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Ils réclamaient les droits du genre humain ; mais ils les soutinrent
en bêtes féroces.
Voltaire, Essai sur les mœurs
Tout ce qui est irrationnel ne saurait être rejeté comme stupidité. Ernst Bloch, Héritage de ce
temps
Introduction
[En] appliquant des axiomes abstraits, mais qui leur sont chers, sans
s’inquiéter de leurs conséquences, [les abolitionnistes] préconisent une
orientation qui ne saurait résister à un examen froid et réaliste. Nous
fondons nos raisonnements sur des abstractions : voilà ce qui fait le
malheur de notre pays. Nous établissons le principe que tous les
hommes ont été créés libres et égaux ; et, le suivant sans nous soucier
des conséquences, nous en inférons souvent que la communauté des
biens est rendue nécessaire par un respect rigide des droits de
l’homme. C’est cette illusion, cette inclination à se précipiter
aveuglément dans la direction indiquée par quelque fumeuse
abstraction, qui plongea la France révolutionnaire dans le règne de la
Terreur34.
Comme l’a récemment montré Joel Olson, dans une contribution précieuse
à ce qu’il appelle la « théorie critique du fanatisme44 » – laquelle, à partir
du fanatisme, remet en question les limites de la théorie politique libérale –
c’est avec fierté que dans l’aile radicale du mouvement abolitionniste on
arborait l’épithète de « fanatique45 ». Celle-ci fut même intégrée à une
théorie et à une pratique de la rhétorique, de l’agitation et de l’action
politiques. Des figures de premier plan comme William Lloyd Garrison et
Wendell Phillips « se définissaient comme des fanatiques ». Qu’est-ce que
cela impliquait ? Prenant explicitement le contre-pied du sens commun
contemporain qui assimile hâtivement fanatisme et terrorisme, mais
également de ces théories politiques qui situent l’intransigeance hors des
limites sacrées de la démocratie, Olson montre que les abolitionnistes, par
leur posture politique et leur rhétorique affective, bouleversent certains de
nos présupposés essentiels sur le politique. Là où la délibération et le
consensus, ou du moins l’agonisme et le compromis exigent que l’on
mesure les principes à l’aune de leur applicabilité et des opinions rivales,
les « immédiatistes » du camp abolitionniste rejetaient toute autre
possibilité que celles de l’émancipation inconditionnelle et de l’égalité
totale. Cela ne signifiait pas un refus de tout dialogue ou une intolérance
pure et simple, pas plus que cela n’impliquait nécessairement, comme le
veut le stéréotype, une diabolisation théologique des défenseurs de
l’esclavage ou des propriétaires d’esclaves (par exemple, ces derniers
étaient admis dans les meetings abolitionnistes). L’abolitionnisme n’était
pas affaire de passion aveugle ou d’« abstraction brumeuse » ; outre son
rejet éthique du compromis, il a fondé son style politique sur une
appréciation réfléchie de la faiblesse stratégique de la délibération
s’agissant de l’abolition de l’esclavage. Le fanatisme abolitionniste mêlait
donc conviction passionnée et stratégie réfléchie, et alliait les séductions du
symbolisme et de l’affect aux instruments du pouvoir et du calcul.
L’abolitionniste radical était un « zélateur raisonnable » qui tenait pour
inséparables les moyens et les fins46. Tracer des limites, établir des
clivages – toutes choses que raillaient les antifanatiques favorables à
l’esclavage comme Drayton et Calhoun – étaient partie intégrante de
l’activité des abolitionnistes. Chez Wendell Phillips, la « parole »
abolitionniste devait provoquer une « insurrection de la pensée » et
convaincre les modérés de choisir leur camp. Cette parole visait non un
consensus obtenu par la délibération, mais au contraire la création d’« une
nouvelle opinion publique, abolitionniste et antiraciste, sur laquelle on
pourra[it] s’appuyer pour gagner la lutte entre amis et ennemis, esclaves et
maîtres, apôtres de la justice et marchands de chair humaine47. » Envisagé
du point de vue de l’abolitionnisme radical, le fanatisme constitue « la
mobilisation politique du refus de tout compromis48. » Même s’il est, selon
les paramètres de la politique délibérative, illibéral et intolérant, le
fanatisme peut cependant, en brisant le cadre consensuel de la politique,
accomplir une fonction émancipatrice. En d’autres termes, « susciter
fanatiquement un insoluble conflit peut avoir un potentiel démocratique49. »
Mais les travaux d’Olson sur le fanatisme américain mettent en exergue une
autre dimension du fanatisme politique, la solidarité. Le fanatisme, surtout
s’il est conçu comme justification de la violence politique, prend souvent la
forme d’une identification à ceux qui souffrent et aux opprimés, une
identification où la sympathie tourne à l’ontologie – une ontologie selon
laquelle l’antagonisme participe de l’être même des sujets politiques et des
bénéficiaires de leur solidarité50.
Il est à cet égard significatif que, dans son ouvrage sur John Brown,
W.E.B. Du Bois le décrive comme « l’homme qui, de tous les Américains,
s’est peut-être le plus approché des âmes du peuple noir ». Dans un passage
mémorable, Du Bois reprend un certain nombre de thèmes antifanatiques
(conviction religieuse, intransigeance, Révolution française…) pour les
agencer dans une élégie à la politique de l’abstraction, comme politique
profondément humaine :
Outre ces idées thérapeutiques, l’un des aspects les plus intrigants chez
Lumbroso est le lien qu’il établit entre la conviction politique virulente et la
nouveauté. Curieusement, le criminel politique échappe à une passion qui
affecte la majorité de la population : la haine du nouveau, ou misonéisme.
Congénital ou purement politique, le fanatisme est une espèce de
néophilie75.
À la même époque, la question du fanatisme apparaît dans un autre
paradigme criminologique qui exercera lui aussi une grande influence et qui
rejoint en partie Lombroso : le modèle établi par Gabriel Tarde, dont
l’œuvre a récemment connu un regain d’intérêt dans la théorie sociale.
Auteur au tempérament politique proche de celui de Lombroso, Tarde prend
ses distances avec l’hypothèse du « criminel-né ». Il affirme que les
conditions d’organisation et de communication de la société contemporaine
(en particulier l’influence croissante de la presse sur les sentiments et les
mouvements politiques), rendent nécessaire de recourir à des explications
combinant le sociologique et le psychologique, ne concédant qu’un rôle
réduit à la biologie, à l’hérédité ou au climat (et à la « race » en général).
Tarde s’inquiète lui aussi de la virulence des « sectes criminelles », en
particulier de l’anarchisme. Mais son explication se focalise sur des
catégories relevant de l’action collective, spécifiquement sur les foules et
les publics, conçus en termes de forces fondamentales de désir, de croyance
et d’imitation. Ce n’est pas chez l’individu qu’il faut chercher les raisons du
succès de l’« insurrectionnisme », mais dans une circulation particulière des
affects et des idées, favorisée et renforcée par les nouvelles formes de
communication. Tarde va donc s’employer à développer les thèses de
Gustave Le Bon sur les foules. La foule se caractérise par l’irrationalité et la
répétition. Sa « vie collective intense est pour le cerveau un terrible
alcool ». La foule est fascinée et enivrée par son propre spectacle. Son
activité a toujours été stérile, et au fond toujours identique, qu’il s’agisse
des paysans de Münzer, des hordes de la Terreur ou des émeutes
contemporaines76. « Ainsi, écrit-il, les dynamiteurs actuels ne font que
reprendre à leur compte le cauchemar des millénaires77. »
Mais c’est aux collectivités nouvelles de l’âge de la presse : les publics,
que Tarde consacre ses réflexions les plus originales. Alors que les foules
sont affectées par des mouvements de contagion certes tumultueux mais
relativement brefs, dus à la promiscuité physique et à un comportement de
horde, les publics, « foules spiritualisées », constituent des entités bien plus
étranges. Tarde avance – idée que mettront à profit ses épigones dans
l’industrie des relations publiques – que les publics, par leur dispersion, leur
immatérialité, par l’action à distance, peuvent neutraliser la menace
physique que les foules font peser sur l’ordre et la stabilité. Il constate que
les publics sont une espèce de pharmakôn, un antidote à la frénésie des
multitudes susceptible de provoquer toutes sortes de réactions auto-
immunes, et présentant dès lors un danger plus grave et plus durable que les
foules, qui sont limitées dans l’espace et le temps. Ce qu’il appelle les
« publics de haine » sont bien plus inquiétants que les foules enragées,
puisque « le public est une foule beaucoup moins aveugle et beaucoup plus
durable, dont la rage plus perspicace s’amasse et se soutient pendant des
mois et des années78 ». Nettement plus méfiant que Lombroso à l’égard des
actions de groupe, Tarde pense que tous les collectifs ne sont que trop en
proie aux passions et qu’ils ont un « déplorable penchant à subir les
excitations de l’envie et de la haine79 »; il pose cependant – en référence à
la fois à l’antisémitisme et aux doctrines de révolution sociale – que les
publics, comme foules immatérielles, représentent un danger spécifique
pour les « démocraties nouvelles », brinquebalées au gré des caprices et des
ruses d’écrivains démagogues, capables d’unifier des publics dispersés en
une foule vindicative et « acéphale ». Mais, tout en tenant lui aussi le
fanatisme pour une sorte de monomanie politique, pour une pathologie liée
à un excès de conviction, il s’intéresse principalement aux différentes
formes d’« hypnose » sociale80. Ce sont la manipulation et l’influençabilité,
plutôt que la détermination et l’intransigeance, qui constituent son
paradigme. Si le fanatisme est ici affaire d’idées, celles-ci ne prennent pas
la forme de principes qui ne souffrent pas la controverse, mais plutôt de
courants et d’imitations incitant à l’action collective. Le modèle est celui de
la contagion virale, non celui de la possession personnelle.
L’œuvre de Tarde souligne également la place du genre dans le
fanatisme. Tandis que Lombroso remarquait la forte proportion de femmes
parmi les criminels politiques – donc chez ces criminels dont les actions ne
sont pas le produit de tares biologiques, et pour lesquels il montrait un
respect tout particulier –, Tarde se concentre non sur la conviction pure,
mais sur la vulnérabilité à la frénésie. À une époque où l’idée de « foules
féminines » pouvait aisément évoquer les balbutiements du mouvement des
suffragettes, il insiste à maintes reprises sur la nature particulièrement
violente et « fanatisée » des groupes de femmes agissant de concert. Et,
même s’il parle de foules masculines et féminines, de publics masculins et
féminins, il avance qu’à cause de leur caractère irrationnel et manipulable, à
cause de l’incohérence de leurs passions, les collectifs ont quelque chose de
proprement féminin81. On trouve ici un écho des débats du XVIIIe siècle sur
le phénomène exclusivement féminin des convulsionnaires* de Saint-
Médard, qui associaient fanatisme religieux, comportement des femmes en
groupe et « nymphomanie », et qui opposaient l’inspiration (spirituelle et
esthétique), également irrationnelle mais potentiellement créatrice, de la
fureur prophétique* au caractère paradoxalement stérile, criminel et
honteux de la fureur utérine*82.
Le fanatisme à l’âge des extrêmes
L’intensité en politique
Le réel, tel qu’il est conçu dans son absoluité contingente, n’est jamais
assez réel pour n’être pas soupçonné d’être du semblant. La passion du
réel, c’est aussi nécessairement le soupçon. Rien ne peut attester que le
réel est réel, rien que le système de fiction où il va venir jouer le rôle
de réel. Toutes les catégories subjectives de la politique
révolutionnaire, ou absolue, comme « conviction », « loyauté »,
« vertu », « position de classe », « obéissance au Parti », « zèle
révolutionnaire », etc., sont marquées par la suspicion que le supposé
point de réel de la catégorie n’est en réalité que du semblant. Il faut
donc toujours épurer publiquement la corrélation entre une catégorie et
son référent […]92.
Jérémie chapitre I :9 :
« Voici ! J’ai mis mes paroles dans ta bouche ; je t’ai établi
aujourd’hui sur les nations et les empires pour que tu bâtisses et que
tu plantes. »
Jérémie chapitre I :8 :
« Une muraille d’airain se dresse contre les rois, les princes, les
prêtres et le peuple.
Qu’ils combattent autant qu’ils voudront :
Ta victoire sera miraculeuse pour la ruine des tyrans et des
impies. »
Thomas Münzer, exergue de son
Expresse mise à nu de la fausse foi
Les mouvements politiques qui ont souhaité en finir avec une histoire de
misère et d’oppression, et instaurer le paradis terrestre (le « millénium »),
semblent les premiers visés par l’accusation de fanatisme, et cela parce
qu’en général, le millénarisme rejette la politique comme domaine de la
médiation et de la délibération institutionnelles, et traite leurs défenseurs en
ennemis malveillants (« l’Antéchrist »). De plus, le millénarisme présente
une composante nettement prophétique. Il guette fièvreusement les signes
annonciateurs d’une nouvelle Terre et de nouveaux cieux, refuse de s’en
tenir à des perceptions finies et revendique la connaissance de l’Être ou des
desseins divins. Qu’il prenne la forme d’un retrait du monde ou d’une
tentative d’en hâter la fin, le millénarisme peut se définir comme une
rupture avec un temps politique conçu comme celui de l’ordre – l’ordre
répétitif des cycles, l’ordre immuable de la stabilité, ou l’ordre cumulatif du
développement. Se pourrait-il, cependant, que la négation apparente des
coordonnées temporelles par lesquelles nous pensons la politique ne soit
pas le fin mot du fanatisme et du millénarisme ? Et que notre perception de
la nouveauté et de l’innovation politique découvre un complément
nécessaire dans l’espérance de ces mouvements en la possibilité d’une fin à
ce monde ? Pour répondre à ces questions, une partie de ce chapitre
analysera la rencontre entre la pensée radicale et marxiste du XXe siècle et le
mouvement dont la condamnation a suscité la cristallisation initiale du
discours contre le fanatisme : la guerre des Paysans qui a déchiré
l’Allemagne au début du XVIe siècle. Mais avant de nous plonger dans ce
locus classicus du débat sur le fanatisme, nous examinerons la question de
l’anachronisme politique et l’idée contre-intuitive que la politique moderne
de la nouveauté est liée d’une manière ou d’une autre aux aspirations
apocalyptiques et fanatiques. Nous partirons pour ce faire d’un important
débat qui agita les sciences sociales voici à peine plus d’un demi-siècle.
Bien plus qu’une simple obsession de médiévistes, l’étude du fanatisme
était aux yeux d’un certain nombre de penseurs du XXe siècle, d’une urgence
politique certaine. Un séminaire qui se tint en 1956 à l’université de
Manchester, et auquel participèrent Eric Hobsbawm, Peter Worsley et
Norman Cohn, fournit un bon exemple de cet intérêt pour la politique de
l’apocalypse. Ce fut un moment de réflexion profonde sur les dimensions
sociales et politiques du millénarisme. Cette réflexion traversa
l’anthropologie, l’histoire, la sociologie et l’étude de la religion, comme en
témoignent les ouvrages publiés peu après par ces chercheurs :
respectivement, Primitive Rebels : Studies in the Archaic Forms of Social
Movement in the 19th and 20th Centuries (1959) ; The Trumpet Shall
Sound : A Study of ‘Cargo’Cults in Melanesia (1957) ; et The Pursuit of the
Millenium : Revolutionary Messianism in the Middle Ages and its Bearings
on Modern Totalitarian Movements (1957). Cette discussion, qui réunit
deux marxistes (Hobsbawm et Worsley) et un libéral anticommuniste
(Cohn), demeure essentielle pour tous ceux qui s’intéressent à la question
du temps, de l’histoire et du fanatisme. Disons schématiquement que le
texte d’Hobsbawm porte sur les relations sociohistoriques entre le temps
archaïque du millénarisme et le temps transformateur de la révolution ; que
Worsley examine l’étrange modernité initiée par l’impact catastrophique
d’une économie capitaliste mystificatrice sur la culture indigène ; et que
Cohn voit dans les mouvements apocalyptiques du Moyen Âge les
antécédents idéologiques et sociologiques des totalitarismes du XXe siècle.
Les clivages politiques façonnent l’appréciation du millénarisme : tandis
qu’Hobsbawm et Worsley discernent dans ces soulèvements les précurseurs
nobles, mais prématurés, du réalisme révolutionnaire, Cohn appréhende le
millénarisme comme le produit destructeur d’une alliance entre des
« intellectuels » déracinés et une meute disparate incapable d’accomplir le
moindre progrès social effectif, et qui opte pour la négation totale du monde
politique, préfèrant la conflagration à la réforme. Mais tous trois
reconnaissent plus ou moins explicitement la modernité du millénarisme, et
l’associent au choc de la rencontre avec le capitalisme. L’anachronisme
millénariste – la référence à une communauté paradisiaque disparue ou
l’aspiration à une sortie pure et simple du temps – est profondément
enraciné dans la dynamique de développement économique et de mutation
politique propre à la modernité (dans le cadre de la formation des États
européens comme dans celui des conquêtes impériales et coloniales). Il en
résulte un produit composite : nostalgie d’un passé mythique, rencontre
violente d’un présent entièrement nouveau et espoir d’une rédemption
future. Phénomène social, l’indétermination temporelle du millénarisme
s’explique par le fait qu’il constitue un « culte de crise122 », c’est-à-dire une
réponse politicoreligieuse des sociétés colonisées, subalternes ou
« arriérées » à « un véritable cataclysme social qui les a complètement
disloquées123 ». Dans la mesure où cette réponse ne consiste pas en un
simple repli sur la défense d’une culture ou d’une tradition, les cultes de
crise millénaristes comprennent un certain degré d’innovation et répliquent
à l’imposition d’une temporalité nouvelle par la création de leurs propres
imaginaires temporels124.
Dans sa contribution au séminaire de Manchester – qu’il remaniera plus
tard pour son premier livre, Primitive Rebels –, Hobsbawm accorde une
place centrale à la question du temps historique et politique, qui se voit
rattachée à des déterminations sociologiques et géographiques. Hobsbawm
se focalise sur la paysannerie de régions périphériques pauvres durement
atteintes par la modernisation capitaliste et son cortège de dépossessions et
de bouleversements (la Sicile en Italie, et l’Andalousie en Espagne). Le
millénarisme émerge ainsi comme une formation réactive, dont le caractère
primitif demande une lecture politique : les paysans, qui se mobilisent sur
une base millénariste en réaction au cataclysme capitaliste, ne sont pas
encore capables de la solidité d’organisation et de l’impact politique qui
caractériseront plus tard des formes d’anticapitalisme plus mûres – issues
du cœur du système, c’est-à-dire, en premier lieu, le mouvement des
travailleurs. Notant qu’ils forment encore la grande majorité des masses
mondiales, Hobsbawm les qualifie de « groupes prépolitiques, qui n’ont pas
encore trouvé, ou ont seulement commencé à trouver un langage spécifique
pour exprimer leurs aspirations quant au monde125 ». Le « pré » renvoie à
une extériorité ou à une marginalité spatiale qui, sur un plan temporel, se
traduit par une arriération, en termes de mentalité politique et de capacité
d’organisation. Hobsbawm ouvre son étude sur les mouvements
millénaristes modernes par cette déclaration instructive :
Bien que l’idée d’organisation chez Hobsbawm soit peut-être parasitée par
son communisme exclusif (le Parti comme seul moteur et porteur plausibles
d’un changement social durable et significatif), c’est en tout cas la politique
d’émancipation et non la philosophie de l’histoire qui préside à son
approche des mouvements politiques millénaristes ou « archaïques ». Il ne
juge pas ici l’anachronisme à l’aune d’une norme fixe de développement,
mais à celle de la capacité des exploités à trouver des manières appropriées,
non seulement d’« interrompre » l’hégémonie historique du capitalisme,
mais de la façonner, et finalement de la renverser.
Est-il possible de s’attaquer au problème de l’anachronisme, c’est-à-dire
de modes d’organisation et de croyance sans aucun lien avec un présent
politiquement et économiquement défini (et imposé de force), sans recourir
à l’historicisme et à la téléologie critiqués à juste titre par les tenants des
subaltern studies ? C’est chez Ernst Bloch, dans la dialectique de la
contemporanéité et de la non-contemporanéité, que nous trouvons les
premiers éléments d’une réponse positive136. Écrivant au moment où les
nazis préparaient l’ultime assaut de leur conquête du pouvoir, sensible aux
limites d’un communisme « éclairé » qui négligeait l’exploitation par Hitler
et ses troupes de choc des ressources profondément enracinées et souvent
inconscientes de l’anticapitalisme romantique, Bloch cherchait à construire
une théorie du fascisme qui dépasserait l’idée restrictive selon laquelle le
nazisme n’était guère qu’une manipulation ou une ruse de la bourgeoisie
parasitaire et assiégée. Selon lui, il incombait à la gauche de se confronter
directement à l’emprise émotionnelle d’idées proprement millénaristes,
particulièrement celle de « Troisième Reich » – perversion des hérésies
anticléricales et égalitaires dont la source principale se trouve chez un
moine calabrais du XIIe siècle, Joachim de Flore. Balayer purement et
simplement ces mythes au motif qu’ils seraient cyniques et obscurantistes,
c’eût été se priver de tout moyen, non seulement d’expliquer les dimensions
potentiellement émancipatrices de cet « héritage », mais aussi d’en arracher
la référence aux nazis. Bloch se penche avec la même attention sur la
prolifération de l’occultisme, face auquel les classes moyennes réactives et
inquiètes se montraient plus arriérées que les paysans :
Une fois de plus, c’est l’idée d’un fanatisme anhistorique qui va permettre
d’assurer des analogies transhistoriques. Chez da Cunha, ce lieu commun
du discours antifanatique est relu au prisme d’une théorie positiviste du
progrès et de la régression. Il déclare ainsi : « L’Histoire se répète. Antônio
Conselheiro fut un gnostique rustre127. » L’identité à travers les âges, voilà
ce que nomme le fanatisme. Da Cunha est formel : il existe des parallèles
entre le mouvement de Conselheiro et le montanisme, ce mouvement
chrétien du IIe siècle auquel appartenait le théologien Tertullien167. À
l’instar du montanisme en effet, il s’agit d’un millénarisme extravagant,
persuadé de vivre « l’épilogue de la Terre » : « On ne peut pas rêver plus
parfaite répétition du même système, des mêmes images, des mêmes
formules hyperboliques, presque des mêmes paroles. » Toujours dans un
registre positiviste, da Cunha ajoute qu’on a là « l’un des plus beaux
exemples de l’identité des états évolutifs parmi les peuples. L’arriéré du
sertao reproduit le faviès des mystiques du passé. Quand on considère cet
individu, on sent l’effet merveilleux d’une perspective qui s’étend à travers
les siècles168… »
Mais l’ordre des analogies et des identités peut s’inverser. Ainsi, dans le
travail de Norman Cohn, le millénarisme contient une « lointaine
préfiguration des conditions présentes », des mouvements politiques
« totalitaires » dont il pense qu’ils ont sécularisé la notion d’apocalypse169.
Je reviendrai plus loin sur cette dimension des travaux de Cohn. Je me
limite ici à la dimension sociologique de ses écrits sur les mouvements
millénaristes nords-européens du Moyen Âge. Cohn les distingue des
formes établies d’extrémisme ou d’hérésie religieuse, ainsi que des luttes
paysannes qu’il qualifie de « réformistes », de façon à faire ressortir la
spécificité des fanatismes révolutionnaires, qui associent prophéties et
attentes millénaristes aux tentatives de transformer le monde et d’instaurer
un paradis terrestre170. Point crucial, ces mouvements n’apparaissent jamais
là où la misère et l’oppression pourraient se trouver naturalisées par la
stabilité sociale ou atténuées par la coutume. Leur localisation correspond
au contraire à des zones de changement technologique, économique et
social, d’accroissement de la production, où de nouveaux besoins voient le
jour. Aussi sont-ils le fruit, sinon du capitalisme proprement dit, du moins
de l’extension du commerce. L’eschatologie n’est plus associée à des
conjonctures de défaite politique, elle n’est plus, comme dans le judaïsme
antique, la « compensation future des maux du présent171 ». Elle constitue
au contraire le véhicule de revendications dynamiques, engendrées par les
déplacements et les dépossessions qui accompagnent invariablement
l’élargissement de l’horizon d’un monde dont les coutumes et les
hiérarchies ont été bouleversées par le changement économique. Pour Cohn,
l’essor au Moyen Âge d’une « eschatologie révolutionnaire souterraine172 »
dans ces pôles du changement est moins signe de défaite que de désir
réprimé. Bien que beaucoup aient bénéficié de l’expansion commerciale,
« de nombreux autres avaient seulement développé de nouveaux désirs
qu’ils n’étaient pas en mesure de satisfaire ; et chez ces derniers, le
spectacle d’une telle richesse, inespérée au cours des siècles précédents,
provoquait un amer sentiment de frustration173 ». Qui étaient donc ces
victimes envieuses du progrès ? Estimant que les paysans sédentaires ne
deviennent révolutionnaires que dans des circonstances exceptionnelles174,
Cohn adopte une variante de la théorie du lumpenprolétariat :
Journaliers et travailleurs non qualifiés, paysans sans terre ou sans
assez de terre pour subvenir à leurs besoins, mendiants et vagabonds,
chômeurs et travailleurs menacés par le chômage, ces innombrables
qui, pour telle ou telle raison, ne pouvaient trouver de place assurée ou
reconnue – ces gens, vivant une situation de frustration et d’inquiétude
chroniques, formaient les éléments les plus impulsifs et les plus
instables de la société médiévale. Tout événement qui pût susciter
quelque perturbation, quelque peur ou quelque excitation – toute
espèce de révolte ou de révolution, tout appel à la croisade, tout
interrègne, toute peste et toute famine, tout ce qui venait déranger la
routine de la vie sociale – tout cela agissait sur ces couches avec une
force particulière et provoquait chez elles des réactions d’une
singulière violence. Et, pour tenter de remédier à leur infortune, ils
formaient un groupe salvationniste, emmené par un homme qu’ils
croyaient être d’une extraordinaire sainteté175.
Même si aucun des libelles publiés par la suite n’égale celui-ci en intensité,
l’image du fanatique est fixée une fois pour toute. Philippe Melanchthon,
qui avait été lui aussi l’ami de Münzer à l’époque où celui-ci résidait à
Wittenberg, allait justifier à son tour – dans l’ouvrage publié anonymement
Histoire de Thomas Münzer, responsable de la révolte de Thuringe, lecture
très édifiante – la répression féroce de la « meute » de ce faux prophète
possédé par le démon182. Dans un commentaire sur les Politiques d’Aristote
(1529) où il inscrit le fanatisme dans le champ de la philosophie politique, il
condamne comme tels tous ceux qui, à l’instar de Münzer et de ses
camarades, critiquent la propriété privée au nom de l’Évangile anéantissant
ainsi les principes sur lesquels repose la « société civile183 ».
Contre la séparation augustinienne entre Cité de l’Homme et Cité de
Dieu, et contre la distinction luthérienne entre autorité politique et
spirituelle, Münzer considère que la transformation du monde intérieur ou
spirituel de l’homme est inséparable de la transformation du monde
extérieur (il emprunte ce thème à des mystiques chrétiens comme Johannes
Tauler). Selon lui, il faut « transformer réellement les rapports liant les
individus à Dieu, à eux-mêmes, à l’Église et aux autorités temporelles, mais
aussi les rapports liant ces autorités mêmes à Dieu et au peuple ». Par
conséquent, la « révolution des consciences est une révolution sociale et
politique184 ». Münzer l’affirme explicitement dans sa cruciale déclaration
d’intention, le Sermon aux princes : cette révolution est, dans son langage
même, inséparable du motif de l’apocalypse, d’« une réforme radicale et
invincible185 ». Il s’élève contre l’idée que l’autorité mondaine doit inspirer
la peur et être préservée de l’insurrection, quand elle exploite le peuple et
que sa domination est injuste. Il réplique à « la chair sans esprit qui mène la
vie douce à Wittenberg » (c’està-dire Luther) dans son Plaidoyer très bien
fondé et réponse, que ce n’est pas un vain désir de révolte qui l’a conduit à
haranguer les mineurs de Mansfeld et les gens du peuple, mais la conviction
que « c’est la communauté toute entière qui doit avoir le pouvoir du glaive
ainsi que le pouvoir de lier et de délier186 ». Et il ajoute : « Celui qui veut
juger honnêtement de ce sujet ne doit ni aimer l’insurrection ni être opposé
à un soulèvement justifié ». Dans un passage qui illustre à merveille toute
sa verve biblique et son énergie politique, la critique de la justification
luthérienne de l’autorité est associée à une attaque contre l’oppression
économique facilitée par le glaive des princes (et la théologie de Luther) :
Sus ! Sus, tant que le feu est chaud ! Ne le laissez pas faiblir. Vlan !
Vlan ! Forgez en tapant sur les enclumes de Nemrod ! Jetez à bas leurs
tours ! Il n’est pas possible, aussi longtemps qu’ils seront en vie, que
vous vous libériez de la crainte des hommes. Tant qu’ils régneront sur
vous, on ne pourra pas vous parler de Dieu. Sus ! Sus, pendant qu’il
fait jour190 !
Il submerge ses ennemis – Luther l’« impie », les prêtres et les princes –
sous un déluge d’injures191. Et comme si ces brûlots ne suffisaient pas,
Melanchthon, dans son Histoire, lui prête la déclaration suivante, qui
confirme définitivement l’image du profanateur fanatique et du faux
prophète : « Je chie sur Dieu s’il ne fait pas ce que j’ordonne. » Chez le vrai
Münzer comme chez son double fantasmé, scatologie et eschatologie ne
sont jamais très éloignées l’une de l’autre.
L’image d’un Münzer fanatique, transmise par les pièces de théâtre, les
chroniques et des portraits basés, comme l’a montré Goertz dans son
excellente biographie, non sur l’observation, mais sur une physiognomonie
de l’hérésie, a fasciné par-delà les siècles. Dans les années 1960 encore,
l’historien G. R. Elton présentait Münzer comme un « homme assez jeune,
rempli d’une haine féroce pour toutes les choses qui n’étaient pas telles
qu’elles auraient dû être, formé à l’université, un idéaliste comme on en
trouve dans toutes les révolutions ». Il le qualifiait ensuite de « génie
démoniaque des débuts de la Réforme » et concluait, en des termes qui
rejoignent la tradition ouverte par Luther et Melanchthon, qu’il n’était « pas
un révolutionnaire constructif mais un fanatique ne connaissant aucune
limite, un fou dangereux dans sa prédication de la violence192 ». Mais il
revient à Cohn d’avoir brossé le plus fameux portrait d’un Münzer
fanatique dans Pursuit of the Millenium. Grâce à un raccourci historique
saisissant, ce texte rabat le lointain passé de la guerre des Paysans sur les
revendications politiques d’aujourd’hui, afin d’étayer une idée qui connaîtra
un grand succès, celle de « religion politique ». On peut y lire que « Münzer
était un propheta obsédé par des fantasmes eschatologiques qu’il tentait de
réaliser concrètement en exploitant le mécontentement social193 ». Même si
son objet est la condamnation du fanatisme politique, le récit qu’il donne de
la vie du théologien de la révolution laisse souvent une impression quasi
cinématographique, comme par exemple : « Toujours obsédé par
l’imminente destruction de l’impie, il tenait devant lui un crucifix rouge et
une épée dégainée quand il patrouillait les rues de la ville à la tête d’une
bande armée194. »
Ce verdict prend délibérément le contre-pied de la tradition communiste
et marxiste. Celle-ci s’est approprié Münzer comme un courageux héraut de
la politique égalitaire et révolutionnaire, dans une époque partagée entre le
monde médiéval déclinant du communisme précapitaliste et celui, en pleine
ascension, de l’économie capitaliste et de la lutte des classes. Cette
tradition, qui voit en Münzer le flamboyant précurseur des révolutions
contemporaines, a généralement négligé la tonalité apocalyptique et
mystique de son discours, mais aussi son originalité théologique, au profit
de sa capacité à cristalliser le mécontentement populaire et paysan et à
organiser la révolte. Les résurrections de Thomas Münzer ont souvent
coïncidé avec certains épisodes du combat révolutionnaire. La première
biographie véritable fut écrite par Ströbel à la suite de la Révolution
française, tandis que l’auteur d’une influente Histoire générale de la révolte
des paysans, Zimmerman, était un Jeune Hégélien, qui aborda Münzer au
prisme des luttes démocratiques radicales de l’Allemagne des années 1840.
Et dans cet ouvrage majeur de l’historiographie marxiste qu’est La Guerre
des Paysans allemands, Engels s’est tourné vers Münzer pour méditer sur la
défaite des révolutions de 1848 et raviver une référence révolutionnaire, à
contretemps certes, mais qui venait à propos. Münzer surgit à nouveau des
cendres de la révolution allemande de 1917-1923 grâce à l’étude d’Ernst
Bloch, Thomas Münzer, théologien de la révolution, mais aussi sous des
formes populaires, comme dans la pièce d’agit-prop écrite par Berta Lask et
mise en scène à Eisleben en 1925, pour la « Journée de Münzer le
rouge195 ». Autour de mai 68, les situationnistes trouvèrent en Münzer et
dans les hérésies postérieures une ressource pour le présent révolutionnaire.
Chacun de ces moments vit ressusciter le principe communiste
« fanatique » arraché à Münzer sous la torture, peu avant son exécution :
Cette analyse, qui a posé les bases de la discussion sur la politique des
mouvements millénaristes, montre à quel point la question du fanatisme est
inséparable de la question du temps. Du point de vue d’un capitalisme
profane où les rapports sociaux et l’idéologie s’accordent à tout moment,
l’Allemagne du XVIe siècle donne à voir un monde où la langue de la
théologie et de l’hérésie religieuse est en décalage par rapport au
développement prodigieux des forces productives et des rapports sociaux.
Si la guerre des Paysans fut une révolte anachronique, ce n’est pas parce
qu’elle fut une vaine tentative de préserver des coutumes et des relations
que l’accumulation primitive condamnait à l’obsolescence. Le soulèvement
héroïque des plébéiens était voué à l’échec à cause de la position
socialement et historiquement ambiguë de ses partisans – à la fois vestiges
et précurseurs –, à cause aussi de l’instabilité d’un discours chrétien déchiré
entre la justification de l’autorité et l’appel à la révolte : en un mot, cette
rébellion n’arrivait pas trop tard, mais trop tôt ! Engels établit un rapport
entre le communisme primitif de ce mouvement millénariste – lui-même
puisé dans le réservoir d’idées du christianisme primitif – et le
communisme effectif à venir. À rebours d’une conception rigide du
matérialisme historique, Engels prend au sérieux la dimension prophétique
de Münzer : ni simple expression des revendications des opprimés, ni
compilation de leurs griefs, sa prédication était « une anticipation géniale
des conditions d’émancipation des éléments prolétariens en germe parmi
ces plébéiens201 ». Le millénarisme est donc la forme revêtue par cette
projection d’une société sans classes et sans État, dont les conditions de
réalisation ne verraient le jour que plusieurs siècles plus tard.
Cette non-contemporanéité condamnait Münzer à subir le sort cruel
réservé aux leaders chargés d’une tâche irréalisable dans les conditions du
moment : « Il se trouve ainsi nécessairement placé devant un dilemme
insoluble : ce qu’il peut faire contredit toute son action passée, ses principes
et les intérêts immédiats de son parti, et ce qu’il doit faire est
irréalisable202. » Le révolutionnaire intempestif n’a donc que deux options :
ou bien se lancer dans une désastreuse fuite en avant*, ou bien se réfugier
dans le réformisme. Dans ce décalage entre le fantasme religieux et les
perspectives réelles d’émancipation, la ruse de l’histoire capitaliste a voulu
que « l’anticipation en imagination du communisme [soit] en réalité une
anticipation des conditions bourgeoises modernes » : ainsi, « la vague
égalité chrétienne » a ensuite pris la forme de l’« égalité civile devant la
loi203 ». À propos de la brève expérience du gouvernement de Münzer à
Mülhausen, Engels écrit que « la transformation sociale qui hantait son
imagination était encore si peu fondée dans les conditions matérielles de
l’époque que ces dernières préparaient même un ordre social qui était
précisément le contraire de celui qu’il rêvait d’instituer » ; c’est pourquoi
ses expérimentations institutionnelles n’allèrent « jamais en fait au-delà
d’une faible et inconsciente tentative pour instaurer prématurément la future
société bourgeoise204 ». Tragédie d’une défaite inéluctable, la guerre des
Paysans, cristallisée dans la figure de Münzer, ne pourra trouver la
rédemption que dans une actualisation concrète de ce qui, pour les masses
plébéiennes écrasées à Frankenhausen, ne pouvait être que « visions
oniriques ».
Le versant positif et la force anticipatrice de ce communisme
millénariste anachronique sont au cœur de la réévaluation la plus
significative du grand Schwärmer, à savoir l’ouvrage que lui a consacré
Bloch, composé au cœur d’une autre révolution défaite : Thomas Münzer,
théologien de la révolution. Bloch s’efforce de rendre justice à l’imbrication
de théologie apocalyptique, de spiritualité mystique et de politique
révolutionnaire qui caractérisent la vie et les écrits du prédicateur militant.
Il souligne la dimension positive de la non-contemporanéité révolutionnaire
et refuse de considérer l’élan théologique de la révolution plébéienne de
1525 comme une marque d’immaturité socioéconomique. Selon lui, cette
situation est au contraire la preuve que la superstructure politico-religieuse
est parfois en avance sur la base économique. Il souligne la nature
anticipatrice de l’anachronisme munzérien, sans le réduire au seul statut
d’épisode dans la suite funeste des échecs nécessaires de la politique
d’émancipation. Certes, la théologie de Münzer prônait le primat de l’esprit
et la nécessité de la souffrance, elle exhortait le croyant à faire le vide en
lui-même et à se détacher du monde, elle annonçait l’avènement de
l’homme Dieu dans l’apocalypse : tout cela n’en faisait pas un simple
masque de la nécessité historique mais une véritable force propulsive pour
tout le travail d’agitation politique.
Au lieu d’accepter la disjonction entre contenu politique (prématuré) et
forme religieuse (stérile), Bloch décèle chez Münzer une union paradoxale
de la théologie et de la révolution sans que l’une serve d’instrument à
l’autre. Alors que Luther utilisait la perspective de l’apocalypse pour
légitimer les autorités terrestres, Münzer considère – comme le montre
(dans le Sermon aux princes) son interprétation saisissante et hallucinée du
livre apocalyptique de Daniel – que cette même perspective commande
d’accélérer et d’intensifier la lutte pour la communauté des égaux – une
communauté où la crainte de Dieu ne saurait être parasitée par celle des
autorités, où les pauvres et même les « païens » pourraient vivre leur
chrétienté sans subir les déprédations des « impies »205.
Le marxisme hérétique de Bloch, ouvert à l’élan religieux et contredisant
certaines des thèses fondatrices du matérialisme historique, ne pouvait
qu’irriter ses camarades. Dans « La réification et la conscience du
prolétariat » (1923), essai majeur qui forme le noyau théorique d’Histoire et
conscience de classe, Georg Lukács a produit une critique intransigeante et
incisive de Bloch, à travers l’examen attentif de la place des formes
précapitalistes et religieuses de subjectivité politique dans le développement
de la politique prolétarienne206. À bien des égards, cette critique de
l’utopisme « anarcho-bolchévique207 » de Bloch demeure emblématique
des arguments dialectiques opposés aux formes transcendantes, religieuses
ou messianiques de radicalisme. Mais elle montre que l’enjeu du débat sur
le fanatisme est aussi la définition d’une politique anticapitaliste efficace.
En devenant marxiste, Lukács a radicalement rompu avec ses
inclinations antérieures, tragiques et utopiques. Il s’est alors mis à défendre
la thèse que, sur les plans pratique et épistémologique, le prolétariat était un
sujet sans équivalent dans l’histoire208. En conséquence, il fallait critiquer
toute position prisonnière des « antinomies de la pensée bourgeoise »,
incapable de saisir les effets pernicieux de la réification – transformation
des rapports sociaux entre personnes en rapports calculables et abstraits
entre des choses –, et a fortiori d’y mettre un terme. On peut considérer
l’essai de Lukács comme une tentative de renouer avec l’esprit de Marx,
énoncé dans cette phrase de l’Introduction à la critique de la philosophie du
droit de Hegel (1843) que l’auteur a pris soin de mettre en exergue : « Être
radical, c’est prendre les choses par la racine. Or, pour l’homme, la racine,
c’est l’homme lui-même. » Pour Lukács, toute forme de radicalisme
politique et philosophique qui demeure attachée à la notion générique
d’humanité et qui échoue à comprendre l’analyse marxienne de la
marchandise ne peut que se révéler contre-productive209.
Sur ce plan, le Thomas Münzer de Bloch est une cible toute désignée.
Malgré sa fervente adhésion à la révolution bolchévique, Bloch s’efforce
d’identifier un élément suprahistorique, métapolitique et métareligieux,
auquel il donne le nom révélateur d’Ubique : « partout ». Il fait de Münzer
le médium d’un élan utopique que la dialectique des structures socio-
économiques ou la stratégie politique est incapable d’épuiser ou de contenir.
Lukács inscrit sa critique dans le cadre d’une analyse de la destinée de
l’humanisme au sein du marxisme – entendu comme théorie révolutionnaire
qui épouse et renforce le « point de vue » épistémologique et politique du
prolétariat. Comme s’il souhaitait réaffirmer sa rupture avec
l’anticapitalisme romantique de sa jeunesse (il s’élevait alors contre le
capitalisme comme agent de déshumanisation), Lukács tente de purger
l’humanisme du mythe, autrement dit de ses compromis débilitants avec
une pensée bourgeoise réifiée. Pour détruire les structures qui président à la
réification, l’humanisme doit dépasser son immédiateté non dialectique. En
conséquence, « si l’on essaie d’attribuer à la conscience de classe une forme
d’existence immédiate, on entre inéluctablement dans la mythologie : une
énigmatique conscience générique […] dont la relation avec et l’action sur
la conscience de l’individu sont totalement incompréhensibles210 ».
Deux humanismes vont donc s’affronter. Le premier, qui se fonde sur ce
que Lukács appelle la « philosophie classique », identifie, pour la sauver sur
les plans éthique et cognitif, une essence transcendantale et transhistorique
de l’humanité face à la déshumanisation capitaliste. Le second, prolétarien
et révolutionnaire, réinvente l’adage de Protagoras pour affirmer que
« l’homme est devenu […] la mesure de toutes choses (sociales) », puisque
les « objets fétichistes » se sont dissous « en processus qui se déroulent
entre hommes et s’objectivent en relations interhumaines concrètes211 ». La
formulation de cet humanisme révolutionnaire consomme pour Lukács la
rupture avec le dualisme éthique de ses débuts, qui posait un écart
infranchissable entre le devoir-être et l’être, entre le radicalisme de la
subjectivité romantique, condamné à l’échec, et les mécanismes
impersonnels de l’objet-monde capitaliste. Histoire et conscience de classe
affirme au contraire que le capitalisme ne peut être détruit que de l’intérieur,
par un acteur engendré par le procès de réification lui-même. Il ne peut
exister d’humanisme révolutionnaire qu’une fois la vie sociale entièrement
subsumée sous les rapports capitalistes, qu’au moment où, « dans cette
rationalisation et chosification de toutes les formes sociales […] apparaît
clairement, pour la première fois, la structure de la société faite de relations
inter-humaines212 ».
C’est au nom de cet humanisme révolutionnaire que Lukács se montre
aussi féroce envers le Münzer de Bloch. Parmi les communistes, Bloch est
le principal représentant d’un courant utopique que Lukács considère
comme l’équivalent historique du dualisme chrétien, qui laisse la Cité de
l’Homme intacte et projette les aspirations humaines sur la Cité de Dieu.
Tout comme Münzer, Bloch est prisonnier d’une théologie impuissante
opposant l’humanisation transcendante au monde déshumanisé, ou même
l’utopique au concret. Dans cet équivalent utopique d’une ontologie
chrétienne quiétiste et servile, Lukács distingue deux tendances (qui
forment une autre antinomie, une autre dualité rigide) : il y a, d’une part,
ceux qui pensent que seule une apocalypse peut transformer la réalité
empirique ; et d’autre part, ceux qui prônent un mouvement
d’intériorisation radicale par lequel l’humanité ne pourra être atteinte qu’à
travers la figure du saint. Dans un cas comme dans l’autre, le changement
n’est qu’un leurre.
Lukács fait fort peu de cas du caractère pratique et stratégique de la
vision munzérienne213, et radicalise le jugement d’Engels sur le rôle de la
théologie dans la guerre des Paysans : ce n’était pas seulement la
« bannière » ou le « masque » anachronique d’exigences sociales
inarticulées, mais un obstacle et une diversion : « Les actions réelles
apparaissent alors précisément dans leur signification objectivement
révolutionnaire – comme à peu près complètement indépendantes de
l’utopie religieuse : celle-ci ne peut ni les diriger réellement ni leur fournir
des buts concrets ou des moyens concrets de réalisation. » De plus, dans
une tonalité explicitement wébérienne, Lukács affirme que la dualité entre
l’intériorité de l’homme et ses conditions empiriques – dimensions que la
théologie de l’histoire (prédestination, chiliasme, etc.) englobe sans les
mettre en lien – constitue « la structure idéologique fondamentale du
capitalisme ». Ainsi, « ce n’est pas par hasard que la religiosité
révolutionnaire des sectes a fourni leur idéologie aux formes les plus pures
du capitalisme ». En somme, que l’on considère la tentative de Bloch
d’ajouter une étincelle d’utopie à la nature « purement économique » du
matérialisme historique, ou que l’on examine « l’effet concret du fondement
religieux et utopique de la doctrine, dans ses conséquences pratiques sur les
actions de Münzer214 », on retrouve le même symptôme, la même
incapacité à dépasser la pensée bourgeoise, le même hiatus irrationalis
entre le principe et la pratique, l’esprit et la lettre, le spirituel et
l’économique. Pour Lukács, seul le prolétariat, « point archimédien du
bouleversement de la réalité », est capable de suturer ce hiatus et de
produire une « révolution sociale réelle » qui « transform[era] la vie
concrète et réelle de l’homme » et abolira la dualité réifiée de l’utopique et
de l’économique215.
En assimilant la théologie de la révolution aux antinomies de la pensée
bourgeoise, la critique de Lukács évacue toute la spécificité du traitement
blochien du supplément religieux et utopique. Suivons les réflexions de
Bloch sur la sociologie wébérienne de la religion. Dans un passage crucial
de son Thomas Münzer – qui s’appuie sur l’analyse marxienne des masques
historiques de la révolution du 18 Brumaire – Bloch défend l’autonomie
relative des « complexes psychologiques et moraux ». Ne pas les prendre en
compte, c’est s’interdire de comprendre la forme qu’a pu prendre un
phénomène comme la guerre des Paysans, mais aussi de saisir « les
contenus plus profonds de cette histoire humaine en plein bouillonnement,
ce rêve éveillé de l’antiloup, d’un royaume enfin fraternel216 » – qui est
pourtant l’indispensable stimulus de l’action collective révolutionnaire.
Pour citer la perspicace analyse de Jameson :
Parce qu’il nous permet d’interpréter le chiliasme comme une utopie et non
comme une idéologie, comme un mouvement qui détruit le statu quo au lieu
de participer à son maintien, Mannheim nous aide aussi à nous détacher de
la réduction du fanatisme à un anachronisme, à une pathologie sociale du
progrès, à un phénomène purement négatif.
Les utopies « ne sont pas des idéologies : elles n’en sont pas, dans la
mesure et jusqu’au point où elles réussissent, par une activité contraire, à
transformer la réalité historique existante en une autre mieux en accord avec
leurs propres conceptions249 ». En outre, le chiliasme, qui possède des
racines déterminées dans un mouvement politique animé par des
opprimés – et qui introduit dans la société une autre temporalité de décision,
d’attente et d’action politique – ne saurait être réduit, comme le font si
souvent ses détracteurs, à une fureur antireprésentationnelle. Par contraste
avec cette « tradition péjorative » du débat sur le fanatisme250, il faut saluer
l’intérêt de Mannheim pour les corrélations entre les transformations des
mentalités politiques et les couches ou groupes sociaux qui les véhiculent,
comme une anticipation des interprétations du millénarisme proposées par
Hobsbawm et Worsley. Dans Idéologie et utopie, l’« objet de la recherche
sociologique est l’étroite corrélation entre les différentes formes d’utopie et
les couches sociales qui visent à transformer l’ordre existant251 ». Mais
pour Mannheim, ces transformations ne s’opèrent pas simplement sur le
plan des idées (ce qu’il condamne comme un préjugé libéral-humaniste).
Elles engagent au contraire des énergies, des pulsions et des affects non
représentationnels, sans être pour autant antireprésentationnels.
Cependant, Mannheim aggrave un problème déjà présent chez Bloch et,
dans une moindre mesure, chez Engels, lorsqu’il tente de rattacher l’une à
l’autre les dimensions sociologiques et « idéationnelle » du millénarisme du
XVIe siècle – plèbe, paysans et apocalypse – sans réellement examiner
l’organisation politique de ce mouvement. Cette insuffisance s’explique en
partie par la préférence accordée à la figure iconique et iconoclaste de
Münzer au détriment d’autres leaders – par exemple, du révolutionnaire
tyrolien Michael Gaismair, qui démontra, avec sa Constitution territoriale
pour le Tyrol (1526), que les rebelles, tout en poursuivant leurs fulminations
contre l’« impie », étaient capables de formuler des projets précis de
réforme agraire et de planification économique fondés sur la propriété
commune252. Engels ou Bloch parviennent plus ou moins à éviter cet
écueil – parce qu’ils considèrent que Münzer a seulement cristallisé et
catalysé une exigence sociale d’émancipation –, mais la fascination qu’il a
exercée a souvent occulté les problèmes politiques et théoriques posés par
la guerre de 1525 et les révoltes paysannes en général. Et cela se vérifie
particulièrement à propos de la question du temps. Comme l’écrit
Mannheim :
C’est l’élément utopique – c’est-à-dire la nature du désir dominant –
qui détermine la suite, l’ordre et l’évaluation des expériences
singulières. Ce désir est le principe constituant qui modèle même la
manière dont nous expérimentons le temps. La forme sous laquelle les
événements sont ordonnés et l’accentuation inconsciente du rythme
que l’individu, dans son observation spontanée des événements,
impose au flux du temps, apparaît dans l’utopie comme un tableau
immédiatement perceptible ou du moins comme un ensemble
directement intelligible de significations253.
Les appels contemporains à redonner vie aux Lumières pour lutter contre
les méfaits de l’irrationnel religieux, si variés que soient leurs origines
idéologiques et les mesures suggérées, s’accordent sur l’identification du
fanatisme comme menace sur la rationalité et la paix sociale. Une certaine
« vulgate des Lumières258 », qui prolifère parmi les intellectuels et les
politiques, « nous » exhorte à consolider des « valeurs occidentales »
rudement acquises – la raison, le libéralisme, l’humanisme, et ainsi de suite.
Certains théoriciens critiques se sont même joints à ce chœur, avec la ferme
conviction qu’« il reste nécessaire de pourfendre sans relâche le fanatisme
religieux259 ». Mais comme beaucoup l’ont souligné, ces appels sont la
plupart du temps superficiels, mal orientés ou hypocrites. Ignorant les
travaux historiques récents, ils donnent une image défigurée des Lumières,
celle d’un ensemble unifié et homogène, dénué de tensions politiques et
philosophiques, et privé d’ancrage géographique. En outre, ils s’abstiennent
de tout retour critique sur la filiation de leur positionnement libéral-
démocrate par rapport aux opinions qui furent soutenues par certains
philosophes pour justifier l’esclavage et le patriarcat, condamner
l’athéisme, ou faire l’apologie de l’autorité et des hiérarchies naturelles. Et
quand il leur arrive d’aborder ces questions, ils les traitent au mieux comme
des phénomènes extrinsèques, comme de simples scories liées à un contexte
historique que le progrès des mœurs et des idées était voué à faire
disparaître.
Les Lumières hors contexte
Cette image lisse et prête à l’emploi est bien entendu idéologique : sous le
vocable de « Lumières » et derrière l’invocation constante de « nos valeurs
communes », il s’agit en vérité de défendre un statu quo que menaceraient
des survivances archaïques, indésirables chez soi, à combattre chez les
autres. Les campagnes présentes contre le fanatisme sont dominées par une
façon arrogante de considérer que « nous » sommes éclairés, mais aussi par
l’idée que les Lumières sont une réserve de valeur inépuisable, et non un
programme de recherche à compléter, une démarche à poursuivre. Les
Lumières ont défini notre civilisation, elles font partie de notre patrimoine
culturel, elles sont un trésor à préserver ! Inutile de préciser que les visées
rationalistes et émancipatrices des Lumières ou de l’Aufklärung sont
systématiquement occultées dans le paysage contemporain. En ce sens, si
l’on peut parler d’un projet des Lumières, celui-ci n’est pas seulement resté
inachevé : il a été ignoré, occulté et défiguré. Il y a donc quelque
supercherie à s’en réclamer et à considérer l’ordre hégémonique actuel
comme la plus fidèle incarnation historique de la raison éclairée260 ; et plus
qu’une supercherie, une trahison des potentialités radicales et
émancipatrices des Lumières261 : d’une part, la rationalité se trouve
culturalisée par l’identification de la raison émancipée à « l’Occident » ;
d’autre part, réduites au statut de patrimoine, les Lumières sont dépossédées
de leurs vertus critiques. Tout se passe comme si nous savions déjà ce que
signifient raison et émancipation, comme si une référence aussi
superficielle qu’obligée suffisait à poursuivre la lutte immémoriale contre
l’ignorance. L’audace, la discipline et le risque, qui travaillent tout
l’héritage radical des Lumières, s’effacent devant l’image d’un édifice
précieux qu’il faut à tout prix conserver et défendre. Le sens critique, le
souci de débusquer ses propres préjugés et le refus de collaborer à la
perpétuation irrationnelle de l’autorité sont bel et bien oubliés. Qu’il est
doux de combattre au côté des puissants en se figurant faire partie d’une
courageuse minorité assiégée ! On peut se demander en quoi cette
invocation des Lumières comme rempart contre le retour de la religion fait
preuve du moindre esprit critique. Si, comme l’affirme Foucault, la pensée
kantienne de l’Aufklärung a inauguré le « règne de la critique », il s’agit
alors d’une réflexion sur la place problématique (et politique) de la
philosophie au sein du présent – en rapport à une actualité définie, à des
autorités déterminées, à un « nous » toujours à questionner262. Où est passé
le « goût de la pensée et de l’imagination comme exercices
d’insubordination » ? Galvanisés par un héroïsme à deux sous, nos rentiers
des Lumières s’imaginent investis d’une « mission » civilisatrice, et mettent
en scène des conflits fantasmés entre civilisations ou systèmes de
croyances. Mais bien entendu, il n’est pas question pour eux de sortir de
leur confort intellectuel et de s’aventurer à développer une recherche
propre263. Dans ce tohubohu idéologique, beaucoup ont acquis un auditoire
en usant de la notion de fanatisme, grâce à la stridence de leurs cris et à
l’éclat de leurs poses.
Ils ont ainsi répandu l’idée que la lutte entre raison et déraison, liberté et
sujétion, connaissance et ignorance, qui s’était jouée en Europe aux XVIIe et
XVIIIe siècles, devait être reprise et continuée aujourd’hui. Outre qu’elle
occulte l’héritage vital de nombreux mouvements d’émancipation
intellectuelle, cette guerre idéologique mondiale des partisans des Lumières
contre les forces du fanatisme et de la déraison a produit de grossières
simplifications politiques, une parodie de conceptualisation qui n’aide en
rien à comprendre la politique religieuse et les conflits globaux.
Définir le fanatisme
C’est donc sous cet angle que j’envisagerai les Lumières, en examinant
l’objet dont elles ont fait leur cible, leur adversaire et leur antithèse. Puisque
la rhétorique politique actuelle a si souvent dépeint des Lumières
uniformes, il sera bon de partir de l’une de leurs œuvres emblématiques,
l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert. À première vue, l’entrée
« fanatisme », rédigée par Alexandre Deleyre (ami de Rousseau et futur
Girondin)264, est un condensé des idées que le sens commun attribue aux
philosophes. Or, comme nous allons le voir, cette composition foisonnante
réserve quelques surprises.
L’interminable catalogue des sectes fanatiques et des forfaits qu’elles ont
commis, coïncide remarquablement avec la stratégie rhétorique de Deleyre,
appuyée sur une parataxe caractérisée. Cela indique bien que le noyau
constitutif du fanatisme ne doit pas être saisi par l’analyse ou l’intuition,
mais par une dramatisation de ses manifestations, un mélange d’histoire, de
rumeurs et de fiction. Deleyre présente un spectacle délibérément délirant,
un immense panthéon où s’agitent zélateurs et dévots accomplissant des
rituels en soumission aux divinités de leur choix et s’adonnant à des cultes
contradictoires (voilement et dévoilement, convulsion et quiétude, violence
et passivité). Il examine tour à tour la superstition et le sectarisme,
l’ignorance pseudo-religieuse et le conflit politique. Le projet de tolérance
qui anime l’Encyclopédie s’exprime au travers d’un récit dont la monotonie
résulte de l’accumulation des différences, en contraste délibéré avec l’unité
de la raison ou de la religion rationnelle. Le fanatisme est à la fois
protéiforme et univoque : s’il engendre une multitude de sectes
belliqueuses, celles-ci obéissent à une logique essentiellement homogène et
enracinée dans la némésis des Lumières, la superstition.
Le fanatisme est la superstition en actes. Mais le catalogue dressé par
Deleyre, complaisant inventaire des horreurs et atrocités commises par les
fanatiques, remplit aussi une fonction explicitement pédagogique : il s’agit
d’édifier le lecteur par l’épuisement et l’écœurement, en lui présentant les
visages hideux et multiples de la déraison. À travers cette évocation de
rituels absurdes, Deleyre entend démontrer que les rouages du fanatisme
sont partout identiques (« pour toutes les nations et tous les siècles »). En
effet, bien que son propos ne soit pas exempt d’eurocentrisme – notamment
par la défense du noyau rationnel de la religion chrétienne ou la
reconduction de stéréotypes ethniques –, il ne se prive pas de souligner de
façon symétrique, en vertu de l’universalité du fanatisme, les exactions
commises par l’Inquisition ou les croisades, ni de critiquer vigoureusement
le fanatisme impérialiste quand « la découverte du Nouveau Monde a hâté
la ruine du nôtre ». En outre, annonçant les travaux d’Hannah Arendt, il
montre que ce fanatisme a suscité en retour le développement d’oppositions
anti-impérialistes265. Voilà, nous dit Deleyre, à quoi conduit le progrès du
fanatisme. Au final, le fanatisme étant partout, toute l’histoire n’est que
l’histoire du fanatisme – formule que Voltaire reprendra à son compte.
Cet article de l’Encyclopédie est marqué par une intéressante
indétermination des causes. Bien que son récit soit sous-tendu par une
anthropologie des passions, son approche d’ensemble est plus descriptive et
prescriptive qu’explicative. Deleyre indique que le fanatisme peut avoir une
multitude de causes (la faim ou la méchanceté, la force ou la peur, la
politique ou la superstition), mais il ne privilégie aucune d’entre elles ;
néanmoins, « de quelque part que vienne l’idée de satisfaire à la divinité par
l’effusion du sang, il est certain que, dès qu’il a commencé de couler sur les
autels, il n’a pas été possible de l’arrêter ». Il identifie cependant un certain
nombre de traits communs : le fanatisme est une « maladie du peuple » liée
à l’imitation, à la communication et à la démagogie, et il entraîne les masses
dans un « vertige général » ; il a « consacré la guerre », si bien que « le
fléau le plus détestable est regardé comme un acte de religion » ; il prône
une lecture littérale des textes sacrés (caractéristique aujourd’hui associée
au fondamentalisme)266 ; c’est une « injustice divinisée » qui cherche à
« apaiser le ciel par le massacre ». Comme nombre de ses contemporains,
lorsque Deleyre veut remonter aux causes, il a recours à une théorie des
facultés. Selon lui, les atrocités insensées et les actes d’autoflagellation dont
il a dressé la liste ne peuvent avoir qu’une seule cause : « l’extravagance de
l’imagination poussée hors des barrières naturelles de la raison & de la vie,
par une maladie inconcevable ».
« Qu’est-ce donc que le fanatisme ? », demande-t-il. « C’est l’effet d’une
fausse conscience qui abuse des choses sacrées & qui asservit la religion
aux caprices de l’imagination et aux déréglemens des passions. » La
mélancolie, que nous retrouverons dans l’analyse kantienne du fanatisme,
est l’un des principaux symptômes de cette pathologie politico-religieuse :
« Le [symptôme] premier & le plus ordinaire est une sombre mélancolie
causée par de profondes méditations. Il est difficile de rêver longtemps à
certains principes, sans en tirer les conséquences les plus terribles267. » Si
l’article commence par identifier le fanatisme aux ennemis extérieurs de la
société ouverte, il indique aussi la possibilité d’un diagnostic et d’un
traitement immanent à la raison. Ce fléau est en effet moins déraison ou
absence de rationalité que raison déchaînée et dénaturée. C’est bien ce que
Deleyre laisse entendre lorsqu’il note que le fanatisme et la superstition, en
raison de leurs proximités respectives avec la vraie religion et l’opinion
droite, sont des forces particulièrement dangereuses : « remarquez que le
fanatisme ne règne guère que parmi ceux qui ont le cœur droit & l’esprit
faux, trompés dans les principes, & justes dans les conséquences ». Le
fanatisme évolue à la limite de la vérité, il lui communique son pouvoir de
persuasion et s’amalgame à elle. C’est pourquoi « le mélange du faux & du
vrai [est] plus funeste qu’une ignorance absolue ». Même si la succession
grotesque des fanatismes présentée au début de l’article tend à indiquer que
le fanatisme résulte du particularisme et de l’esprit de parti, Deleyre
s’accorde avec de nombreux autres auteurs sur l’idée que ce phénomène est
aussi le produit d’un excès d’universalité, à la manière dont on étendrait des
lois à des régions et à des peuples pour lesquels elles n’auraient pas été
conçues. Bien qu’il définisse initialement le fanatisme comme une
« superstition mise en action », Deleyre reprend la distinction de Hume
entre superstition et enthousiasme : la superstition assujettit et dégrade les
hommes tandis que le fanatisme, en dépit de ses horreurs, les tire vers le
haut.
Mais l’orientation pragmatique de l’Encyclopédie interdit à Deleyre de
s’en tenir au récit, à la description et à la phénoménologie du fanatisme. Il
cherche aussi à lui trouver des « remèdes ». Au vu de l’abondance des
références à la maladie et à la folie, on ne sera pas surpris qu’il préconise
des solutions médicales dans les cas les plus évidents : bains d’eau glacée,
saignées, internements. Tout comme l’hydre, les fanatiques se régénèrent à
chaque attaque, aussi est-il futile de les bannir. Il suffira d’enfermer les
pires d’entre eux afin qu’ils se consument « comme des tisons embrasés ».
À la suite de Shaftesbury dans son influente Lettre sur l’enthousiasme,
Deleyre envisage également l’option du ridicule. Cependant, et il anticipe
peut-être là sur son futur engagement révolutionnaire, ce sont les remèdes
politiques qui lui paraissent les plus adaptés. Après les guerres de religion,
le projet d’homéopathie sociale porté par les Lumières vise avant tout
l’ordre et la paix : Deleyre se demande donc s’il ne serait pas souhaitable
d’instituer une inquisition chargée de stabiliser la communauté politique et
de prévenir les violences intestines. Mais il rejette immédiatement cette
hypothèse : les autorités doivent se montrer douces et pacifiques, car « la
persécution enfante la révolte, & la révolte augmente la persécution ». C’est
l’esprit philosophique qui doit améliorer les États.
Au moment de conclure son article – après une longue prière adressée à
un Dieu antifanatique, qu’il supplie d’excommunier ceux qui ont la
prétention d’invoquer son autorité pour justifier leurs déprédations –,
Deleyre transforme significativement le lien entre politique et fanatisme.
Après avoir décrit et examiné les cruels excès imputables à la conviction
fanatique, il plaide pour un « fanatisme du patriote », pour un « culte des
foyers » qui seul pourrait conférer énergie et substance à la cité. En des
termes ultérieurement employés par Kant, l’encyclopédiste affirme que rien
de grand ne saurait être produit sans ce zèle excessif, sans cette version
profane, et pourrait-on dire, nationaliste, de l’adhésion passionnée.
L’incohérence apparente de cette analyse rend immédiatement
perceptibles certaines des lignes de faille du projet encyclopédique, certains
de ses points de tension. Bien que Voltaire l’ait en grande partie reprise à
son compte – il se contente de la résumer dans la première section de
l’entrée « Fanatisme » du Dictionnaire philosophique –, il ne pouvait en
approuver la conclusion : Deleyre s’y rapproche en effet de Rousseau, qui
plaidait pour un « fanatisme civique » et proposait une défense ambiguë de
cette « grande passion » dans la « Profession de foi du vicaire savoyard ».
Pour Voltaire en revanche, il n’est rien de récupérable dans le fanatisme, et
la notion de fanatisme politique n’est qu’anathème à ses yeux. En outre, sa
condamnation de toute conviction politique passionnée comme une menace
à la paix et à la stabilité est révélatrice d’une réflexion très largement
antipolitique. Il place même tous ses espoirs dans la disparition de ce qu’il
appelle « l’affreuse politique268 ». Tout au long de son œuvre – de l’ode de
jeunesse Sur le fanatisme (1732) au Traité sur la tolérance (1765), en
passant par la tragédie Le Fanatisme, ou Mahomet le prophète (1741) –,
Voltaire n’a cessé d’opposer fanatisme et tolérance, ou encore militantisme
pathologique et vertueuse indifférence. Face à un fanatisme qui « viol[e]
toutes les conventions divines et humaines par l’esprit de religion », il s’est
donné pour but de maintenir la paix sociale en empêchant l’apparition de
sectes violentes et la diffusion de convictions irrationnelles. Et s’il n’est pas
ennemi de la religion en général (à ses yeux, les athées menacent tout autant
la stabilité politique), la volatilité de la religion le préoccupe : il lui est si
facile de susciter des accès de fièvre dévastateurs, de sombrer dans
l’infâme*, ce méprisable mélange de superstition et de fanatisme, ou
d’alimenter la ferveur religieuse des foules et l’esprit de parti, la
persécution et le dogmatisme aveugle. Dans La Henriade, Voltaire fait du
fanatisme l’enfant illégitime de la religion : armé en vue de la défendre, il
ne vise qu’à la détruire de l’intérieur. Dans Mahomet, lorsque Séïde sort de
l’état fanatisé où le maintenait le prophète, il souligne la proximité entre le
sens du devoir religieux ou social et la violence fanatique : « L’amour de
mon devoir et de ma nation, / Et ma reconnaissance, et ma religion, / Tout
ce que les humains ont de plus respectable / M’inspira des forfaits le plus
abominable269. »
Mais il y a pire encore ; car malgré la guerre que se livrent zélateurs et
sectateurs, tous ces partis ont en commun une haine viscérale du
philosophe*. D’où le portrait au vitriol dépeint à la fin de l’article
« Fanatisme » du Dictionnaire philosophique :
Il n’est pas évident de connaître les noms que portent ces sectes, et les
raisons pour lesquelles elles les ont reçus ; ces noms sont ou généraux
ou particuliers : les [noms] généraux sont anabaptistes, catabaptistes,
enthousiastes, fanatiques et libertins. […] Il apparaît de même qu’ils
s’appellent enthousiastes, à cause des enthousiasmes, des ravissements
et des autres choses qu’ils doivent à de secrètes et divines
inspirations ; ils n’ont pas seulement trouvé un moyen d’exprimer
leurs rêves, en matière d’interprétation de l’Écriture, de détermination
de points de doctrine ou d’orientation des actions particulières de la vie
humaine, ils s’attribuent aussi (du moins pour certains d’entre eux) une
autorité incontrôlable ; c’est pourquoi on leur a aussi donné le nom de
fanatiques [fanaticorum]285.
Si l’on peut d’un certain point de vue caractériser les Lumières comme la
défense de l’immanence d’ici-bas contre la transcendance sur laquelle se
fondaient les autorités religieuses ou politiques, la philosophie de Kant dans
toute sa complexité est une façon de délimiter le domaine de l’immanence,
avec une vigilante attention critique à la transgression de ses limites, sans
quoi cette critique retombe dans l’hubris ou la superstition. Kant hérite des
Lumières l’idée que le fanatisme, pathologie de la transcendance, repose sur
l’illusion d’une raison capable de légiférer sur des objets dont elle n’a
aucune expérience. Cependant, la solution qu’il apporte au problème de la
connaissance suprasensible se révèle ambiguë : s’il poursuit le combat des
Lumières radicales contre la superstition, le dogmatisme et la division
sociale engendrée par la religion, il refuse d’épouser les visées réductrices
des Lumières matérialistes et de rejeter purement et simplement la religion.
En outre, il y a dans sa pensée, surtout si on l’envisage dans une optique
nietzschéenne, une sorte de « ruse de la transcendance » : le retour, sous
l’aspect de préceptes moraux abstraits universellement contraignants,
d’autorités situées au-delà du domaine des relations humaines et naturelles.
On peut examiner l’approche kantienne du fanatisme à partir du rapport
entre l’immanence et la transcendance au sein du dispositif critique.
Contrairement au penchant de certains philosophes des Lumières à ne
considérer que des formes de fanatisme extérieures à la raison (sectarisme
religieux, survivances culturelles, engagement politique, etc.), Kant estime
que le phénomène lui-même est inhérent à la rationalité humaine. Contre la
déraison, il ne suffit donc pas de créer de bonnes institutions politiques,
d’établir une saine thérapie sociale, d’instaurer le sécularisme ou de
domestiquer la démence : l’exercice immanent et légitime de la raison doit
être séparé de ses usages illégitimes et transcendants. Mais cette
intériorisation du fanatisme oblige Kant à se confronter à l’ambivalence de
cette passion abstraite, à l’inquiétante proximité de ce sentiment avec les
formes d’action qui peuvent prétendre à l’universalité, par là jugées
politiquement ou moralement nobles. Cette ambiguïté est patente dans ses
tentatives de distinguer l’enthousiasme (Enthusiasmus) du fanatisme
(Schwärmerei)307, couple conceptuel central dans l’appréciation par Kant
de l’événement fondateur du discours antifanatique contemporain : la
Révolution française. En un sens, le fanatisme se trouve au cœur de la
genèse de la philosophie critique de Kant, qui assume et transforme
l’héritage des Lumières en « incorporant » le fanatisme à la raison, afin,
précisément, de la prémunir du fanatisme. Mais la politisation spectaculaire
de la pensée des Lumières dans le tumulte de la Révolution française a livré
la méditation kantienne aux ruminations des adversaires d’une politique
égalitaire et universaliste308. Implicitement, comme dans le débat de 1793
sur les rapports entre théorie et pratique, ou explicitement, comme dans la
polémique lancée par Nietzsche près d’un siècle plus tard, le kantisme a été
qualifié de « fanatisme moral » voulant assujettir l’existence à des principes
abstraits et transcendants. Ainsi, bien que cette philosophie ait constamment
combattu le fanatisme, bien qu’elle soit allée le dénicher là où ses plus
farouches ennemis n’auraient pas même soupçonné d’en trouver la trace, il
est aussi vrai, comme l’a noté Nietzsche avec âpreté, que Kant était « le
véritable fils de son siècle, qui peut être appelé, plus que tout autre, le siècle
de l’enthousiasme309 ».
Quand, vers le milieu des années 1760, la question du fanatisme ou de la
Schwärmerei fait son apparition dans la pensée kantienne, ce n’est pas
d’abord dans un registre politico-religieux, comme chez Deleyre et Voltaire
en France, ou chez More et Shaftesbury en Angleterre. C’est d’abord avec
les médiums, avec la folie et la mélancolie que Kant se trouve confronté.
Mais un souci fondamental – exprimé plus tard en termes moraux et
politiques – est déjà présent : comment séparer l’enthousiasme
(indispensable) du fanatisme (pernicieux) ? Et, plus largement : comment
mettre l’affect au service d’un projet émancipateur ? Un texte au carrefour
de la théorie des humeurs et de la pathologie mentale moderne, l’Essai sur
les maladies de la tête, pose précisément ce problème :
Nous avons vu que, depuis les débuts des Lumières, les prétentions à la
révélation et à l’inspiration ont fait l’objet d’un examen critique et
polémique. En Angleterre, on les a généralement placées sous la rubrique
de l’enthousiasme, au sens étymologique du terme : être inspiré ou visité
par Dieu. Kant s’appuie pour sa part sur le terme de Schwärmer, qui ne
relève pas du vocabulaire théologique – bien que Luther l’ait utilisé pour
critiquer ceux qui, dans leur esprit délirant, s’imaginent avoir une
expérience sensible de la transcendance. Cependant, ses différentes
stratégies pour distinguer l’enthousiaste du fanatique ne lui épargnent pas
les plus grandes difficultés à tracer une ligne de démarcation ferme entre les
deux : ils empiètent tous deux sur les activités esthétiques, cognitives et
pratiques les plus admirables de la pensée humaine. En en dénonçant les
dangers, Kant reconnaît aussi leur noblesse pervertie. C’est ainsi que l’on
doit envisager l’intérêt qu’il porte à la mélancolie comme « passion
ambiguë ».
Comme le note Monique David-Ménard, « [p]arce qu’il déprécie la
réalité, le mélancolique qui s’enthousiasme peut devenir le champion de la
moralité311 ». Examinant le sublime esthétique d’une vie vécue selon des
principes, Kant parle dans les Observations de la manière dont, dans le
caractère de l’homme moral, « le sérieux tourne à la mélancolie, la
méditation au fanatisme, l’amour de la liberté à l’enthousiasme312 ». Ces
lignes établissent déjà un lien entre d’une part le fanatisme et l’attention
excessive portée à l’intériorité, et d’autre part, l’enthousiasme et la
politique. C’est donc vers la vie intérieure que Kant oriente sa vigilance
critique, afin de préserver les sentiments sublimes de leur dégénérescence
maladive. Mais vigilance ne veut pas dire introspection. Comme il le note
dans son cours d’anthropologie, la consignation des perceptions internes
« fournit à celui qui s’observe la matière d’un journal intime et conduit
facilement à l’enthousiasme [Schwärmerei] et au délire [Wahnsinn] ». Cette
« écoute » de soimême est particulièrement dangereuse en ce qu’elle
subordonne les principes de pensée et de réflexivité de notre faculté de
représentation au flux déréglé du sens interne, et néglige la seule expérience
que nous pouvons réellement observer de façon rationnelle : celle des
choses qui se déroulent à l’extérieur de nous. En somme, cette observation
fanatique de soi-même constitue pour Kant « la route qui, dans le désordre
d’esprit des soi-disant inspirations d’en haut et des forces qui agissent sur
nous, hors de notre consentement et venant on ne sait d’où, conduit à
l’illuminisme, voire au terrorisme 313 ». Cette attention excessive à soi doit
être contrebalancée par l’expérience et surtout par l’usage de l’abstraction,
qui démontre une « liberté de la faculté de penser et une autonomie de
l’esprit qui permettent d’avoir sous son contrôle l’état de ses
représentations314 ».
On retrouve ces questions du contrôle critique et de l’abstraction dans
l’un des plus remarquables écrits de Kant, où la question du fanatisme
embrasse les domaines apparemment hétérogènes de la pathologie mentale,
des phénomènes occultes et de la métaphysique. Dans les Rêves d’un
visionnaire expliqués par des rêves métaphysiques (1766) – texte inhabituel
où l’auteur s’adonne à la satire, à la confession et à l’anecdote – Kant relève
que les thèses (ou les rêves) de la métaphysique leibnizienne et rationaliste
ont une étonnante proximité avec la camelote spéculative d’Emmanuel
Swedenborg, qui venait de faire paraître les huit volumes de ses Arcana
Coelestia.
Kant se demande comment tracer une ligne de partage entre les formes
de pensée auxquelles il a toujours adhéré et le phénomène du spiritisme,
pour lequel il confesse éprouver une certaine attirance : « La folie et
l’entendement ont des frontières si mal tracées qu’il est difficile de
s’avancer loin dans l’un de ces domaines sans faire de temps à autre une
brève reconnaissance dans l’autre315. » Nous ne nous intéresserons pas ici
au détail de son argumentation, qui mêle analyse linguistique, physiologie
et métaphysique. De notre point de vue, l’important est d’examiner
comment Kant justifie son intérêt pour les discutables fantaisies de
Swedenborg. Bien sûr, le visionnaire suédois est un Schwärmer exemplaire,
qui transgresse les principes organisateurs de notre expérience du monde
extérieur. Il est victime non seulement d’une illusion de la raison
(Wahnwitz), mais d’une « illusion cohérente des sens (Wahnsinn) en
général316 ». L’illusion sensible constitue une projection erronée du sens
interne sur le monde extérieur. Kant parle ici, en un sens perceptif et
cognitif, du point de convergence, du focus imaginarius de nos
représentations, qui se situe dans l’objet quand nous avons affaire aux
expériences externes, et en nous-mêmes quand il s’agit des « images de
l’imagination ». Celui qui est victime de Wahnsinn « transporte hors de lui
de simples objets de son imagination et les regarde comme des choses
réellement présentes devant lui317 ».
Mais l’illusion sensorielle dans laquelle se perd Swedenborg est de
nature systématique, et, même si Kant prétend s’intéresser aux
hallucinations du célèbre médium plutôt qu’à ses spéculations, il est évident
que ce n’est pas seulement l’« intuition fanatique » d’un contact avec les
esprits qui l’occupe, mais bien la Schwärmerei comme « construction
intellectuelle d’un univers ». L’impossibilité d’établir rationnellement la
« différence entre l’idéalisme métaphysique et le délire » le conduira à
écrire la Critique de la raison pure, où l’examen de la constitution
subjective de l’expérience – la « révolution copernicienne » de Kant –
donnera des bases nouvelles à la lutte contre la « volonté de savoir
dogmatico-fanatique ». Mais dans Rêves déjà, la réponse qu’il apporte au
fanatisme n’est pas simplement d’ordre physiologique ou médical. Il ne
s’agit pas d’étudier une maladie de la tête, mais de déterminer les « limites
de l’entendement humain », de reconnaître que « la raison humaine n’a […]
pas les ailes qu’il faudrait pour fendre les nuages si hauts qui dérobent à nos
yeux les secrets de l’autre monde318». Ce souci de donner des limites à la
raison s’explique par les aspirations morales et cosmopolitiques de Kant. En
effet s’il estime que nous ne pouvons avoir que des opinions et non des
connaissances au sujet des esprits, Kant décèle dans l’attrait exercé par le
système absurde de Swedenborg l’indice de l’« espoir d’une vie future ». Si
cet espoir est un défaut, c’est aussi une inclination rationnelle, dont Kant
refuse l’abandon pur et simple.
Mais cette analyse de Swedenborg possède aussi une dimension
métapolitique. Ce qui nous attire vers l’idée de communauté des esprits,
c’est notre « dépendance […] à l’égard de l’entendement humain
universel », qui suscite une « obligation » morale. Dans des termes
explicitement rousseauistes, Kant écrit que « nous nous voyons, dans nos
mobiles les plus secrets, dépendre de la règle de la volonté universelle ».
Comment ne pas être séduit par l’idée d’une « communauté immédiate des
esprits » capable d’éliminer les « anomalies qui sans cela sautent aux yeux
de façon si déconcertante dans la contradiction qui existe ici sur Terre entre
les rapports moraux et les rapports physiques des hommes319 » ? Le
Schwärmer ne procède pas seulement de l’illusion des sens. Comme ceux
du métaphysicien, les rêves du vision-naire reposent sur les rêves moraux et
politiques de l’humanité entière. Ce n’est pas seulement parce que nous
nous contentons d’une « philosophie pares-seuse320 » que nous cherchons à
fonder nos actions et prédictions sur des substances ou des principes
immatériels ; c’est parce que notre raison a besoin de communiquer avec
d’autres, vivants ou morts, dans « une grande république321 ».
Les principaux thèmes de la philosophie critique de Kant – limites de la
raison, restriction de la spéculation, fondement de la foi morale – sont déjà
présents, et déjà associés au fanatisme comme phénomène sensoriel,
cognitif, moral et politique. Les trois Critiques viendront prolonger ce
projet : elles accorderont notamment une dignité à cette inclination
excessive à la spéculation, en la traitant comme une disposition immanente
à la raison et non comme une pathologie mentale plus ou moins
accidentelle. Et avec l’analyse des illusions transcendantales de la
« Dialectique transcendantale », nous passerons de la folie proprement dite
à la « folie de la raison » – folie en un sens incurable : elle procède de la
nature même de la raison, qui s’empêtre dans des antinomies parce qu’elle
cherche à connaître la totalité ou à penser l’inconditionné. La stratégie de
Kant consistera à domestiquer cet élan au profit de la raison pratique.
Kant envisage la question du fanatisme sous différents angles,
philosophique, esthétique et politique. En 1786, à l’occasion d’une querelle
sur le panthéisme de Spinoza et de son éventuelle irréligion322, il écrit
l’essai « Qu’est-ce que s’orienter dans la pensée ? ». Il y affirme son rejet
philosophique de l’idée spinoziste d’intuition de l’être et de la nécessité, au
titre qu’une telle idée « mène au fanatisme323 ». Mais il entend aussi se
démarquer de la position anti-spinoziste représentée par le philosophe
Jacobi, qui a tenté de dissocier la foi et la raison. Kant montre ainsi qu’en
définissant les limites de l’entendement, son magnum opus, la Critique de
la raison pure, a « rogn[é] entièrement les ailes du dogmatisme », donc
porté un coup fatal au rationalisme spinoziste.
La raison peut s’immuniser contre le fanatisme dogmatique et
ontologique. C’est même l’un des principaux objectifs de la critique
kantienne. Et ce combat possède un versant politique que Kant aborde de
façon quasiment explicite. Évoquant la censure qui pèse sur son propre
travail, il explique que seule l’autolégislation de la raison peut empêcher
l’État de réprimer ce qu’il percevra comme une position fanatique,
subversive ou athée324.
L’autonomie apparaît ainsi comme un antidote à l’autorité et à
l’hétéronomie.
L’incrédulité est ce qui caractérise une raison qui refuse de se donner des
lois et qui cherche à s’émanciper de son propre besoin. L’« incrédulité
rationnelle » conduit au « libertinage, c’est-à-dire [au] principe de ne plus
reconnaître aucun devoir ». Et, poursuit Kant, c’est justement « à ce point
[que] l’autorité s’en mêle » : « la liberté de penser, quand elle s’enhardit à
vouloir procéder hors des lois de la raison, finit par s’anéantir elle-même ».
Dans son invocation des lois de la raison, on voit Kant établir un lien
dialectique entre la pensée dogmatique ou ontologique de la substance (le
spinozisme) et la critique de la foi rationnelle par les athées et les libertins.
En outre, Kant présente comme fauteurs de trouble ceux qui entendent
réfuter le spinozisme par un credo quia absurdum, c’est-à-dire une croyance
irrationnelle s’opposant au rationalisme ontologique326.
Kant revient à la question de la Schwärmerei au cours des années 1790.
Il reformule la distinction entre le fanatisme et l’enthousiasme et définit ce
dernier comme un affect. Kant dissocie les affects – « tumultueux et sans
préméditation » – des passions – « durables et réfléchies ». Aussi, le
ressentiment est-il un affect, et la haine une passion327. Bien qu’il accorde
sa préférence à une espèce d’apathie vertueuse (en quoi un détracteur
comme Herder verrait encore une forme éteinte du fanatisme), Kant définit
l’affect comme un substitut pathologique mais utile de la raison, que la
nature nous accorde providentiellement, « en attendant que la raison soit
parvenue au degré de force qui convient ». L’enthousiasme peut naître de
l’établissement d’un lien entre des principes moraux et politiques et des
exemples qui « stimulent » la volonté. En d’autres termes, pour ne pas
sombrer dans la pathologie, l’affect doit avoir la raison pour cause328.
L’affect doit rester un effet et non une cause.
La distinction entre fanatisme et enthousiasme apparaît aussi dans la
Critique de la faculté de juger, où Kant s’intéresse aux excitations qui,
malgré leur caractère anarchique, peuvent servir au développement des
principes universels. L’affect est un transport soudain et involontaire. Bien
que contraire à la maîtrise rationnelle de soi, il peut être la préfiguration
d’une expérience sublime des principes moraux (et politiques)
suprasensibles, que nous rencontrons, en négatif, dans les douloureux
échecs de notre faculté de connaître. Voici comment Kant définit
l’enthousiasme :
Dans le Conflit des facultés, Kant donne une portée politique à cette
dimension esthétique et affective de l’enthousiasme : l’affect que suscite la
Révolution française chez des spectateurs éloignés et désintéressés
constitue le signe que l’humanité peut être la cause de sa propre
amélioration, et qu’il existe un progrès de l’humanité à travers l’histoire. Le
caractère public et universel de l’enthousiasme des partisans de la
Révolution « [démontre] ainsi (à cause de l’universalité) un caractère de
l’humanité en général et aussi (à cause du désintéressement) un caractère
moral de celle-ci, tout au moins en son fond, qui non seulement permet
d’espérer le progrès vers le mieux, mais constitue même un tel progrès,
dans la mesure où il peut être actuellement atteint330 ».
La différence entre l’enthousiasme et le fanatisme est ici conçue en
termes de distance et de désintéressement, tandis que la Critique de la
faculté de juger en fait une affaire de représentation ou d’intuition. Dans un
passage célèbre, Kant envisage l’enthousiasme à la lumière de
l’iconoclasme (hébraïque) qui, en interdisant toute représentation figurée,
rend possible une présentation négative de l’infini. Celle-ci est proprement
sublime, précisément parce qu’elle renvoie à notre mode de pensée, au
primat des idées (invisibles) sur la sensation. Comme dans ses réflexions
sur Swedenborg ou dans son essai sur l’orientation dans la pensée, Kant
prétend que le fanatisme confond l’imagination interne avec le sens externe,
ou la conviction subjective avec la connaissance objective. Loin d’être une
simple perturbation physiologique, le fanatisme fait converger les besoins
de la raison avec le fantasme d’offrir dans l’expérience une satisfaction
immédiate à ces besoins. Kant pose que l’enthousiasme présente « la
moralité, de manière pure, [d’une manière] propre à élever l’âme, et de
façon négative n’entraîne aucun danger de fanatisme, lequel est une illusion
[Wahn] qui consiste à voir quelque chose au-delà de toutes les limites de la
sensibilité, c’est-à-dire à vouloir rêver d’après des principes (se déchaîner
sans abandonner la raison), précisément parce que, pour la sensibilité, la
présentation y est seulement négative. En effet, le caractère insondable de
l’idée de liberté interdit complètement toute présentation positive331. »
C’est précisément en rapport à l’idée de liberté que Kant revient sur la
question du fanatisme dans « Sur le lieu commun : il se peut que ce soit
juste en théorie, mais, en pratique, cela ne vaut point » (1793). Comme
« Qu’est-ce que s’orienter dans la pensée ? », cet essai est né d’une
polémique. Il intervient dans le débat suscité par la traduction allemande
(due aux soins de Friedrich von Gentz) des Réflexions sur la Révolution en
France332. Contre la position contrerévolutionnaire, qui considère
l’assujettissement de la politique et de la coutume à des principes abstraits
comme l’essence même du fanatisme, Kant propose un plaidoyer prudent
en faveur des prérogatives de la théorie. Lui qui a combattu les illusions
sensibles et les superstitions spéculatives de la Schwärmerei se voit à
présent implicitement taxé de fanatisme333. Malgré son apparente prudence,
la position de Kant est des plus courageuses : selon Domenico Losurdo, il
« montre que l’invocation de la “pratique” ou du “bonheur” vise seulement
à préserver le statu quo. […] Refuser la théorie, c’est refuser toute
transformation radicale, ce projet que [ses adversaires] jugent vide et
abstrait parce qu’il transcende le système sociopolitique existant, ou
ruineux et horrible parce qu’il prétend réaliser concrètement, sans exclure
des luttes violentes, un ordre sociopolitique nouveau334. »
Replacée dans son contexte, la pensée politique de Kant apparaît
beaucoup moins modérée qu’il n’est d’usage de le croire aujourd’hui. Pour
comprendre à quel point Kant a pu passer pour un révolutionnaire et un
véritable extrémiste, il suffira de relire les fameux passages où Nietzsche
fustige la « chinoiserie de Koenigsberg335 ». Nietzsche reprend à son
compte la condamnation du fanatisme* par la philosophie des Lumières, et
par Voltaire en particulier. Mais pour lui, le fanatisme n’est pas d’abord
affaire de sectarisme religieux ou de superstition ; il s’agit avant tout d’un
fanatisme de la raison – déjà identifiable chez Socrate et Platon336. Dans un
cours sur Platon, il remarque que « la conviction de détenir la vérité mène
tout droit au fanatisme337 ». De façon tout à fait caractéristique, il ignore les
certitudes morales, politiques et épistémologiques – qui reposent toutes à
ses yeux sur la même croyance nihiliste en l’existence d’un monde
authentique derrière le monde illusoire des apparences –, et oppose deux
formes de vie intellectuelle : celle des « gens de conviction » et celle des
vigoureux libres penseurs ou sceptiques.
« Les convictions sont des cachots », écrit-il. Ceux qui toute leur vie
restent fidèles à une idée, ceux qui ont besoin « d’un absolu de oui et de
non », abdiquent leur souveraineté et deviennent les instruments ou les
esclaves d’une volonté supérieure. L’homme de conviction est une
contradiction en acte : « c’est [dans la conviction] qu’[il] trouve son
support. Ne pas voir bien des choses, ne jamais quitter ses préventions, être
de bout en bout de parti pris, posséder une optique sévère et conséquente
dans toutes les valeurs – c’est cela, et rien d’autre, qui conditionne la survie
de cette espèce d’hommes. Mais elle est par là même l’opposé,
l’antagoniste du véridique – de la vérité… » S’il reconnaissait cette
contradiction, le croyant connaîtrait « aussitôt sa perte ». Les grands esprits
ignorent la croyance, ils sont animés par une grande passion qui s’exprime
comme liberté de poser et de détruire les valeurs. Pour eux, la conviction
n’est qu’un moyen.
Nietzsche établit donc une opposition entre deux modes d’articulation de
l’affect et de la vérité : tandis que l’esprit libre prétend pouvoir adopter et
rejeter les vérités à loisir, l’homme de conviction – qui est aussi, la
précédente citation le suggère, un partisan – est animé par des passions,
inséparables de ses croyances. C’est là ce qui fait de lui un fanatique. Et
comme l’indiquent ses exemples historiques, Nietzsche envisage le
fanatisme comme un phénomène politico-religieux : « La dépendance
pathologique de sa perspective fait du convaincu un fanatique – Savonarole,
Luther, Rousseau, Robespierre, Saint-Simon –, le type contraire des esprits
forts et libérés. Mais la grande attitude de ces esprits malades, de ces
épileptiques des idées, agit sur la grande masse – les fanatiques sont
pittoresques, l’humanité préfère voir des attitudes que d’entendre des
raisons338… » Cet usage polémique (et psychopathologique) de l’idée de
fanatisme illustre bien la posture tactique adoptée par Nietzsche à l’égard
des Lumières.
Une posture tactique et même politique, comme l’attestent les critiques
qu’il adresse à Kant. Contrairement à de nombreux commentateurs
actuels – mais tout comme Marx, qui considérait la philosophie kantienne
comme « la théorie allemande de la Révolution française339 » –, il voit en
Kant un partisan acharné du renversement de l’Ancien Régime. Pour lui, la
doctrine morale désincarnée, négatrice de la vie, du philosophe critique, est
indissociable de la dynamique universalisante de la Révolution française –
cette « fille du christianisme » qui, avec sa « superstition de “l’égalité entre
les hommes” », fut le premier acte de la « dernière grande révolte des
esclaves 340 ». Le christianisme comme la Révolution des Droits de
l’homme reposent sur des notions de devoir et de vertu qui font abstraction
des différences concrètes entre les peuples, les groupes, les individus, ou
entre les volontés et les affirmations.
Promouvoir des normes universelles : voilà un « danger mortel » qui ne
peut qu’épuiser la vie, annihiler la joie instinctive et naturelle qui constitue
la condition préalable de toute affirmation. Même si les fins qu’il poursuit
et les motivations qui l’animent sont de tout autre nature, Nietzsche rejoint
sur ce point la tradition contre-révolutionnaire et antifanatique inaugurée
par les Réflexions de Burke. Comme celui-ci en effet, il critique l’utilisation
politique et morale de l’abstraction, où il voit la négation artificielle d’une
certaine idée de nature (synonyme de hiérarchie, de différence et de
domination). L’affirmation différentielle de la vie, en tant qu’activité
incarnée de production de valeurs, en tant que lutte des volontés de
puissance, se trouve politiquement neutralisée ou égalisée par les notions
héritées du « fanatisme français341 ». De la même façon, l’idée d’impératif
catégorique universalisable, noyau de la pensée morale de Kant, n’est qu’un
« sacrifice devant le dieu Moloch de l’abstraction342 ».
L’adhésion de Kant à la Révolution française suffit à prouver la
dangerosité de sa morale :
Qu’est-ce que prendre soin d’une culture, porter un diagnostic sur une
religion ? À quel type d’explication, d’identification et de prescription
renvoie une question du type « qu’est-ce qui ne va pas avec l’islam ? » Des
interrogations de ce genre n’ont rien d’innocent, et il n’est pas difficile de
comprendre les raisons idéologiques de leur actuelle prolifération. Quels en
sont toutefois les enjeux, dès lors que la personne qui les pose n’est ni un
historien orientaliste, ni un conseiller de l’empire, mais un psychanalyste –
ou du moins, quelqu’un qui tire sa grille d’analyse et son autorité théorique
de Freud ou de Lacan ? Que se cache-t-il derrière les diagnostics
psychanalytiques de maladies, impasses ou malaises concernant l’islam et
la religion « en général » ? La psychanalyse ne représente certes pas la
force principale de la vaste coalition intellectuelle dont le but est de fournir
des images toutes prêtes de la politique, de la culture et de la mentalité
islamiques aux gouvernements et aux opinions publiques des grands pays
capitalistes. Mais la manière dont elle explore la relation entre le culturel et
le psychique présente un intérêt tout particulier. L’idée de fanatisme étant
aujourd’hui systématiquement rattachée au terrorisme et au
fondamentalisme « islamique », il peut être utile d’analyser son emploi dans
le registre psychanalytique, en particulière référence à l’un des principaux
axes de ce livre : la culturalisation et la psychologisation de la politique à
l’ombre du fanatisme, et la définition concomitante d’une norme politique
libérale. La rencontre de la psychanalyse et de l’islam peut révéler quelque
chose comme l’inconscient politique de la psychanalyse elle-même, en tant
que science et clinique profanes et, plus largement, elle peut montrer qu’une
certaine pensée psychanalytique pose implicitement l’équation entre
conviction politique et fanatisme. Comment et pourquoi une notion
politique normative du profane (terme qui ne doit pas être pris pour un
synonyme d’athéisme) a-t-elle pu se frayer un chemin dans la façon –
inspirée par la psychanalyse – de traiter de l’islam, du monde arabe et du
Proche-Orient ? En d’autres termes, comment le sujet de la psychanalyse –
clivé, désajusté et vide – a-t-il pu devenir normé en accord avec les
institutions et les idéaux de l’État libéral-démocratique (ou, pour reprendre
une expression d’Alain Badiou, capitaloparlementariste).
Je partirai du thème de la soumission psychique, de la soumission à l’Un,
caractéristiques des descriptions du sujet musulman en fanatique belliqueux
ou fataliste résigné. La formulation la plus significative de cette vision de
l’islam, où le psychisme s’efface dans l’unicité divine, et qui annonce les
réflexions psychanalytiques contemporaines issues du champ, vient des
remarques de Hegel dans ses philosophies de l’histoire et de la religion. En
philosophie comme en psychanalyse, c’est face à cette soumission à l’Un, à
cette forme extrême du monothéisme que la subjectivité « judéo-
chrétienne » est représentée comme la norme. De ce point de vue, l’islam
aurait transmis au sujet musulman sa propre incapacité à se séculariser :
incapacité à suivre la voie d’un monothéisme modéré, comme en Occident,
où l’unicité divine s’est affaiblie au travers de médiations spécifiquement
théologiques (La Trinité, le prochain, etc.) qui, une fois laïcisées,
disséminent leur contenu religieux dans l’ensemble du monde profane. Il est
intéressant de voir comment les concepts de civilisation, culture et
religion – essentiels dans la formation du discours sur le fanatisme – sont
travaillés par la psychanalyse. Ce qui amène à réfléchir sur la dépolitisation
impliquée par une approche atemporelle de ce qui est considéré comme
insuffisamment ou pas du tout laïcisé. Enfin, j’aimerais examiner comment
les discours philosophiques et psychanalytiques peuvent articuler religion,
politique et subjectivité sans reproduire ou réécrire le récit fantasmatique et
pernicieux qui structure notre espace politique et idéologique.
Le fanatisme de l’Un
la subjectivité n’a pour matière de son activité que ce culte ainsi que
l’intention de soumettre le monde à l’Un. […] la subjectivité […] est
vivante et infinie ; c’est une activité qui, apparaissant dans le monde,
le nie, n’agissant et n’intervenant que pour l’existence du culte pur de
l’Un378.
L’islam est par essence une religion « fanatique » parce qu’elle exclut toute
forme singulière ou concrète de subjectivité (c’est-à-dire de liberté). Le
paradigme de la liberté morale et politique réside dans le christianisme,
« religion consommée » qui s’est dépassée en s’intégrant à l’État moderne.
On pourrait considérer cette analyse comme une « schématisation
insensible », traduisant une vision uniforme de l’islam et posant une
« différence absolue et systématique » entre l’Occident chrétien, « rationnel,
humain, supérieur », et l’Orient islamique, « aberrant, sous-développé,
inférieur381 » – et nous avons d’ailleurs noté que Hegel entretient un rapport
complexe avec ces thématiques orientalistes. Mais les choses ne sont pas si
simples : car la Révolution de l’Orient rejoint, par son fanatisme même, la
Révolution de l’Occident.
C’est ce que montrent les Leçons sur la philosophie de la religion
(1824), où Hegel élargit sa dialectique des religions au champ politique. S’il
réaffirme son analyse de l’islam comme impasse liée à un excès
d’universalité, comme religion fanatique de la destruction au nom de l’Un
et par l’Un, il va plus loin, établissant une isomorphie entre l’abstraction
fanatique de l’islam et l’égalitarisme abstrait de la Terreur :
Ceci peut bien sûr être lu comme l’archétype d’une tradition de pensée
libérale qui, à travers la notion de religion politique, dévalue toute forme
d’universalisme affectant les projets de soumettre les médiations sociales à
l’unité d’un principe abstrait (Dieu ou l’Égalité). Mais Hegel ne se résume
pas à cette dimension et ne saurait être rangé parmi les tenants de cette
tradition.
Le fanatisme contre l’État
FANA […] signifie l’extinction dans l’Un. […] Les fanatiques sont
donc tous ceux qui constituent la maison (Mîthl Bayt), le temple de
l’Unicité. […] Le fanatique est la vérité et celle-ci est une : elle
l’anime, l’agite et l’arme. Il n’a point à la rechercher dans le doute, à
construire, à découvrir le vrai, à cheminer. Il jouit sans délai et sans
relais d’une certitude immédiate et totale qui l’habite, le possède tout
entier et le propulse. Violemment. Rassemblés, les fanatiques croient
qu’ils sont les seuls serviteurs organisés du Tout-Vrai, de l’Un dont ils
sont les instruments ; ils haïssent ceux qui l’ignorent et ils veulent que
le monde se plie à la loi de l’Un qui plie l’univers à sa nécessité393.
Cette idée d’une fureur abstraite inspirée par l’Un fait écho à la
phénoménologie hégélienne du fanatique (islamique). Mais Étienne ne se
satisfait pas de reproduire cette image traditionnelle. À ses yeux, une
explication psychanalytique s’impose : il trouve dans le concept de pulsion
de mort la traduction clinique de la notion théologique de Fan, et
l’explication du fanatisme terroriste : « La pulsion de mort résulte d’un
trop-plein d’énergies rendues libres par l’échec des capacités contenantes de
représentations. Le trop-plein d’excitations entraîne une rupture : l’acteur
ou agent […] est vide de des propres désirs. Il est alors l’objet d’un
mouvement de déliaison dont la névrose de guerre est l’exutoire.394 » Cette
position présente d’intéressants points communs avec le travail – par
ailleurs bien plus riche et sérieux – de Fethi Benslama, qui considère que la
psychanalyse doit envisager l’émergence de l’islamisme radical dans les
termes de « la césure du sujet de la tradition et [du] déchaînement de forces
de destruction de la civilisation qui en découlent directement395 ».
Le travail d’Étienne mobilise la notion de pulsion de mort de façon trop
sommaire pour mériter un examen approfondi. On notera cependant qu’il la
situe au carrefour d’une énergétique spéculative (« trop-plein
d’excitations ») et d’une idée de « représentation » qui oscille entre
l’imaginaire et le symbolique. L’idée selon laquelle le fanatique vient saper
des représentations (ou des médiations) qui possèdent une fonction
canalisatrice et civilisatrice est un passage obligé des discours faisant du
fanatisme la contrepartie antipolitique et hyperpolitique du sujet
moderne396. À cet égard, on rappellera que Hegel, dans sa Philosophie du
droit, critique le fanatisme religieux pour le motif précis qu’il constitue une
forme de pensée représentationnelle – ou, pourrait-on dire, une politique de
la dévotion, incompatible avec l’intégration de la politique et de la religion
dans la rationalité objective de l’État. Ainsi, pour Hegel, médiation et
représentation ne sont pas synonymes.
En opposant l’excès d’énergie et la représentation canalisatrice, Étienne
fonde son analyse de l’insurrection, de la violence et du terrorisme politico-
religieux sur la figure classique du fanatique : sa dévotion à une passion
destructrice et homogénéisante doit être comprise à partir de ce qu’elle nie
(la différence entre dogme religieux et société civile, sacré et profane, soi et
autre, etc.) plutôt que par le rapport qu’elle entretient avec un répertoire
symbolique et imaginaire déterminé.
À l’opposé, par son analyse de la politique religieuse en termes de
perversion, Slavoj Žižek peut servir d’antidote à cette école de pensée qui
ne voit dans l’extrémisme politico-religieux qu’une pulsion destructrice et
antireprésentationnelle.
Dans un ouvrage récent, Žižek commente une lettre envoyée à Ayaan
Hirsi Ali par Mohammad Bouyeri, l’assassin du sulfureux réalisateur
néerlandais Theo van Gogh. Dans la déclaration ultrafanatique de Bouyeri –
« Ni discussions, ni manifestations, ni pétitions : seule la Mort séparera la
Vérité des mensonges » –, Žižek perçoit une projection de la division sur
l’Autre, tactique typique du pervers : « Le pervers prétend avoir un accès
direct à la figure du grand Autre (qu’il s’agisse de Dieu, de l’histoire ou du
désir de son partenaire). Ainsi, ôtant toute ambiguïté au langage, il peut agir
directement comme l’instrument de la volonté du grand Autre397. » Bouyeri
devient un sujet indivis (un agent de la colère de Dieu) en projetant la
division, d’une part, sur son antithèse Hirsi Ali (« incohérente avec elle-
même, n’ayant pas le courage de ses croyances ») et d’autre part, sur Dieu,
qui garantit une séparation absolue entre le Vrai et le Faux. Žižek peut donc
utiliser cette sinistre vignette pour affirmer que le « fondamentaliste » (tout
comme le « libéral cynique ») est du côté du savoir, et l’athée militant de
celui de la croyance.
Cette position lacanienne a le mérite de n’envisager le violent rejet du
profane ni comme pure négation des limites et des contraintes, ni comme
désir d’absorption et d’annihilation dans l’Un. Le cas de Bouyeri ne nous
confronte pas à l’abîme de l’intériorité ; si ce personnage nous dérange
autant, c’est au contraire parce qu’il extériorise son fanatisme. Ici, le sujet
ne surmonte pas sa division interne par le biais d’une fusion psychotique,
mais en stigmatisant un autre divisé (la cible de Bouyeri est « incohérente
avec elle-même ») et en se soumettant à un Autre qui divise (un Dieu de
colère). Parce que le pervers croit accomplir par ses actes la volonté divine,
il n’est pas affecté du type de psychose si souvent attribué au fanatique ;
parce que sa négation de la division passe par la médiation de l’Autre, il
contredit l’hypothèse d’un fanatisme de la fusion ; enfin, parce qu’il
extériorise son savoir, l’idée reçue d’un fanatique entièrement absorbé dans
sa conviction devient absolument intenable.
La norme chrétienne
Pas plus que le « christianisme », l’« islam » n’est une structure sociale
uniforme ou une revendication monolithique. On se fourvoie si l’on pense
pouvoir tirer des enseignements politiques de cette approche. Le
christianisme et l’islam continuent certes d’alimenter les fantasmes, mais ce
n’est pas parce que les militants et idéologues présentent leur religion
comme une entité théologiquement unifiée et textuellement cohérente que
les critiques et chercheurs doivent les imiter. Traiter la subjectivité politique
comme l’expression d’une essence culturelle et religieuse revient à
renforcer les discours civilisationnels stériles qui ont connu un nouvel essor
avec les récents conflits géopolitiques. Il serait plus judicieux d’examiner
les formes psychiques dont l’impact serait plus spécifiquement politique.
C’est là tout le mérite de l’ouvrage d’Alain Grosrichard, Structure du sérail,
qui démontre que la psychanalyse peut non seulement éviter les erreurs de
la pensée civilisationnelle ou culturaliste, mais aussi produire une critique
intelligente, dialectique et historique des fantasmes qui informent notre
pensée politique. Dans ce livre, la relation entre textes et fantasme,
l’inscription de l’altérité « culturelle » dans l’inconscient, ne prennent
jamais une forme expressive fallacieuse – il n’est jamais question de se
plonger dans le Coran pour y dénicher les fantasmes des musulmans
d’aujourd’hui, ni d’examiner la théologie islamique pour spéculer sur les
problèmes d’autorité dans l’actuel monde musulman. Pour Grosrichard, la
critique psychanalytique de l’idéologie doit comprendre comment le
fantasme de la politique (ou de l’antipolitique) de l’Autre structure le nôtre,
comment la croyance aux croyances de l’Autre nous autorise à croire que
nous ne croyons pas. Comme l’écrit Dolar, les fantasmes ne nous
apprennent pas grand-chose sur leurs objets (chez Grosrichard, le sérail et le
despotisme oriental), mais ils en disent long sur ceux qui les produisent et
les défendent. Nous projetons notre impuissance et nos incohérences sur un
Autre lointain, et nous nous déchargeons sur lui de notre propre croyance à
l’autorité. Le sujet européen est ainsi conduit à croire que « quelque part,
dans une lointaine contrée d’Asie, il y a des gens assez naïfs pour croire ».
Cette opération le déleste, lui, le sujet profane et désenchanté, de son
fardeau psychique, du rapport trouble qu’il entretient avec l’autorité
politique. À travers le fantasme orientaliste du sérail, il peut déléguer à des
« sujets supposés croire » sa propre croyance au pouvoir despotique et à la
jouissance de l’Autre. L’image qu’il se fait de lui-même, celle d’un sujet
autonome, sceptique et libre, repose donc sur une scène lointaine, marquée
par la superstition, le fanatisme et la soumission absolue408.
La critique développée par Grosrichard souligne que le fantasme
(politique ou religieux) est toujours fantasme des croyances de l’autre, et
bien sûr, fantasme au sujet des fantasmes de l’autre. En outre, comme le
montrent les aventures de la notion de despotisme oriental, l’idée que
l’autre possède une culture ou une religion unifiée est elle-même un
fantasme entretenant la croyance que nous occupons une position cohérente
et unifiée – dans le cas analysé par Grosrichard, celle d’une politique
libérale qui a entièrement éradiqué l’esclavage et la soumission aveugle.
L’étude des fantasmes politiques révèle donc comment les relations avec les
autres (et leur absence) structurent des identifications fragiles. Le fantasme
que leur civilisation est pleine et autonome « nous » procure une sécurité
factice et le sentiment d’appartenir à une civilisation cohérente et unifiée –
surtout quand cette civilisation (comme l’a montré le récent engouement
pour l’athéisme ou le sécularisme judéo-chrétien) considère qu’elle seule a
su dépasser les contraintes organicistes imposées par les civilisations, les
cultures ou les religions « traditionnelles » : qu’elle seule est une culture
que l’on possède plutôt qu’une culture par laquelle on est possédé409.
L’analyse politico-relationnelle du fantasme proposée par Grosrichard et
Dolar possède un fort potentiel critique, à la différence du modèle expressif-
civilisationnel qui entretient l’illusion que l’on peut accéder à l’inconscient
politique et collectif de l’autre en étudiant ses textes théologiques ou ses
mythes. Said défendait précisément ce modèle politico-relationnel lorsqu’il
écrivait que « Freud nous a donné une profonde illustration de l’idée que
toute identité communautaire, même la plus définissable, la plus identifiable
et la plus affirmée – pour lui, l’identité juive –, se heurte à des limites
internes qui l’empêchent de coïncider pleinement avec une seule et unique
Identité410 ».
Said opposait le sécularisme humaniste à ces philosophies de l’histoire
qui se plaisent tant à pontifier au sujet de « notre » héritage (chrétien),
l’athéisme, la tolérance, le libéralisme et ainsi de suite. Il fondait son
entreprise sur la notion de verum factum, l’« idée profane que le monde
historique est fait, non par Dieu, mais par des hommes et des femmes, et
qu’il peut être compris rationnellement, à partir du principe formulé par
Vico dans sa Science nouvelle : nous ne pouvons réellement connaître que
ce que nous faisons, ou, pour le dire autrement, nous pouvons connaître les
choses en fonction de la manière dont elles sont faites411 ». Contre Anidjar,
qui ne voit dans le sécularisme qu’une ruse de l’« impérialisme
chrétien412 », il faut défendre l’idée – cruciale pour la psychanalyse
freudienne – d’un sécularisme comme athéisme méthodologique : une
enquête matérialiste, naturaliste et pratique sur le comportement
transindividuel et les structures psychiques, une approche qui, pour
paraphraser Althusser, fera tout pour « ne pas se raconter d’histoires ». Mais
il faut aussi refuser le discours culturaliste qui prétend plus ou moins
ouvertement que certains fantasmes ou mythes sont supérieurs à d’autres.
C’est justement ce dont se départit Freud dans son analyse de l’illusion
religieuse : d’une part, du concept chrétien de religion critiqué par Anidjar
et du récit apologétique de la sécularisation chrétienne qui le sous-tend ;
d’autre part, d’une apologétique du sécularisme qui ne se préoccupe que de
la distance qu’il convient de maintenir entre le politique et le religieux, et
qui érige bien souvent le libéralisme en vérité pure, exaltant ses actuels
territoires comme des « terres de liberté ». Freud adopte une perspective
radicale, désenchantée et inspirée des Lumières pour émanciper l’humanité
de l’illusion. En conséquence, la question n’est absolument pas, pour lui, de
déterminer quelle place sociale accorder à la religion, et encore moins de
dénoncer les illusions des autres afin de mieux justifier les siennes propres.
Le seul service que l’on puisse rendre encore, de nos jours, à Dieu
est de faire de l’athéisme un article de foi coercitif.
Engels, « Le Programme des émigrés blanquistes de la Commune »
Marx reste donc clairement sur les positions avancées dans L’Idéologie
allemande et les Thèses sur Feuerbach : seule la praxis révolutionnaire peut
produire une véritable « critique de cette vallée de larmes dont la religion
est l’auréole ». À la suite d’un certain nombre de philosophes
contemporains (notamment Badiou, Negri et Žižek), on peut examiner cette
thèse sous un angle différent : que peut nous apprendre Marx sur les
ressources politiques de la subjectivité religieuse ? Plus généralement,
comment rattacher une étude « structurale » des fondements matériels de la
religion467 aux problèmes de la croyance, de la passion et de l’action468 ?
Ces questions sont particulièrement importantes parce que, comme nous
l’avons déjà noté, les critiques ou ennemis de Marx ont souvent perçu dans
son œuvre la source d’une subjectivité fondamentalement religieuse, voire
d’un fanatisme pur et simple. Cette façon de voir pose en principe que le
marxisme constitue une sécularisation (dégénérée) de visions
intrinsèquement chrétiennes du salut469. Marx et Engels l’ont eux-mêmes
rejetée catégoriquement, en condamnant toute tentative de former une
« nouvelle religion » pour motiver et unifier les luttes sociales :
Non, l’État chrétien parfait, ce n’est pas l’État soidisant chrétien, qui
confesse que le christianisme est son fondement, qui en fait la religion
d’État, et qui, partant, se comporte de manière exclusive à l’égard des
autres religions ; c’est bien plutôt l’État athée, l’État démocratique,
l’État qui relègue la religion parmi les autres éléments de la société
civile. L’État qui est encore théologien, qui fait encore profession
officielle de foi chrétienne et qui n’ose pas encore se proclamer État,
n’a pas encore réussi à exprimer sous une forme séculière et humaine,
dans sa réalité d’État, la base humaine dont le christianisme est
l’expression transcendante483.
Dans une veine quasi hégelienne, Marx reconnaît que l’émergence de l’État
démocratique et profane constitue un événement capital, et en même temps,
il préconise le dépassement de la critique des théologies politiques dans une
critique politique de la forme-État. Faut-il voir là une douteuse
« identification métaphorique des phénomènes séculiers et
théologiques484 » ? Marx considère-t-il le libéralisme comme porteur d’une
forme d’abstraction fondamentalement religieuse qui aurait pour point
culminant la séparation de l’État et de la société civile ?
La religion de la vie quotidienne
Žižek rejoint ici Benjamin, qui était convaincu que le capitalisme constituait
une « religion purement cultuelle », un culte « utilitariste » ayant pour
rituels l’achat et la vente, l’investissement, la spéculation boursière, les
opérations financières, et ainsi de suite. Cette analyse de la croyance sous le
capitalisme suggère que le rapport du profane au spirituel a subi un étrange
renversement dialectique : le sujet capitaliste peut être considéré comme
fanatique parce qu’il est dominé par une pulsion inconditionnelle ; à
l’inverse, le sujet fanatique présente, justement dans ses actions les plus
fanatiques, une forme de conviction qui, parce qu’elle se soutient d’une
vérité « objective », se rapproche davantage des certitudes de la science que
des errements de la foi. Le fanatisme n’est donc pas un ultime vestige
d’idéologie dans une époque postidéologique et posthistorique : il est
pleinement inscrit dans un champ de forces idéologique complexe où la
distinction entre profane et religieux n’a plus qu’une pertinence limitée.
VI. La guerre froide et le Messie : de la religion
politique
Paul est un fanatique ! Paul est un zélote, un zélote juif, et pour lui
ce pas est immense. Et s’il en subit toutes les conséquences
spirituelles, il ne le fait pas au nom d’un discours grandiloquent et
creux, comme le grand nomos libéral. Il est totalement illibéral, j’en
suis convaincu. […] Paul est assurément universel, mais en vertu du
« chas de l’aiguille » du crucifié, qui signifie : transvaluation de
toutes les valeurs de ce monde.
Jacob Taubes, La Théologie politique de Paul
Parce qu’il met en scène un fanatisme univoque, Gray (qui tient les
philosophies de l’histoire pour des théodicées déguisées) peut assimiler
l’extrémisme politique irréligieux du XXe siècle et le récent essor du
fondamentalisme religieux à deux variantes d’une même pathologie : la
croyance millénariste en la possibilité de transformer la nature humaine et
de réaliser le royaume de Dieu sur Terre.
Plus qu’à Cohn, qui ne s’attaquait pas aux Lumières, c’est à J. L. Talmon
que fait penser l’analyse de Gray. Cet autre partisan de la thèse de la
religion politique voyait en Rousseau un mal bien plus grand que Münzer,
et considérait que la « démocratie totalitaire » moderne trouvait ses origines
dans la philosophie politique du XVIIIe siècle, ce « messianisme politique »
qui aspirait à la réalisation d’une société égalitaire fondée sur un ordre
naturel accessible à la raison513. Son ouvrage répondait à une nécessité
idéologique manifeste : comme chez Cohn, il s’agissait à la fois d’une étude
savante et d’une intervention idéologique dans le contexte de la guerre
froide. Selon Talmon, le messianisme démocratique et totalitaire ne se
définit ni par des hallucinations visionnaires, ni par une inspiration divine,
mais par la croyance en la possibilité de concevoir et de réaliser une société
rationnelle. Tout comme Gray, Talmon se nourrit de la critique
conservatrice de la Révolution française et oppose deux tendances dans la
pensée du XVIIIe siècle : d’un côté, le libéralisme « empirique », forme de
connaissance fondée sur des tâtonnements successifs (trial and error),
respectueuse des coutumes, des habitudes et des institutions ; de l’autre, le
totalitarisme inhérent à toute politique d’émancipation humaine, ignorant
les différences concrètes et les obstacles pratiques. En conséquence, si
« l’empirisme est l’allié de la liberté et l’esprit doctrinaire celui du
totalitarisme, il est plus que vraisemblable que l’idée d’Homme, comme
abstraction indépendante des groupes historiques qui la portent, deviendra
un puissant véhicule du totalitarisme514 ». Mais pour Talmon, la continuité
n’est pas totale entre les mouvements messianiques religieux et ce qu’il
appelle le « monisme messianique profane ». La persistance d’une
dimension transcendante préserve les premiers des penchants violents des
seconds, dont la vocation à transgresser toute frontière et toute limite suffit
à expliquer les conduites extrêmes. En outre, les conditions sociales s’étant
modifiées à l’époque moderne, le messianisme politique n’attire plus
seulement des disciples éphémères et hétérogènes ; il est désormais animé
par l’« enthousiasme populaire ». La démocratie révolutionnaire et
totalitaire est donc bien plus dangereuse que ne l’était le millénarisme
médiéval.
Malgré leurs différences, Talmon et Gray tirent les mêmes conclusions
que leur ancêtre commun, Burke : l’étude de la religion politique comme
incarnation moderne du fanatisme nous apprend l’importance des limites en
politique. Qu’elle soit apocalyptique ou rationaliste, la seule idée que
l’action humaine puisse transformer le monde, et qu’il soit possible de
donner une forme et un contenu social à une abstraction comme l’égalité,
mène tout droit au désastre. Gray résume ainsi sa pensée : « L’utilisation de
méthodes inhumaines pour atteindre des fins impossibles est l’essence de
l’utopisme révolutionnaire515. » Aux néoconservateurs qui préconisent
l’exportation de la liberté américaine, Gray préfère la « vieille droite », qui
revendique la fragilité humaine, défend les coutumes et les conventions
politiques et combat le « fondamentalisme des Lumières », cette tentative
« apocalyptique » et irréaliste de réaliser le Bien et d’imposer le « progrès »
dans un univers fini et précaire.
La religion politique serait donc doublement corruptrice : en faisant de la
croyance un instrument politique et en substituant des aspirations utopiques
au réalisme politique. Mais cette interprétation repose sur une
compréhension de l’histoire « fantasque et abstraite », en ce qu’elle
présuppose que « les causes intellectuelles produisent des effets politiques :
les abstractions auxquelles était viscéralement attaché le rationalisme des
Lumières deviennent ainsi la cause idéologique de la violence et de la
terreur révolutionnaires516 ». Chacun à sa façon, Cohn, Talmon et Gray
nous livrent des récits métahistoriques qui évacuent l’histoire et les
spécificités politiques, et confondent analogies et métaphores avec de
véritables analyses517. L’objet de leur critique est un enthousiasme abstrait
et absolu. Cependant, il y a une certaine ironie à les voir, malgré leur
hostilité pour les Lumières radicales, user de la terminologie de la religion –
millénium, apocalypse, messianisme –, pour disqualifier les rites et les
croyances qui sous-tendent parfois la pratique politique. Eux, qui imputent
souvent aux Lumières la responsabilité d’une sacralisation perverse de la
politique, se montrent incapables de déterminer si les horreurs du XXe siècle
sont dues aux excès de la foi ou à ceux de la raison. La plupart du temps, ils
en reviennent au motif de Burke : le coupable, c’est la foi dans la raison, ou
le fanatisme rationnel.
Quelque explication que l’on trouve à ce phénomène – désorientation ou
immaturité politique, crainte des violences et des conflits –, il est tout de
même extraordinaire que les bons vieux remèdes de la guerre froide
retrouvent un tel crédit. Car il faut avoir de solides œillères pour lire dans
notre époque une simple répétition de la lutte du « monde libre contre le
totalitarisme », du scepticisme contre la conviction absolue, de la foi
raisonnable contre l’idolâtrie fanatique518. Il est particulièrement alarmant
que les difficultés du présent soient traitées à partir de textes sur les
mouvements totalitaires écrits au cours de l’entre-deux-guerres ou durant la
guerre froide. Raison de plus pour replacer le débat sur la religion politique
dans son contexte d’origine.
Arendt riposte
e-ISBN : 9782358721318