4.

APPROCHE COGNITIVE DES TROUBLES DE LA PERSONNALITÉ

Jean Cottraux

in Julien-Daniel Guelfi et al., Les personnalités pathologiques

Lavoisier | « Psychiatrie »

2013 | pages 21 à 28
ISBN 9782257205407
Article disponible en ligne à l'adresse :
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https://www.cairn.info/personnalites-pathologiques--9782257205407-page-21.htm

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 4
A pproche cognitive des troubles
de   la   personnalité
........
J. Cottraux
Maintenant nous voyons comme dans un miroir obscurément,
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Les thérapies cognitives, développées par A.T. Beck
[2] ont proposé un modèle novateur des relations
entre les comportements, les émotions, les cogni-
tions conscientes et les schémas cognitifs inconscients
et préconscients qui traitent l’information. Tout
d’abord appliqué à la dépression, le modèle cognitif
s’est étendu aux troubles anxieux, puis aux états psy-
chotiques, aux addictions et aux troubles de la person-
nalité. Sous l’appellation de thérapie cognitive ou de
thérapie comportementale et cognitive il s’agit actuel-
lement de la forme de psychothérapie la mieux vali-
dée scientifiquement [10, 14]. Un ouvrage pionnier
de A.T. Beck et A. Freeman [3], suivi d’un manuel
pratique [16], a ouvert 20 ans de recherche clinique
sur les troubles de la personnalité, dont on peut faire
le bilan aujourd’hui. J. Young [23], en se fondant sur
des données expérimentales venues du modèle étho-
logique de l’attachement [5], a proposé une théorie et
une classification des schémas précoces de personna-
lité qui a permis une avancée conceptuelle et la mise
au point de méthodes sophistiquées de psychothéra-
pie adaptées aux différents troubles de la personnalité.
Une formulation originale est due à M. Linehan [17]
qui s’est intéressée au trouble de la personnalité bor-
derline, principalement chez la femme, et a proposé
une conceptualisation et un mode d’intervention spé-
cifique. Ce chapitre passera en revue ces trois modèles,
puis il envisagera le problème du maintien des sché-
mas sous la forme des scénarios de vie.
21
mais ce jour-là nous verrons face à face.
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Saint Paul, Épître aux Corinthiens, 12
M odèle A.T. B eck
de et thérapie
cognitive
Les concepts de base sont représentés par la pratique
clinique de la sonde cognitive et une théorie des sché-
mas cognitifs qui permet la compréhension et la psy-
chothérapie cognitive des troubles de la personnalité.
Sonde cognitive
En parallèle du discours articulé des patients en thé-
rapie, A.T. Beck [2] a découvert un second courant,
inexprimé, préconscient et en lien avec les émotions,
chez des patients déprimés suivis en psychothérapie
psychanalytique. Des pensées, ou des images mentales
n’étaient pas rapportées, à moins que le thérapeute ne
demande au patient de se concentrer sur elles et d’en
parler. Après de nombreux exemples et des études systé-
matiques, un lien fut établi entre ces pensées négatives
ou positives et les émotions désagréables ou agréables.
Ainsi, thérapeute et patient ont accès à des schémas
cognitifs préconscients ou inconscients : des thèmes
personnels récurrents qui peuvent expliquer leurs inter-
prétations négatives. Comme ces pensées survenaient
involontairement et de façon très rapide A.T. Beck les
a appelées « pensées automatiques » ou « pensées auto-
nomes » : l’émotion est la voie royale qui conduit à ces
cognitions.
 L a p e r s o n n a l i t é , d u   n o r m a l a u   pat h o l o g i q u e
Schémas cognitifs
Le modèle cognitif actuel peut se résumer en 10 pro-
positions qui définissent les schémas cognitifs [1] :
–– les schémas représentent des interprétations per-
sonnelles et automatiques de la réalité : ils traitent
donc l’information de manière inconsciente ;
–– ils influent sur les stratégies individuelles
d’adaptation ;
–– ils se manifestent par des distorsions cognitives
et des biais spécifiques à chacun des grands types psy-
chopathologiques. En clair, ce sont des  préjugés ou
des « attitudes dysfonctionnelles » ;
–– ces schémas peuvent être à la base de la personna-
lité et en particulier les schémas précocement acquis ;
–– ils se traduisent par une vulnérabilité cognitive
individuelle ;
–– chaque trouble psychopathologique résulte
d’interprétations inadaptées concernant soi-même,
l’environnement actuel, et le futur. Par exemple, les
schémas d’interprétation négative des événements
dans la dépression, les schémas de danger dans les
phobies et les attaques de panique, les schémas de sur-
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responsabilité dans le trouble obsessionnel compulsif,
ou l’interprétation négative auto-référente dans la per-
sonnalité paranoïaque ;
–– ces schémas se manifestent par une attention
sélective vis-à-vis des événements qui les confirment :
ils représentent donc une prédiction qui se réalise ;
Situation déclenchante
Schémas cognitifs
de personnalité
Renforcement Erreurs logiques
du schéma Attention sélective
Pensées automatiques
Comportement
Figure 4-1. – Personnalité et traitement de l’information (d’après [7]).
22
–– les schémas pathologiques sont des structures
mentales sélectionnées par un environnement et
devenues inadaptées à un autre environnement. Ils
peuvent avoir présenté une valeur de survie dans l’his-
toire de l’individu ou bien celle de l’espèce dont ils
représentent un mode vestigial de fonctionnement,
qui a survécu à son utilité pratique ;
–– ils correspondent à des réseaux de neurones,
gérant à la fois les émotions, les croyances, et les com-
portements. Les schémas sont stockés dans la mémoire
sémantique et activés par des situations qui reproduisent
les conditions environnementales qui les ont imprimés ;
–– l’activation des émotions et des pensées auto-
matiques qui leur sont associées permet d’accéder
au schéma. On entend par pensée automatique une
image, ou une pensée, dont le sujet n’a pas forcément
conscience, à moins de se focaliser sur elle. Lorsque le
sujet, au cours d’une séance de thérapie, ressent une
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forte émotion, le thérapeute peut lui demander quelle
est la pensée ou l’image qui lui vient à l’esprit. Cette
mise au jour de constellations de pensées automatiques
permettra progressivement de comprendre et d’évaluer
les schémas et leur thématique (sonde cognitive).
Qu’est-ce que la personnalité selon
la perspective cognitive ?
La personnalité est l’ensemble des constructions
mentales personnelles, ou schémas cognitifs, que nous
Traitement
de l’information
Inconscient
Processus
automatiques
Préconscient
 APPROCHE COGNITIVE DES TROUBLES DE LA PERSONNALITÉ

établissons pour interpréter le monde. Les personnali-
tés pathologiques proviennent, sur un socle biologique
tempéramental, de l’inadaptation des constructions,
de leur absence, ou de leur rigidité : ce qui va aboutir à
des conséquences émotionnelles et comportementales
néfastes. N’est filtré de la réalité que ce qui correspond
au schéma : ce qui résulte de distorsions cognitives
dont la principale est l’inférence arbitraire, qui consiste
à tirer des conclusions sans preuves. Une représenta-
tion de ce modèle [7] est présentée dans la figure 4-1.
reconnaissance du trouble narcissique s’alimentera
des rejets que son arrogance aura suscités ; l’anxiété
de la personnalité évitante sera renforcée par son
refus des contacts interpersonnels qui aggrave son
déficit en habiletés sociales ; le comportement préda-
teur de la personnalité antisociale sera maintenu par
les nombreux bénéfices qu’il en tirera avant que les
sanctions n’arrivent. Le tableau 4-I présente une vue
synthétique des différents troubles de personnalité,
leurs schémas centraux et leurs stratégies d’adapta-
tion surdéveloppées.

Caractéristiques des schémas

de personnalité
Tableau 4-I.  –  Croyances fondamentales et troubles
Les schémas de personnalité représentent des de la personnalité (d’après [3]).
interprétations personnelles et automatiques de la
réalité qui influent sur les stratégies individuelles Personnalité Croyance centrale Comportement

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d’adaptation qui sont dysfonctionnelles puisqu’elles
Personnalités excentriques et bizarres
créent des problèmes qui font souffrir le patient (per-
sonnalité dépendante, évitante), ou les autres (per- Paranoïaque Les autres sont État de guerre
sonnalité narcissique), ou bien la société dans son des ennemis
potentiels
ensemble (personnalité antisociale).
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Ces stratégies interpersonnelles représentent des Schizoïde J’ai besoin Isolement

comportements sur- et sous-développés. Par exemple, d’espace, sinon :
confusion
dans une personnalité narcissique, les valeurs de par-
tage et d’empathie sont sous-développées, tandis que Schizotypique Le monde et les Méfiance
l’égocentrisme, la manipulation et le mépris sont des autres sont
stratégies comportementales constantes. étranges
Les schémas que l’on retrouve dans chaque trouble Personnalités dramatiques, émotionnelles et désorganisées
de la personnalité ne varient pas énormément de
Antisociale Les autres sont des Attaque
trouble en trouble. Ils sont bipolaires : c’est-à-dire proies
qu’ils ont deux extrémités qui s’opposent et for-
Histrionique Je dois impression- Dramatisation
ment un continuum sur lequel le patient se situe.
ner les autres
Par exemple : supériorité/infériorité, compétence/
incompétence, amour/rejet, valeur/non-valeur, stan- Limite (borderline) Personne n’est Fuite
assez fort pour Attaque
dards exigeants/hédonisme, méfiance/confiance. Ils
m’aider
structurent une pensée dichotomique qui se traduira
par des jugements en noir et blanc, sur soi, les autres Narcissique Je suis quelqu’un Inflation de soi
de spécial
et le monde. Mais ce qui définira véritablement les
différents troubles, ce sont les stratégies cognitives, Personnalités anxieuses et peureuses
émotionnelles et comportementales dysfonction-
Évitante Je peux être Évitement
nelles qui sont mises en œuvre pour faire face aux « blessé(e) »
schémas.
Dépendante Je suis faible et Attachement
Les schémas de personnalité sont donc difficiles
sans protection
à modifier à cause de leur globalité, de leur imper-
méabilité et de leur renforcement constant, dans la Obsessive- Je ne dois jamais Perfectionnisme
compulsive faire aucune
vie de tous les jours, lors des relations interperson-
erreur
nelles. Ils représentent un système de prophéties qui
s’auto-réalisent. Ainsi, l’agressivité du trouble de Passive-agressive On pourrait Résistance
« me marcher
la personnalité paranoïaque se justifiera des rétor-
dessus »
sions qu’elle a elle-même provoquées ; le besoin de

23
 L a p e r s o n n a l i t é , d u   n o r m a l a u   pat h o l o g i q u e
M odèle de J. Y oung et thérapie
des   schémas
Le modèle de la thérapie des schémas de J. Young se
fonde sur quatre concepts : les domaines de schéma,
les schémas précoces inadaptés, l’adaptation aux sché-
mas, et les modes de schémas.
Domaines de schéma
Ils ont été classés en cinq catégories en se fondant
en grande partie sur le modèle de l’attachement et de
ses perturbations [5] :
–– domaine 1 : séparation et rejet ;
–– domaine 2 : manque d’autonomie et de réussite ;
–– domaine 3 : manque de limites ;
–– domaine 4 : orientation sur les autres ;
–– domaine 5 : survigilance et inhibition.
Cette classification a permis de construire et de vali-
der par l’analyse factorielle les trois versions successives
de l’échelle des schémas de Young (YSQ-1, 2 et 3).
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Schémas précoces inadaptés
Les schémas précoces ont trait à des thèmes de pen-
sée stables et durables, développés pendant l’enfance,
et façonnent les expériences ultérieures. Ils sont le
Tableau 4-II.  –  Schémas précoces : échelle de J. Young (YSQ-3).
Domaines de schémas Besoins infantiles inassouvis et problèmes
d’attachement
Séparation et rejet (déconnexion) Attachement sécurisé, acceptation, soutien
nourricier, protection
Manque d’autonomie et de réussite Autonomie, compétence, identité
Manque de limites Limites réalistes, autocontrôle
Orientation sur les autres Expression libre des besoins et des émotions
(sur-connexion)
Survigilance et inhibition Jeu et spontanéité
24
résultat d’expériences répétées et négatives surve-
nues très tôt dans l’enfance. Le rôle des parents est
primordial, mais les frères et sœurs, d’autres enfants
ou d’autres adultes, comme les professeurs, peuvent
également contribuer à leur développement. Ils se
présentent sous la forme de postulats ou de croyances
qui se suffisent à elles-mêmes et n’ont pas besoin de
preuves. Ils ont le statut de vérités absolues, habi-
tuelles et familières sur soi-même, les autres et le
monde. Toute tentative de les modifier représente
donc une menace. Ils sont activés par des événements
qui ont rapport avec leur contenu. Ainsi, un échec,
réel ou imaginé ou des critiques activeront un schéma
de compétence et la compensation par l’arrogance
chez un patient narcissique. Un rejet possible activera
un schéma d’abandon et, par conséquent, la détresse
d’un patient borderline.
Les schémas précoces inadaptés sont évalués par
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le questionnaire des schémas de J. Young (YSQ-II)
qui comporte 15 schémas. Ce questionnaire pré-
sente une forme courte et une forme longue, il a été
validé dans sa version anglaise et revalidé en français
[15, 20]. La version YSQ-S-2 corrèle avec les 5 grands
facteurs de personnalité mesurés par le NEO-PI-R et
représente un meilleur prédicteur de dépression que
le NEO-PI-R [22]. Une nouvelle version, plus com-
plète de ce questionnaire le YSQ-III [24] comprend
18 schémas qui sont représentés dans le tableau 4-II.
18 schémas
Carence émotionnelle (schéma)
Abandon/instabilité (schéma)
Méfiance/abus (schéma)
Isolement social/aliénation (schéma)
Déficience/honte (schéma)
Échec (schéma)
Dépendance/incompétence (schéma)
Vulnérabilité à la menace ou la maladie (schéma)
Fusion (interdépendance émotionnelle) (schéma)
Soi sous-développé (schéma)
Droits personnels exagérés/grandiosité (schéma)
Autocontrôle insuffisant (schéma)
Subjugation (assujettissement) (schéma)
Sacrifice de soi (schéma)
Recherche de l’approbation (schéma)
Assujettissement (schéma)
Inhibition émotionnelle (schéma)
Standards exigeants (schéma)
Négativité/pessimisme (schéma)
Orientation sur la punition (schéma)
 APPROCHE COGNITIVE DES TROUBLES DE LA PERSONNALITÉ
Adaptation dysfonctionnelle
aux schémas
J. Young en décrit trois formes : la soumission,
l’évitement et la compensation. Si l’on prend pour
exemple le trouble de personnalité borderline : une
patiente recherchera un protecteur en toute circons-
tance et à tout prix : c’est la soumission au schéma de
dépendance qui la conduira à accepter parfois n’im-
porte qui et n’importe quoi. Pour éviter le schéma,
elle s’alcoolisera pour aller à un travail où elle redoute
le jugement des autres : c’est une forme d’évitement
du schéma d’incompétence. Dans sa vie privée, elle
exigera constamment de son partenaire des preuves
indéfectibles d’amour, d’admiration et de fidélité
pour compenser un schéma d’infériorité ou de rejet.
La figure 4-2 représente ces trois processus et leur
activation.
Interaction avec les autres
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« Gâchettes » émotionnelles
Activation du schéma
Soumission au schéma Évitement du schéma
Compensation du schéma
Figure 4-2. – Activation et adaptation
dysfonctionnelle aux schémas (d’après [24]).
Modes de schéma
Les modes de schémas sont des états émotionnels
transitoires liés aux schémas et dont le style est dys-
fonctionnel. Ce sont des états du Moi correspondant
à une facette de la personnalité qui n’a pas été inté-
grée avec les autres facettes. Les modes sont fluc-
tuants et provoquent des manifestations d’humeur
correspondant à des parties du Moi qui entrent en
conflit les unes avec les autres. Ces fluctuations d’hu-
meur sont activées par une phrase malheureuse, ou
25
par une attitude jugée humiliante, rejetante, déce-
vante ou déprimante : elles peuvent alors aboutir
à des conflits interpersonnels inattendus et parfois
explosifs.
En somme, un mode est un état transitoire du
Moi alors qu’un schéma représente un trait stable de
personnalité. Ce concept opératoire est issu de l’ob-
servation du fonctionnement habituel du trouble
de la personnalité borderline aux humeurs labiles
et s’inspire en partie de l’analyse transactionnelle
[4]. Young a décrit dix modes de schémas regrou-
pés en trois catégories qui sont représentés dans le
tableau 4-III.
Tableau 4-III.  –  Dix modes cognitifs (d’après [25]).
Stratégies dysfonctionnelles d’adaptation
  Obéissance au schéma : le soumis inconditionnel
  Évitement du schéma : le protecteur détaché
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  Surcompensation du schéma : le surcompensateur
Modes infantiles
  L’enfant vulnérable
  L’enfant coléreux
  L’enfant impulsif
  L’enfant heureux
Modes parentaux
 Le parent punitif
 Le parent exigeant
 Le parent adulte sain
Modèle de M. Linehan et thérapie
comportementale dialectique
M. Linehan [17, 18] part d’une constatation cli-
nique chez les femmes qui souffrent de personnalité
borderline : elles présentent toutes une mauvaise inté-
gration des conflits intra- et interpersonnels.
Personnalité borderline et mindfulness
Cette conflictualité aboutit à une « oscillation »
entre thèse et antithèse au lieu d’une synthèse créative
qui dépasse les contradictions. S’appuyant sur la pen-
sée bouddhiste, M. Linehan prône une synthèse de
l’esprit émotionnel avec l’esprit rationnel pour aboutir
à un esprit sage (Figure 4-3). Cette référence boudd-
histe la conduira à demander aussi bien aux patients
qu’aux thérapeutes à pratiquer la mindfulness : la
méditation de la pleine conscience.
 L a p e r s o n n a l i t é , d u   n o r m a l a u   pat h o l o g i q u e

Trois « esprits » ou « consciences »

statut et les difficultés à les traiter dans un contexte
aussi peu acceptant. Elle expliquerait également le
fait clinique que nombre de personnalités borderline
recherchent des communautés marginales ou reli-
gieuses, voire des sectes, où elles se sentent acceptées.
Esprit Esprit Esprit
rationnel sage émotionnel
Revalider les émotions, les accepter
et résoudre les contradictions
Figure 4-3. – La thérapie comportementale dialectique Toutefois, l’essentiel de la théorie dialectique peut
et les trois esprits. se résumer à l’étude phénoménologique des contra-
dictions. Les trois dimensions contradictoires qui
conduisent à des dilemmes et des impasses existen-
tielles sont représentées dans le tableau 4-IV.
Dialectique émotionnelle
Cette analyse de la pensée dichotomique (la pen-
des patientes borderline sée en noir et blanc) ainsi que la description clinique
de la dimension de dépendance sociale de la person-
La théorie comportementale dialectique (TCD) se
nalité borderline, la rendent proche du modèle de

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réfère explicitement au marxisme, mais elle apparaît
A.T. Beck et Young. L’intégration des facteurs trau-
surtout hégélienne car elle souligne le caractère fon-
matiques précoces de la personnalité est en phase avec
damentalement dichotomique et contradictoire de la
les travaux épidémiologiques [25], mais aussi avec le
pensée des patients borderline. Elle propose en fait une
modèle des schémas précoces inadaptés de J. Young.
version féministe de la « conscience malheureuse » :
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De plus, M. Linehan souligne que la personnalité est

une conscience déchirée et contradictoire au sein
en interaction avec la société qui l’a façonnée : c’est
d’une société de consommation sans compassion. Les
pourquoi sa pratique est proche de celles des thérapies
patientes sont souvent régies par un postulat contra-
comportementales qui visent à modifier les interac-
dictoire, par exemple : « Je veux vivre » et « Je veux
tions sociales par des jeux de rôles, la résolution de
mourir ». Les recommandations vis-à-vis des menaces
problème, la gestion des émotions et l’exposition en
suicidaires des patients borderline en découlent : « la
imagination aux situations qui ont généré un stress
possibilité que le patient puisse se tuer est reconnue
post-traumatique. Le nom de thérapie comportemen-
avant d’utiliser une méthode de résolution de pro-
tale dialectique (TCD) vient de ce qu’elle essaie d’ai-
blème destinée à mettre en évidence toutes les autres
der le patient à faire la synthèse de comportements et
solutions qui existent pour faire face aux difficultés
de cognitions contradictoires et oscillatoires.
actuelles du patient ». L’importance du « construit »
cognitif de « désespoir » (hopelessness) comme pré- Tableau 4-IV.  –  Dilemmes dialectiques abordés en TCD.
dicteur du suicide est donc reconnue et en cela, ce
modèle est aussi un modèle cognitif. Biologie des émotions Conséquences sociales
Par « dialectique », M. Linehan signifie aussi l’ana-
lyse des relations entre le tout et les parties et des tran- Vulnérabilité émotionnelle ↔ Auto-invalidation
sactions entre l’individu et la société. Ce concept est Passivité active ↔ Apparence de compétence
d’une importance fondamentale pour comprendre Crises sans rémission ↔ Inhibition du travail
de deuil
l’invalidation des patientes. L’appartenance à une
classe sociale qui ne possède qu’un faible pouvoir éco-
nomique et social et l’appartenance au sexe féminin
pourraient expliquer les difficultés de telles patientes. T rouble de la personnalité
La société occidentale considère comme adaptatif un
et   scénarios de vie
« Moi autonome » et juge inadaptée une personne qui
a besoin de « fusionner » avec les autres. Elle valorise
donc les individualistes et rejette des personnalités qui Pourquoi est-il si difficile de changer des comporte-
ne fonctionnent bien que dans un collectif protecteur ments qui mettent une personne en échec ? Plusieurs
respectueux de leur personne. Cette invalidation sociale processus de maintien des schémas peuvent être
des patientes borderline expliquerait le maintien de leur envisagés :

26
 APPROCHE COGNITIVE DES TROUBLES DE LA PERSONNALITÉ
–– maintien des schémas par distorsion de l’infor-
mation et soumission au schéma pour maintenir le
schéma intact : ce sont les biais cognitifs qui mènent
le jeu ;
–– maintien des schémas par évitement : le patient
développe des procédés, conscients ou automatiques,
pour bloquer toute connaissance du schéma. La
manœuvre d’évitement peut être cognitive, affective
et/ou comportementale ;
–– maintien des schémas par compensation. Par
exemple, un patient qui se croit incompétent présen-
tera des traits compensatoires de perfectionnisme. Il
faut souligner que le processus psychologique de com-
pensation est sain et que ce n’est que son excès, le per-
fectionnisme rigide qui finit par détruire la qualité de
la performance, qui est pathologique ;
–– maintien par un monitoring constant de l’action
et des ruminations qui expriment les contenus des sché-
mas et régulent l’action en fonction des biais cognitifs ;
–– maintien par les processus d’assimilation et d’ac-
commodation décrits par J. Piaget [21]. Ce dernier a
montré que le développement de la pensée logique,
depuis les débuts de la vie, était dû à la dialectique de
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l’assimilation et de l’accommodation. L’assimilation
de la réalité aux schémas cognitifs est automatique et
inconsciente, alors que l’accommodation des sché-
mas à la réalité est un processus lent qui nécessite des
efforts conscients. Il est évident que les patients qui
présentent des troubles de la personnalité ont, non
seulement des perturbations des émotions et des com-
portements, mais aussi un dysfonctionnement de la
pensée logique : elle consiste en une prédominance
de l’assimilation sur l’accommodation. Ce primat
de l’assimilation chez les personnes particulièrement
créatives permet la recomposition du monde à leur
propre image, comme le fait un enfant qui joue. Des
statistiques ont montré la fréquence du trouble bipo-
laire et des troubles de la personnalité chez les grands
créateurs du passé et du présent, et la fréquence chez
eux de la pensée divergente, du non-conformisme et
de la capacité à jouer. Une des issues heureuses de la
psychothérapie cognitive du trouble de la personna-
lité borderline est représentée par l’accès à une activité
créative qui compense les schémas négatifs [9] ;
–– maintien par le renforcement venu de l’environ-
nement. Un comportement de « star narcissique » sera
constamment renforcé par un entourage professionnel
flagorneur qui, au premier orage, laissera tomber la
star provoquant ainsi la dépression et la demande de
psychothérapie ;
–– maintien par des modèles réels issus de la famille
ou de l’environnement social, mais aussi des modèles
27
symboliques issus de la télévision ou des médias en
général. Par exemple, une personnalité antisociale sui-
vra le modèle prestigieux du chef de gang et sera ren-
forcé par les bénéfices matériels de la grande et petite
délinquance jusqu’à la prison, et roulera, à tombeau
ouvert, vers une fin de vie tragique à un âge juvénile.
L’ensemble de ces processus qui agissent à diffé-
rents niveaux aboutit à une situation paradoxale :
une personne intelligente est prise dans la répétition
d’un scénario stupide qui la conduit à sa perte, ce qui
témoigne d’un point de vue aveugle, que l’on bap-
tise destin, pour s’exonérer de toute responsabilité.
Un scénario de vie [6] est une situation piège dans
laquelle une personne se débat, sans succès, et qui se
répète en de nombreuses occasions tout au long de
la vie. Elle est entraînée dans la spirale descendante
de l’insuccès avec la dépression pour horizon. La
personne scénarisée va maintenir des relations sté-
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réotypées avec les autres : la victime du devoir qui se
soumet aux standards élevés de réussite prescrits par
ses parents, le loser, le battant, la victime dépendante
d’un borderline toxicomane, la servante au grand cœur
d’un homme indifférent, l’éternel séducteur compul-
sif, le voyou, la star narcissique, l’éternel mari, le sui-
veur docile de femmes narcissiques qui ne l’aiment
pas. Les scénarios de vie se manifestent par des dis-
torsions cognitives et des biais spécifiques à chacun
des grands types de personnalité. Ce qui compte, ce
ne sont pas tant les schémas (nous en avons tous) que
la rigidité des stratégies d’adaptation et leur trajectoire
inexorable, comme celle d’un roman policier. La répé-
tition autodestructrice des scénarios de vie a toujours
fasciné les écrivains et les cinéastes qui nourrissent
leurs récits de l’échec comique ou tragique de la vie de
personnages aveuglés par leurs schémas. Il appartient
au thérapeute d’aider, dans la mesure du possible, à
changer ce scénario.
C onclusion
Les trois modèles que nous avons présentés
convergent et ont apporté des résultats thérapeutiques
appréciables. La thérapie comportementale dialec-
tique est à ce jour la thérapie la mieux validée dans le
trouble de la personnalité borderline avec cinq études
contrôlées favorables et de bonne qualité [19]. Les tra-
vaux concernant la thérapie cognitive ont montré son
efficacité dans le trouble de la personnalité borderline
lors de trois études comparatives. Elle s’est révélée,
dans cette indication, supérieure à la thérapie psy-
chanalytique [13], au traitement habituel [11] et à la
 L a p e r s o n n a l i t é , d u   n o r m a l a u   pat h o l o g i q u e
thérapie de soutien selon C. Rogers [8]. De même, une
étude contrôlée concernant la personnalité évitante a
montré la supériorité de la thérapie comportementale
et cognitive sur la thérapie psychanalytique qui n’avait
pas de meilleurs résultats que la liste d’attente [12]. Le
chapitre 37 de cet ouvrage présentera complètement
la pratique psychothérapique comportementale et
cognitive dans les troubles de la personnalité.
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