumineuse idée d’A. de Lorde fut de faire appel à de grands noms dont le mes-
sage authentifia le caractère scientifique et sérieux des productions du Grand Gui-
gnol.
Ainsi, de célèbres docteurs, d’éminents professeurs eurent à intervenir en tant que
critiques, préfaciers, conférenciers, voire à titre d’auteurs. Ces prestigieuses référen-
ces scientifiques dont s’entourait A. de Lorde apportaient à son théâtre une crédibilité
médicale, les faits divers, ceux qui avaient fait les gros titres de la presse à sensation,
l’ancrant dans la réalité.
La caution d’authenticité et de valeur scientifique de son œuvre et par là même
du Grand Guignol, A. de Lorde la doit à la collaboration de ces différents scientifiques
pour qui le théâtre était un tremplin, un moyen efficace assurant la diffusion du savoir
et l’éducation du public.
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qui souffrirait d’obsession homicide. Il s’agit bien entendu du cas du consultant qui
de retour chez lui assassine son fils ; l’aliéniste n’a pu ainsi déceler le fou dangereux,
l’homme mystérieux qui cache sous une apparence normale, le comportement dan-
gereux ;
– Une leçon à La Salpêtrière de 1908 est une critique de l’expérimentation médi-
cale : une jeune fille dont un bras est paralysé à la suite d’une expérience retrouve
l’interne responsable de l’opération et lui lance de l’acide au visage. Alors qu’il souffre
atrocement, il sert de cobaye à ses confrères.
Ce qui sous-tend ces pièces ce sont les thèmes suivants :
a. Ce qui doit épouvanter le public, c’est le fou dangereux en liberté dans la rue.
Interné, il est paisible, raisonnable. La liberté qui lui est rendue peut faire reprendre
le délire.
L’hospitalisation est ainsi une mesure de protection et de précaution. Ici est ou-
vert le débat de la loi de 1838. Si la loi autorise l’internement, elle peut laisser des fous
en liberté. Les aliénistes auront alors à cœur de révéler l’existence d’une folie non appa-
rente : un fou peut-être dangereux bien qu’il n’en ait pas l’air. Est alors prise la défense
de l’homme de la rue par la lutte contre les sorties prématurées des asiles.
La question posée par A. de Lorde est alors : « que faire, vers qui se tourner ? » Sa
réponse sera :
vers les hommes du savoir, les médecins auxquels il faut faire confiance. Les médecins
n’offrent pas toutes les garanties de sécurité, ils sont parfois inquiétants ou insuffi-
sants […] s’ils remplissaient jusqu’au bout un rôle de protection il n’y aurait pas de
raison d’avoir peur.
J’ai des goûts très analogues à ceux d’André de Lorde, j’aime passionnément ce théâtre
d’angoisse où l’on attend le cœur serré quelque chose de terrible et surtout de mys-
térieux […] nous prenions feu pour le théâtre, on discutait le temps de la pièce, on en
traçait les grandes lignes puis les détails et on se promettait de l’écrire bien vite ensem-
ble. André de Lorde nous a donné un théâtre dont le caractère est original et puissant.
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Ainsi, J. Babinski se cachait sous une fausse identité, A. Binet assistait aux premières
de ses pièces sous une fausse barbe. G. Gilles de la Tourette se présente sous un masque
où on ne l’attendait pas… Le Grand Guignol a mis l’homme normal au contact avec
le fou et la folie, en en présentant deux images :
1. La première, grand-guignolesque en apparence incompatible avec la rigueur et
le discours scientifique : c’est le théâtre de l’épouvante, de la peur, ou de l’horreur :
meurtres, sévices, viols…
2. La seconde, pédagogique pourrait-on dire, à visée de vulgarisation scientifique.
Le médecin des fous, à la fois savant et ignorant, porteur d’un pouvoir que lui procu-
rait sa profession, y était situé comme intermédiaire qui doit protéger l’homme de la
rue. Son rôle devait assurer la tranquillité de la population en empêchant le fou d’in-
vestir le quotidien. Un rôle digne de Guignol : celui de gendarme.
Pierre Chenivesse 1
Références bibliographiques
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Rivière F., Wittkop-Ménardeau G. (1979), Grand Guignol, Paris, H. Veyrier.
1. p.chenivesse@wanadoo.fr.
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