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Affichage des 95 thèses de Martin Luther | (Wittenberg, 31 octobre 1517). Peinture, 1872, de Ferdinand Pauwels (1830–1904).

Dans le même numéro

Les fonctions de la vie


Les promesses de l'anthropologie de Marcel Hénaff
par

Antoine Garapon

Jean Lassègue

Les travaux de Marcel Hénaff sur l’éthique catholique permettent de dégager le sens de la modernité protestante : l’action des individus y est privée de toute référence à un
ordre transcendant et de toute médiation autre que les fonctions numériques.

Dans un article publié il y a exactement vingt ans1, Marcel Hénaff clarifiait les fameuses thèses de Max Weber dans L’Éthique protestante et l’esprit du capitalisme2. Sa
lecture rigoureuse, qui en élargissait la perspective, invite à poursuivre le travail en appliquant ses hypothèses à notre monde de 2020.

Hénaff, lecteur de Weber


La thèse de Weber, souligne Hénaff, a souffert de son succès, qui en a évacué toute la subtilité. Ainsi le rapport entre protestantisme et capitalisme a-t-il été interprété
comme un rapport objectif de causalité réciproque. Ce raccourci est condamnable, car il ne peut y avoir de rapport de causalité entre le « hors du monde » de la foi et le
registre utilitaire de l’économie. Pour faire une comparaison, il faut considérer les rapports entre une « éthique » et un « esprit » qui appartiennent au même registre moral.
Pour Weber, l’influence du protestantisme a été indirecte en s’exerçant, comme l’indique Ernst Troeltsch, « malgré lui3 ». « [Il ne fallait ni tenter] d’expliquer les formes
de socialité et de pratique économique par la religion (comme y tend Sombart), souligne Marcel Hénaff, ni réduire celle-ci à celle-là (comme le présuppose l’analyse
marxiste), mais voir au contraire – selon la méthode wébérienne – comment ces formes et ces pratiques s’accommodent mieux de certaines représentations religieuses que
d’autres4. » C’est cet accommodement non causal qu’il explore.

Pour cela, il élargit l’hypothèse de Weber en s’appuyant entre autres sur les travaux de Bartolomé Clavero sur l’économie en pays catholique au xviie​siècle5. Marcel
Hénaff constate que les pays catholiques répondent à un autre type d’anthropologie que les pays passés au protestantisme, qui repose sur un pilier : le lien social y est en
effet fondé sur l’idée de « charité6». Comme le remarque avec beaucoup de profondeur Marcel Hénaff, la critique protestante du lien social tient à « la dévalorisation du
geste généreux comme prétendant être essentiel au salut, et finalement […] sa présentation comme geste économiquement irrationnel. Ce qui est en cause, c’est la forme
même du lien social. […] celui-ci est supposé s’engendrer de la complémentarité des tâches au lieu de l’être par la réciprocité des dons7». La Réforme réinterprète le
fondement du lien social en substituant au « don » catholique le « dévouement à la tâche8 ». Cette lecture permet à Hénaff de développer une réflexion générale sur
l’anthropologie de ce lien et sa diversification progressive produisant une histoire, que ni Weber ni Bartolomé Clavero n’avaient tentée avant lui. Les pays catholiques
connaissent une autre forme du lien social dans laquelle les rapports de profit doivent être réinterprétés, de façon contre-intuitive, au travers des catégories morales et
sociales de « générosité », de « don » et de « contre-don » : « Cette théologie morale de l’échange, écrit-il, exige de traduire en termes de dons réciproques toute forme
d’échange commercial9. »

En généralisant le lien ainsi établi entre « éthique » et « esprit », Hénaff reste sur le strict terrain anthropologique, sans alimenter le débat sur la prétendue supériorité des
sociétés protestantes sur leurs homologues latines, tout en constatant que la colonisation de l’Amérique du Nord imprégnée de culture protestante a produit des sociétés
autrement plus florissantes que le continent sud. Mais il évite le piège de la finalité –​aussi réductrice que la causalité​– qui mesurerait les types de société selon une
gradation prétendument objective. Chaque forme de société construit un ensemble de valeurs qui lui est propre, en friction mutuelle avec d’autres, et le projet de Hénaff est
de saisir le moteur anthropologique de cette différenciation dont il cherche les raisons dans une histoire bien antérieure à la Réforme.

Une voie prometteuse

Catholicisme et protestantisme divergent, pour Hénaff, dans leur façon de concevoir l’altérité entre Dieu et les hommes, ce qui dessine deux voies pour instituer le sens. Si
Dieu est considéré dans les deux cas comme la source ultime du sens (appelé « salut » dans le vocabulaire théologique), il prend place dans deux configurations très
différentes : dans un cas, il continue d’imprégner toutes les relations (d’où l’éthique de la fraternité), dans l’autre, sa grâce est inaccessible au pouvoir des hommes (car nul
ne peut contraindre Dieu). Cette divergence explique deux attitudes très différentes quant au sens et aux modalités de l’action humaine.

Dans le cas catholique, l’action reste le lieu d’une médiation entre les hommes et Dieu dont la mesure éthique est assurée par l’institution ecclésiale. Dans le cas protestant,
la mesure du bien contenu dans l’action n’appartient plus aux hommes mais à Dieu seul, et aucune comptabilité humaine n’est possible (d’où la critique du système des
indulgences). La conséquence contre-intuitive est que, dans le cas protestant, l’action est en quelque sorte livrée à elle-même et qu’elle doit trouver sa rationalité
uniquement dans l’ici-bas. Puisque les actions humaines n’ont aucun effet sur la grâce procurant le salut, l’action humaine prend exclusivement son sens dans la fonction
qu’elle occupe, sans plus passer par la notion d’altruisme ni par une quelconque référence à un ordre supra-humain. En réorganisant ainsi le rapport entre l’idéalité et la
matérialité, le protestantisme institue du même coup une séparation entre le sens et la fonction. L’au-delà et l’ici-bas sont nettement séparés et ne communiquent que par la
médiation du seul texte sacré qu’il faut lire individuellement (sola scriptura). Le sens ultime de l’action de chacun ne sera révélé qu’au moment du jugement dernier et pas
avant. En attendant, le résultat de toute action, l’œuvre créée, ne tient plus à sa matérialité ni à une quelconque comptabilité éthique, mais se loge dans le principe créant,
de nature spirituelle, c’est-à-dire dans le rapport intérieur que l’individu entretient avec le créateur. Les catégories selon lesquelles seront évaluées toutes les actions –​le
rapport au temps, à l’espace, aux autres, aux objets, à la causalité​– sortent profondément transformées par la rupture du protestantisme : c’est pourquoi l’historien Olivier
Christin parle d’une « révolution symbolique10 ».

On pourrait déduire de la critique radicale par la Réforme de toute comptabilité éthique qu’elle rejette l’idée même de comptabilité en matière de salut. Mais la critique
porte sur le fait de s’en tenir à elle sans dépasser les œuvres créées pour envisager leur principe créant. La comptabilité change de sens : elle a désormais une fonction et
non seulement un contenu. Cette distinction est appelée à jouer un rôle déterminant par la suite.

De cette divergence sur le sens de l’action découle une différence très marquée quant aux statuts respectifs accordés aux institutions, c’est-à-dire à la question de
l’efficacité symbolique des médiations terrestres. Dans le cas catholique, cette efficacité relève de multiples médiations instituées (sacrements, ordres religieux, images) qui
sont garanties en derniers recours par l’Église, gardienne ultime de l’ordre du monde. Le protestantisme marque l’ouverture d’un vaste débat (en particulier entre Martin
Luther et Ulrich Zwingli) sur l’efficacité symbolique déléguée à des institutions autres que celle de la Bible et la réorientation de l’investissement collectif dans des
médiations plus horizontales, comme l’économie, le droit et, bien sûr, la technique.

Une séparation plus ancienne ?

Dans son analyse, Hénaff déplace le divorce catholicisme/protestantisme sur un divorce plus ancien, sur une « frontière invisible » qui traverse l’Europe correspondant à la
sphère d’influence du droit romain11. La conséquence est que les pays devenus majoritairement protestants (Allemagne du Nord, Royaume-Uni, royaumes scandinaves)
étaient, par leur droit, « protestants » avant la lettre et que le mouvement de la Réforme n’a fait qu’entériner dans les consciences une réalité de fait. Au droit
« déclaratif12», émanant du « caractère inconditionnel du pouvoir souverain13 », dans les pays où se faisait sentir l’influence du droit romain s’oppose le droit
« procédural », qui ne pose pas ou peu de principes intangibles mais traite au cas par cas et dans lequel chaque jugement s’appuie sur le précédent comme le fait la
common law au Royaume-Uni. Du droit, Hénaff passe à la fiscalité en notant la façon dont les souverains français et anglais ont traité différemment leur noblesse et leur
clergé, en les exemptant de l’impôt dans le cas français, ce qui a eu un effet déterminant sur la vie économique mais aussi sociale. Il reproduit donc le mouvement même de
la pensée de Weber qui part de « l’éthique » protestante pour aller vers « l’esprit » du capitalisme en l’élargissant dans l’espace et dans le temps.

C’est donc vers l’histoire des rapports du droit et de l’Église qu’il faudrait se tourner pour mieux saisir l’origine de ce divorce. C’est ce qu’a fait Robert Jacob dans La
Grâce des juges14, en repartant des ordalies, de leur traitement par les Carolingiens et de la grande bifurcation de 1215, date de leur interdiction par le quatrième concile
du Latran, entre le droit romano-canonique, d’une part, et la common law de l’autre.

Le droit, pourtant, n’explique pas tout : droit et religion ne se superposent pas puisqu’il y a des pays passés au protestantisme qui restent de droit romano-canonique
(Genève, Allemagne du Sud). Il faut rapporter les observations de Marcel Hénaff à un pli anthropologique plus profond qui influence le rapport au monde, la manière de
lier les activités quotidiennes, les rapports sociaux à des représentations collectives enfouies, théorie qu’il a développée dans Le Prix de la vérité15.

Deux conceptions de l’institution


Les travaux de Marcel Hénaff, enrichis du travail d’historiens anthropologues comme Robert Jacob, permettent de comprendre que des institutions portant souvent des
appellations identiques (droit, parlement, État, par exemple) reposent sur des représentations très différentes selon les cultures juridiques16. On pourrait opposer, à la suite
de Hénaff, les institutions publiques qui s’organisent comme la duplication d’un ordre avec ses principes s’appuyant sur un idéal du côté des cultures latines, et celles qui la
conçoivent comme un mécanisme.

Nombre d’institutions aussi fondamentales que le trial anglo-saxon –​et plus largement la place éminente du droit comme référence majeure devant laquelle comparaît la
Couronne (à la différence du modèle français qui a créé le droit administratif17)​–, auquel il faudrait ajouter le parlementarisme et les checks and balances, voire le marché
et sa « main invisible », se conçoivent comme un agencement des volontés plutôt que comme des points de contact avec un ordre supérieur. À chaque fois, le bénéfice de
l’institution est attendu non pas de personnes dévouées à un idéal supérieur mais d’un mécanisme froid, inexpressif et pourtant productif. « C’est de la complexité des
rouages du corps politique, écrit Montesquieu, du jeu mobile des forces rivalisant entre elles, que naît la liberté du citoyen. Elle est moins un droit acquis que le résultat
d’une combinaison heureuse. L’homme veut être libre, le gouvernement tend à l’oppression. Pour atténuer ce conflit rien de tel que de limiter les puissances les unes par
les autres, de manière à ce que le pouvoir arrête le pouvoir18. » Ce n’est pas ainsi que la culture latine d’influence catholique se représente le pouvoir, conçu comme
l’émanation d’un pouvoir souverain à l’imitation de l’ordre même de la création.

Pour un Français, remarque Bernard Groethuysen : « La liberté doit reposer sur des principes et non découler d’un ordre savamment aménagé. Elle doit être établie
comme un droit et non se présenter comme le résultat de circonstances favorables. Ainsi une Déclaration des droits devra-t-elle précéder la Constitution19. » Une telle
différence engendre des rapports au monde différents que Marcel Hénaff étend à la philosophie. « D’un côté, dans la tradition romaine, la loi des hommes est conçue
comme découlant de l’ordre du monde. L’importance accordée aux principes y accroît le rôle de la déduction et de la spéculation abstraite dans les questions de justice et
de morale. C’est un style de pensée qui a fortement marqué la philosophie continentale. De l’autre côté, la priorité est donnée à l’expérience, au cas, au local, au faisable,
à l’expérimentation des possibles sans a priori. C’est peut-être là que se dessine sur le long terme la perspective empiriste qui court de Bacon à Locke, de Hume à la
philosophie analytique contemporaine20. »

Deux rapports différents à l’ordre


Hénaff permet de distinguer deux conceptions de l’ordre radicalement opposées. Dans les cultures catholiques, agir, c’est tenter d’installer un ordre qui existe a priori dans
la création, alors que dans les cultures protestantes, la rationalité économique et utilitariste réduit l’ordre à l’équilibre interne de l’échange. Il ne s’agit pas d’un ordre a
posteriori mais d’un équilibre qui court après son centre de gravité, dans une course perpétuelle.

Foucault pointe magistralement cette différence : « Ferguson prend l’exemple des établissements français et anglais en Amérique et dit, analysant le mode de colonisation
français et anglais : les Français sont arrivés avec leurs projets, leur administration, leur définition de ce qui serait le mieux pour leurs colonies d’Amérique. Ils ont bâti
de “vastes projets” et ces vastes projets n’ont jamais pu être “réalisés qu’en idée” et les colonies françaises d’Amérique se sont effondrées. En revanche, les Anglais, ils
sont arrivés pour coloniser l’Amérique avec quoi ? Avec des grands projets ? Pas du tout. Avec des “vues courtes”. Ils n’avaient aucun autre projet que le profit immédiat
de chacun, ou plutôt chacun n’avait en vue que la vue courte de son propre projet. Du coup, les industries ont été actives et les établissements sont devenus florissants21. »

Cette « vue courte » est le résultat d’une action conçue sur un mode strictement fonctionnaliste qui ne se réfère à rien d’autre. Elle postule « l’inconnaissabilité de la
totalité du processus » qu’il faut mettre en relation avec les desseins de Dieu qui sont impénétrables. « L’homo œconomicus, c’est le seul îlot de rationalité possible à
l’intérieur d’un processus économique dont le caractère incontrôlable ne conteste pas, mais fonde la rationalité du comportement atomistique de l’homo œconomicus22. »
Le monde économique est par nature opaque et non totalisable car il résulte d’une conjonction d’actions individuelles. L’économie devient le paradigme du principe créant
qui puise son origine dans les présupposés spirituels.

Deux significations du rituel

Dans le modèle catholique, le rituel réactive, avec une débauche de luxe et de symboles, un don unilatéral émanant du créateur, dont on cherche à se réapproprier
l’efficacité par la munificence et pour lequel on ne sera jamais tout à fait à la hauteur (d’où l’insatisfaction permanente qu’il engendre). Ce don est censé être intervenu une
fois pour toutes (c’est pourquoi l’appartenance engendre donc un sentiment de reconnaissance généralisé23), et il n’est pas à reconstruire à chaque occasion comme dans
les cultures protestantes24.

Le monde protestant a-t-il supprimé tous les rituels ? Non, mais il les a fonctionnalisés. Il n’y a pas plus ritualisé que tous les signes d’appartenance à la nation américaine,
à commencer par la bannière étoilée que l’on voit partout aux États-Unis, sans parler de la Grande-Bretagne qui a conservé ses rituels ancestraux, entre perruques, pas
rythmés et salut déférent. Ces rituels ont pris cependant un sens différent que dans le monde catholique : ils répondent à un principe d’organisation partielle de la société
qui regroupe les individus selon des fonctions diverses, tantôt pour constituer un parlement, tantôt pour composer un jury, tantôt pour mener à bien une entreprise. Ils ne
font plus aucune référence à un ordre supérieur englobant, comme le montre encore la pompe républicaine en France : ils construisent de manière plus horizontale et
pragmatique un équilibre instable qui… « fonctionne ». The system works, répète-t-on à l’envi aux États-Unis.

Ce n’est probablement pas un hasard si le monde protestant a développé une véritable foi dans le parlementarisme à tous les niveaux, en faisant du government by
discussion le cadre général des relations politiques comme des relations sociales. Cette ritualisation de la vie collective lui offre l’occasion de pratiquer à sa manière le don
cérémoniel, pourrait-on dire en reprenant les catégories de Marcel Hénaff : c’est le moment où il est possible de ne plus compter son temps, où il faut au contraire le
dépenser sans compter. En faisant des concessions à son adversaire, on abandonne une partie de soi pour maintenir l’autre dans le cercle des relations. Lorsque l’on fait une
transaction, on renonce à quelque chose, c’est un choix négatif (l’avoir se rapproche de l’être). Dans un autre ordre, le leisure américain implique aussi une
fonctionnalisation très particulière du temps, comme Thorstein Veblen l’avait montré autrefois25.

La fonction est ainsi plus importante dans le cas protestant que dans le cas catholique, où le grand médiateur symbolique qu’est l’État a pris le relais de l’Église. Cela
explique la persistance en France d’une « logique de l’honneur26» qui contraste avec la culture américaine, dans laquelle le vrai régulateur est plutôt la circulation
fonctionnalisée de l’argent (et donc des signes monétaires). Cela explique également pourquoi les cultures à don unilatéral sont peut-être plus fragiles quand elles entrent
en compétition avec les sociétés protestantes. Et ce sont sans doute ces rituels de discussion qui ont évité la terreur, l’idéologie violente de la tabula rasa, dans les pays
protestants27.

Une clé pour comprendre les enjeux contemporains

Marcel Hénaff a le mérite d’éclairer l’histoire d’une tension qui traverse la modernité occidentale –​une histoire qui continue et pourrait même s’accélérer. Ayant vécu
longtemps aux États-Unis et plus précisément en Californie où il enseignait, Marcel Hénaff était particulièrement bien placé pour assister aux derniers développements de
la dynamique engendrée par les multiples affinités entre l’éthique protestante et l’esprit du capitalisme.

Ce n’est pas pour lui un hasard si la mondialisation est marquée par l’esprit protestant. Cela ne s’explique pas uniquement par le poids politique des États-Unis mais aussi
par la prédisposition protestante à la fonctionnalisation de la vie. Cette dernière est en effet plus apte à organiser les échanges entre des hommes différents sans convoquer
l’ordre du sens. Elle s’est répandue à travers le monde (non sans une résistance acharnée) en permettant d’agir ensemble sur un mode strictement fonctionnaliste (par les
instruments du droit et de l’économie). La dissociation de la part fonctionnelle et de la part culturelle a favorisé ce que l’on pourrait appeler une « sur-fonctionnalisation »
des signes monétaires, qui s’est traduite par l’emprise d’une économie financiarisée sur l’économie réelle. On a assisté dans la même période au développement d’une
économie généralisée, réglant non seulement les échanges de biens mais également toute la vie collective, voire personnelle, à partir de la fonction d’utilité.

L’esprit du protestantisme a également de profondes affinités avec la révolution numérique. Celle-ci est née en effet d’une crise du sens mathématique il y a tout juste un
siècle28. L’une des solutions à cette crise fut conçue par un mathématicien allemand, David Hilbert. Celui-ci reprit, dans un contexte non pas théologique mais
mathématique, le geste si spécifique de la culture protestante consistant à opérer une scission entre « éthique » et « esprit ». Pour surmonter les contradictions internes aux
mathématiques, il proposa de s’en tenir aux seuls signes, à leur réalité finie, tangible, pour opérer des déductions fonctionnelles dans un langage entièrement formel. Le
sens n’est donné qu’à la fin du processus. Cette « fonctionnalisation des signes » engendre l’idée de « programme » fonctionnant sur les machines logiques que sont les
ordinateurs, qui deviendra effective en 1948.

Ce détour par l’histoire des mathématiques et de l’informatique permet de mieux saisir ce qu’il en est aujourd’hui de l’« éthique » protestante et de l’« esprit » du
capitalisme. Tous les rapports sociaux sont aujourd’hui médiatisés par l’informatique et nous vivons ainsi dans un environnement où la scission interne aux signes est
constamment à l’œuvre par le biais des programmes dont l’empire s’étend chaque jour un peu davantage. D’où vient cette hégémonie ? D’une confiance absolue placée
dans les signes que sont les codes et les machines qui les traitent. Cette confiance irréfléchie témoigne d’une nouvelle forme de transcendance : en s’en remettant au code,
on fait foi à une écriture qui semble non seulement pouvoir se passer des humains mais qui les contrôlerait.

G.​K. Chesterton, qui considérait la modernité comme des concepts religieux « devenus fous », nous met la puce à l’oreille. Cette vénération pour le pouvoir des codes n’est
pas sans rappeler une autre forme de vénération littéraliste contemporaine, qui saisit tous les monothéismes, de la Bible belt au salafisme. Il peut paraître très artificiel de
rapprocher deux attitudes qui semblent diamétralement opposées, l’une relevant de l’avancée technologique la plus prometteuse, l’autre des tendances religieuses les plus
rétrogrades. Elles n’en sont pas moins réunies par une même fascination pour la lettre, seule porteuse du salut, et expriment de ce fait un désir profond, celui d’une
parousie des signes enfin réconciliés avec leur sens.

Dans ces attitudes, les lettres ne sont pas faites par les hommes et vivent de façon autonome. Les systèmes de signes sont les seules médiations qui nous restent, lorsque le
divorce entre le signe et le sens est consommé. La logique de la fonctionnalisation permet de construire des isolats, des groupes fermés (dont la blockchain serait
l’aboutissement) qui se constituent dans un refus radical de l’hétérogénéité, dans un unanimisme qui va jusqu’à la violence, lieu iconoclaste du refus de toute médiation
symbolique. En effet, il n’y a pas de société qui tienne sans une certaine transcendance capable de la réfléchir.

Il n’y a pas de société qui tienne sans une certaine transcendance capable de la réfléchir.

La radicalisation, qui hante notre temps, n’est autre qu’une continuation de cette scission initiale entre sens et signes portée à l’extrême. On pourrait qualifier cette
exaspération de néo-littéraliste en ce qu’elle tourne autour de l’écriture : l’écriture sacrée qui monopolise le sens métaphysique du monde, l’écriture comptable qui se
substitue au langage dans la financiarisation ou l’idéologie du management ; l’écriture informatique, invisible et illisible (sauf par les nouveaux scribes que sont les
informaticiens), qui prétend agir hors de toute médiation dans les affaires humaines. Les libertariens qui considèrent les plateformes numériques comme le seul lieu
symbolique autorisé de la médiation, et qui ont été doublés par les zélotes de la blockchain, ne font par certains côtés que continuer cette histoire de désintermédiation.

Le numérique menace –​et c’est là sa radicale nouveauté​– tous les rituels et les modes d’association symboliques qui faisaient la vie politique délibérative de tous les pays,
de tradition latine et catholique comme de tradition protestante.

Marcel Hénaff était préoccupé de « la pauvreté symbolique » des sociétés modernes. Ces dernières payaient ainsi moins leur émancipation du sacré que la transformation
de ce dernier. L’importance constitutive du don cérémoniel les oblige à rechercher une synthèse précaire entre les signes fonctionnels, qui permettent de mesurer les
échanges, et l’élaboration collective du sens, qui permet d’habiter le monde et d’entrer en relation les uns avec les autres. Un tel enjeu a pris un tour dramatique avec le
rêve d’une société sans autres médiations que des fonctions mathématiques et des systèmes technologiques. L’œuvre de Marcel Hénaff a l’immense mérite d’avoir posé le
problème dans toute sa profondeur.

1.  Marcel Hénaff, « L’éthique catholique et l’esprit du non-capitalisme », Revue du Mauss, no​15, 2000.
2.  Max Weber, L’Éthique protestante et l’esprit du capitalisme [1904-1905], trad. par Isabelle Kalinowski, Paris, Flammarion, 2017.
3.  Cité dans M. Hénaff, « L’éthique catholique… », art. cité, p.​39.
4.  Ibid., p.​37.
5.  Bartolomé Clavero, La Grâce du don. Anthropologie catholique de l’économie moderne, préface de Jacques Le Goff, trad. par Jean-Frédéric Schaub, Paris, Albin
Michel, 1996.
6.  M. Hénaff, « L’éthique catholique… », art. cité, p.​65 : « La culture catholique a maintenu le principe qu’un don en retour envers Dieu est possible, qu’il l’est à
travers le don à autrui, par la charité. La vie sociale et les échanges restent alors sous l’emprise de cette exigence. »
7.  Ibid., p.​41.
8.  Ibid., p.​40.
9.  Ibid., p.​57. Voir aussi Giorgio Agamben, De la très haute pauvreté. Règles et formes de vie (Homo sacer IV, 1), trad. par Joël Gayraud, Paris, Payot & Rivages,
2013.
10.  Olivier Christin, Une révolution symbolique. L’iconoclasme huguenot et la reconstruction catholique, Paris, Éditions de Minuit, 1991.
11.  M. Hénaff, « L’éthique catholique… », art. cité, p.​61 : « Une frontière invisible traverse l’Europe, celle qui marque les limites de l’ancien empire romain, ou
plus exactement, celle qui marque la zone d’influence du droit romain. »
12. Ibid., p.​61.
13. Ibid., p.​62.
14. Robert Jacob, La Grâce des juges. L’institution judiciaire et le sacré en Occident, Paris, Presses universitaires de France, 2014.
15.  M. Hénaff, Le Prix de la vérité. Le don, l’argent, la philosophie, Paris, Seuil, 2002.
16.  Weber comme Hénaff insistent sur le fait qu’une culture n’est pas directement inspirée d’une religion. R.​Jacob s’intéresse à la construction des cultures romano-
canonique et de common law, et il étend ainsi ses recherches à la Chine.
17.  Voir sur ce point Philippe Raynaud, Le Juge et le philosophe. Essai sur le nouvel âge du droit, Paris, Armand Colin, 2008.
18. Bernard Groethuysen, Philosophie de la Révolution française, précédé de Montesquieu, Paris, Gallimard, coll. « Tel », 1982.
19. Ibid., p.​64-66.
20.  M. Hénaff, « L’éthique catholique… », art. cité, p.​62.
21.  Michel Foucault, Naissance de la biopolitique. Cours au collège de France (1978-1979), Paris, Gallimard/Seuil/Ehess, 2004, p.​284.
22.  M. Foucault, Naissance de la biopolitique, op. cit., p.​285.
23.  Puisque c’est l’organisation même de l’Église qui est divine, il ne peut y avoir de salut en dehors d’elle. C’est aussi vrai pour l’État. C’est l’exact opposé de la
vison puritaine qui se dégage, entre autres, de Pilgrim’s Progress, le roman de John Bunyan (1678) qui eut un immense succès aussi bien en Angleterre qu’aux États-
Unis. Voir Jesse R.​Pitts, « Continuité et changement au sein de la France bourgeoise », dans Stanley Hoffmann et al., À la recherche de la France, Paris, Seuil, 1963.
24.  En Angleterre, le « parlement » est une réalité temporaire qui résulte de l’acte consistant à réunir des individus particuliers (d’où l’expression « le long
parlement » de la guerre civile anglaise) ; l’institution du parlement n’étant rien en dehors de l’acte qui consiste à le réunir.
25. Thorstein Veblen, Théorie de la classe de loisir [1899], trad. par Louis Évrard, Paris, Gallimard, 1970.
26.  Philippe d’Iribarne, La Logique de l’honneur. Gestion des entreprises et traditions nationales, Paris, Seuil, 1989.
27.  Voir Murray Edelman, Pièces et règles du jeu politique, trad. par Christian Cler, Paris, Seuil, 1991, et Hamit Bozarslan, Crise, violence, dé-civilisation, Paris,
Cnrs Éditions, 2019.
28.  Cette crise du sens provenait de l’apparition de paradoxes concernant deux concepts mathématiques clés, l’espace et l’infini.

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