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LE CITOYEN DE VERRE
Entre surveillance et exhibition
Traduit de l’allemand et préfacé
par Olivier Mannoni
L’Herne
PRÉFACE
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administrative et la mise en place d’une « base élève » qui permet
à l’éducation nationale de suivre l’évolution familiale, personnelle
et médicale des enfants3 ou à la décision de généraliser la vidéo-
surveillance des espaces publics, en passant par la révélation des
mesures d’espionnage grotesques et disproportionnées prises
contre un groupe de pseudo-terroristes surnommé « les épiciers
de Tarnac4 » et l’ordre donné, sans vérification préalable, par la
Direction de la Police nationale aux agences de presse de diffuser
les images de cinq pompiers catalans en vacances pris à tort pour
des membres de l’ETA5. Ces faits ont révélé l’ampleur du travail
de sape mené contre les libertés élémentaires dans une démocratie
considérée jusqu’ici comme à peu près exemplaire. Un travail
qui semble n’avoir qu’un seul but : porter sur les « personnages
obscurs » que nous sommes tous un éclairage suffisamment vif
et cru pour faire de nous tous des « citoyens de verre », parfaite-
ment transparents au regard du pouvoir et de l’État6.
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concentration nazis7, a choisi dans Le Citoyen de verre de ne
pas s’arrêter à la description de ces pratiques, aussi inquiétantes
soient-elles. Même si le tableau des modes de surveillance de
l’individu, qu’il brosse au début de son essai, donne des frissons,
tant ce qui aurait encore relevé de la science-fiction il y a dix
ans est aujourd’hui devenu notre réalité quotidienne, Sofsky
s’interroge surtout sur les raisons profondes de la fascination-
répulsion que nous inspire cette société encore en germe où la
lumière de la vie publique est censée chasser la moindre ombre
de vie privée et donc, forcément, « obscure ». Il rappelle que la
frénésie de contrôle actuelle n’a pas toujours été la règle. Que
dans les époques les plus éloignées, des règles coutumières,
sociales et politiques délimitaient précisément la frontière entre
un espace privé intangible et un espace public dans lequel l’in-
dividu devait rendre des comptes. Et que ces limites marquaient
un espace intangible, indispensable à la survie mentale de l’être
humain.
Car au-delà des atteintes aux libertés élémentaires que sont
l’arrestation brutale ou l’espionnage de nos moindres faits et
gestes, Wolfgang Sofsky met en relief dans cet essai une réalité
beaucoup plus sournoise, et d’autant plus terrifiante : ce qui se
joue au xxie siècle, ce n’est pas la propagation des caméras de la
surveillance à la Orwell, ou pas seulement cela. C’est la dissolu-
tion d’un principe fondamental de notre civilisation : celui de
la liberté qu’a l’individu de posséder un espace privé, un espace
intime, de disposer de son corps, comme le suggère un autre vieux
principe, du droit anglais celui-là. L’enregistrement du corps
à chacun de ses passages en un point donné, son dénudement
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total dans les appareils de surveillance de la nouvelle généra-
tion, l’obligation de se laisser palper, fouiller en des occasions
parfaitement anodines, tout cela constitue des atteintes plus
profondes à la liberté de l’esprit humain que n’importe quelle
surveillance électronique. Ces mesures s’accompagnent d’une
emprise croissante de l’État sur le corps : du contrôle des vaccins
– ce que la protection du bien public justifie, il est vrai, ample-
ment8 –, on est passé à l’idée que l’individu devait œuvrer à la
santé publique en soignant sa propre constitution. Interdiction
du tabac, proscription de l’alcool, lutte contre l’obésité sont
aujourd’hui autant de manières, pour le pouvoir public, de
prendre possession du corps de l’individu, tout comme le fut
voici quelques années l’obligation, pour un conducteur, d’atta-
cher sa ceinture au volant. Le principe de la liberté individuelle
a longtemps été : fais tout ce qui ne nuit pas à autrui. Ce que
l’on tente de nous inculquer aujourd’hui est l’idée que notre
corps individuel, censé servir le grand corps collectif, donne à la
collectivité un droit de regard sur chacun de nos actes, jusqu’aux
plus intimes : ne va-t-on pas jusqu’à nous ordonner aujourd’hui,
sous prétexte de sécurité, de ne pas sourire sur les photos qui
expriment notre identité ?
Toutes les grandes révolutions de l’histoire mondiale ont eu
leurs acteurs et leurs penseurs. Avec quelques autres penseurs de
renom9, Wolfgang Sofsky ouvre le champ de pensée d’un retour
au corps individuel. « Celui qui croit qu’il n’a rien à cacher a
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déjà renoncé à sa liberté », écrit Wolfgang Sofsky. On ne saurait
mieux dire : il nous faut réapprendre d’urgence l’art de la dissi-
mulation. Sans lui, aucun principe sacré, aucune déclaration
de droits de l’homme, aucune liberté formelle n’a plus aucun
sens. Pour vivre heureux, vivons cachés. A contrario, une vie sans
cachette est une vie de malheur. Ce sera notre futur si nous n’y
prenons garde.
Olivier Mannoni
Avril 2010
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I
TRACES
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de joie, se rue dans la grande salle de jeux au plafond de laquelle
pend la tête mobile d’un clown dont l’œil de verre gauche jauge
la pièce, immobile et noir. S’il voulait, une fois arrivé au bureau,
surveiller depuis son ordinateur les activités de son fils, B. n’au-
rait qu’à se connecter.
B. allume l’autoradio et met ses lunettes de soleil. Il est
pressé, il appuie sur l’accélérateur et tourne à vive allure en
direction de l’autoroute. Il connaît ce trajet depuis des années et
sait précisément où le guette le radar. Il est d’autant plus surpris
lorsqu’un flash se déclenche dès l’entrée. B. pousse un juron et
tambourine sur son volant. Au péage, il se le rappelle, toutes les
plaques d’immatriculation sont filmées et comparées à la liste
des voitures volées. Il ne remarque pas l’éclair infrarouge près
de la passerelle pour piétons. Avant même qu’il n’ait atteint le
parking en sous-sol de son entreprise, presque chaque minute
de son séjour dans l’espace public a été consignée. Il entre dans
son bureau à l’aide d’une carte à puce qui enregistre son heure
d’arrivée sur son compteur horaire.
Une fois à son poste, B. allume son ordinateur pour consulter
son courrier professionnel. Entre l’unité centrale et le clavier,
on a logé un petit appareil qui note chacune des commandes
qu’il tape sur les touches. Bien qu’il occupe un poste élevé et
de confiance, on a installé, chez lui aussi, un enregistreur de
frappes. Le personnel est certes autorisé à utiliser Internet pour
son usage privé, mais doit en contrepartie accepter que toutes
les données fassent l’objet d’un protocole. Cet appareil anodin
branché sur le clavier rappelle à chacun qu’il doit autant que
possible garder ses secrets pour lui.
Pendant la pause déjeuner, B. reçoit deux coups de téléphone.
Son conseiller fiscal l’informe que l’administration des impôts
a demandé des précisions sur son virement à l’étranger. B. ne
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se rappelle pas avoir commis la moindre irrégularité. Hormis
quelques contraventions pour stationnement illicite ou excès
de vitesse, il n’a jamais eu affaire aux autorités. Un an plus tôt,
cependant, il a payé avec sa carte de crédit l’hôtel où il passait
ses vacances. La demande qu’il vient de recevoir laisse penser
que le fisc connaît les moindres mouvements de son compte.
Manifestement, un contrôleur est allé fouiner dans ses affaires
sans l’en informer. Il ouvre la fenêtre et regarde la rue étroite
en dessous de lui. Un haut-parleur diffuse de la musique douce.
On entend de temps en temps un étrange bourdonnement. Il
provient d’une sorte de moustique artificiel qui traque les bruits
suspects dans les chemins latéraux et les rues adjacentes.
Le deuxième appel qu’il reçoit est celui de son médecin de
famille. Il lui demande quelles données il veut voir stockées sur
sa nouvelle carte de sécurité sociale. Pour faciliter les soins en cas
d’urgence et réduire les coûts, les caisses maladie se sont mises,
récemment, à éditer pour chaque patient une carte à puce sur
laquelle, outre les données personnelles et le bloc d’ordonnances
électronique, on doit aussi répertorier tous les diagnostics, trai-
tements et prescriptions antérieurs, ainsi qu’un éventuel accord
pour le don d’organes. Le médecin conseille à B. de n’entrer que
les informations minimales et obligatoires, une proposition que
B. approuve sans hésiter, bien qu’il juge inéluctable la tendance
au stockage illimité des données personnelles.
Vers 13 h, B. se renseigne sur les horaires de train pour son
épouse, partie rendre visite à ses parents. Son beau-père lui a solen-
nellement promis, au téléphone, qu’il accompagnerait sa fille
ponctuellement à la gare. Son employeur a aussi explicitement
autorisé l’usage du téléphone de l’entreprise pour les conversa-
tions privées. Mais les premiers chiffres et les numéros d’utilisa-
teur sont répertoriés pour la facture mensuelle. La minceur des
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