après l'arrêt de la troisième chambre civile du 6 septembre 2011 relatif à la rétractation d'une promesse unilatérale de vente 1, l'arrêt de la première chambre civile du 15 décembre 2011 illustre de nouveau la difficile détermination de la portée d'un arrêt : spectaculaire revirement ou simple arrêt d'espèce, d'ailleurs non publié au Bulletin de la Cour de cassation ? En l'espèce, des particuliers vendent leur maison par l'intermédiaire d'un agent immobilier. Les acquéreurs découvrent par la suite qu'ils ont été trompés sur l'état du bien acheté. Ils assignent alors les vendeurs et l'agent immobilier afin d'obtenir la résolution de la vente immobilière et le versement de dommages-intérêts ; ainsi que leur banque en résolution des contrats de prêts ayant permis le financement du bien. La cour d'appel de Caen, dans un arrêt rendu le 16 mars 2010, retient l'existence d'une réticence dolosive du vendeur et annule la vente. Elle prononce également la résolution consécutive des contrats de prêts. En outre, la cour d'appel condamne les vendeurs et l'agent immobilier, in solidum, à verser à la banque les intérêts conventionnels prévus dans les contrats de prêts et l'indemnité conventionnelle due en cas de remboursement anticipé. C'est ce point qui fait l'objet d'un pourvoi par l'agent immobilier et qui donne lieu à une surprenante décision de la Cour de cassation. Au visa de l'article 1382 du Code civil, la première chambre civile casse l'arrêt de la cour d'appel. Elle indique très clairement que la condamnation de l'agent immobilier n'était pas possible, en l'absence de démonstration d'une faute délictuelle à l'égard de la banque, seule susceptible d'engager la responsabilité de l'agent. Le manquement contractuel ne suffit donc plus à mettre en jeu la responsabilité d'un contractant à l'égard des tiers. Une telle solution, novatrice (I), laisse espérer un revirement de jurisprudence en la matière (II).
I. L'exigence d'une faute délictuelle
détachable On croyait la messe définitivement dite concernant la responsabilité des contractants envers les tiers depuis la décision d'assemblée plénière du 6 octobre 2006 2. L'arrêt rendu le 15 décembre 2011 par la première chambre civile semble pourtant bouleverser une nouvelle fois la matière. La possibilité pour un tiers d'agir, sur le fondement de la responsabilité délictuelle, lorsqu'une inexécution contractuelle lui a causé un dommage, y est, certes, clairement confirmée. La solution est, sur ce point, classique. La Cour de cassation affirme depuis déjà longtemps que « si dans les rapports des parties entre elles, les dispositions des articles 1382 et 1383 du Code civil ne peuvent en principe être invoquées pour le règlement de la faute commise dans l'exécution d'une obligation relevant d'un engagement contractuel, elles reprennent leur empire au regard des tiers étrangers au contrat » 3. En vertu de l'effet relatif des contrats, posé par l'article 1165 du Code civil, les contrats ne sauraient créer ni droits ni obligations à l'égard des tiers. Ils ne peuvent ni leur profiter, ni leur nuire. Il est toutefois aujourd'hui acquis que l'effet relatif des contrats ne s'oppose pas à une opposabilité des contrats aux tiers. Le contrat est un fait qui s'impose à eux. D'une part, les tiers doivent respecter le contrat. Lorsqu'ils participent à la violation d'un contrat, leur responsabilité délictuelle sera engagée envers le contractant victime de l'inexécution contractuelle. D'autre part, le contrat ne doit pas leur causer de préjudice. Lorsque l'inexécution d'un contractant entraîne un dommage pour un tiers, celui-ci peut en obtenir réparation sur le fondement de la responsabilité délictuelle. « S'ils ne peuvent être constitués ni débiteur ni créancier, les tiers à un contrat peuvent invoquer à leur profit, comme un fait juridique, la situation créée par le contrat » 4. Toute la question est alors de savoir si les conditions de la responsabilité délictuelle doivent être réunies, et notamment de déterminer si une faute délictuelle, au sens de l'article 1382 du Code civil, doit être prouvée. La transgression d'un devoir émanant d'une règle écrite ou de la norme générale de prudence et de diligence issue de l'article 1383 du Code civil est-elle nécessaire ? Faut-il défendre une autonomie complète de la faute délictuelle ? C'est sur ce point que l'arrêt commenté surprend, prenant l'exact contre-pied de la décision rendue en assemblée plénière le 6 octobre 2006. La question avait, un temps, suscité les plus vifs débats et une divergence entre les chambres de la Cour de cassation. Longtemps, celle-ci avait imposé une certaine spécificité de la faute délictuelle. La violation d'une règle de comportement général était requise, sur le fondement de l'article 1382 du Code civil 5. Il était alors nécessaire d'analyser la nature de l'obligation violée. Si l'obligation contractuelle se contentait de traduire un devoir général de diligence, sa violation pouvait engager, en elle-même, la responsabilité du débiteur fautif à l'égard du tiers. Tel pouvait, par exemple, être le cas d'une obligation de sécurité ou d'une obligation d'information et de conseil. De telles obligations contractuelles, issues du forçage du contrat par le juge, sont en effet délictuelles par essence. À défaut, l'inexécution contractuelle était insuffisante, la preuve d'une faute délictuelle détachable étant requise. Tandis que la chambre commerciale maintenait fermement le cap 6, la première chambre civile finit par opter pour une solution inverse dans les années 1990, affirmant que « les tiers à un contrat sont fondés à invoquer l'exécution défectueuse de celui-ci lorsqu'elle leur a causé un dommage, sans avoir d'autre preuve à rapporter » 7. Toutes les autres chambres civiles se rallièrent rapidement à cette position, isolant la chambre commerciale 8. Une réunion de l'assemblée plénière s'imposait. La question fut, apparemment, définitivement tranchée le 6 octobre 2006, la Cour affirmant clairement l'identité des fautes délictuelle et contractuelle : « le tiers au contrat peut invoquer, sur le fondement de la responsabilité délictuelle, un manquement contractuel (...) ». La solution a été constamment reprise depuis 9. L'arrêt commenté opère sur ce point un complet revirement. La cour d'appel avait, dans la lignée de l'arrêt de 2006, condamné l'agent immobilier à indemniser la banque, tiers au contrat conclu, en raison d'un manquement de l'agent à son obligation contractuelle d'information et de conseil. De son inexécution contractuelle découlait nécessairement une faute délictuelle à l'égard du tiers, susceptible d'engager sa responsabilité délictuelle en cas de dommage subi par le tiers. Le pourvoi formé contre cet arrêt aurait dû être rejeté. Et pourtant, contre toute attente, c'est un arrêt de cassation qui est rendu pour défaut de base légale, la cour d'appel n'ayant pas démontré en quoi le manquement contractuel constituait une faute délictuelle à l'égard de la banque. Une telle solution laisse espérer un revirement sur ce point.
II. L'espoir d'un revirement de
jurisprudence « à petits pas » L'abandon de l'assimilation des fautes délictuelle et contractuelle est opportun. Cette dernière est, en effet, particulièrement discutable, voire même contestable. Elle permet au tiers de bénéficier d'une preuve facilitée de la faute afin d'obtenir indemnisation de son préjudice, tout en soumettant, pour le reste, son action, aux règles de la responsabilité délictuelle. Les clauses prévues au contrat entre les parties lui sont inopposables, notamment les clauses attributives de compétence et, surtout, les clauses limitatives de responsabilité. Par un curieux paradoxe, le tiers est alors mieux traité que le créancier lui-même ! N'est-il pas incohérent de permettre à un tiers de prouver l'existence d'une faute en se référant au contrat, tout en écartant toutes les stipulations contractuelles encadrant l'engagement du débiteur ? La Cour de cassation semble ici prendre en compte ces critiques et revenir à l'exigence d'une faute délictuelle envisagée en elle-même. Un tel abandon semble préférable à la proposition avancée par l'avant- projet Catala. Celui-ci prévoit, en son article 1342, de laisser une option au tiers victime d'une inexécution contractuelle. Le tiers pourrait, dans tous les cas, agir sur le fondement contractuel, mais en étant alors soumis à l'ensemble des stipulations contractuelles. Il pourrait, sinon, choisir la voie délictuelle, à condition de prouver une faute délictuelle. Le nouveau critère serait celui de la nature de l'obligation violée, et non plus la qualité de tiers ou de partie de la victime. Novateur, le système ainsi construit permet de préserver la cohérence de chaque ordre de responsabilité. Il conduit toutefois à l'abandon, en la matière, du principe de non cumul des deux ordres de responsabilité. Déjà mis à mal dans les hypothèses de stipulation pour autrui tacite, depuis que la Cour de cassation permet aux ayants cause de renoncer à son application, il ne semble pas souhaitable d'y porter une atteinte encore plus générale. Elle serait ici d'autant plus importante que les victimes de dommages corporels auraient, en toute hypothèse, le choix entre les responsabilités contractuelle et délictuelle (art. 1341 du projet). Respectueuse tant du principe de l'effet relatif des contrats que de la règle du non cumul entre les deux ordres de responsabilité, la solution rendue dans l'arrêt commenté doit être préférée. L'arrêt rendu le 15 décembre 2011 par la première chambre civile sonne-t-il enfin le glas de l'identité des fautes délictuelle et contractuelle ? Cela n'est pas si certain. S'il s'oppose clairement à la jurisprudence antérieure, il n'a pas, en effet, eu les honneurs d'une publication au Bulletin de la Cour de cassation. Or en principe, tout arrêt présentant un intérêt doit être publié 10. Pour autant, le fait que l'arrêt ait donné lieu à cassation pour défaut de base légale laisse entrevoir une volonté créatrice de la Cour de cassation. Le rôle essentiel de ce cas d'ouverture à cassation s'agissant de la création jurisprudentielle 11 permet d'espérer ici l'amorce d'une nouvelle voie, par la technique des revirements « à petits pas » dont est coutumière la Cour de cassation 12. 1 – (1) Cass. 3e civ., 6 sept. 2011, no 10-20362 : JCP G 2011, 1316, note L. Perdrix. 2 – (2) Cass. ass. plén., 6 oct. 2006, no 05-13255 : JCP G 2006, II, 10181, note M. Billiau ; D. 2006, p. 2825, note G. Viney ; Resp. civ. et assur. 2006, no 11, p. 5, note L. Bloch ; RLDC 2006, no 34, p. 5, note P. Brun ; RDI 2006, p. 504, obs. P. Malinvaud ; RTD civ. 2007, no 1, p. 115, obs. J. Mestre et B. Fages et p. 123, obs. P. Jourdain ; RDC 2007, p. 269, obs. D. Mazeaud ; p. 279, obs. S. Carval ; p. 379, obs. J.-B. Seube et p. 556, obs. P. Delebecque. 3 – (3) Cass. 1re civ., 22 juill. 1931 : DH 1931, p. 506. 4 – (4) Cass. com., 22 oct. 1991 : Bull. civ. IV, no 302 ; v. aussi, déjà, Cass. 1re civ., 6 févr. 1952 : Bull. civ. I, no 55. 5 – (5) Cass. 1re civ., 7 nov. 1962 – Cass. 2e civ., 7 févr. 1962 – Cass. 1re civ., 23 mai 1978. 6 – (6) Cass. com., 17 juin 1997 – Cass. com., 8 oct. 2002 : JCP G 2003, I, 152, obs. G. Viney – Cass. com., 5 avr. 2005 : RTD civ. 2005, p. 602, obs. P. Jourdain. V. cependant en sens contraire, Cass. com., 12 mars 1991 – Cass. com., 12 mars 1991 – Cass. com., 7 janv. 1997. 7 – (7) Cass. 1re civ., 22 avr. 1992 – Cass. 1re civ., 25 nov. 1997 – Cass. 1re civ., 15 déc. 1998 – Cass. 1re civ., 18 juill. 2000 – Cass. 1re civ., 13 févr. 2001 – Cass. 1re civ., 18 mai 2004. 8 – (8) Cass. 3e civ., 5 févr. 1992 – Cass. 2e civ., 17 mai 1995. 9 – (9) Cass. com., 16 janv. 2007 – Cass. 2e civ., 18 janv. 2007 – Cass. com., 6 mars 2007 – Cass. 3e civ., 4 juill. 2007 – Cass. 3e civ., 13 juill. 2010 : Gaz. Pal. 2010, no 308, p. 14, note D. Houtcieff. 10 – (10) M.-N. Jobard-Bachellier et X. Bachellier, La technique de cassation, Dalloz, 2010, 7e éd., Collection Méthodes du droit, p. 43. 11 – (11) D. Foussard, «Manque de base légale et création de la règle», in La Cour de cassation et l'élaboration du droit, N. Molfessis (dir.), Économica, 2004, nos 5-6, p. 72-73. 12 – (12) J.-F. Weber, «Comprendre un arrêt de la Cour de cassation rendu en matière civile» : BICC 15 mai 2009, p. 13 et s.
Encore un arrêt non publié qui va faire parler de lui. Celui-là se présente
comme un revirement de la fameuse solution posée par l’Assemblée plénière le 6 octobre 2006 au sujet de la responsabilité délictuelle des contractants envers les tiers (Cass. ass. plén., 6 oct. 2006, n° 05-13255 : D. 2006, p. 2825, note G. Viney). Rien de moins ! L’acheteur d’un immeuble présenté comme étant « en bon état » découvre qu’il a été trompé. Il obtient l’annulation de la vente pour dol ainsi que la résolution consécutive des contrats de prêts. À l’agent immobilier qui était intervenu lors de la négociation du contrat, il reproche également un manquement à son obligation d’information et de conseil. De son côté, la banque ayant financé l’acquisition assigne elle aussi l’agent, invoquant la perte des intérêts conventionnels stipulés dans les prêts. La cour d’appel de Caen accueille les demandes formées contre l’agent, la seconde sur le fondement de l’article 1382 du Code civil. Dans son pourvoi, l’agent immobilier reproche notamment à la cour d’appel de n’avoir pas expliqué en quoi le manquement à l’obligation contractuelle d’information et de conseil caractérisait une faute quasi délictuelle envers la banque. On connaît l’argument. À peu de choses près, c’était celui qu’adoptait la chambre commerciale lorsque, avant 2006, elle subordonnait la mise en jeu de la responsabilité délictuelle d’un contractant à la preuve par le tiers d’une faute « envisagée en elle-même, indépendamment du point de vue contractuel ». Cet argument paraissait voué à l’échec puisque l’arrêt d’assemblée plénière de 2006 supprime précisément toute autre exigence que la démonstration d’un manquement contractuel et du dommage qui en est résulté : « le tiers peut invoquer, sur le fondement de la responsabilité délictuelle, un manquement contractuel dès lors que celui-ci lui a causé un dommage ». Or, contre toute attente, la première chambre civile casse l’arrêt. Que faut-il en penser ? C’est selon. Les pessimistes ne verront dans cet arrêt qu’une erreur d’inattention, une « mauvaise » décision. Les optimistes y verront au contraire une raison d’espérer un revirement plus franc (sur les critiques de la solution de 2006, v. not. les contributions parues in RDC 2007, p. 538 et s.) et se prendront même à rêver que l’affaire donne lieu à un nouveau pourvoi, afin que la Cour de cassation soit tenue de se réunir une nouvelle fois en assemblée plénière.