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On était en droit d’espérer que les conflits du XX e siècle auraient incité l’Europe à
réactualiser les principes qui ont inspiré ses plus hautes formes de culture. Il n’en a rien été.
En dépit de ses efforts politiques pour construire un espace commun dont aucun pays ne serait
exclu, l’Europe tourne le dos à son passé sous le prétexte d’affronter son avenir. Les
anathèmes de Valéry sur « les misérables européens » et de Camus sur « l’ignoble Europe », à
la fin des deux guerres mondiales, n’ont guère été entendus. Asservis à une fièvre de
commémorations et à une frénésie de repentances, pour rehausser leur conscience, les
dirigeants européens ont écarté de leurs projets tout ce qui touchait au passé de leurs peuples.
La sentence de René Char, qu’Hannah Arendt a admirablement commenté, demeure toujours
d’actualité : « Notre héritage n’est précédé d’aucun testament ».
vaste terre sur laquelle porte un regard universel par lequel les hommes reconnaissent leur
même origine.
Un tel regard de l’âme, l’Europe contemporaine ne le porte plus sur elle-même quand
elle occulte consciemment son passé. Deux illustrations suffisent à l’établir. Les chefs d’État
européens ont imposé à leurs pays en 1995 à Madrid l’« euro » comme monnaie unique,
représentée par un pictogramme barré inspiré de l’epsilon grec. S’ils ont laissé aux pièces un
motif propre à chaque État, ils ont refusé de donner aux sept billets de banque une illustration
européenne. Pour évoquer l’esprit d’ouverture et de tolérance de l’Union, le graphisme des
billets élimine au recto tout visage humain, celui des peintres, des écrivains ou des musiciens
de l’Europe, au profit d’arches et de portails fictifs et, au verso, retient des aqueducs virtuels
au détriment des œuvres réelles : la cathédrale de Milan ou le pont du Gard ne pouvaient sans
doute symboliser les liens de l’Union avec le monde. On a sacrifié l’Europe façonnée par
l’histoire à une Europe financière et technocratique dépourvue de passé. Mais le refus de
reconnaître des racines culturelles et spirituelles communes va plus loin encore. Après maints
débats, l’article 2 de la Constitution avortée, consacré aux « valeurs et objectifs de l’Europe »
n’a pas fait mention de son héritage chrétien au motif que sa dimension religieuse était
inacceptable pour des États laïcs. En dehors du fait que l’héritage laïc n’est pas exclusif de
l’héritage chrétien, c’était oublier que le patrimoine religieux, en art comme en morale et en
politique, est une réalité historique au même titre que le fond gréco-romain et l’esprit laïc issu
des Lumières. Tous trois constituent le tissu indissoluble d’une même tradition. Au demeurant
la laïcité européenne s’est formée peu à peu à partir d’une distinction religieuse puisque, dans
l’Église, le terme laïcus désignait le « peuple » séparé du « clergé », clerus. Et c’est un Pape,
Nicolas II, qui a utilisé le premier le terme d’« Europe » en 1453, l’année de la chute de
Constantinople, pour désigner ce qui portait le nom de république chrétienne. Récuser l’une
des racines de l’Europe, et la plus ancienne, c’est oublier qu’il n’y a de « culture », selon
l’heureuse expression de Gadamer, que là où « tous les lointains », Athènes, Jérusalem et
Rome, sont en mesure « de rejoindre la proximité d’un nouveau présent »1.
Depuis Hérodote, les témoignages grecs les plus anciens sur l’Europe l’ont opposé à
l’Asie, d’abord sur le plan géographique, avant d’élaborer un réseau complexe d’oppositions
physiques, démographiques, psychologiques et politiques. À un niveau d’élaboration
1 H. G. Gadamer, L’Héritage de l’Europe, Paris, Rivages-Poche, 2003, p. 75.
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supérieur, celui de la civilisation, les Grecs distingueront le monde des Hellènes de celui des
Barbares, cette dualité prenant ensuite la forme, avec le limes romain, de l’opposition de la
Romanitas et de la Barbaria. La polarité horizontale de l’Europe et de l’Asie, du Couchant et
du Levant, des Grecs et des Barbares, de la Romanité et de la Barbarie, va historiquement se
projeter sur un axe vertical lors de l’apparition du christianisme dans le monde romain.
Constantin se convertit à la nouvelle religion en 325 et Théodose l’impose à l’Empire par
l’édit de Thessalonique en 380 en interdisant les cultes païens dont les temples sont détruits.
C’est le couple chrétien-païen qui servira désormais à définir l’identité des habitants de
l’Empire romain, puis, après son effondrement, du monde chrétien.
Ce nouveau couple oppose le paganus, le paysan non converti dont le labeur quotidien
le lie aux divinités de la terre et du ciel, au christianus, l’homme baptisé, qu’il soit d’origine
romaine ou barbare. L’ecclesia, la communauté des chrétiens, va se substituer à la
communauté des citoyens pour former un limes spirituel qui est celui de la cité de Dieu. Saint
Augustin en témoigne quand il défend, bien que citoyen romain, la cité de Dieu contre la cité
terrestre, peu après le pillage de Rome en 410. En dépit du désastre, « elles avancent
ensemble, les deux cités, enchevêtrées l’une dans l’autre jusqu’à ce que le Jugement dernier
survienne et les sépare »2. Le monde européen, quand il reconstruira la civilisation après les
invasions barbares, prendra le nom de Christianitas ou de Respublica christiana, l’ajout du
mot « république », en souvenir de l’ancienne Rome, marquant l’apparition d’un nouvel
espace politique. Pour les prochains siècles, le terme d’Europe, réduit encore à son sens
géographique, laisse la place à celui de Chrétienté pour incarner l’aire culturelle, spirituelle et
religieuse du monde médiéval. Cet espace possède en puissance une extension mondiale qui
ne le limite pas à l’Empire déchu ou au continent européen puisque le christianisme se
présente comme la religion « catholique », c’est-à-dire universelle. La communauté
chrétienne ne possède donc que des frontières virtuelles sur le territoire de l’Europe où sa
religion, venue d’Asie, a pris souche puisqu’elle est ouverte, dans l’espace comme dans le
temps, à la totalité des peuples. Saint-Augustin insistera sur la dimension universelle de la cité
chrétienne qui va s’identifier à l’Europe puis au monde :
« Cette cité céleste, donc, tant qu’elle voyage sur la terre, attire des citoyens de toutes
les nations et assemble autour d’elle une société composite, des gens de toutes langues, sans
2St Augustin, La cité de Dieu, livre I, XXXV, Œuvres II, Paris, Gallimard, Bibliothèque de La Pléiade, 2000, p.
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Tout concourt désormais, en Europe, à creuser la distance entre une civilisation en quête
de son identité et l’altérité à laquelle elle s’oppose en essayant de l’absorber comme Rome
avait intégré les Barbares. Le mythe phénicien avait ouvert la voie en conduisant les frères de
la princesse enlevée vers les terres lointaines où portait son regard. Les Grecs, puis les
Romains, ont renforcé une distance, non plus géographique, mais culturelle, entre l’Europe et
l’Asie, ou entre la civilisation et la barbarie. Le christianisme, à son tour, en devenant la
religion de Rome, puis en se substituant à l’Empire disparu, a amplifié ce regard éloigné de
l’homme européen en le faisant porter vers une fin encore plus lointaine. Ce sera la parousie
du Christ en gloire qui viendra toucher les hommes « comme l’éclair part du levant et brille
jusqu’au couchant » (Matthieu 24, 27). Pour le Chrétien, qui léguera ce sentiment de
l’existence à l’ensemble des Européens, l’attente de la venue du Seigneur creuse dans son
âme une inquiétude qui ne saurait être comblée sur la terre. Pascal ne connaît pas d’autre
recours que cet appel de l’infini : « Tout ce qui n’est pas Dieu ne peut remplir mon attente »4.
Une si longue attente conserve la tension de l’éclair qui rapproche, tout en les tenant à
distance, le couchant et le levant, selon le même jeu d’images que l’on trouve dans le mythe
phénicien et la parole évangélique.
Comme la princesse asiatique avait donné son nom à l’Europe en tournant ses regards
vers l’Occident, la religion chrétienne a donné sa spiritualité à sa culture en opérant le même
déplacement vers l’Hespérie. Apparu sous une tradition orale en Palestine, le christianisme
primitif enraciné dans le monde hébraïque a ordonné son armature théorique dans le monde
gréco-romain. En suivant la catéchèse de saint-Pierre, les évangiles synoptiques de Matthieu,
de Marc et de Luc ont fixé le plan quadripartite de la vie de Jésus, du baptême à la Passion,
selon une narration continue qui inscrit le récit dans l’histoire. L’évangile de Jean propose
pour sa part une série d’épisodes qui commence avec la gloire de Jésus lors du miracle de
Cana et l’expulsion des marchands du Temple, pour s’achever avec l’apparition du Christ à
ses disciples après la Résurrection. S’ils portent les traces de la langue sémitique que parlait
3St Augustin, La Cité de Dieu, livre XIX, XVII, Œuvres II, op. cit., p. 876.
4Pascal, Prière pour demander à Dieu le bon usage des maladies, IV, Œuvres complètes, tome II, Paris,
Gallimard, Bibliothèque de La Pléiade, 2000, p. 186.
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Jésus, les Évangiles sont écrits en grec et seront diffusés dans l’ensemble du monde romain.
La Bonne Nouvelle imposera à l’esprit chrétien cette conduite dramatique du récit dont
l’Europe tire le modèle de sa propre narration dans l’histoire comme dans le roman. Deus sive
Historia : telle est l’origine des grands récits dont la post-modernité a annoncé la fin par une
révélation post-chrétienne qui mettrait un terme à l’histoire.
cette distance de soi à soi et, aussi bien, de l’autre à soi, qui fait de chacun de nous une fin
dont aucun regard, ni aucun geste, ne sauraient épuiser la nature.
Tout au long de ces siècles, s’il n’y eut pas d’écoles chrétiennes à proprement parler,
l’enseignement demeurant toujours païen, l’héritage de la culture antique ne fut jamais oublié.
Les écoles monastiques d’Orient, puis d’Occident, se mirent à l’étude des lettres et copièrent
les manuscrits en suivant la Règle de Saint Augustin qui ordonnait à chaque monastère de
constituer une bibliothèque. D’autres écoles chrétiennes, au premier chef les écoles
épiscopales, formèrent autour de l’évêque une communauté de clercs qui associaient à la
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lectio divina, la lecture des Livres Sacrés, celle des ouvrages des Grecs et des Romains. À la
fin du Ve siècle, les paroisses rurales de l’Europe voient apparaître de façon régulière un
ensemble d’écoles presbytérales où les enfants et les jeunes gens reçoivent l’enseignement de
la grammaire, des lettres et des textes religieux. Ces écoles chrétiennes, monastiques ou
séculières, ne concernent encore que les futurs moines et clercs ; mais, après la disparition des
écoles profanes, elles deviendront l’institution scolaire unique qui aura pour charge de former
et de transmettre la culture.
Le modèle de cet enseignement chrétien, qui s’épanouit au XIIIe siècle avec la création
des universités, restait celui des écoles athéniennes du IVe siècle avant J.-C. dont s’étaient
inspirées les écoles de Rome ou d’Alexandrie. Les quatre Écoles traditionnelles, l’Académie
de Platon, le Lycée d’Aristote, le Portique des Stoïciens, le Jardin des Épicuriens, avaient été
des centres de recherche, d’enseignement et de transmission des textes fondateurs, en dehors
de toute préoccupation technique ou professionnelle. L’école philosophique grecque, la
philosophie désignant l’ensemble ordonné des branches du savoir, était un lieu de
confrontation de théories scientifiques diverses dans lequel la maîtrise de l’argumentation, la
solidité de la démonstration et la pénétration de la critique trouvaient un libre développement.
Elles n’aiguisèrent pas seulement les techniques du langage propres à la rhétorique. Elles
enrichirent en outre l’art de la dialectique qui consiste, par le jeu réglé des oppositions et des
réfutations, que ce soit dans un dialogue effectif avec un partenaire ou dans un dialogue
virtuel avec soi-même, à orienter l’esprit vers le terme d’une recherche qu’il ne parvient pas à
épuiser. La fermeture des écoles d’Athènes par l’empereur Justinien, en 529, marquera la fin
de la pensée païenne et la victoire de la religion chrétienne. Mais le christianisme n’aura de
cesse que d’ouvrir des lieux d’enseignement dévolus au savoir qui retrouveront naturellement
le modèle des écoles de l’Antiquité.
philosophique de l’Écriture, la vraie philosophie est la vraie religion et, inversement, la vraie
religion est la vraie philosophie. Si un vaste élan intellectuel prend forme dans les grandes
villes, du fait de leur croissance et de leur richesse qui permettent l’avènement de la
bourgeoisie, une nouvelle institution lui répond dès la fin du XIIe siècle. Après les écoles
cathédrales où les grands maîtres attirent un large public, Anselme à Laon, Bernard Silvestre
et Guillaume de Conches à Chartres, Pierre Abélard et Pierre Lombard à Paris, ce sont les
universités qui apparaissent dans l’aire européenne, soit à la demande des maîtres, soit à
l’initiative des étudiants.
Elles tissent un véritable réseau dans l’Europe entière, avec Bologne dès 1088, Oxford
en 1167, Salamanque vers 1200, la Sorbonne en 1215, Montpellier en 1220, Padoue en 1222,
Cracovie en 1347, Budapest en 1383 et beaucoup d’autres. L’universitas magistrorum et
scolarium formait les corporations des maîtres et des étudiants gouvernés par des statuts et
ordonnés par des programmes enseignés dans les facultés des Arts, de Théologie, de Droit et
de Médecine. Les étudiants se regroupaient en confréries qui prenaient souvent le nom de
« nations », comme la nation d’Angleterre, la nation de France ou la nation de Normandie.
C’est la papauté qui créera la licentia ubique docendi pour unifier cet enseignement européen
qui était une liberté d’enseigner en tout lieu. Les maîtres et les étudiants allaient d’un pays à
l’autre, d’une université à l’autre, sans souci de frontières, puisque l’Europe n’en possédait
pas, ni de langue, puisque tous les lettrés parlaient latin. La perigrinatio academica renforcera
le sentiment d’appartenance de la classe intellectuelle à ce réseau européen en faisant circuler
les hommes, les connaissances et les idées nouvelles. L’institution chrétienne de l’université a
ainsi retrouvé, à une échelle plus vaste, une constante de l’enseignement antique, la libre
circulation des élites intellectuelles dont les premiers exemples avaient été donnés, aux V e et
IVe siècle avant J.-C., par les sophistes allant de cité en cité et les philosophes venant étudier
auprès de leurs confrères.
Grâce à l’alma mater médiévale, les échanges intellectuels dans toute l’Europe se
développaient sur le fond d’une culture chrétienne nourricière. Le voyage studieux, au cours
duquel l’étudiant allait de pays en pays et collationnait ses grades dans plusieurs villes
universitaires, reproduisait, sous une forme qui se prêtera à la laïcisation, l’itinéraire mystique
de l’âme, avec ses rites de passage et ses épreuves d’initiation, que l’on retrouve aussi bien
dans le christianisme que dans le platonisme. Ce n’est pas seulement l’homme nouveau,
identifié à l’âme chrétienne faite à l’image de Dieu, que l’Europe a vu naître dans ses
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universités comme dans la représentation plastique offerte par l’art roman et l’art gothique.
C’est aussi l’homme antique, identifié à l’âme grecque faite à l’image du monde, que l’on
voyait renaître dans les textes où Socrate enseignait comment en prendre soin. De la
conjonction de ces deux hommes, ou de ces deux âmes, est né cet uomo universale que
saluera bientôt la Renaissance.
La Chrétienté ne s’est pas satisfaite, pourtant, d’édifier une nouvelle culture sur les
ruines de l’ancienne. Elle a forgé un nouvel Empire sur les décombres du précédent et elle a
fait pendant, en prenant place à Rome, à l’Empire byzantin qui restait installé à
Constantinople. L’opposition millénaire du Levant et du Couchant, de l’Asie et de l’Europe, a
pris la forme d’une tension entre le monde oriental grec, centré sur un pouvoir théocratique, et
le monde occidental romain, fondé sur la dualité du pouvoir politique, dévolu à l’Empereur et
au Roi, et du pouvoir religieux, incarné par le Pape. L’Europe chrétienne, plus tard laïque,
sera fidèle au commandement évangélique de rendre à César ce qui est à César et à Dieu ce
qui est à Dieu. Aussi l’unification culturelle, apportée par la religion, entraînera-t-elle
l’unification politique, permise par la monarchie, les deux glaives demeurant distincts.
Charlemagne sera couronné à Rome en 800, et, après lui, Othon 1 er recevra la couronne du
Pape en 962. Si le Saint-Empire romain de nation germanique, déchiré par les conflits entre le
Pape et l’Empereur, ne parvint pas à empêcher la naissance des États nationaux au XIII e
siècle, l’Europe prit malgré tout une conscience progressive d’elle-même. Certes, le Moyen-
Âge n’utilise le terme d’« Europe » que dans son acception géographique et ne connaît pas le
terme d’« Européen ». Le monde est orbis christianus, et son orbe est centrée sur la Passion
de Jésus, non sur l’Enlèvement d’Europé. Pourtant l’Europe commençait, d’une façon sourde,
à se penser sur le mode d’une unité territoriale et politique.
Dans son étude classique Europe, the Emergence of an Idea, Denys Hay date du XIVe
siècle l’usage généralisé du mot « Europe ». C’est à l’humaniste Sylvio Piccolomini, devenu
en 1458 le Pape Pie II, que l’on doit la substitution du terme d’Europe à celui de Chrétienté,
sans doute sous l’influence de Nicolas de Cues. Dans sa fameuse lettre au sultan Mahomet II
où il lui demande sa conversion en échange de la reconnaissance de son Empire, il lui promet
l’admiration de la Grèce, de l’Italie et de « toute l’Europe ». Mais déjà, dans une lettre
antérieure à Leonardo Benvoglienti, en 1453, l’année de la chute de Constantinople, le Pape
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avait conclu son propos sur la menace turque en faisant un parallèle remarquable entre la terre
chrétienne et le continent européen : « Tel est le visage de l’Europe, telle est la situation de la
religion chrétienne ». Ce visage ne se tourne plus vers l’Orient, où le christianisme avait pris
naissance, mais vers l’Occident où la politique assume désormais cette volonté d’unité qui
portait l’universalité du message catholique. La perte de l’empire chrétien d’Orient provoque
le monde chrétien d’Occident à rechercher une communauté nouvelle.
Bien avant les efforts contemporains en vue de constituer une unité européenne, l’essai
le plus ambitieux, et le plus célèbre, est celui de l’Abbé de Saint-Pierre. Son Projet de paix
perpétuelle influencera aussi bien Rousseau que Kant. Pour aboutir à une paix définitive entre
les États chrétiens d’Europe, l’Abbé proposait de constituer un corps européen sur le modèle
de l’ancien corps germanique ou de la récente confédération helvétique. Cette véritable
« Union européenne » disposerait d’une constitution et réunirait les dix-huit principales
souverainetés chrétiennes dotées chacune d’une voix égale. Le « commerce perpétuel » de
nation à nation permis par un « arbitrage perpétuel » déboucherait nécessairement, du fait
d’un « congrès perpétuel », sur une paix tout aussi « perpétuelle ». Le mouvement général des
échanges ne serait pas ainsi interrompu ni détruit par le déclenchement de nouvelles guerres,
et l’Europe, loin de se satisfaire d’un équilibre temporaire, se confierait à une sûreté
définitive. Il ne semble pas que les nations européennes des XXe et XXIe siècles aient réussi à
réaliser le vœu du philosophe qui restait largement tributaire de l’enseignement chrétien.
Dieu a frappé de folie, annonce que Dieu habite en chacun des hommes comme dans un
sanctuaire. Il n’y a plus désormais de Juif ni de Grec, d’esclave ni d’homme libre, d’homme
ni de femme, mais des enfants de Dieu identifiés au Christ qui est, selon l’Épître aux
Colossiens, « tout et en tout ». Paul appelle alors celui qui s’appréhende lui-même selon la loi
de Dieu qui est la loi de son intelligence, un « homme intérieur ». L’image de ce sanctuaire
d’une ampleur infinie, que l’homme creuse en lui quand il fait la découverte de Dieu, sera
amplifiée par Saint Augustin. Dieu, interior intimo meo, « plus intérieur que ma propre
intimité », lui apparaît au livre XII des Confessions sous la triple forme psychologique de
l’être, de l’intelligence et de la volonté. La triplicité interne revient sous deux autres modes,
celle de la mémoire, de l’intelligence et de la volonté, puis celle de l’esprit, de la connaissance
et de l’amour, dans le De Trinitate.
En découvrant ainsi, dans son intimité la plus secrète, les traces de la Trinité divine,
l’âme humaine comprend que, loin d’être recluse en son for intérieur, elle s’ouvre sur la
proximité de l’infini. C’est cette tension interne qui permet à Augustin de tenir un dialogue
constant avec Dieu, sur le modèle du dialogue que Dieu se tient à lui-même dans la Genèse :
« Faisons l’homme à notre image et à notre ressemblance ». Le Dieu chrétien est un dieu
formé de trois personnes en une, mais qui demeure identique à soi dans son aséité. Saint
Augustin transfère la pensée éternelle de Dieu à la présence continue de la pensée humaine
quand elle tisse son dialogue incessant avec son créateur. Il ouvre ainsi à l’Europe l’espace
immense de la réflexivité, manifestée par cette constante délibération avec soi-même dans
lequel la tradition culturelle reconnaîtra, avec Montaigne, Descartes, Rousseau, Proust ou
Joyce, la langue de l’intériorité. Cette conversion de l’esprit est formulée dans le
commandement du De Vera religione qui retrouve, en un autre sens, celui de la sentence
delphique : « Au lieu d’aller dehors, rentre en toi-même ; c’est dans l’homme intérieur
qu’habite la vérité ». Mais cette découverte de soi n’est permise qu’à l’âme qui contemple
cette vérité. Aussi Augustin multiplie-t-il l’image du « regard de l’âme par lequel elle voit le
vrai par elle-même »7. D’une façon plus générale, la théorie de la connaissance religieuse
implique et commande la connaissance des lois universelles de la nature et de l’homme lui-
même.
7Saint Augustin, L’immortalité de l’âme, 10, Œuvres I, Paris, Gallimard, Bibliothèque de La Pléiade, 1998, p.
260.
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Le cardinal s’adresse à des moines bénédictins pour leur enseigner la voie menant à « la
lumière inaccessible ». Nicolas en trouve l’analogie dans certaines peintures flamandes de son
époque. Ce genre de tableau a la particularité de présenter un personnage dont le regard suit
les spectateurs quel que soit le lieu où ils se trouvent. De quelque côté que regarde en effet
l’Omnivoyant, le spectateur semble être le seul à être l’objet de son attention. Si l’on est à
l’Est du tableau de Dieu, l’Omnivoyant regarde vers l’Est ; si l’on est à l’Ouest, il regarde
vers l’Ouest ; si l’on est au Sud, il regarde vers le Sud. Les spectateurs ont beau se déplacer
devant le tableau en allant de droite à gauche et de gauche à droite, en avançant vers lui ou en
s’en éloignant, le regard de l’Omnivoyant ne quitte pas un instant chacun d’eux tout en
demeurant immobile.
Nicolas de Cues montre qu’une abstraction supérieure, ne portant plus sur le sensible,
mais sur l’intelligible, permet de penser le regard dans son essence spirituelle. L’œil de l’âme
se substitue à l’œil du corps selon le même processus qui dégage de l’expérience sensible ses
traits généraux pour révéler l’universalité de l’intelligible. Si l’intelligence humaine n’est pas
en mesure d’accéder à Dieu, elle retire de la puissance divine un élan indéfini de
développement qui cherche à se rapprocher de l’infini. Le mouvement de la réflexion est donc
toujours en train de s’orienter vers ce qui l’appelle sans parvenir à le rejoindre. De la même
manière que le regard du spectateur, bien qu’il soit relatif au lieu où il se trouve, est guidé par
le regard de l’Omnivoyant, le regard de l’être humain est à tout moment sous le regard de
l’Absolu. En transférant le regard sensible de l’Omnivoyant du peintre et les regards sensibles
des spectateurs dans l’espace de l’intelligible, nous pouvons approcher le regard absolu de
Dieu et les regards vers l’absolu de ses créatures. Plus nous regarderons le visage de l’icône,
exprimé matériellement par le dessin et les couleurs, plus nous prendrons conscience d’un
regard qui nous suit partout et qui confère à l’homme sa dignité. Il est toujours sous la garde
de ce regard omnivoyant qui appelle irrésistiblement son propre regard dans sa montée vers
l’Absolu.
L’oubli de l’Europe
Oublieux de leur histoire, les États européens ne souhaitent pas aujourd’hui retenir cet
héritage chrétien qui a apporté l’idée substantielle de dignité humaine et réduisent leur
conception de l’homme à des procédures administratives et juridiques. Ils échouent ainsi à
établir une unité politique qui ne se limiterait pas à un espace économique de libre-échange
13
dont les principes spirituels et culturels seraient exclus. En ce domaine, le projet de l’Europe
est aussi vide que le regard qu’une majorité d’Européens portent sur leur legs commun. On a
justifié le refus d’inscrire le patrimoine du christianisme dans la Constitution européenne par
le fait que l’Europe ne serait pas un « club chrétien ». C’est oublier, d’une part, que l’Union
européenne a été à l’origine une sorte de club fondé en 1951 par des personnalités qui se
réclamaient du christianisme, Robert Schuman en premier lieu, et qui ne réduisaient pas
l’identité européenne à la seule Haute Autorité du Charbon. Et les pays fondateurs de l’Union
se sont cooptés les années suivantes à la manière d’un club. Et c’est surtout oublier, d’autre
part, que le christianisme n’a jamais été un club dans la mesure où il s’est affirmé comme la
religion universelle qui reçoit ses fidèles dans la communion. Dès lors, l’argument selon
lequel l’Europe ne serait pas un club chrétien, dans le projet avorté de constitution, la conduit
à se dispenser d’assumer son héritage spirituel, intellectuel et artistiques qui repose sur la
dignité de la personne, comme elle n’a pas retenu son héritage grec, celui de la démocratie de
Périclès, parce que la Grèce avait été une nation esclavagiste !
Un grand nombre d’auteurs du XXe siècle ont pris conscience de cet oubli de l’Europe
par ses propres élites, qu’il s’agisse de Paul Valéry, d’Edmond Husserl, de Julien Benda,
d’Albert Camus, de Jan Patocka ou d’Hannah Arendt8. Le philosophe tchèque Karel Kosik
soulignait ainsi dans La Crise des Temps modernes que l’esprit européen s’est mesuré à
l’architecture des cathédrales, aux rythmes des symphonies, aux chants des opéras et à la
lecture des poèmes. Déjà Paul Claudel avait vu dans l’Europe « une sanctification du
mouvement »9 comparable à celui d’une église gothique, et Allan Bloom rejoindra ces propos
aux États-Unis quand il affirmera que l’âme humaine doit posséder une structure de
cathédrale gothique. Qu’était en effet l’Europe avant l’effondrement des démocraties, avec
Munich, et le déchaînement des totalitarismes, avec Auschwitz ? Ce n’était pas la patrie d’un
homme massifié, dans la subjectivité déchaînée d’une race, d’une classe ou d’un individu
narcissique, mais celle de l’Idée qui accordait les hommes à l’échelle de l’universel. Tout
repose en effet en Europe, chez Bach, Kant, Cézanne ou Klee, sur l’architectonique d’une
œuvre qui articule le regard aux ogives, les ogives à la voûte, la voûte au vitrail et le vitrail à
Dieu dans la structure diaphane de la lumière. Comme Jan Patocka, Karel Kosik retrouve le
8 J’analyse leurs arguments dans Le Regard vide. Essai sur l’épuisement de la culture européenne, Paris,
Flammarion, 2007.
9 P. Claudel, L’Europe (1947), Œuvres en prose, Paris, Gallimard, Bibliothèque de La Pléiade, 1965, p. 1377 et
p. 1379.
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souci platonicien de l’âme qui permet de sortir de l’envoûtement de la caverne vers son
ouverture afin de parvenir, « dans ce passage transcendant », à fonder le monde. Et l’auteur
tchèque de reconnaître la présence de l’enseignement chrétien dans l’héritage européen :
« L’Europe, c’est la Grèce antique, le christianisme, les Lumières – c’est Diderot, Mozart,
Kant », avant de déplorer : « Hélas, cette Europe-là n’est plus »10.
Une même image littéraire, due à deux grands penseurs européens, permet cependant
d’écouter l’appel de la culture chrétienne de l’Europe qui a contribué à son destin historique.
Dans Le Premier cercle, Gleb Nerjine, le personnage principal du roman de Soljenitsyne,
présente une étrange bizarrerie de l’ouïe. Il se souvient alors de Lantenac, le héros de Quatre-
10 K. Kosik, « Un troisième Munich » (1993), La Crise des temps modernes. Dialectique de la morale, Paris, Les
Éditions de la Passion, 2003, p. 114.
11 K. Kosik, La Crise des temps modernes, op. cit., p. 117. Souligné par l’auteur.
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vingt-treize, qui, du haut d’une dune, aperçoit au loin une série de clochers sonnant le tocsin
dans un village alors qu’« un vent d’ouragan dérobe le son » : lui-même n’entend que le
silence. Mais à la différence du héros de Victor Hugo, dès son adolescence, Nerjine avait
constamment perçu ce « tocsin muet » sous la forme de « volées vibrantes de cloches,
gémissements, cris, appels, hurlements à la mort, qu’un vent constant, têtu, emportait loin des
oreilles humaines »12. Il revient à l’Europe de prêter à nouveau attention au tocsin muet de sa
culture. Chacun de nous est en mesure d’en entendre les échos, même s’il sonne aujourd’hui
en terre lointaine.
Jean-François Mattéi
Institut universitaire de France
12 A. Soljenitsyne, Le Premier cercle, tome I des Œuvres complètes, Paris, Fayard, 1982, p. 240.