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Amoris Laetitia :

Le chapitre VIII est-il une révolution ?

L e‌ 19 mars 2016, le Saint-Père a signé l’exhortation apostolique Amoris


Laetitia (désormais AL), sur l’amour dans la famille. Celle-ci a été
rendue publique le 8 avril en diverses traductions, mais, semble-t-il, tou-
jours pas dans le texte latin. Dès sa parution, ce texte a suscité de nom-
breuses réactions en divers sens. On ne sera pas étonné que ce qui y a sus-
cité le plus de commentaires soit le chapitre VIII, intitulé Accompagner,
discerner et intégrer la fragilité, et où il est question de la pastorale des
personnes vivant en couple dans une situation « irrégulière ». Chacun
sait que, depuis le discours inaugural du cardinal Kasper au consistoire
de février 2014 1, cette question était à l’ordre du jour des deux Synodes
successifs. Elle a provoqué, à la demande même du pape, un débat public,
où chacun pouvait exprimer ce qu’il pensait. La discussion portait en
particulier sur la possibilité que certaines personnes en situation matri-
moniale « irrégulière » accédassent à la sainte absolution, puis à la sainte
communion.
C’est uniquement de ce chapitre VIII que nous entendons traiter ici.
Avec la bienveillance qu’inspire l’autorité de celui qui s’y exprime (I), il
importe de le lire attentivement (et dans la dynamique de l’ensemble du
texte), et de chercher à percevoir ce qui y est dit, ou n’y est pas dit (II),
et enfin de comprendre comment la doctrine s’est désenveloppée pour
en arriver là (III).

1. Texte italien original dans Il Foglio, 1 marzo 2014.

RT 116 (2016), p. 585-618


Revue thomiste

1. L’autorité de l’Exhortation apostolique et de son chapitre VIII

Une question préliminaire est de savoir quelle est précisément l’auto-


rité que le pape a voulu engager dans l’ensemble de son texte, et dans ce
chapitre en particulier. Plusieurs éléments nous permettent de répondre
à cette question : 1o d’abord quelques règles générales, ensuite 2o certains
aspects particuliers du document.
1o De jure, rappelons-le, dans un document émanant de ceux qui
détiennent la fonction magistérielle, ne sont d’ordre magistériel que
les passages où apparaît la volonté d’user de l’autorité reçue du Christ.
Par ailleurs, dans les parties où l’autorité est engagée, il s’agit parfois
de doctrine directement enseignée (respectivement rejetée), et ce, sur
trois niveaux possibles : soit comme révélée de Dieu (respectivement :
hérétique), soit comme découlant de la Révélation (resp. : contraire à la
vérité catholique), soit comme une explication vraie (resp. : erronée) de
cette Révélation. Ces trois niveaux requièrent l’adhésion intellectuelle et
volontaire 2. Parfois, en revanche, il peut s’agir de décrets prudentiels en
matière doctrinale (telle doctrine est sûre, sans danger, peut être ensei-
gnée, ou au contraire téméraire, dangereuse, interdite). Quelquefois aussi,
ce sont des lois ou des préceptes seulement disciplinaires ne portant pas
sur la doctrine : dans ces deux derniers cas, c’est l’obéissance de la volonté
qui est requise, non nécessairement l’adhésion intellectuelle. Enfin, il
peut s’agir de directives, d’orientations, voire de simples exhortations ou
de conseils, qui n’ont pas la valeur — obligatoire en conscience — des lois.
2o  De facto le genre littéraire d’ensemble d’AL est bien sûr celui
d’une exhortation. Ce niveau de document est moindre que celui des
Constitutions dogmatiques et des Lettres encycliques. Néanmoins,
il peut s’y trouver des assertions magistérielles, parfois importantes 3.
D’autre part, le pape François dit qu’il ne veut pas engager l’autorité
magistérielle sur toutes les questions débattues aux synodes et que par
ailleurs on peut continuer à discuter (no 2) ; donc — semble-t-il — on
n’est pas toujours obligé d’être d’accord avec lui 4.

2. Sur toute cette question, on consultera les deux documents de la Congrégation pour
la Doctrine de la Foi : Instruction Donum veritatis, sur la vocation ecclésiale du théolo-
gien (24 mai 1990), La Documentation catholique (DC), 1990, p. 693‑701 ; — et Note doctrinale
illustrant la formule conclusive de la « Professio fidei » (29 juin 1998), DC, 1998, p. 653‑655.
3. C’était le cas de l’exhortation de saint Jean-Paul  II, Familiaris consortio (22  no-
vembre 1981), sur les tâches de la famille dans le monde présent.
4. Cf. le no 3 : « En rappelant que “le temps est supérieur à l’espace”, je voudrais réaffirmer
que tous les débats doctrinaux, moraux ou pastoraux ne doivent pas être tranchés par des
interventions magistérielles. Bien entendu, dans l’Église une unité de doctrine et de praxis

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Amoris Laetitia

Quant au chapitre VIII, il s’exprime souvent sur un mode non catégo-


rique : « Je comprends ceux qui préfèrent une pastorale plus rigide qui ne
prête à aucune confusion. Mais je crois sincèrement que Jésus Christ veut
une Église attentive au bien que l’Esprit répand au milieu de la fragilité
[…]. » (no 308) Donc le pape paraît dans l’ensemble donner aux prêtres un
conseil, un encouragement à suivre sa ligne pastorale charitable, plutôt
qu’un précepte (étant entendu que la charité, elle, est de précepte) 5.
Néanmoins, ce chapitre contient aussi des passages plus catégo-
riques en doctrine ou plus obligatoires en discipline. En voici quelques
exemples. Les numéros 292 et 293 enseignent directement la doctrine sur
le mariage monogamique indissoluble et ses imitations analogiques. La
note 336 énonce une possibilité connexe à l’ordre doctrinal en matière de
discipline sacramentelle. Le no 301 précise la doctrine — très tradition-
nelle — qu’un acte grave de par sa matière peut bien n’être qu’un péché
véniel, ou pas de péché formel du tout, en raison de circonstances atté-
nuantes diminuant ou supprimant l’advertance ou la volonté. Il ajoute de
nouveaux critères sur cette matière, laquelle relève du domaine doctrinal,
tout comme le no 302, citant le Catéchisme de l’Église catholique (CEC),
nos 1735 et 2352, avec la liste des conditionnements qui diminuent l’impu-
tabilité d’un péché grave. Le no 303 est en partie d’ordre doctrinal 6. Au
no 305, la phrase qui appelle la note 351 est clairement doctrinale. La
possibilité envisagée par la note 351, est d’ordre doctrinal, au moins
implicitement. Le no 311 demande que l’enseignement de la théologie
morale intègre ces considérations : là, il s’agit d’une décision prudentielle
en matière doctrinale. Enfin, la note 364 inculque directement la doc-
trine traditionnelle sur la nature même du ferme propos.
Venons-en donc à l’analyse du contenu de ce chapitre VIII.

2. Le contenu essentiel du chapitre VIII

Ce huitième chapitre, intitulé Accompagner, discerner et intégrer la


fragilité, est celui qui a fait couler le plus d’encre, et d’ailleurs le Pontife

est nécessaire, mais cela n’empêche pas que subsistent différentes interprétations de certains
aspects de la doctrine ou certaines conclusions qui en dérivent. […] »
5. S’il est vrai que la doctrine nous a été révélée par Dieu dans un but pastoral qui est le
salut des âmes, il serait en revanche faux de croire que la doctrine doit céder pour faciliter
la pastorale. Celle-ci en effet, est basée sur la doctrine même. Nulle « orthopraxie » qui ne se
base sur une « orthodoxie ».
6. Voir plus loin notre traduction française corrigée de ce no 303.

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Revue thomiste

annonçait dès le début (no 7) que c’est lui qui interpellerait le plus de
personnes. Il concerne les situations matrimoniales dites « irrégulières ».
Quasiment tous les paragraphes en ont été pris comme occasion de
malentendus.
Selon le no 291, « même si l’Église comprend que toute rupture du lien
matrimonial “va à l’encontre de la volonté de Dieu, [elle] est également
consciente de la fragilité de nombreux de ses fils”. Illuminée par le regard
de Jésus Christ, elle “se tourne avec amour vers ceux qui participent à sa
vie de manière incomplète, tout en reconnaissant que la grâce de Dieu
agit aussi dans leurs vies, leur donnant le courage d’accomplir le bien,
pour prendre soin l’un de l’autre avec amour et être au service de la
communauté dans laquelle ils vivent et travaillent”. […] ». La « grâce de
Dieu » dont il s’agit ici est au moins une grâce actuelle, mais on va voir
plus loin que sera envisagée aussi la possibilité que dans ces situations
certaines personnes soient aussi habitées par la grâce habituelle. Par ail-
leurs, il s’agit de fils de l’Église, donc dotés (on le suppose) de la foi et de
l’espérance, même s’ils ne vivent pas de manière complète de la vie de
leur Mère. Certains se sont dits choqués que le pape puisse ici accorder
des louanges au fait que de pseudo-conjoints « prennent soin l’un de
l’autre avec amour ». Mais il faut maintenir la valeur naturellement bonne
de tels soins malgré leur circonstance générale irrégulière.
Le no 292 rappelle la notion de mariage chrétien, puis signale d’autres
formes d’union, soit radicalement opposées (il s’agit sans aucun doute
des « couples » homosexuels, dont le no 251 nous a déclaré qu’ils n’avaient
aucune ressemblance avec le mariage, ou encore d’unions de rencontre),
soit ne reproduisant qu’imparfaitement l’idéal. En effet, certes, seul le
mariage monogamique indissoluble correspond à la volonté de Dieu,
contredite par les « unions de fait ». Cependant, parmi celles-ci, certaines
réalisent cet idéal de manière inchoative, imparfaite, en particulier si elles
revêtent un caractère stable, voire institutionnalisé, comme le mariage
civil, où l’on prend soin des enfants (no 293). Il est facile de comprendre
cela : des unions stables, où on prend soin des enfants, et où a priori
on s’engage pour toujours, ont une ressemblance indéniable avec un
vrai mariage. Ainsi, ces unions de fait pratiquées par deux catholiques,
lesquelles ne sont donc pas des mariages, ni naturels, ni sacramentels,
possèdent quelques caractéristiques intrinsèquement bonnes, rendant
ces situations moins mauvaises, et les faisant ressembler partiellement
au mariage. Ce qui ne veut pas dire que les actes contraires à la volonté
divine posés par de tels partenaires pourraient en devenir objectivement
bons.

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Amoris Laetitia

La première section, intitulée La gradualité dans la pastorale, se charge


de rappeler la loi de gradualité. Son no 293 prend en considération les
unions irrégulières stables, telles que le mariage civil, qui peuvent s’ache-
miner vers un mariage chrétien, et d’autre part le refus des jeunes devant
un engagement définitif. Le no 294 explique que ces situations sont le plus
souvent dues à des raisons culturelles ou économiques, et « doivent être
affrontées d’une manière constructive, en cherchant à les transformer en
occasions de cheminement vers la plénitude du mariage et de la famille
à la lumière de l’Évangile. Il s’agit de les accueillir et de les accompagner
avec patience et délicatesse. […] 7. »
Selon le no 295, ce n’est pas là « une “gradualité de la loi”, mais une
gradualité dans l’accomplissement prudent des actes libres de la part de
sujets qui ne sont dans des conditions ni de comprendre, ni de valoriser,
ni d’observer pleinement les exigences objectives de la loi. En effet, la
loi est aussi un don de Dieu qui indique le chemin, un don pour tous
sans exception qu’on peut vivre par la force de la grâce, même si chaque
être humain “va peu à peu de l’avant grâce à l’intégration progressive
des dons de Dieu et des exigences de son amour définitif et absolu dans
toute la vie personnelle et sociale de l’homme” 8. » Selon cette remarque,
capitale pour comprendre la suite, la loi de gradualité consiste à tenir
compte d’une condition de fait, non de droit. Elle peut signifier chez
un fidèle une diminution de la capacité à accomplir la loi, laquelle loi
s’applique pourtant déjà à lui. D’autre part la loi de Dieu est déclarée

7. Le pape François a de nouveau évoqué ce type de cas dans son allocution du 16 juin 2016
au congrès ecclésial du diocèse de Rome, à la fin de laquelle, improvisant des réponses à des
questions, il signalait l’existence d’une coutume superstitieuse d’une région d’Argentine, où les
fiancés qui attendent un enfant s’installent dans le concubinage, et ne se marient que lorsqu’ils
sont… grands-parents. On peut songer ici plus directement aux couples d’Indiens des Andes,
chez qui le mariage est un luxe financier, et qui, par conséquent, vivent ensemble de manière
stable, et procréent, mais sans jamais se marier.
8. Il s’agit d’une citation de Jean-Paul II, Familiaris consortio, no 9, dont voici l’intéressant
contexte (d’après la traduction française du site Internet du Vatican) : « Il faut une conversion
continuelle, permanente, qui, tout en exigeant de se détacher intérieurement de tout mal et
d’adhérer au bien dans sa plénitude, se traduit concrètement en une démarche conduisant
toujours plus loin. Ainsi se développe un processus dynamique qui va peu à peu de l’avant
grâce à l’intégration progressive des dons de Dieu et des exigences de son amour définitif et
absolu dans toute la vie personnelle et sociale de l’homme. C’est pourquoi un cheminement
pédagogique de croissance est nécessaire pour que les fidèles, les familles et les peuples, et
même la civilisation, à partir de ce qu’ils ont déjà reçu du mystère du Christ, soient patiem-
ment conduits plus loin, jusqu’à une conscience plus riche et à une intégration plus pleine de
ce mystère dans leur vie. » Le thème des étapes de croissance apparaissait aussi ailleurs dans
Familiaris consortio, par exemple au no 34 : « L’homme […] est un être situé dans l’histoire.
Jour après jour, il se construit par ses choix nombreux et libres. Ainsi il connaît, aime et
accomplit le bien moral en suivant les étapes d’une croissance. »

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toujours possible, mais « par la force de la grâce ». On notera aussi que


le contexte pour l’instant (nos 294‑295) est celui d’unions pouvant être
transformées en mariage par « régularisation ».
Le discernement des situations dites “irrégulières” fait l’objet de la
section suivante. Son no 296 a soulevé une objection, lorsqu’il affirme :
« La route de l’Église est celle de ne condamner personne éternellement ;
de répandre la miséricorde de Dieu sur toutes les personnes qui la de-
mandent d’un cœur sincère ». En effet, parfois on a prétendu que le pape
François excluait ainsi l’infliction de peines canoniques perpétuelles,
ou la possibilité d’une peine éternelle, y compris de l’Enfer. Qu’en est-il ?
En premier lieu, notons-le, si la traduction française se lit « ne condam-
ner personne éternellement », les textes anglais, italien et espagnol nous
disent « ne condamner personne pour toujours » : il s’agit uniquement
de condamnation dans le temps. Par ailleurs, selon la fin de la phrase
inculpée, c’est la personne qui demande pardon qui ne pourra pas être
condamnée pour toujours. Et tant qu’une personne vit ici-bas, elle garde
la possibilité de demander pardon. En bref, il s’agit de ne pas traiter
les personnes comme irrémédiablement condamnées, mais de toujours
chercher en elles ce qui donne accès à la miséricorde.
Le no 297 précise que l’intégration, mentionnée dès le début, concerne
tout chrétien en situation irrégulière, et non seulement les « divorcés
remariés », mais ne concerne pas ceux qui feraient ostentation arrogante
de leur situation 9. On ne doit pas non plus laisser ces personnes dans
l’ignorance du plan de Dieu sur elles, mais il faut au contraire « les aider
à parvenir à la plénitude du plan de Dieu sur eux, toujours possible avec
la force de l’Esprit Saint. » Ainsi à nouveau le pape réaffirme que réaliser
le plan de Dieu est toujours possible avec l’aide de la grâce 10.
Le no 298 expose, dans le sillage de Familiaris consortio (FC), no 84,
une typologie des variétés de divorcés remariés, à ne pas confondre
entre elles : « […] Une chose est une seconde union consolidée dans le
temps, avec de nouveaux enfants, avec une fidélité prouvée, un don de
soi généreux, un engagement chrétien, la conscience de l’irrégularité de
sa propre situation et une grande difficulté à faire marche arrière sans
sentir en conscience qu’on commet de nouvelles fautes. L’Église reconnaît
des situations où “l’homme et la femme ne peuvent pas, pour de graves

9. Quoique certaines formes d’intégration puissent exister même pour ceux-là (cf. AL,
no 297).
10. Le paragraphe annonce des modalités variées « d’intégration », sans les distribuer en
fonction des diverses situations, thème qui fera peut-être l’objet de futurs documents officiels,
pontificaux ou épiscopaux.

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Amoris Laetitia

motifs — par exemple l’éducation des enfants —, remplir l’obligation de


la séparation”. » On reconnaît ici le cas, déjà examiné par FC, no 84, où
des divorcés remariés, pour des raisons graves, ne peuvent pas se séparer
quant à l’habitation. Ici intervient la note 329 : « […] Dans ces situa-
tions, connaissant et acceptant la possibilité de cohabiter “comme frère
et sœur” que l’Église leur offre, beaucoup soulignent que s’il manque
certaines manifestations d’intimité “la fidélité peut courir des risques
et le bien des enfants être compromis” (Conc. Œcum. Vat. II, Const.
past. Gaudium et spes, sur l’Église dans le monde de ce temps, no  51). »
Il est vrai que ce passage de Gaudium et spes, no 51, traitait de vrais
époux, et est cité hors contexte, mais on l’invoque ici pour souligner un
fait psychologique important et valable pour tout couple, et en l’appli-
quant aux unions irrégulières. Le témoignage des personnes admirables
qui respectent le critère de FC, no 84, prouve qu’il y a là une difficulté
objective et non négligeable. Or la crainte de ces risques objectifs peut
beaucoup influer sur l’imputabilité subjective. Il faudra en tenir compte
au sujet de la responsabilité morale des autres « divorcés remariés », ceux
qui ne décident pas de vivre « comme frère et sœur », et ce, précisément
à cause de ces risques. 
D’autre part, l’expression de « fidélité prouvée » ne vise pas à placer
l’attachement mutuel de ces « divorcés remariés » au rang de la vertu. Elle
veut seulement souligner que la fidélité négative, c’est-à-dire la non-fré-
quentation d’une tierce personne, constitue un moindre mal par rapport
au vagabondage sexuel, et exige un réel effort de maîtrise de soi. Quant à
la « fidélité positive » (l’acceptation de poser avec le partenaire des actes
intimes), il en est peut-être question aussi, mais seulement sous la forme
analogique déjà mentionnée, et comme un moindre mal destiné à éviter
d’autres fautes. Il n’en découle pas qu’il serait objectivement licite de
poser un moindre mal — ni donc ce moindre mal précis — pour en
éviter un pire.
Le texte poursuit : « Il y a aussi le cas de ceux qui ont consenti d’im-
portants efforts pour sauver le premier mariage et ont subi un abandon
injuste, ou celui de “ceux qui ont contracté une seconde union en vue de
l’éducation de leurs enfants, et qui ont parfois, en conscience, la certitude
subjective que le mariage précédent, irrémédiablement détruit, n’avait
jamais été valide” 11. » Parfois mal comprise, cette phrase n’entend pas que
ces divers cas légitimeraient la situation irrégulière, comme si le motif ou
le but pouvaient rendre licite des actes intrinsèquement illicites. Il s’agit

11. Il s’agit d’une nouvelle citation de FC, no 84.

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seulement d’affirmer que ces circonstances atténuent la gravité des pé-


chés commis. Ceux-ci sont objectivement des péchés soit de fornication
(si le premier mariage n’a jamais existé), soit d’adultère (si le premier
mariage existe toujours). Mais par délicatesse, le pape évite de rappeler
ces mots, pour ne pas « jeter la pierre ». C’était un peu l’attitude de Jésus
devant la femme adultère, écrivant à terre sans faire de réflexions sur le
péché de la femme. En outre, la méthode d’AL est de toujours présupposer
connue la doctrine de l’Église et de la loi naturelle 12.
Enfin, le pape n’est nullement en train d’affirmer que la conviction
subjective de l’invalidité du premier mariage justifierait immédiate-
ment de poser des actes conjugaux avec un partenaire qui n’est de toutes
façons pas encore un vrai conjoint. Il ne prétend pas non plus que la
conscience subjective serait l’instance chargée de déterminer que le pre-
mier mariage était nul. Sinon à quoi bon le maintien, par les deux motu
proprio du 15 août 2015 d’une procédure de déclaration de nullité de for
externe, judiciaire et contentieuse ? La conscience subjective n’est pas
non plus l’instance chargée de décider que la seconde union est un vrai
mariage 13.
Le texte poursuit : « Mais autre chose est une nouvelle union prove-
nant d’un divorce récent, avec toutes les conséquences de souffrance
et de confusion qui affectent les enfants et des familles entières, ou la
situation d’une personne qui a régulièrement manqué à ses engagements
familiaux. Il doit être clair que ceci n’est pas l’idéal que l’Évangile pro-
pose pour le mariage et la famille. […] » En effet, en l’occurrence, il est
probable d’une part qu’il serait possible de faire marche arrière, d’autre
part que la culpabilité subjective ne serait pas vénielle.
Le no 299 invite à une plus grande intégration des « divorcés remariés »
dans la vie de l’Église, mais « en évitant toute occasion de scandale ».
Cette dernière clause est très importante au for externe, et porte sur
toute « intégration », donc y compris, sur l’éventualité de l’absolution
et de la communion eucharistique, nous pensons le montrer plus loin.
Il faut ici rappeler que dans les textes magistériels, canoniques et théo-
logiques, le mot « scandale » désigne le fait d’induire autrui à pécher.
En l’occurrence, il ne faut pas que « l’intégration » puisse donner lieu à

12. C’est peut-être là une faiblesse du texte, qui aurait gagné à rappeler la doctrine, et
à montrer le lien de continuité entre le neuf et l’ancien, travail entrepris par le cardinal
Christoph Schönborn, Entretien sur Amoris Laetitia, avec Antonio Spadafaro, Paris, Parole
et Silence, 2016.
13. Au demeurant, cette dernière question soulève des problèmes délicats, liés aux canons
1085 et 1116, et que le Saint-Père, de toute évidence, n’a pas l’intention de trancher ici.

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Amoris Laetitia

croire que l’adultère n’est pas un péché, que le divorce n’est pas un mal,
ou que le mariage n’est pas indissoluble. Par ailleurs, le texte demande
que soit opéré un discernement sur ce qui est actuellement interdit par
la loi canonique aux divorcés remariés « dans les domaines liturgique,
pastoral, éducatif et institutionnel ». Il laisse donc entendre que peut-être
certaines des interdictions de la loi purement canonique (non divine)
concernant les divorcés remariés et destinées à éviter le scandale seront
revues plus tard. En tout cas, AL ne touche pas à la législation existante.
Et le libellé du no 300 prouve bien que l’Exhortation a voulu non pas
changer la législation canonique, mais seulement donner un « nouvel
encouragement au discernement responsable personnel et pastoral »
sur la manière d’appliquer cette loi à des cas particuliers « dans le col-
loque de for interne ». C’est en quelque sorte la question de l’épikie, ou
interprétation bénigne de la loi humaine en faveur de la liberté du sujet,
lorsqu’il apparaît à une personne sage, compétente et objective que le
législateur humain n’a pas pu vouloir imposer la loi à ces circonstances,
qu’il ne pouvait prévoir, et ce, en raison d’une loi divine plus générale,
qui, elle, embrasse tous les cas possibles. En effet, « étant donné que “le
degré de responsabilité n’est pas le même dans tous les cas”, les consé-
quences ou les effets d’une norme ne doivent pas nécessairement être
toujours les mêmes.[336] » (no 300). Naturellement, il s’agit d’épikie par
rapport à une loi non pas divine (ce qui est impossible), mais purement
ecclésiastique. En effet, le dispositif canonique actuellement en vigueur
comprend deux aspects. Le premier (double) est de droit divin : celui
qui est en état de péché mortel ne peut pas sans nouveau péché grave
accéder à l’Eucharistie (aspect reflété dans le canon 916), et le ministre
de l’Eucharistie ne peut pas lui donner la communion si ce péché grave
est obstiné et manifeste (ce que prend en compte le canon 915), car ce
serait un « contre-signe » sacramentel et un scandale. Mais le deuxième
aspect n’est pas de droit divin et ne représente qu’une interprétation pos-
sible de FC, no 84 : qu’un divorcé remarié qui ne renonce pas aux actes
réservés aux vrais époux mais n’est pas en état de péché mortel, n’ait pas
la permission morale d’accéder à l’absolution et à la communion (et c’est
ce que met en lumière AL) 14. Il importe donc de souligner que la raison
de l’épikie sera en l’occurrence une autre loi divine, celle concernant le
degré de responsabilité subjective. Bref, le pape n’a pas l’intention ici de

14. Noter que ce jugement est l’affaire du prêtre, non du sujet lui-même. Il n’est donc pas
question que le sujet « s’octroie » lui-même les circonstances atténuantes, comme certains
ont cru le comprendre.

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Revue thomiste

faire faire des exceptions à une loi donnée, mais de souligner qu’il y a
des situations qui ne rentrent pas dans les cas sur lesquels porte cette loi,
celles en particulier où l’imputabilité subjective est tellement diminuée
que les lois divines et ecclésiastiques concernant les péchés mortels ne
les concerneront plus, puisque, par hypothèse, l’acte sera au pis un péché
seulement véniel par « imperfection de l’acte ».
La note 336 annoncée à l’instant s’énonce alors logiquement : « Pas
davantage en ce qui concerne la discipline sacramentelle, étant donné
que le discernement peut reconnaître que dans une situation particulière
il n’y a pas de faute grave. […] 15. » L’expression « faute grave », concerne
ici la gravité subjective, et non objective. En effet, au point de vue théo-
logique, si une personne pose ou a l’intention de poser des actes objec-
tivement graves, sans néanmoins que cela lui soit gravement imputable
au point de vue subjectif, il en résulte que cette personne ne commet
pas plus qu’un péché véniel, et que, par conséquent, elle peut sans péché
demander la communion 16. La « discipline sacramentelle » mentionnée
ici est celle qui concerne les règles d’accès aux sacrements en général de
la part du sujet. On n’entend pas ici modifier la loi canonique visant le
ministre sur la collation du sacrement de l’Eucharistie en public là où
— et quand — la personne est connue comme vivant dans une situation
irrégulière, puisqu’il faut éviter « toute occasion de scandale » (cf. no 299),
et que, par ailleurs, ce ministre et le public ne peuvent pas savoir que
l’imputabilité subjective n’est pas grave 17.

15. La suite renvoie aux §§ 44 et 47 d’Evangelii gaudium qui citaient eux-mêmes le CEC,
no 1735, sur les causes de diminution de l’imputabilité, et affirmaient que l’Eucharistie n’est
pas une récompense pour les parfaits, considération qui se situait donc à l’intérieur du cas où
l’imputabilité ne serait que vénielle, et visait donc à juste titre la pensée janséniste.
16. Cf.  Congrégation du Concile, Décret Sacra Tridentina Synodus (16/20  sep-
tembre 1905) ; cf. DzSch, no 3379 : « La communion fréquente et quotidienne […] doit être
rendue accessible à tous les fidèles de quelque classe ou de quelque condition qu’ils soient, en
sorte que nul, s’il est en état de grâce et s’il s’approche de la sainte table avec une intention
droite, ne puisse en être écarté. »
17. Ce dernier point était souligné par le Conseil Pontifical pour l’Interprétation
des Textes Législatifs, du 24 juin 2000 : Déclaration The Code of Canon Law, rappelant
qu’on ne peut pas admettre à la communion eucharistique les divorcés remariés (canon 915).
AL renvoie donc à juste titre dans sa note 345 au no 2 de ce document, selon quoi le ministre de
l’Eucharistie, ne pouvant pas connaître le for interne, doit refuser la communion eucharistique
en fonction de la situation au for externe (d’ailleurs y compris aux « divorcés remariés » ayant
renoncé aux actes intimes). Il ne s’agit donc pas de ce que peut faire le fidèle qui veut com-
munier incognito. Les Criterios básicos para la aplicación del capítulo VIII de Amoris laetitia
publiés le 5 septembre par les évêques de la Région pastorale de Buenos Aires, et approuvés
par le pape François (on en espère une prochaine traduction française), ouvrent néanmoins la
possibilité dans certains cas d’une communion en public, pourvu que les autres fidèles aient
été éduqués à ne pas porter de jugement sur ce fait, sinon il y aurait scandale (cf. le § 9). Salva

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Amoris Laetitia

C’est le lieu d’examiner ici le principal texte invoqué contre la pasto-


rale proposée par le pape François, à savoir deux alinéas de FC, no 84.
Voici le premier :

L’Église, cependant, réaffirme sa discipline, fondée sur l’Écriture Sainte,


selon laquelle elle ne peut admettre à la communion eucharistique les di-
vorcés remariés. Ils se sont rendus eux-mêmes incapables d’y être admis 18
car leur état et leur condition de vie est en contradiction objective avec la
communion d’amour entre le Christ et l’Église, telle qu’elle s’exprime et est
rendue présente dans l’Eucharistie. Il y a par ailleurs un autre motif pastoral
particulier : si l’on admettait ces personnes à l’Eucharistie, les fidèles seraient
induits en erreur et comprendraient mal la doctrine de l’Église concernant
l’indissolubilité du mariage 19.

La première phrase montre qu’il s’agit d’une loi divine, mais inter-
disant « d’admettre » à la communion, donc concernant le ministre
de l’Eucharistie. La deuxième en fournit les raisons intrinsèques : une
« contradiction objective » entre la condition de vie des divorcés remariés
et la communion. Le motif intrinsèque est donc celui de l’incompati-
bilité de tout péché mortel avec la communion d’amour signifiée par
l’Eucharistie. La question reste néanmoins ouverte des fidèles qui ne
seraient pas en état de péché mortel. Ensuite, la phrase suivante four-
nit un motif extrinsèque : le scandale pour la foi des autres fidèles. Ce
motif ne concerne qu’une communion donnée devant d’autres fidèles
(et concernera d’ailleurs même les divorcés ayant pris la résolution de
la continence) ou encore une règle officielle et générale de l’Église qui
permettrait à tous les divorcés remariés d’être admis à la communion.
Venons-en donc à l’alinéa suivant :

La réconciliation par le sacrement de pénitence — qui ouvrirait la voie


au sacrement de l’Eucharistie — ne peut être accordée qu’à ceux qui se sont
repentis d’avoir violé le signe de l’Alliance et de la fidélité au Christ, et sont
sincèrement disposés à une forme de vie qui ne soit plus en contradiction
avec l’indissolubilité du mariage. Cela implique concrètement que, lorsque
l’homme et la femme ne peuvent pas, pour de graves motifs — par l’exemple

reverentia, nous sommes malgré tout quelque peu dubitatif sur l’efficacité d’une telle éducation
(évidemment nécessaire), et la loi (canon 915) — absolument fondée — n’a pas été modifiée.
18. Une traduction plus exacte serait : « Eux-mêmes empêchent qu’on les admette… » (« Ipsi
namque impediunt ne admittantur… »). Noter les mots « admettre » et « admis » : il s’agit de
la règle de la non-admission de ces fidèles par le ministre de l’Eucharistie, non de l’accès à ce
sacrement vu du côté du sujet.
19. Traduction française du site Internet du Vatican.

595
Revue thomiste

l’éducation des enfants — remplir l’obligation de la séparation, “ils prennent


l’engagement de vivre en complète continence, c’est-à-dire en s’abstenant des
actes réservés aux époux” 20.

Cet alinéa concerne non plus directement le ministre de l’Eucharis-


tie, mais son sujet, qui est aussi le sujet du sacrement de pénitence, et
— par voie de conséquence — aussi le confesseur. La première phrase,
on ne l’a pas assez remarqué, contient implicitement une assertion qui
agit rétrospectivement sur le sens de l’alinéa précédent : en effet, si la
réconciliation est vue ici comme nécessaire pour accéder à l’Eucharis-
tie, c’est qu’on a supposé précédemment l’état de péché mortel. La suite
s’explique alors sans difficulté : les divorcés remariés en état de péché
mortel, pour accéder à l’absolution puis à la communion, doivent avoir
la contrition de ces fautes mortelles, donc le ferme propos de les éviter à
l’avenir, donc la résolution de la continence. D’autre part, FC 84 ne dit pas
sous quelle condition les divorcés ayant décidé de vivre « comme frère et
sœur » pourront être admis à la communion visiblement. Ce sera l’affaire
de textes ultérieurs 21. L’alinéa précédent de FC, no 84 laisse néanmoins
entendre qu’il faudra éviter le scandale, puisque le public (et générale-
ment aussi le ministre) ignore cette décision de for interne.
Le libellé de l’encyclique de Jean-Paul II Ecclesia de Eucharistia, nos 36
et 37, vient nous confirmer que FC, no 84, ne se plaçait que dans le cas
du péché mortel, et qu’il faut distinguer à ce propos le for interne et le
for externe :

36. Dans cette même perspective, le Catéchisme de l’Église catholique éta-


blit à juste titre : “Celui qui est conscient d’un péché grave doit recevoir le
sacrement de la Réconciliation avant d’accéder à la communion”. [Note 74 :
« CEC, no  1385 ; cf. Code de Droit canonique, canon 916 ; Code des Canons des
Églises orientales, canon 711 »]. Je désire donc redire que demeure et demeu-
rera toujours valable dans l’Église la norme par laquelle le Concile de Trente
a appliqué concrètement la sévère admonition de l’Apôtre Paul, en affirmant
que, pour une digne réception de l’Eucharistie, “si quelqu’un est conscient
d’être en état de péché mortel, il doit, auparavant, confesser ses péchés” 22.

20. Jean-Paul II, Homélie à la messe de clôture du 6e Synode des Évêques (25/10/1980).


21. Par exemple celui du Conseil Pontifical pour l’interprétation des textes légis-
latifs du 24 juin 2000, cité plus haut.
22. Ici une abondante note 75 se lisait : « [Jean-Paul II], Discours aux membres de la
Pénitencerie apostolique et aux Pénitenciers des Basiliques patriarcales de Rome (30 jan-
vier 1982) : AAS 73 (1981), p. 203 ; cf. Concile de Trente, Décret sur la très sainte Eucharistie,
cap. 7, et canon 11 : DzSch, nos 1647. 1661.

596
Amoris Laetitia

37. […] Si le chrétien a sur la conscience le poids d’un péché grave, l’itiné-
raire de pénitence, à travers le sacrement de la Réconciliation, devient le pas-
sage obligé pour accéder à la pleine participation au Sacrifice eucharistique.
Évidemment, le jugement sur l’état de grâce appartient au seul intéressé,
puisqu’il s’agit d’un jugement de conscience. Toutefois, en cas de compor-
tement extérieur gravement, manifestement et durablement contraire à la
norme morale, l’Église, dans son souci pastoral du bon ordre communautaire
et par respect pour le Sacrement, ne peut pas ne pas se sentir concernée. Cette
situation de contradiction morale manifeste est traitée par la norme du Code
de Droit canonique sur la non-admission à la communion eucharistique de
ceux qui “persistent avec obstination dans un péché grave et manifeste”.
[Note 76 : « Canon 915 ; cf. Code des Canons des Églises orientales, canon
712 »].

Ici on voit clairement mentionné que les règles d’accès à la commu-


nion de la part du sujet de l’Eucharistie (cf. canon 916) reposent sur
la distinction entre état de grâce et état de péché mortel, et que cela
relève d’un jugement de conscience au for interne. En revanche, les règles
d’admission à l’Eucharistie au for externe par un ministre sont différentes
(cf. canon 915), et fondées sur une situation manifeste, de for externe.
Par conséquent, en se plaçant dans l’hypothèse où la personne n’est pas
dans le péché mortel, le pape François se situera dans un autre cas, et ne
contredira pas son saint prédécesseur.
Par ailleurs, certains ont nié que « le discernement peut reconnaître
que dans une situation particulière il n’y a pas de faute grave ». Pourtant,
un confesseur, avant de donner une absolution, peut et doit toujours
opérer ce type de discernement de l’état de la conscience du pénitent 23.
Quant à tout fidèle, le canon 916 prévoyait déjà des cas où, se sachant en
état de péché grave, le fidèle pouvait communier après avoir émis un acte
de contrition parfaite, qualité dont il restait seul juge.
Le pape donne déjà quelques indications sur l’application concrète des
normes. Le no 300 invites en effet les divorcés à un examen de conscience
sur la crise qui s’est terminée par le divorce : « […] Il s’agit d’un itiné-
raire d’accompagnement et de discernement qui “oriente ces fidèles à
la prise de conscience de leur situation devant Dieu. Le colloque avec

23. Certains commentateurs s’expriment de manière trop absolue, en déclarant que la


personne ne peut pas juger si elle est en état de grâce, ou que le confesseur ne le peut pas non
plus. Pour ce qui est du sujet, il ne peut certes avoir une certitude de foi sur son état de grâce,
mais un ensemble de signes peut lui donner une probabilité suffisante pour juger qu’il l’est. De
même pour son confesseur. Dans ces deux cas, on n’atteint bien sûr qu’une certitude morale,
et non une certitude de foi, que le concile de Trente dit impossible (cf. DzSch, no 1534).

597
Revue thomiste

le prêtre, dans le for interne, concourt à la formation d’un jugement


correct sur ce qui entrave la possibilité d’une participation plus entière
à la vie de l’Église et sur les étapes à accomplir pour la favoriser et la
faire grandir” 24. » Le Pontife montre ici clairement sa volonté de ne pas
remettre en cause la nécessité d’éclairer les fidèles en question sur la
norme objective, sur « ce qui entrave la possibilité d’une participation
plus entière ». Il ne veut pas non plus changer la nécessité, pour ceux qui
non seulement connaissent la norme, mais encore en comprennent la
portée et la possibilité, d’avoir le ferme propos de ne plus poser à l’avenir
les actes réservés aux vrais époux. Il devrait être évident pour tous les
fidèles que le Saint-Père ne voulait ni ne pouvait remettre en cause un tel
enseignement, défini au concile de Trente 25. Il s’agit aussi de discerner les
petits pas que le sujet pourra accomplir, et selon la loi de gradualité, et
non selon une quelconque gradualité de la loi : « “Étant donné que, dans
la loi elle-même, il n’y a pas de gradualité (cf. FC, no 34), ce discerne-
ment ne pourra jamais s’exonérer des exigences de vérité et de charité de
l’Évangile proposées par l’Église” 26. » Par conséquent, le prêtre ne pourra
pas cacher indéfiniment la vérité ni a fortiori enseigner l’erreur sur la
situation objective du sujet, ni prétendre qu’objectivement tel précepte
négatif divin ne s’applique pas encore à la personne.
La citation de la Relatio finalis 2015 par AL se poursuit : « “Pour qu’il
en soit ainsi, il faut garantir les conditions nécessaires d’humilité, de
discrétion, d’amour de l’Église et de son enseignement, dans la recherche
sincère de la volonté de Dieu et avec le désir de parvenir à y répondre de
façon plus parfaite.” Ces attitudes sont fondamentales pour éviter le grave
risque de messages erronés, comme l’idée qu’un prêtre peut concéder
rapidement des “exceptions”, ou qu’il existe des personnes qui peuvent
obtenir des privilèges sacramentaux en échange de faveurs. Lorsqu’on
rencontre une personne responsable et discrète, qui ne prétend pas placer
ses désirs au-dessus du bien commun de l’Église, et un Pasteur qui sait
reconnaître la gravité de la question entre ses mains, on évite le risque

24. Il s’agit d’une citation de la Relatio finalis 2015.


25. Cf.  Concile de Trente, Décret sur le sacrement de pénitence, cap.  4 ; cf.  DzSch,
nos 1676‑1677.
26. Il s’agit de la suite de la citation de la Relatio finalis 2015. Le point en question avait
déjà été souligné par FC, no 33 : « Éducatrice, elle [l’Église] ne se lasse pas de proclamer la
norme morale qui doit guider la transmission responsable de la vie. L’Église n’est ni l’auteur
ni l’arbitre d’une telle norme. Par obéissance à la vérité qui est le Christ, dont l’image se reflète
dans la nature et dans la dignité de la personne humaine, l’Église interprète la norme morale
et la propose à tous les hommes de bonne volonté, sans en cacher les exigences de radicalisme
et de perfection. »

598
Amoris Laetitia

qu’un discernement donné conduise à penser que l’Église entretient une


double morale. » L’arrogance, l’indiscrétion, le mépris pour le magistère
ou pour la volonté de Dieu de la part du sujet, tout comme du prêtre,
sont donc des contre-indications à une pastorale graduelle de ce type. Et
dans le domaine concerné, il n’y a donc pas « d’exception », car quelqu’un
qui rentre dans le cadre décrit par les documents magistériels tels que
FC, no 84, ne peut pas se voir accorder une exception. Ce dont va traiter
la suite n’est pas une « exception », mais un cas différent, que peut éven-
tuellement repérer un discernement après écoute. Ce cas différent sera
celui des circonstances atténuantes, que va exposer la section suivante.
Les circonstances atténuantes dans le discernement pastoral est en
effet le titre de cette section, la plus délicate à comprendre dans toute
l’exhortation apostolique. C’est la présence, au sein de « situations irrégu-
lières », lesquelles, objectivement, sont des situations de péché grave, de
circonstances atténuantes. Celles-ci peuvent constituer une imperfectio
actus, comme disaient les moralistes. Cela va créer un cas à part, celui de
la personne qui, bien que commettant habituellement des péchés dont la
matière est grave, ne possède pas une connaissance ou un consentement
suffisants pour que ces péchés soient mortels. En effet, selon la Tradition
unanime de l’Église et son Magistère constant, pour être péché mortel,
et donc priver de la grâce sanctifiante, il faut que l’acte commis possède
à la fois trois propriétés 27 : 1o sa matière, c’est-à-dire l’objet que choisit la
volonté (tant « l’objet moral », que l’intention et les autres circonstances),
doit être grave ; et cela est indépendant du sujet qui agit ; ici, par hypo-
thèse, l’objet moral est déjà grave (fornication, adultère), et ni l’inten-
tion ni les circonstances ne peuvent faire que la matière ne le soit pas 28 ;

27. Cf.  à ce sujet Rocco Buttiglione, Joie de l’amour et perplexité des théologiens,
Osservatore Romano, du 21 juillet 2016, p. 8 et 11.
28. Cf. Jean-Paul II, Lettre encyclique Veritatis splendor (VS), no 81 : « Si les actes sont
intrinsèquement mauvais, une intention bonne ou des circonstances particulières peuvent
en atténuer la malice, mais ne peuvent pas la supprimer. » Est envisagée ici une diminution
d’imputabilité subjective non par conscience erronée (serait alors en question la moralité
formelle, le péché formel), mais par diminution de l’immoralité objective, matérielle, prise
dans toute son amplitude (donc non seulement au sens de « l’objet moral », mais aussi des deux
autres sources de la moralité objective, à savoir la fin et les circonstances). Il ne s’agit pas, en
revanche, de changement de la moralité objective de mauvaise en bonne : « les circonstances
ou les intentions ne pourront jamais transformer un acte intrinsèquement malhonnête de
par son objet en un acte « subjectivement » honnête ou défendable comme choix. » Il est utile
de rappeler ici que, puisque Jean-Paul II, dans sa condamnation du conséquentialisme et du
proportionnalisme, et dans son assertion de l’existence d’actes « intrinsèquement mauvais »
de par leur objet même, s’appuyait expressément sur l’Écriture et la Tradition, l’infaillibilité
du magistère de l’Église était engagée, en tant que son encyclique confirmait la Tradition,
unanime à voir cette doctrine dans l’Écriture.

599
Revue thomiste

2o l’acte est commis avec pleine advertance de l’intelligence, c’est-à-dire


connaissance actuelle (ou au moins virtuelle) à l’acte, à son immoralité et
à sa gravité ; et cela dépend du sujet qui agit et des circonstances dans les-
quelles il agit ; le pape François va faire l’hypothèse que cette advertance
n’est pas réalisée ; 3o enfin, il est commis avec un plein consentement de
la volonté ; AL va aussi envisager le cas où cela n’est pas réalisé, et cela
aussi dépend des circonstances et du sujet 29.
Le no 301 rappelle donc la doctrine — très traditionnelle — qu’un acte
grave de par sa matière peut bien n’être qu’un péché véniel, ou pas de
péché formel du tout, en raison de circonstances atténuantes diminuant
ou supprimant l’advertance ou la volonté : « Pour comprendre de manière
appropriée pourquoi un discernement spécial est possible et nécessaire
dans certaines situations dites “irrégulières”, il y a une question qui doit
toujours être prise en compte, de manière qu’on ne pense jamais qu’on
veut diminuer les exigences de l’Évangile. L’Église a une solide réflexion
sur les conditionnements et les circonstances atténuantes. Par consé-
quent, il n’est plus possible de dire que tous ceux qui se trouvent dans une
certaine situation dite “irrégulière” vivent dans une situation de péché
mortel, privés de la grâce sanctifiante. »
Cette remarque (directement doctrinale doublée d’une obligation)
découle logiquement du rappel que nous venons de faire à propos du
péché mortel 30. Le pape signale en outre que cette considération évite
de remettre en cause « les exigences de l’Évangile », donc la gravité de

29. Cf. déjà Jean-Paul II, Veritatis Splendor, no 70 : « L’exhortation apostolique post-syno-


dale Reconciliatio et pænitentia a redit l’importance et l’actualité permanente de la distinction
entre péchés mortels et péchés véniels, selon la tradition de l’Église. Et le Synode des Évêques
de 1983, dont est issue cette exhortation, n’a pas “seulement réaffirmé ce qui avait été pro-
clamé par le Concile de Trente sur l’existence et la nature de péchés mortels et véniels, mais il
a voulu rappeler qu’est péché mortel tout péché qui a pour objet une matière grave et qui, de
plus, est commis en pleine conscience et de consentement délibéré”. La déclaration du Concile
de Trente ne considère pas seulement la “matière grave” du péché mortel, mais elle rappelle
aussi, comme condition nécessaire de son existence, “la pleine conscience et le consentement
délibéré”. Du reste, en théologie morale comme dans la pratique pastorale, on sait bien qu’il
existe des cas où un acte, grave en raison de sa matière, ne constitue pas un péché mortel, car
il y manque la pleine connaissance ou le consentement délibéré de celui qui le commet. » Le
pape polonais ajoutait un peu plus loin : « “Sans aucun doute, il peut y avoir des situations très
complexes et obscures sur le plan psychologique, qui ont une incidence sur la responsabilité
subjective du pécheur.” ». Ici Jean-Paul II citait ici sa propre Exhortation Reconciliatio et pae-
nitentia, no 17. Cette dernière phrase est citée littéralement dans AL, note 344, qui néanmoins
ne rappelle pas que le dit texte a été lui-même cité dans Veritatis splendor, encyclique qui n’est
jamais même mentionnée dans AL.
30. On notera au passage que le pape dit non pas qu’aucune personne se trouvant en situa-
tion irrégulière n’est en état de péché, mais seulement que ce ne sont pas toutes ces personnes
qui seraient en état de péché.

600
Amoris Laetitia

la matière d’un précepte négatif comme ceux en cause. En effet, il s’agit


de discerner s’il n’y aurait pas des circonstances atténuantes rendant les
fautes vénielles 31.
Toutefois ici s’insère une précision jusqu’à présent peu connue des
moralistes. Certes, il était déjà évident depuis longtemps que l’ignorance
invincible de la loi (de son existence ou de son énoncé) exempte de péché
formel 32. La méconnaissance de la norme constituait une forme d’absence
de « pleine advertance », ce qui recouvrait traditionnellement tant l’igno-
rance habituelle, que l’erreur ou l’inadvertance actuelles 33. Mais le pape
approfondit ici ce type « d’ignorance » avec la caractérisation la plus nou-
velle, la plus importante, et la plus difficile à comprendre : « Les limites
n’ont pas à voir uniquement avec une éventuelle méconnaissance de la
norme. Un sujet, même connaissant bien la norme, peut avoir une grande
difficulté à saisir les “valeurs comprises dans la norme” [339] ou peut se
trouver dans des conditions concrètes qui ne lui permettent pas d’agir
différemment et de prendre d’autres décisions sans une nouvelle faute. »
Cette assertion (directement doctrinale) présente deux circonstances
comme capables de rendre imparfaitement libre l’acte commis 34. La
première s’applique plutôt à un défaut dans l’usage de l’intelligence :

31. On sait, bien sûr, que certaines circonstances pourraient aussi diminuer l’imputa-
bilité, sans pourtant la rendre légère. Ce point était connu aussi en droit canonique. Cf. par
exemple CIC/83, canon 1324, § 1, 10o (et ibid., § 3). Mais, par hypothèse, ce n’est pas le cas
envisagé dans AL.
32. Cf. par exemple Jean-Paul II, Veritatis splendor, no 62 : « Pour la conscience, en tant
que jugement d’un acte, une erreur est toujours possible. “Il arrive souvent — écrit le Concile
[GS, no 16] — que la conscience s’égare, par suite d’une ignorance invincible, sans perdre pour
autant sa dignité. Ce que l’on ne peut dire lorsque l’homme se soucie peu de rechercher le
vrai et le bien et lorsque l’habitude du péché rend peu à peu sa conscience presque aveugle”.
Dans ces quelques lignes, le Concile fournit une synthèse de la doctrine élaborée par l’Église
au cours des siècles sur la conscience erronée. […] Néanmoins, l’erreur de la conscience peut
être le fruit d’une ignorance invincible, c’est-à-dire d’une ignorance dont le sujet n’est pas
conscient et dont il ne peut sortir par lui-même. »
33. On retrouvait d’ailleurs cette équivalence dans la partie pénale du CIC, canon 1323, 2o :
« N’est punissable d’aucune peine la personne qui, lorsqu’elle a violé une loi ou un précepte […]
2o ignorait, sans faute de sa part, qu’elle violait une loi ou un précepte ; quant à l’inadvertance
et l’erreur, elles sont équiparées à l’ignorance ».
34. Rappelons au passage que le caractère libre et le caractère volontaire ne sont pas iden-
tiques : sous le coup d’une puissante passion de concupiscence, on commet un acte très vo-
lontaire, mais souvent pas pleinement libre, car les passions du concupiscible augmentent
le volontaire mais diminuent la liberté (parce qu’elles gênent la réflexion de l’intellect). En
revanche, la passion de crainte (qui est dans l’irascible) diminue à la fois le volontaire et la
liberté de l’acte posé sous son influence. D’autre part, dans l’intelligence, il n’y a pas que l’igno-
rance qui diminue la liberté ; il y a aussi l’inadvertance et l’erreur. Enfin, il arrive parfois que
la volonté ne veuille pas un acte extérieur, mais que les puissances inférieures n’obéissent pas
à la volonté. Ces points semblent avoir été négligés par certaines réflexions critiques.

601
Revue thomiste

en d’autres termes, il peut arriver que, tout en connaissant bien l’exis-


tence et le texte de la loi, le sujet ne comprenne pas que celle-ci est vraie,
pourquoi elle est vraie, en quoi la matière est grave, ou enfin, pourquoi,
malgré les circonstances, elle s’applique bien aussi à son cas particulier.
Cette première partie de la phrase du pape, quant au libellé, reprend une
expression de FC, no 33 35. En fait, le cas envisagé ici est une forme parti-
culière d’ignorance invincible ou d’erreur où la personne peut se trouver
quant au fait que la norme est vraie, importante, et s’applique à elle, et
qu’il lui est possible de l’accomplir avec l’aide de la grâce. Il faut dire
que ce cas, assez rare autrefois chez les catholiques, se répand de plus en
plus en raison du manque de formation catéchétique, ou souvent, hélas !
à cause de la déformation des consciences dans de nombreux milieux,
due au subjectivisme et au relativisme ambiants, ou à des formateurs,
des médias, des sites Internet, etc., eux-mêmes ignorant ou contestant le
magistère de l’Église 36. Sans parler de la déstructuration des psycholo-
gies due à des facteurs culturels. Ce sont donc les circonstances qui sont
nouvelles, et non les principes.
La deuxième circonstance, quant à elle, diminue plutôt la plénitude du
consentement volontaire dans la faute du pénitent. Il s’agit de « conditions
concrètes qui ne lui permettent pas d’agir différemment et de prendre
d’autres décisions sans une nouvelle faute ». Assurément, au point de vue
objectif, il était déjà question (on l’a dit en commentant la note 329), de
l’impossibilité pour le nouveau couple de se séparer complètement sans

35. Voici le contexte du no 33 : « En tant que mère, l’Église […] sait que de nombreux
conjoints rencontrent de telles difficultés tant pour la pratique concrète que pour la compré-
hension des valeurs comprises dans la norme morale. » Au même numéro 33, Jean-Paul II
allait jusqu’à ajouter quelques lignes plus loin une réflexion curieusement non mentionnée
par AL : « D’autre part, la vraie pédagogie de l’Église ne révèle son réalisme et sa sagesse qu’en
faisant des efforts tenaces et courageux pour créer et soutenir toutes les conditions humaines
— psychologiques, morales et spirituelles — qui sont indispensables pour comprendre et vivre
la valeur et la norme morales. » Il y a donc bien des conditions humaines « indispensables
pour comprendre et vivre la valeur et la norme morales ». C’est bien, a contrario, le sens du
chapitre VIII d’AL.
36. Cf. dans ce sens les remarques de FC, no 7 : « En vivant dans un tel monde, et sous
l’influence provenant surtout des mass media, les fidèles n’ont pas toujours su et ne savent
pas toujours demeurer indemnes de l’obscurcissement des valeurs fondamentales ni se situer
comme conscience critique de cette culture familiale et comme sujets actifs de la construction
d’un authentique humanisme familial. Au nombre des signes les plus préoccupants de ce phé-
nomène, les Pères du Synode ont souligné en particulier l’expansion du divorce et du recours
à une nouvelle union de la part des fidèles eux-mêmes ; l’acceptation du mariage purement
civil, en contradiction avec leur vocation de baptisés à “s’épouser dans le Seigneur” ; […]. »
Voir aussi Jean-Paul II, Veritatis splendor, no 88 : « […] En réalité, dans le contexte d’une
culture largement déchristianisée, les critères de jugement et de choix retenus par les croyants
eux-mêmes se présentent souvent comme étrangers ou même opposés à ceux de l’Évangile. »

602
Amoris Laetitia

nuire par exemple aux enfants. Ce membre de phrase peut donc dans un
premier temps être interprété à la lumière du no 298, où l’on annonçait
qu’il s’agit d’une « grande difficulté à faire marche arrière sans sentir en
conscience qu’on commet de nouvelles fautes », difficulté déjà envisagée
par FC, no 84.
Toutefois il pourrait aussi s’agir ici d’une impossibilité — non plus
certes objective, mais du moins subjectivement perçue comme telle par
la conscience (erronée en l’occurrence) — d’éviter de nouvelles fautes si
on ne persiste pas dans des unions physiques avec le conjoint illégitime.
Certes, le Dieu de miséricorde ne peut pas avoir placé l’homme dans
un cas objectivement perplexe, c’est-à-dire où, quoi qu’il choisisse, il
pécherait. Il peut s’agir en revanche du fait que, par suite d’un péché ou
d’une erreur de conscience, un homme se trouve effectivement dans une
situation perplexe, et se croie obligé, par exemple, de forniquer, cas déjà
envisagé par saint Thomas d’Aquin dans divers textes 37, notamment le
suivant :

En réponse à la 5e objection 38, il faut dire que, à parler absolument, per-


sonne n’est purement et simplement perplexe. Mais, une fois posée une
hypothèse, il n’est pas inconvenant que, tant qu’elle dure, quelqu’un sera
perplexe. C’est ainsi que, tant que dure une intention mauvaise, soit qu’on
pose l’acte requis par le précepte, soit qu’on l’omette, on encourt le péché.
De même aussi, tant que dure la conscience erronée, quoi qu’on fasse, on
n’évite pas le péché. Mais l’homme peut déposer la conscience erronée, tout
comme l’intention mauvaise. Et, de ce fait, il n’est pas purement et simple-
ment perplexe 39.

37. Cf. Thomas d’Aquin, In IV Sent., dist. 5, q. 2, a. 2, qc. 4, ad 4 ; dist. 9, q. 1, a. 3, qc. 1,
ad 3 ; dist. 12, q. 3, a. 2, qc. 2, ad 2 ; dist. 19 q. 2 a. 2 qc. 2 ad 2 ; dist. 24, q. 1, a. 3, qc. 5, ad 1 ;
Sum. theol., Ia-IIae, q. 19, a. 6, ad 3 ; IIIa, q. 64, a. 6, ad 3 ; q. 82, a. 10, ad 2 ; Quodlibet XII, q. 23,
a.  3 ; Super Rom., cap. 14, l. 2 ; et surtout De veritate, q. 17, a. 4, ad 8 ; Quodlibet III, q. 12, art. 2.
38. L’objection 5 disait : « Praeterea, nullus faciens hoc ad quod obligatur, peccat : alias esset
perplexus ; quod est impossibile, quia sic necessario peccaret. Sed si habeat aliquis erroneam
conscientiam quod debeat fornicari, et fornicetur, non excusatur a peccato : alias tyranni, qui
sanctos occiderunt, non peccassent, quia arbitrabantur se obsequium Deo praestare. Ergo
conscientia erronea non obligat » (Thomas d’Aquin, In II Sent., dist. 39, q. 3, a. 3, arg. 5).
39. Thomas d’Aquin, In II Sent., dist. 39, q. 3, a. 3, ad 5 : « Ad quintum dicendum, quod
simpliciter nullus perplexus est, absolute loquendo ; sed quodam posito non est inconveniens,
illo stante, aliquem perplexum fore ; sicut intentione mala stante, sive fiat actus debitus,
qui est in praecepto, sive non fiat, peccatum incurritur ; similiter etiam stante erronea
conscientia, quidquid fiat, peccatum non vitatur. Sed potest homo conscientiam erroneam,
sicut et intentionem pravam, deponere ; et ideo simpliciter non est perplexus ». Voir aussi
Quodlibet III, q. 12, a. 2. 

603
Revue thomiste

Dans ce texte, et d’autres similaires, l’erreur dont traitait le saint


Docteur est une erreur qu’on peut déposer, c’est-à-dire, par définition,
une erreur due à une ignorance « vincible », donc coupable au moins à
l’origine 40. Toutefois, comme le précisent les moralistes, l’imputabilité de
l’action dérivant d’une telle ignorance et de l’erreur consécutive ne peut
pas être plus grave que celle de cette ignorance elle-même, laquelle n’a
pas toujours été un péché mortel 41. En outre, dans le passage cité, saint
Thomas n’évoquait pas encore la possibilité d’une conscience invincible-
ment erronée et la conséquence à en tirer 42. Or le cas peut se présenter.
Répétons-le, il ne peut pas objectivement se faire que le pseudo-
conjoint n’ait pas d’autre possibilité (au point de vue de la morale) que
d’avoir des relations conjugales avec qui n’est pas son vrai conjoint, même
pour éviter de provoquer de graves inconvénients (comme par exemple
que le pseudo-conjoint le quitte et le laisse à nouveau seul avec les enfants
à charge). En effet, il ne peut pas être vrai qu’on soit objectivement obligé
de faire un mal (même moindre) pour éviter de faire un mal (même
moral) plus grand, a fortiori quand il ne s’agit que d’éviter le mal moral
que commettrait une autre personne 43.
Il n’en demeure pas moins vrai que, suite à une erreur d’apprécia-
tion, la personne peut croire qu’en se refusant désormais à des unions
sexuelles, elle commettrait un autre péché (peut-être, de son point de
vue, encore plus grave que le manque de chasteté ou l’injustice envers le
vrai conjoint), nuisible, par exemple, à ses enfants. Comme le motif pour
lequel elle agirait serait précisément d’éviter d’offenser Dieu davantage,
on peut comprendre qu’un tel motif soit un facteur qui diminue l’impu-
tabilité de ses péchés. Cela la diminue-t-elle au point d’en faire des fautes
seulement vénielles ? Chaque cas sera différent.
Le texte poursuit : « Comme les Pères synodaux l’ont si bien exprimé,
“il peut exister des facteurs qui limitent la capacité de décision”. Saint
Thomas d’Aquin reconnaissait déjà qu’une personne peut posséder la

40. Sur l’erreur coupable, cf. Jean-Paul II, Veritatis splendor, no 63 : « La conscience, en
tant que jugement concret ultime, compromet sa dignité lorsqu’elle est coupablement erronée,
ou “lorsque l’homme se soucie peu de chercher la vérité et le bien, et lorsque l’habitude du
péché rend peu à peu sa conscience presque aveugle” [GS, no 16, déjà cité au no 62, mentionné
plus haut] ».
41. Cette règle vaut pour tous les cas de volontaire in causa : le mal voulu seulement dans
sa cause (sa cause étant, elle, un acte directement volontaire) ne peut pas être plus volontaire
que sa cause.
42. Comme chacun sait, saint Thomas est resté très restrictif sur la possibilité d’une igno-
rance invincible de la loi divine. Nous y revenons plus loin.
43. Ce point avait été rappelé par exemple par Paul VI, Humanae vitae, no 14.

604
Amoris Laetitia

grâce et la charité, mais ne pas pouvoir bien exercer quelques vertus, en


sorte que même si elle a toutes les vertus morales infuses 44, elle ne mani-
feste pas clairement l’existence de l’une d’entre elles, car l’exercice exté-
rieur de cette vertu est rendu difficile : “Quand on dit que des saints n’ont
pas certaines vertus, c’est en tant qu’ils éprouvent de la difficulté dans
les actes de ces vertus, mais ils n’en possèdent pas moins les habitudes
de toutes les vertus.” » En effet, la vertu morale infuse, de soi, ne fournit
pas la facilité des actes, à la différence de la vertu morale acquise. La
possession de la première ne dispense donc pas d’acquérir cette dernière,
laquelle lui fournira sa protection, mais dont l’acquisition exigera du
temps et des efforts, surtout si d’anciennes mauvaises habitudes, même
reniées par la volonté, freinent le progrès.
Un point important demande à être souligné, et qui crée une difficulté
supplémentaire pour la doctrine énoncée ici par le pape, c’est qu’il ne
s’agit pas seulement d’évaluer les péchés passés de la personne lorsqu’elle
se présente au confessionnal 45. Il s’agit aussi, le contexte rend cela évident
(sinon pourquoi parlerait-on de « nouvelles fautes » ?), des fautes futures,
telles qu’envisagées par la conscience du sujet y compris au moment de
sa confession. La difficulté ici consiste à comprendre comment une per-
sonne qui, sur le moment où elle est au confessionnal, n’est pas soumise
à une tentation de la chair, et par ailleurs, dispose d’un confesseur pour
l’éclairer, peut néanmoins persister dans la volonté de continuer à poser
avec son pseudo-conjoint des actes réservés à de vrais époux, sans pour
autant que cette « obstination » soit elle-même un péché mortel.
Le travail du prêtre est bien sûr d’éclairer la personne (cela ressort
sans doute possible de plusieurs autres passages d’AL, notamment de

44. Noter au passage que le pape François réaffirme l’existence de vertus morales infuses,
non mentionnées dans le CEC comme distinctes des vertus morales acquises. Certains com-
mentateurs voient bien que saint Thomas requiert les vertus morales pour bien agir selon la
charité. Mais ils semblent ne pas saisir qu’il se peut donc que faute d’avoir des vertus morales
acquises assez bien enracinées, la pratique de la loi divine soit très difficile pour une personne
donnée, et que des chutes ne fassent pas perdre la charité, parce que cette difficulté en arrive
même à diminuer l’imputabilité au point de rendre un péché objectivement grave seulement
véniel au point de vue subjectif. Cet aspect est bien connu chez les « habitudinaires » qui ont
renié leurs péchés. Mais il n’y a pas que ce cas. On peut demeurer dans la charité théologale
même si on pèche gravement au point de vue objectif contre l’acte propre d’une vertu morale,
bref, si la matière est grave, s’il manque la pleine advertance et le parfait consentement. La
charité n’est pas affaire de réussite, mais de volonté de faire ce que Dieu prescrit.
45. Il est important de remarquer que ce qui est en cause dans le discernement et l’accom-
pagnement des divorcés remariés n’est pas tant l’acte (passé) de s’être « remariés », que les
actes sexuels posés ensuite entre les partenaires non vraiment mariés, et l’intention de ne
pas les faire cesser.

605
Revue thomiste

l’appel du no 300 aux « exigences de vérité et de charité de l’Évangile


proposées par l’Église »). Mais parfois — ne serait-ce que parce qu’il ne
peut pas retenir la personne trop longtemps au confessionnal, ou n’a pas
l’occasion de la revoir en entretien —, il ne parviendra pas du premier
coup à tout expliquer ou à convaincre la personne. En effet — et c’est là
un point que les temps que nous traversons rendent plus actuel —, la
personne peut avoir été convaincue subjectivement d’une interprétation
de la loi toute différente de celle du confesseur, et s’opposer de bonne foi
à lui en lui déclarant que son interprétation du magistère de l’Église ne
s’impose pas face à d’autres (en l’occurrence objectivement erronées, c’est
notre hypothèse), faites par des prêtres, des théologiens, des évêques, des
cardinaux, des blogs sur Internet, des médias, etc. La personne peut aussi
être convaincue que le magistère va évoluer sur cette question, parce
qu’on l’a persuadée que le magistère de l’Église s’est déjà contredit 46.
Le prêtre doit alors au minimum l’engager à cheminer, à se renseigner,
à réfléchir. Et si elle accepte, il pourra sembler vraisemblable qu’elle ait
la volonté suffisante de ne pas offenser Dieu gravement à l’avenir. Cette
volonté s’appelle le ferme propos, et, selon le concile de Trente, est incluse
au moins virtuellement dans une véritable contrition (parfaite ou impar-
faite), comme nécessaire pour recevoir l’absolution 47.
La suite confirme bien qu’il s’agit, dans tout ce que vient d’affirmer
le Saint-Père, de la diminution de l’imputabilité subjective, puisque le
numéro 302, suite immédiate, établit le lien des deux critères donnés
à l’instant avec la liste générique fournie par le CEC, nos 1735 et 2352, à
propos des conditionnements qui font qu’un péché objectivement grave
peut ne pas être mortel, donc n’être pas subjectivement grave :

C’est pourquoi, un jugement négatif sur une situation objective n’implique


pas un jugement sur l’imputabilité ou la culpabilité de la personne impliquée.
Au regard de ces convictions, je considère très approprié ce que beaucoup de
Pères synodaux ont voulu soutenir : “Dans des circonstances déterminées,
les personnes ont beaucoup de mal à agir différemment […]. Le discernement
pastoral, tout en tenant compte de la conscience correctement formée des
personnes 48, doit prendre en charge ces situations. Les conséquences des actes
accomplis ne sont pas non plus nécessairement les mêmes dans tous les cas”.

46. Par exemple à Vatican II sur la question de la liberté religieuse…


47. Cf.  Concile de Trente, Décret sur le sacrement de pénitence, cap.  4 ; cf.  DzSch,
nos 1676‑1677.
48. Ce membre de phrase n’est pas absolument clair. Si l’on se réfère aux tournures ita-
liennes, le sens du texte semble être : « tout en visant à former correctement la conscience », et
non : « même si la conscience a déjà été correctement formée ».

606
Amoris Laetitia

Ici le Saint-Père envisage donc le deuxième des critères susmentionnés


(no 301), l’impossibilité morale, c’est-à-dire la grande difficulté à agir au-
trement, laquelle blesse plutôt la volonté, que l’intelligence. Par ailleurs,
ce qu’il déclare sur « les conséquences des actes accomplis » ne signifie
en aucune façon que la moralité des actes humains serait à déterminer
uniquement en fonction de leurs conséquences, ce qui serait du consé-
quentialisme, condamné par l’Église 49. Il s’agit simplement d’affirmer
d’une part que les conséquences, surtout en tant que connues par l’intel-
ligence du sujet qui va agir et prises pour objet par sa volonté, influent sur
la gravité objective et subjective d’un acte, et aussi sur les conséquences
pastorales à en tirer, ce qui est on ne peut plus vrai 50.
Le no 303 invite donc la pastorale à tenir compte de ces conditionne-
ments, sans négliger néanmoins qu’il faille « encourager la maturation
d’une conscience éclairée, formée et accompagnée par le discernement
responsable et sérieux du Pasteur, et proposer une confiance toujours
plus grande dans la grâce ». Ainsi : il faut aider le fidèle à progresser 1o par
son intelligence, dans sa perception « des valeurs » de la norme ; 2o par sa
volonté, dans l’espérance en la possibilité d’appliquer la loi avec l’aide de
la grâce divine, autrement dit, on va devoir remédier aux deux aspects
qui ont été au point de départ de la non-imputabilité. Le texte continue :

Toutefois reconnaître qu’une situation ne répond pas objectivement aux


exigences générales de l’Évangile n’est pas la seule chose que peut cette
conscience. Elle peut aussi reconnaître sincèrement et honnêtement ce qui,
pour le moment, est la réponse généreuse qui peut être offerte à Dieu, et
découvrir avec une certaine sûreté morale que cette réponse est le don que
Dieu lui-même demande au milieu de la complexité concrète des limitations,
même si elle n’atteint pas encore pleinement l’idéal objectif 51.

49. Cf.  Jean-Paul  II, Veritatis splendor, nos 75 (qui expose la théorie) et 76 (qui la
condamne). La lecture de ces deux numéros prouvera aisément au lecteur que le pape François
ne soutient pas le conséquentialisme en question.
50. Cf. Jean-Paul II, ibid., no 77, surtout : « […] Les conséquences prévisibles appar-
tiennent aux circonstances de l’acte, qui, si elles peuvent modifier la gravité d’un acte mauvais,
ne peuvent cependant pas en changer l’aspect moral. » Le pape François ne prétend pas que les
circonstances atténuantes transforment la matière d’un acte de grave en vénielle ou innocente.
Il se situe au niveau non pas de la matière de l’acte, mais de la connaissance et de la volonté.
51. La phrase a été traduite de manière incorrecte et imprécise, voire à contresens, dans le
texte français du site Internet du Vatican. Nous la retraduisons ici en fonction du texte espa-
gnol et du texte italien du même site, et en respectant la grammaire française. Son sens n’est
pas absolument clair, de toutes façons.

607
Revue thomiste

Il semble qu’il faille comprendre ceci : une fois qu’elle aura perçu les
valeurs en jeu, la personne pourra certes reconnaître qu’elle pèche, mais
aussi discerner le geste de bonne volonté qu’elle peut faire pour concré-
tiser sa résolution d’arriver à ne pas offenser Dieu à l’avenir, même sans
réaliser intégralement pour l’instant la volonté de Dieu. Il ne s’agit donc
pas encore du ferme propos de ne plus avoir de relations sexuelles avec
le partenaire « irrégulier » (cas déjà prévu par FC, no 84), mais du fait
que la personne n’est pas — ou plutôt ne se croit pas — encore en état de
poser ce ferme propos.
Par ailleurs, il ne s’agit donc plus ici du cas (envisagé au no 301) où la
personne ne comprenait pas que sa « situation ne répond pas objective-
ment aux exigences générales de l’Évangile ». Ici, elle le reconnaît, mais
n’a pas encore la volonté assez forte, ou la confiance en Dieu assez vive,
pour en tirer les conséquences. Elle est cependant prête à un geste de
bonne volonté dans cette direction, à accepter de cheminer vers le bien
dont elle prendra peu à peu conscience. Évidemment, dans le dernier de
ces cas, la personne ne pourrait pas encore recevoir validement l’abso-
lution, car par hypothèse, elle saisit effectivement qu’elle pèche (à moins
qu’elle soit convaincue qu’il ne s’agit que d’un péché véniel), en particu-
lier parce que, comme on l’a dit, elle ne voit pas comment faire autrement
sans offenser Dieu encore plus. Mais ce geste de bonne volonté, lui, est
moralement bon, sans être encore méritoire.
La section suivante, intitulée Les normes et le discernement, va donc
faire le lien entre l’objectivité de la norme et le discernement de l’impu-
tabilité subjective.
Le no 304 rappelle un texte bien connu de saint Thomas, mais d’un
maniement délicat, car il pourrait être sollicité en faveur d’une « morale
de la situation », c’est-à-dire d’une morale selon laquelle il n’existerait
pas de préceptes négatifs valables en toute circonstance, et d’après quoi
la moralité d’un acte ne dépendrait que des circonstances où est placé
l’acteur 52. En fait, si cette théorie est fausse, il est en revanche exact que la

52. Sur cette « nouvelle morale » ou « morale de la situation », cf. déjà Pie XII, Discours
aux participants au congrès de la Fédération catholique mondiale de la jeunesse fémi-
nine (18 avril 1952) : « On demandera comment la loi morale, qui est universelle, peut suffire,
et même être contraignante dans un cas singulier, lequel en sa situation concrète est toujours
unique et d’“une fois”. Elle le peut et elle le fait, parce que justement à cause de son universalité
la loi morale comprend nécessairement et “intentionnellement” tous les cas particuliers, dans
lesquels ses concepts se vérifient. Et dans des cas très nombreux elle le fait avec une logique
si concluante, que même la conscience du simple fidèle voit immédiatement et avec pleine
certitude la décision à prendre. Ceci vaut spécialement des obligations négatives de la loi
morale, de celles qui exigent un ne-pas-faire, un laisser-de-côté. Mais nullement de celles-là

608
Amoris Laetitia

vérité pratique n’est pas toujours la même pour tous, car elle dépend aussi
des circonstances. Cela ne veut pas dire que la loi divine pourrait ne pas
avoir tenu compte de toutes les circonstances, ni qu’un précepte négatif
divin ne serait pas objectivement obligatoire en toute circonstance, mais
seulement que ce n’est pas toujours la même loi divine qui s’applique au
nouveau cas considéré. Il s’ensuit en particulier que l’on doit appliquer
à la pastorale de telles âmes non seulement la loi divine sur la chasteté,
voire l’adultère, mais encore celle qui concerne les conditions d’un péché
formel, donc la formation de la conscience et de la volonté, et, de la part
du prêtre, celle qui s’intitule « loi de gradualité », ainsi que les lois de pru-
dence et de charité pastorales. Sur ce dernier point, il est connu depuis
longtemps que le confesseur doit quelquefois attendre patiemment que
le pénitent soit en état de recevoir et de porter toute la vérité, de « com-
prendre les valeurs » et la possibilité de les appliquer, et enfin les pratiquer
effectivement, appuyé sur la grâce. Tout en ne cachant rien de la vérité,
il la présentera avec tact pour éviter de braquer contre la norme le fidèle
encore partiellement ignorant, et d’aggraver ainsi la culpabilité formelle
de ce dernier 53. Naturellement, cela dépend de chaque personne, et le

seules. […] la haine de Dieu, le blasphème, l’idolâtrie, la défection de la vraie foi, la négation
de la foi, le parjure, l’homicide, le faux témoignage, la calomnie, l’adultère et la fornication,
l’abus du mariage, le péché solitaire, le vol et la rapine, la soustraction de ce qui est nécessaire
à la vie, la frustration du juste salaire (cf. lac. 5, 4), l’accaparement des vivres de première
nécessité et l’augmentation injustifiée des prix, la banqueroute frauduleuse, les manœuvres
de spéculation injustes — tout cela est gravement interdit par le Législateur divin. Il n’y a
pas à examiner. Quelle que soit la situation individuelle, il n’y a d’autre issue que d’obéir. »
Cf. aussi saint Jean-Paul II, Veritatis splendor, no 54 et surtout no 56, où on lit notamment :
« […] En plus du niveau doctrinal et abstrait, il faudrait reconnaître l’originalité d’une cer-
taine considération existentielle plus concrète. Celle-ci, compte tenu des circonstances et de
la situation, pourrait légitimement fonder des exceptions à la règle générale et permettre ainsi
d’accomplir pratiquement, avec une bonne conscience, ce que la loi morale qualifie d’intrin-
sèquement mauvais. Ainsi s’instaure dans certains cas une séparation, voire une opposition,
entre la doctrine du précepte valable en général et la norme de la conscience de chacun, qui
déciderait effectivement, en dernière instance, du bien et du mal. Sur ce fondement, on prétend
établir la légitimité de solutions prétendument “pastorales”, contraires aux enseignements du
Magistère, et justifier une herméneutique “créatrice”, d’après laquelle la conscience morale ne
serait nullement obligée, dans tous les cas, par un précepte négatif particulier. »
53. Cf. Conseil pontifical pour la famille, Document Cristo continua, Vade-mecum
pour les confesseurs sur certains sujets de morale liés à la vie conjugale, 1997, no 8 : « Sur le plan
de la chasteté conjugale aussi, on doit considérer le principe toujours valable selon lequel il
est préférable de laisser les pénitents dans leur bonne foi pour les cas où l’erreur est due à
une ignorance subjectivement invincible, quand on prévoit que le pénitent, même s’il entend
vivre de sa foi, ne changerait pas de conduite et en viendrait même à pécher formellement.
Toutefois, dans ces cas aussi, le confesseur doit encourager ces pénitents, par la prière, par
l’exhortation à la formation de la conscience, par le rappel de l’enseignement de l’Église, pour
qu’ils accueillent dans leur vie le plan de Dieu, y compris dans ces exigences concrètes. »

609
Revue thomiste

Saint-Père insiste alors sur le fait qu’on ne peut ériger en norme absolue
une telle manière de procéder, ni l’absolution donnée dans des cas aussi
spécifiques. En faire une règle générale serait donc une erreur très dom-
mageable aux âmes 54.
Au no 305, voici la phrase (tout à fait traditionnelle) qui appelle la
note 351 : « À cause des conditionnements ou des facteurs atténuants, il
est possible que, dans une situation objective de péché — qui n’est pas
subjectivement imputable ou qui ne l’est pas pleinement — l’on puisse
vivre dans la grâce de Dieu, qu’on puisse aimer, et qu’on puisse également
grandir dans la vie de la grâce et dans la charité, en recevant à cet effet
l’aide de l’Église.[351] » Le texte distingue : 1o la totale non-imputabilité
(il n’y a pas du tout de péché formel) ; 2o l’imputabilité seulement par-
tielle, qui n’atteint pas, néanmoins, le niveau d’un péché mortel (le péché
formel existe, mais est seulement véniel). Rappelons que les moralistes
ont toujours affirmé qu’il était bien difficile de savoir si un péché (objec-
tivement grave, par hypothèse de travail), a atteint le niveau du péché
mortel, ou est en dessous de ce niveau 55.
La note 351, appelée ici, commence alors : « Dans certains cas, il
peut s’agir aussi de l’aide des sacrements ». Suivent alors, avec discré-
tion, deux mentions qui impliquent de fait que parfois le prêtre pourra
donner l’absolution, et la personne pourra accéder à l’Eucharistie. La
première mention, très classique, demande au prêtre un grand doigté
dans le discernement de l’état de conscience du pénitent, et donc dans
ses interrogations, afin de ne pas rendre la confession odieuse. La deu-
xième n’implique pas que toutes les personnes en situation matrimoniale
irrégulière pourraient communier. Au contraire, selon la note, cela n’a
lieu que dans certains des cas où l’imputabilité des actes n’est pas grave.
Dans cette hypothèse, où de telles personnes ne sont pas en état de péché
mortel (bien que ne prenant pas la résolution d’éviter les actes sexuels à
l’avenir, — et il semble bien que ce soit l’hypothèse faite par le pape —),
alors, selon la doctrine catholique, elles ont la permission de communier,
à condition toutefois que soit « évitée toute occasion de scandale » (AL,
no 299), et cela suppose donc chez le confesseur la certitude morale que le

54. Plutôt que dire, comme Antonio Spadaro, s.j., sur Radio-Vatican : « Il est possible
que la question de savoir si les divorcés remariés ont accès aux sacrements ou non n’ait aucun
sens, dans la mesure où elle renvoie à l’idée d’une règle générale applicable à tous les cas, en
positif ou négatif. » Nous préférerions affirmer que la question a un sens, mais peut recevoir
deux réponses différentes selon les cas (péché mortel ou non).
55. Cf. par exemple le futur cardinal Thomas M. J. Gousset, Théologie morale à l’usage des
curés et des confesseurs, Paris, Lecoffre, 1845, t. I, p. 97, no 264, s’appuyant sur saint Augustin.

610
Amoris Laetitia

pénitent ne fera pas étalage public de l’absolution reçue et de la permis-


sion de communier : demeure donc ferme le principe qu’une éventuelle
communion doit avoir lieu remoto scandalo.
Il s’agit donc d’une pratique pour des cas très particuliers, pro foro
interno, et non d’une règle générale. Au for externe, l’Exhortation, qui a
demandé d’éviter toute occasion de scandale (AL, no 299), et a déclaré ne
pas promulguer une nouvelle loi canonique (AL, no 300), ne remet pas en
cause l’interdiction de donner la communion en public à une personne
« divorcée remariée » dans un lieu où elle est connue comme telle 56. Cette
prohibition relève aussi d’une loi divine : éviter le scandale, péché contre
la charité 57. Et elle était d’ailleurs déjà en vigueur même pour ceux des
divorcés remariés qui avaient pris la résolution de s’abstenir à l’avenir des
actes intimes 58. Ce dernier point montrait déjà que les deux questions
(du for interne et du for externe), ne se recoupent pas entièrement et ne
doivent pas être mélangées.
À notre avis, une telle pastorale ne peut valoir, pour une personne
donnée, que de façon temporaire. En effet, puisqu’il s’agit de la mener
progressivement à la plénitude de la vérité et à l’accomplissement de la
volonté divine avec l’aide du Saint-Esprit, la non-imputabilité des actes
ne va pas durer. Cette pastorale concerne donc les premières confessions
de personnes s’approchant des sacrements à nouveau, mais, avec une
personne donnée, le prêtre ne peut s’installer de manière stable dans
une telle pratique.
La section suivante, sous le titre La logique de la miséricorde pastorale,
fournit un esprit général dans lequel doit œuvrer le ministre. Le no 307
écarte d’emblée une herméneutique erronée :

Afin d’éviter toute interprétation déviante, je rappelle que d’aucune ma-


nière l’Église ne doit renoncer à proposer l’idéal complet du mariage, le projet
de Dieu dans toute sa grandeur. […] La tiédeur, toute forme de relativisme,
ou un respect excessif quand il s’agit de le proposer, seraient un manque de
fidélité à l’Évangile et également un manque d’amour de l’Église envers ces
mêmes jeunes. Comprendre les situations exceptionnelles n’implique jamais

56. On pourrait peut-être faire exception à ce principe pour des personnes âgées…
57. Nous l’avons dit, les évêques de la Région de Buenos Aires estiment néanmoins qu’il
n’y aurait plus scandale si les autres fidèles étaient suffisamment éduqués. Espérons qu’ils
ont raison…
58. Voir la législation issue de FC, no 84, notamment Conseil Pontifical pour l’Inter-
prétation des Textes Législatifs (24 juin 2000) : Déclaration The Code of Canon Law,
déjà citée, § 2 (fin).

611
Revue thomiste

d’occulter la lumière de l’idéal dans son intégralité ni de proposer moins que


ce que Jésus offre à l’être humain. […]

Le no 308 récapitule les considérations sur les circonstances


atténuantes :

Cependant, de notre prise de conscience relative au poids des circons-


tances atténuantes — psychologiques, historiques, voire biologiques — il
résulte que “sans diminuer la valeur de l’idéal évangélique, il faut accompa-
gner avec miséricorde et patience les étapes possibles de croissance des per-
sonnes qui se construisent jour après jour” ouvrant la voie à “la miséricorde
du Seigneur qui nous stimule à faire le bien qui est possible”. Je comprends
ceux qui préfèrent une pastorale plus rigide qui ne prête à aucune confusion.
Mais je crois sincèrement que Jésus-Christ veut une Église attentive au bien
que l’Esprit répand au milieu de la fragilité : une Mère qui, en même temps
qu’elle exprime clairement son enseignement objectif, “ne renonce pas au
bien possible, même [si elle] court le risque de se salir avec la boue de la
route”. Les Pasteurs 59, qui proposent aux fidèles l’idéal complet de l’Évangile
et la doctrine de l’Église, doivent les aider aussi à assumer la logique de la
compassion avec les personnes fragiles et à éviter les persécutions ou les
jugements trop durs ou impatients. L’Évangile lui-même nous demande de
ne pas juger et de ne pas condamner (cf. Mt 7, 1 ; Lc 6, 37). […]. 

On voit ici rappelé une nouvelle fois le devoir des Pasteurs de proposer
« aux fidèles l’idéal complet de l’Évangile ». La métaphore de la « boue de
la route » signifie que c’est un danger plus grave de risquer de se tromper
en n’absolvant pas des personnes qui le mériteraient (puisque par hypo-
thèse, elles ne commettent que des péchés véniels ex imperfectione actus),
que de risquer de se tromper (voilà la boue) en absolvant des personnes
qui n’auraient pas les circonstances atténuantes (au moins pour le futur,
par exemple parce que, une fois éclairées, elles ne seraient plus dans
l’ignorance).
Le no 309 fait un clair appel à l’image des 99 brebis justes et de la brebis
égarée. Dans le même esprit, le no 310 note que les miséricordieux sont
les vrais enfants du Père des miséricordes.

59. Cette virgule (présente aussi dans le texte espagnol) ne rend peut-être pas bien le sens.
La traduction anglaise semble plus claire, lorsqu’elle dit : « in proposing ». L’italien n’a pas la
virgule, mais n’en est pas plus clair, car il fait de la relative une déterminative, ce qui suppose
implicitement qu’il y aurait des Pasteurs qui, par ailleurs, « ne proposent pas aux fidèles », etc.
ce qui serait un comble. Alors qu’on veut dire : « Les Pasteurs, tout en proposant aux fidèles… »
Le texte allemand ne saurait être ici d’aucun secours, puisque dans cette langue on met tou-
jours une virgule au début des propositions subordonnées.

612
Amoris Laetitia

Le no 311 exige que l’enseignement de la théologie morale intègre ces


considérations. La note 364 y rappelle en substance et à bon droit que
n’est pas requise pour la sainte absolution une promesse de ne plus jamais
pécher mortellement. En effet, inclus (au moins virtuellement) dans la
vraie contrition (parfaite ou imparfaite), et requis par le concile de Trente,
le ferme propos n’est ni une prédiction probable, ni même une promesse,
encore moins un vœu. C’est un acte non d’intelligence, mais de volonté,
et consistant en une résolution : les théologiens approuvés les plus clas-
siques sont unanimes sur ce point, à commencer par saint Alphonse de
Liguori 60. Finissons ces remarques en rappelant l’axiome selon quoi le
confesseur doit généralement croire ce que lui dit le pénitent, que ce soit
pour s’accuser ou pour s’excuser : credendum est poenitenti, tam pro se
quam contra se loquenti 61.

60. Cf. par exemple saint Alphonse de Liguori (1696‑1787), Theologia moralis, Ed. abso-
lutissima, Besançon, O. O. Chalandre, Lib. VI, tract. IV, § II, t. VI (1832), p. 48‑78 (on notera
au no 457, p. 64, l. 2, que le saint Docteur prend soin de préciser qu’il s’agit de péché grave
formel). Comme autres probati auctores, cf. Giuseppe Damizia, art. « Proposito », Enciclopedia
Cattolica, t. X (1953), col. 134‑135 (avec la bibliographie) ; Pietro Palazzini, art. « Propositum »,
in Aa. Vv., Dictionarium morale et canonicum, Pietro Palazzini (éd.), Romae, Officium libri
catholici, t. III (1966), p. 875‑876 ; Grégoire Manise., art. « Proposito », in Aa. Vv., Dizionario
di teologia morale, Card. Francesco Roberti (dir.), Rome, Studium, vol. II (41968), p. 1313‑1314 ;
Dominikus M. Prümmer, Manuale theologiæ moralis secundum principia S. Thomæ Aquinatis
in usum scolarum, revue par Joachim Overbeck, Fribourg en Brisgau / Rome, Herder, t. III
(151961), nos  354‑357 ; Benoît-Henri Merkelbach, Summa theologiæ moralis ad mentem
D. Thomæ et ad normam iuris novi, Paris, Desclée De Brouwer, t. III (31939), nos 476 et 486‑488
(ici surtout 488) ; Antonio Royo Marín, Teología moral para Seglares, « BAC, 173 », Madrid,
Biblioteca de autores cristianos, t. II (1958), nos 203‑205 (noter en particulier que sur l’uni-
versalité, l’une des propriétés du ferme propos, l’A. remarque, p. 297 : « Quiere decir que se
extienda a todos los pecados mortales que hay que evitar en el futuro, sin excluir uno solo ») ;
Marcelino Zalba, Theologiæ moralis compendium : iuxta constitutionem apostolicam Deus
scientiarum Dominus, « BAC, 176 », Madrid, Biblioteca de autores cristianos, t. II (1958),
nos 1037‑1045 ; quasi identique à Id., Theologiæ moralis Summa : iuxta constitutionem aposto-
licam Deus scientiarum Dominus, « BAC, 117), Madrid, Biblioteca de autores cristianos, t. III
(1958), nos  741‑753 ; Jean-Pierre Gury et Antonio Ballerini, Compendium theologiæ moralis,
Rome, Typographia polyglotta S. C. de propaganda fide, t. II (101889), nos 458‑463, p. 342‑358
(avec de nombreux documents) ; Joseph Aertnys, Theologia moralis secundum doctrinam
S. Alfonsi de Ligorio Doctoris Ecclesiæ, Turin, Marietti, t. II (111928), nos 286‑288.
61. Le chapitre VIII se conclut par les lignes suivantes du no 312 : « […] J’invite les fi-
dèles qui vivent des situations compliquées, à s’approcher avec confiance de leurs pasteurs
ou d’autres laïcs qui vivent dans le dévouement au Seigneur pour s’entretenir avec eux. Ils
ne trouveront pas toujours en eux la confirmation de leurs propres idées ou désirs, mais
sûrement, ils recevront une lumière qui leur permettra de mieux saisir ce qui leur arrive et
pourront découvrir un chemin de maturation personnelle. Et j’invite les pasteurs à écouter
avec affection et sérénité, avec le désir sincère d’entrer dans le cœur du drame des personnes
et de comprendre leur point de vue, pour les aider à mieux vivre et à reconnaître leur place
dans l’Église. »

613
Revue thomiste

3. Le développement doctrinal sous-jacent au chapitre VIII

Les numéros 301 à 303 font état d’une longue prise de conscience de la
Tradition de l’Église en matière de facteurs diminuant l’imputabilité des
péchés commis même en matière grave, c’est-à-dire les conditionnements
et les circonstances atténuantes. Et les numéros suivants appliquent ces
conclusions.
La principale circonstance atténuante à envisager était déjà bien
connue depuis le moyen âge, c’était l’ignorance ou la conscience erronée.
Saint Thomas d’Aquin avait découvert que c’est toujours un péché d’aller
contre sa conscience, même erronée 62. En outre, il avait mis en lumière
que si la volonté suit une raison qui est erronée en raison d’une ignorance
qui excuse, elle reste bonne (bien que son acte ne le soit pas) 63. Cependant,
seule l’ignorance d’un fait pouvait excuser, selon lui, non celle de la loi
(si l’on a l’usage de la raison) 64. Ce n’est sans doute qu’après la décou-
verte du Nouveau Monde, et de ses habitants, depuis toujours ignorants
de la vérité religieuse, que les théologiens prirent conscience qu’il pou-
vait y avoir une ignorance non coupable de la Loi révélée. Ensuite, au
xviie siècle, le magistère dut clarifier que l’ignorance invincible, celle qui
excuse, pouvait avoir lieu même à propos de certains principes de la loi
naturelle, ce qui empêchait que se produisît un péché formel 65.
La notion d’ignorance invincible reparut expressément dans trois
documents magistériels du Bienheureux Pie IX, à propos cette fois de
la connaissance de la religion révélée. Le pontife remarquait d’abord :
« il faut aussi reconnaître d’autre part avec certitude que ceux qui sont à
l’égard de la vraie Religion dans une ignorance invincible n’en portent
point la faute aux yeux du Seigneur. Maintenant, à la vérité, qui ira,
dans sa présomption, jusqu’à marquer les limites de cette ignorance,
suivant le caractère et la diversité des peuples, des pays, des esprits et
de tant d’autres choses ? 66 » Pie IX reviendra sur cette excuse de l’igno-
rance invincible dans l’Encyclique Singulari quidem (17 mars 1856) aux

62. Cf. Thomas d’Aquin, Sum. theol., Ia-IIae, q. 19, a. 5.


63. Cf. ibid., a. 6, surtout le corpus. Nous espérons pouvoir montrer ce point plus en détail
dans un prochain article.
64. Cf. Id., ibid., et Super Gal., cap. 5, l. 1.
65. Cf. Suprême Sacrée Congrégation du Saint-Office, Décret du 7 décembre 1690,
condamnant entre autres la proposition suivante : « Tametsi detur ignorantia invincibilis iuris
naturae, haec in statu naturae lapsae operantem ex ipsa non excusat a peccato formali. »
(cf. DzSch, no 2302)
66. Pie IX, Allocution Singulari quadam perfusi au consistoire secret (9 décembre 1854),
cf. Acta Pii IX 1, p. 620‑631.

614
Amoris Laetitia

évêques autrichiens 67. Enfin, en 1863, dans sa Lettre Quanto conficiamur,


il précisait, au sujet de « ceux qui souffrent d’ignorance invincible envers
notre très sainte religion », que « Dieu, qui voit parfaitement, scrute et
connaît les esprits, les âmes, les pensées et les habitudes de tous, ne per-
met pas, dans sa souveraine bonté et clémence, que celui qui n’est pas
coupable de faute volontaire soit puni par les supplices éternels 68. »
Ces considérations ont permis ultérieurement au magistère de l’Église
d’affirmer la possibilité du baptême de désir implicite chez les personnes
ignorant sans faute la nécessité du baptême d’eau 69. Elles ont a fortiori
convaincu le magistère que les baptisés se trouvant hors de l’institution
visible de l’Église catholique devaient être de nos jours présumés suivre
une conscience non coupable de son erreur, d’où les principes catholiques
de l’œcuménisme énoncés au concile Vatican II 70, et par le magistère
ultérieur.
C’est ainsi que le pape saint Jean-Paul II en vint à permettre, dans cer-
taines conditions particulières, de donner les sacrements de pénitence,
d’onction des malades et d’eucharistie à des frères séparés 71. L’Église ca-
tholique persiste à penser que les baptisés qui ne sont pas encore en pleine
communion avec elle sont dans une situation objectivement mauvaise.
Mais par ailleurs, elle estime que, même lorsque ceux-ci connaissent
l’énoncé de la doctrine catholique sur la grave nécessité objective pour
le salut d’être en pleine communion avec le Pontife Romain (cf. Lumen
gentium, no 14), ils n’en perçoivent généralement pas la vérité, la gra-
vité ni la possibilité, en raison de nombreux conditionnements, dus par
exemple à l’histoire mouvementée des relations entre les Églises et les
communautés ecclésiales, à leur éducation dans une conviction diffé-
rente, etc. C’est, nous semble-t-il, en s’inscrivant dans une telle démarche
de respect pour les convictions erronées mais sincères des consciences et
pour leurs difficultés subjectives, que le pape François a estimé que même

67. Pie IX, Encyclique Singulari quidem aux évêques autrichiens (17 mars 1856), cf. Acta
Pii IX 2, p. 516‑517.
68. Pie  IX, Lettre Quanto conficiamur moerore aux évêques d’Italie (10  août  1863),
cf. Lettres apostoliques de Pie IX, Grégoire XVI, Pie VII, Encycliques, brefs, etc., Texte latin
avec traduction française, Paris, Roger & Chernoviz, et éditions des « Questions actuelles »,
s.d. [1908 ?], p. 50.
69. Suprême Sacrée Congrégation du Saint-Office, Lettre à l’archevêque de Boston
(8 août 1949) ; cf. DzSch, no 3872. Voir aussi Pape François, Exhortation apostolique Evangelii
gaudium, no 254.
70. Cf. Concile Œcuménique Vatican II, Constitution dogmatique Lumen gentium,
no 14 et 15 ; Décret Unitatis redintegratio, cap. I.
71. CIC, canon 844, §§ 3 et 4.

615
Revue thomiste

des catholiques, de nos jours, en raison de nombreuses circonstances


(regrettables), surtout culturelles, pouvaient ne plus être moralement res-
ponsables — ou du moins plus pleinement —, lorsqu’ils se trouvent placés
dans des situations où ils n’arrivent pas à comprendre la vérité, la gravité
ou la possibilité (avec la grâce) de la norme excluant les relations char-
nelles sauf avec un conjoint légitime, ni a fortiori à vivre cette exigence.

Conclusion

Ainsi, en tout cas, ce chapitre VIII ne doit en aucune façon être com-


pris comme si le Saint-Père voulait ou pouvait contredire les vérités défi-
nitives (voire parfois révélées) selon lesquelles :
1) les fautes graves peuvent toujours objectivement être évitées : c’est
« toujours possible avec la force de l’Esprit Saint », dit-il (AL, no 297) ;
Deus impossibilia non jubet 72 ; 2) il existe des actes intrinsèquement et
gravement mauvais au point de vue objectif, qui ne se justifient jamais 73 ;
on ne peut jamais les poser, même pour éviter des maux plus grands 74 ; 3)
la fornication est un de ces actes intrinsèquement mauvais 75 ; 4) l’adultère
en est un aussi, y compris après un divorce et un « remariage » (et ce
point est même révélé par le Christ en personne dans l’Évangile) 76 ; 5) la
personne qui est consciente d’être en état de péché mortel a besoin, de
droit divin, pour être pardonnée — et aussi pour recevoir validement
l’absolution et ainsi recouvrer l’état de grâce —, du ferme propos — au
moins implicite dans la contrition (parfaite ou imparfaite) — de ne plus
commettre aucun péché que sa conscience perçoit comme mortel 77 ; 6)
ces vérités s’appliquent en particulier à la personne dont la conscience
saisirait que de vivre maritalement avec une personne qui n’est pas son
conjoint légitime est une faute grave, qu’elle doit et peut éviter avec l’aide
de la grâce de Dieu 78.

72. Concile Œcuménique de Trente, Décret sur la justification, cap. 11, citant saint
Augustin, De natura et gratia, 43, 50 ; cf. DzSch, no 1536.
73. Cf. Jean-Paul II, Veritatis splendor, surtout nos 54‑56.
74. Cf. Paul VI, Humanae vitae, no 14.
75. Cf. CEC, nos  1755 ; 1852 ; 2353.
76. Cf. CEC, nos 1650 ; 1756 ; 1856 ; 1858 ; 2380‑2381 ; 2384 ; 2400.
77. Cf.  Concile de Trente, Décret sur le sacrement de pénitence, cap.  4 ; cf.  DzSch,
nos 1676‑1677.
78. Cf. Jean-Paul II, Familiaris consortio, no  84 ; Jean-Paul II, Ecclesia de Eucharistia,
nos 36 et 37, se référant, on l’a vu, au Concile de Trente, Décret sur la très sainte Eucharistie,
cap. 7 et canon 11 ; cf. DzSch, nos 1647 et 1661.

616
Amoris Laetitia

La norme objective est donc certes valable pour tout le monde. Et


en l’occurrence, il s’agit d’un précepte négatif (« Tu ne commettras pas
d’adultère »), qui vaut donc semper et pro semper. Sans aucunement
contredire cela, le pape François voulait préciser, par un développement
doctrinal homogène, que, au moins dans certains cas, la conscience
qui ne perçoit pas la vérité ou du moins l’importance de la norme, ou
encore la possibilité de l’accomplir (du moins avec l’aide de la grâce)
sans commettre de nouveaux péchés, peut bien rentrer dans le cas où les
circonstances réduisent l’imputabilité de son péché objectivement grave
au point de le rendre tout au plus véniel, au point de vue subjectif, celui
du péché formel. De ce fait, la question dogmatique essentielle du ferme
propos n’est pas remise en cause, car si le concile de Trente réclamait le
ferme propos, c’était par rapport à un péché mortel, donc perçu comme
tel. Rien n’est donc renié de la doctrine. Tout cela concerne l’état de la
conscience du sujet et sa possibilité d’accéder à la sainte absolution et à
la sainte communion, mais ne change rien au devoir du ministre de l’Eu-
charistie au for externe public, dû à la nécessité d’éviter toute occasion
de scandale et à son ignorance de l’état de conscience du sujet. Quant à
la praxis pastorale, ce qui est modifié, c’est donc que les personnes vivant
maritalement avec un pseudo-conjoint ne sont plus, pour le confession-
nal, à considérer automatiquement comme s’obstinant dans un état de
péché mortel, présomption qui relevait d’une pratique pastorale de droit
ecclésiastique et donc modifiable, et non du droit divin immuable.

fr. Basile Valuet, o.s.b.

617
Revue thomiste

Résumé.— Le chapitre VIII de l’Exhortation apostolique Amoris Laetitia sou-


lève plusieurs problèmes d’interprétation et même une difficulté de correspon-
dance avec l’enseignement antérieur du magistère de l’Église. Cette difficulté
concerne la possibilité, dans certains cas, de donner l’absolution et la permission
d’accéder à la communion sacramentelle à une personne vivant en situation
matrimoniale irrégulière et qui ne prend pas la résolution de vivre « comme frère
et sœur » avec son pseudo-conjoint. On examine le degré d’autorité de ce texte
magistériel, puis on explique le chapitre VIII, pas-à-pas, en levant notamment
cette apparente contradiction. Pour finir, on montre comment le magistère en
est venu à affirmer la susdite possibilité, sans remettre en question les vérités
définitives concernant le dogme et la morale des sacrements de mariage, de
réconciliation et d’Eucharistie.

Abstract.— Chapter 8 of the Apostolic Exhortation Amoris Laetitia has been


the source of several problems of interpretation, and even a difficulty in mak-
ing it match with the former teaching of the Magisterium of the Church. This
difficulty is about the possibility, in certain cases, to give the absolution and
the permission to receive Holy Communion to a person living in an irregular
matrimonial situation, though that person does not take the resolution to live
“as brother and sister” with his or her pseudo-wife or husband. Here the degree
of authority of this magisterial document is being examined, then chapter 8 is
explained bit by bit, and the aforesaid apparent contradiction is resolved. To
finish, one shows how the Magisterium came to assert that possibility, and how
it does not question any of the definitive truths about dogma and morals on the
sacraments either of marriage, penance or Eucharist.

Le fr. Basile Valuet, bénédictin, est lecteur de théologie morale et dogmatique et


préfet des études à l’abbaye Sainte-Madeleine (Le Barroux).

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