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Des psychotiques en analyse

Éditorial .................................................................................................................................................................. 3
Des psychotiques en analyse ? ............................................................................................................................... 4
Quand un paranoïaque dirige la cure d’une schizophrène Christian Vereecken ............................................. 4
A propos de Rosenfeld Jean-Pierre Dupont .................................................................................................... 5
La paranoïa au fondement de la psychanalyse Serge André............................................................................. 8
De l’hallucination auditive structurée comme un langage et de quelques considérations linguistiques autour
de cet énoncé Maurice Krajzman .................................................................................................................. 11
Un cas d’automatisme mental à l’adolescence Yves Depelsenaire................................................................. 14
Document ............................................................................................................................................................. 18
Les plaidoiries du procès des sœurs Papin ....................................................................................................... 18

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Éditorial
"L’ECF est École du fait des enseignements risqués C’est autour du même titre qu’était organisé à
par ses membres (et associés). Bruxelles le dernier cycle de l’Enseignement de
Dans la psychanalyse, en effet, il n’y a pas plus de Clinique Psychanalytique dont ce numéro présente
volonté générale que de "sujet collectif de deux conférences qui interrogent toutes deux la
l’énonciation" ; l’École dissoute ne parlait d’une situation de l’enfant dans la clinique de la psychose.
seule voix que quand c’était celle de Lacan. Le document que livre ce Quarto est constitué cette
Ce principe de variété vaut également pour la fois d’extraits (commentés) des plaidoiries du procès
publication : "Tu peux savoir ce qu’en pense" des sœurs Papin. Clinique de la psychose donc, en
l’École de la Cause freudienne – à écouter tour à référence à un des "Premiers écrits sur la paranoïa"
tour ceux des siens qui se proposent à ton attention. du docteur Lacan.
" Dans les deux dernières rubriques sont présentés les
(extrait du "Billet" de la lettre Mensuelle 23) arguments de quelques Séminaires tenus cette année
en Belgique par des membres de l’École et enfin une
Quarto a deux ans. Au fil des treize premiers lecture critique de publications belges récentes dans
numéros sa présentation s’est améliorée, sa diffusion le champ de la psychanalyse.
a progressé et les travaux des membres de l’École en Alexandre STEVENS Christian VEREECKEN
Belgique y ont pris de plus en plus de place. Quarto
est donc une réussite en ce qu’existe ainsi une
publication de l’École en Belgique qui peut faire, et
fait, lien de travail entre les membres.
Comme en d’autres instances, de l’École, le
directoire a procédé à des permutations au sein de la
rédaction de Quarto (de même d’ailleurs que de celle
de la Lettre Mensuelle). Ceci est pour Quarto
l’occasion d’une rénovation de sa présentation et de
son style éditorial.

Chaque numéro de cette nouvelle série sera formé


autour d’un thème, celui de journées intercartels ou
d’un groupe de travail dont les exposés seront
publiés sous forme de textes établis. Outre ces
travaux et l’éditorial, Quarto présentera cinq
rubriques régulières :"documents" dont le titre est
suffisamment explicite ;"l’Entretien" qui ne sera
introduit qu’à partir du numéro 15 ;"Conférences"
qui présentera la plupart des exposés faits à
Bruxelles, l’an passé dans le cadre de
l’Enseignement de Clinique Psychanalytique et cette
année dans celui du Champ Freudien ;"Séminaires",
rubrique où seront abordés les travaux auxquels se
consacrent cette année les membres de l’École qui
tiennent un Séminaire en Belgique ; enfin, une
rubrique "Bibliothèque".

Ce numéro 14 présente quelques interventions faites


au colloque de la Section Clinique qui s’est tenu cet
été à Prémontré sous le titre "Des psychotiques en
analyse". Ce titre était celui de l’enseignement de
l’an passé à la Section Clinique du Département de
psychanalyse de l’Université de Paris VIII.

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Des psychotiques en analyse ?


Les 25 et 26 juillet 1983 s’est tenu, sous l’égide de forces, des forces redoutables et qui, fait
la section clinique, un colloque sur le thème "Des remarquable, l’aiment : pointe d’érotomanie
psychotiques en analyse", dans le cadre, de l’hôpital repérable en toute psychose mais qui ne s’est fixée
de Prémontré où le Docteur Roland Broca a accueilli sur nul (petit) autre. A l’énoncé de son rapport avec
des nombreux participants français et belges. On les forces, émis dès la première séance, Reich réagit
trouvera ci-après la teneur de la majorité des d’emblée d’une manière étonnante, qu’on pourrait
interventions des membres belges de l’école de la bien qualifier de géniale si elle n’était quelque peu
cause à ce colloque. risquée : il lui demande tranquillement si ces forces
ne l’ont jamais incitée au meurtre. Il obtient une
réponse positive
Quand un paranoïaque dirige la cure d’une En effet, les forces lui disent parfois de tuer.
schizophrène
Christian Vereecken Ceci ouvre une première phase de ce que nous
pouvons après tout appeler une analyse, même si elle
se déroule parfois de façon singulière, une phase que
Je voudrais aujourd’hui attirer votre attention sur un je désignerai comme mise en scène du crime
document, à plusieurs égards, extraordinaire : le récit paranoïaque. C’est-à-dire que l’analyste va s’offrir à
circonstancié rapporté par Wilhelm REICH de son l’analysante comme objet criminogène, ce qui est
expérience thérapeutique avec une schizophrène. une manière d’occuper la place du a : et non pas
dans le réel, Dieu merci, mais bien en tant que
Ce récit est consigné dans l’édition américaine de semblant. Il reste dans la pratique reichienne un
"L’analyse caractérielle", son ouvrage le plus élément de mise en scène qui la sauve de
intéressant. l’aberration totale, et qui est certainement un
héritage de l’analyse.
Reich est anglo-saxon au moins par adoption, et il
convient de remarquer que, par rapport aux auteurs Dire qu’il s’offre n’est sans doute pas exagéré,
que nous avons passé en revue cette année à la puisqu’il a cette phrase héroïque :
section clinique, il occupe la place d’un précurseur. "il faut faire preuve d’une compréhension profonde
En effet, bien que la cure dont il va être question ait à l’égard du schizophrène, même si celui-ci menace
été entreprise après que l’auteur a développé un de tuer le praticien."
système paranoïaque, les résultats obtenus Et de remarquer que le fou risque bien de tuer
soutiennent hardiment la comparaison avec ceux quelqu’un de ses semblables, ce pourquoi on
dont font état des psychanalystes d’un modèle plus l’enferme alors qu’on a bien laissé courir Hitler.
courant. Quant aux moyens mis en œuvre, et sur
lesquels je m’étendrai quelque peu, ils ne peuvent La patiente a compris d’emblée qu’elle a affaire à
évidemment pas être érigés en paradigme n’étant pas forte partie, Reich se posant en face de ses forces en
paranoïaque qui veut. position de concurrence. Elle doute un instant de la
pureté des intentions du thérapeute, et la cure risque
Quand Reich entreprend, en 1941, le traitement qu’il de prendre un tour persécutif. Il n’en sera rien. A la
nous relate, il a déjà rendu public le postulat de son dixième séance, elle se présente avec une croix
système délirant : il existe une énergie vitale et incisée dans la peau du sternum, à des fins
cosmique dont la libre circulation à l’intérieur du conjuratoires, comme nous l’apprendrons. Elle parle
corps est responsable de la sensation orgastique, des désirs meurtriers divers qui circulaient dans sa
érigée précédemment en pierre de touche de la famille, et elle demande gentiment à Reich si elle
guérison comme en agent thérapeutique universel. peut poser sa main sur sa gorge afin de l’étrangler.
La malade qu’il entreprend de traiter, une jeune Ce qu’il accepte. Nous sommes soulagés
femme d’origine irlandaise, n’est pas sans posséder d’apprendre qu’elle se contente d’un très prudent
avec lui un langage commun (et d’ailleurs, elle a lu simulacre. Elle lui fait part de sa crainte de voir les
ses livres) : c’est une schizophrène fort peu forces la rejeter sous le prétexte qu’elle est juive (ce
hallucinée qui ne délire pas de manière très qui n’est nullement le cas) et lui demande un
spectaculaire : elle a essentiellement affaire à ses couteau afin d’inciser en croix la peau de son ventre.

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Elle répétera cette demande deux séances plus tard, tuer, et il ne bronche pas, tout en prenant en douce
sous forme singulière : elle demande à Reich de lui des mesures pour la faire éventuellement interner.
donner un couteau pour lui ouvrir le ventre, à lui, Nous sommes à un nouveau tournant, le dernier.
tout en désignant du doigt le sien. Le criminel Reich n’est pas mort, et le transfert que la malade a
psychotique se frappe lui-même, en effet, mais lui- noué se révélera avoir tenu le coup. Il va réussir à
même en tant qu’il est La Femme. paranoïser sa patiente, autrement dit à l’aider
d’élaborer une métaphore délirante, dont elle se
A la suite de ces péripéties, l’épreuve entre Reich et sentira soulagée, en même temps qu’elle trouvera un
les forces prend un tour plus aigu. Comme il saisit accès à la jouissance phallique.
bien que ce sont les forces qui poussent la patiente à
s’emparer d’un couteau, il lui intime l’ordre de lui Au lieu d’inciser sa peau, elle se présenta bientôt
faire part désormais, de tout ce que les forces lui avec une petite croix de métal en pendentif, objet
communiquent, car c’est lui, Reich, que cela qu’elle ne tardera pas à avaler. Elle affirme en même
concerne. Il a sa vue à lui sur ces forces, il n’ignore temps qu’elle est la déesse Isis, ou plutôt sa
pas que c’est ce que d’aucuns appellent Dieu, et réincarnation, et que, comme telle, elle possède un
qu’il appelle lui, énergie d’organe, il pense même savoir remontant à la création du monde. Le regard
que la schizophrène n’a qu’un tort, c’est de apparaît dans son monde, sur un mode persécutif
percevoir ces forces comme étrangères et léger. Bref, la voilà munie d’un idéal du moi, et d’un
autonomes. Il se met donc en se faisant rival et fantasme. Les forces se sont apaisées.
interlocuteur des forces, dans une position divine. Et Elle ne tardera pas à comprendre que dans la vie
la patiente ne va pas tarder à lui trouver le regard sociale il vaut mieux ne pas trop parler de ces choses
d’un dieu grec, puis à lui trouver quelque avec ses semblables. Après un traitement qui aura
ressemblance avec le Christ. duré cinq ans, Reich peut faire état, au moment de la
publication, d’une stabilisation qui dure depuis sept
C’est dans cette conjoncture scabreuse que va se années.
produire un événement surprenant : l’apparition
d’une idée délirante inédite chez le thérapeute, La jeune schizophrène ne s’en est pas mal tirée,
exprimée comme à l’ordinaire chez lui, sous la mieux que Reich lui-même en tout cas, car lui, il a
forme d’une assertion (pseudo) scientifique. Il infère compris ce qu’est la schizophrénie, il sait ce que sait
de ce qu’il voit un jour sa patiente regarder Dieu et diable, il ne tardera pas à savoir ce que c’est
obstinément le plafond, qu’il vient de contempler la que le cancer, les aurores boréales (répondant sans
cause de la schizophrénie : une contraction de la doute à une question de sa patiente : "qu’est-ce
base du cerveau au niveau du chiasme optique. qu’une aurore boréale ?" qu’elle a sans doute
S’ouvre alors une seconde phase de la cure, qui oubliée depuis longtemps) et mieux encore ce qu’est
s’installe sur le mode d’un délire à deux. Non pas la vie elle-même. Cela finira pour le mener, sinon à
d’un délire pour deux, mais d’un délire à deux voix, l’asile, en prison.
où c’est la patiente qui est l’inductrice. Elle
n’apprécie guère, quant à elle, ce tournant : si Reich Quant à sa théorie elle-même de la folie, elle partage
s’imagine avoir compris, (il lui communique avec le délire de Schreber la qualité d’être bien
d’ailleurs sa trouvaille) elle n’est absolument pas supérieure à toute élucubration psychologique.
satisfaite de l’explication, et se trouve en passe de le Sommes-nous si sûrs de pouvoir toujours relever ce
débarquer de sa position de tout-savoir qui avait défi que nous présente le psychotique : remettre sur
enclenché le transfert. Elle le lui fait savoir sans ses pieds le produit de ce que Lacan a pu, non sans
ambages dans une lettre : "vous auriez pu m’aider ironie, désigner comme effort de rigueur ?
mais vous avez suivi votre route inimitable – un
abrégé de sciences – des sphères qui tournent et qui A propos de Rosenfeld
tournent." Jean-Pierre Dupont
On ne saurait mieux dire : voilà Reich analysé et
épinglé dans sa position paranoïaque d’amoureux du Je parlerai d’une relation de cas tirée du recueil
savoir de la jouissance. L’analyste étant délogé de sa "États Psychotiques" d’H. Rosenfeld, que vous
place, il faut s’attendre à un acting-out. La patiente trouverez dans ce recueil sous le titre "Psychanalyse
se présente à Reich en lui déclarant qu’elle doit le du conflit surmoïque". Comme c’est sur ce même
cas que Catherine Millot s’est appuyée dans sa
conférence faite à Bruxelles, je me permettrai de

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vous renvoyer à son texte pour ce qu’il en est de le sens ; ce qui me semble-t-il pour le "dit
l’histoire et des différents moments de cette cure et schizophrène" est proprement tragique car d’une
aussi pour ce qui concerne le surmoi selon certaine façon on pourrait qualifier l’Autre auquel il
Rosenfeld. Pour ma part, je vais me limiter à un seul a à faire d’Autre plein de bon sens.
des détours de cette analyse, à une séance qui bien On connaît cette remarque de Lacan qui qualifie le
sûr m’est apparue assez particulière pour la dit-schizophrène comme sujet de l’inconscient donc
distinguer de l’ensemble. du langage, mais sujet qui se spécifie d’être hors-
En voici le texte : discours. Il me semble que cette séance peut aider à
"Dans ce qui suit, le malade montra par quel autre montrer çà. Ce que nous avons au début, c’est un
moyen il tentait d’affronter son surmoi. Au début de face-à-face où le geste de toucher la main nous
la séance il me toucha plusieurs fois la main, en me renvoie au moment du stade du miroir où le sujet se
regardant anxieusement. Je lui montrai qu’il voulait détourne pour aller chercher dans l’Autre sa
savoir si j’allais bien. Il me demanda ensuit reconnaissance sous l’espèce d’un geste, d’un
directement :" Vous allez bien ? "Je lui fis regard, d’un sourire, bref d’une parole. Et cette
remarquer qu’il avait peur de m’avoir fait mal et parole que Rosenfeld délivre effectivement, nous
qu’il était maintenant davantage capable d’admettre lisons que le sujet s’en empare dans son adresse à
son inquiétude pour moi en tant que personne l’Autre : "Vous allez bien". Mais "combien parfois
extérieure. ironiquement" selon le mot de Wolfson, ce n’est pas
Il dit alors :"Poulet, chaleur, diarrhée". Je lui n’importe quel autre qu’il a en l’occasion en face de
répondis qu’il aimait le poulet et qu’il avait lui : c’est un maître qui reprenant à son compte le
l’impression de m’avoir mangé comme un poulet ; signifiant "Vous allez bien ?" le passe dans sa
sa diarrhée lui faisait sentir qu’en me mangeant il moulinette binaire, pour tenter de lui dire quoi ?
m’avait détruit ou fait du mal en tant qu’objet Sinon qu’il est divisé entre crainte et sollicitude et
externe. Il devint alors plus inquiet au sujet de ce qui qu’il s’agirait d’intégrer tout çà. Ce qui fait que,
était à l’intérieur de lui. Mais après il tint sa jambe qu’il s’en défende ou non, Rosenfeld croit à la
complètement raide pendant plusieurs minutes et complétude de l’Autre, et s’il y a quelque chose qui
quand je lui demandai ce que cela signifiait, il dit rencontre malheureusement le fantasme du
"mort". Je lui montrai que c’était une façon de me schizophrène, c’est bien cette supposition. Notre
sentir mort à l’intérieur de lui. Il patient s’en plaindra d’ailleurs avec exactitude
répondit :"Impossible", "Dieu", "Direct". Je lui quelques pages plus loin : "Le monde est rond, je le
expliquai qu’il lui semblait que je devais être déteste parce qu’il me donne l’impression d’être
omnipotent comme Dieu et faire immédiatement complètement brûlé en dedans"
quelque chose pour améliorer cette situation Ce "brûlé en dedans" nous pouvons y pointer le rien
intérieure insupportable. Il répéta alors plusieurs de l’objet a (mais il n’est plus ici situé dans l’Autre)
fois "effrayé". Il dit soudain :"pas la guerre". Il se dont le corrélat de jouissance, rabattu sur la position
leva, me serra la main de façon très aimable, mais du sujet, emporte avec lui le statut de l’image
tout en le faisant il dit :"Bluff". narcissique : corps calciné. La réponse à
La première impression que l’on retire de ces l’interprétation de Rosenfeld est explicite à ce
quelques échanges entre Rosenfeld et son patient, propos : poulet, chaleur, diarrhée. Ce qui est
c’est à la limite une inversion du dispositif remarquable d’abord, c’est qu’à la binarité à laquelle
analytique : c’est l’analyste qui blablaté et le patient Rosenfeld se fie dans ses interventions, le patient
qui scande ses énoncés. Puisque Rosenfeld adopte répond par du triple. Ternaire auquel il fera plusieurs
somme toute cette position extrême qui fait qu’au fois référence au cours de cet embryon de cure qui
moindre mot prononcé par le patient, il déploie dura trois mois ; p. 128 nous en avons un autre
consciencieusement sa machine interprétative. exemple : "Il dit : loup, vache brune, vache jaune. Il
Machine interprétative qui, pour être sommaire, n’en sortit ensuite de sa poche une allumette qu’il cassa
est pas moins activée, vous l’avez noté, par le en trois morceaux. Il demanda : comment y a-t-il
principe même du symbolique : bon/mauvais, trois parties ?"
interne/externe, gentil/méchant… Oppositions qui ne Revenons en à la trilogie du poulet : il me semble
sont rien d’autre que les traductions imaginaires de manifeste qu’ici le patient tend une perche à son
l’alternance du + et du – à laquelle peut se réduire, interlocuteur et précisément en l’interloquant. Ces
selon Lacan, la chaîne signifiante. Mais, les trois signifiants posent une question sur le statut de
interprétations de Rosenfeld, loin de prendre acte de l’Autre, au delà de celui auquel il énonce son
ce qui s’en déduit comme non-sens, en remettent sur énigme. Car c’est bien parce qu’il y a de l’Autre et

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le goût qui y fait défaut que la jouissance aime à identifie sa stature imaginaire à la loi elle-même,
manger du poulet. Lacan, dans le Séminaire sur laisse le sujet sans recours à l’égard d’une jouissance
l’Angoisse, a cette formule : "Seul l’amour permet à qui reste cependant située au champ de l’Autre.
la jouissance de condescendre au désir." C’est bien cette mégalomanie forcenée du père de
Cette question, il faut constater qu’elle se formule ici Schreber qui maintient l’Autre, dans sa figure idéale
selon le modèle machinique : un point de départ, une notamment. Le père s’excepte, non pas comme
transformation et un résultat. Si le sujet se laisse signifiant, ce qui serait le nom du père, mais comme
aller à aimer le chaleureux poulet, eh bien il se image idéale.
liquéfie sur place. Dans le cas de notre patient, le père a l’air plutôt
Je n’ai pas pu me procurer le texte anglais, mais il accommodant et soutient le traitement analytique
conviendrait de savoir si chaleur traduit heath ou jusqu’à ce que la mère s’en mêle et envoie tout
warmth qui ont des connotations différentes. promener pour réclamer une leucotomie ; elle aussi
D’ailleurs Rosenfeld ne s’en embarrasse pas, il sait de quoi il s’agit pour son fils : du corps.
interprète chicken et diarrhea seulement. C’est un A l’inverse du père de Schreber, l’éducateur des
apôtre de Deux le père, il est en butte à un incroyant, éducateurs, nous trouvons un père baby-sitter ou, si
qui en sait un bout sur l’inanité du sens : à preuve vous me permettez le jeu de mots, un jeune homme
ces paroles : "je veux continuer, je ne veux pas au pair, qui assure l’intérim des absences de la
continuer, vide, l’âme est morte" (p. 104) Ce qui mère ; c’est à dire un père aussi inconsistant qu’un
peut éclairer sur ce qu’on appelle le négativisme du signifiant, un signifiant non pas exceptionnel mais
schizophrène qui, loin d’être du type dénégatif du bien au contraire Le signifiant comme un autre,
névrosé, est bien plutôt ceci, que le oui et le non se soumis à la loi de l’échange symbolique.
trouvent mis en stricte équivalence. Ni l’un ni l’autre Aux antipodes du père schrébérien qui se veut le
n’emporte l’adhésion du sujet. Nous avons un fort- tout-père, nous avons un père qui à la limite est
da vidé de ses connotations affectives, c’est-à-dire partout, éparpillé dans tous les signifiants. J.-A.
de ce qui témoigne de la prise du signifiant sur le Miller avait mis en avant l’essaimisation, la
corps. Le patient indique bien le prix qu’il a à payer dispersion des signifiants maîtres chez le
d’habiter le langage, prix qui en l’occurrence n’est schizophrène avec sa conséquence de
pas la livre de chair, mais bien son corps même que significantisation généralisée du corps. Ce qui peut
seule la mort peut habiller d’un état civil. Ce qu’il va aussi avoir comme manifestation, chez Wolfson, par
tenter de faire entendre à l’analyste en tenant sa exemple, cette espèce de phobie, généralisée elle,
jambe complètement raide pendant plusieurs aussi.
minutes. Là, Rosenfeld est tenu en échec dans ses Pour le cas qui nous occupe, lorsque Rosenfeld se
interprétations pour un instant, il ne sait plus très met un peu trop à la place du père, de Dieu le père
bien où fourrer l’ubiquité à laquelle il se voue ; il se en l’occurrence, il s’attire cette réponse de son
résout donc à lui demander ce que cela signifie et il patient :
s’entend répondre : "Mort" . "tout ça, c’est du bluff" tout çà n’est que du
C’est cette espèce de rigidité cadavérique qui tente signifiant.
de pallier le morcellement évoqué par le terme Les signifiants pour être par trop identiques à leur
diarrhée. C’est le corps, dans son ultime maintien, acception, n’ont même plus l’efficace de mobiliser
qui est convoqué comme témoin. J.-A. Miller dans une prévalence imaginaire où le sujet pourrait
sa conférence "Schizophrénie et paranoïa" avait marquer le temps de s’y reconnaître dans son leurre.
avancé ceci : Ce qu’il en est de la fonction paternelle dans
"De la même façon que Lacan dans Télévision, l’histoire du sujet, repérons-là dans cet énoncé
oppose obsession et hystérie en disant que anonyme évoqué dans l’anamnèse qui ouvre la
l’obsession témoigne de la cisaille symbolique dans relation du cas : "Nourrisson il pleurait pendant des
la pensée qui, dans l’hystérie se manifeste dans le heures, parce qu’on avait conseillé à ses parents de
corps, nous pourrions construire la même opposition ne pas le prendre."
entre paranoïa et schizophrénie." On, c’est-à-dire n’importe quel bon petit conseiller
Que doit être la forclusion se demande J.-A. Miller qui se targue d’éduquer dès le berceau
pour qu’elle se répercute précisément sur le l’inconditionnel de la demande d’amour.
sentiment de l’organisme ?
A poser cette question dans le cas qui nous occupe,
on pourra construire u-m opposition avec le cas
Schreber. Le père de Schreber, ce législateur qui

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La paranoïa au fondement de la psychanalyse Ce nez est le miroir du sexe féminin. Cette relation
Serge André se révèle dans la menstruation.
"Le processus de la menstruation se reflète dans le
Avait de se demander comment traiter un sujet nez par la congestion, la sensibilité accrue au
psychotique, il importe de savoir comment nous, contact et la tendance au saignement."
psychanalystes, "traitons" la psychose. Cette Ayant constaté que certaines parties du nez se
question est celle de la naissance de la psychanalyse. trouvent altérées lors de la menstruation, il les
En effet, si la psychanalyse est née dans la relation appelle les "localisations génitales du nez"
entre Freud et Fliess, du symptôme élaboré par puisqu’elles enflent lors de la menstruation, il y
Freud en réponse à Fliess elle se présente bien désigne de véritables "corps érectibles" tout-à-fait
d’emblée, comme une "réponse au discours semblables, écrit-il, à ceux que l’on trouve, par
paranoïaque" exemple, dans le clitoris (p. 20). Cette relation entre
Quelle est l’importance de cette relation entre Freud le nez et le sexe féminin se manifeste par des
et Fliess ? "saignements de substitution" (p. 24) qui
Je me propose de dégager qu’elle se noue autour du apparaissent à la place des règles. De là, sa pratique
point de savoir s’il y a ou non rapport sexuel le médicale, qui consiste à intervenir sur le nez (par
discours de Fliess s’articulant comme une cocaïnisation ou cautérisation) pour supprimer ce
démonstration du rapport sexuel, alors que la suite qu’il appelle la forme nasale de la dysménorrhée. Ce
de l’œuvre de Freud ne sera qu’un développement rapport de symétrie entre le nez et le sexe s’observe
de sa supposition initiale, selon laquelle ce rapport également dans la grossesse au cours de laquelle se
n’existe pas. Cette opposition est celle (qui sépare), produirait un "effet de congestion menstruelle sur le
qui doit séparer la paranoïa de la psychanalyse. nez" (p. 66) : le saignement menstruel utérin ne se
Qui était donc Wilhelm Fliess et quelles étaient les produisant plus, le nez prend le relais.
conceptions qui faisaient de lui, aux yeux de Freud, Ce processus de menstruation constitue, pour Fliess,
"un spécialiste universel" (lettre 13) ou "le messie" le rythme même de la vie et de la mort. C’est lui qui
chargé de résoudre la question que lui, Freud, explique l’accouchement : celui ci est "la grande
soulève (Ibid...) ? Il est frappant que la lecture de menstruation" où se libère en un grand écoulement,
son ouvrage intitulé "Les relations entre le nez et les l’accumulation de règles retenues durant dix mois. Il
organes féminins selon leurs significations s’accompagne d’ailleurs d’une série de signes
biologiques" révèle la structure d’un délire nasaux de la menstruation – enflement et cyanose –.
paranoïaque, même s’il bénéficie de l’abri d’un Cette correspondance se trouve encore vérifiée par
discours pseudo-scientifique. Plus frappant encore, l’existence de ce que Fliess appelle "la
Freud qui fut le premier lecteur du manuscrit au dysménorrhée nasale de naissance" : les douleurs de
début de 1896, ne trouve d’abord rien, ou quasiment la contraction. Celles-ci équivalent à un trouble de la
rien, à redire à ce "nez-sexe" comme il l’appelle menstruation et on peut y remédier de la même
(lettre 41). Au contraire, il en fait un grand éloge façon que pour toute dysménorrhée par la
(lettre 42). Il va même jusqu’à se laisser séduire par cocaïnisation du nez.
les théories organiques de Fliess, allant même A partir de cette équivalence entre grossesse et
jusqu’à admettre une explication de la névrose menstruation, Fliess introduit sa deuxième idée
d’angoisse qui fait fi de la théorie du refoulement fondamentale, celle de période :
qu’il a pourtant commencé à élaborer deux ans plus "… si la naissance est effectivement traduite par un
tôt. (v. lettre 42). processus de menstruation, on pourra s’attendre à
Ce livre sera publié en 1897 avec l’imprimatur de ce que le début de contraction. (car c’est celui-ci, et
Freud. Il contient les fondements d’un système qui, à non la mise bas elle-même qui correspond au début
partir d’une pratique médicale minuscule, va de la menstruation) soit séparée du début de dernier
s’élever jusqu’à bâtir une théorie universelle de la saignement menstruel, des dernières règles, comme
nature qui prétend dévoiler le secret des grands on dit habituellement, par un intervalle de x jours,
mystères de la vie et de la mort. qui sera un multiple entier de l’intervalle de
Fliess part du nez : c’est là qu’est localisée sa menstruation." (p. 111)
certitude fondamentale. Mais – nouvelle extension – si le processus de
"Au milieu du visage, entre les yeux, la bouche et les menstruation ne s’arrête pas durant la grossesse, il
formations osseuses du cerveau antérieur et moyen, ne cesse pas non plus avec la ménopause où l’on
il y a le nez…" voit apparaître les premiers signes d’une
"ménopause nasale" (p. 125).

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Il peut donc en déduire que la menstruation dépasse Mais quel est l’objet qui se trouve réglementé par
les limites dans laquelle on la contient cette loi ? C’est, dit Fliess, la toxine sexuelle, qui
habituellement – à savoir : la période durant laquelle apparaît ici comme la substance unique, principe
une fille est capable de procréer. Et selon Fliess on aussi bien de vie que de mort, qui commande la
en trouve des trace même chez les hommes : "il construction comme la destruction de l’organisme.
existe une quantité d’observations où les hommes Cette toxine doit s’écouler pour ne pas être à la
sont régulièrement atteints de saignements de nez source d’une véritable intoxication : l’organisme
lors du coït" (p. 133). s’équilibre ainsi par décharges périodiques de la
A ce moment, les conceptions de Fliess virent à la substance non dépensée.
systématisation universelle. Parti du phénomène de Reste à trouver d’où vient cette toxine et pourquoi il
la menstruation féminine, il avait isolé une existe deux sortes de périodicités. Sur le premier
manifestation nasale de ce phénomène – ce que point, Fliess, dans le dernier chapitre de son livre,
Freud aurait appelé un déplacement – il va laisse entendre que sa théorie suppose une sorte de
maintenant étendre de plus en plus la portée de ce raccordement nerveux entre toute une série
phénomène, jusqu’à en faire le rythme de l’univers. d’organes, aussi divers que les organes sexuels, le
Freud étend le processus de menstruation en y nez, l’hypophyse, les amygdales et. … les muscles
rapportant également une série de douleurs oculaires du nourrisson tous placés sous le contrôle
névralgiques, aux manifestations de l’angoisse, de de ce qu’il appelle à ce moment "les rayonnement
l’asthme, aux migraines, à l’urticaire, aux menstruels". (p. 254)
hémorroïdes, au diabète, à l’apoplexie, à la poussée Mais le point le plus important de cet échafaudage,
des dents et finalement à l’acquisition du langage et aussi le plus obscur, c’est la bipartition des
lui-même. (p. 211) périodes en séries masculines de 23 jours et
En même temps, il détache la menstruation du sexe féminines de 28 jours. Et c’est en examinant cette
féminin en repérant une série de phénomènes partie de l’élaboration de Fliess que l’on peut se
analogues chez les hommes – ce qui le conduit à convaincre qu’il s’agit bien d’un délire paranoïaque.
parler des règles des hommes (p. 244). La première fois, il introduit cette distinction sans la
Il conclura son ouvrage en étendant ce processus au- justifier. Car il s’agit d’abord de trouver une
delà de l’être humain puisqu’il prétend le découvrir explication aux irrégularités qui peuvent se produire
aussi chez certains animaux. Il annonce une dans les échéances des phénomènes menstruels au
monographie qui traitera de cette question : "chez sens large : il cite le cas d’une patiente (p. 140 sv.),
l’homme l’animal et les plantes" (p. 280) chez qui il met à jour l’existence de deux
Si toutes ces extensions sont possibles, c’est que périodicités, l’une de 28 jours et l’autre de 23 jours.
l’idée de périodicité s’est introduite et qu’elle finit Les phénomènes épinglés par l’auteur pour servir de
par absorber complètement la première notion, celle marques à ces périodes vont "des mouvements de
de menstruation. Il y a une sorte de renversement qui l’enfant" à "soucis" ou "très lasse" en passant par
se produit dans le déroulement du discours de "se sent débile" douleur ou derrière "," brusque
Fliess : après avoir lié la menstruation à la fringale "," terreur nocturne ", etc… Il enchaîne en
périodicité en constatant que les phénomènes écrivant :" Nous nommerons par la suite les séries
menstruels se produisent selon une certain avec intervalles de 28 jours, séries de menstruation
périodicité, Fliess en vient, dans la seconde moitié féminine, et les séries avec intervalles de 23 jours,
du livre, à considérer tout ce qui est périodique est séries de menstruation masculine. Mais ne
menstruel, et donc se trouve manifester un processus préjugeons pas dès l’abord de cette désignation ".
général d’écoulement qui se produit selon deux Malgré cette mise en garde, il apparaît bien que cette
séries de périodes – les séries féminines de 28 jours bipartition n’est pas davantage justifiée. Et lorsqu’à
et les séries masculines de 23 jours. la fin de son livre seulement, Fliess revient sur ce
On aboutit donc à l’idée d’un univers réglé par point, il ne s’explique pas davantage. On doit donc
menstruation. comprendre qu’en réalité, la correspondance qu’il
Si le jour de l’accouchement, donc de la naissance, pose entre les deux périodicités et les deux sexes est
est fonction de ces périodes, celui de la mort l’est un postulat. Et ce postulat a un rôle très précis, qui
aussi, de même que le rythme de développement des est d’assurer la thèse qui forme le cœur du délire de
tissus et des fonctions (y compris celle de la parole), Fliess à savoir que c’est la mère qui en transmettant
la survenance des maladies. ses périodes (23 ou 28 jours) à l’enfant, va
Ainsi, la loi des périodes apparaît-elle "comme étant déterminer son sexe, qu’il existe donc entre l’enfant
une véritable loi naturelle" (p. 260).

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et sa mère une "co-vibration" comme il dit (p. 214), sexes au niveau de scient : libido unique (dès 1905),
qui relève de la loi même de la nature. primat du phallus (1923), la féminité considérée
Il soutient maintenant que ce processus périodique comme un devenir (1932), et, » J’une manière
est transféré de La mère à l’enfant (p. 189) et que ce générale, une définition de la sexualité humaine
transfert, selon qu’il tombe à une échéance de 23 ou comme essentiellement non-naturelle, voire
28 jours, détermine le sexe, masculin ou féminin, de "intellectuelle".
L’enfant, et le type de périodes sur Lequel sa vie se
réglera ensuite. 2. Ces deux sexes sont, pour Fliess, liés par un
On voit maintenant à quoi aboutit le système de rapport de symétrie, une relation en miroir : chacun
Fliess : à une théorie où, de la filiation à la contient l’autre au titre de refoulé.
détermination des symptômes, tout ne relève que de Il poussera cette conception à l’extrême
la mère avec qui l’enfant reste lié, au-delà de la vie immédiatement après la parution de son livre sur le
intra-utérine, par une "co-vibration" animée par les nez…, puisque dès 1897 Fliess ne parlera plus de
"rayonnements menstruels". "bissexualité" mais bien de "bilatéralité" c’est-à-dire
C’est un système où l’on se passe absolument du qu’il assimile la différence sexuelle à l’opposition
père. Une mère originelle plus la loi naturelle gauche-droite. A cette conception Freud opposera
périodique du "ça coule" fait que l’univers est qu’il existe une essentielle dissymétrie entre le
maintenu en vie. Or la signification du nom Fliess, garçon et la fille (cf., les articles de 1925 sur
équivoque en allemand avec le verbe "fliessen" "Quelques conséquences psychologiques de la
couler et avec le substantif "Das Fliessen" différence anatomique des sexes" et de 31 et 32 sur
écoulement. Ainsi, par son œuvre, Wilhelm Fliess la sexualité féminine et la féminité).
parvient à faire de son nom le nom même de la loi
qui gouverne l’ordre de l’univers, résultat qui nous 3. Ces deux sexes se trouvent fondus dans un
évoque l’effort délirant de Schreber. Le flux principe unitaire : la loi universelle de la
périodique d’une mystérieuse substance sexuelle qui menstruation périodique qui déborde le sexe et
voyage dans le corps, entre le nez et le sexe, en l’individu, et qui a pour fin d’intégrer le sexe à la
passant par toute une série d’organes qu’elle fait nature, d’unir donc le sexe au rythme du monde. Ce
gonfler ou dépérir, c’est bien une métaphore principe d’unité ne peut être comparé au principe
délirante du phallus, soit de ce qui pourrait réguler le freudien de libido qui apparaît bien, lui, comme
désir tout puissant de la mère. l’antithèse d’une force naturelle, puisqu’elle dépend
D’autre part, cette théorie est soutenue par une du phallus et que sa division ne la répartit pas entre
conception paranoïaque du rapport sexuel et dont il masculin et féminin, mais bien entre activité et
importe de dégager les composantes, car c’est à s’en passivité, ou encore entre le moi et l’objet.
détacher que Freud va faire naître la psychanalyse.
C’est dans la mesure où il s’est arraché de la 4. La sexualité, pour Fliess, détachée des conditions
séduction que pouvait exercer sur lui la conception d’un désir singulier, se ramène à la réalisation
paranoïaque du rapport sexuel que Freud a pu automatique de l’espèce éternelle où sexualité et
entreprendre une clinique psychanalytique de reproduction se trouvent réconciliées, confondues
l’hystérie. même. Ce primat de l’espèce sur l’individu a donné
Que c’est, ensuite, d’avoir maintenu l’absence du du fil à retordre à Freud et, comme le montrent ses
rapport sexuel comme point d’origine de la réflexions sur le soma et le germen, ou sur les
psychanalyse, qu’il a pu faire face à toutes les théories de Weissman, dans "Au delà du principe de
dissidences où cette conception paranoïaque tendait plaisir"(1920) et c’est là un point que Freud a reculé
à faire retour : Adler avec son hermaphrodisme à élucider.
psychique, Jung et son mythe de l’androgyne,
Groddeck et l’idée d’une complémentarité masculin- 5. La bisexualité, telle que la conçoit Fliess sangle
féminin, Reich et sa conception organologique chacun ait reçu de sa mère les deux périodicités,
Ce système s’articule en effet en une suite l’une étant dominante et l’autre refoulée, cette
d’arguments ou de postulats fondamentaux : bisexualité est plutôt un principe d’harmonie que la
source d’un désaccord : le sujet ne s’en trouve pas
1. Pour Fliess, la détermination des deux sexes est vraiment divisé, il en est plutôt encouragé au mirage
une donnée de départ : la différenciation biologique d’une totalité fondée sur la substance vitale unique.
suffit à rendre compte du phénomène sexuel. Freud A l’inverse, si Freud se réfère à la notion de
y opposera l’impossibilité de différencier les deux bisexualité, c’est pour y trouver au contraire la

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preuve d’un désaccord fondamental dont le De l’hallucination auditive structurée comme un


témoignage le plus clair nous est livré par langage et de quelques considérations linguistiques
l’hystérique aux prises avec deux identifications autour de cet énoncé
fantasmatiques ne peuvent s’accorder (1908). Maurice Krajzman
6. Toute cette construction de Fliess s’appuie sur la
forclusion d’une instance paternelle : tout se ramène Quelques remarques sur l’origine du terme
exclusivement à la mère avec qui l’enfant entretient, "forclusion" introduiront mon propos. Occasion de
durant toute sa vie, une relation de résonance rappeler l’introduction, dans le champ de la
harmonique, de"co-vibration" donc de dépendance grammaire, par Pichon et Damourette, de ce terme.
naturelle que rien ne peut troubler. Freud lui au Dans ce domaine, celui de la langue française,
contraire n’a cessé de souligner le rôle, à la fois Pichon et Damourette désignent comme forclusif le
organisateur et pathogène, de la fonction du père, et second morceau de la négation. A savoir des termes
ainsi de briser l’illusion de cette relation harmonique comme "rien","jamais","personne","plus guère",
avec la mère. etc…
Freud, non seulement s’oppose à cette paranoïa de Le premier morceau de la négation, le "ne", peut être
Fliess, mais parvient même à l’interpréter. En 1899, utilisé indépendamment du deuxième membre de la
Freud adresse à Fliess un poème à l’occasion de la négation et vice versa. Le "ne" exprime une
naissance du deuxième fils de Fliess. Ce poème discordance entre la subordonnée et le fait central de
contient, en un raccourci saisissant, la réponse du la phrase."Il a du génie", par exemple, est en
psychanalyste au discours du paranoïaque. Ce que discordance avec il n’a pas l’air d’en avoir ".
Freud, lui, célèbre ici, c’est le transfert du père au A côté du premier membre, du "ne" défini comme
fils. discordantiel, il y a le deuxième membre : "rien",
"jamais", etc… qui s’applique aux faits que le
SALUT locuteur n’envisage plus comme faisant partie de la
réalité. Ces faits sont forclos. L’exemple rapporté
Au fils vaillant qui, sur l’ordre du père, est apparu
par Pichon et Damourette est la citation d’un
au bon moment. Pour lui être au secours et
journaliste, un certain Marcillac, qui écrivait dans le
collaborer à l’ordre sacré.
"Journal" du 18 août 1923, au sujet de la mort
Mais salut aussi au père qui, peu auparavant, tout
d’Estherazy : "l’affaire Dreyfus, dit-il (citant
au fond du calcul à trouver à indiquer la puissance
Estherazy) est pour moi un livre qui est désormais
du sexe féminin pour qu’il porte sa part
clos".
d’obéissance à la loi ; non plus signalé par la
Et le journaliste de commenter : "il dut se repentir
secrète lueur (den heillichen Schein) comme la
de l’avoir jamais ouvert."
mère, il en appelle, lui aussi, pour sa part aux
puissances supérieures : la déduction, la foi et le
Il y a donc ici scotomisation – qu’une chose passée,
doute, (den schluss, den Glauben and Zweifel donc,
irréparable, ne se soit jamais passée – exprimée dans
armé de force, à la hauteur des armes de l’erreur se
la langue française par le forclusif.
tient à l’issue, le père au développement infiniment
Cette question du forclusif et du forclos en
mûri.
linguistique ne doit pas nous laisser indifférent car
Que le calcul soit exact et, comme travail hérité du
elle nous introduit, comme Lacan l’avait épinglé, à
père
la "clef fondamentale du problème de l’entrée de la
Se transfère (sich übertragen) sur le fils et, par la
psychose (J. Lacan, Sém. III, p. 229) "
décision des siècles, que s’unissent en unité dans
l’esprit, ce qui, dans le changement de la vie, se
Nous n’avons affaire, dans la psychose, ni à une
désagrège.
(Inédit cité par Max Scheer in « La mort dans la vie de Freud » pp. 245-246- quelconque "agrammaticalité" du délire ou de
645) l’hallucination auditive ni au délire comme simple
fabrication secondaire qu’il suffirait d’écouter.
Certes, le délire est discordant, certes il est une
fabrication secondaire mais c’est en tant que
tentative de restitution et comme tel il y a lieu de
considérer que les hallucinations verbales se donnent
structurées comme un langage. Donc, lisibles,
audibles dans leur lisibilité au titre de ce que

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Lacan appelle "la solidarité profonde des éléments l’inclinaison solaire, n’est pas un langage. Il ne l’est
signifiants, du début à la fin du délire" (J. Lacan pas car les signes y ont un rapport à la réalité qui est
Sém. III, p. l37) définitivement figé, fixe quant à leur signification.
Leur valeur ne vient pas de leur relation les uns aux
Lisibilité qui rend caduque toute tentative d’écoute autres. De plus, ce code ne transmet pas vraiment un
du délire "de l’intérieur" comme le fait Searles par message, un sens. Il reste, comme dit Lacan, "fixé à
exemple qui considère que l’univers du patient n’est sa fonction de relais" et "aucun sujet ne l’en détache
délirant qu’en apparence et pour qui l’acte comme symbole de la communication elle-même"(J.
analytique revient alors à écouter le délire de Lacan, Écrits, p. 298). Le langage dont il s’agit
l’intérieur dans le but de lever précisément ces quand Lacan désigne l’inconscient structuré comme
apparences. un langage, c’est celui où, entre autres, code et
message peuvent être distingués. Et c’est donc cette
Si, au contraire, on s’accorde avec Lacan à situer le distinction que nous allons prendre en compte
délire au joint des trois V – Verwerfung (forclusion) aujourd’hui en évoquant l’hallucination auditive et
– Verdrängung (refoulement) – Verneinung le délire.
(dénégation), on sera amené à constater d’expérience
que la clef par laquelle Lacan nous introduit à la Si cette distinction est absente, explique Lacan, la
psychose, à savoir la forclusion, ne se trouve pas parole n’y a pas sa place. La parole en tant qu’elle
isolée, dans le champ de la réalité. définit la place de la vérité. Mais la vérité, Lacan
C’est-à-dire qu’un délire, que Lacan donne pour une nous dit aussi qu’elle ne dit la vérité que sans le
soustraction de la tapisserie, n’est pas sans rapport savoir. A une exception près : quand elle dit "je
avec un discours qu’on dit normal (c’est-à-dire celui mens". C’est ce qui désigne dans la formule S(A) qui
de la névrose) et que toute communication n’est pas est donnée par Lacan comme Le "le premier point
rompue. Ce qui est soustrait étant ce quelque chose de l’Inconscient structuré comme un langage", le
qui n’a jamais été symbolisé et la "tapisserie le deuxième étant celui de la jouissance, le lien de la
mouvement dialectique sur lequel a vécu le sujet. parole et de la jouissance.
C’est bien pourquoi nous n’avons pas affaire à une
simple agrammaticalité, à une salade de mots, à un Comme on peut d’ailleurs le constater au détour
énoncé totalement privé de son information d’une interprétation ou à reprendre ce que Lacan se
sémantique. donne la peine de souligner, le bénéfice est de
C’est qu’il n’est jamais tout-à-fait impossible de l’ordre de la jouissance.
soumettre le message (nous verrons plus loin ce Pour s’en tenir au premier point, il convient de
qu’il faut entendre par ces termes) à ce que Jakobson marquer que c’est à Jakobson que Lacan emprunte
désigne par "l’épreuve de vérité" mais qui de fait cette distinction d’une part. D’autre part, il me
revient à une sorte de vérification de ce qui reste de revient de montrer comment cette distinction s’opère
signifié. Il précise d’ailleurs lui-même que des dans le texte psychotique.
énoncés dont toute grammaire aurait complètement Quant à l’origine de cette distinction, elle est déjà
disparu, seraient dénués de sens. repérable chez de Saussure qui sépare – selon ses
termes – la langue et la parole.
Ainsi, dans le délire, dans l’hallucination, ce n’est A quoi vous savez que Lacan ajoutera la lalangue.
pas à des mots en liberté que nous avons affaire. Et La lalangue dont la diversité contient quand même
des questions comme "est-ce vrai ?","en êtes-vous un certain nombre de constantes.
sûr ?" peuvent à l’évidence être opposé à l’énoncé
délirant, Contrairement à ce qui se passe avec un De la langue, de Saussure dit qu "elle existe dans la
énoncé dont l’agrammaticalité serait effective – par collectivité sous forme d’une somme d’empreintes
exemple :"semble toucher à sa fin" dans sa version déposées dans chaque cerveau, à peu près comme
agrammaticale "fin toucher semble à sa". Pourtant, un dictionnaire dont tous les exemplaires seraient
dans ce registre, l’hallucination auditive ne laisse répartis entre les individus"… "quelque chose qui
pas de poser certaines questions. Nous savons, est dans chacun d’eux, tout en étant commun à tous
depuis "fonction et champ de la parole et du et placé en dehors de la volonté des dépositaires"
langage", que le code, le système de signalisation (F. de Saussure, Cours de linguistique générale, p.
qui est transmis par l’abeille en dansant, le "wagging 38)
dance", du terme donné par Karl von Frish, qui De la parole, de Saussure nous dit qu’elle est la
donne la distance de la nourriture en rapport avec somme de ce que les gens disent. Elle comprend :

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1. des combinaisons individuelles, dépendant de la Dans l’énoncé :"Jean m’a expliqué que bidoche veut
volonté des gens qui parlent. dire viande, on trouve l’exemple de ces quatre
2. des actes de phonation également volontaires, structures réunies.
nécessaires pour l’exécution de ces combinaisons. Il −le discours indirect M/M – "Jean m’a dit".
conviendrait à une autre occasion, de s’arrêter sur ce −un message autonyme M/C – par la référence au
volontarisme, sur ce terme de "volonté : ' Pour lexique.
l’heure et pour en revenir au code distingué du −un nom propre C/C – le code renvoyant au code.
message tel qu’il fut conçu par Jakobson, il y a lieu −des embrayeurs C/M – à savoir le pronom de la
de signaler que ce qu’est désigné par" code "englobe première personne (m apostrophe) et le temps passé
le trésor lexical et la grammaire alors que le" du verbe, signalant un événement antérieur à
message "définit les phrases émises par le sujet l’énonciation du message.
parlant qui combine, conformément au système Ce que Lacan avance, c’est qu’à considérer le seul
syntaxique de la langue utilisée, les règles de texte des hallucinations verbales, dont la
grammaire et les unités lexicales. caractéristique principale est d’être structurée
La conclusion qui s’impose à Jakobson, c’est que le comme un langage, on constate une très nette
locuteur n’est pas un agent complètement libre dans distinction entre phénomènes de code et
le choix des mots. Ce qui ne nous étonnera guère, phénomènes de message.
nous qui savons qu’une langue, que Lacan appelle Un exemple bien connu, rapporté par Lacan, est
"système du signifiant" conditionne"jusque dans sa celui du délire paranoïaque à deux, la mère et la
trame la plus originelle, ce qui se passe dans fille, d’une de ses présentations cliniques de son
l’inconscient"(J. Lacan, Sém. 3, p. 135.) Séminaire de 1955-1956. Il s’agit du mot "truie" qui
Et ce, par le moyen de ses particularités, telles que la a été entendu dans le réel par la fille dans un couloir
spécification des syllabes, l’emploi des mots et les (et proféré par un mal élevé amant de sa voisine) et
locutions. qui est précédé de ce qu’elle profère elle-même
Mais Jakobson constate de surcroît que tout énoncé l’instant d’avant : "Je viens de chez le charcutier".
est construit sur un des quatre types suivants : Elle parle par allusion dit Lacan, car le sujet ne peut
1. Le message renvoyant au message, noté M/M. véritablement s’adresser au grand Autre que soit en
Exemple : le propos indirect (Oratio obliqua) égayé s’adressant directement à lui, quitte à recevoir en
de citations. Dans le genre (c’est un extrait de retour son message sous une forme inversée – soit
Mathieu) :"Vous avez appris qu’il a été dit… etc… sous la forme d’allusion.
eh bien moi je vous dis…" Il ajoute que cette femme, qui admet que la phrase
2. Le code renvoyant au code, noté C/C. était allusive, parle tellement bien par _allusion,
Exemple : le nom propre – qui fait que si mon chat qu’elle ne sait pas ce qu’elle dit. Ce qu’elle en dit,
s’appelle Poussy comme beaucoup d’autres, il n’a en Lacan nous le montre avec toute la prudence qui
commun avec les autres aucune pousséité. On ne s’impose, c’est "moi, la truie (moi le cochon
pourra jamais évoquer une quelconque structure découpé), je viens de chez le charcutier, je suis
poussaïque d’un phénomène. C’est-à-dire qu’il y a disjointe, corps morcelé, délirante, et mon monde
la circularité. Poussy désigne quiconque porte ce s’en va en morceaux, comme moi-même".
nom. Ce que je retiens pour l’essentiel, c’est que le "Je"
3. Le message renvoyant au code, noté M/C. joue ici sa fonction d’embrayeur, de "shifter". En
Exemple : que je dise "le chiot est un jeune chien". tant que pronom personnel. En ce qu’"il laisse en
Le mot chiot sera employé comme sa propre suspens la désignation du sujet parlant" (J. Lacan,
désignation en référence au sens que le lexique Écrits p. 535) tant que l’allusion reste elle-même
attribue à ce mot. En logique, on appelle ça : le oscillante. Mais l’embrayage grince.
mode autonyme du discours. C’est un message Les mémoires de Schreber et la variété des
autonyme. hallucinations auditives qui s’y rapportent, rendent
4. Le code renvoyant au message, noté C/M. Ce sont compte tout aussi bien de ces distinctions qui
des mots du code, des unités morphologiques, une tiennent à leur structure de parole. Les voix qui
classe de mots – dont le sens varie avec la situation. supportent la langue de fond, la "Grundsprache",
Ils "embrayent", en quelque sorte, le message sur la sont au domaine du code.
situation. C’est pourquoi le terme "shifter" que Elles appartiennent aux phénomènes du code,
Jakobson emprunte à Jespersen, est traduit par précisément par les néologismes articulés en mots
"embrayeur". (C’est Nicolas Ruwet qui est le composés nouveaux obéissant aux règles lexicales
traducteur qui s’en explique.). mêmes du schrébérien. Par leur emploi, aussi.

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Cet allemand archaïsant se présente comme un néo- La deuxième est que la grammaire du signifiant
code, avec ses formes et ses emplois, qui sont structure le sujet. Il y a prédominance du signifiant
enseignés à Schreber par les hallucinations verbales sur les deux ordres de phénomène, celui du code et
elles-même qui sont d’ailleurs à l’origine de la celui du message. Que donc la structure du sujet n’a
désignation même du terme de "Grundsprache". rien à voir avec la relation physiologique entre voix
C’est dire que cette démarche schrébérienne se et ouïe.
trouve être proche, sinon équivalente (Lacan dit : Et la conclusion de la conclusion, c’est que bien
voisine) de ce que Jakobson appelle "le message qu’il ne faille pas considérer la psychose comme un
autonyme du discours". Autrement dit, c’est le pur et simple fait de langage, il n’en reste pas moins
signifiant même qui fait l’objet de la que la fécondité de ce qu’elle exprime dans le
communication. discours saute aux oreilles.
Ce qui est étonnant, et que Lacan ne manque pas de
remarquer, c’est que les nerfs annexés et les rayons Un cas d’automatisme mental à l’adolescence
divins ne sont rien d’autre que ce qu’il appelle Yves Depelsenaire
l’entification des paroles qu’ils supportent.
Ce que les voix disent à Schreber c’est "n’oubliez
pas que la nature des rayons est qu’ils doivent S – de cette lettre, ancêtre du mathème, Clérambault
parler". désignait ce qu’il tenait pour la forme canonique de
En d’autres termes, le néo-code de Schreber est l’aliénation mentale, son syndrome de l’automatisme
incarné (Lacan dirait "entifié") par des rayons et des mental. S’il n’était certes pas avare de ce diagnostic,
êtres qui sont, qui incarnent, les règles de grammaire il n’en datait qu’exceptionnellement l’apparition
énoncées. avant la vingt-deuxième ou vingt-troisième année
Ou encore, que êtres et rayons constituent à la fois alors qu’il en faisait le privilège des vieilles filles.
des règles de grammaire, des morphèmes et des Il ne signale de toute sa pratique qu’un seul cas
messages sur le, code. parfaitement assuré au cours de l’adolescence. Le
Si les voix de la "Grundsprache" sont au domaine du fait de structure isolé – S – s’en trouve d’autant plus
code, Lacan distingue également dans le texte aisément rabattu au fait neurologique déficitaire.
schrébérien ce qui est au domaine du message à
savoir les messages interrompus. Ceux qui Le cas exposé ci-après est celui d’une jeune fille
apparaissent corne une véritable provocation âgée aujourd’hui de seize ans et par moi suivie
hallucinatoire et que Schreber complète. Les depuis, un an et demi. Il est tout à la fois d’une
commencements de phrase auxquels il donne le grande simplicité et d’une grande complexité.
complément. Ces phrases s’interrompent d’ailleurs
avec les embrayeurs, les "shifters" Soit "les termes
qui, dans le code, indiquent la position du sujet à
partir du message lui-même" (J. Lacan, Écrits, p. Nathalie
540)
Les exemples rapportés par Lacan du texte de L’allure générale – scies verbales, jeux
Schreber indiquent bien que les compléments, les homophoniques, mots jaculatoires, échos de la
répliques, sont d’une ineptie décourageante. Tout en pensée – est assurément celle d’un automatisme
sollicitant notre intérêt pour l’analyse du mental dont voici en guise d’échantillon une
phénomène. séquence :
"La cage du perroquet ! Merci, t’es gentil. T’arrêtes
−Les voix : "maintenant, je vais me…" ; la réplique :
ou je te mords. Cet imbécile aime bien René Stechen
"rendre au fait que je suis idiot"
(producteur d’une émission de télévision sur RTL) il
−Les voix : "je vais bien y…" ; la réplique : tt y
chante pas lui, c’est un chanteur. C’est quoi
songer ".
imbécile ? C’est pas un imbécile, c’est un perroquet,
−Les voix :"Vous devez quant à vous la réplique :" imbécile que tu es… dis sale bras, t’as fini de
être exposé comme négateur de Dieu et adonné à un regarder les bagnoles avec sa bouche, son micro, les
libertinage voluptueux, sans parler du reste ". seins, le zizi, ses yeux. Les bagnoles avec sa bouche
La première conclusion est que les hallucinations pour parler, elles ont un moteur. Pourquoi elles ont
auditives de Schreber sont constituées à la fois d’un un moteur ?… Si tu m’as fait la cage d’un perroquet,
code constitué de messages sur le code, et d’un je t’aurai. Je t’aurai au tournant. T’as vu ta
message réduit à ce qui, dans le code, indique le bagnole ? Elle a mangé le micro.
message.

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Tu vas prendre ta bagnole et tu t’en vas, tu peux t’en s’emploie aussi, fruit d’une très élémentaire
aller. J’ai dit prends ta bagnole. Dépêche toi ou je scolarisation à copier et recopier des cahiers de
me fâche. Elle mord sa bouche ta bagnole. Elle a calcul et d’orthographe. Elle dialogue avec sa main
pas de zizi. C’est une femme, ses seins, son micro, le et donne à manger à son oreille à la cuillère.
zizi… imbécile, arrête de raconter n’importe quoi " Depuis deux ans, elle est pensionnaire au centre de
psychiatrie infantile auquel je suis attaché comme
Bien difficile de démêler dans de tels propos, psychothérapeute. Elle n’y est l’objet d’aucun
articulés à toute vapeur et accompagnés de traitement médicamenteux.
gesticulations diverses, de fous rires, de cris, de Cette enfant a la bouche cousue mais empiffrée,
morsures à son bras, bien difficile de démêler ce qui hybride produit des noces de la soudure et de la
appartient à la voix hallucinatoire qui ne cesse de la cuisine, s’avère de son histoire personnelle
harceler d’ordres contradictoires, à la voix du sujet incapable, et pour cause, de rien éclairer. Jamais
qui tantôt s’en prend à son interlocuteur, tantôt à son d’ailleurs elle n’évoquait le moindre souvenir
bras où cette voix se localise d’ordinaire, à la voix jusqu’à une date très récente où elle s’est mise à me
de la mère dont elle se fait l’écho, sans compter le détailler sa vie dans l’IMP qui l’accueillit entre sept
micro enregistreur dans lequel son père tente de et quatorze ans. Et ce sera avec une attention et un
capturer ses soliloques par surprise et dans lequel silence contrastant soudain avec son incessant
lui-même s’exerce au bel canto. Micro qu’elle a caquetage qu’elle m’écoutera le jour où je
avalé et qui se confond à présent ou bien avec l’un m’efforcerai de retracer les grands fils de ces quinze
de ses seins ou bien avec sa bouche. années après qu’elle m’eût lancé cette question :
"pourquoi maman ne me reprend-elle pas ?"
L’anamnèse présente d’étranges lacunes. Née d’un Question de son existence en somme, question qui
père italien, naturalisé français, soudeur de son s’est posée hors discours dès le premier jour, et
métier et d’une mère française, cuisinière, Nathalie qu’elle n’avait jamais pu, je pense, jusqu’alors se
serait venue au monde aux dires de ses parents avec poser ni poser à quiconque. Voie qui s’entr'ouvre
une "soudure des lèvres" au terme d’un seulement d’ailleurs puisqu’il s’agit d’une cure en
accouchement long et difficile. Hospitalisée et cours, et non sans peine car la direction m’en paraît
alimentée pendant ses trois premiers mois au moyen certes loin d’être toute tracée.
d’une sonde par gavage, elle aurait subi une
opération, puis rendue à ses parents à l’âge de trois Les écriteaux de l’hallucination
mois, elle est presque aussitôt confiée à un centre
hospitalier à Belfort qui en aura la charge pendant Ce qui l’a tracée jusqu’ici, ce sont ce que Lacan dans
trois années, entrecoupées de quelques mois dans le Séminaire 3 (p. 330) appelle les « écriteaux de
une famille d’accueil dont il n’y a plus trace, pas l’hallucination » :
même du nom. Pendant ce temps, les parents « le signifiant être père est ce qui fait la grand'route
émigrent en Belgique afin de prendre distance, entre les relations sexuelles avec une femme. Si la
semble-t-il, du père de Madame, rendu fou furieux grand'route n’existe pas, on se trouve devant un
par cette descendance. Ce n’est au reste qu’un an certain nombre de petits chemins élémentaires :
près la naissance de Nathalie qu’ils se marient. copuler, et ensuite la grossesse d’une femme…
Quand ils viennent rechercher leur enfant à Belfort, Comment font-ils, ceux qu’on appelle les usagers de
ils la trouvent "folle", "débile", "elle ne savait même la route, quand il n’y a pas la grand'route, et qu’il
pas s’asseoir", disent-ils. Des symptômes graves s’agit de passer par de petites routes d’un point à un
d’anorexie et d’atonie générale, auxquels s’ajoute autre ? Ils suivent les écriteaux mis au bord de la
une décalcification osseuse, nécessitent une nouvelle route. C’est-à-dire que là où le signifiant (être père)
hospitalisation après son arrivée en Belgique, où ils ne fonctionne pas, ça se met à parler tout seul au
vivent alors en pays flamand. Vestiges de cette bord de la grand'route. Là où il n’y a pas de route,
période : des mots jaculatoires en néerlandais des mots écrits apparaissent sur des écriteaux.
émaillent ses propos. De quatre à six ans, elle est C’est peut-être cela la fonction des hallucinations
dirigée vers un établissement pour sourds et muets, auditives verbales de nos hallucinés. Ce sont des
puis est placée dans un IMP pour débiles légers écriteaux au bord de leur petit chemin ».
pendant huit années. Elle commence à y accabler
son entourage de messages stéréotypés qui J’ai suivi ces écriteaux de l’hallucination, c’est-à-
retombent pourtant pas tout-à-fait du ciel, tels "tu dire que je n’ai pas pris d’autre chemin que celui-là
nous casses les oreilles" ou "bouffe tout". Elle même qui s’imposait au sujet, et pour ce faire, j’ai

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commencé par écrire tout ce qu’elle me disait, à C’est donc lui le maître de la pluie et du beau temps.
suivre tous les petits chemins, toutes les chaînes et Un homme ma foi bien banal, plutôt rassurant."Ce
les chaînettes signifiantes par où elle se trouvait n’est pas un ivrogne Monsieur Météo ', et il
entraînée, aspirée, et au carrefour desquels se n’annonce jamais que les maux météorologiques qui
retrouvaient toujours les mêmes mots, les mêmes sont déjà là :" quand le ciel est noir, c’est l’orage,
écriteaux. quand le ciel est bleu, c’est le soleil qu’il annonce ".
De ce jour où j’ai renoncé à saisir quelque chose Son caprice est si peu déraisonnable qu’à l’occasion
dans le courant continu de ce discours affolant et où même il se trompe, ou plutôt il est trompé. Monsieur
j’ai décidé de noter absolument tout ce qu’elle me Météo, on le voit tout de suite, est un signifiant
disait sans rien privilégier a priori, il faut dater le presque trop pacifique pour être vraiment pacifiant
vrai début de la cure. et subsumer les craintes multiformes de Nathalie.
L’orage ne la tient pas quitte ; littéralement, il prend
On peut partager les énoncés de cette patiente en corps en Nathalie-Laura : "Cette fifille, il l’aura",
trois séries. Une première : celle des injures et des "elle a fait quelque chose qu’il ne fallait pas,
injonctions surmoiîques telles "tordu", "imbécile", l’imbécile sera tuée". La nuit, il chipote à sa bouche,
"perroquet", "putain", "bouffe tout", "sois poli", "va à ses seins, à son derrière, ou encore à son micro. La
chier", "épluche des pommes de terre", ou encore nuit, il l’embrasse
des menaces "arrête ou je te mords", "va te foutre en – il l’em-bras-se.
l’air si ça continue", "tu veux une tarte", etc…
Une deuxième série, commentaires des actes ou des Ce micro dans lequel on parle à la télévision, dans
pensées : "qu’elle devient cochonne", "oh un micro", lequel parlent Monsieur Météo et les chanteurs du
"elle m’a regardé bagnole", "elle a mangé le micro" Hit Parade d’André Thorent sur RTL, on le lui a fait
etc… bouffer. Elle est micro, lieu de traverse de toutes les
Troisième série : des signifiants érotisés à la voix, de toutes les rengaines, de toutes les
signification et la référence énigmatiques l’orage, le ritournelles, de toutes les bêtises et de toutes les
tonnerre, le micro, le fiancé, embrasser. C’est de ces cochonneries. "RTL c’est vous" a-t-elle entendu.
derniers qu’il faut partir pour dégager les lignes de Elle, c’est vous, c’est la télévision. "Michel Sardou,
structure du délire. Michel Delpech, Careen Cheryl, Michel Fugain,
Imagination, Hervé Vilard, Michel Polnareff…"
L’orage tout d’abord : phénomène à la signification Corps du symbolique incorporé réellement, elle est
ineffable, irréductible à aucune autre signification, la cage d’un perroquet qu’elle me dessine et à
manifestation pleine de La signification comme l’intérieur de laquelle elle enferme un micro au lieu
telle, devant laquelle Nathalie réagit tantôt par la d’un volatil.
panique, tantôt par une excitation maniaque. Ai-je Elle se fait pourtant à ce sort en en retournant la
bien entendu sa "grosse voix" ? Elle me pose et me portée : elle sera chanteuse, ou plutôt chanteur, et "le
repose cette question. L’orage, c’est le "tout en haut" micro, le zizi va monter au ciel". Elle reçoit un nom
qui la fusille de ses éclairs de jouissance. Elle est la nouveau pour le Hit-Parade qui la réconcilie avec
proie de l’orage, elle en est l’objet au point qu’elle- l’orage : Tonic (un groupe pop de ce nom existerait,
même n’est de cette voix grondante qu’une sorte de parait-il).
résonance : "Laura"; telle est la nomination qu’elle a Tonic : enfant du tonnerre, n’est-ce pas, et digne de
reçue d’une manière de baptême réel qui sanctionne son père, le géniteur, chanteur de charme à ses
son nom de l’élision du je." L’orage me déshabille' heures aux vocalises duquel elle assiste dans ses
précise-t-elle, il m’a vue à poil ". retours en famille : "elle aime me voir chanter dans
mon micro" me dit le père au cours d’un entretien en
Le nom du père forclos dans le symbolique fait se dandinant comme un paon.
retour dans le réel sous les oripeaux d’une divinité
naturelle dont la reconstruction délirante ne va pas A cela, à cette fonction de regard sur sa belle voix, il
trouver une désignation imaginaire dans la semble bien que Nathalie ait été réduite dans le désir
mythologie où sa place est à bonne mesure mais du père, certain par ailleurs que les médecins lui ont
dans la voix du maître moderne : la science telle que toujours caché quelque chose d’organique quant à sa
l’imaginarisent les médias. fille. Quant à la mère, Nathalie lui a "retourné la
Elle découvre en effet à la télévision les prédictions matrice" ; ses problèmes cependant sont de nature
quotidiennes de Monsieur Météo. strictement auriculaires. En quoi ils se prolongent
dans rouie de sa fille : au cours de chaque retour en

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famille, l’oreille de Nathalie coule. Une seule Quelle place l'analyste est-il conduit à occuper dans
solution : qu’elle fasse les oreillons. pareille cure ?
Ménagère affairée et criarde, plie alterne injonctions
colériques et mots caressants, baisers et menaces. Parmi les écriteaux de l’hallucination rencontrés par
"Elle sait, me dit Nathalie, comment dresser les le sujet, le miracle, poursuit Lacan dans le Séminaire
chiens" : "appeler un vétérinaire et les vacciner à la III, est qu’il en est qui indiquent tout de même
rage". Rage, 8 rage. Elle sait surtout mettre Nathalie quelque peu le chemin, par exemple entre "copuler"
au travail et l’emmène même avec elle dans le et "être enceinte". Mais il arrive aussi qu’aucun ne
restaurant où elle est employée. De ces travaux, il est fasse vraiment l’affaire. Sur les petits chemins de
vrai, Nathalie en redemande. Elle même ne cesse de traverse qu’à défaut de la grand'route emprunte
mettre à la tâche son double imaginaire, ce petit Nathalie, un écriteau dessinait une bagnole qui
autre qui l’occupe réellement dans son bras gauche depuis, si j’ose dire, mène le sujet en bateau. Je
et qu’elle mord violemment en guise de représailles m’essaye en somme à lui trouver un garage, c’est-à-
pour sa paresse, ses pensées ordurières ou ses écarts dire à subordonner cet écriteau à un autre. Quand
de conduite avec son "fiancé". C’est-à-dire la voiture aucun de ces écriteaux ne fait vraiment l’affaire, il
qu’elle a embrassée sur la bouche et dont le moteur a me semble que c’est ce qu’un analyste peut faire de
de grandes dents. mieux : essayer de détourner l’un d’eux afin qu’il
puisse faire un rien illusion et non plus seulement
D’identité sexuelle, Nathalie n’a évidemment que la allusion. "Copier" en a ouvert la voie au sein de cette
plus précaire ébauche, à quoi fait pièce le fantasme cure, sans que son délire soit en rien entravé.
de transformation en homme. Micro au-delà de tous Demande dont on écrase d’ailleurs vainement le
les avatars du signifiant, la voici aussi pucelle : pour psychotique.
quelques temps, elle est Jeanne d’Arc. Mais cet
embryon de délire plus systématisé reste sans suite. Mais ceci n’enlève pas son prix, à mes yeux, au
Théâtre de l’inscription d’un rapport sexuel travail accompli, accompli simplement sous sa
incessant et meurtrier à la fois (la copulation, de Sale dictée. Faisons-nous, disait Lacan, "secrétaire de
Bras et de l’Orage), son corps devient aussi le lieu l’aliéné".
d’un travail ininterrompu d’accouchements : aux Cette position, préliminaire à la question de la
fantasmes d’auto-engendrement succèdent les possibilité du traitement, s’avère pour l’occasion
fantasmes d’engendrement mutuel de la mère et de ouvrir celle-ci. Enseignement d’autant plus précieux
la fille. "Ma maman elle a été dans mon ventre. qu’il se dégage d’une rencontre avec l’aliéné des
C’est la maman qui met la graine". aliénés, avec un sujet "automate" aussi démuni
d’intentionnalité que celui en question dans la
Toutes ses phrases témoignent de l’absence théorie moderne des jeux, mais qui ne s’en révèle
d’aucune inversion du message, de cette structure de pas moins logicien dans son élémentaire effort de
la reconnaissance qui suppose toujours au-delà des constructif d'un délire.
locuteurs un Autre qui les fonde à parler. Tout ce qui
concerne le sujet est dit réellement par un petit autre
qui s’irréalise, comme les hommes torchés à la 6,4,2
du Président Schreber, et dont le fractionnement va
s’exponentiant Tonic, qui redouble déjà Monique,
prénom de la mère, se redouble encore en Banana ou
en Sonia, Laura en Nora, en Laurence, en Laurent.
Elle a deux mamans, deux fiancés, dix-huit petites
filles.
Ce fractionnement au reste l’amuse : il entraîne les
signifiants les plus lourds d’un sens opaque vers tri
non-sens qui l’enchante. Ainsi "bananetonic" la
ravit-elle, de même que "tortue" quand "tordu" lui
cède la place. Mais ceci ne ferme pas la porte, bien
au contraire, au fonctionnement automatique du
signifiant. Un signifiant délibérément réinvesti pour
son anidéisme.

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Document
Les plaidoiries du procès des sœurs Papin Cette cruauté, « naturelle » chez le primitif, devient
vice chez les sœurs Papin et non folie.
Mais le crime, si horrible soit-il, doit avoir un motif.
Or, il se fait que ce double meurtre semble gratuit…
Plaidoiries présentées par Michel Coddens* Mais qu’importe, puisqu’il faut un motif, on en
trouvera un. Et le public d’imaginer : des tierces
Le 2 février 1933, Mme Lancelin et sa fille sont en personnes ne sont pas étrangères au crime, on prête
ville. Elles doivent rentrer chez elles vers 18. 00 aux sœurs Papin des amants, elles sont l’objet de
heures pour rejoindre Mr. Lancelin. Peu après, celui- pratiques spirites, leur crime est l’aboutissement de
ci arrive devant sa maison : aucune lumière. Inquiet, leur exploitation par les Lancelin… La Partie civile
il se rend chez son beau-frère. Ils téléphonent : rejette ces « fantasmagories » au nom de la raison :
aucune réponse. Accompagnés de policiers, Mr « l’imagination l’emporta sur la raison et
Lancelin, son gendre et son beau-frère se dirigent l’imagination s’égara ».
vers la maison. Un policier entre : au premier étage, Ces tierces personnes sont en fait gens honorables,
l’horreur. Mme et Melle Lancelin sont étendues : les sœurs Papin n’ont jamais eu d’aventures
mortes. A moitié dénudées. Leur visage : une amoureuses : elles « ont toujours eu l’homme en
bouillie. Les yeux : arrachés. Du sang. Partout. La horreur ».
boucherie. Au second étage, les bonnes Christine et Les questions posées par les journalistes sont
Léa Papin, sont couchées dans le même lit. rejetées par Me Houlière car elles ne peuvent
Immédiatement, elles reconnaissent avoir commis le s’inscrire dans sa plaidoirie.
double crime. Aucun remords. Aucune explication. « rien, dans cette lamentable affaire, ne saurait
L’origine de cette tuerie : un fer à repasser, abîmé, a ternir la mémoire de Mme ou de Melle Lancelin, et
provoqué une panne d’électricité. Christine Papin, (…) aucun dessous susceptible de porter une atteinte
contrariée, se plaint à Mme Lancelin, au moment de quelconque à l’honorabilité d’un des membres de la
son retour. Et c’est le drame : sans motif, Christine famille n’a jamais existé ».
saisit un pichet et étain et frappe Mme Lancelin qui On assiste donc à un partage du monde pénal en
aurait ébauché un geste de défense. Mme Lancelin deux catégories distinctes qui ne s’entrecroisent pas :
s’abat. Sa fille vient à son secours. Léa Papin d’un côté, le crime ; de l’autre, l’innocence. Il est
descend et prend part à la lutte, sur l’ordre de sa posé, définitivement, que les Lancelin sont au-
sœur Christine. Les yeux sont arrachés tandis que les dessus de tout soupçon. Qu’en est-il alors de
victimes sont encore en vie. Elles sont achevées à Christine et de Léa Papin ?
coups de marteau et au couteau. Puis, les sœurs Leur sœur aînée est religieuse. Christine fut placée
Papin se lavent et se réfugient dans leur chambre. jusqu’à l’âge de 13 ans dans une institution. Elle y
était travailleuse, discrète. A 13 ans, sa mère,
Plaidoirie de la Partie civile représentée par Me divorcée, la sort de l’institution et la place comme
Houlière domestique. Et les difficultés surgissent : Christine
est instable dans ses emplois, elle n’aime pas le
Ces deux femmes ont été assassinées dans des travail, ou elle se querelle avec ses employeurs, ou,
conditions tellement atroces que l’homme le plus souvent, sa mère la retire de son emploi parce
raisonnable ne peut s’y retrouver. « un crime commis qu’elle estime sa fille suffisamment rétribuée ; sa
avec raffinement de torture qu’on ne rencontre que mère, en effet, s’emparait de son salaire. Malgré son
chez les peuples non civilisés » 1 bon travail, les divers employeurs de Christine lui
ont reproché son caractère colérique, sa fierté, sa
* morgue, son mépris, sa susceptibilité. Léa a subi un
Nous publions ici de larges extraits d’un article
destin analogue : à 13 ans, sa mère l’a retirée de
paru dans la Revue Interdisciplinaire d’Étude
l’institution pour la placer comme domestique. Mme
Juridiques (1982.9) rédigé par Michel Coddens. Il a
Lancelin avait engagé Christine comme cuisinière et
pour intitulé : « La Colère Rouge : le procès des
Léa comme femme de chambre.
sœurs Papin ». Ce texte est disponible à la
L’expertise mentale – citée par la Partie civile –
bibliothèque du local de l’ECF à Bruxelles (et à
signale que Christine et Léa n’ont jamais aimé
Paris)
1 personne, même pas leur mère :

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« une seule affection les guidait dans la vie, c’est ce halo imaginaire, dans la mesure où il parle du
celle qu’elles avaient réciproquement l’une pour criminel idéal afin d’en dénoncer la cruauté, la
l’autre ; mais en dehors de cette affection, et en monstruosité, l’insensibilité, le machiavélisme.
dehors d’un amour immodéré pour l’argent, il n’y Les sœurs Papin ont abandonné ce système de
avait jamais rien dans le cœur de ces femmes… » défense pour en adopter un second et ceci, après le
De surcroît, les Papin ne pouvaient être sensibles à dépôt de l’expertise psychiatrique. Que déclare alors
aucune marques d’affection : celle-ci : « n’airait été Christine ?
ni comprise, ni appréciée de celles qui en faisaient « Quand j’ai attaqué Mme Lancelin, celle-ci ne
l’objet. » m’avait pas provoquée. Je lui ai demandé, quand je
l’ai trouvé sur le palier, si elle voulait réparer mon
Le massacre des innocentes fer électrique. Je ne sais pas ce qu’elle m’a répondu,
mais j’ai été prise d’une crise nerveuse et je me suis
Le crime est alors décrit avec force détails. Cette précipitée sur elle sans qu’elle s’y attende. »
précision a pour objectif de dénoncer son caractère Elle décrit ensuite succinctement le drame, en
abominable, monstrueux, diabolique et inhumain. n’omettant pas de signaler qu’elle ne se souvient pas
« D’un geste de tortionnaire expérimenté, avec une de tous les détails et en justifiant son premier
sûreté de main véritablement effarante, elle introduit système de défense : « après le crime, je n’ai pas
ses doigts crochus dans les cavités orbitales de Mme voulu dire exactement ce qui s’était passé parce que
Lancelin et lui arrachant les deux yeux, elle les jette nous avions convenu, ma sœur et moi, de partager
dans l’escalier, pendant que sa sœur Christine, du également les responsabilités. Elle parle également
même geste, arrache l’œil gauche ;… » de l’intervention de Léa : « je ne crois pas qu’elle ait
La partie civile surenchérit : « les deux fait quelque chose, sauf de faire des découpures aux
malheureuses hurlent de douleur… » jambes de Melle Lancelin qui, à ce moment-là, ne
Les sœurs Papin « leur frappent sans cesse la tête remuait plus. »
sur le parquet (…) Peu à peu, les plaintes des
victimes se font plus faibles, les râles de la mort Deux dans une
commencent à se faire entendre et leurs corps sont
secoués par les soubresauts de l’agonie. » Léa, séparée de Christine, ignorait la modification
« elles réduisent la tête de Mme Lancelin en bouillie, que celle-ci avait apportée au système de défense.
le sang, la cervelle jaillissent de tous côtés ; les Elle n’en appelle pas moins le Juge d’instruction
murs, les portes des chambres en sont couverts pour déclarer, comme sa sœur, que ce ne fut pas un
jusqu’à deux mètres cinquante de hauteur. Elles geste provocateur de Mme Lancelin qui déclencha le
mettent à nu une partie du corps de Mme Lancelin et carnage.
lui font des entailles profondes. Elles ne cessent « Christine a obéi à la colère et moi-même, je me
enfin de frapper, de couper, de taillader que lorsque, suis mise en colère parce que j’ai cru que Mme
épuisés et couvertes de sang, elles sont à bout de Lancelin avait frappé ma sœur ! »
force et dans l’impossibilité de continuer ! » Outre l’identification imaginaire et son avatar, le
Leur premier système de défense est simple Léa et transitivisme, on remarque la communauté des
Christine Papin disent avoir été agressées par Mme signifiants qui déterminent les deux sœurs et qui
et Melle Lancelin. Elles étaient en état de légitime s’indique dans leur désir d’assumer ensemble la
défense. « De cette bataille nous sommes sortie même responsabilité :
victorieuses et nous ne regrettons rien ; car du « Après le crime, quand nous sommes remontées
moment que les unes devaient avoir la peau des dans notre chambre, nous avons convenu, ma sœur
autres, mieux valait que ce soient les domestiques et moi, que nous dirions en avoir fait autant l’une
qui aient la peau des patronnes, plutôt que les que l’autre pour avoir la même responsabilité et
patronnes la peau des domestiques ! » subir la même peine et qu’il fallait dire aussi que
La Partie civile récuse ce système de défense car il c’étaient nos patronnes qui nous avaient attaquées,
ne correspond pas à la réalité des faits, il est que nous n’avions fait que nous défendre, alors que
contredit notamment par les constatations du ce n’était pas vrai. »
médecin-légiste : il n’y pas trace de coups sur le Léa, en aucune façon, n’a tenté d’apaiser sa sœur.
corps des sœurs Papin… Aliénée dans le désir de Christine, elle ne fait plus
Ce système de défense, s’il ne recouvre pas la qu’un avec elle : Léa est sa sœur. Le point de folie
réalité, recèle néanmoins la vérité du crime. Il met réside sans doute dans cette coïncidence de Léa avec
en évidence sa dimension proprement imaginaire, l’autre du miroir, incarné par Christine. Léa et
duelle. L’avocat de la Partie civile n’échappe pas à Christine Papin ne font qu’une : unies par un rapport

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identique à la féminité, unies par le même meurtre, de cette affaire, celui pour lequel vous devez vous
unies par leur souhait d’assumer la même montrer inflexibles vis-à-vis d’elle. »
responsabilité, et la même peine, elles le sont aussi L’exercice théorique à quoi se livre la Partie civile
dans le même ressentiment à l’égard de Mme et de vise à produire de la haine, à confirmer les sœurs
Melle Lancelin, supposées posséder le phallus et Papin dans leur radicale altérité, à conforter le jury –
participer dès lors à une jouissance dont elles sont donc, le public – dans sa normalité.
frustrées.
L’accusation a retenu comme version la crise de L’expertise mentale
colère. C’est pourquoi Léa et Christine sont
inculpées de meurtre, et non d’assassinat. Donc, pas Les psychiatres commis : les Drs Schtzemberger,
de préméditation… Le juriste se raccroche à quelque Baruk et Truelle disent :
chose qui va lui permettre d’expliquer l’inexplicable « Au point de vue héréditaire, au point de vue
de ce double meurtre : la colère qui devient ce psychique, au point de vue pathologique, nous
maître-mot de l’acte d’accusation qui inscrit « ce n’avons trouvé chez ces deux femmes aucune tare
crime sans exemple dans les annales médico-légales susceptible de diminuer dans une proportion
» quelconque leur responsabilité pénale. Elles ne sont
La Partie civile manque sa surprise : pourquoi la ni folles, ni hystériques, ni épileptiques, ce sont des
Chambre des mises en accusation s’est-elle normales, médicalement parlant, et nous les
précipitée sur la version de la colère ? Car, pour la considérons comme pleinement et entièrement
Partie civile, il est plus que probable que ce crime responsables du crime qu’elles ont commis. »
fut prémédité. Pour soutenir cette thèse, Me Houlière Une sentence décisive et irrévocable : on ne peut
s’appuyé sur la « réalité des faits » manquer de révéler la proximité des conclusions de
Or, cette « réalité » du drame – on n’en sait que ce cette expertise avec la sentence judiciaire : « je me
que Christine et Léa ont déclaré à la justice – demande vraiment comment des profanes peuvent
apparaît comme une construction. Une construction encore avoir la prétention de discuter utilement un
déterminée par l’objectif visé par la Partie civile : la rapport comme celui-ci qui est à la base de ces
peine de mort. Dès lors, toute parole, tout geste sont débats et d’essuyer d’en atténuer la portée. »
interprétés dans et par cette construction qui, sans L’expertise psychiatrique vient comme caution
doute, n’est pas sans parenté avec un délire : « toutes scientifique d’un jugement moral. Mise au service
deux avaient été bien résolues, à l’avance, à détruire du discours juridique, l’expertise est déterminée par
leurs maîtresses et (…) en vue de cette destruction, la finalité dudit discours… La contre-expertise,
elles s’étaient ce soir-là, 2 février, embusquées sur pratiquée par le Dr Logre, choix exactement dans le
le palier du premier étage, épiant le retour de Mme même « travers » : elle aussi sera utilisée par le
et de Mme et Melle Lancelin, qu’elles savaient discours juridique, en l’occasion, par la Défense qui
s’effectuer vers les six heures ? Mais, comme avec l’a demandée. La Partie civile n’est pas dupe de
cette hypothèse, ce n’était plus le crime commis dans l’usage qu’elle fait de l’expertise : elle s’en sert
une crise de colère ; comme avec cette hypothèse, la comme argument d’autorité. De ce fait, elle
question de la débilité mentale ne pouvait même plus disqualifie, avant même qu’elle ne soit prononcée, la
se discuter, on se trouvait alors en présence de deux contre-expertise : « entre l’opinion d’experts commis
servantes, possédant des âmes d’anarchistes qui par un juge d’instruction et l’opinion d’un médecin
avaient été assez habiles pour avoir caché sous les cité par la défense, l’opinion des experts commis par
apparences d’un service irréprochable, leur révolte la justice doit sans aucune hésitation, dans vos
intérieure et leur haine de classe ! Or, il est bien esprits, sans aucun scrupule, l’emporter. »
évident que les filles Papin avaient un intérêt majeur « (la Défense) ne lui a dit que ce qu’elle pensait
à dissimuler de semblables sentiments et à cacher le favorable à la cause de ses clients et (elle) a pu ne
véritable mobile de leur crime… » « on a la preuve remettre entre ses mains que les éléments qu’elle
flagrante des sentiments de haine dont ces filles jugeait utiles aux intérêts des accusées. »
étaient animées à l’égard de leurs patronnes. » Le Dr Logre, en effet, n’a pas examiné les sœurs
Cette haine est attestée par le traitement qu’ont fait Papin. La Partie civile banalise la contre-expertise
subir les sœurs Papin à leurs victimes. « ce sont (…) en la rangeant parmi les querelles d’école, voire de
des tortionnaires qui ont fait souffrir ! Ce sont des personnes :
meurtrières qui se sont repus du sang de leurs « Je ne serais (…) pas étonné que (…) cette
victimes (…) et c’est, j’estime, le côté le plus grave divergence habituelle d’opinion entre le docteur
Truelle et le docteur Logre n’ait été une des raisons
pour lesquelles la défense a songé à faire citer le

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docteur Logre. Du moment que le premier disait oui, « elle ne leur faisait pas perdre la raison car, au
il y avait bien des chances pour que le second dise milieu de leur rage, elles (les sœurs Papin) ont
non ! » « un médecin qui n’a pas vu ni examiné (le) parfaitement conservé la notion du temps, la notion
malade est dans l’impossibilité de se prononcer de l’état dans lequel elles se trouvaient, la notion
d’une façon utile et en connaissance de cause. » des conséquences que pouvait avoir pour elles le
Habilement, la Partie civile rappelle au Dr Logre crime qu’elles venaient de commettre. »
qu’il avait précisément tenu des propos analogues En fait, c’est la chute de la colère qui a réinstauré la
lors d’un procès précédent, où son expertise était raison. Ce n’est que dans l’après coup du crime
contestée par un contre-expert qui n’était autre que qu’elles savaient ce qu’elles faisaient, qu’elles sont
le docteur Truelle : « Je m’étonne que M. le docteur advenues à une certaine maîtresse : l’heure du retour
Logre ne se soit pas rappelé en la circonstance un de Mr Lancelin étant proche, elles ont verrouillé la
aussi excellent précepte et ait cru devoir y déroger… porte d’entrée. Non seulement il n’y a pas folie, mais
» il y a exacerbation de la conscience :
La Partie civile ensuite, anticipe sur la plaidoirie de « pour avoir eu la présence d’esprit de trouver ce
la Défense : celle-ci ne pourra étayer son moyen de défense (celui de la provocation des
argumentation que sur la contre-expertise affirme patronnes), après avoir commis un crime aussi
Me Houlière. En raison de l’impossibilité de abominable que celui que ces deux femmes venaient
défendre des accusées qui reconnaissent leur de commettre, j’estime que non seulement il ne
meurtre, en raison de la fonction du psychiatre au fallait pas qu’elles fussent folles, mais je prétends
tribunal, la Défense aura recours au savoir et à la que cette attitude comportait de leur part une
démarche psychiatriques. certaine dose de calme et de sang-froid, exclusive de
« Elle (la Défense) vous dira tout d’abord que la toute aliénation mentale. »
colère qui s’est emparé de l’une et de l’autre, n’ont
été que la conséquence d’une crise de nature La crise en prison
pathologique relevant davantage de la médecine que
de la justice. » Depuis le moment de son arrestation jusqu’à la nuit
Et la Partie civile de dénoncer le paradoxe de cette du 11 au 12 juillet, Christine était normale. A cette
plaidoirie – qu’il impute à la Défense : la cruauté est date, elle fait une crise « au cours de laquelle elle va
la manifestation de l’irresponsabilité « ce qui prononcer des paroles incohérentes, tenir des
reviendra à soutenir que plus un crime aura été propos obscènes, (…) elle voudra se jeter sur des
commis d’une façon cruelle et sanguinaire, plus son codétenues, sur les gardiennes de la prison (…) en
auteur devra avoir droit à votre indulgence, en un mot, elle s’efforcera de donner toutes les
raison de sa débilité mentale. » apparences d’une hystérique, d’une épileptique,
La défense, semble-t-il, ne pourra plaider autre d’une folle… »
chose car elle est également prise par la question du La Partie civile ne nie pas les faits : il y a eu crise.
discours juridique : ou les accusées mentent ou elles Mais elle l’interprète dans un sens précis, déterminé
sont folles. par la logique de sa plaidoirie : cette crise est
Non content de cela, Me Houlière veut faire croire simulation.
aux jurés qu’ils n’ont pas à se réfugier derrière « est-ce là l’attitude d’une folle ou d’une
l’expertise : ils peuvent, sans crainte faire appel à simulatrice ? Je dis que c’est l’attitude d’une
leur raison, pour poser des conclusions identiques à personne absolument consciente de l’énormité de
celles des experts. son crime et qui cherche à échapper au châtiment. »
« laissons les sciences psychiatriques de côté, si Christine Papin, après cette crise, déclara au Juge
vous le voulez bien ; raisonnons avec notre bon sens d’instruction que, lors du meurtre, elle en avait fait
et vous allez voir que l’attitude de ces deux filles, semblable… Le docteur Schutzemberger examina
pendant et après le crime, ne permet pas d’arriver à Christine après cette crise en prison et il en dit ceci :
d’autres conclusions que celles auxquelles les « cette scène, d’après les signes extérieurs qu’elle
médecins sont arrivés dans leur rapport. « si la avait présentés, était une crise simulée… »
colère de Christine l’égarait au point de frapper ses Le Dr Schutzemberger « vous a dit encore qu’il
patronnes, sa sœur Léa n’avait qu’une chose à avait fait avouer à Christine qu’elle avait joué la
faire : s’interposer entre sa sœur et ses victimes, et comédie dans le but, a-t-elle ajouté, de retrouver sa
si elle n’en avait pas la forcer, rien ne lui était plus sœur ! »
facile que d’ouvrir une des portes des chambres Dès lors que la folie de Christine est déniée du fait
donnant sur la rue et d’appeler au secours ! » de la simulation, il y a esprit raisonneur : « elle se
rend compte, (…) elle raisonne et (…) si elle

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emploie des moyens puérils dans le but de sa atténuantes, elles risquent les travaux forcés à
défense, il n’empêche qu’elle poursuit une idée, perpétuité. Avec circonstance atténuante, elles sont
qu’elle est logique avec elle-même dans la poursuite passibles des travaux forcés à temps, de cinq à vingt
de cette idée et qu’il est impossible de la considérer ans ou la réclusion, de cinq à dix ans.
comme folle. » Christine, poursuivie pour un double crime, risque la
Un fait motive la Partie civile à repousser la thèse de peine de mort s’il n’y a pas de circonstances
l’irresponsabilité : en prison, les sœurs Papin étaient atténuantes. S’il y en a, elle encourt les travaux
totalement séparées l’une de l’autre, de sorte qu’il forcés à perpétuité ou à temps. Léa, n’étant
leur était impossible de communiquer entre elles. Or, poursuivie que comme coauteur, n’encourt que les
le 12 juillet, la journée qui a suivi la crise de travaux forcés à temps : elle échappe ainsi à la peine
Christine, Léa abandonne le premier système de de mort. « puisqu’elles se sont conduites en bêtes
défense et affirme que sa sœur « a frappé au cours fauves, il faut les traiter en sauvages et en bêtes
d’une crise de fureur comme elle n’en avait jamais fauves. Il faut supprimer l’une puisque la loi vous
eu. » permet de la supprimer et il faut mettre l’autre hors
Ceci est pour la Partie civile, la preuve qu’il y a eu d’état de nuire à tout jamais. »
concertation entre Christine et Léa en vue d’une On ne reproduira pas le réquisitoire du Procureur de
scène de simulation, laquelle est donc dite la République, ses arguments se recoupant largement
préméditée. Une preuve de plus qu’il n’y a pas avec ceux de la Partie civile.
folie : « le simple fait qu’elles ont communiqué,
qu’elles se sont entendues ensemble, qu’elles ont été Plaidoirie de Me G. Brière, défenseur de Christine
de connivence pour changer le même jour et à la Papin
même heure leur système de défense suppose de leur
part une suite dans les idées qui exclut chez elles la La rencontre
débilité mentale. »
On le voit : le moindre fait, si étrange soit-il, est Après s’être inclinée devant la douleur des victimes,
interprété dans le cadre d’une construction qui, ici, Me Brière raconte que, le lendemain du crime, elle
n’a que faire des aléas d’un possible transfert des croisa par hasard les sœurs Papin dans les couloirs
deux sœurs sur l’expert psychiatre ou sur le Juge du Palais de Justice.
d’instruction. « je restais confondue en les apercevant. Je m’étais
La Partie civile, après avoir parlé du lieu de la imaginé que ces meurtrières farouches étaient des
Défense, se met dans la position du Procureur de la brutes, grandes, fortes, aux traits lourds. »
République « je serai bien surpris si, pour l’une « J’avais en face de moi deux filles frêles, à la
comme pour l’autre, en présence des conclusions démarche raide, au corps crispé, si pales que leurs
médicales, il ne requérait pas contre elles le visages semblaient de cire et dont le regard lointain,
maximum des peines applicables. » absent, produisait une sensation de malaise (…)
Sur la base de l’expertise médicale, la Partie civile Polies, déférentes, bien élevées, très réservées de
invite le Procureur de la République à se joindre à gestes et de paroles, j’avais peine, il m’était presque
elle dans l’accusation. Étrange collusion, en fait, car impossible de les imaginer commettant l’acte de
la Partie civile se fait accusatrice, au même titre que sauvagerie qui leur était reproché. »
les experts-psychiatres et que le Procureur. La défense veut comprendre : qu’est-ce qui les a
« J’ai le droit et le devoir de vous demander de motivées à commettre un tel crime ?
rejeter toutes les circonstances atténuantes qui « Leurs réponses furent déconcertantes. Au crime,
pourraient être sollicitées en leur faveur. Les crimes pas de mobile, aucune raison qui puisse vraiment
sont trop affreux, trop abominables pour qu’il puisse être retenue. Et, ce qui me frappa peut-être le plus,
en être question ! » c’est qu’elles gardaient pour leurs victimes le
« Les médecins experts excluent toute atténuation de respect qu’elles leur avaient toujours témoigné. »
responsabilité… » Et ce qui s’annonçait se proclame : « j’avais en face
Un appel à l’opinion publique : Permettez-moi de moi deux malheureuses démentes. »
d’ajouter que vous entreriez en lutte ouverte avec Et si le Juge d’instruction a ordonné une expertise
l’opinion publique qui ne comprendrait pas votre mentale dès le premier jour, avant même que la
verdict. Défense ne fût désignée, c’est que l’idée de la folie
La Partie civile rappelle ce que prévoit le code s’était également imposée à lui : « uniquement sur
pénal : Christine et Léa Papin sont poursuivies pour les premières constatation, le Juge avait pensé que
meurtre sans préméditation. Sans circonstances les meurtrières n’étaient pas normales. »

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La Défense efface l’acte pour s’attarder sur l’acteur un théâtre, ni dans un cinéma. Elles ne lisaient
et afin de comprendre le crime, il n’y a guère qu’un jamais… Leur seul plaisir était de se composer un
seul moyen : celui de comprendre son auteur. En trousseau et leurs heures de liberté se passaient à
quoi la Défense ici ne peut que se substituer au coudre, à broder »
psychiatre. Son plaidoyer devient présentation de « et n’êtes-vous pas déjà frappés, Messieurs les
cas, le présentoire devient amphithéâtre. C’est plus jurés (…), par le contraste brutal entre le crime
un psychiatre, contradicteur des experts, qui parlera atroce, effroyable, hallucinant et ces deux jeunes
qu’un avocat de la Défense. filles telles qu’elles apparaissent à travers cette vie
Christine a 27 ans. La jeunesse ! Mais « Quelle triste calme et tranquille. »
et sombre destinée fut la sienne ! » Si la Défense a mis en exergue la banalité, même
Dès l’âge de 7 ans, elle est placée en orphelinat étrange, de la vie des sœurs Papin, c’est aussi pour
après le divorce de ses parents. Christine ne n’y est couper court à la possible intolérance du jury.
pas malheureuse, mais triste « car elle avait une Me Brière rappelle rapidement les faits : il s’agit
nature sensible, affectueuse, et elle souffrait d’être pour elle de rejeter hors du prétoire l’horreur du
seule. » crime. Pour cela, un argument le récit des Papin
Une souffrance, cependant : celle d’être séparée de n’est pas fiable.
sa mère et de Léa. Dans cet orphelinat, Christine « Que s’est-il passé ? Christine ne s’en souvient plus
apprend à obéir, à travailler. Elle était tellement très bien, elle a donné des versions différentes…
prometteuse dans sa douceur, dans sa docilité, dans Quand à Léa, les récits qu’elle a faits, peut-on les
sa pitié que les religieuses envisagèrent de lui faire retenir ? N’a-t-elle pas été simplement le témoin
prononcer ses vœux ! Mais sa mère la retire de horrifié et impuissant de la scène atroce et ne se
l’orphelinat et la place comme domestique dès l’âge sacrifie-t-elle pas, maintenant, pour partager le sort
de 15 ans. Elle travaille de façon irréprochable, ses de sa sœur ? (…) Léa a-t-elle fait ce qu’elle
employeurs ne tarissent pas d’éloges. Un seul plaisir prétend ? Que de fois, je me suis posé cette
de cette existence laborieuse : retrouver le dimanche angoissante question à laquelle, aujourd’hui encore,
sa mère et Léa. Et la Défense de signaler je ne peux pas donner une réponse certaine… Que
l’attachement intense de Christine à Léa : « elle sait Léa, qu’a-t-elle vu en cette soirée tragique ?
avait en effet pour celle-ci une véritable adoration. Qui peut le dire avec certitude ? Et peut-on alors
Elle aimait bien sa mère, mais elle aimait plus retenir comme vraies les versions qu’elle a
encore Léa, qui lui manifestait d’ailleurs une successivement données. »
tendresse immense. »
Dès que Léa est en âge de travailler, Christine Une clinique psychiatrique importée…
demande à sa mère où elles seraient ensemble : en
1926, Christine et Léa Papin entrent au service des La Défense annonce que sa plaidoirie sera un
Lancelin. Elles sont des domestiques parfaites exercice de clinique psychiatrique visant à
« travailleuses, propres, honnêtes, connaissant démontrer l’irresponsabilité pénale des inculpées :
parfaitement leur service, il était rare qu’on ait à « Christine, Léa sont-elles vraiment des criminelles
leur faire une observation – qui, jamais, en tout cas, responsables ? Car il n’est personne sauf les experts
n’était grave. » en leur rapport – et nous verrons ce que vaut ce
Les domestiques qui, jamais ne se plaignent ; et « si document –, personne, je ne crains pas de le dire,
elles avaient été malheureuses elles seraient qui puisse penser que ces deux jeunes filles ont agi
parties : elles avaient d’excellentes références, des avec toute la plénitude de leurs facultés
économies ; rien ne les aurait obligées à rester chez intellectuelles, qui puisse affirmer aujourd’hui que
leurs patrons si elles y avaient été maltraitées. » leur responsabilité est entière. « je me suis penché
« Jamais, le soir, elles ne sortaient. Le dimanche sur elles, j’ai voulu savoir ce qu’il y avait au fond de
même, elles restaient bien souvent dans leur l’âme de Christine, au fond de l’âme de Léa.
chambre, alors qu’elles auraient pu prendre quelque Passionnément, j’ai cherché la vérité : je vous dirai
distraction. A peine sortaient-elles un dimanche sur ce que j’ai trouvé. »
trois – deux heures dans l’après-midi. Elles étaient Il apparaît que Me Brière ne met nullement en cause
d’ailleurs parfaitement sérieuses et personne n’a pu le principe m^me de l’expertise. Ce qu’elle conteste,
élever la moindre critique contre leur conduite. c’est la façon dont elle fut menée et sa conclusion. A
Voilà des jeunes filles – si extraordinaire que cela cette fin, Me Brière doit nécessairement parler du
puisse paraître à notre époque, – qui ne sont jamais lieu d’un psychiatre qui en sait plus que les autres,
allées dans un bal, qui ne sont jamais entrées dans un psychiatre qui serait dans la position d’un sujet

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semblant savoir la folie, pour paraphraser J.-A. tout à fait anormale, hantise qui se retrouve
Miller 2 . d’ailleurs dans sa conversation. »
« la psychiatrie, dit-elle, est parfois une science bien Pourquoi cette « hantise » a-t-elle été négligée par
hermétique. C’est aussi une science bien fragile. les experts ? Pourquoi ceux-ci ont-ils tu
Songez-y, elle est l’étude de cette partie de nous l’internement d’un cousin des sœurs Papin et le
restée mystérieuse encore : le cerveau. Le cerveau, suicide d’un oncle maternel ?
non pas en tant qu’organe palpable du corps La Défense s’en prend ensuite à l’examen médical.
humain (…), mais en tant que siège de nos idées, de Pourquoi n’a-t-on pas examiné les organes sexuels
nos sentiments, de nos sensations. » des sœurs Papin ? « il était en effet intéressant de
« Pour cette science, aucune possibilité de savoir si ces jeunes filles étaient vierges ou non. Il
vérification directe dans bien des cas, puisque les est des psychoses qui se développent plus
maladies purement mentales sont impossibles à particulièrement chez les femmes encore vierges ou
déceler à l’examen post mortem du cerveau, même à qui n’ont pas une vie génitale normale. »
l’examen microscopique. Les diagnostics sont posés Dans sa déposition, Mr Lancelin rapporte que
sur des manifestations extérieures qu’il est presque l’attitude de Christine et de Léa s’était fortement
impossible de contrôler. Est-il au monde une science modifiée dont, par ailleurs, on ignore le tenants et les
plus sujette à l’erreur ? » aboutissants.
Et de dénoncer l’expertise des sœurs Papin. Les Drs « Brusquement, alors qu’auparavant rien ne le
Truelle et Baruk résident en dehors du Mans, ils laissait prévoir, les deux sœurs refusèrent de voir
n’ont vu chaque inculpée qu’à deux reprises. A leur mère qu’aujourd’hui, elles appellent
chaque fois, l’examen n’a duré que trente minutes. « Madame ». Elles semblent à partir de ce moment
Or, la Défense affirme qu’une heure d’examen l’avoir rayée de leur vie… »
psychiatrique est totalement insuffisante : « en une Depuis ce jour, elles étaient plus sombres, plus
heure d’examen, on ne peut avoir connaissance de taciturnes. Léa avait les yeux bizarres. Christine
tout ce qui peut constituer la personnalité de devenait de plus en plus nerveuse et surexcitée… La
l’inculpé à examiner. » Défense pense qu’il s’agissait là de prodromes de
Une expertise valable devrait s’étendre sur six mois folie, négligés par les experts : « l’état qui précède
et se faire en hôpital psychiatrique. un fait comme le crime reproché aux inculpées, a
« En prison, en effet, l’inculpée ne peut pas une grosse importance. Il peut annoncer un état de
présenter l’état de calme nécessaire à un examen crise, anormal. Aussi, je ne m’explique pas, je ne
sérieux : les conditions de vie, le contact avec les comprends pas comment les médecins ont pu laisser
autres détenus faussent les données de l’examen. » dans l’ombre des renseignements sur l’attitude
Ce qui revient à dire qu’il convient de donner à la étrange des deux sœurs avant le crime, en les
folie le temps pour parler. Et elle ne peut parler que jugeant négligeables. »
dans son espace : l’asile. Celui-ci est ainsi érigé La Défense mentionne ensuite l’incident qui eut lieu
comme le laboratoire de la folie où elle peut se dire à la mairie du Mans :
vraiment, sans qu’aucun artefact ne vienne perturber « il y a plusieurs années, les deux sœurs sont allées
son énonciation. trouver le Maire du Mans, alors Me Lefeuvre, elles
De plus, les experts ont insuffisamment exploité les se sont plaintes à lui d’être persécutées. »
antécédents familiaux. Or, le père des sœurs Papin Elle s’indigne de la partialité des experts qui n’ont
était un alcoolique et les experts, pourtant non tenu pour exacte que la version des Papin : elles
ignorants des effets. Or, cette donnée n’est pas prétendent, en effet, n’avoir consulté le maire que
retenue par les experts. « Quelle valeur n’a-t-il pas, pour obtenir l’émancipation de Léa et elles nient
ce renseignement ? Ne montre-t-il pas chez le père avoir accusé le maire de vouloir leur nuire. De
un déséquilibre provoqué peut-être par son surcroît, ces experts ont écarté trois positions qui
alcoolisme ; en tout cas, un déséquilibre certain n’abondaient pas dans le sens de cette version.
intéressant à connaître lorsqu’on recherche le degré D’abord, ils ont jugé négligeable la déclaration de
de responsabilité de l’enfant. » Mr Lefeuvre sous le prétexte de l’imprécision de ses
Et la mère ? Les experts l’ont désignée comme souvenirs. Or, celui-ci est très affirmatif : « je me
normale alors qu’elle écrit à ses filles des lettres rappelle, a-t-il dit, qu’elles m’ont parlé de
faisant montre d’une « hantise des idées religieuses persécution (…) Et il ajoute : « Une chose m’a
frappé, c’est leur état de surexcitation. »
Ensuite, les mêmes experts ont écarté la déposition
2 du secrétaire général de la mairie qui dit : « leur
J.-A. .MILLER, Cinq minutes, in Actes du F o r u m d e
l ' E c o l e d e l a C a u s e F r e u d i e n n e , Paris, 1981, pp. 7-8.

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langage a dû être incohérent et étrange puisque j’ai « Si l’on ne trouve aucun exemple de violences
fait au maire le réflexion suivante : (…) « Vous semblables dans les annales de la criminologie,
voyez bien qu’elles sont piquées. » c’est parce que chaque fois qu’on s’est trouvé en
Cette déposition, pour la Défense, ne peut être mise présence de blessures de cette nature, on a conclu
en doute… Enfin, les experts n’ont pas tenu compte qu’elles ne pouvaient être que l’œuvre d’un fou (…)
de la déclaration du Commissaire de Police sous Pouvez-vous imaginer que ces jeunes filles qui
prétexte que celui-ci n’a pas assisté à la scène. Me n’étaient ni cruelles, ni méchantes, qui n’ont jamais
Brière précise : le commissaire, s’il n’a pas assisté à manifesté d’instincts pervers, aient pu agir de la
ladite scène, n’en a pas moins parlé aux sœurs Papin. sorte si elles n’avaient pas perdu la raison ? »
Dès lors, sa déclaration est parfaitement valable, « Je me refuse à croire que vous puissiez concevoir
d’autant plus que, par ses fonctions, il est à même de qu’un être qui serait (…) en possession de toutes ses
faire la part entre les fous et ceux qui ne le sont pas. facultés puisse faire un geste semblable. »
Il dit : Il faut être fou pour tuer comme cela, sans raison :
« J’avais en effet, à ce moment là, l’impression que « à travers ce dossier, trouve-t-on une raison au
les sœurs Papin avaient quelque chose d’anormal, drame ? Une raison suffisante pour le comprendre ?
(…) elles se croyaient persécutées. » On peut chercher, on ne trouvera rien. »
« Comprenez-vous alors maintenant mieux encore « Vengeance ? (…) Mais pour haïr, il aurait fallu
pourquoi je vous ai dit que le rapport des experts ne que ces jeunes filles soient malheureuses,
pouvait pas servir de base à votre conviction quand maltraitées, cela n’était pas (…) Haine de classe ?
on ne l’étudie d’un peu près ; quand on se rend Elles l’ignoraient. Leur condition de domestique ne
compte de la façon dont il a été fait, deux des leur pesait nullement. »
experts n’ayant vu les inculpées que pendant une La Défense réfute la thèse de la colère, car Christine
heure (…) quand on se rend compte de ces lacune : n’avait aucune raison d’être furieuse. En tout état de
rappelez-vous les antécédents familiaux incomplets, cause, sa colère aurait été insuffisante à motiver un
l’absence d’examen des organes génitaux ; quand crime. On ne s’emporte pas pour un motif aussi
on se rend compte de ces erreurs (…) Rappelez-vous insignifiant qu’une panne d’un fer à repasser !
la façon désinvolte avec laquelle on s’est débarrassé « Est-ce que brusquement, alors que rien jusque-là
des témoignages portant sur l’incident de la mairie n’a manifesté un tempérament violent et vraiment
et sur l’attitude des deux sœurs avant le crime. coléreux, est-ce que, brusquement, on va avoir, sans
Quand on se rend compte de tout cela, il est raison, une colère telle qu’elle s’achèvera dans le
impossible d’adopter les conclusions de ce singulier sang ? Qui peut admettre cela ? Personne. »
rapport qui ne donne (…) aucune garantie. » « si cette colère a vraiment existé, en l’absence de
Et la dissymétrie des thèses défendues toute motivation, en raison de sa violence, elle n’a
respectivement par l’accusation et par la Défense est pu se produire que chez un être anormal. »
énoncée clairement : « c’est cependant en Christine est folle. D’autres faits, plus récents,
s’appuyant sur ce document qu’on vous demande de confirment ce diagnostic. Un jour, en prison, elle eut
décider que Christine et Léa sont responsables, sur une hallucination : elle voyait sa sœur pendue à un
lui seul. Car tout le reste du dossier crie arbre, les jambes coupées. La nuit suivante, elle fait
l’irresponsabilité. » une prouesse gymnastique : « un bond formidable
par dessus deux lits et (elle a) sauté sur le rebond
La folie du crime d’une fenêtre assez élevée, au dessus du sol. »
A partir de cet instant, elle passe ses journées en
Après s’être appuyée sur le savoir psychiatrique, la prières, à genoux. Elle tient des propos incohérents.
Défense fait appel, elle aussi, au fameux « bon Elle lèche le sol, les murs. Un jour, elle tente de
sens » : comment concevoir que ces jeunes femmes, s’arracher les yeux ! Elle a, durant la nuit, une crise :
si droites, si honnêtes, si douces aient brusquement elle hurle, elle se débat, elle menace d’énucléer les
fait preuve d’une telle brutalité ? Un tel crime ne yeux des personnes qui l’entourent, elle écume, elle
peut-être commis que par des folles, ainsi que le mord, elle tient des propos obscènes…
signale le médecin-légiste « le crime lui-même, par « On dut lui mettre la camisole de force, elle la
sa violence, ne suggère-t-il pas immédiatement garda pendant une dizaine de jour et on l’enferma
l’idée de la folie ? (…) Et médecin-légiste a noté que seule dans une cellule car elle devenait
le fait par des criminelles responsables d’arracher dangereuse.»
les yeux de victimes vivantes était unique dans les Cette crise dura un mois. Le Juge d’Instruction
annales médico-légales. » désireux de s’informer plus avant, demanda au Dr

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Schutzemberger d’examiner Christine. Celui-ci, La réponse de l’accusée renvoie au signifiant


partant du principe que « l’état mental au moment du phallique : elle ne l’a pas, mais Melle Lancelin ne
crime ne peut être mis en discussion, ayant été serait pas sans l’avoir. Sa possession, dans le
tranché de façon définitive. » ne peut pas parler de fantasme, l’aurait faite toute :
folie dès lors que l’expertise a posé de façon « A ma question, Christine a répondu qu’elle
irrévocable la responsabilité pénale de Christine. cherchait une chose qu’elle aurait voulu avoir et
La Défense tient la simulation pour impossible. dont la possession l’aurait rendu plus forte… »
« car enfin, simulation : l’écume aux lèvres la sueur Christine énonce d’autre choses étranges, signes
qui couvrait tout le corps de cette fille ? pour Me Brière de sa folie : « elle m’a demandé à
Simulation ? La force considérable que déployait qui appartenait la terre (…). Elle semble (…) de
cette malheureuse au milieu de ses crises. plus en plus hantée par des idées de réincarnation.
Quatre personnes ne pouvaient la maintenir et elle Elle croit se souvenir d’une vie antérieure dans
brisait la camisole de force alors que (…) depuis des laquelle elle aurait été le mari de sa sœur.
jours, des semaines, elle ne mangeait et était très Elle aspire à avoir un autre corps. »
affaiblie (…) Simulation ? La tentative qu’elle a « Regardez-là. Voyez cette attitude figée, ce visage
faite de s’arracher les yeux alors que nous savons pâle, ce regard trouble si difficile à saisir.
(…) que si les blessures n’ont pas été plus graves, Regardez-là : est-ce que ce masque là, qui est
c’est parce que les co-détenues se sont interposées… devant vous si impressionnant, si étrange,
» hallucinant même, n’est ce pas celui de la folie ? »
Non, cela n’est pas de la simulation et dans un élan Le contre-expert, le Dr Logre, lui aussi, est un
lyrique, Me Brière invite le juré à se mettre à sa maître. Son avis est aussi valable que celui des
place pour que, lui aussi, soit horrifié et apitoyé par experts : il n’y a guère de différence, affirme la
la folie : elle raconte longuement sa visite à Défense, entre l’absence d’examen (Le Dr Logre n’a
Christine : pas vu les sœurs Papin) et la brièveté de celui des
« Jamais je ne pourrai oublier la vision tragique que Drs Truelle et Baruk. Habilement, la Défense
j’ai eue quelques heures après la plus violente des n’utilise pas le contre-expertise comme le résultat
crises qui ont secoué cette malheureuse. Ah ! d’un examen psychiatrique détaillé : c’est bien plutôt
Messieurs les Jurés, quelle vision ! Imaginez, dans un avis vague, mais suffisamment précis pour étayer
cette prison qui est là toute proche, un dortoir aux la thèse de l’irresponsabilité : « d’ores et déjà,
fenêtres grillagées. Un lit de fer recouvert d’une d’après le dossier et les renseignements qui lui ont
paillasse. Sur cette paillasse, une jeune fille, été fournis, M. le Docteur Logre a pu dire que les
Christine, à demi nue, ligotée étroitement par des sœurs Papin ne sont pas normales.
cordes qui l’attachaient au lit, le haut du corps Il n’a pu déterminer de quelle affection mentale elles
emprisonné dans la camisole de force et sous la sont atteintes.
camisole de force, les menottes aux mains ; les Seul, vous a-t-il dit, un nouvel examen pourrait
cheveux pendant en arrière, tout collés par la sueur. permettre de poser un diagnostic sûr. »
Devant mes yeux, j’ai encore le visage exsangue La contre-expertise n’est, pour la Défense, qu’un
d’une pâleur telle qu’on aurait dit le visage d’une appoint dont, au demeurant, elle met en exergue la
morte. crédibilité. « Vous devez retenir l’opinion de
Dans ce visage, une seule chose semblait encore l’éminent psychiatre car, autre sa science
vivre : le regard, douloureux, las infiniment, qu’on incontestable, il est le seul de tous les médecins à
apercevait parfois entre les paupières qui portaient avoir connu tous les faits qui, dernièrement, se sont
des blessures sanguinolentes. Ah ! Messieurs les passés et qui sont particulièrement troublants. Il
Jurés si vous aviez pu voir cette malheureuse comme vous a dit avec toute son autorité qu’il lui paraissait
je l’ai vue, vous seriez convaincus comme nous, ici, que l’examen des experts était incomplet, qu’on
à la Défense, qu’en face de vous, vous n’avez qu’une n’avait pas assez recherché la nature de l’affection
pauvre démente. » fort curieux qui unie les deux sœurs, qu’on avait pas
Après avoir invité les médecins à pratique une semblé attacher assez d’importance, aux blessures
nouvelle expertise qui ratifierait la folie de Christine, très caractéristiques qui paraissaient indiquer des
la Défense se substitue à nouveau au psychiatre et préoccupations sexuelles. »
procède à son propre examen mental : elle a Enfin, Me Berière rappelle l’article 342 du Code
demandé à Christine pourquoi elle avait déshabillé d’instruction criminelle, article relatif à l’intime
Mlle Lancelin. C’est une question qui fut négligée conviction. Ce qui est proposé là, c’est un véritable
par les experts. examen de conscience, dont les racines religieuses

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sont à peine voilées. On prescrit aux Juré « de ne vous demande pas un verdict qui puisse révolter
s’interroger eux-mêmes dans le silence et le vos consciences. »
recueillement et de chercher, dans la sincérité de La Défense sollicite un supplément d’informations :
leur conscience… » « nous ne voulons pas rendre une décision qui
Cette véritable introspection doit être puisse être injuste (…). Il nous paraîtrait désirable
rigoureusement, tranchante, sans doute aucun et elle qu’une nouvelle expertise mentale soit ordonnée.
n’a pas, curieusement, à s‘appuyer sur des faits. Après cette nouvelle expertise qui nous donnerait
Cette loi ne dit pas aux jurés de ne pas regarder alors toute garantie, notre conscience nous
« comme suffisamment établie toute preuve qui ne permettrait de prendre une décision avec toute la
sera pas formée de tel procès-verbal, de telles tranquillité d’esprit désirable. »
pièces, de tant de témoins ou de tant d’indices… » Enfin, la prière de Me Brière :
Cet exercice spirituel doit, en l’occasion, porter sur « Vous êtes, Messieurs les Jurés notre suprême
la responsabilité ou non de Christine et Léa Papin. espoir, celui vers lequel nous nous tournons
« ces jeunes filles reconnaissent en effet avoir tué, il désespérément en vous suppliant de nous aider dans
n’y a aucun doute sur la question de savoir si elles notre recherche de vérité. Oui, aidez-nous,
sont bien les auteurs du crime (…). On vous Messieurs les Jurés, aidez-nous à faire toute la
demandera : non pas, Christine et Léa sont-elles lumière.
coupables d’avoir donné la mort, mais Christine et Nous ne demandons que cela, vous ne pouvez pas
Léa sont-elles coupables d’avoir donné nous le refuser. »
volontairement la mort ? »
« Il lui (au législateur) est apparu qu’il est Épilogue
impossible d’infliger une condamnation, si minime
soit-elle, à un individu qui n’aurait pas été conscient Avant la réforme judiciaire du 2 mars 1954, la seule
au moment où il commettait l’acte répréhensible. La question qui était posée en vertu de l’art. 64 du Code
Justice n’est pas impitoyable et brutale. Ce ne sont pénal français s’énonçait ainsi : « l’accusé était-il en
pas des actes qu’elle doit apprécier mais des êtres état de démence au moment des faits ? »
avec toutes leurs faiblesses. » La réponse gît dans le verdict : Christine Papin fut
Me Brière chante l’humanité de la Justice : celle-ci condamnée à mort. Sa peine commuée en vingt ans
ne condamne pas les irresponsables. Ceux-ci n’en de travaux forcés. Folle, elle fut internée et mourut
sont pas moins internés. Me Brière le sait et elle dans un asile d’aliénés. Léa Papin fut condamnée à
supplie le Jury de ne pas se laisser leurrer par ce qui dix ans de travaux forcés. Elle fut libérée après huit
est privation de liberté. ans d’incarcération.
« Rien ne doit vous entraîner à condamner si votre
conviction n’est pas absolue. Vous ne pouvez pas
surtout vous dire : au fond, prison ou asile d’aliénés,
peu importe, le résultat sera le même : privation de
liberté. Vous n’avez pas le droit de vous dire cela.
Vous ne pouvez pas condamner en vous basant sur
un tel raisonnement. »
La Défense supplie le Jury de na pas condamner les
sœurs Papin. Pour ce faire, l’injection du doute :
« pourrez-vous dire sans une hésitation, sans qu’au
fond de vous, une voix s’élève pour émettre un
doute ? »
La flatterie : « un tel raisonnement (celui relatif à
l’inévitable privation de liberté)… serait indigne de
vous. »
Le sens du devoir : « je n’hésite pas à dire que si
vous condamniez en suivant ce raisonnement, vous
failliriez à votre devoir. »
Mais, en même temps, la Défense ne demande pas
que les sœurs Papin soient innocentées car enfin, elle
ont tué Mme et Melle Lancelin « Elle (la Défense)

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