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Pour Nina

Qui a écrit l’histoire des anabaptistes sinon leurs ennemis ?


Richard Overton

Ils réclamaient les droits du genre humain ; mais ils les soutinrent
en bêtes féroces.
Voltaire, Essai sur les mœurs

Ils ne voyaient qu’une question de philosophie et de religion là où il


est question de révolution et de politique.
Robespierre

Tout ce qui est irrationnel ne saurait être rejeté comme stupidité. Ernst Bloch, Héritage de ce
temps
Introduction

Dans le vocabulaire politique, peu d’épithètes sont aussi infamantes que


« fanatique ». Par-delà toute tolérance, imperméable à la communication, le
fanatique se situe hors du cadre de la rationalité politique ; possédé par une
conviction virulente qui ne souffre pas la discussion, il ne pourra trouver la
paix qu’une fois éradiqués toute position, tout mode de vie antagonique. Un
fanatique, selon le mot de Churchill, est « quelqu’un qui ne peut pas
changer d’avis et ne changera pas de sujet. » C’est un sujet qui ne changera
pas, un sujet intransigeant, inflexible. On pourrait certes tenter d’analyser
les composantes ou les sources du fanatisme ; mais, dans la mesure où
l’action fanatique exclut la négociation, on considère généralement qu’elle
n’entre pas dans la rationalité qui régit communément notre approche des
conduites sociales et politiques. Car ceux qui refusent le dialogue sont
indignes d’être compris. Ici, notre « faculté d’empathie », notre « capacité à
sonder le cœur d’autrui », se heurtent à l’impossibilité de « pénétrer le
regard vide de ceux qui, avec une satisfaction indifférente et sereine,
n’hésiteraient pas un instant à massacrer des innocents1. »
Le fanatisme, disait Hegel, est un « enthousiasme pour l’abstrait ». La
question de l’abstraction forme le noyau de toute analyse politique et
philosophique du fanatisme. Non seulement l’abstraction – et l’universalité
ou l’égalitarisme qui s’y rattache – distinguent la figure du fanatique de
celle du simple fou, mais encore elles confèrent au fanatisme une allure
d’extrême dangerosité. Son antihumanisme apparent est souvent le véhicule
d’un universalisme politique qui outrepasse les frontières ethniques ou
sociales et qui n’est rien moins qu’humanitaire2. De la même façon, bien
que le fanatisme défie toute tentative de discussion et d’explication, on
l’identifie fréquemment non à une absence, mais à un excès de rationalité.
En nous concentrant sur la question de l’abstraction – principal héritage des
réflexions de Marx sur la religion –, nous pourrons d’une part complexifier
la perception commune du fanatisme, celle qui l’attribue au seul effet de
l’irruption de la religion dans une sphère publique prétendument
sécularisée, et nous pourrons d’autre part étudier les interprétations du
fanatisme en tant que force motrice des mouvements « totalitaires » comme
le communisme.
Envisager le fanatisme sous l’espèce de la politique de l’abstraction,
c’est se donner les moyens de suivre les multiples mutations de cette notion
à travers des domaines intellectuels, des périodes historiques et des zones
géographiques a priori disparates. Ainsi, l’interrogation historique et
critique de ce terme peut déboucher sur une réflexion plus large, axée sur la
relation qu’entretiennent aujourd’hui l’émancipation universelle et
l’universalité abstraite, relation fort bien résumée par Jacques Derrida, qui
se demandait : « Doit-on se sauver par l’abstraction ou se sauver de
l’abstraction3 ? » Repenser l’histoire et la politique du fanatisme, ce n’est
pas simplement résister à l’appel funeste de ceux qui nous enjoignent de
soutenir un « Occident » supposé uni contre ses ennemis « irrationnels ».
C’est avant tout se confronter aux impasses et aux espoirs d’une politique
radicale d’émancipation et d’égalitarisme – politique souvent salie, au cours
des siècles, par l’accusation de fanatisme.
Ce livre explore cette conjonction énigmatique et instable, placée sous la
bannière du fanatisme, entre un refus de tout compromis et une aspiration
apparemment illimitée à l’universel. On accuse parfois de fanatisme ceux
qui, de manière inflexible, intolérante et parfois folle, défendent une identité
ou un territoire. Comme nous le verrons dans le premier chapitre c’est ainsi
que les Britanniques (savants, administrateurs de l’Empire et experts de la
contre-insurrection) ont traité les insurgés qu’ils rencontraient de l’Inde au
Soudan. En d’autres circonstances, ce qui fut considéré comme fanatique
n’était pas la résistance à la dépossession, mais l’affirmation
inconditionnelle de droits universaux, ou d’une nature humaine universelle
en excès sur les hiérarchies ou les distinctions sociales. Se situe dans cette
catégorie la polémique contre la Révolution française, alimentée par
Edmund Burke, Hyppolite Taine et bien d’autres, dont l’influence demeure
très forte jusqu’à aujourd’hui. Dans ces écrits, le Jacobin devient
l’archétype du fanatique moderne : un innovateur impénitent, « possédé de
l’esprit de prosélytisme le plus fanatique », zélé pourfendeur de la religion
« dans un esprit monacal », qui vomit les coutumes, les convenances et les
bonnes manières, décrète des lois et divise des territoires – le tout dans une
frénésie d’abstraction qui va jusqu’à soumettre les réalités humaines à une
« monstrueuse fiction » où elles pourraient être traitées comme des
théorèmes mathématiques ou des objets géométriques4. L’attaque au vitriol
lancée par Burke contre la « tyrannie de la politique de la théorie5 » s’est
imposée comme le modèle permettant de traiter tous les défenseurs de
l’égalité radicale en dangereux fanatiques – très explicitement, nous le
verrons dans le premier chapitre, au XIXe siècle, dans les attaques contre les
abolitionnistes américains, mais aussi contre le mouvement ouvrier
socialiste, anarchiste ou communiste. Les mises en garde contre les
philosophes « fanatiques » disséminant la « métaphysique politique » de
l’égalité inconditionnelle et des droits de l’homme6 se sont souvent
accompagnées d’une sociologie assez paranoïaque, inquiète de l’alliance
explosive formée par des intellectuels déracinés et une populace menée par
ses instincts7.
La critique antirévolutionnaire du fanatisme a établi un modèle
d’explication remarquablement durable : l’idée selon laquelle l’application
sociale de la philosophie – entendue comme doctrine athée, abstraite et
universalisante – constituerait l’essence même du fanatisme.
Dans le domaine philosophique, le fanatisme sus-cite deux principaux
types de réponse : d’une part les penseurs qui le tiennent pour extérieur à la
raison et y voient la menace constante d’une adhésion partisane
pathologique ou d’une irrationalité cléricale, et d’autre part ceux qui
considèrent qu’une passion abstraite, inconditionnelle et inébranlable est
intrinsèque à la rationalité universaliste et à la politique d’émancipation. Ici
apparaît la ligne de partage entre les Lumières voltairiennes et l’Aufklärung
de Kant et de ses épigones (ou entre les Lumières antérieures à la
Révolution et celles qui lui sont postérieures) : si pour les premières la
philosophie est comme la némésis du fanatisme, la seconde le voit comme
une potentialité inhérente à la raison, et va même jusqu’à considérer que
l’enthousiasme politique est inséparable d’une politique rationnelle ou
universalisante. En revisitant au prisme du fanatisme une lignée critique et
dialectique qui comprend Kant, Hegel et Marx – mais aussi Sigmund Freud,
Ernst Bloch et Alain Badiou –, ce livre remet en perspective les injonctions
récentes de ceux qui en appellent, au nom de « Lumières renouvelées », à
écraser l’infâme, militant islamique ou fondamentaliste chrétien.
Le regain de fortune que connaît aujourd’hui l’épithète « fanatique »
s’explique aisément : par nostalgie autant que par désir d’y puiser des
slogans, on se tourne vers une certaine pensée des Lumières, tout
particulièrement vers celle qui condamnait, au XVIIIe siècle, l’intolérance
religieuse comme principale cause de la violence politique, de l’instabilité
sociale et de l’obscurantisme intellectuel8. Les actuels « rentiers des
Lumières9 », qui n’ont ni l’inventivité intellectuelle ni le courage politique
des philosophes, se contentent de diffuser dans les médias leurs
condamnations de l’irrationalité et leurs appels à une laïcité musclée, tout
en balayant d’un revers de main les critiques des Lumières et les réflexions
historiques sur les usages coloniaux et impériaux auxquels elles ont servi.
Que le fanatisme soit aujourd’hui traité de façon aussi superficielle est un
symptôme de l’incapacité de notre culture intellectuelle à intégrer la
critique, la réinterprétation et le dépassement des Lumières par la pensée
politique et philosophique des XIXe et XXe siècles.
Un détour par l’histoire de cette pensée nous servira à dépasser la
référence aussi paresseuse que pernicieuse à des Lumières univoques, et à
contrer certains de ses corollaires : la relégation de conduites politiques
extrêmes ou inflexibles au domaine de la psychopathologie, mais aussi la
« culturalisation » du fanatisme politique, transformé en manifestation de
l’esprit arabe, du despotisme asiatique, de la théocratie juive ou de tout ce
qu’on voudra. Comme le notait Edward Said à propos du terrorisme
(leitmotiv, à notre époque, du discours sur le fanatisme), ce genre de vision
essentialisante « vise à institutionnaliser le déni et l’évitement de
l’histoire » et substitue à la compréhension politique « une espèce de pureté
métaphysique de l’horreur10 ». S’il est vrai qu’« aucune autre époque que la
nôtre ne s’est définie par ses campagnes contre ses rebelles primitifs11 »,
l’examen des catégories intellectuelles et émotionnelles qui gouvernent
notre façon de comprendre les idéologies insurrectionnelles pourra nous
aider à nous orienter dans l’opacité du présent.
Il y a une certaine ironie à aborder le fanatisme d’un point de vue
historique, alors qu’il est constamment traité comme un phénomène
anhistorique, voire antihistorique. Qualifier un acteur ou une action de
fanatique, c’est lui prêter une sorte d’invariance monolithique. Utilisé
comme trope politique, le fanatisme a ceci de frappant qu’il repose sur
l’analogie et l’assimilation. Qu’il s’agisse de Norman Cohn rapprochant
Lénine, Hitler et Thomas Müntzer dans Les Fanatiques de l’apocalypse12,
de Michel Foucault établissant une analogie entre la « spiritualisation de la
politique » des révolutions iraniennes et les figures de Cromwell et de
Savonarole13, ou encore de Hegel associant Mahomet et Robespierre dans
sa Philosophie de l’histoire, le discours sur le fanatisme semble souvent
indiquer que la chronologie ou la géographie n’ont guère de rôle à y jouer14.
Si les révolutionnaires, les dirigistes ou les réformistes peuvent apparaître
sous toutes sortes d’aspects, les fanatiques, eux, semblent tous sortis du
même moule, puisque leur conviction, quelle qu’elle soit, les rend toujours
imperméables au dialogue (même si, lorsqu’éclatent des guerres religieuses
ou civiles, ils peuvent être d’intransigeants adversaires). De là découle le
caractère redondant de bien des textes consacrés au fanatisme, qui ont
souvent recours aux listes et aux descriptions, à de copieux inventaires
d’actes de cruauté, de marques d’intolérance et de preuves de monomanie,
postulant un noyau invariant qu’ils ne s’emploient que rarement à analyser
ou à définir. Ce ne sont donc pas seulement les zélateurs, mais également
leurs critiques, qui semblent « embrasser […] la monotonie15 ». Alors, peut-
on dire qu’il n’y a pas d’histoire du fanatisme, mais simplement, et au
mieux, un catalogue des crimes qu’il a perpétrés et des illusions qu’il a
poursuivies ? Il n’est pas si facile de répondre par l’affirmative, en
particulier si l’on prend en considération la conviction exprimée par
Rousseau, Kant et Emerson, que tout véritable accomplissement humain,
tout acte historique nécessite sinon le fanatisme lui-même, du moins son
noble cousin, l’enthousiasme.
C’est évidemment la récente inflation du discours sur le fanatisme qui
m’a incité à entreprendre cette recherche conceptuelle et historique. Les
récits de la « fin de l’histoire », comme celui de Francis Fukuyama,
relèguent les élans fanatiques aux « zones d’histoire » que recèlerait encore
un ordre libéral par ailleurs posthistorique. Pourtant, nombre des
journalistes et essayistes qui se sont penchés sur cette question ont noté le
rôle joué par la technologie dans l’actuel radicalisme religieux. Ils n’en
considèrent pas moins le fanatisme comme un phénomène antihistorique,
anachronique ou atavique, bref, comme la revanche de peuples sans histoire
mais épris de transcendance.
Ruse de la raison ou hétérogenèse des fins, c’est sans doute le violent
arrachement aux rythmes de la tradition – ou au temps de la délibération et
de la négociation – qui suscite une notion de la politique dotée d’une part
d’utopie, voire de transcendance. Le fanatisme pousse à un type d’action à
la fois infra et suprahistorique, mais aussi, et pour des raisons connexes, à
des formes de subjectivité oscillant entre l’anti et l’ultrapolitique. Quand
l’accusation de fanatisme est, comme souvent, utilisée pour disqualifier des
conduites politiques qui s’écartent du cadre normalisé et normalisant d’un
libéralisme éternel, il est difficile de dire s’il s’agit d’un refus de faire entrer
dans la sphère du politique des formes de vie qui en sont aujourd’hui
séparées (la critique profane du fanatisme), ou bien si la vraie question n’est
pas l’excès de politique. Si le fanatisme se prête aussi bien à une approche
symptomale du libéralisme hégémonique, c’est précisément parce qu’il
révèle l’ambiguïté fondamentale du discours apologétique libéral sur la
place de la politique.
La tradition critique postkantienne a ceci de supérieur qu’elle s’efforce
de penser cette ambivalence ou cette dialectique essentielle. Elle nous
montre que notre conception de la politique ne saurait être dissociée de la
notion ultra ou antipolitique de conviction absolue, et que notre
compréhension de l’histoire bascule dans le simple « développementisme »
si l’on élimine la discontinuité et la transcendance qui caractérisent la
politique fanatique ou millénariste.
Apprécier les vertus de ce que James appelait le « tempérament
partisan16 » est naturellement inconcevable pour ceux qui se proclament
aujourd’hui libéraux et considèrent le fanatisme comme une absence
d’histoire en mouvement, comme un ennemi de la politique consensuelle,
comme une résurgence atavique démontrant, s’il en était besoin, qu’il est
urgent d’imposer le sécularisme et d’installer solidement le règne des
Lumières. Pour ces ennemis jurés de l’intolérance, il faut exorciser le
fanatisme si l’on veut passer d’une politique intransigeante de la conviction
à une éthique pluraliste de la responsabilité.
Mais une histoire sans fanatisme est-elle concevable ? On trouve un
élément de réponse à cette question en 1842 dans la revue d’opposition
Deutsche Jahrbücher, sous la plume du Jeune Hégelien et collaborateur de
Karl Marx, Arnold Ruge. Méditant sur le problème essentiel de son époque,
celui des rapports de l’Église et de l’État, Ruge déclare que la religion se
manifeste comme désir (Lust) de libération, tandis que le fanatisme
constitue une « religion exacerbée », ou plutôt une passion (Wollust) de la
libération, née d’un échec premier, d’une obstruction des voies de
l’émancipation. Comme souvent dans la pensée politique et philosophique
allemande, on voit ici planer le spectre de la Révolution française et de la
Terreur, « folle » mais compréhensible tentative de balayer tous les
obstacles s’opposant à la réalisation de la liberté. Par sa phénoménologie du
« pathos pratique » caractérisant le fanatique, Ruge se montre notre
contemporain : « Lorsque quelque chose doit être détruit, on s’évanouit en
fumée avec lui, si bien qu’au bout du compte, sans s’épargner soi-même, on
sacrifie aussi les autres, de la manière la plus horrible qui soit, aux fins que
l’on s’est fixées17. » Mais, alors que nombre de nos commentateurs seraient
tentés d’interpréter ce pathos (ou cette pathologie) en faisant abstraction du
contexte qui le motive, aux yeux de Ruge, il n’est qu’une conséquence de
l’échec à intégrer la passion de la libération dans les mécanismes de l’État.
C’est pourquoi il affirme : « Tant qu’il y aura des batteries et des positions à
défendre au prix de sa vie, nous n’aurons pas d’histoire sans fanatisme18. »
Contre l’idée réconfortante selon laquelle le fanatisme n’est qu’une
aberration irrationnelle qu’il s’agirait de combattre par un mélange de
pédagogie et de coercition, ce livre se veut fidèle à la position défendue par
Ruge, en réaffirmant qu’il existe un lien entre fanatisme et émancipation19.
Dans cette optique, j’étudierai une série d’épisodes historiques où la pensée
politique et philosophique s’est trouvée confrontée à la menace, à
l’ambivalence et à la possible promesse du fanatisme. Même s’il n’est que
rarement, voire jamais revendiqué comme position politique20, et qu’il
serve presque invariablement de repoussoir pour définir par contraste la
vraie voie de la politique, il est difficile à tenir sous contrôle – à la fois
parce qu’il habite toute politique attachée à des « abstractions » comme
l’égalité et l’émancipation, et aussi parce que la politique antifanatique
justifie souvent une sorte de contre-fanatisme qui voit les partisans
supposés de la raison et des Lumières s’innoculer le virus attribué à leurs
ennemis et justifier leurs actes par le discours de la contre-insurrection21.
En inscrivant l’intérêt actuel pour l’engagement passionné dans le cadre
de l’histoire polémique du fanatisme, ma recherche vise à ouvrir l’horizon
de débats qui sortent rarement des oppositions statiques entre conviction et
responsabilité, ferveur et raison, décision et délibération22. Avec, en
perspective, le dépassement des débats théoriques sur le fanatisme et la
reconstruction d’un vocabulaire politique où enthousiasme et abstraction
seraient tenus pour inséparables de la politique d’émancipation.
Ce travail n’est ni une histoire ni une théorie systématique du fanatisme.
Il cherche à retracer le parcours obscur de cette notion du point de vue d’un
présent où elle est redevenue une injure politique. En contrepoint, ce récit
des divers épisodes de condamnation du fanatisme, entend contribuer à la
conception d’une politique égalitaire – en laquelle, à n’en pas douter, ses
détracteurs continueront de ne voir qu’une abstraite et dangereuse passion.
I. Figures de l’extrémisme

Toujours et partout, John Brown prêchait le primat de l’action.


« L’esclavage, c’est le mal, disait-il, finissez-en.
« Mais il faut étudier le problème…
– L’esclavage, c’est le mal – finissez-en !
– Nous organiserons un colloque…
– L’esclavage, c’est le mal – finissez-en !
Mais nos alliés… »
L’esclavage, c’est le mal – finissez-en !
Lerone Bennett Jr., « Tea and Sympathy : Liberals and Other White
Hopes »

Étrange, mystérieux, implacable, le fanatique surgit à l’horizon politique


comme un ennemi. Son élimination fait partie intégrante de l’administration
du terreau social et culturel dont il est issu. En conséquence, bien qu’il soit
difficile de dire s’il existe un discours du fanatique, on ne manque pas de
discours sur le fanatisme, ses causes, ses modalités, ses remèdes. Ce fut
particulièrement vrai durant la seconde moitié du XIXe siècle, pendant
laquelle les combats jumeaux menés par le libéralisme, contre les classes
inférieures et contre les races assujetties atteignirent un paroxysme. La
notion de fanatisme connut alors un certain nombre d’applications
nouvelles. C’est de cette période que je traiterai ici, afin d’explorer le débat
théorique autour de la figure du fanatique ou de la conviction passionnée et
partisane, tel qu’il s’est manifesté au XXe siècle dans le domaine politique,
en particulier dans les jugements rétrospectifs portés sur l’« âge des
extrêmes ». Dans ce contexte historique général s’inscrit l’idée de fanatisme
qui nous occupera par la suite. Ce premier chapitre tente plus
particulièrement d’analyser la capacité de la pensée libérale à identifier le
« fanatisme » afin de s’en distinguer et de s’en démarquer.
Le fanatisme à l’époque impériale

Les esclavagistes contre le fanatisme

À l’exception de ses plus farouches adversaires, rares sont ceux qui


accuseraient aujourd’hui le libéralisme d’avoir soutenu l’esclavage. À
première vue, une doctrine fondée sur la sauvegarde des libertés
individuelles, sur l’autonomie de la société civile et sur la limitation des
prérogatives gouvernementales ne peut qu’exprimer son dégoût envers la
plus patente restriction des droits et des libertés qui se puisse imaginer. Et
pourtant, comme l’ont récemment souligné certaines histoires critiques de
ce courant, au moment de son apogée politique et intellectuelle, la défense
du libéralisme est souvent allée de pair avec une apologie de l’esclavage23.
Selon le philosophe et historien italien Domenico Losurdo, cette éclatante
contradiction a été neutralisée par une série d’opérations de différenciation
entre l’« espace sacré » des libertés civiles et commerciales et l’« espace
profane » de l’oppression, du racisme et de l’impérialisme, sur lequel
reposait bien souvent la viabilité de l’espace sacré. Selon cette approche
critique s’appuyant sur des arguments géographiques ou raciaux (ces
derniers se mêlant souvent à l’antagonisme social dans les différentes
variétés de « racisme de classe »), le libéralisme classique s’est constitué en
démocratie de la race (ou de la classe) des maîtres, une démocratie de
l’Herrenvolk. Celle-ci n’a consenti à abandonner ses caractéristiques les
moins ragoûtantes que contrainte et forcée par les luttes des travailleurs
contre le libéralisme et des mouvements de libération nationale contre
l’impérialisme. Si cette thèse heurte profondément l’image que cherche à
donner de lui-même le libéralisme hégémonique actuel, elle apparaît
cependant comme un moyen puissant et convaincant de lier ses doctrines
avec son déploiement historique concret, et cela sans pour autant succomber
à la thèse historiciste facile, selon laquelle il se serait simplement et
progressivement élargi (aux classes moyennes propriétaires, puis aux
classes inférieures, puis aux femmes, aux gens de couleur, et ainsi de suite),
tout en maintenant intacte son inspiration de départ.
L’une des principales figures de la contre-histoire du libéralisme
proposée par Losurdo, celle-là même qui l’a incité à réexaminer le
consensus autour du paradoxe apparent d’un libéralisme favorable à
l’esclavage, est celle d’un penseur politique sudiste, vice-président des
États-Unis à deux reprises, John C. Calhoun24. Dans ses écrits et discours,
tout particulièrement dans celui, tristement célèbre, qu’il prononça le 6
février 1837 devant le Sénat, Calhoun parle de l’esclavage comme d’un
« bien positif », et présente à plusieurs reprises les abolitionnistes comme
des « fanatiques ». Calhoun, dont la doctrine politique associait déjà le
fanatisme à la crise25(à l’instar de nombreux autres penseurs que nous
rencontrerons en chemin), relie explicitement la contagieuse menace de
l’agitation antiesclavagiste, à laquelle s’adonne la « portion fanatique » de
la population du Nord, au souci libéral classique de la limitation du pouvoir
gouvernemental. Selon lui, l’abolitionnisme, qu’il qualifie à plusieurs
reprises d’« incendiaire » et qu’il considère bizarrement comme un
mouvement venu des classes inférieures – né chez les ignorants et les
pauvres, il se serait propagé à l’Église, puis à la Maison-Blanche –, doit
l’essentiel de son dynamisme à l’élargissement quasi illimité des pouvoirs
du gouvernement central, qui marque la fin effective du fédéralisme au
profit d’une « grande démocratie nationale consolidée26 ». Estimant à juste
titre que le gouvernement a le pouvoir d’agir, les abolitionnistes du Nord
concluent qu’il doit en user afin de mettre un terme à cette « singulière
institution ». Un profond attachement à la notion de suprématie raciale,
représentant l’esclavage comme la configuration sociale idéale du Sud, se
combine ainsi à un argumentaire impeccablement libéral en faveur de la
limitation nécessaire du pouvoir gouvernemental et de l’autonomie des
différents États en matière législative. Calhoun déclare : « Je ne crains pas
d’affirmer que la relation existant entre les deux races dans le Sud, contre
laquelle combattent ces fanatiques aveugles, forme le fondement le plus
solide et le plus durable pour cultiver des institutions politiques libres et
stables27. » Si l’on met de côté la défense de la « liberté » du Sud
esclavagiste, il est bon de noter que Calhoun (en écho à Edmund Burke)
rattache l’« esprit [fanatique] de l’abolition » à l’« esprit [financier] de la
spéculation28 » ; son apologie de l’esclavage s’appuie explicitement, dans
l’intention de prévenir un « conflit entre travail et capital29 », sur une
comparaison avec les effets sociaux déstabilisants de l’exploitation
capitaliste et de la lutte des classes dans le Nord du pays et en Europe. Mais
par-dessus tout, Calhoun reproche à ces « fanatiques aveugles » le caractère
inconditionnel de leur exigence, véritable menace contre l’ordre institué des
différences et les coutumes qui forment le socle social du Sud. Il prophétise
ainsi devant le Sénat :

Si nous ne nous défendons pas, personne ne le fera ; plus nous


plierons, plus on nous pressera ; et si nous nous soumettons, on nous
foulera aux pieds. Vous pouvez être sûrs que ces fanatiques ne se
satisferont pas de l’émancipation – une fois celle-ci acquise, ils
voudront élever les nègres, et leur accorder une égalité sociale et
politique avec les Blancs ; et, une fois celle-ci obtenue, nous
constaterons vite que la condition actuelle des deux races se sera
inversée30.

D’où la note sur laquelle s’achève ce discours, si typique des critiques du


fanatisme, qui ont très souvent pour corollaire un appel à une variante anti-
fanatique du fanatisme : afin d’empêcher l’esprit de l’abolitionnisme de
niveler et de diviser, les sudistes doivent « s’unir avec zèle et énergie, pour
repousser les dangers qui les guettent31. »
Un an avant ce discours sur le « bien positif » parut un ouvrage
anonyme – attribué plus tard à un autre homme politique du Sud, le colonel
William Drayton – qui portait ce titre évocateur : The South Vindicated from
the Treason and Fanaticism of the Northern Abolitionists [Défense du Sud
contre la trahison et le fanatisme des abolitionnistes du Nord]32. Il s’agit
d’une histoire comparée, élaborée et copieusement annotée des sociétés
d’esclavage, qui vise à justifier la « singulière institution ». S’il nous
intéresse ici, c’est parce qu’au-delà de l’exemple qu’il donne de l’usage
politique injurieux du terme de fanatisme, il témoigne aussi de certaines
constantes de la rhétorique antifanatique. Tout comme Calhoun, Drayton
voit les abolitionnistes fanatiques comme des semeurs de discorde et des
fauteurs de trouble ravivant les blessures d’une nation que sa Constitution et
ses institutions avaient cherché à guérir. Mais il s’inscrit bien davantage
dans la lignée philosophique : ainsi parle-t-il de ces « fanatiques qui
confondent les stimulations de leur imagination surchauffée – les vapeurs
émanant du plomb fondu de leur cervelle en ébullition – avec la dictée de
l’inspiration ». Cette vision remonte au traitement que, dans l’Ion, Platon
réserve à l’enthousiasme, et qui joua un rôle éminent dans les controverses
esthétiques, politiques et religieuses du XVIIIe siècle. Mais chez Drayton, ce
trait se mêle à un autre discours alors répandu, celui de la médicalisation du
fanatisme : il soutient par exemple que « la chaise tranquillisante ou la
camisole de force est le seul argument efficace » pour corriger les
fanatiques33. La contagion, autre pilier du discours sur le fanatisme,
constitue l’un des éléments dominants du « complot abolitionniste », qui
fait un mauvais usage de la foi – les fanatiques « expriment constamment
des condamnations religieuses » – et qui s’adresse aux femmes, dont
Drayton examine longuement la vulnérabilité émotionnelle aux exhortations
incendiaires des abolitionnistes. Mais, au cœur de ses solennelles
déclarations sur le fanatisme des opposants à l’esclavage, réside un motif
qui est à mon sens le principal enjeu du débat : l’abstraction. Il faut citer un
extrait de The South Vindicated, qui nous offre une remarquable
cristallisation, hors du domaine philosophique proprement dit, de la notion
de fanatisme en tant qu’arme essentielle dans l’arsenal rhétorique de la
pensée politique libérale et antiégalitaire :

[En] appliquant des axiomes abstraits, mais qui leur sont chers, sans
s’inquiéter de leurs conséquences, [les abolitionnistes] préconisent une
orientation qui ne saurait résister à un examen froid et réaliste. Nous
fondons nos raisonnements sur des abstractions : voilà ce qui fait le
malheur de notre pays. Nous établissons le principe que tous les
hommes ont été créés libres et égaux ; et, le suivant sans nous soucier
des conséquences, nous en inférons souvent que la communauté des
biens est rendue nécessaire par un respect rigide des droits de
l’homme. C’est cette illusion, cette inclination à se précipiter
aveuglément dans la direction indiquée par quelque fumeuse
abstraction, qui plongea la France révolutionnaire dans le règne de la
Terreur34.

En tant que politique de l’abstraction, le fanatisme doit être condamné pour


son caractère inconditionnel (« sans nous soucier des conséquences ») et
pour son refus de la mesure et de la modération. Si les principes généraux
qui ont inspiré la Révolution française ne sont certes pas sans fondement, ils
versent dans le fanatisme dès lors qu’ils sont « poussés à l’extrême »,
détachés de tout calcul d’utilité ou de faisabilité. Comme souvent, le « sens
commun » se trouve ici opposé aux « abstractions brumeuses de fanatiques
enthousiastes35 ». Puisque Drayton établit un lien entre le fanatisme des
abolitionnistes et la Terreur, il n’est guère surprenant que « l’esprit
splendide et philosophique de Burke36 » plane sur sa défense de
l’esclavage. Non seulement Burke a explicitement vanté l’« esprit de
liberté » qui caractérisait le Sud esclavagiste37, mais il a émis un jugement
définitif sur la Révolution française, en laquelle il a su voir un prélude à
l’abolition. Les révolutionnaires français, « premiers défenseurs de
l’abolition, et les plus zélés38 », ont également promu un élargissement
illimité des droits abstraits, « sans se soucier des conséquences »
effroyables sur le plan politique. Afin de mieux démontrer les dangers que
présente cet héritage terroriste de l’égalitarisme, Drayton soulève la
question des femmes : elles qui sont si vulnérables à l’incendiaire
rhétorique religieuse des abolitionnistes seront aussi les premières victimes
des « saturnales de sang et de luxure » auxquelles s’adonneront les
« nègres » une fois émancipés. Comme l’a montré Burke, ce sont les
jacobins, « dont les fanatiques tirent leurs notions d’abolition, [qui] ont
directement entrepris d’assurer les droits de la femme. […] Ces
abstractionnistes poussent leur zèle insensé à ce point39. »
« Abstractionnistes » : ce terme exprime bien l’essence de la tradition
burkienne de l’antifanatisme, qui critique violemment une politique dont le
mépris supposé des conséquences ne rappelle que trop les effroyables
répercussions de la Révolution pour un ordre fondé sur la hiérarchie, la
différence et la division. Le refus abolitionniste de la mesure et du
gradualisme pourrait même entraîner une conséquence que le lecteur de
Drayton jugera inconcevable, dont il se dira qu’il est « impossible que
l’illusion humaine, même dans l’ivresse du fanatisme, puisse aboutir à des
absurdités aussi patentes et dégoûtantes » : « ils pourraient nous donner un
président noir40 ». Et comme tant de ses contemporains des deux côtés de
l’Atlantique, Drayton fait de la révolution haïtienne un épouvantail,
l’agitant sous les yeux de quiconque se montre insensible aux dangers du
fanatisme tapi sous l’universalisme politique :

Les principes [de la France] étaient en général justifiés ; mais, poussés


à l’extrême, et suivis sans égard à leurs résultats concrets, ils eurent
des conséquences qui, aujourd’hui encore, font pâlir d’effroi le monde
entier. C’est la prévalence de l’esprit auquel nous venons de faire
allusion [celui du fanatisme et de l’abstraction], qui produisit la
politique de la France à l’égard de Saint-Domingue ; non seulement la
France et le monde perdirent cette colonie, mais celle-ci devint un
Phlégéthon, où les esprits diaboliques se livrèrent, des années durant, à
un sanglant carnaval41.

Avec Calhoun et Drayton, on voit bien quels puissants usages rhétoriques et


politiques de l’idée de fanatisme ont pu être faits pour défendre l’esclavage
contre la menace d’un égalitarisme intransigeant. La lecture de The South
Vindicated montre également que, dans ses aspects essentiels, le discours
sur le fanatisme s’est perpétué jusqu’à notre époque : par exemple, les
mises en garde contre l’abstraction égalitariste et universaliste, la menace
de l’agitation religieuse, les analogies entre les différents domaines
politiques, la pathologisation ou la médicalisation du fanatique, le rôle des
femmes. Mais les défenseurs de l’esclavage n’étaient nullement les seuls à
taxer l’abolitionnisme d’excès d’intransigeance, voire de pure et simple
aberration. Voici comment Abraham Lincoln lui-même parlait de John
Brown, le grand militant abolitionniste : « Un enthousiaste rumine
l’oppression des hommes avant de s’imaginer investi par le Ciel de la
mission de les libérer. » À propos du raid de Brown contre Harper’s Ferry,
Lincoln poursuivait : « Il s’est aventuré dans une entreprise qui n’a guère
conduit qu’à son exécution42. » On a également suggéré que le plus
américain des courants philosophiques, le pragmatisme, est né pour partie
d’une réaction à la violence et au traumatisme engendrés par la Guerre
civile, quand la politique des principes défendue par les abolitionnistes
« poussa la nation à la guerre et au bord de l’autodestruction au nom d’une
abstraction43. » Mais qu’en était-il des abolitionnistes eux-mêmes ?
Comment répondaient-ils au fait d’être aussi violemment stigmatisés, traités
en fanatiques aveugles, en extravagants fulminateurs noyés dans le
brouillard de l’abstraction ?
Les fanatiques contre l’esclavage

Comme l’a récemment montré Joel Olson, dans une contribution précieuse
à ce qu’il appelle la « théorie critique du fanatisme44 » – laquelle, à partir
du fanatisme, remet en question les limites de la théorie politique libérale –
c’est avec fierté que dans l’aile radicale du mouvement abolitionniste on
arborait l’épithète de « fanatique45 ». Celle-ci fut même intégrée à une
théorie et à une pratique de la rhétorique, de l’agitation et de l’action
politiques. Des figures de premier plan comme William Lloyd Garrison et
Wendell Phillips « se définissaient comme des fanatiques ». Qu’est-ce que
cela impliquait ? Prenant explicitement le contre-pied du sens commun
contemporain qui assimile hâtivement fanatisme et terrorisme, mais
également de ces théories politiques qui situent l’intransigeance hors des
limites sacrées de la démocratie, Olson montre que les abolitionnistes, par
leur posture politique et leur rhétorique affective, bouleversent certains de
nos présupposés essentiels sur le politique. Là où la délibération et le
consensus, ou du moins l’agonisme et le compromis exigent que l’on
mesure les principes à l’aune de leur applicabilité et des opinions rivales,
les « immédiatistes » du camp abolitionniste rejetaient toute autre
possibilité que celles de l’émancipation inconditionnelle et de l’égalité
totale. Cela ne signifiait pas un refus de tout dialogue ou une intolérance
pure et simple, pas plus que cela n’impliquait nécessairement, comme le
veut le stéréotype, une diabolisation théologique des défenseurs de
l’esclavage ou des propriétaires d’esclaves (par exemple, ces derniers
étaient admis dans les meetings abolitionnistes). L’abolitionnisme n’était
pas affaire de passion aveugle ou d’« abstraction brumeuse » ; outre son
rejet éthique du compromis, il a fondé son style politique sur une
appréciation réfléchie de la faiblesse stratégique de la délibération
s’agissant de l’abolition de l’esclavage. Le fanatisme abolitionniste mêlait
donc conviction passionnée et stratégie réfléchie, et alliait les séductions du
symbolisme et de l’affect aux instruments du pouvoir et du calcul.
L’abolitionniste radical était un « zélateur raisonnable » qui tenait pour
inséparables les moyens et les fins46. Tracer des limites, établir des
clivages – toutes choses que raillaient les antifanatiques favorables à
l’esclavage comme Drayton et Calhoun – étaient partie intégrante de
l’activité des abolitionnistes. Chez Wendell Phillips, la « parole »
abolitionniste devait provoquer une « insurrection de la pensée » et
convaincre les modérés de choisir leur camp. Cette parole visait non un
consensus obtenu par la délibération, mais au contraire la création d’« une
nouvelle opinion publique, abolitionniste et antiraciste, sur laquelle on
pourra[it] s’appuyer pour gagner la lutte entre amis et ennemis, esclaves et
maîtres, apôtres de la justice et marchands de chair humaine47. » Envisagé
du point de vue de l’abolitionnisme radical, le fanatisme constitue « la
mobilisation politique du refus de tout compromis48. » Même s’il est, selon
les paramètres de la politique délibérative, illibéral et intolérant, le
fanatisme peut cependant, en brisant le cadre consensuel de la politique,
accomplir une fonction émancipatrice. En d’autres termes, « susciter
fanatiquement un insoluble conflit peut avoir un potentiel démocratique49. »
Mais les travaux d’Olson sur le fanatisme américain mettent en exergue une
autre dimension du fanatisme politique, la solidarité. Le fanatisme, surtout
s’il est conçu comme justification de la violence politique, prend souvent la
forme d’une identification à ceux qui souffrent et aux opprimés, une
identification où la sympathie tourne à l’ontologie – une ontologie selon
laquelle l’antagonisme participe de l’être même des sujets politiques et des
bénéficiaires de leur solidarité50.
Il est à cet égard significatif que, dans son ouvrage sur John Brown,
W.E.B. Du Bois le décrive comme « l’homme qui, de tous les Américains,
s’est peut-être le plus approché des âmes du peuple noir ». Dans un passage
mémorable, Du Bois reprend un certain nombre de thèmes antifanatiques
(conviction religieuse, intransigeance, Révolution française…) pour les
agencer dans une élégie à la politique de l’abstraction, comme politique
profondément humaine :

John Brown ne fut-il qu’un épisode, ou s’agit-il d’une vérité éternelle ?


Et, s’il était vérité, comment celle-ci s’exprime-t-elle aujourd’hui ?
John Brown aimait son prochain comme lui-même. Aussi ne pouvait-il
supporter de le voir pauvre, malheureux ou opprimé. Cette sympathie
naturelle fut chez lui renforcée par son imprégnation de la religion
hébraïque, qui souligne la responsabilité personnelle de toute âme
humaine envers un Dieu juste. À cette religion d’égalité et de
sympathie pour l’infortune vint s’ajouter la forte influence des
doctrines de la Révolution française, qui a placé l’accent sur la liberté
et le pouvoir dans la vie politique. C’est sur tout cela que s’est édifiée,
primitive encore mais en pleine croissance, la croyance de John Brown
en une répartition plus juste et plus égale de la propriété. De là il
conclut – conformant ses actes à cette conclusion – que tous les
hommes ont été créés libres et égaux, et que le prix de la liberté est
moindre que celui de la répression51.

Cependant, pour instructif et exaltant qu’il soit, ce plaidoyer en faveur du


fanatisme en tant qu’universalisme représentatif de la pensée des militants
« immédiatistes » contre l’esclavage, est demeuré isolé. Le XIXe siècle a vu
se développer une pluralité de discours socio-scientifiques et
gouvernementaux autour du fanatisme. Ces discours prolongeaient certaines
des thématiques burkiennes que nous avons rencontrées chez Calhoun et
Drayton, mais cherchaient avant tout à immuniser l’État, ou l’Empire,
contre les mouvements hostiles et déstabilisants. Dans l’arène impériale, en
particulier britannique, les théories racialisantes visant la criminalisation
des résistances anticoloniales animées par des motifs religieux attribuèrent
un rôle crucial au fanatisme52. En Europe, les mouvements aspirant à un
changement social radical se virent pathologiser – surtout l’anarchisme,
mais aussi les formes émergentes de féminisme. En examinant les façons de
contrôler le fanatisme au XIXe siècle, nous comprendrons mieux les usages
stratégiques de cette idée et nous poserons les bases d’une enquête plus
conceptuelle sur ses emplois théoriques et philosophiques.
Le fanatisme sous l’Empire

Confrontés à la résistance armée de groupes religieux, les administrateurs


coloniaux de la province frontière du nord-ouest de l’Inde parlaient des
« fanatiques hindoustanis », des « enthousiastes » et des « mahométans »
avec un mélange d’effroi et d’admiration pour leur bravoure et leur
virilité53. Au cours des vingt années qui suivirent la révolte de 1857, le
dispositif impérial de collecte d’informations et de production de savoir
s’efforça de comprendre la menace wahabite, née en réaction à la répression
de la révolte des Cipayes, tant dans les guerres anglo-afghanes qu’à
l’intérieur même de l’Empire. Selon Ranabir Samaddar, la rhétorique du
fanatisme peut s’inscrire dans le cadre général du développement d’une
domination « biopolitique » par l’administration coloniale. Ici, la notion de
gouvernement « renvoyait aux activités physiques de surveillance, de
discipline, de contrôle, de destruction, qui s’opéraient en parallèle de la
tâche négligeable consistant à s’occuper du bien-être spirituel et corporel
des colonisés54 ». S’appuyant sur le témoignage d’informateurs wahabites,
les administrateurs écrivaient par exemple que ces musulmans formaient
« une secte fanatique et dangereuse, dont le nombre et l’emprise
s’accroissent chaque jour, dont l’objet est de renverser le gouvernement en
place, et dont le credo réside dans la double certitude que le meurtre d’un
infidèle, ou le fait de mourir par sa main, est un passeport pour le bonheur
dans une vie future55. » Selon Samaddar, les wahabites ne représentaient
pas une menace par leur nombre ou leur stratégie, mais par leur
intransigeance inconditionnelle et l’autorité transcendante sur laquelle
reposait leur « discours intrépide56 ». Surtout, ils offraient à l’anti-
impérialisme une sorte d’ontologie raciale, qui toutefois ne correspondait
pas à la manière dont l’occupant appréhendait la notion de race : « Par son
arrogance brutale, le contre-racisme, inévitable dans une situation coloniale,
attaquait la légitimité de l’occupation coloniale dans ses fondements
mêmes57. » On pourrait en effet considérer le fanatisme comme le chiffre
d’un problème apparemment insoluble, soulevé par l’occupation impériale
et l’exploitation coloniale : comment gouverner des peuples qui disposaient
d’assez de vertu religieuse et de capacité d’opposition pour contrer les
forces d’une modernité profane dont ils ne pouvaient bénéficier, au mieux,
que de façon dérivée ou secondaire ? L’universalisme à deux vitesses de
l’occupation impériale se trouvait donc confronté à un autre universalisme,
de type théologique et antagonique, dans lequel la mort et le sacrifice
jouaient un rôle de premier plan.
Marqué par l’exigence de gouverner des populations diverses dans des
conjonctures politiques spécifiques, l’usage colonial du fanatisme présente
cependant de remarquables invariants. Face à la révolte mahdiste des
années 1880 au Soudan, une grande partie de l’opinion britannique adopta
la notion de « fanatisme de derviches » pour expliquer la témérité et la
férocité d’adversaires, mus à ses yeux par des motifs religieux. Ainsi, la
marquise de Salisbury disait-elle des Arabes qu’ils « combattaient dans leur
propre pays, experts à leur façon dans l’art de la guerre, animés par cet
impressionnant mélange de fanatisme religieux et d’esprit militaire que
seule la religion musulmane semble avoir le secret d’insuffler à ses
fidèles ». À l’instar de Calhoun dans son discours de 1837, les officiers de
l’armée britannique cherchaient à identifier la « portion fanatique » de la
population58. Le fanatisme apparaît ici comme un élément inscrit dans une
sorte d’anthropologie spontanée : il « explique » les vertus et les pratiques
martiales (lesquelles inspirent aux Britanniques une forme très particulière
de respect), mais justifie aussi que l’on ne fasse pas de quartier. Le Daily
Telegraph pouvait donc raconter comment,

Sous l’influence de puissants motifs, ils s’élèvent aisément à un


héroïsme absolu, égal à leur fanatisme religieux. Son attitude
romantique et chevaleresque envers les femmes incite l’Arabe à placer
très haut leur approbation de son courage personnel, et sa poésie le
pousse à des exploits dignes d’un véritable chevalier errant. […] En
effet, le Bédouin considère que rien n’est plus viril que la violence, que
rien n’est aussi honorable que la guerre.

Cette naturalisation et cette racialisation de la violence « fanatique »


anticoloniale permettaient aux soldats britanniques de présenter comme
inévitables les actes de brutalité sans nom auxquels ils se livraient : « Ce
sont les gars les plus braves que j’ai jamais vus […] Même criblés de balles
et percés par les baïonnettes, ils restaient dangereux, car ils continuaient
d’attaquer à la lance ou au couteau tous ceux qui étaient à leur portée. » Un
autre racontait comment son « fidèle sabre avait pénétré jusqu’à la garde
plusieurs de ces diables noirs. Il leur fendait le crâne comme on fend un œuf
au petit-déjeuner […] Il n’était plus que rage et fureur […] Il se battait
comme un démon et ne voulait qu’une chose : les tuer, les massacrer,
exterminer tous ces affreux et braves démons59. » Nous y avons déjà fait
allusion, la notion de fanatisme (ici sous la figure du « brave démon »)
suscite souvent une profonde impulsion mimétique : parce que mon
adversaire est un fanatique, je n’ai pas d’autre choix que d’opposer ma folie
à la sienne, de neutraliser sa cruauté avant qu’elle ne se déchaîne contre
moi.
Dans ces écrits coloniaux, nous rencontrons un problème qui continue
aujourd’hui encore à occuper les commentateurs et les administrateurs aux
prises avec les réalités du fanatisme anti-impérial – celui de l’explication.
Ils s’empêtrent dans des « controverses causales », où la question
étiologique – pourquoi le soulèvement ? – est inséparable de la question
politique, administrative et militaire – comment y répondre ? Pour revenir
au cas de l’Inde, l’Empire britannique devait-il partir du principe que les
obstacles à la paix étaient exclusivement liés au militantisme religieux, ou
bien devait-il se pencher sur d’autres causes, principalement
socioéconomiques ? Certains administrateurs envoyaient à leur hiérarchie
des messages comme : « Il m’a été impossible de rapporter l’insurrection de
Beerbhom à aucune autre cause que le fanatisme60. » D’autres, qui ne
voyaient dans la religion qu’une manière commode d’organiser et de
manipuler un mécontentement dont la source résidait ailleurs, estimaient
que le fanatisme ne pouvait « s’épanouir que sur un sol stérile61 ». Cette
antinomie explicative perdure, analystes et savants débattant encore de la
question de savoir si le militantisme religieux constitue la raison
fondamentale de la résistance à l’occupation, ou s’il faut plutôt « assécher le
marais » de la misère et du mécontentement social.
Ce problème est l’une des grandes énigmes de la pensée critique
contemporaine. Alors que l’approche causale du fanatisme, soucieuse
d’examiner ses « causes de fond », est souvent le signe, chez les acteurs
coloniaux, d’une attitude globalement réformiste ou gouvernementale
(plutôt que d’une simple hostilité ou d’une volonté d’extermination), la
théorie postcoloniale et les subaltern studies rejettent toute réduction de la
conscience religieuse des insurgés à d’autres dimensions, surtout socio-
économiques. Qu’elle se réclame de la sociologie ou du marxisme, pareille
réduction signifie à leurs yeux de reléguer la conscience des opprimés dans
le domaine de l’illusion ou de la fausse conscience, de les subordonner à la
clairvoyance cognitive de leurs leaders désenchantés ou manipulateurs, ou
plus tard des historiens et des théoriciens. Pour Ranajit Guha, lorsqu’on
appréhende la religion comme un simple outil de manipulation ou de
propagande, on « dénie toute volonté à la masse des rebelles et on les
représente comme les instruments d’une volonté autre ». Cette approche
démontre « l’incapacité d’un radicalisme superficiel à conceptualiser la
mentalité des insurgés autrement qu’en termes de sécularisme pur et
simple62. » Nous reviendrons plus tard sur ce problème. Pour le moment, il
suffit de prendre note du problème souligné par Guha : dans la question du
fanatisme, ici compris comme conscience religieuse insurrectionnelle du
colonisé, le politique et l’épistémologique sont étroitement mêlés, et les
cadres explicatifs sont difficiles à dissocier des adhésions et prescriptions
politiques.
Physionomie de la subversion

Pour conclure ce survol du fanatisme à l’époque des empires, il est


intéressant de considérer la manière dont cette notion a été intégrée, au XIXe
siècle, à la criminologie politique et sociologique. Comme on l’a souvent
remarqué, le choc suscité par la Commune de Paris – qui a montré qu’un
soulèvement social, qu’une alternative radicale pouvaient surgir en plein
cœur de la métropole impériale –, ainsi que la diffusion des idées et des
actions radicales (le terrorisme anarchiste), ont joué un rôle important dans
l’émergence des sciences sociales, conçues comme des moyens de
prévention et de canalisation des antagonismes sociaux. Aussi n’est-il pas
surprenant de retrouver, dans ce contexte, le fanatique comme figure d’une
pathologie de la politique. Le pionnier de la criminologie moderne, Cesare
Lombroso, a fait un usage particulièrement intéressant du terme63. Malgré
son souci tout positiviste de repérer autant que possible les déterminations
congénitales et pathologiques de toutes les formes du crime (y compris
politique), sa façon de considérer le fanatisme fait de lui une figure bien
plus complexe que ne semblerait l’indiquer son obsession métrologique
pour les oreilles et les fronts. Lombroso reconnaît explicitement que les
communautés politiques sécularisées du dernier quart du XIXe siècle ne sont
plus affectées par des formes religieuses de fanatisme. Cependant, si
l’adjectif disparaît, le nom demeure : examinant le paysage social de son
temps, Lombroso y rencontre le fanatisme « mono-idéiste » (la tendance à
exagérer les idéaux), et le « vif désir de pâtir et de souffrir » généralement
associé aux martyrs religieux64. On retrouve chez lui ce trait typique du
discours sur le fanatisme qui consiste à établir des analogies
transhistoriques – en l’occurence, entre les anarchistes et les Assassins de
Hassan-i Sabbah65. Mais la phénoménologie des formes primitives de
conviction intransigeante – lesquelles, selon le criminologue italien,
peuvent toujours recevoir une explication scientifique – a évolué et cédé la
place à une nouvelle forme de fanatisme : le « fanatisme économique ou
social66 ».
Lombroso était réputé pour sa tendance à ramener les déviances sociales
à des origines biologiques et il est donc remarquable qu’à ses yeux, les
porteurs du « fanatisme altruiste » (malgré leur propension à atteindre des
sommets de « délire ») ne puissent être aisément réduits au statut de
« criminels-nés67 ». Les criminels politiques sont même à « l’opposé du
type criminel68 ». Lombroso exprime ici l’une des grandes constantes du
discours sur le fanatisme, ou plus largement sur l’extrémisme politique et
idéologique : l’idée que les « fanatiques » peuvent être porteurs de valeurs
et vertus non seulement louables mais indispensables. Ainsi écrit-il dans
L’Homme criminel que ces « âmes passionnées comptent dans leurs rangs
les plus nobles figures de l’histoire […] les pionniers des luttes pour la
liberté politique, religieuse et sociale69 ». Afin de tracer la frontière
séparant l’excès politique de la véritable pathologie, Lombroso effectue
d’étranges distinctions motivées par son orientation politique réformiste.
S’il épargne l’étiologie anatomique au fanatisme des nihilistes russes, il
condamne en revanche le caractère dégénéré des révolutionnaires et
anarchistes français et italiens – faisant état, avec un luxe de détails
comique et proprement romanesque, de leurs chansons paillardes, de leurs
idiosyncrasies calligraphiques, de leurs fétiches sexuels et de l’anormalité
de leurs oreilles. Et, s’il admire la beauté et l’harmonie de la physionomie
« anticriminelle » d’une Vera Zasulich, il voit en Marat un macrocéphale et
méprise Louise Michel pour sa « physiognomonie musculeuse70 ». La
différence entre révolutions nécessaires (apparentées à des crises
organiques) et révoltes pathologiques se trouve étrangement projetée sur
une différenciation des passions politiques : il y a d’une part celles qui sont
le fruit d’une libre volonté (et qui ne sont pas réductibles à la nécessité) et
d’autre part, celles qui résultent d’une compulsion biologique71.
Lombroso estime que nombre d’anarchistes sont nés dégénérés, qu’ils
« dissimulent sous le masque de la passion politique leurs tendances
criminelles », ou qu’ils sont des « hystériques et épileptiques politiques72 ».
Cependant, force est de reconnaître que, pour l’essentiel, ses propositions
en matière de thérapie sociale ne sont pas de nature eugénique ou pénale. À
l’instar des administrateurs coloniaux qui adoptaient des explications
socioéconomiques du fanatisme, Lombroso propose (outre des mesures
punitives qui, dans le cas des criminels politiques, doivent être clémentes et
souples73) que l’on s’attaque aux « causes de fond ». Dans cette optique, il
entend opposer son réformisme socialiste aussi bien à l’insurrectionnisme
anarchiste qu’à la corruption et à l’incompétence de gouvernements bornés.
L’analogie qu’il établit entre fanatismes religieux et politique est
particulièrement intéressante :

Le seul remède moderne contre nos criminels politiques par occasion,


par passion, par imitation ou par misère, contre les anarchistes,
consiste à remédier au malaise économique des pays, qui est la vraie
base de l’anarchie. Nous avons aujourd’hui le fanatisme économique,
comme nous avions autrefois le fanatisme politique. Il est donc urgent
que nous ouvrions une issue à ce fanatisme avec des remèdes
économiques […] comme nous en avons ouvert une au fanatisme
politique avec la Constitution et le parlementarisme, au fanatisme
religieux avec la liberté des cultes, etc 74.

Outre ces idées thérapeutiques, l’un des aspects les plus intrigants chez
Lumbroso est le lien qu’il établit entre la conviction politique virulente et la
nouveauté. Curieusement, le criminel politique échappe à une passion qui
affecte la majorité de la population : la haine du nouveau, ou misonéisme.
Congénital ou purement politique, le fanatisme est une espèce de
néophilie75.
À la même époque, la question du fanatisme apparaît dans un autre
paradigme criminologique qui exercera lui aussi une grande influence et qui
rejoint en partie Lombroso : le modèle établi par Gabriel Tarde, dont
l’œuvre a récemment connu un regain d’intérêt dans la théorie sociale.
Auteur au tempérament politique proche de celui de Lombroso, Tarde prend
ses distances avec l’hypothèse du « criminel-né ». Il affirme que les
conditions d’organisation et de communication de la société contemporaine
(en particulier l’influence croissante de la presse sur les sentiments et les
mouvements politiques), rendent nécessaire de recourir à des explications
combinant le sociologique et le psychologique, ne concédant qu’un rôle
réduit à la biologie, à l’hérédité ou au climat (et à la « race » en général).
Tarde s’inquiète lui aussi de la virulence des « sectes criminelles », en
particulier de l’anarchisme. Mais son explication se focalise sur des
catégories relevant de l’action collective, spécifiquement sur les foules et
les publics, conçus en termes de forces fondamentales de désir, de croyance
et d’imitation. Ce n’est pas chez l’individu qu’il faut chercher les raisons du
succès de l’« insurrectionnisme », mais dans une circulation particulière des
affects et des idées, favorisée et renforcée par les nouvelles formes de
communication. Tarde va donc s’employer à développer les thèses de
Gustave Le Bon sur les foules. La foule se caractérise par l’irrationalité et la
répétition. Sa « vie collective intense est pour le cerveau un terrible
alcool ». La foule est fascinée et enivrée par son propre spectacle. Son
activité a toujours été stérile, et au fond toujours identique, qu’il s’agisse
des paysans de Münzer, des hordes de la Terreur ou des émeutes
contemporaines76. « Ainsi, écrit-il, les dynamiteurs actuels ne font que
reprendre à leur compte le cauchemar des millénaires77. »
Mais c’est aux collectivités nouvelles de l’âge de la presse : les publics,
que Tarde consacre ses réflexions les plus originales. Alors que les foules
sont affectées par des mouvements de contagion certes tumultueux mais
relativement brefs, dus à la promiscuité physique et à un comportement de
horde, les publics, « foules spiritualisées », constituent des entités bien plus
étranges. Tarde avance – idée que mettront à profit ses épigones dans
l’industrie des relations publiques – que les publics, par leur dispersion, leur
immatérialité, par l’action à distance, peuvent neutraliser la menace
physique que les foules font peser sur l’ordre et la stabilité. Il constate que
les publics sont une espèce de pharmakôn, un antidote à la frénésie des
multitudes susceptible de provoquer toutes sortes de réactions auto-
immunes, et présentant dès lors un danger plus grave et plus durable que les
foules, qui sont limitées dans l’espace et le temps. Ce qu’il appelle les
« publics de haine » sont bien plus inquiétants que les foules enragées,
puisque « le public est une foule beaucoup moins aveugle et beaucoup plus
durable, dont la rage plus perspicace s’amasse et se soutient pendant des
mois et des années78 ». Nettement plus méfiant que Lombroso à l’égard des
actions de groupe, Tarde pense que tous les collectifs ne sont que trop en
proie aux passions et qu’ils ont un « déplorable penchant à subir les
excitations de l’envie et de la haine79 »; il pose cependant – en référence à
la fois à l’antisémitisme et aux doctrines de révolution sociale – que les
publics, comme foules immatérielles, représentent un danger spécifique
pour les « démocraties nouvelles », brinquebalées au gré des caprices et des
ruses d’écrivains démagogues, capables d’unifier des publics dispersés en
une foule vindicative et « acéphale ». Mais, tout en tenant lui aussi le
fanatisme pour une sorte de monomanie politique, pour une pathologie liée
à un excès de conviction, il s’intéresse principalement aux différentes
formes d’« hypnose » sociale80. Ce sont la manipulation et l’influençabilité,
plutôt que la détermination et l’intransigeance, qui constituent son
paradigme. Si le fanatisme est ici affaire d’idées, celles-ci ne prennent pas
la forme de principes qui ne souffrent pas la controverse, mais plutôt de
courants et d’imitations incitant à l’action collective. Le modèle est celui de
la contagion virale, non celui de la possession personnelle.
L’œuvre de Tarde souligne également la place du genre dans le
fanatisme. Tandis que Lombroso remarquait la forte proportion de femmes
parmi les criminels politiques – donc chez ces criminels dont les actions ne
sont pas le produit de tares biologiques, et pour lesquels il montrait un
respect tout particulier –, Tarde se concentre non sur la conviction pure,
mais sur la vulnérabilité à la frénésie. À une époque où l’idée de « foules
féminines » pouvait aisément évoquer les balbutiements du mouvement des
suffragettes, il insiste à maintes reprises sur la nature particulièrement
violente et « fanatisée » des groupes de femmes agissant de concert. Et,
même s’il parle de foules masculines et féminines, de publics masculins et
féminins, il avance qu’à cause de leur caractère irrationnel et manipulable, à
cause de l’incohérence de leurs passions, les collectifs ont quelque chose de
proprement féminin81. On trouve ici un écho des débats du XVIIIe siècle sur
le phénomène exclusivement féminin des convulsionnaires* de Saint-
Médard, qui associaient fanatisme religieux, comportement des femmes en
groupe et « nymphomanie », et qui opposaient l’inspiration (spirituelle et
esthétique), également irrationnelle mais potentiellement créatrice, de la
fureur prophétique* au caractère paradoxalement stérile, criminel et
honteux de la fureur utérine*82.
Le fanatisme à l’âge des extrêmes

L’intensité en politique

Derrière les débats sur le fanatisme contemporain, qui, en règle générale, se


concentrent sur le fondamentalisme religieux et surtout islamique – débats
qui donnent un nouveau souffle au discours impérial sur le fanatisme –, se
cache un autre thème, celui de la démotivation, de la démobilisation
supposée des démocraties libérales, de leur nihilisme passif. Cette vieille
rengaine, qui s’est cristallisée dans les réflexions de Francis Fukuyama sur
le Dernier Homme à l’époque du triomphe du libéralisme global, connaît
des variantes de gauche comme de droite83. Je ne m’intéresserai pas tant à
ce diagnostic d’une neutralisation de la politique sous le libéralisme, qu’à la
tentative connexe de développer une théorie de la passion politique.
L’intérêt actuel pour l’enthousiasme militant est certes lié à la
préoccupation suscitée par l’apathie citoyenne et la dépolitisation, où
certains ont pu voir l’avènement d’une ère post ou infrapolitique. Mais il
marque aussi le retour de la question du fanatisme, conçu comme un
enthousiasme pour l’abstrait à la fois collectif et transformateur (et par
conséquent, souvent violent).
Selon Michael Walzer, l’un des piliers du libéralisme consiste en la
limitation ou la domestication des passions. Plus précisément, cette doctrine
cherche à substituer aux émotions politiques fortes, civiles ou martiales, les
passions non antagonistiques du commerce :

C’est en reconnaissant l’intérêt que le libéralisme s’accommode des


passions, tout en rejetant des formes plus intenses d’attachement et de
lutte. La politique des individus intéressés et des groupes d’intérêt
concurrents accorde une place au conflit, mais s’arrête bien avant la
guerre civile, et elle place au-delà de la limite (beyond the pale),
explicitement les passions guerrières, et implicitement les passions
partisanes84.
Cette distinction entre intérêt et passion correspond aussi à la séparation
entre les libéraux bourgeois et leurs adversaires – d’abord une aristocratie
éprise de bravoure et assoiffée de conquêtes, puis, une fois celle-ci intégrée
à l’ordre capitaliste libéral, des classes plébéiennes, prolétariennes et
subalternes possédées par des convictions collectives déraisonnables et
antagonistes85. S’inspirant de célèbres vers de Yeats – extraits de Second
Coming : « The best lack all conviction, while the worst are full of
passionate intensity » (les meilleurs manquent de toute conviction, tandis
que les pires sont pleins d’une intensité passionnée) –, Walser remarque que
l’opposition entre conviction noble et intensité de la populace reste inscrite
dans un cadre aristocratique ou réactionnaire, alors qu’un libéralisme fondé
sur les simples intérêts matériels tend à éroder aussi bien la conviction que
l’intensité86.
Telle est selon lui l’énigme à laquelle nous sommes désormais
confrontés : les débats sur le fondamentalisme religieux, le nationalisme et
les autres formes de « fanatisme » sont en effet sous-tendus par la même
question : quelle est la place de la passion en politique ? Le libéral moyen
verra dans toute forme de passion politique une forme d’engagement et
d’identification collective dénuée de médiation, une position tranchée
réfractaire à la froide politique de la délibération et du compromis – dont
l’affect essentiel et l’instance médiatrice n’est autre que l’intérêt
(commercial). Contre cette limitation des passions par l’intérêt, qui selon lui
évacue d’une façon injustifiable le politique proprement dit, Walzer défend
un libéralisme révisé, capable de traiter l’agonisme, et même l’antagonisme,
comme un aspect que l’on ne peut éliminer de la politique – idée qu’a bien
résumée Ignazio Silone, en remarquant que la politique tourne autour du
choix des camarades. Chemin faisant, Walzer aborde un certain nombre de
thématiques qui rejoignent nos préoccupations. Se référant à la distinction
entre l’enthousiasme (vertueux) et le fanatisme (pernicieux), il cite l’adage
d’Emerson (lui-même anticipé par Kant) selon lequel l’enthousiasme
constitue une condition préalable de la grandeur (et non pas simplement un
présage d’horreur). En outre, Walzer relève un motif qui joue souvent un
rôle fondamental dans les discussions consacrées au fanatisme : la crise. Si,
en temps normal, l’administration des choses peut occulter la présence de
divisions politiques, « lorsque les vieilles hiérarchies sociales se trouvent
remises en question, la cohésion minée, et le monde éclaté87 », il apparaît
impossible de ne pas prendre parti, d’une façon non seulement passionnée
mais même, dans une certaine mesure, intolérante. Walzer remarque
également que les mouvements politiques qui sont les plus susceptibles de
susciter notre admiration et notre solidarité (il cite le mouvement des
ouvriers de l’industrie, les suffragettes, les militants des droits civiques et la
révolution de velours), sont toujours ceux qui manifestent une « conviction
animée par la passion, et une passion limitée par la conviction88 ». Et cela,
alors même que pour nombre de leurs contemporains, ces mouvements
représentaient autant d’annonces ou d’exemples de cette « marée entachée
de sang » de la violence de masse dont parlait Yeats.
À cette liste des formes de conviction passionnée, Walzer juxtapose l’un
de ces inventaires du fanatisme que nous connaissons déjà : « Qui peut
douter du fait que la répression puritaine, ou la Terreur des révolutionnaires
français, ou les purges staliniennes, ou le génocide nazi, ou les massacres et
les déportations nationalistes de notre époque, étaient et sont l’œuvre
d’hommes et de femmes animés d’une intense passion – et de la pire
espèce : certitude dogmatique, colère, envie, ressentiment, intolérance,
haine89 ? » Mais si l’on prend les divers travaux consacrés à l’organisation
de la violence politique, on peut douter que l’« intensité de passion » soit un
affect endémique et opératoire au sein des situations disparates reliées par
Walzer en suite métonymique. On doit aussi et surtout se demander si l’on
peut, à propos de n’importe laquelle de ces situations, considérer la passion
comme un élément d’explication primordial – on a par exemple de bonnes
raisons de penser que les purges auxquelles Staline a soumis les « vieux
Bolchéviques » visaient justement à éradiquer une certaine « intensité de
passion » et à lui substituer une forme de conviction contrôlable, mécanique
et uniforme. Le vaste réseau analogique tissé par Walzer indique en outre
que sa thèse, si elle s’inscrit de façon évidente dans l’air du temps*, est
détachée de toute conjoncture historique particulière, et que, tout en se
défendant de produire une définition essentialiste de la politique, Walzer
s’en tient à un haut degré de généralité, tant sur le plan descriptif que
prescriptif.
Le problème du XXe siècle

Étude historiquement plus précise de la passion politique, Le Siècle, d’Alain


Badiou, apporte un éclairage crucial sur l’entrelacs formé par le
militantisme, l’abstraction et le fanatisme. Les conférences de l’auteur sur
les caractéristiques et les impasses du sujet au XXe siècle portent
intégralement sur le fanatisme, c’est-à-dire sur des formes inconditionnelles
et passionnées de conviction subjective, qui déterminent l’adoption d’une
posture radicalement transformatrice et absolument opposée à la société
existante. Badiou combat une configuration intellectuelle qu’il qualifie sans
ambages de Restauration, et qui doit une grande part de sa lénifiante
crédibilité à la condamnation du XXe siècle comme une époque qui a vu des
principes abstraits conduire à des désastres concrets, et le désir de
transformation totale engendrer des massacres d’une ampleur inédite.
Fondée sur le rejet néolibéral de toute conviction forte en politique, la
Restauration célèbre tout à la fois l’euthanasie des passions politiques et
l’apothéose de l’intérêt. En d’autres termes, selon Badiou, le problème du
XXe siècle est celui du fanatisme. L’ouvrage s’articule autour du concept de
passion du réel, affect qui définit les sujets de ce siècle. On pourrait
considérer la « passion du réel » comme une bonne traduction lacanienne de
ce que la tradition de la polémique politique et du diagnostic philosophique
a qualifié tantôt de fanatisme, tantôt d’enthousiasme. Cette notion réunit
quatre dimensions essentielles et interdépendantes du fanatisme – le refus
de la représentation, la négation du monde, l’antagonisme comme trait
constitutif de la subjectivité, la prédominance de la violence et de la
cruauté – pour mener une recherche introspective sur le siècle passé90.
Le refus de la représentation, se trouve au cœur de l’accusation de
fanatisme. Elle devient de plus en plus saillante à mesure que la négation de
l’accès direct à Dieu, à l’être, ou à un infini en excès sur les capacités
cognitives finies des êtres humains – réplique philosophique
traditionnellement adressée aux fanatiques, aux enthousiastes et aux
« visionnaires » de tous poils – bascule dans l’attaque contre un fanatisme
spécifiquement politique qui cherche à donner corps à des principes
abstraits (l’égalité, la vertu, la moralité, etc.) dans la vie collective, sans
passer par des médiations, des institutions ou des représentations
(parlementaires). Le jeu sur le double sens du mot représentation,
particulièrement marqué dans la philosophie française des années 1960 et
1970, constitue une constante de la philosophie badiousienne, et tient un
rôle crucial dans Le Siècle. « Le réel » se distingue de la réalité en ceci que
la seconde consiste en un tissu de représentations, de médiations,
d’institutions et de langages. En termes lacaniens, la réalité se situe du côté
du symbolique. Étroitement façonnée sur le modèle de l’analyse hégélienne
de la Terreur et, implicitement, sur sa vision du fanatisme, la passion du réel
est mue par le caractère limité, inadéquat et finalement trompeur de la
réalité. Les représentations ne sont pas les utiles tenant-lieu d’une réalité
déjà intelligible et ordonnée ; au contraire, ce sont les « masques d’un réel
qu’[elles] dénotent et dissimulent à la fois91. » C’est précisément pour cette
raison que le fanatisme du XXe siècle est d’un genre très particulier. Bien
qu’il ne puisse se satisfaire de la représentation et de ses limites, il est forcé
de se confronter aux réalités de l’artifice et du semblant.
Tirant les enseignements didactiques et dialectiques du théâtre de Brecht
et de Pirandello, méditant également sur la fatale dramaturgie des procès de
Moscou, Badiou nous dit qu’en art et en politique, le XXe siècle ne croyait
pas possible d’atteindre le réel par le biais de l’inspiration ou du
mysticisme. Cette époque avait au contraire une conscience subjective et
tragique de l’omniprésence de la représentation, de la nécessité de la
fiction – manifeste dans les tentatives formelles d’exposer le décalage entre
le semblant et le réel, dont l’« effet de distanciation » brechtien est
exemplaire. Cette conscience « postkantienne » de la difficulté à dépasser la
représentation explique que la passion du réel se présente non comme un
acte instantané, mais comme un processus – d’arrachement du réel à sa
réalité représentée ou fictionnalisée. Le semblant oblige également la
passion du réel à s’attacher aux surfaces, et à se méfier de l’idée, chère à
nombre de penseurs du XIXe siècle, selon laquelle la vérité réside dans les
profondeurs. Le fanatisme du XXe siècle prendra donc la double forme,
anticipée par Hegel, de la suspicion et de la purification, non parce qu’il
aurait dépassé la représentation, mais parce qu’il est sans cesse contraint de
la nier. Comme l’explique Badiou :

Le réel, tel qu’il est conçu dans son absoluité contingente, n’est jamais
assez réel pour n’être pas soupçonné d’être du semblant. La passion du
réel, c’est aussi nécessairement le soupçon. Rien ne peut attester que le
réel est réel, rien que le système de fiction où il va venir jouer le rôle
de réel. Toutes les catégories subjectives de la politique
révolutionnaire, ou absolue, comme « conviction », « loyauté »,
« vertu », « position de classe », « obéissance au Parti », « zèle
révolutionnaire », etc., sont marquées par la suspicion que le supposé
point de réel de la catégorie n’est en réalité que du semblant. Il faut
donc toujours épurer publiquement la corrélation entre une catégorie et
son référent […]92.

Le fanatisme du XXe siècle est tragiquement enchaîné à une représentation


ou à un semblant qui condamne le réel à demeurer méconnu. À la différence
des fanatismes religieux analysés par les Lumières, il n’est pas – quoi qu’en
dise la paresseuse psychologie politique de l’antitotalitarisme – un
fanatisme de certitude. Parce qu’à la différence d’une réalité divine
transcendante à laquelle on suppose un savoir ou dont on peut s’inspirer, le
réel des avant-gardes du XXe siècle est privé de critères internes de
jugement. En conséquence, « on est dans la suspicion quand on est dans
l’absence de tout critère formel pour distinguer le réel du semblant93 ». Cela
explique paradoxalement le caractère autophobe et autophage du
militantisme moderne, que sa suspicion pousse à rechercher la trahison et la
fausseté là où la conviction semble dotée d’un maximum de réel. Cette
négation débouche sur un nihilisme destructeur, car seul le néant ou la mort
se trouvent hors de portée du soupçon purificateur.
Ce verdict pourrait sembler conforter l’idée dominante selon laquelle le
e
XX siècle est l’immense charnier des idéaux et celui des innombrables
corps que ces idéaux, ont conduits à la mort. Mais ce serait oublier que
Badiou, prolongeant un geste que nous retrouverons dans d’autres
approches du fanatisme, philosophiquement plus provocatrices et
politiquement vitales, choisit au contraire de procéder de façon immanente,
en s’efforçant de diviser de l’intérieur cette passion terroriste apparemment
condamnée. Il distingue ainsi deux variétés de passion du réel : la première
présente les traits destructeurs de la liberté absolue de Hegel, passion de la
destruction guidée par la quête d’un réel conçu comme identité authentique
(classe, Vertu, égalité, etc.) et qui ne se met en branle que dans la lutte
contre le semblant. Badiou qualifie la seconde de « soustractive » : sur le
modèle du Carré blanc sur fond blanc de Malevitch, elle fait du décalage
entre le réel et le semblant une « différence minimale, mais absolue, la
différence entre lieu et ce qui a lieu dans le lieu, la différence entre lieu et
avoir lieu94». Ce passage de la destruction à la soustraction, qui pour
Badiou est aussi passage de la destruction à la formalisation, demeure assez
énigmatique en tant que prescription politique. On pourrait cependant
avancer que les indications qu’il nous donne sur l’« action restreinte »
d’une politique sans parti tendent dans cette direction. Mais la tentative
d’identifier une fidélité au réel non destructrice touche à une autre question,
liée au problème du fanatisme : celle de la nouveauté. La « passion du réel
est toujours la passion du nouveau95 », parce que la nouveauté radicale, par
opposition à la simple modification, implique toujours une rupture avec la
représentation et la médiation, un saut par-delà la condition finie dans
laquelle tout ce qui se produit n’est que combinaison, variation ou
répétition. On a souvent dépeint les fanatiques comme de dangereux
innovateurs, et il serait fécond d’envisager une grande part de l’œuvre
badiousienne comme une tentative de reformuler le lien unissant la
nouveauté radicale ou militante à la pensée philosophique.
L’un des modes d’expression de cette critique immanente du fanatisme –
qui s’accroche à un souci du réel tout en prenant ses distances avec une
forme seulement destructive de purification – réside dans la redéfinition de
notre compréhension des notions d’antagonisme et d’adhésion partisane,
qui occupent une place prépondérante dans toute étude politique et
philosophique consacrée au fanatisme. Parmi les éléments de la passion du
réel prévaut ce que Badiou appelle un Deux antidialectique, principe
d’antagonisme sans synthèse qui parcourt tout le siècle. Dans sa variante
destructive, cela implique la présence d’un adversaire de la subjectivité
militante, d’un ennemi, d’« un autre “nous” ». Situation qui, dans la lutte
pour discerner et produire le réel, ne peut entraîner que conflit et destruction
si l’adversaire est déjà un sujet autonome et formé.
Ce que Badiou appelle la voie soustractive ou formalisante se fonde en
revanche sur l’idée que, si la forme (ou le principe) se trouve du côté du
sujet, sa contrepartie ou son extérieur est une sorte d’informe nécessitant
formalisation. C’est le genre de situation où l’on doit dire par exemple
« qu’il faut rallier au Parti les indifférents, que la gauche doit unifier le
centre pour isoler la droite, ou qu’une avant-garde artistique doit trouver les
formes d’une adresse sensible à tous96. » C’est pourquoi Badiou préconise
de « régler le conflit entre formalisation et destruction par la
formalisation97. » Ainsi, là où Walzer cherche à dépasser le rejet libéral de
l’enthousiasme politique en défendant la conviction passionnée d’un
libéralisme agonistique, Badiou entend pour sa part assumer la passion du
réel, le fanatisme du XXe siècle, afin de penser des formes de conviction
inconditionnelle. Celles-ci, tout en refusant de se plier aux exigences de la
médiation et de la représentation, échappent aux mécanismes dévastateurs
de la suspicion et de la destruction, conséquences inéluctables d’une
politique pour laquelle la vérité, ou le réel, ne peut être que purification sans
fin.
Afin de compléter ces différentes apologies de la passion en politique, je
convoquerai maintenant le philosophe Peter Sloterdijk, qui s’est récemment
penché sur les énigmes politiques du XXe siècle, ainsi que sur les
perspectives qu’ouvre pour le XXIe ce qu’il appelle notre situation
postcommuniste. Sloterdijk examine ces problèmes au prisme de la passion,
ou plus précisément sous l’angle de la colère et du zèle, deux émotions
incontournables pour toute étude sur le fanatisme.
Quand l’histoire refuse de prendre fin

Dans des ouvrages comme Colère et temps et La Folie de Dieu, Sloterdijk


développe un projet qui se situe, politiquement et méthodologiquement, aux
antipodes de la défense et illustration de la passion du réel proposée dans Le
Siècle. L’intervention de Badiou, qui cherche à retrouver les conditions pour
« ressusciter » l’esprit moteur du XXe siècle contre les dénigrements dont il
a fait l’objet, constitue même l’une des principales cibles de l’essayiste
allemand. Ce dernier s’efforce depuis quelque temps de prolonger les
suggestions de Francis Fukuyama dans La Fin de l’histoire et le dernier
homme – soit, envisager la clôture libérale de l’horizon politique du point
de vue du thymos, terme grec renvoyant aux passions combatives que sont
l’orgueil ou la bravoure. On peut s’arrêter un instant sur ce précurseur de
Sloterdijk dans la proposition d’une « interprétation morale et
psychopolitique de la situation postcommuniste98». Fukuyama cherche à
enrôler les réflexions hégéliennes d’Alexandre Kojève pour engendrer une
vision historique à la hauteur d’un État américain désormais sans
adversaire. Il fait grand cas de l’ignorance dont la philosophie politique a
généralement fait preuve quant à la force historique du désir de
reconnaissance. Cette force, qu’il repère d’abord dans la République de
Platon, puis dans la dialectique hégélienne du maître et de l’esclave,
constitue pourtant, selon lui, le supplément essentiel des doctrines réalistes
ou rationalistes de l’action oublieuses du rôle moteur des passions non
instrumentales dans l’action politique. Pour Fukuyama, le thymos
platonicien est « quelque chose comme un sens de la justice inné en
l’homme et, en tant que tel, il constitue le siège psychologique de toutes les
vertus nobles comme l’oubli de soi, l’idéalisme, la moralité, l’esprit de
sacrifice, le courage et le sentiment de l’honneur99 ». Mais comme le notait
Platon, le thymos est une disposition profondément ambivalente, où le
désintéressement se mêle à l’amour-propre, voire à l’égoïsme (ainsi dans le
sentiment d’indignation), et où le courage louable s’accompagne d’une rage
injustifiée. Se faisant l’écho des analyses que Kant et Emerson ont consacré
à l’enthousiasme, Fukuyama considère que rien de grand ne se fait sans
thymos : sans ce souci jaloux de sa propre dignité et de la collectivité à
laquelle on appartient, il n’y aurait jamais de lutte pour la justice. Mais le
thymos possède une face sombre, qui s’exprime sous deux formes : la
megalothymia et l’isothymia (respectivement, désir d’être reconnu comme
supérieur, et reconnu comme égal).
Ces deux désirs thymotiques ont souvent été tenus pour des maux
sociaux. La megalothymia, bien qu’elle soit, en principe, une juste exigence
de méritocratie et de respect, de celles qui suscitent l’appétit capitaliste
d’acquisition, se traduit politiquement sous la forme d’une soif de
domination et d’adulation, d’un désir d’assujettir et d’être acclamé ou
glorifié : ce sont là les motivations du prince de Machiavel. L’impérialisme
est mégalothymique. Il en va de même de l’aristocratie et, sur ce point,
Fukuyama, qui voit dans le libéralisme classique un mouvement
antithymotique, c’est-à-dire antienthousiaste – trait qu’il associe au fait
qu’il s’est développé contre le fanatisme politico-religieux de la guerre
civile anglaise – rejoint les réflexions de Walzer. La clôture de l’histoire est
moins précise s’agissant de l’isothymia : celle-ci résulte de la lutte menée
par le libéralisme contre les valeurs hiérarchiques défendues par
l’aristocratie, lutte qui débouche sur l’exigence permanente d’être considéré
comme un égal. Aussi s’agit-il d’une passion apaisante, quoique susceptible
d’engendrer de temps à autre des turbulences. Car elle se manifeste aussi
dans la passion nivelante de l’égalité.
Le libéralisme ayant engendré des hommes qui ont reçu une « éducation
moderne [et] se contentent de rester assis chez eux et de se féliciter de leur
largesse d’esprit et de leur absence de fanatisme 100» – autrement dit, des
« derniers hommes » –, Fukuyama tente d’évaluer les dangers auxquels
l’expose le thymos :

À long terme, [la] démocratie libérale pourrait être subvertie de


l’intérieur soit par un excès de megalothymia, soit par un excès
d’isothymia – désir fanatique d’une reconnaissance égale. Selon nous,
c’est l’isothymia qui constitue en fin de compte la plus grande menace
pour la démocratie. Une civilisation qui favorise une isothymia sans
frein, et qui recherche fanatiquement à éliminer toute manifestation de
reconnaissance inégale, touchera rapidement les limites imposées par
la nature elle-même101.

Fukuyama oppose ici un mélange anesthésique d’isothymia et de


megalothymia libéral-capitaliste, dépolitisé, à une passion de l’égalité, par
définition fanatique, qu’il associe au communisme, système qui doit son
échec à la nature (humaine) – nature synonyme d’inégalité de dons et de
perpétuation des instincts.
Cette relation entre nature et histoire est particulièrement intéressante
pour notre propos. Alors que l’isothymia fanatique est mise en échec par la
nature, qui reconquiert ses droits après la chute du communisme, Fukuyama
affirme que « Nietzsche avait […] absolument raison de dire qu’un certain
degré de megalothymia est une condition nécessaire à la vie elle-même102 ».
C’est là une thèse essentielle du discours antifanatique et antiégalitaire : la
passion de l’égalité est une sorte d’antinature. Chez Fukuyama, cette
critique « naturaliste » d’un égalitarisme sans concessions se combine à une
analyse de la fonction historique des passions. Il dépeint la megalothymia et
l’isothymia non seulement dans leurs formes privées, psychologiques ou
commerciales, mais également sous leur aspect politique, en tant que véri-
tables agents de la modernisation et du processus historique. Mais il
soutient en outre, d’une manière rappelant l’analyse de Hume sur les vertus
historiques de l’enthousiasme, que même les manifestations désagréables
ou illibérales du thymos ont un rôle progressiste à jouer dans l’histoire :
« C’est une passion “thymotique” – le désir de reconnaissance de la part du
maître aristocratique – qui a lancé le processus historique, et ce sont les
passions “thymotiques” du fanatisme religieux et du nationalisme qui l’ont
fait avancer à travers guerres et conflits au cours des siècles103». À
l’inverse, c’est en référence à l’apparent épuisement des capacités
politiques et historicisantes du thymos que Fukuyama parle de fin de
l’histoire. Parce qu’ils sont partie intégrante de la nature humaine, le sens
de la dignité et le désir de reconnaissance ne sauraient être niés, mais pour
lui leur capacité à dépasser les limites de l’ordre libéral est presque nulle.
Que faire alors du thymos ? Au-delà de l’histoire, on semble apercevoir
l’horizon de la domestication, de la gestion et de la canalisation
posthistoriques (posthumaines, même) de la nature humaine et de ses
dispositions émotionnelles : une politique de la « nature même », de la « vie
même », par-delà les enthousiasmes et les fanatismes qui voulaient faire
l’histoire – une biopolitique ou une zoopolitique pour un animal humain
privé de grandeur et de projet. En un sens, cette situation nous ramènerait à
ce qui constitue, aux yeux de Fukuyama, l’intuition originelle de Platon au
sujet du thymos : « La construction d’un ordre politique juste requiert […]
la formation et le dressage du thymos104. » La politique entre ainsi dans un
rapport clinique et logistique avec le thymos, elle devient calcul du juste
dosage et de la bonne application des passions, lesquelles trouvent dans les
exutoires thymotiques des moyens de purger l’excès d’énergie latent dans
un thymos « qui pourrait autrement faire éclater la communauté105 ».
Sloterdijk partage cette idée d’un horizon postpolitique : ses travaux
récents s’inscrivent dans le sillage du célèbre ouvrage de Fukuyama, et avec
d’autres cliniciens intellectuels de notre moment historique, il pense que
nous devons non seulement proclamer la défaite des passions militantes,
vaincues par le capitalisme mondial, mais nous satisfaire de l’apathie blasée
censée caractériser un libéralisme parvenu à son terme – même s’il reste
exposé aux turbulences engendrées par le retour du fanatisme religieux.
Vingt ans après Fukuyama, les livres de Sloterdijk sur la politique du
fanatisme visent à provoquer la famille des théoriciens critiques marqués à
gauche, et ils se distinguent par l’acharnement tout particulier qu’ils mettent
à fouetter le cheval supposé mort du communisme. Sloterdijk s’emporte
contre la censure qui, sous couvert d’antifascisme, frapperait aujourd’hui
encore les opinions anticommunistes. Fustigeant le « quatrième
monothéisme » ou le « second catholicisme106 », il entend souligner le rôle
central joué depuis l’Iliade par la colère dans l’histoire occidentale –
histoire dont le communisme constitue tout à la fois le point culminant et le
moment d’épuisement. Il propose une généalogie de la passion militante
susceptible de nous éclairer sur la situation actuelle, marquée par un retour
du religieux et un affaiblissement du sécularisme. Cependant, il y a quelque
chose de curieux dans ces attaques au vitriol contre ceux qui sont censés
s’accrocher à une politique radicale de la colère, soit les « fascistes de
gauche » du milieu universitaire107. Et, même si l’on passe outre ses
fatigantes tirades contre ses adversaires Linkfaschistisch, lesquelles
recyclent des parties mal digérées du Livre noir du communisme
(contrastant avec les réflexions assez olympiennes de Fukuyama sur la
défaite de l’expérience soviétique), même si l’on oublie ses accointances
avec le plus que suspect « matérialisme démographique » de Gunnar
Heinsohn108, et son idée que les fins traditionnelles de la social-démocratie
pourraient être atteintes grâce à un projet mal défini de gestion
psychosémantique et biopolitique, la vision politique de Sloterdijk –
envisagée du point de vue de la philosophie politique classique – manque
singulièrement de précision.
Cela n’a rien d’étonnant, dans la mesure où il entend abandonner
purement et simplement le terrain de la politique pour celui de la théorie
culturelle, de la psychopolitique ou de la psychosémantique. Ces domaines,
selon lui en pleine effervescence, sont voués à supplanter le type de
réflexion politique qui nous a enfermés dans une compréhension moderniste
de la modernité, fondée sur les impératifs de nouveauté et de modernisation,
et profondément incapable de traiter des configurations et des dynamiques
affectives des cultures et des religions. Comme l’indiquent ses conclusions,
la litanie de Sloterdijk n’est pas seulement explicative, elle est également
normative. À ses yeux, seule une fusion nietzschéenne de la psychologie, de
la biologie, de la théorie culturelle et de la philosophie pourrait déboucher
sur une politique « civilisatrice » de l’« après-zèle » et nous conduire « au-
delà du ressentiment », pour citer les titres des conclusions de La Folie de
Dieu et de Colère et temps. En tant que diagnostics – explicitement inspirés
de Nietzsche – des maladies de l’universalisme, les derniers ouvrages de
Sloterdijk peuvent se lire comme des critiques « classiques » du fanatisme.
Ils ne proposent pas seulement des récits éclectiques et des
phénoménologies de l’enthousiasme pour l’abstrait, ils nous enjoignent
également de nous défaire de la politique de l’abstraction et de
l’extrémisme inhérent à l’universalisme des principes. Parlant de « la nature
dangereuse des militants universalistes » et des élans « maniaco-activiste[s]
ou messianico-expansionniste[s] », Sloterdijk s’inscrit dans la continuité de
la critique adressée par Burke à la politique abstraite, de même quand il
affirme que l’universalisme « reste incontrôlé lorsqu’il ne dispose pas
d’organe critique pour endiguer la pression que les zélateurs exercent en
vue d’absolutiser ses fins », car ce type d’absolutisation finit toujours par
basculer dans un « fascisme du bien109 ». Mais comment ces affects
fanatiques, la colère et le zèle, se rapportentils à l’universalisme ? Pour
répondre à cette question, il faut examiner les points de divergence entre
l’analyse que Sloterdijk propose du thymos et son modèle, celle de
Fukuyama, mais également la manière dont sa vision globale des passions
politiques se distingue des positions de Walzer ou de Badiou.
Développant la thèse de Fukuyama, Sloterdijk affirme que la politique
devrait s’intéresser au thymos. Il souligne les limites d’une psychanalyse
érotique plutôt que thymotique, donc fondée sur l’amour et non sur la
colère, et qui traite l’affect politique en phénomène névrotique. Il critique
l’éthos chrétien-démocrate de l’humilité, qui refuse de reconnaître la place
centrale de l’affirmation de soi. Il s’écarte en revanche de l’approche du
philosophe du Département d’État sur des points significatifs, touchant à
l’ontologie et à l’historicité des passions politiques. Fukuyama tient ses
recherches sur le thymos pour complémentaires de la philosophie politique
de tradition réaliste, et que comme Walzer, il présente les passions d’une
manière qui rejoint dans ses grandes lignes leur caractérisation
philosophique traditionnelle. Sloterdijk, lui, défend une idée de la théorie
culturelle qui ressemble aux entreprises de la fin du XIXe, qui visaient, telle
celle de Gabriel Tarde, à créer une science sociale spiritualiste des affects et
des forces – aussi infléchit-il la notion de thymos dans une direction
naturaliste110. Il appelle de ses vœux une théorie politique qui traiterait les
collectifs en « ensembles de fierté » travaillés par des tensions thymotiques
internes, car « les actions politiques sont déclenchées par des différentiels
de tension entre centres d’ambition ». Il existe selon lui une pluralité de
forces autoaffirmatives, elles-mêmes conditionnées par une dimension
symbolique conférant une cohérence aux pulsions thymotiques des groupes.
La rhétorique, « doctrine de la direction des affects dans les ensembles
politiques », devient ainsi essentielle pour comprendre les luttes de pouvoir,
déterminées en dernière instance par les formes d’ambition. Point
important, la notion de reconnaissance (et l’appréhension postkantienne de
la subjectivité) cède la place à une physique culturelle fondée sur l’idée de
« conflit et [d’]interaction des centres de tension thymotiques ». L’idée de
politique comme gestion des affects – déjà présente chez Fukuyama et
annoncée par Tarde dans sa microsociologie des croyances et des désirs – se
mêle ici à la proposition de mettre en place une sorte de projet scientifique
qui viserait à gérer les cultures comme des « systèmes dotés d’une ambition
morale », et reposerait sur « l’autostimulation des acteurs par l’élévation de
ressources thymotiques comme la fierté, l’ambition, la volonté de se faire
valoir, la propension à s’indigner et le sens du droit111 ». La place cruciale
accordée par Sloterdijk aux thématiques psycho et sociobiologiques peut
s’expliquer par l’idée, centrale dans son récit et ses prescriptions politiques,
selon laquelle notre situation postcommuniste et posthistorique, où se
combinent un capitalisme décourageant et des centres thymotiques isolés
mais conflictuels, nécessite l’invention d’un processus de civilisation.
Afin de donner un fondement à ses réflexions sur la politique du « parc
humain », Sloterdijk amalgame deux discours apparemment disparates112 :
d’une part, un traitement pseudo-quantitatif des passions politiques en tant
qu’objets mesurables dans leur accumulation et leur intensification, une
sorte d’hydraulique ou d’énergétique politique113 ; d’autre part, un récit sui
generis de la sécularisation par des projets politiques (à savoir, le
communisme), de contenus auparavant portés par les religions
monothéistes. C’est à la jonction de ces deux approches que se joue la
relation entre passion politique et historicité, sur un mode qui s’écarte
considérablement de l’approche fukuyamienne du thymos en tant qu’agent
de modernisation. Si la valorisation des affects violents a joué un rôle
formateur dans la culture de « l’Occident » – dans l’héroïsme homérique, le
guerrier n’était, nous dit Sloterdijk, que le « médium » ou le « réceptacle »
de la colère –, alors, ce qui constitue l’élément inaugural de l’histoire
occidentale, c’est la « sécularisation des affects » : le passage d’une
situation où les hommes sont possédés par leurs passions à une autre où les
passions sont possédées par les hommes. C’est, en d’autres termes,
l’« illusion d’utilisateur » nietzschéenne, où l’agent, le sujet constitue le
susbtrat de l’action et du sentiment qui s’y rapporte.
Cela implique le développement de sujets capables de prendre de la
distance vis-à-vis de leurs affects, la distance de l’hésitation (alors que la
colère du médium homérique était immédiate et non réflexive). Mais cette
émergence de la subjectivation n’évacue pas la rage en la civilisant. Le
procès de civilisation, le long travail de l’embourgeoisement*, ne triomphe
pas si aisément. Pour Sloterdijk, la subjectivité révolutionnaire constitue
une espèce de modernisation de la dynamique antique de la rage, en ce
qu’elle fait du militant « un réceptacle de la colère du monde ». Cette
« psychologie des réceptacles » ne se limite nullement aux seuls sujets.
Dans Colère et temps, la notion cruciale, celle qui fait le lien entre l’affect
et l’histoire, est un autre réceptacle du sentiment : la « banque de la
colère ». Foyer de passions extérieures au sujet proprement dit, elle permet
aux différentes dimensions du thymos (orgueil, ressentiment*, etc.) de
différer le moment de leur libération. Comme l’écrit Sloterdijk, une banque,
entendue sur un registre psychopolitique, désigne « l’absorption des
capacités locales de colère et des projets de haine dispersés au sein d’une
instance générale dont la mission, comme celle de toute banque
authentique, consiste à servir de réceptacle et d’agence de mise en valeur de
placements114». L’histoire politique devient donc l’histoire des formes de
production, de circulation et de distribution, mais par-dessus tout,
d’accumulation des forces thymotiques, car de telles « banques » offrent
aux affects une ampleur historicogéographique inconnue des Anciens
(l’Internationale communiste en est peut-être le paradigme). La notion de
sécularisation revêt ainsi une signification différente puisque, selon
Sloterdijk, cette mise en banque de la colère, que les mouvements
anarchistes et communistes transposeront plus tard dans le registre profane,
est une invention du monothéisme. De Dieu au Parti, l’histoire politique de
l’Occident est celle de la gestion des dépôts de colère, du capital
thymotique, autrement dit, une histoire du ressentiment* au sens
rigoureusement nietzschéen du terme – et, plus spécifiquement, une histoire
de la gestion de la souffrance suscitée par l’humiliation des masses, et de
l’aspiration à la vengeance et à la dignité de la part des élites religieuses
puis révolutionnaires115. Ainsi, religions et révolutions s’expliquent par le
« psychisme des perdants », par l’arrogance différée de ceux qui aspirent à
une réparation apocalyptique sous la houlette d’habiles managers du capital
thymotique116. Si l’on néglige l’aspect maladroitement pamphlétaire des
jugements psychopolitiques de Sloterdijk sur Marx, Lénine et Mao, on
constate que Colère et temps participe d’un retour global à l’approche
politico-religieuse du communisme, donc à la longue guerre froide
philosophique que j’examinerai plus loin. Mais surtout, cet essai
psychopolitique est exemplaire de la faiblesse des analyses qui traitent
l’affect politique comme une sorte de substance dont différents ordres
symboliques ou organisations formelles seraient les porteurs ou les
véhicules. Combinant une psychologie pseudo-naturaliste à une théorie
dépolitisante de la sécularisation, les essais de Sloterdijk sont les
symptômes d’une tendance plus générale. On peut même envisager son
œuvre comme une récapitulation de nombreuses thématiques propres à la
rhétorique antifanatique, ancienne ou récente, et c’est sous cet angle que je
l’ai abordée ici, bien plus que pour son apport conceptuel, somme toute
assez limité.
Chez Sloterdijk comme chez Fukuyama, c’est un recours nietzschéen à
la nature – c’est-à-dire à la hiérarchie – qui sous-tend la critique du
fanatisme, la vision du XXe siècle comme « économie guerrière du
ressentiment », ainsi que la proposition d’une « politique posthistorique de
la dédramatisation ». L’isothymia, ou passion de l’égalité, est toujours
accompagnée par une ambition de domination mégalothymique. Sur le plan
ontologique, elle est également condamnée, puisque dans la nature les
places avantageuses sont rares – comme le dit Sloterdijk, l’idée d’un théâtre
où il n’y aurait que des premiers rangs est un pur fantasme. L’inégalité,
voilà notre destin ! En bon vitaliste libéral, Sloterdijk se fait l’avocat des
mécanismes les plus indolores et les plus civilisés de gestion des hiérarchies
et des différences. Ses sympathies philosophiques et ses intuitions
politiques l’empêchent de voir dans les abstractions politiques
universalisantes autre chose que les véhicules des forces affectives
supposées déterminantes que sont le thymos et le ressentiment*. Le remède
qu’il conçoit pour contrer le zèle et le ressentiment, en tant que vecteurs de
la subjectivation politique et de la déstabilisation sociale, est explicitement
calqué sur Nietzsche : « Au début d’un XXIe siècle agité par la
néoreligiosité, l’exhortation à rester fidèle à la Terre et à envoyer en cure
ceux qui récitent des contes sur l’au-delà, est encore plus actuelle qu’à la fin
du XIXe117. » Comment allons-nous « neutraliser les metteurs en scène
apocalyptiques118 » ? C’est ici que Sloterdijk, dont nous avons vu qu’il
reproduit certains des éléments clés de la critique du fanatisme
(sécularisation, religion de la politique, psychologie politique, suspicion à
l’égard de l’universalisme radical), retrouve certains de ses thèmes
fétiches : la médicalisation et le développement.
Ici comme ailleurs, son originalité apparente n’est que l’effet d’un
brassage éclectique d’éléments puisés dans la tradition antiuniversaliste. Sa
politique posthistorique de la dédramatisation prend la forme de pratiques
de pacification thérapeutique, mais, de façon révélatrice, il note sur ce point
les insuffisances des remèdes affirmatifs et antichrétiens préconisés par
Nietzsche. Ceux-ci n’ont guère de pertinence dans la conjoncture actuelle,
où – Sloterdijk s’exprime dans un langage qui cherche expressément à
provoquer, mais qui parvient tout juste à se donner de vagues accents
spenglériens – la « grande majorité des millions de personnes qui font
aujourd’hui la queue à l’entrée du dernier tunnel ne présente […] pas les
symptômes d’une morbidité présuicidaire, mais ceux d’une accumulation de
colère canalisée par l’apparence de la religion119 ». Pour résoudre le
problème du fanatisme politique et religieux, il suffira donc de remettre au
goût du jour les éternelles recettes des « metteurs en scène » libéraux du
capitalisme, du colonialisme et de l’impérialisme : en effet, si
l’« apocalyptisme » actuel n’est qu’un retour de la « question sociale » sous
la forme d’une question biopolitique globale, alors il faut et il suffit de
réactualiser les vieilles traditions de la démographie et du développement.
D’une part, suivre Gunnar Heinsohn – et la position israélienne dominante,
qui tient les Palestiniens pour un simple « problème démographique » – et
développer une vigilance musclée à l’égard de la fanatisation engendrée par
l’excès d’une population jeune dans les pays du tiers-monde, au Proche-
Orient principalement. D’autre part, invoquer l’esprit du théoricien de la
modernisation, W. W. Rostow, et mettre sur pied « une politique de
développement actualisée qui exporte les secrets de la production et de la
répartition des richesses dans les pays jusqu’ici inaccessibles du fait de la
pauvreté, du ressentiment et des manigances d’élites perverses120». Il est
consternant que pareille confiance en la bienveillance des forces
modernisatrices de l’Occident libéral puisse passer pour de la théorie
critique, et même pour une pensée « provocatrice ». Mais cette position est
également symptomatique de la façon dont de nombreux tropes de la
critique du fanatisme se sont enracinés dans le discours public et
philosophique sous la forme d’un alliage étrange : l’hostilité à la politique
abstraite de l’égalitarisme universaliste s’y mêle à un discours qui donne
pour objet à la politique, réduite au statut de gouvernance mondiale d’une
ère posthistorique, la transformation d’une intraitable colère politique en un
docile désir commercial, à l’aide peut-être d’une bonne dose de « self-
help ».
II. Aux origines de la politique moderne : l’esprit
du millénarisme

Jérémie chapitre I :9 :
« Voici ! J’ai mis mes paroles dans ta bouche ; je t’ai établi
aujourd’hui sur les nations et les empires pour que tu bâtisses et que
tu plantes. »
Jérémie chapitre I :8 :
« Une muraille d’airain se dresse contre les rois, les princes, les
prêtres et le peuple.
Qu’ils combattent autant qu’ils voudront :
Ta victoire sera miraculeuse pour la ruine des tyrans et des
impies. »
Thomas Münzer, exergue de son
Expresse mise à nu de la fausse foi

[L]e millénarisme, lutte de classe révolutionnaire parlant pour la


dernière fois la langue de la religion, […] est déjà une tendance
révolutionnaire moderne, à laquelle manque encore la conscience
de n’être qu’historique.
Les millénaristes devaient perdre parce qu’ils ne pouvaient reconnaître la révolution comme
leur propre opération. Guy Debord, La Société du spectacle

Le désir révolutionnaire de réaliser le royaume de Dieu sur Terre


est le point élastique de la civilisation progressive et le
commencement de l’histoire moderne.
Schlegel, Fragments de l’Athenaeum

On a coutume de rejeter le fanatisme comme un simple atavisme, signe


d’un progrès culturel et politique inachevé. Au début de son histoire
intellectuelle de la « grande séparation » entre politique et théologie, Mark
Lilla place cette remarque quelque peu emphatique : « Nous étions
persuadés que […] le fanatisme était mort et enterré. Nous avions tort121 ».
Nous retrouvons ici l’un des paradoxes évoqués précédemment : le
fanatisme est à la fois antihistorique et ultrahistorique. Même ceux qui
n’adhèrent pas à une téléologie providentielle capable de nous sortir de
l’immaturité religieuse, politique et affective, considèrent que le fanatisme
va à rebours de l’histoire. Cependant, il constitue selon eux la négation de la
stabilité posthistorique, entendue comme émancipation achevée vis-à-vis
des convictions et adhésions partisanes, héritage d’un processus qui se
déploie tout au long de l’histoire de l’Occident. Derrière les discours sur
« le retour du religieux », il y a l’idée que les avancées durement acquises
au cours de cette trajectoire plus ou moins linéaire – du fanatisme à la
tolérance et de l’absolutisme religieux au sécularisme civique – sont en
train de disparaître. Ainsi le fanatisme renvoie-t-il à des significations
ambiguës : le rejet d’un progrès civilisateur et la résurgence d’une histoire
conflictuelle pourtant tenue pour révolue. Les discours sur le fanatisme ont
beaucoup à nous apprendre sur les catégories temporelles par lesquelles
nous comprenons la politique, et, plus précisément, sur la manière dont
nous distinguons le domaine propre de la politique de ce qui n’en relève
pas, pour cause d’excès de conviction, ou d’absence de programme
plausible. Dans ce chapitre, j’explorerai la temporalité du fanatisme en
examinant une série de réflexions historiques et politiques sur un
phénomène qui se définit par un certain rapport au temps et simultanément
comme une négation du temps : le millénarisme.
Anachronisme et stratégie socialiste

Les mouvements politiques qui ont souhaité en finir avec une histoire de
misère et d’oppression, et instaurer le paradis terrestre (le « millénium »),
semblent les premiers visés par l’accusation de fanatisme, et cela parce
qu’en général, le millénarisme rejette la politique comme domaine de la
médiation et de la délibération institutionnelles, et traite leurs défenseurs en
ennemis malveillants (« l’Antéchrist »). De plus, le millénarisme présente
une composante nettement prophétique. Il guette fièvreusement les signes
annonciateurs d’une nouvelle Terre et de nouveaux cieux, refuse de s’en
tenir à des perceptions finies et revendique la connaissance de l’Être ou des
desseins divins. Qu’il prenne la forme d’un retrait du monde ou d’une
tentative d’en hâter la fin, le millénarisme peut se définir comme une
rupture avec un temps politique conçu comme celui de l’ordre – l’ordre
répétitif des cycles, l’ordre immuable de la stabilité, ou l’ordre cumulatif du
développement. Se pourrait-il, cependant, que la négation apparente des
coordonnées temporelles par lesquelles nous pensons la politique ne soit
pas le fin mot du fanatisme et du millénarisme ? Et que notre perception de
la nouveauté et de l’innovation politique découvre un complément
nécessaire dans l’espérance de ces mouvements en la possibilité d’une fin à
ce monde ? Pour répondre à ces questions, une partie de ce chapitre
analysera la rencontre entre la pensée radicale et marxiste du XXe siècle et le
mouvement dont la condamnation a suscité la cristallisation initiale du
discours contre le fanatisme : la guerre des Paysans qui a déchiré
l’Allemagne au début du XVIe siècle. Mais avant de nous plonger dans ce
locus classicus du débat sur le fanatisme, nous examinerons la question de
l’anachronisme politique et l’idée contre-intuitive que la politique moderne
de la nouveauté est liée d’une manière ou d’une autre aux aspirations
apocalyptiques et fanatiques. Nous partirons pour ce faire d’un important
débat qui agita les sciences sociales voici à peine plus d’un demi-siècle.
Bien plus qu’une simple obsession de médiévistes, l’étude du fanatisme
était aux yeux d’un certain nombre de penseurs du XXe siècle, d’une urgence
politique certaine. Un séminaire qui se tint en 1956 à l’université de
Manchester, et auquel participèrent Eric Hobsbawm, Peter Worsley et
Norman Cohn, fournit un bon exemple de cet intérêt pour la politique de
l’apocalypse. Ce fut un moment de réflexion profonde sur les dimensions
sociales et politiques du millénarisme. Cette réflexion traversa
l’anthropologie, l’histoire, la sociologie et l’étude de la religion, comme en
témoignent les ouvrages publiés peu après par ces chercheurs :
respectivement, Primitive Rebels : Studies in the Archaic Forms of Social
Movement in the 19th and 20th Centuries (1959) ; The Trumpet Shall
Sound : A Study of ‘Cargo’Cults in Melanesia (1957) ; et The Pursuit of the
Millenium : Revolutionary Messianism in the Middle Ages and its Bearings
on Modern Totalitarian Movements (1957). Cette discussion, qui réunit
deux marxistes (Hobsbawm et Worsley) et un libéral anticommuniste
(Cohn), demeure essentielle pour tous ceux qui s’intéressent à la question
du temps, de l’histoire et du fanatisme. Disons schématiquement que le
texte d’Hobsbawm porte sur les relations sociohistoriques entre le temps
archaïque du millénarisme et le temps transformateur de la révolution ; que
Worsley examine l’étrange modernité initiée par l’impact catastrophique
d’une économie capitaliste mystificatrice sur la culture indigène ; et que
Cohn voit dans les mouvements apocalyptiques du Moyen Âge les
antécédents idéologiques et sociologiques des totalitarismes du XXe siècle.
Les clivages politiques façonnent l’appréciation du millénarisme : tandis
qu’Hobsbawm et Worsley discernent dans ces soulèvements les précurseurs
nobles, mais prématurés, du réalisme révolutionnaire, Cohn appréhende le
millénarisme comme le produit destructeur d’une alliance entre des
« intellectuels » déracinés et une meute disparate incapable d’accomplir le
moindre progrès social effectif, et qui opte pour la négation totale du monde
politique, préfèrant la conflagration à la réforme. Mais tous trois
reconnaissent plus ou moins explicitement la modernité du millénarisme, et
l’associent au choc de la rencontre avec le capitalisme. L’anachronisme
millénariste – la référence à une communauté paradisiaque disparue ou
l’aspiration à une sortie pure et simple du temps – est profondément
enraciné dans la dynamique de développement économique et de mutation
politique propre à la modernité (dans le cadre de la formation des États
européens comme dans celui des conquêtes impériales et coloniales). Il en
résulte un produit composite : nostalgie d’un passé mythique, rencontre
violente d’un présent entièrement nouveau et espoir d’une rédemption
future. Phénomène social, l’indétermination temporelle du millénarisme
s’explique par le fait qu’il constitue un « culte de crise122 », c’est-à-dire une
réponse politicoreligieuse des sociétés colonisées, subalternes ou
« arriérées » à « un véritable cataclysme social qui les a complètement
disloquées123 ». Dans la mesure où cette réponse ne consiste pas en un
simple repli sur la défense d’une culture ou d’une tradition, les cultes de
crise millénaristes comprennent un certain degré d’innovation et répliquent
à l’imposition d’une temporalité nouvelle par la création de leurs propres
imaginaires temporels124.
Dans sa contribution au séminaire de Manchester – qu’il remaniera plus
tard pour son premier livre, Primitive Rebels –, Hobsbawm accorde une
place centrale à la question du temps historique et politique, qui se voit
rattachée à des déterminations sociologiques et géographiques. Hobsbawm
se focalise sur la paysannerie de régions périphériques pauvres durement
atteintes par la modernisation capitaliste et son cortège de dépossessions et
de bouleversements (la Sicile en Italie, et l’Andalousie en Espagne). Le
millénarisme émerge ainsi comme une formation réactive, dont le caractère
primitif demande une lecture politique : les paysans, qui se mobilisent sur
une base millénariste en réaction au cataclysme capitaliste, ne sont pas
encore capables de la solidité d’organisation et de l’impact politique qui
caractériseront plus tard des formes d’anticapitalisme plus mûres – issues
du cœur du système, c’est-à-dire, en premier lieu, le mouvement des
travailleurs. Notant qu’ils forment encore la grande majorité des masses
mondiales, Hobsbawm les qualifie de « groupes prépolitiques, qui n’ont pas
encore trouvé, ou ont seulement commencé à trouver un langage spécifique
pour exprimer leurs aspirations quant au monde125 ». Le « pré » renvoie à
une extériorité ou à une marginalité spatiale qui, sur un plan temporel, se
traduit par une arriération, en termes de mentalité politique et de capacité
d’organisation. Hobsbawm ouvre son étude sur les mouvements
millénaristes modernes par cette déclaration instructive :

Les hommes et les femmes dont traite ce livre se distinguent des


Anglais en ceci que, à la différence d’un ingénieur du Tyneside, ils ne
sont pas nés dans le monde du capitalisme, ils n’ont pas derrière eux
quatre générations de syndicalisme. Ils y entrent comme des immigrés
de première génération, ou plus catastrophique encore, ce monde leur
vient du dehors, insidieusement, par l’action de forces économiques
qu’ils ne comprennent pas, sur lesquelles ils n’ont aucun contrôle, ou
qui surgit de façon éhontée, par la conquête, la révolution, la mutation
fondamentale du droit, par toutes choses dont ils ne saisissent sans
doute pas les conséquences, même lorsqu’ils ont contribué à leur mise
en place. Ils n’évoluent pas encore avec ou dans la société moderne :
ils sont brisés pour y entrer, ou plus rarement […] ils y pénètrent par
effraction. Tout le problème pour eux est de savoir comment s’adapter
à la vie et aux luttes dans ce nouveau monde. Ce livre a pour sujet le
procès d’adaptation (ou l’échec à s’adapter) tel qu’il s’exprime dans
leurs mouvements sociaux archaïques126.

À ce problème de l’adaptation, les mouvements millénaristes répondent, à


première vue, sous une forme purement négative. Dans la mesure où les
animent « un rejet profond et total du présent, d’un monde mauvais, et une
aspiration à un monde meilleur », l’incapacité à s’adapter semble leur
raison d’être. Imprégnés d’une idéologie apocalyptique extraite d’un dogme
déjà constitué ou bien construit par syncrétisme, ils sont également, en vertu
de leur hostilité au monde politique existant, dans un « flou fonda-mental
quant à la manière dont, concrètement, la société nouvelle pourra voir le
jour127. »
Si la politique suppose la mise en place de moyens en vue d’atteindre
des fins prévisibles, alors oui, ces mouvements sont prépolitiques – il serait
sans doute plus juste de dire « protopolitiques », au sens où ces
mouvements recèlent déjà une potentialité radicale à laquelle les alliances et
les luttes peuvent conférer une efficace politique réelle. C’est bien cette
visée analytique, mais aussi prescriptive, que poursuit Hobsbawm dans son
étude. Il y retrace la tradition composite de l’anarchisme et du radicalisme
dans le sud de l’Espagne, et l’absorption du mouvement des paysans
siciliens et des ligues de travailleurs ou fasci (à ne pas confondre avec ceux
de Mussolini) par le mouvement ouvrier socialiste en Italie. Mais
« prépolitique » peut aussi signifier ultrapolitique. Négation du monde et
espoir de transformation radicale, réponse « archaïque » à la dépossession
et à la catastrophe culturelle engendrées par le capitalisme, peuvent aussi se
traduire par une approche « utopique et non pratique » de la politique, par
un recours à un langage apocalyptique et par des conduites étranges
(antinomisme, hystérie de masse).
Hobsbawm développe ainsi cette thèse audacieuse selon laquelle c’est
bien en vertu de cette négativité globale et de ce désir « impossibiliste »
d’un monde entièrement neuf que les mouvements millénaristes – à la
différence d’autres formes de mobilisation politique, comme le banditisme
social – trouvent une place au sein de la modernité politique. C’est
paradoxalement le fanatisme qui constitue, en dernière instance, le noyau
rationnel de leur politique. L’utopisme millénariste est donc un réalisme
politique sui generis. Aussi s’agit-il « probablement d’un procédé
nécessaire pour susciter les efforts surhumains sans lesquels toute
révolution majeure est impossible » ; en outre, ces mouvements prouvent
aux militants comme aux observateurs qu’il est bel et bien possible de
changer le monde de fond en comble, et pour commencer, de transformer
des masses auparavant dépolitisées en sujets politiques128. Le
« révolutionnarisme » inhérent aux aspirations millénaristes confère à ces
mouvements une disposition moderne que ne partagent pas les formes de
contestation ou de rébellion qu’Hobsbawm qualifie de « réformistes129 ». À
l’inverse, le révolutionnarisme peut se perdre dans une révolte vouée à
l’échec s’il se révèle incapable de concevoir des formes d’organisation
susceptibles d’avoir réellement prise sur le système capitaliste responsable
de la crise culturelle. Les positions politiques d’Hobsbawm sont ici
manifestes, quand il compare l’Andalousie, où le millénarisme paysan s’est
conjugué à l’agitation anarchiste, et la Sicile, où les fasci ont été subsumés
sous le mouvement des travailleurs : le premier cas traduit à ses yeux la
défaite inéluctable des révoltes héroïques, et le second l’intégration à une
politique révolutionnaire capable d’arracher des réformes substantielles au
capitalisme130.
La critique de cette lecture politique du millénarisme par Hobsbawm a
joué un rôle important dans la genèse des subaltern studies indiennes. Selon
Ranajit Guha, la notion même de « prépolitique » occulte la logique des
révoltes paysannes sur le sous-continent, mais surtout, elle prive de toute
conscience pratique et de toute subjectivité politique ceux qui se sont
rebellés sporadiquement contre la domination impériale britannique. Aussi
Guha considère-t-il que cette logique et cette conscience se fondent sur une
politique qui nie systématiquement la distance et l’oppression radicales
caractéristiques de la relation des subalternes aux autorités impériales,
comme le montrent les formes de violence employées par les paysans
rebelles. Guha écrit ainsi : « Une fois éteinte la lueur des manoirs en
flammes, une fois que l’œil se fut habitué à la réalité d’un soulèvement, il
devenait possible de comprendre que rien de tout cela n’était le fruit du
hasard131. » Pour lui, l’idée de « groupes prépolitiques » suggère qu’il ne
s’agit là que de manifestations d’une spontanéité aveugle ou d’une fausse
conscience, et ne rend pas justice aux traits distinctifs (aux « aspects
élémentaires ») perceptibles dans ces insurrections paysannes. En outre,
puisque l’exploitation économique mise en place en Inde à la fin du XVIIIe
siècle et au XIXe fut le produit de la force brute, « il n’y avait rien, dans les
mouvements militants des masses rurales, qui ne fût politique132 ». Il n’est
donc pas question d’intégrer les subalternes aux histoires progressistes du
travail et de la nation, de les reléguer au rythme répétitif de rébellions
futiles, mais de lire, au travers et à l’encontre du miroir déformant des
archives coloniales, la présence d’une conscience qui, pour être définie par
sa négativité (anticoloniale), n’en est pas moins politique133.
Plus récemment, Dipesh Chakrabarty, collaborateur de Guha dans la
revue Subaltern Studies, a revendiqué l’héritage de ce programme de
recherche en affirmant son opposition à toute forme d’« historicisme » qui
chercherait à assujettir et à réduire les formes de l’expérience politique à
l’unité et à la continuité d’un développement historique, c’està-dire au
capitalisme comme horizon totalisant et universel. Chakrabarty effectue une
distinction entre l’« Histoire 1 » – histoire d’un capitalisme poursuivant
l’unification et la subsomption de toutes les formes de comportements et de
croyances pour en faire de simples moments de son évolution – et une
pluralité indénombrable d’« Histoires 2 », qui interrompent constamment,
de façons multiples, le récit totalisant de l’« Histoire 1 »134. Il critique ainsi
l’usage que fait Guha des catégories de subjectivité et de capacité d’agir
politiques (dans la mesure où cet usage fait fi de la croyance des rebelles
d’être réellement les instruments d’une colère divine, et non des acteurs
autonomes), et remet en cause la thèse sociohistorique selon laquelle la
conscience négative des révoltes paysannes est dialectiquement liée à une
forme particulière de pouvoir politique (« la domination [impériale] sans
hégémonie »).
Cet important débat nous permet de voir en quoi notre conception de la
politique est affectée par son association, d’une part avec des mentalités que
l’on définira grossièrement comme « religieuses », et d’autre part, avec des
représentations du progrès temporel et du développement historique. Pour
des raisons en partie différentes et dans des lexiques politiques variés, les
divers « post » (post-colonialisme, postmarxisme, poststructuralisme,
postmodernisme, etc.) ont ceci de commun qu’ils contestent le concept
d’une histoire totalisée par la soumission réelle des mondes extérieurs au
mode de production capitaliste, et rejettent corrélativement toute politique
orientée par un seul et unique horizon émancipateur (libéral ou socialiste).
Le débat sur le politique et le prépolitique, sur le millénarisme et la
révolution, constitue le point focal d’une dispute intellectuelle bien plus
large, qui touche, comme le révèlent les critiques adressées à Hobsbawm
par Guha et Chakrabarty, au destin du marxisme et de sa théorie de
l’histoire.
Nous ne traiterons ici ni des rapports complexes entretenus par Marx et
le marxisme avec ce que Chakrabarty appelle l’historicisme, ni de la
pertinence de la caractérisation qu’en propose ce dernier dans
Provincialiser l’Europe. Les téléologies de la classe ou de la nation sont
évidemment moins convaincantes aujourd’hui qu’elles ont pu l’être
naguère, et du reste, elles ont toujours pâti d’apories et de contradictions. Il
n’est cependant pas évident que l’effet totalisant du capitalisme nous
permette vraiment de distinguer toutes les exceptions à sa règle. Mais il
convient sans doute de poser le problème sous une autre forme, non pas tant
celle d’un problème épistémologique relatif à la connaissance de l’histoire
et de son soi-disant progrès, ni sous celle d’un problème ontologique
portant sur ce qui relève ou non de l’emprise de l’accumulation capitaliste,
que, pour revenir au cœur de ce débat, d’un point de vue plus étroitement
politique.
Le qualificatif « prépolitique » employé par Hobsbawm n’est certes pas
dépourvu de la condescendance d’un certain matérialisme historique à
l’égard des formes « primitives » d’anticapitalisme. Il signale une
conception de la politique centrée sur son efficacité, sa pérennité et sa
capacité à engendrer un monde nouveau et meilleur. Hobsbawm nomme
organisation cette disposition à produire un changement au fil du temps, à
distiller les espoirs, les énergies et les expériences des opprimés. En effet, le
prépolitique peut se révéler porteur d’exigences « impossibilistes » de
changement radical, qui constituent le courant vital et l’élan de la politique
révolutionnaire ; mais il peut aussi, à cause du flou de ses desseins et de la
dispersion de ses moyens, déboucher sur la défaite ou sur un retour à la
passivité. Hobsbawm déclare ainsi :

Lorsqu’il n’est pas empreint des idées adéquates quant à l’organisation


politique, la stratégie et la tactique, et qu’il lui manque le programme
adéquat, le millénarisme s’effondre inévitablement. […] Cependant,
lorsqu’il s’attache à un mouvement moderne, le millénarisme peut non
seulement acquérir une efficacité politique, mais il le peut sans rien
perdre de ce zèle, de cette confiance brûlante en un monde nouveau, et
de cette générosité d’émotion qui le caractérise, même dans ses formes
les plus primitives et les plus perverses135.

Bien que l’idée d’organisation chez Hobsbawm soit peut-être parasitée par
son communisme exclusif (le Parti comme seul moteur et porteur plausibles
d’un changement social durable et significatif), c’est en tout cas la politique
d’émancipation et non la philosophie de l’histoire qui préside à son
approche des mouvements politiques millénaristes ou « archaïques ». Il ne
juge pas ici l’anachronisme à l’aune d’une norme fixe de développement,
mais à celle de la capacité des exploités à trouver des manières appropriées,
non seulement d’« interrompre » l’hégémonie historique du capitalisme,
mais de la façonner, et finalement de la renverser.
Est-il possible de s’attaquer au problème de l’anachronisme, c’est-à-dire
de modes d’organisation et de croyance sans aucun lien avec un présent
politiquement et économiquement défini (et imposé de force), sans recourir
à l’historicisme et à la téléologie critiqués à juste titre par les tenants des
subaltern studies ? C’est chez Ernst Bloch, dans la dialectique de la
contemporanéité et de la non-contemporanéité, que nous trouvons les
premiers éléments d’une réponse positive136. Écrivant au moment où les
nazis préparaient l’ultime assaut de leur conquête du pouvoir, sensible aux
limites d’un communisme « éclairé » qui négligeait l’exploitation par Hitler
et ses troupes de choc des ressources profondément enracinées et souvent
inconscientes de l’anticapitalisme romantique, Bloch cherchait à construire
une théorie du fascisme qui dépasserait l’idée restrictive selon laquelle le
nazisme n’était guère qu’une manipulation ou une ruse de la bourgeoisie
parasitaire et assiégée. Selon lui, il incombait à la gauche de se confronter
directement à l’emprise émotionnelle d’idées proprement millénaristes,
particulièrement celle de « Troisième Reich » – perversion des hérésies
anticléricales et égalitaires dont la source principale se trouve chez un
moine calabrais du XIIe siècle, Joachim de Flore. Balayer purement et
simplement ces mythes au motif qu’ils seraient cyniques et obscurantistes,
c’eût été se priver de tout moyen, non seulement d’expliquer les dimensions
potentiellement émancipatrices de cet « héritage », mais aussi d’en arracher
la référence aux nazis. Bloch se penche avec la même attention sur la
prolifération de l’occultisme, face auquel les classes moyennes réactives et
inquiètes se montraient plus arriérées que les paysans :

On croit à la fin de « l’esclavage du prêt à intérêt », comme si


l’économie en était vers 1500. De véri-tables paysages urbains du
Moyen Âge dorment dans la vie d’aujourd’hui. Des superstructures qui
semblaient depuis longtemps repliées se redéploilent et s’étalent. Ici,
c’est l’auberge Au sang nordique, là le château du comte Hitler, là
l’Église du Reich allemand, une Église terrestre où le peuple de la ville
a lui aussi le sentiment d’être le fruit du sol allemand et adore le sol
sacré, la Confession des héros allemands et de l’histoire allemande.
[…] Les paysans croient parfois encore aux sorcières et aux
exorciseurs, mais depuis longtemps cette croyance n’est pas aussi
fréquente et aussi forte que celle d’une grande couche de citadins qui
croient aux Juifs fantomatiques et au nouveau Balder. Les paysans
lisent encore parfois les prétendus sixième et septième livres de Moïse,
un livre de colportage contre les maladies dans l’étable et aussi sur les
forces et les secrets de la nature, mais la moitié des classes moyennes
croit aux Sages de Sion, aux lacets des Juifs et aux symboles francs-
maçons omniprésents, ils croient aux forces galvaniques du sang et du
méridien allemands 137.

À l’instar de nombreuses analyses du fascisme de l’entre-deux-guerres,


celle de Bloch se concentre sur ces groupes intermédiaires – paysannerie,
propriétaires fonciers, petite bourgeoisie – qui forment une sorte de nuée
brouillant les contours de la lutte de classes entre prolétariat et bourgeoisie.
Conscient qu’il serait erroné de les envisager comme de simples groupes
primitifs dans un pays où les rapports sociaux n’échappent d’aucune façon
au mode de production capitaliste, il cherche à découvrir comment leurs
angoisses (de déchéance sociale ou d’anomie) et leurs désirs (d’ordre ou de
bien-être) les déconnectent du présent de la rationalité capitaliste, de
l’espace « éclairé » qu’occupent les principaux mouvements socialistes et
ouvriers. Pour Bloch, l’Allemagne des années 1930 n’est pas seulement
habitée par des citoyens désenchantés, des travailleurs et des exploiteurs138.
La crise a propulsé des « noncontemporains » sur le devant de la scène :
vestiges déchus de périodes révolues, aux espérances encore inassouvies, et
qui rejoignent aisément le camp de la réaction139.
En un sens à la fois social et psychique, le présent politique se trouve
déchiré entre le Maintenant clivé et inachevé du conflit capitaliste et les
passés ininterrompus qui grouillent dans ses interstices. Sur le plan des
émotions collectives, il en résulte une « accumulation de colère », que les
nazis et leurs adjuvants capitalistes savent exploiter et exacerber, alors
qu’elle demeure inaccessible à un communisme dont le rationalisme issu
des Lumières menace de basculer dans une pratique irrationnelle. Ainsi,
« l’État corporatif, […] au profit de la couche supérieure du grand capital,
[…] utilise les rêves gothiques contre les réalités prolétariennes140. » La
question de savoir comment se rapporter intellectuellement et politiquement
au non-contemporain revêt une importance cruciale, puisqu’il est inutile de
chercher une consolation dans le récit d’un progrès économique et social
qui finirait par venir à bout graduellement de tout archaïsme.
Pour autant Bloch ne se perd pas dans une solution relativiste, et à ses
yeux, toutes les temporalités, primitives ou progressistes, ne se valent pas. Il
recourt même aux bonnes vieilles explications orientalistes des convictions
irrationnelles : « des non-contemporanéités vivantes et réanimées dont le
contenu est authentique, dont les manifestations s’accompagnent d’une
brutalité païenne et d’une nature panique. On ne connaissait jusqu’à
maintenant de révoltes des couches anciennes contre la civilisation sous
cette forme démonique qu’en Orient, surtout dans l’Orient musulman. Et
leur fanatisme profite toujours, et maintenant chez nous aussi, aux gardes
blancs. » Ces réflexions reconduisent l’association habituelle du fanatisme,
de l’archaïsme et de la réaction. Mais Bloch lui fait subir une torsion
essentielle : « Il en sera ainsi tant que la révolution n’assumera pas l’Hier
qui vit toujours, et ne le débaptisera pas141. »
La menace nazie place le fanatisme sur le terrain d’une lutte politique
autour des fantasmes et des motivations : « Ce n’est pas la “théorie” des
nationaux-socialistes qui est sérieuse, c’est leur énergie, ce caractère
fanatique religieux qui ne provient pas uniquement du désespoir et de la
bêtise, cette force de croyance étrangement bouleversée142. » Si la stratégie
politique du prolétariat entend se confronter au Maintenant capitaliste, elle
est contrainte à la contemporanéité, mais il lui faut aussi retrouver et
façonner la non-contemporanéité dont émanent des exigences de justice
immémoriales et invariantes. Bloch s’attaque à cette tâche inaccomplie en
établissant une relation entre deux formes de contradiction : d’une part, la
négativité contemporaine et déterminée du prolétariat organisé, de l’autre,
cet « élément subversif et utopique […] qui n’a été satisfait à aucune
époque143 ».
Pour Bloch, développer sur les plans pratique et interprétatif une
dialectique à multiples niveaux, capable d’englober et de cristalliser les
temporalités multiples et contradictoires qui sont à l’œuvre dans le présent
capitaliste, implique de penser la manière dont le non-contemporain ajoute
au contemporain, ce qui permet d’arracher ses aspirations rédemptrices à
leur corruption national-socialiste144. À défaut d’une réappropriation
dialectique de la noncontemporanéité, le non-contemporain est voué à
demeurer un leurre, puisque « le capital a besoin de l’antagonisme non-
contemporain, pour ne pas dire de l’hétérogénéité non-contemporaine, pour
détourner de ses contradictions rigoureusement actuelles. Il utilise
l’antagonisme d’un passé encore vivant comme moyen de division et de
lutte contre l’avenir qui s’engendre dialectiquement dans les antagonismes
capitalistes145. » Contre une pensée purement contemplative du
déploiement linéaire de la totalité sociale, Bloch en appelle à une
dialectique capable de saisir les pouvoirs du non-contemporain (l’« Hier qui
vit toujours », l’« authentique nébuleuse » du passé) afin de les projeter
contre le capitalisme et l’obscurantisme : « La tâche consiste à dégager les
éléments de la contradiction non-contemporaine qui sont capables de se
détourner et de se métamorphoser, c’est-à-dire ceux qui sont hostiles au
capitalisme, ceux qui sont apatrides dans le capitalisme, et à les remonter, à
leur donner une autre fonction dans un autre cadre146. »
Comme celle d’Hobsbawm, cette réflexion sur l’ambivalence politique
de mouvements et de désirs étrangers au présent capitaliste tourne autour de
la question de l’hégémonie politique et des perspectives d’alliances (entre le
prolétariat et les groupes non-contemporains, en voie d’appauvrissement,
que sont les classes moyennes et la paysannerie), où les capacités
d’organisation du contemporain pourraient se combiner aux souhaits et aux
énergies du non-contemporain. Le « remontage » dont parlait Bloch –
tragiquement resté lettre morte – semble néanmoins prometteur, car, tout en
partageant les positions politiques de l’analyse favorable au millénarisme
proposée par Hobsbawm, il déjoue les présupposés évolutionnistes et
historicistes sur lesquels Guha et Chakrabarty attaquent l’historien
britannique. La lutte de Bloch pour l’héritage ouvert du passé-dans-le-
présent, ses conséquences politiques et ses futurs irréalisés pointe, même de
façon rudimentaire, en direction d’une approche complexe des éléments
anachroniques souvent taxés avec mépris de fanatisme. Cette pensée ne les
relègue pas aux profondeurs d’un temps archaïque, pas plus qu’elle ne les
célèbre au nom d’une irréductible différence anti-historiciste. Le problème
du non-contemporain, de l’ambivalence foncière de ces énergies,
aspirations et exigences à contretemps du Maintenant capitaliste, participait
d’une urgence politique cruciale pour Bloch, et ne pouvait être évacué pour
de simples motifs ontologiques ou épistémologiques. Ce sont des principes
du même ordre qui le guidèrent dans son échange critique des années 1920
avec Georg Lukács au sujet de Thomas Münzer, le fanatique par excellence.
Mais avant de passer à Münzer et à la guerre des Paysans, figures
essentielles de toute interrogation politique du millénarisme, je voudrais
traiter des deux autres contributions au séminaire de Manchester en 1956 –
celles de Peter Worsley et Norman Cohn – afin d’explorer certaines des
dimensions sociologiques et anthropologiques du problème posé par les
mouvements millénaristes.
La science sociale de l’apocalypse

Alors que les travaux d’Hobsbawm sur les mouvements millénaristes


prépolitiques se focalisent sur la manière dont une paysannerie archaïque
s’est adaptée au choc du capitalisme, et que les critiques de Guha ont trait à
la négativité que porte la conscience politique des rébellions paysannes non
nationalistes, The Trumpet Shall Sound de Peter Worsley analyse une
rencontre plus radicale et plus asymétrique : l’impact que produisit, au XXe
siècle, l’irruption de la culture marchandisée chez les populations indigènes
de Mélanésie. Worsley réalise l’exploit de reconstruire la rationalité
politique de ce qui ressemble à la plus irrationnelle des réactions religieuses
à la modernité politique, les cultes du « cargo » – avec leurs simulations
d’avions et de pistes d’atterrissage et leur conviction messianique
qu’approchait un âge d’abondance où les nouveaux biens et marchandises
ne seraient plus soumis aux caprices de l’Homme blanc147. Les crises
auxquelles répondent ces cultes sont suffisamment profondes pour que l’on
puisse parler, à la suite de l’anthropologue italien Ernesto De Martino,
d’« apocalypses culturelles ». Car ce ne sont pas seulement les expériences
concrètes et les moyens de subsistance, mais les cosmologies mêmes des
populations indigènes que vient ravager le nouveau système social, doté
d’une puissance infinie, absolument impénétrable.
Comme l’explique Vittorio Lanternari, on peut voir dans l’émergence de
ces cultes une double exigence, de « liberté et [de] salut : liberté par rapport
à l’assujettissement et à la servitude imposée par les puissances étrangères,
liberté aussi par rapport à l’adversité, et salut par rapport au risque de voir
la culture traditionnelle détruite et la société indigène anéantie en tant
qu’entité historique148 ». Le statut de ces cultes n’est pas seulement
politique, mais épistémologique : ces religions cherchent à conférer un
certain type d’intelligibilité à la culture matérielle des Blancs, et tout
particulièrement, à cet incompréhensible amalgame de ressources
apparemment illimitées et de variations soudaines affectant la valeur et la
disponibilité des marchandises. On peut donc comprendre avec empathie
ces cultes du cargo comme des tentatives de produire une cartographie
cognitive d’une forme sociale étrangère : le capitalisme. Les dimensions
sociales et techniques du marché étaient invisibles aux insulaires, qui
revendiquaient un « droit » sur les cargos en partie parce qu’ils ne
pouvaient concevoir comment les Blancs les avait produits149. Mais la
véritable entrave à l’intelligibilité à laquelle répondait le culte avait trait aux
fluctuations constantes, imprévisibles et violentes qui affectaient leur
monde, l’« explosion et l’effondrement, la fermeture des plantations, des
stations expérimentales, des entreprises gouvernementales et privées qui
paraissent pourtant en plein essor, et la pression exercée sur les indigènes
pour qu’ils produisent des récoltes destinées au marché et qui chaque année
rapportent moins ». Si on les envisage non plus seulement comme une
réaction à la crise produite par l’impact de la conquête impériale, mais
comme une manière de faire face aux crises liées à la nature même du
capitalisme, on peut accorder une rationalité propre aux cultes du cargo –
malgré leurs cérémoniaux qui peuvent prêter à sourire. Comme l’explique
Worsley, « il est évident que le fait que ces cultes soient qualifiés
d’“irrationnels” est une manière de fuir la question. En effet, un Mélanésien
pourrait trouver de bons arguments pour nous retourner l’étiquette de
“folie” qui a été appliquée à ces cultes, et nous demander si son peuple,
compte tenu de l’étendue de ses connaissances, n’a pas produit des critiques
et des interprétations parfaitement logiques de notre société imprévisible et
irrationnelle150. »
Les rituels et les fonctions de ces cultes ne sauraient être réduits au rang
de formations défensives destinées à protéger la culture indigène des
secousses brutales d’un système économique capricieux. Leur assimilation
presque parodique des signes et symboles du commerce – mais aussi celle
des éléments du culte de crise propre à l’homme blanc, le christianisme –
indique qu’ils reconnaissaient l’impossibilité de tout retour en arrière. À
mesure que l’apocalypse culturelle fait disparaître les anciennes règles, les
cultes doivent assurer la transition vers des règles nouvelles : ils sont
contraints à l’innovation. Au sens d’Hobsbawm, ils sont donc
révolutionnaires, et non réformistes151. Leur rencontre avec le capitalisme
comme système instable les conduit à nier leurs propres mondes vécus afin
d’élaborer une réponse qui, pour excessive qu’elle soit, n’en constitue pas
moins une adaptation à des circonstances nouvelles. De même que le
capitalisme, selon Marx, était apparu dans les interstices des communautés
économiques, par le biais du commerce, de même le fanatisme apparaît à la
frontière des groupements politiques, à la fois comme produit et comme
agent du conflit. À cet égard, les cultes du cargo paraissent se situer au
carrefour des deux types de rencontre critique proposés par Toynbee, qui,
prenant pour modèle les réactions des Juifs de Palestine à l’impérialisme
romain, distinguait l’« hérodianisme » – compromis, accommodement,
assimilation à la culture du conquérant – et le « zélotisme », caractérisé par
la clôture identitaire et le nationalisme militant152. Dans les mouvements
mélanésiens étudiés par Worsley semblent se mêler une assimilation
affichée et une forme d’opposition qui, non seulement ne repose pas sur une
identité préexistante, mais rompt en fait avec nombre des habitudes et des
loyautés caractéristiques de l’agencement social antérieur à l’arrivée de
l’homme blanc.
Sur le plan politique, on peut considérer que ces mouvements
millénaristes ou messianiques défont les frontières qui séparaient
auparavant les groupes et les hiérarchies internes à ces groupes, pour créer
des collectivités unies par un lien négatif, par l’expérience partagée du
cataclysme social et par l’espoir d’un renversement de cette situation. C’est
là ce que Worsley appelle, de façon fort suggestive, la « fonction
intégrative » des cultes, lesquels, selon son étude, apparaissent dans des
sociétés « sans État » où les individus vivent en « unités sociales de petite
taille, séparées, réduites et isolées », aisément conquises par les puissances
coloniales.

Le culte millénariste eut pour principal effet de surmonter ces


divisions, et de rassembler, au sein d’une unité nouvelle, des groupes
séparés qui vivaient précédemment dans un état d’hostilité mutuelle.
Ce mouvement vers l’intégration repose sur une nécessité sociale :
l’assujettissement de toutes ces unités séparées à une autorité
commune – les Européens. Puisque ces gens ont développé de
nouveaux intérêts politiques qui leur sont communs et qui n’existaient
pas auparavant, ils doivent créer de nouvelles formes d’organisation
politique afin de donner expression à cette unité nouvelle. Telle est
précisément la fonction intégrative remplie par le culte millénariste153.

Ainsi, l’apocalypse culturelle provoquée par l’arrivée de l’homme blanc se


trouve contrecarrée par une sorte d’apocalypse politique, si nous entendons
par là l’essor au sein du social de l’« indifférencié154 », de ce que l’ordre et
le tabou avaient exclu ; ou si, avec Sartre, nous tenons l’Apocalypse pour
l’autre dialectique de l’Aliénation (« la suppression de l’élément de
l’Autre »), le moment où tous les rapports d’altérité se dissolvent afin
qu’émerge l’« unité subjective155 ».
Si l’on tient compte de ces éléments – la réponse à un effondrement
culturel subi et la fonction politique de l’intégration –, la dimension
apocalyptique que présentent certains mouvements anticoloniaux devient
soudain plus intelligible. Par un examen des corrélations existant entre les
catastrophes écopolitiques provoquées par l’impérialisme et l’émergence de
ce à quoi Norman Cohn donne le nom tout à fait approprié de « chiliasme
social militant156 », Mike Davis revient sur les thématiques soulevées par
Hobsbawm et Worsley, dans le but de défendre la rationalité politique des
« révolutions millénaristes » anti-impérialistes. Ainsi, dans la révolte des
Boxers en Chine, Davis ne voit pas qu’une explosion de xénophobie, mais
une réponse à une combinaison traumatisante de calculs géopolitiques,
d’exploitation capitaliste et de catastrophe écologique. Par-delà les
stéréotypes attachés au fanatisme, il donne à voir comment « les doctrines
ésotériques propres au mouvement des Boxers étaient sous-tendues par des
perceptions populaires aiguës de l’impérialisme157». Davis se penche
également sur le fameux soulèvement de Canudos, qui agita l’arrière-pays
brésilien (sertão) à la fin du XIXe siècle, et le replace dans le contexte de
l’impact écologique du capitalisme. Il se réfère ici à Euclides da Cunha,
auteur en 1902 d’une chronique de ces événements devenue classique,
Hautes Terres (Os Sertões), que beaucoup saluèrent comme le texte
fondateur de la littérature brésilienne.
Hautes Terres met en perspective l’histoire de la colonie millénariste de
Canudos et de sa répression brutale par l’armée brésilienne, avec une
analyse de son contexte écologique, voire géologique. Da Cunha, qui fut le
témoin direct de ces atrocités (l’armée l’avait accrédité comme journaliste
pendant la campagne), ouvre son récit sur une description du territoire et de
sa formation qui mêle lyrisme et scientificité. La violence géologique
semble annoncer le prophète apocalyptique de Canudos, Antonio
Conseilheiro, et sa communauté disparate. Longtemps avant d’être habitée,
cette terre était « affreusement stéril[e] » et « merveilleusement
exubérant[e] », antithèse que da Cunha rattache explicitement à la
Philosophie de l’histoire de Hegel, en déclarant que les sertões « ne
trouvent […] pas leur place dans le tableau du penseur allemand158 ». Mais
ce déterminisme tellurique est bientôt dépassé pour rendre compte de la
présence humaine. Étant donné que la nature ne crée pas de déserts par elle-
même, l’« évolution régressive » des arides sertoes exige d’envisager
l’homme comme un « facteur géologique ». Da Cunha se montre
profondément sensible à l’impact catastrophique de la « civilisation ». « De
fait, écrit-il, il n’est pas rare que [l’homme] réagisse brutalement contre la
Terre, et, notamment parmi nous, il joua, tout au long de l’Histoire, le rôle
d’un terrible créateur de déserts » – des déserts à la « physionomie
expressive d’immenses cités mortes, en ruines159 ». Malgré son
rationalisme affiché et son parti-pris pour le progrès contre les régressions
du millénarisme et de sa répression barbare, da Cunha se fait le poète
visionnaire du rapport entre violence sociale et violence géologique. Son
déterminisme géographique positiviste se mue ainsi en une effrayante
vision de l’interaction de la Terre et de l’homme : « Le martyre de l’homme
dans ces régions n’est que le reflet d’une torture plus grave, plus profonde,
qui touche l’économie générale de la vie. Il naît du martyre séculaire de la
Terre160 ». En un geste qui radicalise le lien traditionnel entre fanatisme
millénariste et anachronisme, da Cunha amalgame deux formes de
régression : politique et géologique161.
Cette mise en perspective de la géologie et du millénarisme constitue
une forme récurrente de la réflexion anthropologique dans les sciences de
l’époque. Bien que son récit ne soit pas totalement exempt de stéréotypes
raciaux, da Cunha présente le Brésil comme une terre où il est impossible
de penser le progrès politique en termes raciaux. Il raille ceux qui donnent
dans la « métachimie imaginaire » des « trois races » (« le Nègre Bantou,
l’Indien Guarani et le Blanc »). Pour lui (dont on peut dire que sur ce point
il rejoint l’antiracisme apocalyptique des millénaristes de Canudos), il
n’existe pas d’entité raciale au Brésil, ce qui signifie que l’« évolution
biologique » repose sur l’« évolution sociale ». Aussi déclare-t-il, dans une
sorte de prophétie positiviste : « Nous sommes prédestinés à […] former
une race historique […] dans un avenir lointain162 ».
L’avenir – non pas celui d’une république moderne pleinement civilisée,
mais celui d’un royaume égalitaire chiliastique –, occupait aussi les pensées
du prophète de cet arrière-pays, Conselheiro, en qui da Cunha voit un
« exemple vivant d’atavisme ». Son anatomie politique est alignée sur une
géographie de la race : « Il était naturel que ces couches profondes de notre
stratification ethnique se soulevassent dans un extraordinaire anticlinal –
Antônio Conselheiro163 ». Sur cette base géobiologique, da Cunha dresse
un portrait du « messie de la race » de l’arrière-pays, dont il fait un cas
exemplaire de ce qu’on pourrait appeler un fanatisme charismatique164.
Symptôme d’une nation luttant pour l’unité et la cohésion, Conselheiro est,
plus qu’un simple individu, un condensé des pathologies sociales affectant
le pays.

En considérant le monde qui l’entourait, le faux apôtre, que son propre


excès de subjectivisme avait prédisposé à la révolte contre l’ordre
naturel, observa en quelque sorte la formule de son propre délire. Ce
n’était pas un incompris. La multitude l’acclamait comme le
représentant naturel de ses aspirations les plus hautes. Et c’est
pourquoi il en resta là. Il ne succomba pas à la démence. Dans sa
gravitation continue vers le minimum d’une courbe et le complet
obscurcissement de sa raison, le milieu réagit à son tour, le protégea en
le corrigeant, lui fit établir un enchaînement jamais détruit dans ses
conceptions les plus exagérées, un certain ordre dans l’égarement lui-
même, une cohérence indestructible dans tous ses actes et une
discipline rare dans toutes ses passions, de sorte que, après avoir
sillonné de longues années, avec ses pratiques ascétiques, le sertao
soulevé, il avait dans l’attitude, la parole et le geste, la tranquillité, la
hauteur et la résignation souveraine d’un apôtre antique.
On ne peut qu’appliquer à ce grand malade le concept de paranoïa tel
qu’il fut défini par Tanzi et Riva.
Dans son dérèglement d’idées vibra toujours, – et, à vrai dire,
exclusivement –, la note ethnique. Il fut un document rare d’atavisme.
Sa constitution morbide le poussant à interpréter capricieusement les
conditions objectives et altérant ses relations avec le monde extérieur,
il peut être compris fondamentalement comme une régression au stade
mental des types ancestraux de l’espèce165.

Pareille figure aurait pu être contemporaine d’un stade antérieur du


développement social, celui du monachisme des débuts du christianisme par
exemple. Mais l’intransigeance logique et l’aveuglement hallucinatoire dont
fait preuve Conselheiro – même si ces traits sont tempérés par une
harmonie avec son milieu social – sont, aux yeux de da Cunha, les
indicateurs d’un procès de civilisation inachevé, ce qui se traduit par
l’émergence de figures relevant, selon toute apparence, d’un moment
antérieur sur les plans phylogénétique et historique. Le prophète incarne un
symptôme collectif ; au final, il n’est pas un véritable acteur. Ce sont les
désirs de la meute du sertao qui le poussent, ce sont eux qui lui permettent
d’« extérioriser sa démence » :

[La foule] le remodelait à son image et le créait. Elle élargissait sa vie


jusqu’à la démesure, et le lançait dans des erreurs vieilles de deux
mille ans.
Elle avait besoin de quelqu’un qui traduisît son idéalisation indéfinie,
et la guidât dans les sentes mystérieuses qui mènent aux cieux.
Alors surgit l’évangélisateur, monstre et automate.
Car ce dominateur était une marionnette. Il agit passivement comme
une ombre. Mais cette ombre condensait l’obscurantisme de trois
races.
Et elle grandit tellement qu’elle se projeta dans l’Histoire166.

Une fois de plus, c’est l’idée d’un fanatisme anhistorique qui va permettre
d’assurer des analogies transhistoriques. Chez da Cunha, ce lieu commun
du discours antifanatique est relu au prisme d’une théorie positiviste du
progrès et de la régression. Il déclare ainsi : « L’Histoire se répète. Antônio
Conselheiro fut un gnostique rustre127. » L’identité à travers les âges, voilà
ce que nomme le fanatisme. Da Cunha est formel : il existe des parallèles
entre le mouvement de Conselheiro et le montanisme, ce mouvement
chrétien du IIe siècle auquel appartenait le théologien Tertullien167. À
l’instar du montanisme en effet, il s’agit d’un millénarisme extravagant,
persuadé de vivre « l’épilogue de la Terre » : « On ne peut pas rêver plus
parfaite répétition du même système, des mêmes images, des mêmes
formules hyperboliques, presque des mêmes paroles. » Toujours dans un
registre positiviste, da Cunha ajoute qu’on a là « l’un des plus beaux
exemples de l’identité des états évolutifs parmi les peuples. L’arriéré du
sertao reproduit le faviès des mystiques du passé. Quand on considère cet
individu, on sent l’effet merveilleux d’une perspective qui s’étend à travers
les siècles168… »
Mais l’ordre des analogies et des identités peut s’inverser. Ainsi, dans le
travail de Norman Cohn, le millénarisme contient une « lointaine
préfiguration des conditions présentes », des mouvements politiques
« totalitaires » dont il pense qu’ils ont sécularisé la notion d’apocalypse169.
Je reviendrai plus loin sur cette dimension des travaux de Cohn. Je me
limite ici à la dimension sociologique de ses écrits sur les mouvements
millénaristes nords-européens du Moyen Âge. Cohn les distingue des
formes établies d’extrémisme ou d’hérésie religieuse, ainsi que des luttes
paysannes qu’il qualifie de « réformistes », de façon à faire ressortir la
spécificité des fanatismes révolutionnaires, qui associent prophéties et
attentes millénaristes aux tentatives de transformer le monde et d’instaurer
un paradis terrestre170. Point crucial, ces mouvements n’apparaissent jamais
là où la misère et l’oppression pourraient se trouver naturalisées par la
stabilité sociale ou atténuées par la coutume. Leur localisation correspond
au contraire à des zones de changement technologique, économique et
social, d’accroissement de la production, où de nouveaux besoins voient le
jour. Aussi sont-ils le fruit, sinon du capitalisme proprement dit, du moins
de l’extension du commerce. L’eschatologie n’est plus associée à des
conjonctures de défaite politique, elle n’est plus, comme dans le judaïsme
antique, la « compensation future des maux du présent171 ». Elle constitue
au contraire le véhicule de revendications dynamiques, engendrées par les
déplacements et les dépossessions qui accompagnent invariablement
l’élargissement de l’horizon d’un monde dont les coutumes et les
hiérarchies ont été bouleversées par le changement économique. Pour Cohn,
l’essor au Moyen Âge d’une « eschatologie révolutionnaire souterraine172 »
dans ces pôles du changement est moins signe de défaite que de désir
réprimé. Bien que beaucoup aient bénéficié de l’expansion commerciale,
« de nombreux autres avaient seulement développé de nouveaux désirs
qu’ils n’étaient pas en mesure de satisfaire ; et chez ces derniers, le
spectacle d’une telle richesse, inespérée au cours des siècles précédents,
provoquait un amer sentiment de frustration173 ». Qui étaient donc ces
victimes envieuses du progrès ? Estimant que les paysans sédentaires ne
deviennent révolutionnaires que dans des circonstances exceptionnelles174,
Cohn adopte une variante de la théorie du lumpenprolétariat :
Journaliers et travailleurs non qualifiés, paysans sans terre ou sans
assez de terre pour subvenir à leurs besoins, mendiants et vagabonds,
chômeurs et travailleurs menacés par le chômage, ces innombrables
qui, pour telle ou telle raison, ne pouvaient trouver de place assurée ou
reconnue – ces gens, vivant une situation de frustration et d’inquiétude
chroniques, formaient les éléments les plus impulsifs et les plus
instables de la société médiévale. Tout événement qui pût susciter
quelque perturbation, quelque peur ou quelque excitation – toute
espèce de révolte ou de révolution, tout appel à la croisade, tout
interrègne, toute peste et toute famine, tout ce qui venait déranger la
routine de la vie sociale – tout cela agissait sur ces couches avec une
force particulière et provoquait chez elles des réactions d’une
singulière violence. Et, pour tenter de remédier à leur infortune, ils
formaient un groupe salvationniste, emmené par un homme qu’ils
croyaient être d’une extraordinaire sainteté175.

Les affinités avec le schéma de da Cunha sont nettes. L’impuissance,


l’angoisse, le désir travaillent une multitude hétéroclite, déboussolée par
l’effondrement de l’ordre et de la différenciation sociales, et la font dériver
vers une issue millénariste. Là où Cohn évoque, dans une phraséologie
marxienne, la « surpopulation176 », da Cunha parle dans sa chronique de
« population constituée des éléments les plus disparates, depuis le croyant
fervent qui, en d’autres régions avait déjà renoncé de lui-même à toutes les
commodités de la vie, jusqu’au bandit libre qui arrivait le fusil à l’épaule à
la recherche de nouveaux terrains d’exploits ». Et là où Worsley discerne
une fonction intégrative du millénarisme, da Cunha constate une
massification et une indifférenciation des plus abominables : « une
communauté homogène et uniforme, une masse inconsciente et brutale qui
croissait sans évoluer, sans organes et sans fonctions spécialisées, par la
seule juxtaposition mécanique des bandes successives, à la façon d’un
polypier humain177 ». Le même motif se retrouve dans la description
horrifiée que da Cunha nous offre de l’« urbs monstrueuse » ou de la
« civitas sinistre » établie après leur « hégire » par les disciples de
Conselheiro. Voici ce qu’il écrit au sujet de l’urbanisme millénariste :

Le hameau s’accroissait à une vitesse vertigineuse, couvrant


entièrement les collines.
Les moyens rudimentaires de construction permettaient à la foule
sans foyer de bâtir jusqu’à douze maisons par jour ; – et au fur et à
mesure qu’il se formait, comme une seule et unique masure colossale,
le village semblait stéréographier la physionomie morale de la société
qui s’y était réfugiée. Cette immense folie devenait une réalité
objective. Document indéniable, preuve flagrante et directe des
dérèglements d’un peuple.
Le tout se faisait au hasard, dans un climat de folie178.

Le mouvement millénariste associe à cette diversité anomique une


terrifiante homogénéité, et présente un visage doublement monstrueux, qui
unit le leader pris de folie (« un pitre emporté par une vision
d’Apocalypse », écrit ainsi da Cunha à propos de Conselheiro) à sa suite
amorphe et fanatique. Da Cunha se conforme ainsi à un modèle bien
antérieur à son époque, conçu lors des polémiques religieuses fondatrices
suscitées par la guerre des Paysans d’Allemagne, et articulées autour de la
figure de Thomas Münzer, prédicateur itinérant et agitateur politique, dont
le bref et tumultueux sacerdoce est devenu au XXe siècle le point de repère
essentiel sur les manières d’envisager le rapport entre politique, religion et
changement historique.
L’époque du Schwärmer : Thomas Münzer à la lumière de la
révolution

« Anno domini 1525, au début de l’année, un bouleversement immense et


sans précédent se produisit : l’Homme du Commun se souleva partout sur
les terres d’Allemagne » – ainsi s’exprimait un contemporain de ce que l’on
connaît désormais sous le nom de guerre des Paysans179. Trois siècles plus
tard, Marx parlait de cet épisode comme du « fait le plus radical de
l’histoire allemande180 ». La conjonction d’un radicalisme théologique et de
conflits sociaux liés à de profondes transformations économiques et aux
exactions commises par les princes allemands, donne à la guerre des
Paysans le double statut de plus grande révolte populaire en Europe avant la
Révolution française (sa répression fit périr environ 100 000 paysans), et de
point central de toute réflexion sur le lien entre activisme religieux et
agitation sociale, théologie et politique.
Thomas Münzer n’a pas été le seul leader charismatique de cette révolte
généralisée et hétérogène, mais il en est devenu la figure emblématique ;
Ernst Bloch en a même fait le « théologien de la révolution ». Le moins que
l’on puisse dire, c’est que les attitudes à son égard sont partagées. Les
portraits intellectuels et les récits qui le concernent, présentent le « serviteur
de Dieu contre l’impie » – ainsi signait-il ses lettres – soit en dangereux
fanatique, soit en héroïque précurseur de la révolution.
L’image du schwärmer (doux rêveur) ou du fanatique de l’Apocalypse,
menace mortelle pour l’ordre social, a été fixée par les premiers anathèmes
jetés contre lui par des moines protestants de Wittenberg – Luther et
Melanchthon en particulier. Luther a rompu avec lui vers 1523 parce qu’il
devenait un agitateur politique et rejetait l’un des points fondamentaux de
sa prédication – la justification paulinienne de l’obéissance aux autorités
terrestres. Soucieux de distinguer son projet de réforme des activités
subversives de Münzer et de mettre un terme à une poussée antiautoritaire
et iconoclaste qui aurait pu se retourner contre lui, il vilipende l’entreprise
fanatique, séditieuse et démagogique du « Satan d’Allstedt ». Dans sa Lettre
aux princes de Saxe sur l’esprit de révolte (1524), le grand réformateur
condamne la doctrine du primat de l’esprit sur la lettre prônée par Münzer,
dont il perçoit les implications révolutionnaires : elle conduirait les gens du
commun à « rejeter l’autorité civile et se faire les maîtres du monde »,
entachant ainsi une foi qui ne lutte contre l’autorité du pape que pour se
purifier de toute autorité et non pour la renverser. On accuse Münzer, ce
« prophète informe et sanglant », de chercher à imposer la foi par le glaive
et de trouver une justification à l’action violente dans l’Écriture. L’Évangile
ne saurait être instrumentalisé par cette aspiration subversive à se mêler des
affaires du monde.
Mais, dans la mesure où elle légitime les autorités temporelles, sa
condamnation de la violence politique (en laquelle il voit un mal et un
obstacle au salut) ne signifie pas que Luther réprouve absolument tout
usage de la force : il exhortera au contraire les princes à l’employer pour
réprimer le faux prophète et ses disciples. En mai 1525, dans un discours
écrit avant (mais publié juste après) la sanglante défaite infligée aux forces
rebelles à Frankenhausen – Contre les hordes homicides et pillardes des
paysans –, Luther emploie toute sa puissance rhétorique à chanter les
louanges des glaives princiers. Dans ce texte qui pourrait servir de modèle à
toutes les justifications de la violence aveugle exercée contre les fanatiques,
il écrit :

Poignardez, cognez, tuez, allez-y. Si vous périssez en route, tant mieux


pour vous. Vous n’aurez jamais une mort plus saine, car vous obéirez
au commandement divin donné dans Romains 3, en rendant service à
votre voisinage que vous sauvez des liens avec le mal et l’enfer…
Celui qui pense que c’est trop dur, qu’il se souvienne que la rébellion
est intolérable et qu’à chaque heure, il faut s’attendre à la destruction
du monde181.

Même si aucun des libelles publiés par la suite n’égale celui-ci en intensité,
l’image du fanatique est fixée une fois pour toute. Philippe Melanchthon,
qui avait été lui aussi l’ami de Münzer à l’époque où celui-ci résidait à
Wittenberg, allait justifier à son tour – dans l’ouvrage publié anonymement
Histoire de Thomas Münzer, responsable de la révolte de Thuringe, lecture
très édifiante – la répression féroce de la « meute » de ce faux prophète
possédé par le démon182. Dans un commentaire sur les Politiques d’Aristote
(1529) où il inscrit le fanatisme dans le champ de la philosophie politique, il
condamne comme tels tous ceux qui, à l’instar de Münzer et de ses
camarades, critiquent la propriété privée au nom de l’Évangile anéantissant
ainsi les principes sur lesquels repose la « société civile183 ».
Contre la séparation augustinienne entre Cité de l’Homme et Cité de
Dieu, et contre la distinction luthérienne entre autorité politique et
spirituelle, Münzer considère que la transformation du monde intérieur ou
spirituel de l’homme est inséparable de la transformation du monde
extérieur (il emprunte ce thème à des mystiques chrétiens comme Johannes
Tauler). Selon lui, il faut « transformer réellement les rapports liant les
individus à Dieu, à eux-mêmes, à l’Église et aux autorités temporelles, mais
aussi les rapports liant ces autorités mêmes à Dieu et au peuple ». Par
conséquent, la « révolution des consciences est une révolution sociale et
politique184 ». Münzer l’affirme explicitement dans sa cruciale déclaration
d’intention, le Sermon aux princes : cette révolution est, dans son langage
même, inséparable du motif de l’apocalypse, d’« une réforme radicale et
invincible185 ». Il s’élève contre l’idée que l’autorité mondaine doit inspirer
la peur et être préservée de l’insurrection, quand elle exploite le peuple et
que sa domination est injuste. Il réplique à « la chair sans esprit qui mène la
vie douce à Wittenberg » (c’està-dire Luther) dans son Plaidoyer très bien
fondé et réponse, que ce n’est pas un vain désir de révolte qui l’a conduit à
haranguer les mineurs de Mansfeld et les gens du peuple, mais la conviction
que « c’est la communauté toute entière qui doit avoir le pouvoir du glaive
ainsi que le pouvoir de lier et de délier186 ». Et il ajoute : « Celui qui veut
juger honnêtement de ce sujet ne doit ni aimer l’insurrection ni être opposé
à un soulèvement justifié ». Dans un passage qui illustre à merveille toute
sa verve biblique et son énergie politique, la critique de la justification
luthérienne de l’autorité est associée à une attaque contre l’oppression
économique facilitée par le glaive des princes (et la théologie de Luther) :

Voyez donc : la source fangeuse de l’usure, du vol et du brigandage, ce


sont nos princes et seigneurs qui s’approprient toutes les créatures ; les
poissons de l’eau, les oiseaux de l’air, les plantes sur la terre, tout doit
leur appartenir, Isaïe 5 :8. Après quoi, ils font proclamer parmi les
pauvres le commandement de Dieu et disent : « Dieu a ordonné : Tu ne
voleras point. » Mais cela ne leur servira de rien. Ils veulent
contraindre tout le monde, le pauvre laboureur et l’artisan, et ils
écorchent et pressurent tout ce qui vit, Michée 3:2-4. Quiconque
commet le moindre délit doit être pendu, et Docteur Menteur [Luther]
dit : Amen ! Ce sont les seigneurs qui se chargent eux-mêmes de faire
des pauvres gens leurs ennemis187.

Sa renommée de Schwärmer, Münzer ne la doit pas seulement à son talent


d’agitateur de la plèbe. Il la doit aussi à la violence stupéfiante de ses
vitupérations et de ses envolées rhétoriques. Comme le notait Engels : « Il
attise sans cesse la haine contre les classes dominantes, il excite les passions
les plus effrénées et n’emploie plus que les tournures violentes que met
dans sa bouche le délire religieux et national des prophètes de l’Ancien
Testament188. » Il renouvelle ainsi l’arsenal traditionnel du millénarisme.
Lisons la lettre qu’il adresse à son ennemi juré, le comte Ernst von
Mansfeld : « Dis-moi donc, pauvre et misérable viande à vers, qui t’a fait
prince de ce peuple que Dieu a acquis en payant de son précieux sang189 ? »
Ou son avertissement aux gens du peuple, où il annonce que les prêtres
« Chieront sur vous, avec une logique toute neuve, en tordant la parole de
Dieu ». Ses exhortations déploient une grande variété de registres, de
l’allégorie à l’exaltation, comme le montre sa lettre au peuple d’Allsted :

Sus ! Sus, tant que le feu est chaud ! Ne le laissez pas faiblir. Vlan !
Vlan ! Forgez en tapant sur les enclumes de Nemrod ! Jetez à bas leurs
tours ! Il n’est pas possible, aussi longtemps qu’ils seront en vie, que
vous vous libériez de la crainte des hommes. Tant qu’ils régneront sur
vous, on ne pourra pas vous parler de Dieu. Sus ! Sus, pendant qu’il
fait jour190 !

Il submerge ses ennemis – Luther l’« impie », les prêtres et les princes –
sous un déluge d’injures191. Et comme si ces brûlots ne suffisaient pas,
Melanchthon, dans son Histoire, lui prête la déclaration suivante, qui
confirme définitivement l’image du profanateur fanatique et du faux
prophète : « Je chie sur Dieu s’il ne fait pas ce que j’ordonne. » Chez le vrai
Münzer comme chez son double fantasmé, scatologie et eschatologie ne
sont jamais très éloignées l’une de l’autre.
L’image d’un Münzer fanatique, transmise par les pièces de théâtre, les
chroniques et des portraits basés, comme l’a montré Goertz dans son
excellente biographie, non sur l’observation, mais sur une physiognomonie
de l’hérésie, a fasciné par-delà les siècles. Dans les années 1960 encore,
l’historien G. R. Elton présentait Münzer comme un « homme assez jeune,
rempli d’une haine féroce pour toutes les choses qui n’étaient pas telles
qu’elles auraient dû être, formé à l’université, un idéaliste comme on en
trouve dans toutes les révolutions ». Il le qualifiait ensuite de « génie
démoniaque des débuts de la Réforme » et concluait, en des termes qui
rejoignent la tradition ouverte par Luther et Melanchthon, qu’il n’était « pas
un révolutionnaire constructif mais un fanatique ne connaissant aucune
limite, un fou dangereux dans sa prédication de la violence192 ». Mais il
revient à Cohn d’avoir brossé le plus fameux portrait d’un Münzer
fanatique dans Pursuit of the Millenium. Grâce à un raccourci historique
saisissant, ce texte rabat le lointain passé de la guerre des Paysans sur les
revendications politiques d’aujourd’hui, afin d’étayer une idée qui connaîtra
un grand succès, celle de « religion politique ». On peut y lire que « Münzer
était un propheta obsédé par des fantasmes eschatologiques qu’il tentait de
réaliser concrètement en exploitant le mécontentement social193 ». Même si
son objet est la condamnation du fanatisme politique, le récit qu’il donne de
la vie du théologien de la révolution laisse souvent une impression quasi
cinématographique, comme par exemple : « Toujours obsédé par
l’imminente destruction de l’impie, il tenait devant lui un crucifix rouge et
une épée dégainée quand il patrouillait les rues de la ville à la tête d’une
bande armée194. »
Ce verdict prend délibérément le contre-pied de la tradition communiste
et marxiste. Celle-ci s’est approprié Münzer comme un courageux héraut de
la politique égalitaire et révolutionnaire, dans une époque partagée entre le
monde médiéval déclinant du communisme précapitaliste et celui, en pleine
ascension, de l’économie capitaliste et de la lutte des classes. Cette
tradition, qui voit en Münzer le flamboyant précurseur des révolutions
contemporaines, a généralement négligé la tonalité apocalyptique et
mystique de son discours, mais aussi son originalité théologique, au profit
de sa capacité à cristalliser le mécontentement populaire et paysan et à
organiser la révolte. Les résurrections de Thomas Münzer ont souvent
coïncidé avec certains épisodes du combat révolutionnaire. La première
biographie véritable fut écrite par Ströbel à la suite de la Révolution
française, tandis que l’auteur d’une influente Histoire générale de la révolte
des paysans, Zimmerman, était un Jeune Hégélien, qui aborda Münzer au
prisme des luttes démocratiques radicales de l’Allemagne des années 1840.
Et dans cet ouvrage majeur de l’historiographie marxiste qu’est La Guerre
des Paysans allemands, Engels s’est tourné vers Münzer pour méditer sur la
défaite des révolutions de 1848 et raviver une référence révolutionnaire, à
contretemps certes, mais qui venait à propos. Münzer surgit à nouveau des
cendres de la révolution allemande de 1917-1923 grâce à l’étude d’Ernst
Bloch, Thomas Münzer, théologien de la révolution, mais aussi sous des
formes populaires, comme dans la pièce d’agit-prop écrite par Berta Lask et
mise en scène à Eisleben en 1925, pour la « Journée de Münzer le
rouge195 ». Autour de mai 68, les situationnistes trouvèrent en Münzer et
dans les hérésies postérieures une ressource pour le présent révolutionnaire.
Chacun de ces moments vit ressusciter le principe communiste
« fanatique » arraché à Münzer sous la torture, peu avant son exécution :

Toutes les choses doivent être mises en commun (omnia sunt


communia) et distribuées à chacun selon ses besoins, quand l’occasion
se présente. Tout prince, comte ou gentilhomme qui refuse de le faire
doit d’abord recevoir un avertissement, et ensuite il faut le décapiter ou
le pendre196.

Mais le puissant texte d’Engels reste la matrice de cette redécouverte de


Münzer comme icône révolutionnaire – icône de l’iconoclasme égalitaire et
du combat contre ce qu’il appelait des « morceaux de bois mort ». Écrit peu
de temps après la défaite de 1848, ce livre est d’abord une réflexion sur les
obstacles objectifs et subjectifs à la transformation sociale, mais il contient
aussi l’affirmation d’un héritage révolutionnaire spécifiquement allemand.
L’importance de Münzer pour Engels va au-delà de la guerre des Paysans :
il y va de la compréhension marxiste des révoltes qui puisent dans la
religion leur symbolique et leur principe de légitimation. Cette histoire
critique repose sur quelques thèses fondamentales : Münzer était le
représentant d’une classe et de son orientation politique ; la théologie
apocalyptique était la limitation historiquement nécessaire d’un projet
politique en avance sur son temps ; contrairement à sa réputation de
démagogue délirant, Münzer était un habile agitateur et stratège
révolutionnaire. Engels propose un schéma d’affrontement tripartite : « le
camp conservateur-catholique » des défenseurs du statu quo (les autorités
impériales, certains princes, la noblesse, etc.) ; le camp de la « Réforme
luthérienne bourgeoise-modérée » (noblesse de rang inférieur, bourgeois,
certains princes séculiers) et le « parti révolutionnaire » des plébéiens et des
paysans, dont Münzer était le tribun le plus éloquent. À une époque où « les
dogmes de l’Église étaient en même temps des axiomes politiques197 », la
théologie était l’arène des conflits sociopolitiques.
Selon Engels, davantage encore que les paysans, ce sont les plébéiens
(les mineurs de Mansfeld et les pauvres des villes que Münzer s’efforça
d’organiser) qui furent la classe déterminante de la guerre de 1525, « la
seule classe qui fût extérieure à la société existante ». Contrairement à ce
qu’affirme Cohn (qui vise directement Engels), la rébellion ne reposait pas
uniquement sur la masse frustrée, hétérogène et amorphe des « vaincus » de
l’expansion économique, mais sur un authentique préprolétariat qui, par son
extériorité négative au statu quo, pouvait aussi se cristalliser en une unité
politique durable. L’infatigable travail d’organisation auquel s’est livré
Münzer – dans ses sermons, ses lettres, ses pérégrinations incessantes, puis
ses entreprises guerrières – visait selon Engels à produire l’unité de cette
« classe », à provoquer des alliances entre ses membres disparates, mais
aussi à établir des liaisons entre cette classe et la paysannerie, pour former
le « parti » plus large de la révolution. Telle était effectivement la finalité
d’organisations politiques comme la « Ligue des élus » d’Allstedt, le
« Conseil éternel » et la commune révolutionnaire de Mühlhausen198.
Quant à la dimension théologique de la prédication münzérienne et des
revendications paysannes, Engels la qualifie d’écran, d’étendard ou de
masque d’un conflit de classes sous-jacent199. Bien que ce thème soit l’un
des pivots des théories marxistes de la religion et de l’idéologie, les
arguments avancés ici sont significatifs. La conscience religieuse trouvait
son assise dans une dynamique sociale. C’est parce que les « plébéiens » –
le camp de Münzer – étaient à la fois les « symptômes » du déclin du
féodalisme et les « premiers précurseurs de la société bourgeoise moderne,
parce qu’ils se trouvaient dans cette situation transitoire, qu’ils furent
contraints d’adopter une idéologie apocalyptique. Pour Engels, ce double
statut explique

pourquoi, dès cette époque, la fraction plébéienne ne pouvait pas se


limiter à la simple lutte contre le féodalisme et la bourgeoisie
privilégiée : elle devait, du moins en imagination, dépasser la société
bourgeoise moderne qui pointait à peine. Elle explique pourquoi cette
fraction, exclue de toute propriété, devait déjà mettre en question des
institutions, des conceptions et des idées qui sont communes à toutes
les formes de société reposant sur les antagonismes de classe. Les
exaltations chiliastiques du christianisme primitif offraient pour cela
un point de départ commode. Mais, en même temps, cette anticipation
par-delà, non seulement le présent, mais même l’avenir, ne pouvait
avoir qu’un caractère violent, fantastique, et devait, à la première
tentative de réalisation pratique, retomber dans les limites restreintes
imposées par les conditions de l’époque200.

Cette analyse, qui a posé les bases de la discussion sur la politique des
mouvements millénaristes, montre à quel point la question du fanatisme est
inséparable de la question du temps. Du point de vue d’un capitalisme
profane où les rapports sociaux et l’idéologie s’accordent à tout moment,
l’Allemagne du XVIe siècle donne à voir un monde où la langue de la
théologie et de l’hérésie religieuse est en décalage par rapport au
développement prodigieux des forces productives et des rapports sociaux.
Si la guerre des Paysans fut une révolte anachronique, ce n’est pas parce
qu’elle fut une vaine tentative de préserver des coutumes et des relations
que l’accumulation primitive condamnait à l’obsolescence. Le soulèvement
héroïque des plébéiens était voué à l’échec à cause de la position
socialement et historiquement ambiguë de ses partisans – à la fois vestiges
et précurseurs –, à cause aussi de l’instabilité d’un discours chrétien déchiré
entre la justification de l’autorité et l’appel à la révolte : en un mot, cette
rébellion n’arrivait pas trop tard, mais trop tôt ! Engels établit un rapport
entre le communisme primitif de ce mouvement millénariste – lui-même
puisé dans le réservoir d’idées du christianisme primitif – et le
communisme effectif à venir. À rebours d’une conception rigide du
matérialisme historique, Engels prend au sérieux la dimension prophétique
de Münzer : ni simple expression des revendications des opprimés, ni
compilation de leurs griefs, sa prédication était « une anticipation géniale
des conditions d’émancipation des éléments prolétariens en germe parmi
ces plébéiens201 ». Le millénarisme est donc la forme revêtue par cette
projection d’une société sans classes et sans État, dont les conditions de
réalisation ne verraient le jour que plusieurs siècles plus tard.
Cette non-contemporanéité condamnait Münzer à subir le sort cruel
réservé aux leaders chargés d’une tâche irréalisable dans les conditions du
moment : « Il se trouve ainsi nécessairement placé devant un dilemme
insoluble : ce qu’il peut faire contredit toute son action passée, ses principes
et les intérêts immédiats de son parti, et ce qu’il doit faire est
irréalisable202. » Le révolutionnaire intempestif n’a donc que deux options :
ou bien se lancer dans une désastreuse fuite en avant*, ou bien se réfugier
dans le réformisme. Dans ce décalage entre le fantasme religieux et les
perspectives réelles d’émancipation, la ruse de l’histoire capitaliste a voulu
que « l’anticipation en imagination du communisme [soit] en réalité une
anticipation des conditions bourgeoises modernes » : ainsi, « la vague
égalité chrétienne » a ensuite pris la forme de l’« égalité civile devant la
loi203 ». À propos de la brève expérience du gouvernement de Münzer à
Mülhausen, Engels écrit que « la transformation sociale qui hantait son
imagination était encore si peu fondée dans les conditions matérielles de
l’époque que ces dernières préparaient même un ordre social qui était
précisément le contraire de celui qu’il rêvait d’instituer » ; c’est pourquoi
ses expérimentations institutionnelles n’allèrent « jamais en fait au-delà
d’une faible et inconsciente tentative pour instaurer prématurément la future
société bourgeoise204 ». Tragédie d’une défaite inéluctable, la guerre des
Paysans, cristallisée dans la figure de Münzer, ne pourra trouver la
rédemption que dans une actualisation concrète de ce qui, pour les masses
plébéiennes écrasées à Frankenhausen, ne pouvait être que « visions
oniriques ».
Le versant positif et la force anticipatrice de ce communisme
millénariste anachronique sont au cœur de la réévaluation la plus
significative du grand Schwärmer, à savoir l’ouvrage que lui a consacré
Bloch, composé au cœur d’une autre révolution défaite : Thomas Münzer,
théologien de la révolution. Bloch s’efforce de rendre justice à l’imbrication
de théologie apocalyptique, de spiritualité mystique et de politique
révolutionnaire qui caractérisent la vie et les écrits du prédicateur militant.
Il souligne la dimension positive de la non-contemporanéité révolutionnaire
et refuse de considérer l’élan théologique de la révolution plébéienne de
1525 comme une marque d’immaturité socioéconomique. Selon lui, cette
situation est au contraire la preuve que la superstructure politico-religieuse
est parfois en avance sur la base économique. Il souligne la nature
anticipatrice de l’anachronisme munzérien, sans le réduire au seul statut
d’épisode dans la suite funeste des échecs nécessaires de la politique
d’émancipation. Certes, la théologie de Münzer prônait le primat de l’esprit
et la nécessité de la souffrance, elle exhortait le croyant à faire le vide en
lui-même et à se détacher du monde, elle annonçait l’avènement de
l’homme Dieu dans l’apocalypse : tout cela n’en faisait pas un simple
masque de la nécessité historique mais une véritable force propulsive pour
tout le travail d’agitation politique.
Au lieu d’accepter la disjonction entre contenu politique (prématuré) et
forme religieuse (stérile), Bloch décèle chez Münzer une union paradoxale
de la théologie et de la révolution sans que l’une serve d’instrument à
l’autre. Alors que Luther utilisait la perspective de l’apocalypse pour
légitimer les autorités terrestres, Münzer considère – comme le montre
(dans le Sermon aux princes) son interprétation saisissante et hallucinée du
livre apocalyptique de Daniel – que cette même perspective commande
d’accélérer et d’intensifier la lutte pour la communauté des égaux – une
communauté où la crainte de Dieu ne saurait être parasitée par celle des
autorités, où les pauvres et même les « païens » pourraient vivre leur
chrétienté sans subir les déprédations des « impies »205.
Le marxisme hérétique de Bloch, ouvert à l’élan religieux et contredisant
certaines des thèses fondatrices du matérialisme historique, ne pouvait
qu’irriter ses camarades. Dans « La réification et la conscience du
prolétariat » (1923), essai majeur qui forme le noyau théorique d’Histoire et
conscience de classe, Georg Lukács a produit une critique intransigeante et
incisive de Bloch, à travers l’examen attentif de la place des formes
précapitalistes et religieuses de subjectivité politique dans le développement
de la politique prolétarienne206. À bien des égards, cette critique de
l’utopisme « anarcho-bolchévique207 » de Bloch demeure emblématique
des arguments dialectiques opposés aux formes transcendantes, religieuses
ou messianiques de radicalisme. Mais elle montre que l’enjeu du débat sur
le fanatisme est aussi la définition d’une politique anticapitaliste efficace.
En devenant marxiste, Lukács a radicalement rompu avec ses
inclinations antérieures, tragiques et utopiques. Il s’est alors mis à défendre
la thèse que, sur les plans pratique et épistémologique, le prolétariat était un
sujet sans équivalent dans l’histoire208. En conséquence, il fallait critiquer
toute position prisonnière des « antinomies de la pensée bourgeoise »,
incapable de saisir les effets pernicieux de la réification – transformation
des rapports sociaux entre personnes en rapports calculables et abstraits
entre des choses –, et a fortiori d’y mettre un terme. On peut considérer
l’essai de Lukács comme une tentative de renouer avec l’esprit de Marx,
énoncé dans cette phrase de l’Introduction à la critique de la philosophie du
droit de Hegel (1843) que l’auteur a pris soin de mettre en exergue : « Être
radical, c’est prendre les choses par la racine. Or, pour l’homme, la racine,
c’est l’homme lui-même. » Pour Lukács, toute forme de radicalisme
politique et philosophique qui demeure attachée à la notion générique
d’humanité et qui échoue à comprendre l’analyse marxienne de la
marchandise ne peut que se révéler contre-productive209.
Sur ce plan, le Thomas Münzer de Bloch est une cible toute désignée.
Malgré sa fervente adhésion à la révolution bolchévique, Bloch s’efforce
d’identifier un élément suprahistorique, métapolitique et métareligieux,
auquel il donne le nom révélateur d’Ubique : « partout ». Il fait de Münzer
le médium d’un élan utopique que la dialectique des structures socio-
économiques ou la stratégie politique est incapable d’épuiser ou de contenir.
Lukács inscrit sa critique dans le cadre d’une analyse de la destinée de
l’humanisme au sein du marxisme – entendu comme théorie révolutionnaire
qui épouse et renforce le « point de vue » épistémologique et politique du
prolétariat. Comme s’il souhaitait réaffirmer sa rupture avec
l’anticapitalisme romantique de sa jeunesse (il s’élevait alors contre le
capitalisme comme agent de déshumanisation), Lukács tente de purger
l’humanisme du mythe, autrement dit de ses compromis débilitants avec
une pensée bourgeoise réifiée. Pour détruire les structures qui président à la
réification, l’humanisme doit dépasser son immédiateté non dialectique. En
conséquence, « si l’on essaie d’attribuer à la conscience de classe une forme
d’existence immédiate, on entre inéluctablement dans la mythologie : une
énigmatique conscience générique […] dont la relation avec et l’action sur
la conscience de l’individu sont totalement incompréhensibles210 ».
Deux humanismes vont donc s’affronter. Le premier, qui se fonde sur ce
que Lukács appelle la « philosophie classique », identifie, pour la sauver sur
les plans éthique et cognitif, une essence transcendantale et transhistorique
de l’humanité face à la déshumanisation capitaliste. Le second, prolétarien
et révolutionnaire, réinvente l’adage de Protagoras pour affirmer que
« l’homme est devenu […] la mesure de toutes choses (sociales) », puisque
les « objets fétichistes » se sont dissous « en processus qui se déroulent
entre hommes et s’objectivent en relations interhumaines concrètes211 ». La
formulation de cet humanisme révolutionnaire consomme pour Lukács la
rupture avec le dualisme éthique de ses débuts, qui posait un écart
infranchissable entre le devoir-être et l’être, entre le radicalisme de la
subjectivité romantique, condamné à l’échec, et les mécanismes
impersonnels de l’objet-monde capitaliste. Histoire et conscience de classe
affirme au contraire que le capitalisme ne peut être détruit que de l’intérieur,
par un acteur engendré par le procès de réification lui-même. Il ne peut
exister d’humanisme révolutionnaire qu’une fois la vie sociale entièrement
subsumée sous les rapports capitalistes, qu’au moment où, « dans cette
rationalisation et chosification de toutes les formes sociales […] apparaît
clairement, pour la première fois, la structure de la société faite de relations
inter-humaines212 ».
C’est au nom de cet humanisme révolutionnaire que Lukács se montre
aussi féroce envers le Münzer de Bloch. Parmi les communistes, Bloch est
le principal représentant d’un courant utopique que Lukács considère
comme l’équivalent historique du dualisme chrétien, qui laisse la Cité de
l’Homme intacte et projette les aspirations humaines sur la Cité de Dieu.
Tout comme Münzer, Bloch est prisonnier d’une théologie impuissante
opposant l’humanisation transcendante au monde déshumanisé, ou même
l’utopique au concret. Dans cet équivalent utopique d’une ontologie
chrétienne quiétiste et servile, Lukács distingue deux tendances (qui
forment une autre antinomie, une autre dualité rigide) : il y a, d’une part,
ceux qui pensent que seule une apocalypse peut transformer la réalité
empirique ; et d’autre part, ceux qui prônent un mouvement
d’intériorisation radicale par lequel l’humanité ne pourra être atteinte qu’à
travers la figure du saint. Dans un cas comme dans l’autre, le changement
n’est qu’un leurre.
Lukács fait fort peu de cas du caractère pratique et stratégique de la
vision munzérienne213, et radicalise le jugement d’Engels sur le rôle de la
théologie dans la guerre des Paysans : ce n’était pas seulement la
« bannière » ou le « masque » anachronique d’exigences sociales
inarticulées, mais un obstacle et une diversion : « Les actions réelles
apparaissent alors précisément dans leur signification objectivement
révolutionnaire – comme à peu près complètement indépendantes de
l’utopie religieuse : celle-ci ne peut ni les diriger réellement ni leur fournir
des buts concrets ou des moyens concrets de réalisation. » De plus, dans
une tonalité explicitement wébérienne, Lukács affirme que la dualité entre
l’intériorité de l’homme et ses conditions empiriques – dimensions que la
théologie de l’histoire (prédestination, chiliasme, etc.) englobe sans les
mettre en lien – constitue « la structure idéologique fondamentale du
capitalisme ». Ainsi, « ce n’est pas par hasard que la religiosité
révolutionnaire des sectes a fourni leur idéologie aux formes les plus pures
du capitalisme ». En somme, que l’on considère la tentative de Bloch
d’ajouter une étincelle d’utopie à la nature « purement économique » du
matérialisme historique, ou que l’on examine « l’effet concret du fondement
religieux et utopique de la doctrine, dans ses conséquences pratiques sur les
actions de Münzer214 », on retrouve le même symptôme, la même
incapacité à dépasser la pensée bourgeoise, le même hiatus irrationalis
entre le principe et la pratique, l’esprit et la lettre, le spirituel et
l’économique. Pour Lukács, seul le prolétariat, « point archimédien du
bouleversement de la réalité », est capable de suturer ce hiatus et de
produire une « révolution sociale réelle » qui « transform[era] la vie
concrète et réelle de l’homme » et abolira la dualité réifiée de l’utopique et
de l’économique215.
En assimilant la théologie de la révolution aux antinomies de la pensée
bourgeoise, la critique de Lukács évacue toute la spécificité du traitement
blochien du supplément religieux et utopique. Suivons les réflexions de
Bloch sur la sociologie wébérienne de la religion. Dans un passage crucial
de son Thomas Münzer – qui s’appuie sur l’analyse marxienne des masques
historiques de la révolution du 18 Brumaire – Bloch défend l’autonomie
relative des « complexes psychologiques et moraux ». Ne pas les prendre en
compte, c’est s’interdire de comprendre la forme qu’a pu prendre un
phénomène comme la guerre des Paysans, mais aussi de saisir « les
contenus plus profonds de cette histoire humaine en plein bouillonnement,
ce rêve éveillé de l’antiloup, d’un royaume enfin fraternel216 » – qui est
pourtant l’indispensable stimulus de l’action collective révolutionnaire.
Pour citer la perspicace analyse de Jameson :

Ce qui distingue la force de la religion du jeu moins contraignant et


plus contemplatif de l’art proprement dit, c’est la conjugaison de la
croyance absolue et de la participation collective, unies dans le concept
du millénariste ou du chiliastique. À travers le second de ces concepts
jumeaux, la religion est distinguée de la philosophie, où peut
théoriquement exister une vérité solitaire : dans la théologie de
Münzer, une doctrine théologique mesure son degré de vérité à l’aune
du besoin collectif, de la croyance et de la reconnaissance des
multitudes elles-mêmes. C’est pourquoi, par contraste avec l’idée
philosophique, l’idée théologique implique déjà, dans sa structure
même, qu’une église soit constituée ou un groupe de croyants
rassemblé autour d’elle : elle existe par conséquent sur un plan
protopolitique, plutôt que purement théorique217.

D’une façon qui rappelle le traitement marxien de l’arriération


potentiellement révolutionnaire de l’Allemagne dans l’Introduction à la
critique de la philosophie du droit de Hegel218, Bloch – à la différence
d’Engels, de Kautsky, et bien sûr de Lukács – ne considère pas l’élan
théologique accompagnant la révolution plébéienne de 1525 comme un
indice d’immaturité socioéconomique. C’est également ce que montre son
compte rendu d’Histoire et conscience de classe, « Actualité et utopie », où,
tout en félicitant Lukács de sa réussite monumentale, il le critique pour
avoir effectué « une homogénéisation presque exclusivement sociologique »
des processus de révolution, de transformation et d’humanisation, ignoré le
caractère « polyrythmique » de la totalité et maintenu une séparation rigide
et non dialectique entre l’économie et la religion, laquelle est justement l’un
des effets de la réification219.
Contre l’homogénéité de la classe et la concordance des temps
révolutionnaires qu’il croit lire chez Lukács, Bloch affirme que la guerre
des Paysans montre que « la superstructure est souvent en avance sur […]
une économie qui n’atteindra que plus tard à sa maturité220 ». On voit ainsi
que la nature du rapport entre transformation sociale et temps historique est
l’un des points de tension principaux où butent ceux qui veulent
comprendre les mouvements millénaristes et leur legs éventuel à
l’anticapitalisme athée. Lukács conteste tout usage positif de
l’anachronisme, considérant que l’utopisme révolutionnaire de la révolte
des paysans n’était que le produit d’une situation où toute transformation
réelle des conditions d’existence était « objectivement impossible221 ».
Comme le suggèrent ses références à la Révolution russe, Bloch voyait au
contraire un atout révolutionnaire potentiel dans le lien entre l’élan
théologico-utopique et une zone périphérique et arriérée au sein même du
capitalisme. De la même façon, ses analyses sur la base sociale de la guerre
des Paysans rejoignent la critique d’une philosophie de l’histoire linéaire et
évolutionniste, critique lisible en filigrane dans un brouillon de la fameuse
lettre sur le mir russe, où Marx marque son accord avec l’anthropologue
américain Lewis H. Morgan : « Le nouveau système vers lequel tend la
société moderne sera une renaissance, sous une forme supérieure, d’un type
social archaïque222. »
Bloch s’oppose donc à ceux qui voudraient homogénéiser la dialectique
historique en la purgeant de tout contenu non social ou antisocial. C’est tout
à fait manifeste dans son traitement de dualités comme l’intérieur et
l’extérieur, le céleste et le terrestre, le théologique et le politique, l’utopique
et l’empirique – ces dualités mêmes que Lukács percevait comme
antinomies constitutives de l’impuissance politique préprolétarienne. Or,
loin de voir chez Münzer une contradiction historiquement déterminée ou
un décalage irrationnel entre le semblant théologique et la faiblesse
politique, Bloch fait de lui l’emblème des tensions et des potentialités
inhérentes à la révolte des paysans, le point de contact ou la synthèse
disjonctive entre les pôles de ces antithèses supposées. Le Münzer de Bloch
allie le « droit naturel absolu » du christianisme millénariste (la théocratie
comme égalité 223) à une appréhension stratégique des forces sociales et des
formes politiques (l’alliance avec les mineurs et la formation de la Ligue
des élus) : il mêle « le plus efficace sur le plan du réel au plus efficace sur
le plan de l’irréel et les porte tous deux au sommet même de la
révolution224 ». Mieux qu’aucune autre peut-être, cette formule saisit l’idéal
de Bloch, celui d’une inscription révolutionnaire (donc réaliste) du contenu
utopique dans le cours de l’histoire.
Il pourra être éclairant de la mettre en contraste avec de récents travaux
consacrés aux rébellions des années 1524-1526.
L’un des principaux spécialistes de ces mouvements, Peter Bickle – qui
propose de rebaptiser la « guerre des Paysans » « Révolution de l’Homme
du Commun » – estime que l’efficacité théologique et l’efficacité politique
vont incontestablement de pair : « Les revendications concrètes,
économiques et sociales, s’articulent dans un ensemble ramifié de
revendications avec “le Verbe divin” et “l’Évangile” – expressions qui
étaient les véritables « logogrammes de la théologie de la Réforme225 ». En
s’appuyant sur l’Écriture – par exemple, sur les Actes des Apôtres (V, 29),
« il faut obéir à Dieu plutôt qu’aux hommes » –, les revendications
s’assuraient une légitimité ; mais ce n’était pas tout : il devenait alors
possible d’unifier les protestations des guildes urbaines et celles des
communautés et assemblées paysannes sous la forme collective d’une
« protestation positive226 ». Cet usage radical de la doctrine chrétienne – qui
n’est pas sans rappeler la fonction intégratrice du millénarisme analysé par
Worsley – montre une grande efficacité pour offrir une plate-forme unitaire
aux différents groupes : « Elle fournit une base à un anticléricalisme urbain
et rural franchement hostile aux monastères et au clergé orthodoxe ; elle
justifie de réclamer une autonomie communautaire, qui s’exprime par
exemple dans la revendication d’un droit à déterminer la bonne doctrine
religieuse, à élire le ministre ou à décider de l’allocation du produit de la
dîme. Elle finit même par devenir un moyen d’évaluer l’ordre social et
politique227. » En outre, l’intransigeance religieuse est une condition de
l’innovation politique : « Certains projets remarquables [de la Réforme
radicale] – ceux de Michael Gaismair, de Balthasar Hubmaier, de Thomas
Münzer, et de Hans Hergot – ne dépassèrent les limites des expériences
antérieures que parce qu’ils affichaient une absolue certitude quant aux
exigences de l’Évangile et au contenu de la loi divine, et refusaient d’ajuster
les visées révolutionnaires aux institutions sociales et politiques
existantes228. »
Cette double efficacité, utopique et réaliste, recoupe les fondements de la
lecture de Marx par Bloch. Selon lui, loin d’être le fossoyeur des illusions
utopiques, Marx est au contraire l’héritier de la tradition souterraine du
communisme chiliastique : son apport essentiel est d’avoir proposé une
évaluation rigoureuse des moyens immanents qui permettent la réalisation
de l’élan suprahistorique vers la « démocratie mystique ». « Son but est
bien d’imposer au monde dans un dur combat, mené selon la sagesse de ce
monde, l’ordre paradisiaque qu’exige le socialisme rationnel, foncièrement
millénariste, mais qu’on avait conçu jusqu’alors de façon trop arcadienne,
comme un arrière-monde229. » Ou, comme le dit encore Bloch, dans une
remarquable image de L’Esprit de l’utopie, Marx n’est homogène au
capitalisme que dans la mesure où le détective doit imiter le criminel qu’il
poursuit. La vision de la révolution et de la planification socialistes
défendue par Bloch et combattue par Lukács est enracinée dans cette
tentative de penser quelque chose comme un millénarisme rationnel.
Bloch, qui s’intéresse comme Lukács à la relation antinomique entre
transcendance théologique et immanence politique, consacre une bonne part
de son Thomas Münzer à disséquer et à critiquer la capitulation de Luther
face aux puissances terrestres, et son rejet de l’intériorité mystique. Luther
est fondamentalement manichéen, et sa position « reste statique, [elle]
n’entraîne aucune exigence de supprimer la tension, de rétablir, au moins
dans le Royaume céleste, l’unité même de ce Royaume230 ». Par voie de
conséquence, Münzer ne représente pas tant un dépassement de
l’antinomie – peut-être irréductible – de l’empirique et de l’utopique, mais
une autre manière d’articuler cette antinomie, qui rend justice aussi bien
aux besoins sociaux qu’aux aspirations spirituelles. De façon plus frappante
encore, le Münzer de Bloch se confronte aux risques et aux exigences
redoutables de l’action collective révolutionnaire pour libérer le sujet
religieux du fardeau matériel et de la distraction spirituelle que lui impose
un ordre régi par l’exploitation. Cette révolte animée par la théologie n’est
pas une entreprise humaniste, elle n’est pas simplement destinée à alléger
les souffrances ; elle vise plutôt à libérer les sujets d’une souffrance
économique grossière afin qu’ils puissent éprouver une souffrance (et
connaître une rédemption) proprement chrétiennes. Comme l’écrit Bloch,
lorsque Münzer « redresse les dos courbés, c’est pour leur permettre de
supporter une vraie charge. Si le peuple est tombé assez bas pour que,
devenu luimême créature, il ait plus à craindre de la créature que de Dieu, il
se trompe du tout au tout lorsqu’il s’imagine que ses maîtres seraient encore
établis et commandés par Dieu231 ».
Cette vision du communisme comme libération de pulsions utopiques
radicales en excès sur les déterminations économiques réapparaît dans les
analyses que Bloch a consacrées à l’État au cours de cette période. Dans
L’Esprit de l’utopie, il écrit ainsi que l’État est « une grande opération
d’appareil pour dominer l’inessentiel », armée d’un « espéranto purement
technique […] au service de l’administration », et qui « possède sa
justification uniquement parce qu’il peut démêler et empêcher les frictions
grâce à sa méthode d’organisation de la vie illogique ; c’est ainsi qu’il
possède sa seule logique tout à fait instrumentale et négative, celle d’un État
né de la nécessité (Notstaat)232 ». On peut donc corriger l’évaluation
négative de Lukács en disant que pour Bloch, l’enjeu n’est pas de distinguer
la politique de l’économie, mais de souligner l’excès de l’utopique sur
l’empirique (sans pour autant les séparer). La lutte politique radicale et la
violence qui s’y rapporte – ce que Bloch appelle « l’impératif catégorique
avec un revolver au poing » – ne sont pas nécessaires en tant que telles,
mais elles le sont en tant qu’étapes vers un but incommensurable et
« métapolitique ». Ou, pour reprendre la puissante allégorie de Bloch, « le
Messie ne peut venir que quand tous les hôtes seront assis à table233 ». On
peut dès lors objecter à Lukács que Bloch ne se contente pas d’opposer
l’immédiateté millénariste à la médiation économique ; il cherche à définir
des formes d’expérience immédiate utopiques et non aliénées à partir d’une
compréhension authentique des relations terrestres (luttes de classes,
planification, besoins matériels, etc.).
La confrontation entre Bloch et Lukács montre ainsi toute la richesse et
la complexité du problème politique et historiographique posé par Engels
sous le nom de « Thomas Münzer ». L’anachronisme et la nécessité
historique, le réalisme et l’utopisme, la théologie et l’économie : c’est tout
cela que l’on rencontre lorsqu’on se demande si une action politique
motivée par la conviction religieuse peut être tenue pour révolutionnaire, et
si le changement social réel doit être aligné sur la temporalité du
capitalisme. Aussi, le traitement marxiste du millénarisme maintient-il son
influence sur le développement de la pensée radicale. Par exemple, Alain
Badiou a tenté de rattacher sa théorie de l’événement à l’idée ou à
l’hypothèse du communisme, entendu comme principe transhistorique et
régulateur, d’après lequel seule une politique d’égalité sans compromis est
compatible avec une pensée philosophique authentique. Pour Badiou, le
communisme – davantage considéré comme idéal que comme ensemble de
mouvements historiques particuliers – implique de traiter l’égalité non
comme un objectif social lointain, mais comme une maxime politique qu’il
faut immédiatement s’employer à mettre en œuvre ; d’affirmer que la
politique peut exister sans l’État ou en dehors de l’État ; de lutter contre la
séparation immémoriale entre travail intellectuel et travail manuel, et pour
la production d’un travailleur polyvalent234. Cette réaffirmation de l’idée du
communisme remonte au concept d’« invariants communistes », formulé
par Badiou dans le cadre d’une réinterprétation de la Guerre des Paysans
d’Engels.
Balmès et lui utilisent ce texte – et son analyse de Münzer – contre ceux
que la notion marxiste d’idéologie autorise à une condescendance élitiste
envers des masses mystifiées par le capital et maintenues dans l’ignorance
de leur condition d’exploitées. Au contraire et depuis toujours, les exploités
savent parfaitement qui les exploite et comment235. Leur problème est
plutôt que leurs luttes idéologiques se déroulent à tout jamais sur le terrain
de l’ennemi. En tant que demande d’égalité concrète immédiate, leur
révolte est par conséquent « irreprésentable », en pure « exception »236.
Comme l’a montré Guha à propos des insurrections anti-impériales, la
résistance doit être envisagée négativement, à travers le miroir déformant de
l’idéologie dominante. Quand elle peut faire entendre sa voix, elle est
forcée d’emprunter sa langue à l’ennemi – dans le cas de Münzer, celle de
la théologie. Mais elle n’est pas un simple résidu de la pensée et de la
pratique des exploiteurs ; elle possède une autonomie positive, qui engendre
une sorte d’idéologie spontanée de la rébellion : ainsi, écrivent Badiou et
Balmès, « toutes les grandes révoltes de masse des classes exploitées
successives (esclaves, paysans, prolétaires) trouvent leur expression
idéologique dans des formulations égalitaires, antipropriétaires et
antiétatiques, qui constituent les linéaments d’un programme communiste.
[…] Ce sont les éléments de cette prise de position générale des producteurs
insurgés que nous appelons les invariants communistes237 ». Qu’en est-il de
l’anachronisme ou de la non-contemporanéité qui constitue l’héritage de
l’analyse engelsienne de Münzer ? Badiou et Balmès se préoccupent aussi
de cette question, à laquelle ils répondent en distinguant la forme, le
contenu et l’histoire de la révolte.
Dans sa forme doctrinale, cette dernière demeure liée à l’idéologie
dominante : au mieux, elle prendra l’aspect d’une hérésie, mais dans tous
les cas, elle restera inscrite dans les représentations des dominants.
Toutefois, dans son « contenu populaire immédiat », chaque révolte
authentique exemplifie les invariants communistes. C’est au niveau de
l’histoire – terrain sur lequel s’affrontent Lukács et Bloch – que les
invariants en viennent à être affectés par les temporalités du développement
économique et de la stratégie politique. Badiou et Balmès énoncent alors
une sorte de loi : dans « sa réalité historique – son efficacité de classe –, la
résistance idéologique populaire prépare nécessairement le triomphe et la
domination des idées de la classe révolutionnaire du moment238 » –
commentaire sur la vision mélancolique d’Engels, qui reconnaissait que
l’égalitarisme millénariste prôné par Münzer avait ouvert la voie à l’égalité
juridique bourgeoise. En affirmant l’autonomie et l’éternité des révoltes
sous la bannière des invariants communistes, Badiou et Balmès semblent
faire écho, mais sur un mode bien moins romantique, à l’éloge blochien de
l’Ubique de l’utopie plébéienne. Mais il finissent par rallier la position
classique soutenue par Engels puis reformulée par Lukács : seul le
prolétariat peut produire un alignement ou une synchronisation de la forme
et du contenu, dans une histoire non plus seulement rebelle, mais finalement
révolutionnaire. Seul le prolétariat, qu’ils qualifient de « puissance
logique », « est à même de faire l’histoire en son propre nom », donc de
réaliser les idées invariantes, toujours contrecarrées, en faisant du moment
de défaite un moment de victoire239. Badiou a par la suite abandonné ce
schéma de réalisation, mais il a conservé l’idée d’invariants égalitaires et
réaffirmé la validité de ce qu’il appelle l’hypothèse communiste, à savoir la
possibilité d’une politique de non-domination. Ce faisant, il semble avoir
délaissé les problèmes de l’idéologie et de la contemporanéité, et l’on peut
se demander s’il n’a pas du même coup évacué une dimension essentielle
du problème du millénarisme et du fanatisme : l’opposition totale à la
société existante. C’est cette question que je voudrais maintenant examiner.
Modernité millénariste

Témoignage de la fascination exercée sur la pensée sociale par la théologie


munzérienne de la révolution, le marxisme millénariste de Bloch a suscité
une autre réflexion importante, chez le sociologue hongrois Karl Mannheim
(qui fut un temps l’ami de Lukács). Dans Idéologie et utopie, ouvrage de
sociologie de la connaissance construit précisément à partir du portrait de
Münzer brossé par Bloch, il présente le fanatisme millénariste ou
chiliastique comme le paradigme ou le degré zéro de l’utopie. Utopie qu’il
définit comme « un état d’esprit incompatible avec l’état de la réalité au
sein de laquelle il survient », et qui, point essentiel, tend vers sa réalisation.
Les utopies sont des idées « transcendantes à la situation », mais dotées
d’un effet transformateur sur l’ordre sociohistorique existant240.
Mannheim distingue quatre types d’utopie : chiliastique, libérale,
conservatrice et socialiste-communiste. Les deux premiers se caractérisent
par une sorte d’indétermination ou de contingence (fanatique et
décisionniste dans le premier cas, régulatrice et délibérative dans le
second)241, et les deux autres par leur détermination (inerte dans le premier
cas, transformatrice dans le second). De même que, dans la dispute entre
Bloch et Lukács, la question de la contemporanéité de l’action politique et
de la subjectivité était liée à la nécessité du développement capitaliste et à la
possibilité du changement révolutionnaire, de même ici les variétés
d’utopies sont définies à partir des modalités de la politique. Le chiliasme
est une doctrine de la contingence – sur ce plan il se rapproche du
libéralisme pragmatique, mais s’oppose aux dimensions déterministes du
conservatisme et d’un socialisme qui s’appuie sur l’idée d’une succession
de stades historiques. Pour Mannheim, les utopies se caractérisent par leurs
expériences différentes du temps historique, et la temporalité du chiliasme
est celle du kairos : du « moment du temps envahi par l’éternité », mais
aussi de l’éternité reposant sur la décision242. Le chiliasme est marqué par
un état émotionnel et cognitif particulier que Mannheim qualifie de
« présence absolue (absolute presentness)243 », et où il n’y a pas
« d’articulation interne du temps ». Pour l’utopie chiliastique, dont, de
façon révélatrice, Mannheim voit une incarnation moderne dans la figure de
Bakounine, la révolution totale est « le seul principe créateur du présent
immédiat244 ».
Dans la mesure où il s’oppose absolument et irrémédiablement à l’ordre
ancien (au point de nous inciter à nous exiler hors du monde), le chiliasme
représente, dans le schéma de Mannheim, la forme d’utopie la plus pure.
Son émergence produit donc un impact considérable :

Le tournant décisif dans l’histoire moderne fut, du point de vue du


problème qui nous occupe, le moment où le « chiliasme » unit ses
forces aux exigences actives des couches sociales opprimées. L’idée
même de l’aube d’un règne millénaire sur la Terre a toujours contenu
une tendance révolutionnaire, et l’Église fit tous les efforts pour
paralyser cette idée transcendante à la situation par tous les moyens en
son pouvoir245.

Ce point de cristallisation, où « chiliasme et révolution sociale furent


structurellement intégrées246 », marque pour Mannheim la naissance de la
politique au sens moderne – « si nous entendons par là une participation
plus ou moins consciente de toutes les couches de la société à
l’accomplissement de quelque but temporel, en contraste avec l’acceptation
fataliste des événements tels qu’ils sont247 ». Le chiliasme de Münzer et de
ses épigones constitue donc le premier véritable mouvement
antisystémique.

Un des traits de la révolution moderne […] est que ce n’est pas un


soulèvement ordinaire contre un oppresseur déterminé, mais un effort
en vue d’une révolte profonde et systématique contre tout l’ordre
social existant248.

Parce qu’il nous permet d’interpréter le chiliasme comme une utopie et non
comme une idéologie, comme un mouvement qui détruit le statu quo au lieu
de participer à son maintien, Mannheim nous aide aussi à nous détacher de
la réduction du fanatisme à un anachronisme, à une pathologie sociale du
progrès, à un phénomène purement négatif.
Les utopies « ne sont pas des idéologies : elles n’en sont pas, dans la
mesure et jusqu’au point où elles réussissent, par une activité contraire, à
transformer la réalité historique existante en une autre mieux en accord avec
leurs propres conceptions249 ». En outre, le chiliasme, qui possède des
racines déterminées dans un mouvement politique animé par des
opprimés – et qui introduit dans la société une autre temporalité de décision,
d’attente et d’action politique – ne saurait être réduit, comme le font si
souvent ses détracteurs, à une fureur antireprésentationnelle. Par contraste
avec cette « tradition péjorative » du débat sur le fanatisme250, il faut saluer
l’intérêt de Mannheim pour les corrélations entre les transformations des
mentalités politiques et les couches ou groupes sociaux qui les véhiculent,
comme une anticipation des interprétations du millénarisme proposées par
Hobsbawm et Worsley. Dans Idéologie et utopie, l’« objet de la recherche
sociologique est l’étroite corrélation entre les différentes formes d’utopie et
les couches sociales qui visent à transformer l’ordre existant251 ». Mais
pour Mannheim, ces transformations ne s’opèrent pas simplement sur le
plan des idées (ce qu’il condamne comme un préjugé libéral-humaniste).
Elles engagent au contraire des énergies, des pulsions et des affects non
représentationnels, sans être pour autant antireprésentationnels.
Cependant, Mannheim aggrave un problème déjà présent chez Bloch et,
dans une moindre mesure, chez Engels, lorsqu’il tente de rattacher l’une à
l’autre les dimensions sociologiques et « idéationnelle » du millénarisme du
XVIe siècle – plèbe, paysans et apocalypse – sans réellement examiner
l’organisation politique de ce mouvement. Cette insuffisance s’explique en
partie par la préférence accordée à la figure iconique et iconoclaste de
Münzer au détriment d’autres leaders – par exemple, du révolutionnaire
tyrolien Michael Gaismair, qui démontra, avec sa Constitution territoriale
pour le Tyrol (1526), que les rebelles, tout en poursuivant leurs fulminations
contre l’« impie », étaient capables de formuler des projets précis de
réforme agraire et de planification économique fondés sur la propriété
commune252. Engels ou Bloch parviennent plus ou moins à éviter cet
écueil – parce qu’ils considèrent que Münzer a seulement cristallisé et
catalysé une exigence sociale d’émancipation –, mais la fascination qu’il a
exercée a souvent occulté les problèmes politiques et théoriques posés par
la guerre de 1525 et les révoltes paysannes en général. Et cela se vérifie
particulièrement à propos de la question du temps. Comme l’écrit
Mannheim :
C’est l’élément utopique – c’est-à-dire la nature du désir dominant –
qui détermine la suite, l’ordre et l’évaluation des expériences
singulières. Ce désir est le principe constituant qui modèle même la
manière dont nous expérimentons le temps. La forme sous laquelle les
événements sont ordonnés et l’accentuation inconsciente du rythme
que l’individu, dans son observation spontanée des événements,
impose au flux du temps, apparaît dans l’utopie comme un tableau
immédiatement perceptible ou du moins comme un ensemble
directement intelligible de significations253.

Le temps politique, que les théories sociales du millénarisme montrent


comme un ensemble complexe, déchiré par la non-contemporanéité,
traversé de régressions et d’anticipations, se trouve ici subordonné au temps
statique et directement apparent de l’utopie. Négliger les organisations, les
prescriptions et les processus constituants propres à ces mouvements
religieux ou supposés tels implique que le lien entre idées, religion et
contestation sociale s’aligne par trop aisément sur le curseur intangible d’un
certain historicisme. Dans cette veine, Mannheim affirme que « toute
époque permet la naissance (dans des groupes sociaux différemment situés)
de ces idées et valeurs dans lesquelles sont contenues, sous forme
condensée, les tendances non réalisées et non accomplies qui représentent
les besoins de chaque époque254 ». Il y a quelque chose de trop évident dans
cette idée d’une corrélation entre des exigences latentes et leur expression
sociale, qui défait et dépolitise le lien entre le millénarisme et la
contingence. Un véritable enjeu politique est néanmoins manifeste lorsque
Mannheim avance que la distinction entre utopie et idéologie est le produit
d’un conflit :

C’est toujours le groupe dominant, en plein accord avec l’ordre


existant, qui détermine ce qui doit être considéré comme utopique,
tandis que le groupe ascendant, en conflit avec les choses telles
qu’elles existent, est celui qui détermine ce qui est jugé comme
idéologique255.

Au profit d’une interprétation affective de la politique millénariste, et au


détriment d’une focalisation plus restreinte sur ses paramètres théologiques,
Mannheim affirme que ce n’étaient pas des idées, mais des « énergies
orgiastiques-extatiques » qui étaient en jeu dans la spiritualisation de la
politique qui s’exprima pendant la guerre des Paysans, et qu’il existe dans
le chiliasme une asymétrie réelle entre l’expérience et l’idée. Il énonce ainsi
que « le caractère essentiel du chiliasme est sa tendance à toujours se
dissocier de ses propres images et symboles256 ». Les mouvements
millénaristes se définissent non par leur forme théologique, mais par leur
contenu affectif, par les énergies collectives transformatrices qui animent la
négation et le dépassement du statu quo social.
En vertu de cette négation et de ce dépassement, les utopies les plus
extrêmes – celles où le temps paraît se concentrer en un instant unique et
qui s’élèvent contre toutes les composantes de l’ordre établi – sont aussi les
plus modernes. Les paradoxes du fanatisme que nous avons rencontrés au
chapitre précédent se trouvent ici exacerbés : la négation théologique du
temps dans l’instant annonce son accélération politique dans la révolution,
la modernité surgit sous l’apparence de l’atavisme, la rébellion des
dépossédés pointe vers la recréation d’un monde. Bien que son désir de
renversement total apparaisse comme un indice d’irrationalité – dans ce que
ses détracteurs perçoivent comme une poussée du ressentiment* des
vaincus, un accès pathologique –, il relève pour Mannheim d’une rationalité
négative : cette révolution n’est « pas un soulèvement ordinaire contre un
oppresseur déterminé, mais un effort en vue d’une révolte profonde et
systématique contre tout l’ordre social existant257 ». Pour toutes ces raisons,
le chiliasme doit faire face à un adversaire primordial et plus ouvertement
moderne : le libéralisme. Par ailleurs, comme en témoigne l’œuvre de
Bloch, le chiliasme n’est pas non plus facile à dissocier des utopies
socialistes et communistes, qui ne sont jamais simplement déterministes.
Une utopie révolutionnaire, portée par la conviction transcendante des
dépossédés et fondée sur un antagonisme qui n’admet aucune concession,
s’oppose à l’utopie bourgeoise d’un changement prévisible et graduel des
conditions d’existence. Il est vrai, le chiliasme comme le libéralisme
rejettent le déterminisme. Cependant, si le libéralisme vise à la maîtrise
pragmatique de la contingence, le chiliasme quant à lui cherche à
l’exacerber dans une décision et un renversement radical : le kairos.
Mais comme nous le montrera l’examen de l’âge d’or de la pensée
politique libérale, les philosophes des Lumières n’ont pas su se démarquer
si aisément des attributs les plus saillants du fanatisme : la conviction
inconditionnelle et la vérité révélée.
III. Le déchaînement de la raison : fanatisme et
Lumières

Emmanuel Kant, grand destructeur dans la pensée, a largement


surpassé Maximilien Robespierre en matière de terrorisme.
Henri Heine, De l’histoire de la religion et de la philosophie en Allemagne

Chacun de nous est le mystagogue et l’ Aufklärer d’un autre.


Jacques Derrida, D’un ton apocalyptique adopté naguère en
philosophie

Les appels contemporains à redonner vie aux Lumières pour lutter contre
les méfaits de l’irrationnel religieux, si variés que soient leurs origines
idéologiques et les mesures suggérées, s’accordent sur l’identification du
fanatisme comme menace sur la rationalité et la paix sociale. Une certaine
« vulgate des Lumières258 », qui prolifère parmi les intellectuels et les
politiques, « nous » exhorte à consolider des « valeurs occidentales »
rudement acquises – la raison, le libéralisme, l’humanisme, et ainsi de suite.
Certains théoriciens critiques se sont même joints à ce chœur, avec la ferme
conviction qu’« il reste nécessaire de pourfendre sans relâche le fanatisme
religieux259 ». Mais comme beaucoup l’ont souligné, ces appels sont la
plupart du temps superficiels, mal orientés ou hypocrites. Ignorant les
travaux historiques récents, ils donnent une image défigurée des Lumières,
celle d’un ensemble unifié et homogène, dénué de tensions politiques et
philosophiques, et privé d’ancrage géographique. En outre, ils s’abstiennent
de tout retour critique sur la filiation de leur positionnement libéral-
démocrate par rapport aux opinions qui furent soutenues par certains
philosophes pour justifier l’esclavage et le patriarcat, condamner
l’athéisme, ou faire l’apologie de l’autorité et des hiérarchies naturelles. Et
quand il leur arrive d’aborder ces questions, ils les traitent au mieux comme
des phénomènes extrinsèques, comme de simples scories liées à un contexte
historique que le progrès des mœurs et des idées était voué à faire
disparaître.
Les Lumières hors contexte

Cette image lisse et prête à l’emploi est bien entendu idéologique : sous le
vocable de « Lumières » et derrière l’invocation constante de « nos valeurs
communes », il s’agit en vérité de défendre un statu quo que menaceraient
des survivances archaïques, indésirables chez soi, à combattre chez les
autres. Les campagnes présentes contre le fanatisme sont dominées par une
façon arrogante de considérer que « nous » sommes éclairés, mais aussi par
l’idée que les Lumières sont une réserve de valeur inépuisable, et non un
programme de recherche à compléter, une démarche à poursuivre. Les
Lumières ont défini notre civilisation, elles font partie de notre patrimoine
culturel, elles sont un trésor à préserver ! Inutile de préciser que les visées
rationalistes et émancipatrices des Lumières ou de l’Aufklärung sont
systématiquement occultées dans le paysage contemporain. En ce sens, si
l’on peut parler d’un projet des Lumières, celui-ci n’est pas seulement resté
inachevé : il a été ignoré, occulté et défiguré. Il y a donc quelque
supercherie à s’en réclamer et à considérer l’ordre hégémonique actuel
comme la plus fidèle incarnation historique de la raison éclairée260 ; et plus
qu’une supercherie, une trahison des potentialités radicales et
émancipatrices des Lumières261 : d’une part, la rationalité se trouve
culturalisée par l’identification de la raison émancipée à « l’Occident » ;
d’autre part, réduites au statut de patrimoine, les Lumières sont dépossédées
de leurs vertus critiques. Tout se passe comme si nous savions déjà ce que
signifient raison et émancipation, comme si une référence aussi
superficielle qu’obligée suffisait à poursuivre la lutte immémoriale contre
l’ignorance. L’audace, la discipline et le risque, qui travaillent tout
l’héritage radical des Lumières, s’effacent devant l’image d’un édifice
précieux qu’il faut à tout prix conserver et défendre. Le sens critique, le
souci de débusquer ses propres préjugés et le refus de collaborer à la
perpétuation irrationnelle de l’autorité sont bel et bien oubliés. Qu’il est
doux de combattre au côté des puissants en se figurant faire partie d’une
courageuse minorité assiégée ! On peut se demander en quoi cette
invocation des Lumières comme rempart contre le retour de la religion fait
preuve du moindre esprit critique. Si, comme l’affirme Foucault, la pensée
kantienne de l’Aufklärung a inauguré le « règne de la critique », il s’agit
alors d’une réflexion sur la place problématique (et politique) de la
philosophie au sein du présent – en rapport à une actualité définie, à des
autorités déterminées, à un « nous » toujours à questionner262. Où est passé
le « goût de la pensée et de l’imagination comme exercices
d’insubordination » ? Galvanisés par un héroïsme à deux sous, nos rentiers
des Lumières s’imaginent investis d’une « mission » civilisatrice, et mettent
en scène des conflits fantasmés entre civilisations ou systèmes de
croyances. Mais bien entendu, il n’est pas question pour eux de sortir de
leur confort intellectuel et de s’aventurer à développer une recherche
propre263. Dans ce tohubohu idéologique, beaucoup ont acquis un auditoire
en usant de la notion de fanatisme, grâce à la stridence de leurs cris et à
l’éclat de leurs poses.

Ils ont ainsi répandu l’idée que la lutte entre raison et déraison, liberté et
sujétion, connaissance et ignorance, qui s’était jouée en Europe aux XVIIe et
XVIIIe siècles, devait être reprise et continuée aujourd’hui. Outre qu’elle
occulte l’héritage vital de nombreux mouvements d’émancipation
intellectuelle, cette guerre idéologique mondiale des partisans des Lumières
contre les forces du fanatisme et de la déraison a produit de grossières
simplifications politiques, une parodie de conceptualisation qui n’aide en
rien à comprendre la politique religieuse et les conflits globaux.
Définir le fanatisme

C’est donc sous cet angle que j’envisagerai les Lumières, en examinant
l’objet dont elles ont fait leur cible, leur adversaire et leur antithèse. Puisque
la rhétorique politique actuelle a si souvent dépeint des Lumières
uniformes, il sera bon de partir de l’une de leurs œuvres emblématiques,
l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert. À première vue, l’entrée
« fanatisme », rédigée par Alexandre Deleyre (ami de Rousseau et futur
Girondin)264, est un condensé des idées que le sens commun attribue aux
philosophes. Or, comme nous allons le voir, cette composition foisonnante
réserve quelques surprises.
L’interminable catalogue des sectes fanatiques et des forfaits qu’elles ont
commis, coïncide remarquablement avec la stratégie rhétorique de Deleyre,
appuyée sur une parataxe caractérisée. Cela indique bien que le noyau
constitutif du fanatisme ne doit pas être saisi par l’analyse ou l’intuition,
mais par une dramatisation de ses manifestations, un mélange d’histoire, de
rumeurs et de fiction. Deleyre présente un spectacle délibérément délirant,
un immense panthéon où s’agitent zélateurs et dévots accomplissant des
rituels en soumission aux divinités de leur choix et s’adonnant à des cultes
contradictoires (voilement et dévoilement, convulsion et quiétude, violence
et passivité). Il examine tour à tour la superstition et le sectarisme,
l’ignorance pseudo-religieuse et le conflit politique. Le projet de tolérance
qui anime l’Encyclopédie s’exprime au travers d’un récit dont la monotonie
résulte de l’accumulation des différences, en contraste délibéré avec l’unité
de la raison ou de la religion rationnelle. Le fanatisme est à la fois
protéiforme et univoque : s’il engendre une multitude de sectes
belliqueuses, celles-ci obéissent à une logique essentiellement homogène et
enracinée dans la némésis des Lumières, la superstition.
Le fanatisme est la superstition en actes. Mais le catalogue dressé par
Deleyre, complaisant inventaire des horreurs et atrocités commises par les
fanatiques, remplit aussi une fonction explicitement pédagogique : il s’agit
d’édifier le lecteur par l’épuisement et l’écœurement, en lui présentant les
visages hideux et multiples de la déraison. À travers cette évocation de
rituels absurdes, Deleyre entend démontrer que les rouages du fanatisme
sont partout identiques (« pour toutes les nations et tous les siècles »). En
effet, bien que son propos ne soit pas exempt d’eurocentrisme – notamment
par la défense du noyau rationnel de la religion chrétienne ou la
reconduction de stéréotypes ethniques –, il ne se prive pas de souligner de
façon symétrique, en vertu de l’universalité du fanatisme, les exactions
commises par l’Inquisition ou les croisades, ni de critiquer vigoureusement
le fanatisme impérialiste quand « la découverte du Nouveau Monde a hâté
la ruine du nôtre ». En outre, annonçant les travaux d’Hannah Arendt, il
montre que ce fanatisme a suscité en retour le développement d’oppositions
anti-impérialistes265. Voilà, nous dit Deleyre, à quoi conduit le progrès du
fanatisme. Au final, le fanatisme étant partout, toute l’histoire n’est que
l’histoire du fanatisme – formule que Voltaire reprendra à son compte.
Cet article de l’Encyclopédie est marqué par une intéressante
indétermination des causes. Bien que son récit soit sous-tendu par une
anthropologie des passions, son approche d’ensemble est plus descriptive et
prescriptive qu’explicative. Deleyre indique que le fanatisme peut avoir une
multitude de causes (la faim ou la méchanceté, la force ou la peur, la
politique ou la superstition), mais il ne privilégie aucune d’entre elles ;
néanmoins, « de quelque part que vienne l’idée de satisfaire à la divinité par
l’effusion du sang, il est certain que, dès qu’il a commencé de couler sur les
autels, il n’a pas été possible de l’arrêter ». Il identifie cependant un certain
nombre de traits communs : le fanatisme est une « maladie du peuple » liée
à l’imitation, à la communication et à la démagogie, et il entraîne les masses
dans un « vertige général » ; il a « consacré la guerre », si bien que « le
fléau le plus détestable est regardé comme un acte de religion » ; il prône
une lecture littérale des textes sacrés (caractéristique aujourd’hui associée
au fondamentalisme)266 ; c’est une « injustice divinisée » qui cherche à
« apaiser le ciel par le massacre ». Comme nombre de ses contemporains,
lorsque Deleyre veut remonter aux causes, il a recours à une théorie des
facultés. Selon lui, les atrocités insensées et les actes d’autoflagellation dont
il a dressé la liste ne peuvent avoir qu’une seule cause : « l’extravagance de
l’imagination poussée hors des barrières naturelles de la raison & de la vie,
par une maladie inconcevable ».
« Qu’est-ce donc que le fanatisme ? », demande-t-il. « C’est l’effet d’une
fausse conscience qui abuse des choses sacrées & qui asservit la religion
aux caprices de l’imagination et aux déréglemens des passions. » La
mélancolie, que nous retrouverons dans l’analyse kantienne du fanatisme,
est l’un des principaux symptômes de cette pathologie politico-religieuse :
« Le [symptôme] premier & le plus ordinaire est une sombre mélancolie
causée par de profondes méditations. Il est difficile de rêver longtemps à
certains principes, sans en tirer les conséquences les plus terribles267. » Si
l’article commence par identifier le fanatisme aux ennemis extérieurs de la
société ouverte, il indique aussi la possibilité d’un diagnostic et d’un
traitement immanent à la raison. Ce fléau est en effet moins déraison ou
absence de rationalité que raison déchaînée et dénaturée. C’est bien ce que
Deleyre laisse entendre lorsqu’il note que le fanatisme et la superstition, en
raison de leurs proximités respectives avec la vraie religion et l’opinion
droite, sont des forces particulièrement dangereuses : « remarquez que le
fanatisme ne règne guère que parmi ceux qui ont le cœur droit & l’esprit
faux, trompés dans les principes, & justes dans les conséquences ». Le
fanatisme évolue à la limite de la vérité, il lui communique son pouvoir de
persuasion et s’amalgame à elle. C’est pourquoi « le mélange du faux & du
vrai [est] plus funeste qu’une ignorance absolue ». Même si la succession
grotesque des fanatismes présentée au début de l’article tend à indiquer que
le fanatisme résulte du particularisme et de l’esprit de parti, Deleyre
s’accorde avec de nombreux autres auteurs sur l’idée que ce phénomène est
aussi le produit d’un excès d’universalité, à la manière dont on étendrait des
lois à des régions et à des peuples pour lesquels elles n’auraient pas été
conçues. Bien qu’il définisse initialement le fanatisme comme une
« superstition mise en action », Deleyre reprend la distinction de Hume
entre superstition et enthousiasme : la superstition assujettit et dégrade les
hommes tandis que le fanatisme, en dépit de ses horreurs, les tire vers le
haut.
Mais l’orientation pragmatique de l’Encyclopédie interdit à Deleyre de
s’en tenir au récit, à la description et à la phénoménologie du fanatisme. Il
cherche aussi à lui trouver des « remèdes ». Au vu de l’abondance des
références à la maladie et à la folie, on ne sera pas surpris qu’il préconise
des solutions médicales dans les cas les plus évidents : bains d’eau glacée,
saignées, internements. Tout comme l’hydre, les fanatiques se régénèrent à
chaque attaque, aussi est-il futile de les bannir. Il suffira d’enfermer les
pires d’entre eux afin qu’ils se consument « comme des tisons embrasés ».
À la suite de Shaftesbury dans son influente Lettre sur l’enthousiasme,
Deleyre envisage également l’option du ridicule. Cependant, et il anticipe
peut-être là sur son futur engagement révolutionnaire, ce sont les remèdes
politiques qui lui paraissent les plus adaptés. Après les guerres de religion,
le projet d’homéopathie sociale porté par les Lumières vise avant tout
l’ordre et la paix : Deleyre se demande donc s’il ne serait pas souhaitable
d’instituer une inquisition chargée de stabiliser la communauté politique et
de prévenir les violences intestines. Mais il rejette immédiatement cette
hypothèse : les autorités doivent se montrer douces et pacifiques, car « la
persécution enfante la révolte, & la révolte augmente la persécution ». C’est
l’esprit philosophique qui doit améliorer les États.
Au moment de conclure son article – après une longue prière adressée à
un Dieu antifanatique, qu’il supplie d’excommunier ceux qui ont la
prétention d’invoquer son autorité pour justifier leurs déprédations –,
Deleyre transforme significativement le lien entre politique et fanatisme.
Après avoir décrit et examiné les cruels excès imputables à la conviction
fanatique, il plaide pour un « fanatisme du patriote », pour un « culte des
foyers » qui seul pourrait conférer énergie et substance à la cité. En des
termes ultérieurement employés par Kant, l’encyclopédiste affirme que rien
de grand ne saurait être produit sans ce zèle excessif, sans cette version
profane, et pourrait-on dire, nationaliste, de l’adhésion passionnée.
L’incohérence apparente de cette analyse rend immédiatement
perceptibles certaines des lignes de faille du projet encyclopédique, certains
de ses points de tension. Bien que Voltaire l’ait en grande partie reprise à
son compte – il se contente de la résumer dans la première section de
l’entrée « Fanatisme » du Dictionnaire philosophique –, il ne pouvait en
approuver la conclusion : Deleyre s’y rapproche en effet de Rousseau, qui
plaidait pour un « fanatisme civique » et proposait une défense ambiguë de
cette « grande passion » dans la « Profession de foi du vicaire savoyard ».
Pour Voltaire en revanche, il n’est rien de récupérable dans le fanatisme, et
la notion de fanatisme politique n’est qu’anathème à ses yeux. En outre, sa
condamnation de toute conviction politique passionnée comme une menace
à la paix et à la stabilité est révélatrice d’une réflexion très largement
antipolitique. Il place même tous ses espoirs dans la disparition de ce qu’il
appelle « l’affreuse politique268 ». Tout au long de son œuvre – de l’ode de
jeunesse Sur le fanatisme (1732) au Traité sur la tolérance (1765), en
passant par la tragédie Le Fanatisme, ou Mahomet le prophète (1741) –,
Voltaire n’a cessé d’opposer fanatisme et tolérance, ou encore militantisme
pathologique et vertueuse indifférence. Face à un fanatisme qui « viol[e]
toutes les conventions divines et humaines par l’esprit de religion », il s’est
donné pour but de maintenir la paix sociale en empêchant l’apparition de
sectes violentes et la diffusion de convictions irrationnelles. Et s’il n’est pas
ennemi de la religion en général (à ses yeux, les athées menacent tout autant
la stabilité politique), la volatilité de la religion le préoccupe : il lui est si
facile de susciter des accès de fièvre dévastateurs, de sombrer dans
l’infâme*, ce méprisable mélange de superstition et de fanatisme, ou
d’alimenter la ferveur religieuse des foules et l’esprit de parti, la
persécution et le dogmatisme aveugle. Dans La Henriade, Voltaire fait du
fanatisme l’enfant illégitime de la religion : armé en vue de la défendre, il
ne vise qu’à la détruire de l’intérieur. Dans Mahomet, lorsque Séïde sort de
l’état fanatisé où le maintenait le prophète, il souligne la proximité entre le
sens du devoir religieux ou social et la violence fanatique : « L’amour de
mon devoir et de ma nation, / Et ma reconnaissance, et ma religion, / Tout
ce que les humains ont de plus respectable / M’inspira des forfaits le plus
abominable269. »
Mais il y a pire encore ; car malgré la guerre que se livrent zélateurs et
sectateurs, tous ces partis ont en commun une haine viscérale du
philosophe*. D’où le portrait au vitriol dépeint à la fin de l’article
« Fanatisme » du Dictionnaire philosophique :

Quelqu’un répand dans le monde qu’il y a un géant haut de soixante et


dix pieds ; bientôt après tous les docteurs examinent de quelle couleur
doivent être ses cheveux, de quelle grandeur est son pouce, quelles
dimensions ont ses ongles : on crie, on cabale, on se bat ; ceux qui
soutiennent que le petit doigt du géant n’a que quinze lignes de
diamètre font brûler ceux qui affirment que le petit doigt a un pied
d’épaisseur. « Mais, messieurs, votre géant existe-t-il ? dit
modestement un passant. — Quel doute horrible ! s’écrient tous ces
disputants ; quel blasphème ! Quelle absurdité ! » Alors ils font tous
une petite trêve pour lapider le passant ; et, après l’avoir assassiné de
la manière la plus édifiante, ils se battent entre eux comme de coutume
au sujet du petit doigt et des ongles270.

Comme Deleyre, Voltaire montre ici l’extrême monotonie de sectes qui


« ont toutes le même bandeau sur les yeux271 ». Mais il souligne aussi le
risque de contagion : « On entend aujourd’hui par fanatisme une folie
religieuse, sombre et cruelle. C’est une maladie de l’esprit qui se gagne
comme la petite vérole. Les livres la communiquent beaucoup moins que
les assemblées et les discours. » Concernant les remèdes, Voltaire se montre
plus pessimiste que Deleyre. Pour prévenir cette « peste des âmes », surtout
si l’on a affaire à des « fanatiques de sang-froid », il ne suffit pas d’établir
de bonnes lois et de purger la religion du fanatisme. Et Voltaire de s’écrier :
« Que répondre à un homme qui vous dit qu’il aime mieux obéir à Dieu
qu’aux hommes, et qui en conséquence est sûr de mériter le ciel en vous
égorgeant ? » Le fanatisme est plus ou moins incurable dès lors qu’il a
commencé à gangrener le cerveau. Et puisque même un Newton incline à
croire en l’apocalypse, on ne peut que désespérer de l’espèce humaine272.
Seule la diffusion progressive de la philosophie peut endiguer la
propagation du fanatisme : « La philosophie, la seule philosophie, cette
sœur de la religion, a désarmé des mains que la superstition avait si
longtemps ensanglantées ; et l’esprit humain, au réveil de son ivresse, s’est
étonné des excès où l’avait emporté le fanatisme273. » Mais cette
illumination graduelle des esprits n’exclut ni l’usage de remèdes
proprement politiques, ni l’emploi de la force afin d’éradiquer le fanatisme
et d’imposer la tolérance. S’il « faut donc que les hommes commencent par
n’être pas fanatiques pour mériter la tolérance274 », que faire s’ils refusent ?
Dans une lettre de 1767 adressée à d’Alembert, Voltaire se réjouit du fait
que Catherine II ait envoyé « quarante mille Russes prêcher la tolérance [en
Pologne], la baïonnette au bout du fusil275 ».
Ces lignes désabusées montrent que l’on ne peut pas si facilement
interpréter le discours philosophique du XVIIIe siècle comme la lutte de
l’émancipation contre l’obscurantisme, de l’égalité contre la sujétion. Car
au-delà de l’horreur que lui inspirent la cruauté et la bêtise de la persécution
religieuse, il est évident que Voltaire se soucie de paix sociale, d’ordre et de
stabilité et que pour lui ces notions l’emportent parfois sur les
considérations de justice. C’est ce que confirment non seulement son
soutien aux « despotes éclairés », mais aussi sa représentation positive de
certaines sociétés autoritaires érigées en modèles de tolérance, comme le
califat ottoman ou l’empire chinois. Sa haine de la politique, de
l’abstraction métaphysique, et bien sûr de l’athéisme – philosophie des
puissants qui se meuvent dans « ce cercle de crimes que les imbéciles
appellent politique, coup d’État, art de gouverner276 » – s’enracine dans le
même désir d’éliminer les causes de la division sociale et de la violence. Ce
souci explique sans doute aussi son éloge du pluralisme confessionnel : ne
disait-il pas qu’en Angleterre, une seule religion entraînerait le despotisme,
deux la guerre civile, tandis que trente assurent la paix ? Ce pluralisme est
de toute évidence lié à la défense de l’indifférence religieuse et politique,
seule position capable aux yeux de Voltaire de prévenir les violences
intestines ou factieuses.
Précisément cette indifférence révolte Rousseau qui, comme Deleyre,
estime que le fanatisme peut se révéler nécessaire à l’éveil et à l’unification
de la communauté politique277. L’opposition entre Rousseau et Voltaire
montre bien qu’il faut aborder le fanatisme à partir de conceptions
concurrentes du lien social. Tandis que Voltaire prône un pacifisme de
l’indifférence, Rousseau craint les effets castrateurs et politiquement
régressifs d’une doctrine qui ne dissiperait les passions que pour asseoir le
règne des intérêts. Mais parce qu’il envisage ce problème sous l’angle des
passions, il souligne aussi qu’il est parfois impossible de faire l’économie
d’une réaction violente au fanatisme278.

Leurs traitements respectifs de la figure de « Mahomet » donnent à voir


d’autres différences d’approches. Dans Le Fanatisme, ou Mahomet le
prophète, Voltaire le dépeint sous les traits d’un manipulateur, lubrique,
assoiffé de conquête (« un Tartuffe en armes », écrit Voltaire à Frédéric II)
et désireux de « fanatiser » de jeunes et zélés disciples. Dans cette tragédie,
le rôle du fanatique est tenu par Séïde, poussé par Mahomet et son sbire
Omar à assassiner son vrai père, Zophir, cheikh de La Mecque, et à
commettre un quasi-inceste avec sa véritable sœur, Palmira. Le travail de
démystification (soit le geste caractéristique des Lumières) consiste ici à
révéler que les manifestations psychiques et politiques du fanatisme
dissimulent de basses motivations, et que la piété meurtrière n’est que le
masque du désenchantement. Outre ce thème classique, on retrouve ici le
tour de pensée (anti)politique de Voltaire : sa tragédie ne plaide en rien pour
une transformation de l’ordre présent ; au contraire, la victime des desseins
de Mahomet, le cheikh Zophir, représente la stabilité d’un ordre fondé sur
l’observance des coutumes (« mes dieux, mes lois, mon pays ») par
opposition au soulèvement conduit par un novateur séditieux. Ici, combattre
le fanatisme, c’est refuser une nouveauté déstabilisante et destructrice qui
repose sur les motivations les plus basses. S’opposer au fanatisme n’est
donc pas favoriser l’émancipation, mais le calme de la coutume. Deleyre
emprunte pour sa part une voie médiane entre ceux qui voient en Mahomet
un fanatique et ceux qui, à l’instar de Voltaire, le perçoivent comme un
« fanatiseur » hypocrite : il fut en vérité ces deux choses à la fois, fanatique
dans sa jeunesse, moment de la vie éminemment favorable à
l’épanouissement du fanatisme, et imposteur dans sa vieillesse, où il devint
un hypocrite, un froid calculateur machiavélien. Dans cette optique,
Mahomet aurait été jadis le jeune Séïde.
Le défi adressé par Rousseau à Voltaire est plus sévère. Selon lui, « tous
ceux qui ignorent la base émotionnelle du fanatisme sont fatalement
conduits à sous-estimer sa force potentielle et sa capacité de résistance à la
raison279 ». Voltaire se montre insensible au rôle joué par les passions en
politique, et à leurs potentiels usages égalitaires et émancipateurs. Alors
qu’il fait de Mahomet une caricature de fourberie et d’hypocrisie, un
« machiavélique prophète en armes qui utilise la religion pour les fins
purement politiques qu’il s’est données280 », un cynique qui emploie « la
pieuse cruauté et le saint homicide » à des fins profanes, Rousseau le
dépeint comme un père fondateur qui a su donner force et solidité à sa
communauté politique en établissant une religion civile : « tandis que
l’orgueilleuse philosophie ou l’aveugle esprit de parti ne voit en [Mahomet
ou Moïse] que d’heureux imposteurs, le vrai politique admire dans leurs
institutions ce grand et puissant génie qui préside aux établissements
durables281 ». Le différend entre Rousseau et Voltaire n’est donc pas
seulement de nature anthropologique ou méthodologique, il ne se réduit pas
à une opposition entre passion civique et indifférence civilisatrice : il révèle
deux manières différentes d’envisager la politique et son rapport à la
religion. Le fanatisme n’est pas une simple pathologie sociale et spirituelle,
mais un phénomène qui interroge les fondements même de l’ordre social.
On retrouve ici l’un des dilemmes qui ont hanté les Lumières : le
fanatisme doit-il être combattu comme un corps étranger ? Ou bien doit-on,
pour s’en prémunir et donner un fondement solide à la communauté
politique, favoriser le développement d’affects inconditionnels et
passionnés ? Ce dilemme hante tout le débat politique et philosophique
suscité par la notion d’enthousiasme.
L’ambivalence de l’enthousiasme

Alors que le fanatisme s’est attiré l’opprobre quasi universel tant en


philosophie qu’en politique, l’histoire de la notion d’enthousiasme
(enthousiasm, Enthusiasmus, Begeisterung) est bien moins univoque – il est
même omniprésent aujourd’hui dans le langage du marketing, du
management et de la vie quotidienne (« tu pourrais montrer plus
d’enthousiasme ! »). Si le fanatisme évoque des rites de sang, la déesse
Bellone et son fanum (temple), le grec Enthousiasmos renvoie à
l’inspiration divine de la pythonisse de Delphes282. La théorie platonicienne
de l’inspiration poétique, exposée dans le Phèdre et dans l’Ion, a inauguré
une vaste et profonde tradition qui considère l’enthousiasme comme un
désordre créateur. Au XVe siècle, le philosophe Marsile Ficin propose ainsi
une puissante interprétation de l’enthousiasme chez Platon : « L’âme, qui
cherche, au moyen des sens, à saisir tout ce qu’elle peut de la beauté et de
l’harmonie divines, est transportée par une frénésie divine. Platon appelle
amour divin le désir inexprimable qui nous pousse à reconnaître la beauté
divine. La vision d’un beau corps allume en nous le brûlant désir de la
beauté divine, et c’est pourquoi ceux qui sont inspirés sont transportés dans
un état de divine folie283. » Même utilisé dans un sens critique, le terme
d’enthousiasme semble toujours renvoyer à une noble transcendance, un
transport vers le Bien, le Vrai ou le Beau. Et nous verrons bientôt que chez
Kant, il est doté d’une connotation politique explicitement positive.
L’enthousiasme a cependant connu la censure. Au XVIIe et XVIIIe siècle,
surtout en Angleterre, il a cristallisé de profonds clivages idéologiques et
subi des critiques aussi nourries qu’hétérogènes284. La polémique contre
l’enthousiasme connaît une double évolution historique à l’époque des
Lumières en Angleterre : dans un premier temps, cette critique interne à la
théologie – et dirigée contre les hérétiques qui pensaient s’adresser
directement à Dieu, sans la médiation d’aucune autorité ou institution
religieuse –, se transforme en une critique de la théologie (politique) de la
révélation ; puis elle se sécularise pour dénoncer les expériences politiques
subversives, et sous cette forme, elle atteint son apogée avec la levée de
boucliers suscitée par la Révolution française. Comme nous l’avons vu à
propos de Münzer, les soulèvements religieux qui secouent l’Allemagne et
l’Angleterre aux XVIe et XVIIe siècles viennent perturber, par leur nature
politique, un ordre des choses relativement linéaire. La peur suscitée par les
enthousiastes (et les fanatiques) donne alors naissance à une abondante
littérature qui tient la Réforme radicale et la rébellion des anabaptistes
allemands pour les emblèmes d’une croyance funeste. Par exemple, dans un
texte de 1646 au titre fort informatif, Englands Warning by Germanies
Woe : or An Historicall Narration, of the Originall, Progresse, Tenets,
Names and several Sects of the Anabaptists, in Germany and the Low
Countries [L’Angleterre mise en garde par les maux de l’Allemagne : ou,
récit historique des origines, du développement, des thèses et des noms de
plusieurs sectes des anabaptistes, en Allemagne et aux Pays-Bas], Friedrich
Spanheim brosse le portrait de groupes religieux politisés, menaçant à la
fois la stabilité de la communauté et l’honneur du christianisme :

Il n’est pas évident de connaître les noms que portent ces sectes, et les
raisons pour lesquelles elles les ont reçus ; ces noms sont ou généraux
ou particuliers : les [noms] généraux sont anabaptistes, catabaptistes,
enthousiastes, fanatiques et libertins. […] Il apparaît de même qu’ils
s’appellent enthousiastes, à cause des enthousiasmes, des ravissements
et des autres choses qu’ils doivent à de secrètes et divines
inspirations ; ils n’ont pas seulement trouvé un moyen d’exprimer
leurs rêves, en matière d’interprétation de l’Écriture, de détermination
de points de doctrine ou d’orientation des actions particulières de la vie
humaine, ils s’attribuent aussi (du moins pour certains d’entre eux) une
autorité incontrôlable ; c’est pourquoi on leur a aussi donné le nom de
fanatiques [fanaticorum]285.

Anabaptistes, enthousiastes, fanatiques : tous représentent un danger pour


l’ordre établi, car tous prétendent avoir accès à une « autorité
incontrôlable » qui transcende les institutions politiques et religieuses. Ces
critiques internes au protestantisme sont tout à fait fidèles à l’esprit de
Luther et Melanchthon qui, au siècle précédent, s’étaient élevés contre
Münzer et le Schwärmer paysan : elles condamnent l’hérésie pour prévenir
la menace politique qu’elle incarne de façon directe. À partir du milieu du
XVIIe siècle, elles tendent à céder la place à une dénonciation de
l’enthousiasme qui localise les causes ou la nature de l’illusion dans un
dysfonctionnement physiologique ou un échauffement de l’imagination,
comme le montrent notamment les textes de Meric Casaubon (A Treatise
Concerning Enthusiasme) et de Shaftesbury (Lettre sur l’enthousiasme)286.
Mais si le passage d’une condamnation théologique à un diagnostic
sécularisé caractérise un véritable changement de paradigme, l’inquiétude
de l’autorité demeure intacte quant aux conséquences de ces recherches
d’accès immédiat à la parole révélée. En outre, avec la fin de son acception
strictement religieuse et sa nouvelle dimension épistémologique et
politique, le champ d’application de la catégorie d’« enthousiasme »
s’élargit considérablement. Selon la pénétrante analyse de Pocock :

Petit à petit, l’enthousiasme commence à devenir applicable à tout


système qui présente l’esprit comme étant de la même substance
spirituelle ou matérielle que l’univers qu’il interprète, de sorte que
l’esprit devient l’univers pensant et acquiert une autorité qu’il doit à
son identité avec son objet […]. [L’enthousiasme dénote]
l’identification de l’esprit avec les idées qu’il contient, lesquelles sont
à leur tour définies comme possédant un rapport de correspondance ou
d’identité avec la substance de la réalité.

Hume qualifiait ce phénomène d’« autodéification de l’esprit ivre de soi-


même287 ». Cet élargissement de la notion d’enthousiasme avait des
implications politiques évidentes. Désormais, ce n’étaient plus seulement
les prétentions à la révélation ou à l’inspiration personnelle qui entraient
dans la rubrique de l’enthousiasme, c’étaient aussi les philosophies qui se
réclamaient d’une identité fondamentale entre la pensée et son objet
(matérialisme, panthéisme, etc.). Il devenait donc possible de taxer
d’enthousiasme non seulement les sectes anabaptistes, mais aussi les formes
de « rationalisme populaire » qui, durant la guerre civile anglaise,
diffusaient une pensée radicale antiautoritaire288. La condamnation
théologique des prétentions débridées à la révélation personnelle pouvait
ainsi être réutilisée pour critiquer toute aspiration à une connaissance
directe de la réalité, comme celle que défendaient des philosophes dont les
doctrines, fondées sur le panthéisme ou le droit naturel, contestaient
frontalement le monopole religieux, politique et épistémique des autorités
étatiques. Envisagée sous cet angle, la critique de l’enthousiasme ne peut se
ramener simplement à une opposition entre la raison des Lumières et la
révélation religieuse.
Or, fait significatif, c’est précisément sur ce point que les historiens
divergent. Frederick Beiser considère par exemple l’enthousiasme comme
un problème d’ordre épistémologique et non comme une question religieuse
ou politique. La critique de l’enthousiasme participe du progrès de la
rationalité et des Lumières, c’est un produit de la via moderna, le fruit
d’« un développement cohérent de la critique nominaliste de la théologie
rationaliste289 ». Tous « les enthousiastes rejetaient comme un acte de foi
l’idée d’une raison naturelle et discursive290 », tandis que leurs adversaires
cherchaient à fonder la connaissance sur la causalité naturelle. Locke fut
l’un des parangons de cette critique de l’enthousiasme : en 1690, dans son
Essai sur l’entendement humain, il affirme que les véritables amoureux de
la vérité ne sauraient soutenir « une proposition avec plus d’assurance que
les preuves sur lesquelles elle est fondée ne le permettent291». Ce qu’il est
impossible de prouver n’est qu’un simple résidu, localisé non dans la vraie
philia, mais dans les intérêts et les inclinations pathologiques. Ceux qui
prétendent avoir eu une révélation sont incapables de produire la moindre
preuve de l’origine divine de leur inspiration. En outre, « celui qui proscrit
la Raison pour faire place à la Révélation, éteint ces deux Flambeaux tout à
la fois, & fait la même chose que s’il vouloit persuader à un homme de
s’arracher les yeux pour mieux recevoir par le moyen d’un télescope, la
lumière éloignée d’une étoile qu’il ne peut pas voir par le secours de ses
yeux292 ». L’enthousiasme, qui répercute une inclination intérieure sur une
source d’inspiration exaltée, est certes un puissant moteur des affaires
humaines, mais sa structure est essentiellement circulaire, voire narcissique.
Il « ne sera autre chose qu’un Feu follet qui […] promenera [les hommes]
sans cesse autour de ce cercle, C’est une Révélation parce que je le crois
fortement, & je le crois parce que c’est une Révélation293». Il s’agit
également d’une forme de paresse intellectuelle qui dispense de chercher et
d’exposer les preuves justifiant de prétendues vérités294. Avec Locke,
l’enthousiasme acquiert un usage générique doté d’une grande souplesse : il
englobe désormais le sectarisme politique et religieux, la théologie, la
métaphysique rationaliste, et finalement toute forme de pensée qui refuse de
se soumettre à la norme rigoureuse de l’évidence sensible295.
Mais cette image claire d’une raison fondée sur l’expérience et opposée
aux prétentions illégitimes de l’enthousiasme se complique dès lors qu’on
la réinscrit dans son cadre culturel et politique. Car derrière les
comportements enthousiastes reconnus et stigmatisés comme tels se profile
la question de l’autorité (politique, religieuse, philosophique). C’est elle qui
rassemble « les sectateurs, les millénaristes, les visionnaires, […] tous les
groupes et individus radicaux ligués contre l’ordre ecclésiastique », mais
également les platoniciens, les philosophes expérimentaux, ou encore des
rationalistes qui, comme Descartes, se sont rendus coupables
d’enthousiasme « philosophique » ou « contemplatif296 ». Selon Michael
Heyd, ce qui se joue là n’est pas une simple bataille entre des Lumières
émergentes et des formes régressives d’inspiration religieuse et de théologie
rationaliste. Il faudrait plutôt y voir le produit de la crise traversée par un
ordre fondé sur l’Écriture, l’érudition humaniste, la scolastique
aristotélicienne et la médecine de Galien – en un mot, le produit de la crise
symbolique et institutionnelle d’un ordre politique qui reposait sur la
transcendance. Les nouveaux langages physiologiques, scientifiques et
philosophiques issus de cette crise, qui s’appuient tous avec force sur une
dévaluation de l’enthousiasme, « se sont ligués pour défendre l’ordre social
et politique297 » contre les prétentions excessives et débridées de ceux qui
revendiquaient l’accès direct à la vérité, sans médiation religieuse ou
politique – de ceux qui, pour reprendre une distinction de Weber, fondaient
leur statut sur le charisme plutôt que sur les institutions.
La critique de l’enthousiasme est bien plus unifiée que ne le sont ses
cibles. On peut donc considérer « comme erronées les tentatives de certains
historiens pour produire une définition claire de l’enthousiasme, voire pour
identifier un mouvement bien défini298 ». Tous les antienthousiastes
n’étaient pas des défenseurs d’une rationalité émancipée et émancipatrice,
ni tous leurs adversaires des réactionnaires partisans de la révélation.
Aujourd’hui, nous aurions tendance à voir la prétention à la révélation
comme un simple prétexte pour justifier les prérogatives que s’arrogeaient
des despotes absolutistes et des religieux théocratiques, et sa critique
comme intrinsèquement antiautoritaire. Or, les choses ne sont pas si
simples. Les travaux consacrés à la pensée radicale du XVIIe siècle montrent
que la prétention à la révélation ou une certaine forme de rationalisme
plébéien et panthéiste pouvaient représenter un véritable défi pour les
autorités politiques et religieuses. Comme l’expliquent les responsables
d’un excellent recueil sur les Lumières et l’enthousiasme, « la critique de
l’enthousiasme correspondait à des projets multiples et divergents. Ce
dernier était considéré comme une menace pour l’ordre et l’autorité, non
seulement lorsqu’il prenait la forme de l’excès religieux, mais aussi l’aspect
plus profane de l’hyperrationalité, de l’introspection solitaire, du
conformisme de masse, etc.299 » Si le processus des Lumières a impliqué la
formation d’un sujet (self) bien défini, qui suit les règles (cognitives) et
obéit aux lois (politiques), se donne à soi-même de façon autonome les
devoirs qu’il était jusque-là extérieurement contraint de respecter, son
« antithèse (antiself) », l’enthousiasme, représentait une menace
précisément en ce qu’il était « déchaîné, autodestructeur, hétéronome300 ».
Aux XVIIe et XVIIIe siècles, une certaine idée de la modernité et de la
rationalité s’est constituée par opposition à un « enthousiasme » à géométrie
variable. Mais si, rétrospectivement, le rejet de la vérité révélée peut
apparaître comme l’une des principales conquêtes de la raison profane301, le
rôle joué à cette époque par ce type de vérité dans les crises politiques et
intellectuelles de l’autorité est loin d’être univoque : « Le discours de
l’enthousiasme fut souvent utilisé pour discréditer [certains adversaires],
donc [les] réduire au silence, en fonction de leur classe sociale, de leur
genre, du mode de connaissance qu’ils utilisaient ou de leur appartenance
religieuse. Il fut employé pour constituer l’autorité contre des formes de
pouvoir perçues comme des menaces302. » Pour les mouvements égalitaires
et subversifs, il pouvait se révéler très payant de s’appuyer sur le surnaturel,
ou de revendiquer une connaissance rationaliste et panthéiste de la nature ;
à l’inverse, les autorités en place pouvaient utiliser le critère de la
connaissance sensible pour maintenir leur emprise sur le vrai. De la même
façon, l’enthousiasme pouvait tout autant servir aux forces de sécularisation
qu’à réaffirmer l’autorité transcendante de la religion303. Les rationalismes
cartésien et spinoziste, qui prônaient pourtant une mathématisation des
sciences, pouvaient très bien être qualifiés d’enthousiastes et tournés en
ridicule, comme les adversaires de l’enthousiasme pouvaient prendre appui
sur une psychologie aristotélicienne ou une théorie des humeurs que l’on
aurait le plus grand mal à rattacher aux Lumières.
À mesure que la critique du sectarisme religieux et du rationalisme
métaphysique se muait en répudiation de la politique égalitaire304,
l’enthousiasme devint un « repoussoir difficile à circonscrire », puisque les
promoteurs des Lumières pouvaient être à leur tour accusés de revendiquer
un accès immédiat à la réalité. C’est pourquoi l’idée d’une « modernité
constituée d’une façon ou d’une autre comme le contraire de
l’enthousiasme ne fut jamais ni stable ni unifiée305 ». La pensée des
Lumières entretenait des rapports tendus et ambigus avec ses adversaires
apparents. Non seulement elle s’appuyait sur les formes de pensée qu’elle
prétendait exorciser, mais elle a souvent vu dans la raison un danger ou un
ennemi. Comme l’a expliqué Pocock, « dès l’origine, les différentes
tendances des Lumières reconnurent la possibilité d’un fanatisme
intellectuel, susceptible de naître aussi bien à l’intérieur qu’à l’extérieur des
entreprises dans lesquelles elles s’étaient engagées306 ». C’est justement ce
fanatisme de la raison que Kant a sondé avec une inlassable rigueur.
Kant le fanatique

Si l’on peut d’un certain point de vue caractériser les Lumières comme la
défense de l’immanence d’ici-bas contre la transcendance sur laquelle se
fondaient les autorités religieuses ou politiques, la philosophie de Kant dans
toute sa complexité est une façon de délimiter le domaine de l’immanence,
avec une vigilante attention critique à la transgression de ses limites, sans
quoi cette critique retombe dans l’hubris ou la superstition. Kant hérite des
Lumières l’idée que le fanatisme, pathologie de la transcendance, repose sur
l’illusion d’une raison capable de légiférer sur des objets dont elle n’a
aucune expérience. Cependant, la solution qu’il apporte au problème de la
connaissance suprasensible se révèle ambiguë : s’il poursuit le combat des
Lumières radicales contre la superstition, le dogmatisme et la division
sociale engendrée par la religion, il refuse d’épouser les visées réductrices
des Lumières matérialistes et de rejeter purement et simplement la religion.
En outre, il y a dans sa pensée, surtout si on l’envisage dans une optique
nietzschéenne, une sorte de « ruse de la transcendance » : le retour, sous
l’aspect de préceptes moraux abstraits universellement contraignants,
d’autorités situées au-delà du domaine des relations humaines et naturelles.
On peut examiner l’approche kantienne du fanatisme à partir du rapport
entre l’immanence et la transcendance au sein du dispositif critique.
Contrairement au penchant de certains philosophes des Lumières à ne
considérer que des formes de fanatisme extérieures à la raison (sectarisme
religieux, survivances culturelles, engagement politique, etc.), Kant estime
que le phénomène lui-même est inhérent à la rationalité humaine. Contre la
déraison, il ne suffit donc pas de créer de bonnes institutions politiques,
d’établir une saine thérapie sociale, d’instaurer le sécularisme ou de
domestiquer la démence : l’exercice immanent et légitime de la raison doit
être séparé de ses usages illégitimes et transcendants. Mais cette
intériorisation du fanatisme oblige Kant à se confronter à l’ambivalence de
cette passion abstraite, à l’inquiétante proximité de ce sentiment avec les
formes d’action qui peuvent prétendre à l’universalité, par là jugées
politiquement ou moralement nobles. Cette ambiguïté est patente dans ses
tentatives de distinguer l’enthousiasme (Enthusiasmus) du fanatisme
(Schwärmerei)307, couple conceptuel central dans l’appréciation par Kant
de l’événement fondateur du discours antifanatique contemporain : la
Révolution française. En un sens, le fanatisme se trouve au cœur de la
genèse de la philosophie critique de Kant, qui assume et transforme
l’héritage des Lumières en « incorporant » le fanatisme à la raison, afin,
précisément, de la prémunir du fanatisme. Mais la politisation spectaculaire
de la pensée des Lumières dans le tumulte de la Révolution française a livré
la méditation kantienne aux ruminations des adversaires d’une politique
égalitaire et universaliste308. Implicitement, comme dans le débat de 1793
sur les rapports entre théorie et pratique, ou explicitement, comme dans la
polémique lancée par Nietzsche près d’un siècle plus tard, le kantisme a été
qualifié de « fanatisme moral » voulant assujettir l’existence à des principes
abstraits et transcendants. Ainsi, bien que cette philosophie ait constamment
combattu le fanatisme, bien qu’elle soit allée le dénicher là où ses plus
farouches ennemis n’auraient pas même soupçonné d’en trouver la trace, il
est aussi vrai, comme l’a noté Nietzsche avec âpreté, que Kant était « le
véritable fils de son siècle, qui peut être appelé, plus que tout autre, le siècle
de l’enthousiasme309 ».
Quand, vers le milieu des années 1760, la question du fanatisme ou de la
Schwärmerei fait son apparition dans la pensée kantienne, ce n’est pas
d’abord dans un registre politico-religieux, comme chez Deleyre et Voltaire
en France, ou chez More et Shaftesbury en Angleterre. C’est d’abord avec
les médiums, avec la folie et la mélancolie que Kant se trouve confronté.
Mais un souci fondamental – exprimé plus tard en termes moraux et
politiques – est déjà présent : comment séparer l’enthousiasme
(indispensable) du fanatisme (pernicieux) ? Et, plus largement : comment
mettre l’affect au service d’un projet émancipateur ? Un texte au carrefour
de la théorie des humeurs et de la pathologie mentale moderne, l’Essai sur
les maladies de la tête, pose précisément ce problème :

Cette apparence ambiguë de délire phantastique, présente dans les


sentiments moraux bons en eux-mêmes, est l’enthousiasme
(Enthusiasmus), et rien de grand au monde n’a jamais vu le jour sans
lui. Il en va tout autrement du fanatique (visionnaire, exalté). Celui-ci
est, en fait, un homme dérangé jouissant de ce qu’il croit être une
inspiration immédiate et d’une grande intimité avec les puissances du
ciel. La nature humaine ne connaît pas de formation hallucinée plus
dangereuse. (Essai, trad. J.-P. Lefebvre, Revue des sciences humaines,
1979, n° 4, p. 224.)
Dans une note des Observations sur le sentiment du beau et du sublime,
publiée la même année que le précédent Essai, Kant déclare :

Il faut toujours distinguer le fanatisme de l’enthousiasme. Celui-là


croit se sentir en communion directe et extraordinaire avec une nature
plus haute, celui-ci désigne l’état d’esprit où le sentiment, en vertu de
quelque principe, s’enflamme au-delà du degré qui convient, que ce
soit en vertu des maximes du patriotisme, de l’amitié ou de la religion,
sans que, dans ce sentiment, la chimère d’une communion surnaturelle
ait rien à faire310.

Nous avons vu que, depuis les débuts des Lumières, les prétentions à la
révélation et à l’inspiration ont fait l’objet d’un examen critique et
polémique. En Angleterre, on les a généralement placées sous la rubrique
de l’enthousiasme, au sens étymologique du terme : être inspiré ou visité
par Dieu. Kant s’appuie pour sa part sur le terme de Schwärmer, qui ne
relève pas du vocabulaire théologique – bien que Luther l’ait utilisé pour
critiquer ceux qui, dans leur esprit délirant, s’imaginent avoir une
expérience sensible de la transcendance. Cependant, ses différentes
stratégies pour distinguer l’enthousiaste du fanatique ne lui épargnent pas
les plus grandes difficultés à tracer une ligne de démarcation ferme entre les
deux : ils empiètent tous deux sur les activités esthétiques, cognitives et
pratiques les plus admirables de la pensée humaine. En en dénonçant les
dangers, Kant reconnaît aussi leur noblesse pervertie. C’est ainsi que l’on
doit envisager l’intérêt qu’il porte à la mélancolie comme « passion
ambiguë ».
Comme le note Monique David-Ménard, « [p]arce qu’il déprécie la
réalité, le mélancolique qui s’enthousiasme peut devenir le champion de la
moralité311 ». Examinant le sublime esthétique d’une vie vécue selon des
principes, Kant parle dans les Observations de la manière dont, dans le
caractère de l’homme moral, « le sérieux tourne à la mélancolie, la
méditation au fanatisme, l’amour de la liberté à l’enthousiasme312 ». Ces
lignes établissent déjà un lien entre d’une part le fanatisme et l’attention
excessive portée à l’intériorité, et d’autre part, l’enthousiasme et la
politique. C’est donc vers la vie intérieure que Kant oriente sa vigilance
critique, afin de préserver les sentiments sublimes de leur dégénérescence
maladive. Mais vigilance ne veut pas dire introspection. Comme il le note
dans son cours d’anthropologie, la consignation des perceptions internes
« fournit à celui qui s’observe la matière d’un journal intime et conduit
facilement à l’enthousiasme [Schwärmerei] et au délire [Wahnsinn] ». Cette
« écoute » de soimême est particulièrement dangereuse en ce qu’elle
subordonne les principes de pensée et de réflexivité de notre faculté de
représentation au flux déréglé du sens interne, et néglige la seule expérience
que nous pouvons réellement observer de façon rationnelle : celle des
choses qui se déroulent à l’extérieur de nous. En somme, cette observation
fanatique de soi-même constitue pour Kant « la route qui, dans le désordre
d’esprit des soi-disant inspirations d’en haut et des forces qui agissent sur
nous, hors de notre consentement et venant on ne sait d’où, conduit à
l’illuminisme, voire au terrorisme 313 ». Cette attention excessive à soi doit
être contrebalancée par l’expérience et surtout par l’usage de l’abstraction,
qui démontre une « liberté de la faculté de penser et une autonomie de
l’esprit qui permettent d’avoir sous son contrôle l’état de ses
représentations314 ».
On retrouve ces questions du contrôle critique et de l’abstraction dans
l’un des plus remarquables écrits de Kant, où la question du fanatisme
embrasse les domaines apparemment hétérogènes de la pathologie mentale,
des phénomènes occultes et de la métaphysique. Dans les Rêves d’un
visionnaire expliqués par des rêves métaphysiques (1766) – texte inhabituel
où l’auteur s’adonne à la satire, à la confession et à l’anecdote – Kant relève
que les thèses (ou les rêves) de la métaphysique leibnizienne et rationaliste
ont une étonnante proximité avec la camelote spéculative d’Emmanuel
Swedenborg, qui venait de faire paraître les huit volumes de ses Arcana
Coelestia.
Kant se demande comment tracer une ligne de partage entre les formes
de pensée auxquelles il a toujours adhéré et le phénomène du spiritisme,
pour lequel il confesse éprouver une certaine attirance : « La folie et
l’entendement ont des frontières si mal tracées qu’il est difficile de
s’avancer loin dans l’un de ces domaines sans faire de temps à autre une
brève reconnaissance dans l’autre315. » Nous ne nous intéresserons pas ici
au détail de son argumentation, qui mêle analyse linguistique, physiologie
et métaphysique. De notre point de vue, l’important est d’examiner
comment Kant justifie son intérêt pour les discutables fantaisies de
Swedenborg. Bien sûr, le visionnaire suédois est un Schwärmer exemplaire,
qui transgresse les principes organisateurs de notre expérience du monde
extérieur. Il est victime non seulement d’une illusion de la raison
(Wahnwitz), mais d’une « illusion cohérente des sens (Wahnsinn) en
général316 ». L’illusion sensible constitue une projection erronée du sens
interne sur le monde extérieur. Kant parle ici, en un sens perceptif et
cognitif, du point de convergence, du focus imaginarius de nos
représentations, qui se situe dans l’objet quand nous avons affaire aux
expériences externes, et en nous-mêmes quand il s’agit des « images de
l’imagination ». Celui qui est victime de Wahnsinn « transporte hors de lui
de simples objets de son imagination et les regarde comme des choses
réellement présentes devant lui317 ».
Mais l’illusion sensorielle dans laquelle se perd Swedenborg est de
nature systématique, et, même si Kant prétend s’intéresser aux
hallucinations du célèbre médium plutôt qu’à ses spéculations, il est évident
que ce n’est pas seulement l’« intuition fanatique » d’un contact avec les
esprits qui l’occupe, mais bien la Schwärmerei comme « construction
intellectuelle d’un univers ». L’impossibilité d’établir rationnellement la
« différence entre l’idéalisme métaphysique et le délire » le conduira à
écrire la Critique de la raison pure, où l’examen de la constitution
subjective de l’expérience – la « révolution copernicienne » de Kant –
donnera des bases nouvelles à la lutte contre la « volonté de savoir
dogmatico-fanatique ». Mais dans Rêves déjà, la réponse qu’il apporte au
fanatisme n’est pas simplement d’ordre physiologique ou médical. Il ne
s’agit pas d’étudier une maladie de la tête, mais de déterminer les « limites
de l’entendement humain », de reconnaître que « la raison humaine n’a […]
pas les ailes qu’il faudrait pour fendre les nuages si hauts qui dérobent à nos
yeux les secrets de l’autre monde318». Ce souci de donner des limites à la
raison s’explique par les aspirations morales et cosmopolitiques de Kant. En
effet s’il estime que nous ne pouvons avoir que des opinions et non des
connaissances au sujet des esprits, Kant décèle dans l’attrait exercé par le
système absurde de Swedenborg l’indice de l’« espoir d’une vie future ». Si
cet espoir est un défaut, c’est aussi une inclination rationnelle, dont Kant
refuse l’abandon pur et simple.
Mais cette analyse de Swedenborg possède aussi une dimension
métapolitique. Ce qui nous attire vers l’idée de communauté des esprits,
c’est notre « dépendance […] à l’égard de l’entendement humain
universel », qui suscite une « obligation » morale. Dans des termes
explicitement rousseauistes, Kant écrit que « nous nous voyons, dans nos
mobiles les plus secrets, dépendre de la règle de la volonté universelle ».
Comment ne pas être séduit par l’idée d’une « communauté immédiate des
esprits » capable d’éliminer les « anomalies qui sans cela sautent aux yeux
de façon si déconcertante dans la contradiction qui existe ici sur Terre entre
les rapports moraux et les rapports physiques des hommes319 » ? Le
Schwärmer ne procède pas seulement de l’illusion des sens. Comme ceux
du métaphysicien, les rêves du vision-naire reposent sur les rêves moraux et
politiques de l’humanité entière. Ce n’est pas seulement parce que nous
nous contentons d’une « philosophie pares-seuse320 » que nous cherchons à
fonder nos actions et prédictions sur des substances ou des principes
immatériels ; c’est parce que notre raison a besoin de communiquer avec
d’autres, vivants ou morts, dans « une grande république321 ».
Les principaux thèmes de la philosophie critique de Kant – limites de la
raison, restriction de la spéculation, fondement de la foi morale – sont déjà
présents, et déjà associés au fanatisme comme phénomène sensoriel,
cognitif, moral et politique. Les trois Critiques viendront prolonger ce
projet : elles accorderont notamment une dignité à cette inclination
excessive à la spéculation, en la traitant comme une disposition immanente
à la raison et non comme une pathologie mentale plus ou moins
accidentelle. Et avec l’analyse des illusions transcendantales de la
« Dialectique transcendantale », nous passerons de la folie proprement dite
à la « folie de la raison » – folie en un sens incurable : elle procède de la
nature même de la raison, qui s’empêtre dans des antinomies parce qu’elle
cherche à connaître la totalité ou à penser l’inconditionné. La stratégie de
Kant consistera à domestiquer cet élan au profit de la raison pratique.
Kant envisage la question du fanatisme sous différents angles,
philosophique, esthétique et politique. En 1786, à l’occasion d’une querelle
sur le panthéisme de Spinoza et de son éventuelle irréligion322, il écrit
l’essai « Qu’est-ce que s’orienter dans la pensée ? ». Il y affirme son rejet
philosophique de l’idée spinoziste d’intuition de l’être et de la nécessité, au
titre qu’une telle idée « mène au fanatisme323 ». Mais il entend aussi se
démarquer de la position anti-spinoziste représentée par le philosophe
Jacobi, qui a tenté de dissocier la foi et la raison. Kant montre ainsi qu’en
définissant les limites de l’entendement, son magnum opus, la Critique de
la raison pure, a « rogn[é] entièrement les ailes du dogmatisme », donc
porté un coup fatal au rationalisme spinoziste.
La raison peut s’immuniser contre le fanatisme dogmatique et
ontologique. C’est même l’un des principaux objectifs de la critique
kantienne. Et ce combat possède un versant politique que Kant aborde de
façon quasiment explicite. Évoquant la censure qui pèse sur son propre
travail, il explique que seule l’autolégislation de la raison peut empêcher
l’État de réprimer ce qu’il percevra comme une position fanatique,
subversive ou athée324.
L’autonomie apparaît ainsi comme un antidote à l’autorité et à
l’hétéronomie.

La liberté de pensée, écrit Kant, signifie aussi la soumission de la


raison aux seules lois qu’elle se donne à elle-même ; et son contraire
est la maxime d’un usage anarchique de la raison (dans l’intention,
comme se l’imagine le génie, d’avoir un horizon plus vaste que dans
les limites des lois). Il s’ensuit naturellement que, si la raison ne veut
pas être soumise à la loi qu’elle se donne, il lui faut se plier aux lois
qu’un autre lui donne ; sans une quelconque loi, en effet, rien
absolument, même la plus grande sottise, ne peut poursuivre
longtemps son manège325.

L’incrédulité est ce qui caractérise une raison qui refuse de se donner des
lois et qui cherche à s’émanciper de son propre besoin. L’« incrédulité
rationnelle » conduit au « libertinage, c’est-à-dire [au] principe de ne plus
reconnaître aucun devoir ». Et, poursuit Kant, c’est justement « à ce point
[que] l’autorité s’en mêle » : « la liberté de penser, quand elle s’enhardit à
vouloir procéder hors des lois de la raison, finit par s’anéantir elle-même ».
Dans son invocation des lois de la raison, on voit Kant établir un lien
dialectique entre la pensée dogmatique ou ontologique de la substance (le
spinozisme) et la critique de la foi rationnelle par les athées et les libertins.
En outre, Kant présente comme fauteurs de trouble ceux qui entendent
réfuter le spinozisme par un credo quia absurdum, c’est-à-dire une croyance
irrationnelle s’opposant au rationalisme ontologique326.
Kant revient à la question de la Schwärmerei au cours des années 1790.
Il reformule la distinction entre le fanatisme et l’enthousiasme et définit ce
dernier comme un affect. Kant dissocie les affects – « tumultueux et sans
préméditation » – des passions – « durables et réfléchies ». Aussi, le
ressentiment est-il un affect, et la haine une passion327. Bien qu’il accorde
sa préférence à une espèce d’apathie vertueuse (en quoi un détracteur
comme Herder verrait encore une forme éteinte du fanatisme), Kant définit
l’affect comme un substitut pathologique mais utile de la raison, que la
nature nous accorde providentiellement, « en attendant que la raison soit
parvenue au degré de force qui convient ». L’enthousiasme peut naître de
l’établissement d’un lien entre des principes moraux et politiques et des
exemples qui « stimulent » la volonté. En d’autres termes, pour ne pas
sombrer dans la pathologie, l’affect doit avoir la raison pour cause328.
L’affect doit rester un effet et non une cause.
La distinction entre fanatisme et enthousiasme apparaît aussi dans la
Critique de la faculté de juger, où Kant s’intéresse aux excitations qui,
malgré leur caractère anarchique, peuvent servir au développement des
principes universels. L’affect est un transport soudain et involontaire. Bien
que contraire à la maîtrise rationnelle de soi, il peut être la préfiguration
d’une expérience sublime des principes moraux (et politiques)
suprasensibles, que nous rencontrons, en négatif, dans les douloureux
échecs de notre faculté de connaître. Voici comment Kant définit
l’enthousiasme :

L’idée du bien accompagnée d’affect s’appelle l’enthousiasme. Cet état


d’âme semble sublime au point qu’on prétend généralement que sans
lui rien de grand ne pourrait être entrepris. Or tout affect est aveugle.
[…] [I]l s’agit en effet de ce mouvement de l’âme qui la rend
incapable de développer une libre réflexion sur les principes afin de se
régler sur eux. L’enthousiasme n’est d’aucune manière digne d’une
satisfaction de la raison. Pourtant, sur le versant esthétique,
l’enthousiasme est sublime parce qu’il constitue une tension des forces
grâce aux idées qui donnent à l’esprit un élan dont les effets sont bien
plus puissants et durables que ceux provoqués par les représentations
sensibles329.

Dans le Conflit des facultés, Kant donne une portée politique à cette
dimension esthétique et affective de l’enthousiasme : l’affect que suscite la
Révolution française chez des spectateurs éloignés et désintéressés
constitue le signe que l’humanité peut être la cause de sa propre
amélioration, et qu’il existe un progrès de l’humanité à travers l’histoire. Le
caractère public et universel de l’enthousiasme des partisans de la
Révolution « [démontre] ainsi (à cause de l’universalité) un caractère de
l’humanité en général et aussi (à cause du désintéressement) un caractère
moral de celle-ci, tout au moins en son fond, qui non seulement permet
d’espérer le progrès vers le mieux, mais constitue même un tel progrès,
dans la mesure où il peut être actuellement atteint330 ».
La différence entre l’enthousiasme et le fanatisme est ici conçue en
termes de distance et de désintéressement, tandis que la Critique de la
faculté de juger en fait une affaire de représentation ou d’intuition. Dans un
passage célèbre, Kant envisage l’enthousiasme à la lumière de
l’iconoclasme (hébraïque) qui, en interdisant toute représentation figurée,
rend possible une présentation négative de l’infini. Celle-ci est proprement
sublime, précisément parce qu’elle renvoie à notre mode de pensée, au
primat des idées (invisibles) sur la sensation. Comme dans ses réflexions
sur Swedenborg ou dans son essai sur l’orientation dans la pensée, Kant
prétend que le fanatisme confond l’imagination interne avec le sens externe,
ou la conviction subjective avec la connaissance objective. Loin d’être une
simple perturbation physiologique, le fanatisme fait converger les besoins
de la raison avec le fantasme d’offrir dans l’expérience une satisfaction
immédiate à ces besoins. Kant pose que l’enthousiasme présente « la
moralité, de manière pure, [d’une manière] propre à élever l’âme, et de
façon négative n’entraîne aucun danger de fanatisme, lequel est une illusion
[Wahn] qui consiste à voir quelque chose au-delà de toutes les limites de la
sensibilité, c’est-à-dire à vouloir rêver d’après des principes (se déchaîner
sans abandonner la raison), précisément parce que, pour la sensibilité, la
présentation y est seulement négative. En effet, le caractère insondable de
l’idée de liberté interdit complètement toute présentation positive331. »
C’est précisément en rapport à l’idée de liberté que Kant revient sur la
question du fanatisme dans « Sur le lieu commun : il se peut que ce soit
juste en théorie, mais, en pratique, cela ne vaut point » (1793). Comme
« Qu’est-ce que s’orienter dans la pensée ? », cet essai est né d’une
polémique. Il intervient dans le débat suscité par la traduction allemande
(due aux soins de Friedrich von Gentz) des Réflexions sur la Révolution en
France332. Contre la position contrerévolutionnaire, qui considère
l’assujettissement de la politique et de la coutume à des principes abstraits
comme l’essence même du fanatisme, Kant propose un plaidoyer prudent
en faveur des prérogatives de la théorie. Lui qui a combattu les illusions
sensibles et les superstitions spéculatives de la Schwärmerei se voit à
présent implicitement taxé de fanatisme333. Malgré son apparente prudence,
la position de Kant est des plus courageuses : selon Domenico Losurdo, il
« montre que l’invocation de la “pratique” ou du “bonheur” vise seulement
à préserver le statu quo. […] Refuser la théorie, c’est refuser toute
transformation radicale, ce projet que [ses adversaires] jugent vide et
abstrait parce qu’il transcende le système sociopolitique existant, ou
ruineux et horrible parce qu’il prétend réaliser concrètement, sans exclure
des luttes violentes, un ordre sociopolitique nouveau334. »
Replacée dans son contexte, la pensée politique de Kant apparaît
beaucoup moins modérée qu’il n’est d’usage de le croire aujourd’hui. Pour
comprendre à quel point Kant a pu passer pour un révolutionnaire et un
véritable extrémiste, il suffira de relire les fameux passages où Nietzsche
fustige la « chinoiserie de Koenigsberg335 ». Nietzsche reprend à son
compte la condamnation du fanatisme* par la philosophie des Lumières, et
par Voltaire en particulier. Mais pour lui, le fanatisme n’est pas d’abord
affaire de sectarisme religieux ou de superstition ; il s’agit avant tout d’un
fanatisme de la raison – déjà identifiable chez Socrate et Platon336. Dans un
cours sur Platon, il remarque que « la conviction de détenir la vérité mène
tout droit au fanatisme337 ». De façon tout à fait caractéristique, il ignore les
certitudes morales, politiques et épistémologiques – qui reposent toutes à
ses yeux sur la même croyance nihiliste en l’existence d’un monde
authentique derrière le monde illusoire des apparences –, et oppose deux
formes de vie intellectuelle : celle des « gens de conviction » et celle des
vigoureux libres penseurs ou sceptiques.
« Les convictions sont des cachots », écrit-il. Ceux qui toute leur vie
restent fidèles à une idée, ceux qui ont besoin « d’un absolu de oui et de
non », abdiquent leur souveraineté et deviennent les instruments ou les
esclaves d’une volonté supérieure. L’homme de conviction est une
contradiction en acte : « c’est [dans la conviction] qu’[il] trouve son
support. Ne pas voir bien des choses, ne jamais quitter ses préventions, être
de bout en bout de parti pris, posséder une optique sévère et conséquente
dans toutes les valeurs – c’est cela, et rien d’autre, qui conditionne la survie
de cette espèce d’hommes. Mais elle est par là même l’opposé,
l’antagoniste du véridique – de la vérité… » S’il reconnaissait cette
contradiction, le croyant connaîtrait « aussitôt sa perte ». Les grands esprits
ignorent la croyance, ils sont animés par une grande passion qui s’exprime
comme liberté de poser et de détruire les valeurs. Pour eux, la conviction
n’est qu’un moyen.
Nietzsche établit donc une opposition entre deux modes d’articulation de
l’affect et de la vérité : tandis que l’esprit libre prétend pouvoir adopter et
rejeter les vérités à loisir, l’homme de conviction – qui est aussi, la
précédente citation le suggère, un partisan – est animé par des passions,
inséparables de ses croyances. C’est là ce qui fait de lui un fanatique. Et
comme l’indiquent ses exemples historiques, Nietzsche envisage le
fanatisme comme un phénomène politico-religieux : « La dépendance
pathologique de sa perspective fait du convaincu un fanatique – Savonarole,
Luther, Rousseau, Robespierre, Saint-Simon –, le type contraire des esprits
forts et libérés. Mais la grande attitude de ces esprits malades, de ces
épileptiques des idées, agit sur la grande masse – les fanatiques sont
pittoresques, l’humanité préfère voir des attitudes que d’entendre des
raisons338… » Cet usage polémique (et psychopathologique) de l’idée de
fanatisme illustre bien la posture tactique adoptée par Nietzsche à l’égard
des Lumières.
Une posture tactique et même politique, comme l’attestent les critiques
qu’il adresse à Kant. Contrairement à de nombreux commentateurs
actuels – mais tout comme Marx, qui considérait la philosophie kantienne
comme « la théorie allemande de la Révolution française339 » –, il voit en
Kant un partisan acharné du renversement de l’Ancien Régime. Pour lui, la
doctrine morale désincarnée, négatrice de la vie, du philosophe critique, est
indissociable de la dynamique universalisante de la Révolution française –
cette « fille du christianisme » qui, avec sa « superstition de “l’égalité entre
les hommes” », fut le premier acte de la « dernière grande révolte des
esclaves 340 ». Le christianisme comme la Révolution des Droits de
l’homme reposent sur des notions de devoir et de vertu qui font abstraction
des différences concrètes entre les peuples, les groupes, les individus, ou
entre les volontés et les affirmations.
Promouvoir des normes universelles : voilà un « danger mortel » qui ne
peut qu’épuiser la vie, annihiler la joie instinctive et naturelle qui constitue
la condition préalable de toute affirmation. Même si les fins qu’il poursuit
et les motivations qui l’animent sont de tout autre nature, Nietzsche rejoint
sur ce point la tradition contre-révolutionnaire et antifanatique inaugurée
par les Réflexions de Burke. Comme celui-ci en effet, il critique l’utilisation
politique et morale de l’abstraction, où il voit la négation artificielle d’une
certaine idée de nature (synonyme de hiérarchie, de différence et de
domination). L’affirmation différentielle de la vie, en tant qu’activité
incarnée de production de valeurs, en tant que lutte des volontés de
puissance, se trouve politiquement neutralisée ou égalisée par les notions
héritées du « fanatisme français341 ». De la même façon, l’idée d’impératif
catégorique universalisable, noyau de la pensée morale de Kant, n’est qu’un
« sacrifice devant le dieu Moloch de l’abstraction342 ».
L’adhésion de Kant à la Révolution française suffit à prouver la
dangerosité de sa morale :

Kant ne voyait-il pas dans la Révolution française le passage de la


forme inorganique de l’État à la forme organique ? Ne s’est-il pas
demandé s’il existe un événement inexplicable autrement que par une
disposition morale de l’humanité, en sorte que, par cet événement,
serait démontrée, une fois pour toutes, la « tendance de l’humanité vers
le bien » ? Réponse de Kant : « c’est la Révolution ». L’instinct qui se
méprend en toutes choses, l’instinct contre-nature, la décadence
allemande en tant que philosophie – voilà Kant343 !

Dans un autre texte, Nietzsche esquisse une critique de la notion


d’enthousiasme logée au cœur de l’approche kantienne de la Révolution :
« les nobles et romanesques [schwärmerischen] spectateurs de toute
l’Europe ont, de loin, au gré de leurs indignations et de leurs enthousiasmes
[Begeisterungen], si longtemps et si passionnément interprété la Révolution
française, cette farce sinistre et inutile, si on y regarde de près, que le texte a
fini par disparaître sous l’interprétation344 ». Nietzsche emploie ici l’une
des catégories centrales de sa pensée, l’interprétation, pour dépouiller de
son universalité l’analyse kantienne de l’enthousiasme : il remet en cause sa
fidélité au « texte », à la vérité historique factuelle, mais surtout il la réduit
à un phénomène perspectif pathologique (« leurs propres indignations et
enthousiasmes »). En outre, il évite soigneusement d’employer le terme
kantien d’Enthusiasmus.
Tout comme Robespierre, Kant avait été « mordu par cette tarentule
morale qu’était Rousseau », et il « sentait peser sur son âme ce fanatisme
moral ». Il n’est donc pas étonnant qu’il se soit senti de profondes affinités
avec la Révolution française, ni qu’il ait exprimé son enthousiasme
révolutionnaire sous une forme spécifiquement allemande, en projetant un
« monde indémontrable, un “au-delà” logique345 ». Les fanatiques français
de l’égalité furent donc salués à distance par ce fanatique du devoir-être ou
du « Tu dois346 ». Et bien que Nietzsche concède à Kant le mérite d’avoir
rendu « possible pour les Allemands le scepticisme des Anglais dans la
théorie de la connaissance », il dresse de lui un impitoyable portrait :

Kant : un piètre connaisseur des hommes et un psychologue médiocre ;


se trompant grossièrement en ce qui concerne les grandes valeurs
historiques (la Révolution française) ; fanatique moral [moral-
fanatiker] à la Rousseau ; avec un courant souterrain de valeurs
chrétiennes ; dogmatique de pied en cap, mais supportant ce penchant
avec une lourde humeur, au point qu’il voudrait le tyranniser, mais
aussitôt il se fatigue même du scepticisme ; n’ayant pas encore été
touché par le goût cosmopolite et la beauté antique347…

Nietzsche ne reproche pas à Kant de prétendre être inspiré par Dieu, de


communier avec les esprits, ou d’élargir de façon illégitime le territoire de
la raison (reproche que Kant adressait à Spinoza). Nietzsche attaque Kant
sur deux fronts, l’un et l’autre intimement liés à sa réponse globale aux
philosophies de l’égalitarisme, dont il critique les origines chrétiennes et les
conséquences nihilistes.
Le fanatisme moral de Kant résulte selon lui de deux opérations de
dissimulation. D’une part, Kant érige une valeur particulière en valeur
transcendante, écrasant du même coup la différence joyeuse et affirmative
de la vie ; d’autre part, la recherche kantienne de la vérité n’est qu’un avatar
de « la psychologie de la conviction ». L’impératif catégorique ne serait
ainsi que la conviction d’un « partisan », dont Kant tente de dissimuler la
véritable nature en rattachant la morale à des motifs suprêmes et finalement
à Dieu348. Nietzsche retourne contre Kant l’expression de « fanatisme
moral », introduite par ce dernier dans la Critique de la raison pratique, où
elle désigne un comportement adopté en vertu d’une inclination spontanée,
l’amour de soi, et non pas seulement par devoir349. En un sens, Nietzsche
manque sa cible de peu. Car pour distinguer l’action accomplie par devoir
et l’action fanatique, Kant emploie le vocabulaire de l’adhésion partisane :
« l’état moral qui […] convient [au sujet] et où il peut toujours être, c’est la
vertu, c’est-à-dire l’intention morale en lutte, et non la sainteté dans la
possession présumée d’une parfaite pureté des intentions de la volonté350 ».
Kant prône la vertu militante, soumission à la loi abstraite et universelle,
contre la sainteté ou la noble bravoure (qui s’égare dans un « rêve de
perfections morales imaginaires ») : cette recommandation qu’aurait pu
faire Robespierre nous montre bien que « dès la naissance de la politique
européenne moderne [il existe une] inconfortable coïncidence de la
démocratie et du fanatisme351 ».
La limite en héritage

L’examen des réactions violentes contre Kant fanatique moral bouleverse


profondément l’image modérée que nous avons du philosophe aujourd’hui,
où il passe pour le saint patron d’un cosmopolitisme libéral. En raison de
« l’autocensure et des compromis » qu’il s’est imposés, à cause de l’oubli
des circonstances historiques dans lesquelles il est intervenu352, il nous
paraît difficile de comprendre comment, dans les années 1830, Heine
pouvait dire de sa pensée qu’elle était « destructrice, dévastatrice pour le
monde », ou rappeler à ses lecteurs français l’« importance sociale » de la
Critique de la raison pure353.
Si les lecteurs de Kant retiennent son analyse du fanatisme comme élan
illusoire vers l’infini ou le suprasensible (attitude en laquelle il percevait la
chimère de l’« intuition intellectuelle »), ils ont tendance à oublier sa
défense « fanatique » des droits éthico-politiques de l’abstraction, ou son
explication de l’enthousiasme révolutionnaire. Ainsi, Kant se voit enrôlé
dans l’élaboration d’une éthique de la finitude visant à neutraliser l’hubris
prométhéenne, fondée sur l’idée que la politique peut découler d’une
connaissance théorique du monde. Il faudrait alors éviter à tout prix l’écueil
de la « politique de l’abstraction » qui, en s’attachant à une idée, sombre
dans le « déni pur et simple de la réalité354 ». La « révolution opérée par
Kant en philosophie constitue une leçon de limitation355 ». D’un certain
point de vue, cette position est imparable : qui pourrait nier que la
philosophie kantienne vise à rogner les ailes de la raison spéculative ? On
notera cependant que si, d’un côté, elle ramène la pensée dans les limites de
l’expérience sensible, de l’autre, elle prône l’universalité du principe moral
(et, en un sens, politique). La place centrale accordée par Kant à l’espèce
humaine comme sujet du développement moral et historique est un bon
exemple de cette dualité.
Si l’enthousiasme des Prussiens à l’annonce de la Révolution française
est aussi important à ses yeux, c’est parce qu’il indique que l’humanité tend
vers le progrès. Cet affect est en soi le signe de ce que Kant appelle – au
mépris ici de toute limitation – une « histoire prophétique ».
L’enthousiasme authentique, l’enthousiasme pour un idéal – autrement dit,
pour une abstraction – ne débouche sur aucune connaissance, mais il permet
d’appréhender une vérité qui concerne l’humanité dans son ensemble.
Malgré son caractère imprévisible, l’événement révolutionnaire possède
une signification transcendantale. Comme l’écrit Kant dans Le Conflit des
facultés, « un tel phénomène dans l’histoire de l’humanité ne s’oublie plus,
parce qu’il a révélé dans la nature humaine une disposition, une faculté de
progresser telle qu’aucune politique n’aurait pu, à force de subtilité, la
dégager du cours antérieur des événements : seules la nature et la liberté,
réunies dans l’espèce humaine suivant les principes internes du droit,
étaient en mesure de l’annoncer356 ».
À cet égard, la manière dont Kant inscrit l’idée d’humanité dans le
champ de force du fanatisme et de l’enthousiasme est très révélatrice. Des
notes manuscrites des années 1780 en fournissent une indication : « La
religion superstitieuse repose sur le principe d’un assujettissement de la
raison aux illusions de la perception. Dans le fanatisme, les êtres humains
s’élèvent au-dessus de l’humanité. » Parce qu’ils prétendent disposer d’un
accès personnel direct au suprasensible, les Schwärmer renoncent à
l’universalité de l’espèce, à l’humanité en tant que telle, qui est
inconnaissable et ne peut être présentée qu’indirectement (dans les
« prophéties » révolutionnaires, par exemple). La présentation négative de
l’humanité, qui confère à l’enthousiasme son caractère sublime, repose
donc sur une critique systématique du fanatisme. Mais, comme nous
l’avons vu, la condamnation de l’illusion sensible dont sont victimes ceux
qui prétendent connaître l’immatériel ouvre sur une affirmation de la vérité
de l’abstrait et sur une défense des prérogatives de la théorie – c’est
précisément pour cette raison que, de Gentz à Nietzsche, les détracteurs de
la Révolution française ont vu en Kant un fanatique.
Les lectures contemporaines de Kant ont cherché à utiliser sa notion
d’enthousiasme pour renouveler la pensée politique. Il est donc intéressant
de les comparer à cette image d’humaniste fanatique. Publiées après sa
mort, les leçons d’Hannah Arendt sur Kant ont joué un rôle considérable
dans cette réorientation. Pour affiner sa théorie du jugement public comme
pierre d’angle de la politique, Arendt a analysé le rôle fondamental du
spectateur et de l’esthétique politique dans la doctrine kantienne. Le
fanatisme ne figure pas explicitement dans son exposé, mais la
juxtaposition qu’elle établit entre les jugements désintéressés et
enthousiastes des spectateurs éloignés faisant usage de la raison, et d’autre
part les soulèvements potentiellement criminels qui font la réalité de la
chute d’un régime et la fondation d’un nouveau, peut suggérer un
alignement du fanatisme et de la révolution. Ou, pour être plus fidèle à la
teneur générale de sa pensée, on dira que selon elle, le fanatisme réside dans
l’affirmation qu’il peut exister une politique de l’humanité (en ce sens, elle
n’est pas si éloignée de Nietzsche)357.
Arendt souligne que la doctrine esthétique et politique du jugement
développée par Kant n’est pas une doctrine de l’universalité : dans la
mesure où elle repose sur des cas, des exemples et des occasions
impossibles à subsumer sous des critères donnés d’avance, elle tente plutôt
de rapporter le singulier au général. En outre, l’usage de la notion d’espèce
tend à indiquer que chez Kant l’enjeu n’est pas l’humanité ni l’Homme en
tant que tel, mais la pluralité des hommes. La question politique du
jugement se pose donc en ces termes : « Pourquoi y a-t-il des hommes
plutôt que l’Homme358 ? » Cependant, bien que la notion d’espèce ne soit
évidemment pas équivalente à celle d’humanité – qui désigne le point où la
causalité naturelle et les principes de la liberté se rencontrent dans l’histoire
prophétique –, cette interprétation pluraliste occulte la défense kantienne de
l’abstraction politique. Et si le jugement politique ne se fonde pas sur des
critères fixes et connaissables, il n’est pas pour autant une affaire de
tâtonnements successifs ou de sensibilité personnelle. Kant souligne au
contraire que le jugement en général, et le sentiment suscité à distance par
l’événement soudain de l’émancipation, possèdent un caractère
impersonnel359. La dimension abstraite de l’humanité, par-delà « les
hommes au pluriel », occupe donc une place fondamentale dans sa pensée.
C’est même là que se situe la distinction entre l’enthousiasme et le
fanatisme ou la superstition : dans le fanatisme, ce sont des individus qui
revendiquent un accès privilégié au suprasensible, alors que dans
l’enthousiasme, c’est l’humanité proprement dite qui se déclare à elle-
même son existence – du moins en tant que tendance ou disposition. Chez
Kant, l’espèce n’est ni une simple population, ni une multitude. Il n’est pas
si facile d’instrumentaliser sa pensée pour opposer la pluralité politique à
des universaux abstraits, ou une politique de la finitude à une politique
abstraite, par nature disposée à la transgression totalitaire.
Venons en maintenant au motif du spectateur, qui occupe une place
essentielle dans l’analyse d’Arendt. Nous mettrons de côté l’hypothèse que
c’est par souci d’éviter la censure prussienne que Kant a posé une
« distance insurmontable » entre la révolution et ceux qui la
« contempl[ent] à partir de la position de spectateur360 ». Le spectateur
constitue-t-il un rempart contre la Schwärmerei politique ? Arendt, qui
définit la politique comme action concertée et imprévisible dans un espace
public, remarque que Kant « ne connaît ni de faculté ni de besoin pour
l’action361 ». Cette affirmation est en partie vraie : chez lui, la capacité
d’agir historique et collective, l’expérience de soi-même comme membre
d’une espèce qui tend vers le progrès, ne s’exprime jamais
qu’indirectement. Le sujet historique n’est pas le militant politique, mais ce
qu’Arendt appelle un « spectateur du monde362 ». Comme l’a fort bien
montré Stathis Kouvélakis, cette posture spectatrice, qui objective et, en un
sens, naturalise l’événement pour lequel elle s’enthousiasme, présente des
limites et des contradictions évidentes :

Illusoire, une position « à la Kant » ne l’est pas du fait qu’elle


s’affirme comme subjective, mais d’une certaine façon parce qu’elle
ne le fait pas assez, parce qu’elle considère que le bouleversement
« objectif » du monde peut se dérouler sur un plan indifférent et
comme extérieur aux délibérations du sujet, cantonné dans son
enthousiasme pour le « spectacle » de la bataille qui se déroule loin de
lui. Cette conscience observatrice ne prend pas en compte le
« toujours-déjà » de la trame de décisions quotidiennes dans lesquelles
est prise l’activité subjective. En dissociant contenu et forme de
l’événement, elle se condamne à osciller entre enthousiasme à distance
et indifférence esthétique vis-à-vis des affaires du monde363.

D’un autre point de vue, ce qu’Arendt qualifie d’« incompatibilité entre le


spectacteur et l’acteur364 » apparaît comme un « désaveu fétichiste », dans
la mesure où elle préserve la pureté de l’enthousiasme transcendantal en le
dissociant complètement des actes empiriques sanglants sur lesquels il
repose365. Les critiques adressées à Kant sont certes fondées, mais elles ont
tendance à surestimer l’impartialité du spectateur. Arendt soutient ainsi que
« seul le spectateur occupe une position qui lui permet de voir la scène dans
son entier ; l’acteur, parce qu’il fait partie du jeu, doit jouer sa part – il est,
par définition, partial. Le spectateur, par définition, est impartial – aucune
part ne lui est assignée366. » Mais ce « partage du sensible » néglige un
élément crucial de la thèse kantienne367. Car si leur « participation affective
au bien » peut tenir lieu de signe du progrès humain, ce n’est pas parce que
ces spectateurs sont impartiaux, mais parce qu’au risque de la persécution,
ils prennent parti pour la Révolution368. Ce n’est donc pas l’impartialité,
mais l’adhésion partisane qui confère au jugement politique une portée
universelle. Parce qu’ils courent un risque, parce qu’ils n’ont rien à gagner
personnellement à s’engager en faveur de la Révolution, ces spectateurs
tendent vers l’universalité. Ils n’ont donc rien de désincarné ni d’objectif, et
ils ne jugent pas en fonction d’une appréciation dépassionnée de la situation
d’ensemble ; bien au contraire, ils prennent parti d’une manière à la fois
passionnée et désintéressée.
Pour compliquer les choses davantage, ces spectateurs s’enthousiasment
de la capacité d’agir de leur propre espèce. Dans Le Conflit des facultés,
Kant écrit qu’« il doit se produire dans l’espèce humaine quelque
expérience qui, en tant qu’événement, indique son aptitude et son pouvoir à
être cause de son progrès, et (puisque ce doit être d’un être doué de liberté),
à en être l’auteur369 ». Mais comme le remarque Arendt, la prudence
politique de Kant et ses principes philosophiques l’ont dissuadé
d’entreprendre une théorie de l’action politique. Son embarras face au droit
de résistance et ses contorsions pour démontrer la légitimité de la
Révolution française (qu’il ne présente pas comme un soulèvement, mais
comme un acte législatif) le prouvent : Kant fait disparaître l’action
politique dans le décalage entre la liberté et la nature, ou il la limite aux
situations d’exception et aux guerres civiles. Mais d’un autre côté, on peut
aussi considérer qu’en se risquant à une prise de parti publique, le
spectateur « agit », et que son enthousiasme est le signe d’une capacité de
l’être humain à se comporter en acteur politique, historique et collectif.
Il est donc assez ironique que l’analyse kantienne du jugement et de
l’enthousiasme ait été précisément utilisée pour critiquer le grand récit
abstrait du progrès humain dont la Révolution tenait lieu de signe. Avec la
critique du totalitarisme et la crise du marxisme, Kant est même devenu la
figure tutélaire d’une politique de la finitude à l’usage des démocraties
contemporaines – une politique purgée de l’hubris totalisante du socialisme
comme du capitalisme. Au début des années 1980, à l’occasion d’un
dialogue avec Jean-Luc Nancy et Philippe Lacoue-Labarthe – fondateurs en
1980 du Centre de recherches philosophiques sur le politique, qui a
développé un programme axé sur le thème de la finitude –, Jean-François
Lyotard s’est tourné vers le Kant de la troisième Critique et du Conflit des
facultés. Il posait le problème en ces termes : comment penser la politique
dans la postmodernité, dans une situation privée de tout horizon unifié et
universel, de toute direction historique et éthico-politique ? Ce retour à
Kant est une contribution à la tentative de développer ce que Foucault
appelait un rapport « sagittal » au présent, à « notre temps ». Comme nous
allons le voir, si Lyotard a retenu de Kant le lien entre l’enthousiasme et
l’événement, il a cherché à l’expurger de l’humanité comme universel
abstrait.
Kant faisait de la tension entre liberté et histoire, connaissance et vérité,
action et position spectatrice, raison et sensibilité, le site d’une présentation
négative de l’universalité morale et pratique pure. Chez Lyotard, cette
tension se transforme en hétérogénéité radicale : lisant Kant au prisme
wittgensteinien de « phrases » et de « jeux de langage » incommensurables,
il pose qu’il est désormais impossible de subsumer un régime de discours
ou d’expérience sous un autre. La politique doit plutôt se rapporter à la
transition précaire d’un régime à un autre. Loin d’être porteurs d’une
universalité fragile et indirecte, les événements excluent la totalité et
l’universel : Auschwitz a détruit la subsomption du réel sous le rationnel ;
l’invasion de Budapest, celle des révoltes prolétariennes sous le
communisme ; mai 1968, celle de la libération sous le libéralisme ; la crise
de 1973, celle des mécanismes du marché sous l’économie
postkeynésienne. Cette tentative de dissocier des événements de la « phrase
du Capital » est sans doute louable, mais dans notre perspective, comment
ne pas penser qu’en faisant de Kant un « prologue de la postmodernité »,
Lyotard cherche à le purger définitivement de son fanatisme, de ces
abstractions humanistes qui avaient amené Nietzsche à le considérer comme
un Fanatiker ?
Que signifie être fidèle au projet kantien ? Assumer l’héritage critique de
son enthousiasme universaliste pour la révolution – et s’inscrire dans la
lignée de Hegel, Heine et Marx370 ? Ou prolonger sa critique cognitive de la
Schwärmerei, bâtir une politique antifanatique de la finitude et de
l’hétérogénéité, où l’humanité est tout sauf un acteur historique ? Par sa
lecture laborieuse de la pensée esthétique de Kant, qu’il décrit comme une
« agitation sur place, dans l’impasse de l’incommensurabilité371 », Lyotard
veut avant tout nier l’universalité de l’enthousiasme, souligner son échec et
sa détermination physiologique. Son interprétation du spectateur kantien
suit exactement le même schéma. Si Arendt soulignait l’impartialité du
spectateur, Lyotard estime pour sa part que l’analyse kantienne de la
réaction suscitée par la Révolution française révèle « le paradoxe
d’éprouver publiquement et, de droit, ensemble, que quelque chose qui est
“sans forme” fait allusion à un au-delà de l’expérience372 ». Mais, outre
qu’elle gonfle la dimension visuelle et la question de la présentation, cette
approche – par son accentuation de l’hétérogène et de l’informe – ignore le
fait que l’expérience de l’enthousiasme est avant tout une expérience de
l’identité (sameness) de l’espèce et de ses capacités historiques. L’affect
partisan est en soi un signe de la capacité de l’humanité à être la cause de
son progrès ; il est une présentation négative de la liberté collective.
En opposant l’événement à l’universel, ou en tentant de remplacer la
destination morale de Kant par une hétérogénéité des fins typiquement
postmoderne, Lyotard se perd dans les pires lieux communs de
l’antitotalitarisme : dans cette optique, envisager les principes en termes
d’universalité et l’histoire en termes de totalisation, c’est se rendre complice
du tort et de l’oppression.
L’enthousiasme après l’enthusiazm (coda)

Le mot d’enthousiasme apparaît fréquemment sous la plume de Lénine, et il


est demeuré après lui un signifiant important de la Révolution russe. C’est
ce que montre Entusiazm de Dziga Vertov, épopée à la gloire de
l’industrialisation stalinienne, où les limites imposées par la propagande
côtoient l’enthousiasme le plus authentique. Dans le contexte soviétique, ce
terme désigne le plus souvent l’énergie, la passion et la motivation qui
doivent accompagner l’édification du socialisme. Mais il existe un texte de
Lénine – assez obscur et fort peu représentatif de son œuvre – qu’il est
impossible de ne pas lire comme un commentaire du Conflit des facultés.
« Conversation » (rédigé en 1913 et publié à titre posthume) est un dialogue
réunissant deux « témoins » ou deux spectateurs de la révolution – position
que Lénine fut lui-même contraint d’adopter à plusieurs reprises au cours de
sa carrière politique. Le premier témoin méprise les révolutionnaires et
leurs divisions internes, il condamne l’organisation politique comme
nuisible aux intérêts du prolétariat. Le second réplique par une saisissante
réactualisation des réflexions kantiennes sur l’enthousiasme :

Nous sommes tous deux à l’extérieur, aucun de nous ne participe


directement à la lutte. Mais les spectateurs qui essaient de comprendre
ce qui se passe sous leurs yeux peuvent réagir à une lutte de deux
façons. De dehors, on peut ne voir que les aspects extérieurs de la
bataille : les poings serrés, les figures tendues, les scènes d’horreur ;
on peut condamner tout cela et pleurer dessus. Mais on peut aussi
comprendre le sens de la lutte qui se déroule, ce qui est nettement plus
intéressant et historiquement plus significatif que les scènes extrêmes
de la bataille. Il ne peut pas y avoir de lutte sans enthousiasme, ni
d’enthousiasme sans extrêmes. Et en ce qui me concerne, je déteste
ceux qui portent toute leur attention sur les « extrêmes » de la lutte de
classes, partis ou factions […] Vous avez peur des « extrêmes », vous
les regrettez, mais moi, je vois avec admiration une lutte qui rend la
classe ouvrière de Russie plus mûre, plus adulte, et la seule chose qui
me rende fou, c’est de n’être qu’un spectateur, de ne pas pouvoir
plonger au beau milieu de cette lutte373.
Lénine oppose ici l’observateur empiriste, qui ne voit que la violence, les
divisions et les échecs du mouvement, à celui qui, guidé par son propre
enthousiasme, sait accepter l’enthousiasme peut-être excessif des
participants, parce qu’il perçoit les principes qui le sous-tendent et
l’actualisation du souhait. Le spectateur de Lénine est tout relatif, il attend
impatiemment de prendre part à la révolution. Cela ne signifie pas qu’il
ignore la spécificité de son statut. Les arguments avancés en faveur de
l’enthousiasme par le second témoin se fondent sur un plaidoyer explicite
pour le principe de publicité. Au premier, qui affirme que les divisions
internes ne font qu’étaler aux yeux de tous d’inévitables calomnies, le
second rétorque que la publicité est « un glaive qui guérit les blessures qu’il
ouvre » – expression qui aurait toute sa place dans un texte de Kant.
Compte tenu de son lien à l’universel, l’enthousiasme ne saurait être
soluble dans l’hétérogène. Et l’on ne saurait l’attribuer aux seuls
spectateurs, au détriment des acteurs politiques. La traversée de la critique
du fanatisme sous ses multiples aspects peut aussi nous aider à affiner une
théorie de l’affect politique ou de la participation affective au bien – théorie
qu’auront bien plus de mal à cataloguer les sceptiques ou les défaitistes qui
ne voient dans la passion abstraite ou l’engagement politique inconditionnel
qu’un prélude à la violence et au désastre.
IV. La révolution de l’Orient : l’islam, Hegel et la
psychanalyse

Qu’est-ce que prendre soin d’une culture, porter un diagnostic sur une
religion ? À quel type d’explication, d’identification et de prescription
renvoie une question du type « qu’est-ce qui ne va pas avec l’islam ? » Des
interrogations de ce genre n’ont rien d’innocent, et il n’est pas difficile de
comprendre les raisons idéologiques de leur actuelle prolifération. Quels en
sont toutefois les enjeux, dès lors que la personne qui les pose n’est ni un
historien orientaliste, ni un conseiller de l’empire, mais un psychanalyste –
ou du moins, quelqu’un qui tire sa grille d’analyse et son autorité théorique
de Freud ou de Lacan ? Que se cache-t-il derrière les diagnostics
psychanalytiques de maladies, impasses ou malaises concernant l’islam et
la religion « en général » ? La psychanalyse ne représente certes pas la
force principale de la vaste coalition intellectuelle dont le but est de fournir
des images toutes prêtes de la politique, de la culture et de la mentalité
islamiques aux gouvernements et aux opinions publiques des grands pays
capitalistes. Mais la manière dont elle explore la relation entre le culturel et
le psychique présente un intérêt tout particulier. L’idée de fanatisme étant
aujourd’hui systématiquement rattachée au terrorisme et au
fondamentalisme « islamique », il peut être utile d’analyser son emploi dans
le registre psychanalytique, en particulière référence à l’un des principaux
axes de ce livre : la culturalisation et la psychologisation de la politique à
l’ombre du fanatisme, et la définition concomitante d’une norme politique
libérale. La rencontre de la psychanalyse et de l’islam peut révéler quelque
chose comme l’inconscient politique de la psychanalyse elle-même, en tant
que science et clinique profanes et, plus largement, elle peut montrer qu’une
certaine pensée psychanalytique pose implicitement l’équation entre
conviction politique et fanatisme. Comment et pourquoi une notion
politique normative du profane (terme qui ne doit pas être pris pour un
synonyme d’athéisme) a-t-elle pu se frayer un chemin dans la façon –
inspirée par la psychanalyse – de traiter de l’islam, du monde arabe et du
Proche-Orient ? En d’autres termes, comment le sujet de la psychanalyse –
clivé, désajusté et vide – a-t-il pu devenir normé en accord avec les
institutions et les idéaux de l’État libéral-démocratique (ou, pour reprendre
une expression d’Alain Badiou, capitaloparlementariste).
Je partirai du thème de la soumission psychique, de la soumission à l’Un,
caractéristiques des descriptions du sujet musulman en fanatique belliqueux
ou fataliste résigné. La formulation la plus significative de cette vision de
l’islam, où le psychisme s’efface dans l’unicité divine, et qui annonce les
réflexions psychanalytiques contemporaines issues du champ, vient des
remarques de Hegel dans ses philosophies de l’histoire et de la religion. En
philosophie comme en psychanalyse, c’est face à cette soumission à l’Un, à
cette forme extrême du monothéisme que la subjectivité « judéo-
chrétienne » est représentée comme la norme. De ce point de vue, l’islam
aurait transmis au sujet musulman sa propre incapacité à se séculariser :
incapacité à suivre la voie d’un monothéisme modéré, comme en Occident,
où l’unicité divine s’est affaiblie au travers de médiations spécifiquement
théologiques (La Trinité, le prochain, etc.) qui, une fois laïcisées,
disséminent leur contenu religieux dans l’ensemble du monde profane. Il est
intéressant de voir comment les concepts de civilisation, culture et
religion – essentiels dans la formation du discours sur le fanatisme – sont
travaillés par la psychanalyse. Ce qui amène à réfléchir sur la dépolitisation
impliquée par une approche atemporelle de ce qui est considéré comme
insuffisamment ou pas du tout laïcisé. Enfin, j’aimerais examiner comment
les discours philosophiques et psychanalytiques peuvent articuler religion,
politique et subjectivité sans reproduire ou réécrire le récit fantasmatique et
pernicieux qui structure notre espace politique et idéologique.
Le fanatisme de l’Un

Gil Anidjar a déclaré de façon provocatrice que si Montesquieu a inventé le


despotisme oriental, Hegel est l’inventeur des musulmans374. Hegel est en
effet le premier philosophe à avoir accordé, dans la Philosophie de
l’histoire et la Philosophie de la religion, une véritable place conceptuelle
aux « mahométans », le premier aussi à avoir défini l’islam comme une
religion politisée et fanatique. On nous objectera que ce sont les Lumières –
et en particulier Voltaire, auteur d’une pièce intitulée Le Fanatisme, ou
Mahomet le prophète –qui ont créé la figure moderne du fanatique. Cette
affirmation est exacte si l’on tient le fanatisme pour l’antithèse de la
tolérance religieuse et le fanatique pour un sujet violent, monomaniaque et
habité par une forme théologique de déraison. Mais au XVIIIe siècle, le
concept de fanatisme n’est nullement associé à une religion particulière. Par
exemple, le Mahomet de Voltaire n’est pas lui-même un fanatique, c’est un
imposteur lubrique qui se sert habilement de la propension humaine au
fanatisme et à la superstition : il peut tout aussi bien représenter les ennemis
catholiques de Voltaire – et d’ailleurs l’islam a souvent rempli cette
fonction dans les libelles de cette époque375. On peut donc considérer la
conception hégélienne du Fanatismus comme indépendante du fanatisme*
voltairien – et même de la Schwärmerei kantienne.
Avec Hegel, le fanatisme n’apparaît plus seulement comme volonté
irrationnelle et arbitraire d’imposer au monde des croyances et pratiques
particulières : il devient une forme d’universalité. Parce que la religion
islamique et la subjectivité musulmane prétendent à l’universel, elles se
rapprochent de certaines formes de subjectivité qui ont marqué la
phénoménologie historique et politique de l’Esprit européen. Dans sa
Philosophie de l’histoire, Hegel qualifie l’islam de « Révolution de
l’Orient» – révolution dont il décrit le contenu en des termes fortement
universalistes :

[L’islam] brisa toute particularité et toute dépendance, éclairant et


purifiant l’âme, en faisant de l’Un abstrait seul, l’objet absolu et de
même de la pure conscience subjective, de la science de cet Un seul,
l’unique fin de la réalité, – de l’inconditionné, la condition de
l’existence376.

On pourrait ne voir dans ce passage qu’une réduction orientaliste de l’islam


à un statut de monolithe doctrinal et culturel. Ce serait oublier que Hegel est
l’un des rares philosophes européens à avoir reconnu une dignité spirituelle
et conceptuelle à cette religion : au lieu de la couvrir, comme tant d’autres
l’ont fait, des lascifs oripeaux du despotisme oriental, il la dépeint, dans un
registre que l’on pourrait dire métareligieux, comme l’un des points
culminants de la pensée abstraite. Le « principe oriental », comme il
l’appelle, commande la destruction de la particularité mondaine et une
élévation spirituelle à l’Un, « ce lointain, […] cette puissance [où] disparaît
toute borne » – c’est pourquoi Hegel, dans le sillage des réflexions de Kant
sur l’iconoclasme, qualifie l’islam de « religion de la sublimité ».
L’islam dépasse le judaïsme en se détachant de toute particularité
ethnique ou nationale et en se donnant l’universel pour objet exclusif377.
Mais il tombe du même coup dans un excès d’universalité. Dans cette
religion en effet,

la subjectivité n’a pour matière de son activité que ce culte ainsi que
l’intention de soumettre le monde à l’Un. […] la subjectivité […] est
vivante et infinie ; c’est une activité qui, apparaissant dans le monde,
le nie, n’agissant et n’intervenant que pour l’existence du culte pur de
l’Un378.

Cet Un absorbe (et absout) une subjectivité purement négative. Le Dieu de


l’islam ne connaît aucune limitation, il déborde la totalité de l’expérience et
du langage humains – ou, pour employer une terminologie lacanienne, il est
le Réel irreprésentable qui vient coloniser et ruiner l’ordre symbolique. Le
sujet islamique est un sujet sans qualités ni prédicats : en tant que politique
de l’Un, l’islam exclut toute liberté individuelle et toute différenciation
sociale. Son seul moyen de rassembler les fidèles réside dans le lien abstrait
de l’unité divine, qui les pousse constamment à la conquête en leur
insufflant une « énergie379 » générique. À partir de cette représentation de
l’islam, Hegel réarticule les tropes traditionnels de l’orientalisme européen :
si l’islam est expansionniste – et si ses sujets se montrent aussi héroïques –,
c’est parce qu’il se fonde sur un pur universel abstrait ; le caractère
insubstantiel ou « inorganique » de son organisation sociale explique sa
tendance à la stagnation et au déclin, et l’inclination de ses sujets à se
vautrer dans la sensualité et la débauche dès lors que s’émousse en eux la
passion de l’Un.
C’est ainsi que Hegel en vient à associer l’islam au fanatisme :

L’abstraction dominait les mahométans ; leur but était de faire valoir le


culte abstrait ; et ils y ont tendu avec le plus grand enthousiasme. Cet
enthousiasme était du fanatisme, c’est-à-dire, l’enthousiasme pour un
abstrait, pour une idée abstraite, qui se comporte négativement à
l’égard de ce qui existe. Le fanatisme ne consiste essentiellement qu’à
se comporter à l’égard du concret en dévastateur et en destructeur380.

L’islam est par essence une religion « fanatique » parce qu’elle exclut toute
forme singulière ou concrète de subjectivité (c’est-à-dire de liberté). Le
paradigme de la liberté morale et politique réside dans le christianisme,
« religion consommée » qui s’est dépassée en s’intégrant à l’État moderne.
On pourrait considérer cette analyse comme une « schématisation
insensible », traduisant une vision uniforme de l’islam et posant une
« différence absolue et systématique » entre l’Occident chrétien, « rationnel,
humain, supérieur », et l’Orient islamique, « aberrant, sous-développé,
inférieur381 » – et nous avons d’ailleurs noté que Hegel entretient un rapport
complexe avec ces thématiques orientalistes. Mais les choses ne sont pas si
simples : car la Révolution de l’Orient rejoint, par son fanatisme même, la
Révolution de l’Occident.
C’est ce que montrent les Leçons sur la philosophie de la religion
(1824), où Hegel élargit sa dialectique des religions au champ politique. S’il
réaffirme son analyse de l’islam comme impasse liée à un excès
d’universalité, comme religion fanatique de la destruction au nom de l’Un
et par l’Un, il va plus loin, établissant une isomorphie entre l’abstraction
fanatique de l’islam et l’égalitarisme abstrait de la Terreur :

La doctrine islamique repose simplement sur la peur de Dieu : Dieu


doit être vénéré comme l’Un, et cette abstraction ne saurait être
dépassée. L’islam est par conséquent la religion du formalisme, un
parfait formalisme excluant la naissance de toute opposition. Or là
encore, dans la Révolution française, la liberté et l’égalité furent
affirmées de telle façon que toute spiritualité, toute loi, tout talent,
s’effacent devant cette abstraction ; l’ordre public devait venir
d’ailleurs et s’affirmer par la force contre cette abstraction. Car ceux
qui s’accrochent à l’abstraction ne sauraient permettre à aucune
détermination d’apparaître, puisqu’alors quelque chose de particulier
et de distinct viendrait s’opposer à cette abstraction382.

Ceci peut bien sûr être lu comme l’archétype d’une tradition de pensée
libérale qui, à travers la notion de religion politique, dévalue toute forme
d’universalisme affectant les projets de soumettre les médiations sociales à
l’unité d’un principe abstrait (Dieu ou l’Égalité). Mais Hegel ne se résume
pas à cette dimension et ne saurait être rangé parmi les tenants de cette
tradition.
Le fanatisme contre l’État

Si l’on en juge par sa philosophie de l’histoire et par son analyse de la


Révolution française, on peut dire qu’il existe, selon Hegel, un « fanatisme
nécessaire et légitime » : en vertu précisément de son caractère destructeur
et abstracteur, le fanatisme peut fonctionner comme « agent de
modernisation383 ». Mais ce jugement n’est pas généralisable à l’ensemble
de la philosophie hégélienne. En effet, dans la Philosophie du droit, le
fanatisme n’est plus envisagé comme un moment nécessaire de l’aventure
historique de l’Esprit. Hegel semble alors se rapprocher de l’idée
voltairienne de tolérance et de l’approche corrélative du fanatisme, car il ne
voit plus dans ce dernier qu’une prétention exclusive et pathologique à la
vérité et à la rationalité qui se pose comme supérieure à l’État. Si la religion
et l’État partagent le même contenu, et si la religion peut servir à intégrer
les citoyens à l’État, ces deux domaines diffèrent par leur forme. En outre,
alors que l’État fonde son savoir sur une rationalité déterminée et
différenciée, qu’il incarne l’Absolu comme universel concret, qu’il articule
les particularités sans les supprimer et qu’il leur garantit un certain degré de
liberté et d’autonomie, le contenu de la conscience religieuse se manifeste
« sous la forme du sentiment, de la pensée représentationnelle et de la
foi384 ».
Lorsque la doctrine religieuse outrepasse le domaine de l’intériorité pour
empiéter sur le droit objectif, monopole de l’État, lorsque « les
communautés dont la doctrine en reste au niveau de la pensée
représentationnelle adoptent une attitude négative à l’égard de l’État385 », et
que leur « piété polémique » (l’expression est de Hegel) les pousse à une
collision frontale avec ce dernier, surgit le problème du fanatisme. Sont
donc fanatiques les communautés religieuses qui cherchent à « conférer une
objectivité à [leur] doctrine (conçue par le biais de la représentation) face à
l’État386 ». Le fanatisme « veut nécessairement des représentations
abstraites », et « toute particularisation [juridique] se révèle incompatible
avec l’indétermination essentielle de la pensée représentationnelle387 ». En
ce sens, il est « haine du droit, du droit légalement déterminé388 ».
Parce que le fanatisme veut imposer le « formalisme » pur d’une
« subjectivité inconditionnée », il rejette l’État moderne dans ses
fondements mêmes : celui-ci se fonde sur une reconnaissance rationnelle
des différences, refuse de soumettre l’individualité à un Absolu abstrait,
donne à la société une articulation juridique déterminée, et se pose comme
supérieur aux doctrines et communautés religieuses particulières. En
d’autres termes, le fanatisme s’oppose à la vision hégélienne de la
modernité profane. Mais Hegel n’est pas Voltaire : en soulignant cette
opposition, il ne cherche pas seulement à immuniser la société contre les
particularismes religieux et les conflits qu’ils engendrent ; il s’agit surtout
de montrer que se joue là un conflit philosophique entre deux universels,
qui entrent en rivalité quand la conscience religieuse refuse la place
subordonnée qui est la sienne.
On peut tirer des enseignements généraux de cette analyse. Tout d’abord,
le fanatisme brandissant la politique de l’Un comme principe d’action
indifférencié, ne peut être qu’abstracteur et destructeur. Il a pour dimension
subjective et affective un « enthousiasme pour l’abstrait ». En tant que
moment du développement de l’Esprit (sous la Terreur, par exemple), on
doit lui accorder une certaine dignité dialectique. Mais dans l’État moderne,
l’objectivité du droit et la différenciation de la société subsument la
conscience religieuse dans une communauté politique profane : le
fanatisme – cette « piété polémique » – ne peut donc qu’apparaître comme
une pathologie. Et, dans la mesure où il conteste l’État, « le fanatisme
religieux est nécessairement politique par nature – il s’agit par définition
d’une espèce du fanatisme politique389 ». Affirmant que l’islam est une
religion profondément politique, donc expansionniste, Hegel suggère
qu’une religion de l’Un ne peut être qu’une politique de l’Un. Ce fanatisme
est la parfaite négation de la politique moderne, où l’État différencié,
subsumant sous sa loi les doctrines et subjectivités religieuses, rend
concrètement possible l’unité-dans-la-différence. L’État a donc aussi pour
tâche d’éduquer les croyants et les communautés religieuses pour les
amener à (re) connaître l’objectivité du droit et les limites de la foi.
Terroristes, pervers et psychotiques

Les analyses contemporaines de la subjectivité politique islamique n’ont


pas de lien direct avec Hegel, mais l’on peut utilement les rattacher au
complexe d’idées que ce dernier déploie sous la rubrique du fanatisme.
L’exemple de Bruno Étienne est particulièrement intéressant. Il a étudié les
courants suicidaires et apocalyptiques de l’islamisme sous l’angle du
fanatisme. Le fanatisme est selon lui transgressif, car il « traduit un
glissement du champ religieux au champ politique390 ». Soumis aux
injonctions transcendantes venues d’un autre monde, le fanatique est le
principal ennemi de la société civile. C’est un paranoïaque qui rejette toute
altérité, et qui ne peut exprimer sa croyance qu’à travers la profanation391.
Comme l’écrit Étienne : « Exclure l’altérité en accomplissant des meurtres
purificateurs implique cependant que l’on se sente agressé de toutes parts.
Cette fermeture paranoïaque tient au fait que tout idéal du “moi” est
confondu avec un “nous” idéal imaginaire islamique dans l’Unité absolue,
la Tawhîd : l’Unicité de Dieu induit l’unicité de la ‘Umma, et donc la fusion
dans l’Un392. » Cet idéal de fusion représente pour lui l’un des traits
constitutifs du fanatisme politique dans le monde musulman contemporain.
Il peut ainsi affirmer, à propos d’un terme arabe doté d’une heureuse
homophonie avec notre sujet :

FANA […] signifie l’extinction dans l’Un. […] Les fanatiques sont
donc tous ceux qui constituent la maison (Mîthl Bayt), le temple de
l’Unicité. […] Le fanatique est la vérité et celle-ci est une : elle
l’anime, l’agite et l’arme. Il n’a point à la rechercher dans le doute, à
construire, à découvrir le vrai, à cheminer. Il jouit sans délai et sans
relais d’une certitude immédiate et totale qui l’habite, le possède tout
entier et le propulse. Violemment. Rassemblés, les fanatiques croient
qu’ils sont les seuls serviteurs organisés du Tout-Vrai, de l’Un dont ils
sont les instruments ; ils haïssent ceux qui l’ignorent et ils veulent que
le monde se plie à la loi de l’Un qui plie l’univers à sa nécessité393.

Cette idée d’une fureur abstraite inspirée par l’Un fait écho à la
phénoménologie hégélienne du fanatique (islamique). Mais Étienne ne se
satisfait pas de reproduire cette image traditionnelle. À ses yeux, une
explication psychanalytique s’impose : il trouve dans le concept de pulsion
de mort la traduction clinique de la notion théologique de Fan, et
l’explication du fanatisme terroriste : « La pulsion de mort résulte d’un
trop-plein d’énergies rendues libres par l’échec des capacités contenantes de
représentations. Le trop-plein d’excitations entraîne une rupture : l’acteur
ou agent […] est vide de des propres désirs. Il est alors l’objet d’un
mouvement de déliaison dont la névrose de guerre est l’exutoire.394 » Cette
position présente d’intéressants points communs avec le travail – par
ailleurs bien plus riche et sérieux – de Fethi Benslama, qui considère que la
psychanalyse doit envisager l’émergence de l’islamisme radical dans les
termes de « la césure du sujet de la tradition et [du] déchaînement de forces
de destruction de la civilisation qui en découlent directement395 ».
Le travail d’Étienne mobilise la notion de pulsion de mort de façon trop
sommaire pour mériter un examen approfondi. On notera cependant qu’il la
situe au carrefour d’une énergétique spéculative (« trop-plein
d’excitations ») et d’une idée de « représentation » qui oscille entre
l’imaginaire et le symbolique. L’idée selon laquelle le fanatique vient saper
des représentations (ou des médiations) qui possèdent une fonction
canalisatrice et civilisatrice est un passage obligé des discours faisant du
fanatisme la contrepartie antipolitique et hyperpolitique du sujet
moderne396. À cet égard, on rappellera que Hegel, dans sa Philosophie du
droit, critique le fanatisme religieux pour le motif précis qu’il constitue une
forme de pensée représentationnelle – ou, pourrait-on dire, une politique de
la dévotion, incompatible avec l’intégration de la politique et de la religion
dans la rationalité objective de l’État. Ainsi, pour Hegel, médiation et
représentation ne sont pas synonymes.
En opposant l’excès d’énergie et la représentation canalisatrice, Étienne
fonde son analyse de l’insurrection, de la violence et du terrorisme politico-
religieux sur la figure classique du fanatique : sa dévotion à une passion
destructrice et homogénéisante doit être comprise à partir de ce qu’elle nie
(la différence entre dogme religieux et société civile, sacré et profane, soi et
autre, etc.) plutôt que par le rapport qu’elle entretient avec un répertoire
symbolique et imaginaire déterminé.
À l’opposé, par son analyse de la politique religieuse en termes de
perversion, Slavoj Žižek peut servir d’antidote à cette école de pensée qui
ne voit dans l’extrémisme politico-religieux qu’une pulsion destructrice et
antireprésentationnelle.
Dans un ouvrage récent, Žižek commente une lettre envoyée à Ayaan
Hirsi Ali par Mohammad Bouyeri, l’assassin du sulfureux réalisateur
néerlandais Theo van Gogh. Dans la déclaration ultrafanatique de Bouyeri –
« Ni discussions, ni manifestations, ni pétitions : seule la Mort séparera la
Vérité des mensonges » –, Žižek perçoit une projection de la division sur
l’Autre, tactique typique du pervers : « Le pervers prétend avoir un accès
direct à la figure du grand Autre (qu’il s’agisse de Dieu, de l’histoire ou du
désir de son partenaire). Ainsi, ôtant toute ambiguïté au langage, il peut agir
directement comme l’instrument de la volonté du grand Autre397. » Bouyeri
devient un sujet indivis (un agent de la colère de Dieu) en projetant la
division, d’une part, sur son antithèse Hirsi Ali (« incohérente avec elle-
même, n’ayant pas le courage de ses croyances ») et d’autre part, sur Dieu,
qui garantit une séparation absolue entre le Vrai et le Faux. Žižek peut donc
utiliser cette sinistre vignette pour affirmer que le « fondamentaliste » (tout
comme le « libéral cynique ») est du côté du savoir, et l’athée militant de
celui de la croyance.
Cette position lacanienne a le mérite de n’envisager le violent rejet du
profane ni comme pure négation des limites et des contraintes, ni comme
désir d’absorption et d’annihilation dans l’Un. Le cas de Bouyeri ne nous
confronte pas à l’abîme de l’intériorité ; si ce personnage nous dérange
autant, c’est au contraire parce qu’il extériorise son fanatisme. Ici, le sujet
ne surmonte pas sa division interne par le biais d’une fusion psychotique,
mais en stigmatisant un autre divisé (la cible de Bouyeri est « incohérente
avec elle-même ») et en se soumettant à un Autre qui divise (un Dieu de
colère). Parce que le pervers croit accomplir par ses actes la volonté divine,
il n’est pas affecté du type de psychose si souvent attribué au fanatique ;
parce que sa négation de la division passe par la médiation de l’Autre, il
contredit l’hypothèse d’un fanatisme de la fusion ; enfin, parce qu’il
extériorise son savoir, l’idée reçue d’un fanatique entièrement absorbé dans
sa conviction devient absolument intenable.
La norme chrétienne

Bien que le paradigme du fanatisme et des formes psychiques censées


l’accompagner (« l’enthousiasme pour un abstrait ») soit étroitement liée à
l’histoire de la réception philosophique et orientaliste de l’islam –
n’oublions pas que Hegel a baptisé l’Arabie das Reich des Fanatismus –, et
malgré sa récente destinée géopolitique, il a aussi connu nombre d’autres
applications : dans leurs campagnes contre le fanatisme, les philosophes*
ont souvent opposé la tolérance du monde islamique aux querelles
religieuses qui déchiraient l’Europe. Aujourd’hui, en Occident, on aurait
plutôt tendance à opposer le sécularisme chrétien au monde islamique : si
l’islam traverse une grave crise, c’est parce qu’il a échoué à se séculariser ;
si sa civilisation occupe une place subalterne, c’est parce qu’elle a échoué à
se séculariser ; si elle est le terreau d’une « rage » collective, c’est parce
qu’elle a échoué à se séculariser. Comme l’écrivait Bernard Lewis dans un
article tristement célèbre : « Il n’y a là rien de moins qu’un choc de
civilisations – la réaction peut-être irrationnelle mais incontestablement
historique d’un vieux rival, qui s’élève contre notre héritage judéo-chrétien,
notre époque profane et leur expansion mondiale398. »
Cette continuité présumée entre « notre » héritage judéo-chrétien et
« notre » époque profane joue un rôle significatif dans l’approche
psychanalytique de l’islam. Pour reprendre les termes d’un débat récent
particulièrement vif, on pourrait poser la question ainsi : existe-t-il un
Sonderweg (chemin séparé) psychique qui ferait pendant au Sonderweg
profane de l’Occident chrétien ? La psychanalyse serait alors obligée
d’admettre, non seulement qu’elle relève de cette voie, mais qu’elle
entretient un rapport différentiel (voire normatif) avec le « sujet
islamique399 ». Elle pourrait se faire l’accoucheuse du sécularisme – une
institution qui reconnaît une certaine normativité aux paramètres
d’acculturation (et de pathologie, d’anomalie, dislocation) caractéristiques
de la chrétienté occidentale et de son héritage profane. Mais n’y a-t-il pas
un piège à vouloir « séculariser » le sujet psychanalytique, à faire de la
psychanalyse une clinique profane ? Le sécularisme – qui constitue déjà un
idéal politique, « une ontologie et une épistémologie400 » – peut-il aussi
faire valoir ses prétentions sur le psychisme ?
Un article de Žižek sur l’ouvrage de Benslama, La Psychanalyse à
l’épreuve de l’Islam, offre quelques éléments de réponse401. Žižek est allé
très loin (bien plus que Badiou par exemple) dans le sens d’une
réarticulation et d’une défense de ce qu’on pourrait appeler, à la suite de
Bloch, l’athéisme dans le christianisme et le christianisme dans
l’athéisme402. En s’attachant à exhumer le noyau non pervers du
christianisme – le christianisme comme expression codée d’une subjectivité
éthico-politique fondée sur l’inexistence de l’Autre –, Žižek a tenté de
théoriser le sujet politique comme universel singulier. Un certain nombre de
ses textes, et plus particulièrement La Marionnette et le nain, étudient la
dialectique complexe unissant christianisme et judaïsme, Amour et Loi,
pour dégager le noyau matérialiste et acosmique de la théologie et de la
subjectivation. L’« islam » a-t-il une place dans cette entreprise403 ?
Comme le remarque Žižek, cette religion pose un problème à l’historien
enclin aux approches téléologiques : d’abord, parce qu’elle est apparue
après le christianisme, « religion ultime », elle constitue un anachronisme
embarrassant ; ensuite, elle est géographiquement « déplacée » – ce que
Lévi-Strauss notait à regret : l’islam occupant une zone située entre
l’Occident chrétien et l’Orient, il empêche la réunion des deux « moitiés »
de la civilisation humaine. Žižek s’accorde avec Benslama pour dire que
l’« archive » ou le « support mythique, secret et obscène » de l’islam
réside – comme on pouvait s’y attendre – dans le rôle symbolique et
épistémologique joué par la musulmane voilée (« en dernière instance, la
fonction du voile est précisément de soutenir qu’il y a quelque chose, la
Chose substantielle, derrière le voile »). Mais pour l’heure, Žižek n’a pas pu
(ou pas voulu) articuler avec l’islam une rencontre philosophique, comme il
l’a fait à plusieurs reprises avec le judaïsme et le christianisme. Et en règle
générale, il n’évoque pas l’islam comme modèle potentiel de formes
émancipatrices de subjectivation, mais comme éthos politique ou comme
forme concrète d’antagonisme.
Pour Žižek, l’islam n’est pas le précurseur de la matrice (chrétienne) de
l’universel (singulier), mais un autre universel. Il apparaît décalé ou
anachronique car, contrairement au christianisme, il s’est révélé incapable
de distinguer le politique du religieux, incapable donc de contribuer à la
sécularisation de l’autorité politique et du pouvoir social.
La raison en est simple : l’islam, religion de l’Un, ignore la forme
singulière ou concrète de la subjectivité, c’est-à-dire la liberté. Ainsi réduit
à un universalisme abstrait, il devient l’antithèse non dialectique de
l’universel singulier que constitue l’athéisme chrétien. Žižek pourrait donc
s’accorder avec ce juge italien répliquant à une mère finlandaise, qui voulait
faire interdire les crucifix dans les salles de classe, qu’il s’agissait d’un
« symbole du sécularisme ». Car Žižek – en cela l’héritier de Hegel –
confond l’athéisme méthodologique de la psychanalyse avec le récit
normatif de la sécularisation : ce récit présuppose que pour accéder à la
modernité, le sujet doit traverser une série de figures théologiques,
historiques et psychiques spécifiquement chrétiennes (La Trinité,
l’incarnation, l’absurdité de la foi, etc.).
Malgré l’athéisme proclamé de la psychanalyse, si elle ne distingue pas
clairement le refus de la transcendance de l’épopée historico-philosophique
du christianisme, elle risque de devenir une défense culturaliste de « notre »
héritage occidental, un discours normatif adressant des injonctions obtuses
aux « musulmans » (« vous devez vous réformer », etc.). Cette stratégie
téléologique profane a presque toujours pour conséquence d’« enfermer
l’Autre dans la religion pour mieux l’exclure de la politique404 ». Du même
coup, elle rapporte les luttes sociales ou les stratégies géopolitiques à une
« culture » ou à des « mentalités » mal définies. À défaut de rompre
totalement avec cette approche, la psychanalyse ne parviendra jamais à
vraiment se démarquer des recherches coloniales sur l’« esprit » indigène.
À ceux qui souhaitent utiliser la psychanalyse pour aider les « Arabes »
ou les « musulmans » à se séculariser, à devenir enfin des sujets modernes
souffrant de pathologies modernes (plutôt que des fanatiques coincés entre
une tradition en déclin et la peur de l’« occidentoxication »)405, on pourrait
adresser une dernière objection : en croyant participer au progrès du
sécularisme, ne sont-ils pas les dernières victimes des ruses du
christianisme ? L’analyse d’Anidjar conforte pleinement cette idée :

Le christianisme […] a activement œuvré au désenchantement de son


propre monde en se divisant en privé et en public, en politique et en
économique, et bien sûr, en religieux et en laïque. Et il s’est retourné
contre lui-même dans une série complexe et ambiguë de mouvements
parallèles, de gestes et de rituels continus, de soulèvements et de
renversements réformistes et contre-réformistes, révolutionnaires et
contre-révolutionnaires. Lentement il en est venu à nommer l’objet
auquel il a fini par prétendre s’opposer : la « religion ». À la manière
de Munchausen, il a tenté de se libérer, de s’arracher à sa propre
condition : il a jugé qu’il n’était plus chrétien ni « religieux ». Le
christianisme (autrement dit, pour clarifier ce point une dernière fois,
la chrétienté d’Occident) s’est jugé et s’est nommé, s’est réincarné
donc, comme « profane ». […] Le christianisme a inventé la
distinction entre le religieux et le profane, et c’est de cela qu’il a fait
une religion. C’est de la religion – non de lui-même – qu’il a fait un
problème. Et un objet de critique qu’il fallait rien de moins que
dépasser406.
Retour à Freud

Parce qu’elle reconnaît au sécularisme chrétien une normativité historique


et psychique, la psychanalyse s’empêche de penser adéquatement la
politique et la culture. Plus grave encore, elle ethnicise et culturalise
l’inconscient en croyant pouvoir comprendre les « musulmans », leurs
troubles psychiques et leurs difficultés politiques à partir des textes
religieux. Ce « textualisme » constitue l’une des principales opérations de
l’orientalisme tel qu’il a été disséqué par Edward Said. Or, non seulement le
rapport entre psychologie individuelle et psychologie de groupe est
extrêmement variable, mais il n’est jamais une simple affaire d’expression
ou d’émanation. Comme le souligne Mladen Dolar, chez Freud,

l’inconscient n’est ni individuel ni collectif – l’inconscient individuel


repose sur une structure sociale, tandis que l’inconscient collectif
exigerait une collectivité définie, une communauté à laquelle il
appartiendrait, or il n’existe pas de communauté donnée d’avance.
L’inconscient « prend place » précisément entre les deux, dans les liens
qui s’établissent entre un individu (devenant sujet) et le groupe auquel
il appartient. Il n’y a pas, à strictement parler, d’inconscient individuel
ou collectif : l’inconscient intervient au niveau du lien établi entre les
deux407.

Pas plus que le « christianisme », l’« islam » n’est une structure sociale
uniforme ou une revendication monolithique. On se fourvoie si l’on pense
pouvoir tirer des enseignements politiques de cette approche. Le
christianisme et l’islam continuent certes d’alimenter les fantasmes, mais ce
n’est pas parce que les militants et idéologues présentent leur religion
comme une entité théologiquement unifiée et textuellement cohérente que
les critiques et chercheurs doivent les imiter. Traiter la subjectivité politique
comme l’expression d’une essence culturelle et religieuse revient à
renforcer les discours civilisationnels stériles qui ont connu un nouvel essor
avec les récents conflits géopolitiques. Il serait plus judicieux d’examiner
les formes psychiques dont l’impact serait plus spécifiquement politique.
C’est là tout le mérite de l’ouvrage d’Alain Grosrichard, Structure du sérail,
qui démontre que la psychanalyse peut non seulement éviter les erreurs de
la pensée civilisationnelle ou culturaliste, mais aussi produire une critique
intelligente, dialectique et historique des fantasmes qui informent notre
pensée politique. Dans ce livre, la relation entre textes et fantasme,
l’inscription de l’altérité « culturelle » dans l’inconscient, ne prennent
jamais une forme expressive fallacieuse – il n’est jamais question de se
plonger dans le Coran pour y dénicher les fantasmes des musulmans
d’aujourd’hui, ni d’examiner la théologie islamique pour spéculer sur les
problèmes d’autorité dans l’actuel monde musulman. Pour Grosrichard, la
critique psychanalytique de l’idéologie doit comprendre comment le
fantasme de la politique (ou de l’antipolitique) de l’Autre structure le nôtre,
comment la croyance aux croyances de l’Autre nous autorise à croire que
nous ne croyons pas. Comme l’écrit Dolar, les fantasmes ne nous
apprennent pas grand-chose sur leurs objets (chez Grosrichard, le sérail et le
despotisme oriental), mais ils en disent long sur ceux qui les produisent et
les défendent. Nous projetons notre impuissance et nos incohérences sur un
Autre lointain, et nous nous déchargeons sur lui de notre propre croyance à
l’autorité. Le sujet européen est ainsi conduit à croire que « quelque part,
dans une lointaine contrée d’Asie, il y a des gens assez naïfs pour croire ».
Cette opération le déleste, lui, le sujet profane et désenchanté, de son
fardeau psychique, du rapport trouble qu’il entretient avec l’autorité
politique. À travers le fantasme orientaliste du sérail, il peut déléguer à des
« sujets supposés croire » sa propre croyance au pouvoir despotique et à la
jouissance de l’Autre. L’image qu’il se fait de lui-même, celle d’un sujet
autonome, sceptique et libre, repose donc sur une scène lointaine, marquée
par la superstition, le fanatisme et la soumission absolue408.
La critique développée par Grosrichard souligne que le fantasme
(politique ou religieux) est toujours fantasme des croyances de l’autre, et
bien sûr, fantasme au sujet des fantasmes de l’autre. En outre, comme le
montrent les aventures de la notion de despotisme oriental, l’idée que
l’autre possède une culture ou une religion unifiée est elle-même un
fantasme entretenant la croyance que nous occupons une position cohérente
et unifiée – dans le cas analysé par Grosrichard, celle d’une politique
libérale qui a entièrement éradiqué l’esclavage et la soumission aveugle.
L’étude des fantasmes politiques révèle donc comment les relations avec les
autres (et leur absence) structurent des identifications fragiles. Le fantasme
que leur civilisation est pleine et autonome « nous » procure une sécurité
factice et le sentiment d’appartenir à une civilisation cohérente et unifiée –
surtout quand cette civilisation (comme l’a montré le récent engouement
pour l’athéisme ou le sécularisme judéo-chrétien) considère qu’elle seule a
su dépasser les contraintes organicistes imposées par les civilisations, les
cultures ou les religions « traditionnelles » : qu’elle seule est une culture
que l’on possède plutôt qu’une culture par laquelle on est possédé409.
L’analyse politico-relationnelle du fantasme proposée par Grosrichard et
Dolar possède un fort potentiel critique, à la différence du modèle expressif-
civilisationnel qui entretient l’illusion que l’on peut accéder à l’inconscient
politique et collectif de l’autre en étudiant ses textes théologiques ou ses
mythes. Said défendait précisément ce modèle politico-relationnel lorsqu’il
écrivait que « Freud nous a donné une profonde illustration de l’idée que
toute identité communautaire, même la plus définissable, la plus identifiable
et la plus affirmée – pour lui, l’identité juive –, se heurte à des limites
internes qui l’empêchent de coïncider pleinement avec une seule et unique
Identité410 ».
Said opposait le sécularisme humaniste à ces philosophies de l’histoire
qui se plaisent tant à pontifier au sujet de « notre » héritage (chrétien),
l’athéisme, la tolérance, le libéralisme et ainsi de suite. Il fondait son
entreprise sur la notion de verum factum, l’« idée profane que le monde
historique est fait, non par Dieu, mais par des hommes et des femmes, et
qu’il peut être compris rationnellement, à partir du principe formulé par
Vico dans sa Science nouvelle : nous ne pouvons réellement connaître que
ce que nous faisons, ou, pour le dire autrement, nous pouvons connaître les
choses en fonction de la manière dont elles sont faites411 ». Contre Anidjar,
qui ne voit dans le sécularisme qu’une ruse de l’« impérialisme
chrétien412 », il faut défendre l’idée – cruciale pour la psychanalyse
freudienne – d’un sécularisme comme athéisme méthodologique : une
enquête matérialiste, naturaliste et pratique sur le comportement
transindividuel et les structures psychiques, une approche qui, pour
paraphraser Althusser, fera tout pour « ne pas se raconter d’histoires ». Mais
il faut aussi refuser le discours culturaliste qui prétend plus ou moins
ouvertement que certains fantasmes ou mythes sont supérieurs à d’autres.
C’est justement ce dont se départit Freud dans son analyse de l’illusion
religieuse : d’une part, du concept chrétien de religion critiqué par Anidjar
et du récit apologétique de la sécularisation chrétienne qui le sous-tend ;
d’autre part, d’une apologétique du sécularisme qui ne se préoccupe que de
la distance qu’il convient de maintenir entre le politique et le religieux, et
qui érige bien souvent le libéralisme en vérité pure, exaltant ses actuels
territoires comme des « terres de liberté ». Freud adopte une perspective
radicale, désenchantée et inspirée des Lumières pour émanciper l’humanité
de l’illusion. En conséquence, la question n’est absolument pas, pour lui, de
déterminer quelle place sociale accorder à la religion, et encore moins de
dénoncer les illusions des autres afin de mieux justifier les siennes propres.

L’emploi générique fait par Freud de la catégorie de religion est certes


problématique, mais il a le grand mérite de rompre avec le discours
culturaliste, qui cherche toujours à déterminer quelle religion est la
meilleure, la plus émancipée, la plus civilisée – ou, pour reprendre une
expression de Hegel à propos du christianisme, la plus « consommée413 ».
Son approche irrévérencieuse témoigne d’une salutaire indifférence aux
formes spécifiques revêtues par la religion – et par l’illusion en général. Il
écrit dans un article de 1907 : « On pourrait se risquer à concevoir la
névrose obsessionnelle comme constituant un pendant pathologique de la
formation des religions, et à qualifier la névrose de religiosité individuelle,
la religion de névrose obsessionnelle universelle414. » En digne héritier des
Lumières, Freud s’intéresse donc avant tout à la structure anthropologique
de la croyance. Son athéisme méthodologique n’est pas exempt de tout
discours métapolitique415, mais à la différence du sécularisme ou de
l’« athéisme chrétien » inspiré par certains psychanalystes, il ne débouche
pas sur de nouveaux fantasmes politiques, sur de nouvelles illusions
d’autonomie ou de supériorité culturelle.
Cette lutte patiente contre la « névrose obsessionnelle universelle » est
dégagée de tout esprit partisan (religieux ou culturel) et de la croyance
douteuse au potentiel émancipateur et à la supériorité de certaines illusions.
En matière de religion, il est risqué de s’en remettre au kantisme ou à
l’idéalisme allemand, car alors la tentation serait grande de faire de la
psychanalyse une simple variante sécularisée de la théologie chrétienne.
Parce qu’il est plus proche du réductionnisme intransigeant qui caractérisait
le matérialisme du XVIIIe siècle, parce qu’il est un fervent défenseur des
Lumières radicales, Freud est un guide bien plus fiable pour étudier la
relation entre vie psychique et vie religieuse sans faire ressurgir mythes et
fantasmes, ni réintroduire les consolations de la religion sous couvert
d’incroyance. Si la psychanalyse se fonde sur une méthodologie athée et
scientifique, elle ne saurait servir à l’interminable « sécularisation » du
christianisme ou à l’étude dépolitisante des fantasmes culturels et religieux
supposés des habitants de contrées lointaines. La croyance par procuration –
croyance à la croyance de l’autre et à son fanatisme – ne saurait se
substituer à une lutte laborieuse contre nos illusions.
V. Le choc des abstractions : retour sur Marx et la
religion

Le seul service que l’on puisse rendre encore, de nos jours, à Dieu
est de faire de l’athéisme un article de foi coercitif.
Engels, « Le Programme des émigrés blanquistes de la Commune »

La « vérité de la religion » – ce que la religion est réellement – se


découvre dans la philosophie […]. La vérité de la philosophie
– ce que la philosophie est réellement – se découvre dans la
politique […]. La vérité de la politique, donc de l’État, […] se
trouve dans la société : les rapports sociaux expliquent les formes
politiques.
Henri Lefebvre, La Sociologie de Marx

Dans une biographie qu’il a plus tard désavouée, E. H. Carr brosse un


impitoyable portrait de Karl Marx en intellectuel fanatique. Pour l’historien
britannique, Marx n’était pas seulement convaincu de la justesse de sa
doctrine et de sa cause : « avec la foi du fanatique dans les choses
occultes », il croyait aussi sincèrement qu’elles allaient changer le monde.
Le fanatisme de Marx était plus intellectuel qu’émotionnel, et c’est la
logique de son système qui l’entraîna dans une espèce de folie. De là une
« intolérance fanatique […] si éclectique dans le choix de ses victimes qu’il
n’est guère aisé de découvrir les lois qui la régissent416. »
Cette image d’un Marx fanatique ne résiste pas à l’examen : s’il fut toute
sa vie un redoutable polémiste et un penseur intransigeant, il fut aussi un
travailleur infatigable, doué d’une curiosité politique et d’une intelligence
sceptique qui sont sa marque propre. Le dénigrement du marxisme comme
dogme fanatique ou comme religion politique a cependant la peau dure.
Deux aspects de l’idée de fanatisme reviennent sans cesse dans les critiques
qui lui sont adressées : d’une part, on prétend que la pensée marxienne a
insidieusement réactivé une vision millénariste ou prophétique du
changement historique, en substituant le communisme au paradis et la
révolution au Jugement dernier ; d’autre part, on lui reproche de plaquer de
froides abstractions sur un réel pluriel et complexe. Plutôt que de chercher
chez Marx les éléments d’une théorie du fanatisme, j’essaierai de montrer
comment, par sa critique de la religion, il formule une position qui
contribue à repenser la relation contemporaine entre politique et religion.
Marx et le réenchantement d’une modernité catastrophique

Aujourd’hui, ceux qui s’intéressent au rôle social et politique de la religion


traitent Marx au mieux comme une référence marginale, au pire comme un
« chien crevé417 ». Ses positions n’ont-elles pas été réfutées par l’histoire
récente ? Le mouvement de sécularisation, qu’il tenait pour acquis, s’est
complètement inversé ; des formes explicitement religieuses de subjectivité
politique ont pris un nouvel essor ; et la religion s’est réaffirmée comme
base d’une autorité politique et comme présence structurante dans la vie
quotidienne. Ces tendances semblent reléguer Marx dans un passé révolu :
il serait l’homme d’un moment historique particulier (le XIXe siècle
européen), d’un sujet politique déterminé (le mouvement ouvrier) et d’une
conception de la temporalité (progrès, développement et révolution)
obsolète. Ainsi, qu’on envisage la situation présente à travers la lentille
différentialiste des critiques postcoloniales, au prisme hégémonique du
néolibéralisme, ou encore à partir du culturalisme belliqueux du célèbre
« choc des civilisations », la pertinence de Marx est-elle très sérieusement
mise en doute.
Mais un autre facteur est venu aggraver cet état de choses (où l’on
pourrait aussi voir une revanche de la sociologie des religions sur le « grand
récit » marxien) : depuis les années 1970, la question religieuse a joué un
rôle important dans la prétendue crise du marxisme. Quand Michel
Foucault, dans des articles toujours controversés sur la révolution iranienne,
affirmait que l’idée marxienne de religion comme « opium du peuple » était
incapable d’expliquer le rôle de la politique islamique dans le renversement
du Shah418, il ne faisait qu’exprimer un rejet général du réductionnisme
profane imputé au marxisme. Au-delà de l’Iran, le complexe
enchevêtrement de révolte populaire et de religion, présent aussi bien dans
le mouvement Solidarnosc en Pologne que dans la théologie de la libération
en Amérique latine419, a pris à contre-pied la théorie de la praxis
révolutionnaire qui tenait l’« athéisme pratique » du prolétariat pour une
donnée sociologique420. Cette situation est encore plus patente aujourd’hui :
parallèlement au déclin des projets d’émancipation humaine, le « bidonville
global », où s’entasse une population paupérisée et méprisée, fonctionne
comme le catalyseur du « réenchantement d’une modernité
catastrophique421 ». Ainsi, écrit Mike Davis, « l’islam populiste et le
christianisme pentecôtiste (sans oublier le culte de Shivaji en Inde)
occupent un espace social analogue à celui qu’occupaient le socialisme et
l’anarchisme au début du XXe siècle422 ».
Les analyses de Marx sur la religion ne sont-elles pas invalidées par ce
renversement de tendance ? La théorie sociale marxienne peut-elle survivre
à une situation politique où les États et mouvements explicitement
marxistes sont très affaiblis ou totalement inexistants423 ? Pour parer au
plus pressé, on pourrait commencer par dire que le matérialisme historique
a non seulement conservé sa vitalité, mais qu’il a fort bien analysé les
dynamiques socioéconomiques expliquant le retour du militantisme
religieux (l’urbanisation planétaire galopante, le néolibéralisme et
l’« accumulation par dépossession »)424. Cependant, plutôt que se contenter
de réaffirmer les vertus du marxisme, il nous faut prendre au sérieux les
condamnations de Marx et confronter ses analyses du phénomène religieux
à la sécularisation des sociétés capitalistes, et au potentiel mobilisateur de la
conviction politico-religieuse. Nous pourrons alors redécouvrir la richesse
des problèmes qu’il a soulevés et faire un atout de son apparent caractère
anachronique, afin de balayer les lieux communs sur la religion, la société
et la politique qui dominent aujourd’hui le discours public et académique.
La place centrale que la religion semble avoir reconquise dans la vie
politique ne doit pas nous égarer : si les apparences possèdent une réalité et
une efficace complexes, elles ne sont que rarement le fin mot de l’histoire.
Ou comme le dit Marx dans une description incisive de sa méthode : « La
manière dont les philistins et les économistes vulgaires envisagent les
choses provient du fait que seule se reflète dans leur cerveau la forme
immédiate de manifestation des relations, et non leur connexion interne.
Soit dit en passant, si tel était le cas, aurait-on besoin de science425 ? »
Cette ignorance des connexions internes est encore largement répandue
aujourd’hui, dans les nombreux ouvrages qui, pour expliquer et combattre
le retour de la religion sur la scène politique, ne trouvent rien de mieux que
de réaffirmer l’héritage philosophique du naturalisme et de l’athéisme.
Ceux qui invoquent les Lumières « assiégées » contre les ravages du
fanatisme religieux oublient que la transformation et la radicalisation des
idéaux de ces mêmes Lumières jouèrent un rôle déterminant dans
l’effervescence politique et intellectuelle du XIXe siècle. Ainsi, lorsqu’on lit
les ouvrages grand public qui entendent défendre le sécularisme et
l’athéisme, on éprouve souvent l’étrange impression que, sur le plan
intellectuel, les années 1840 sont encore devant nous. Nous allons donc
nous intéresser à cette période, la seule durant laquelle Marx ait
véritablement exploré le lien entre la politique et la religion. Analyser son
intervention intellectuelle en ce moment capital de l’histoire allemande et
européenne permet de comprendre comment, par la suite, il a pensé et
transformé le problème de la religion.
Critique de la Terre

À l’époque où Marx fait ses premières armes426, il se pose en critique de la


critique de la religion. Voilà, dira-t-on, un bien étrange résumé de sa
pensée : n’était-il pas au contraire un athée combatif427, doté d’un
redoutable arsenal d’invectives antireligieuses, un théoricien qui partageait
pleinement cette conviction des Lumières : « c’est l’homme qui fait la
religion428 » ? Sans doute. Mais tout dépend de ce que l’on entend ici par le
verbe “faire” ».
La première intervention de Marx sur la politique de la religion s’inscrit
dans le cadre de son « journalisme philosophique429 ». Dans un article de
1842, « L’éditorial du n° 179 de la “Gazette de Cologne” », Marx, animé
d’un élan* républicain et démocratique, s’en prend aux « journaux
allemands [qui] ont battu la charge, calomnié, dénaturé, mutilé la partie
religieuse de la philosophie430 ». Cette « partie », qui comprend « Hegel et
Schelling, Feuerbach et Bauer », subit les attaques de la presse parce qu’elle
cherche à apporter une réponse rationnelle à la politisation de la religion
sous la forme de l’État chrétien. Or comme le note judicieusement Marx, ce
sont les instances étatiques elles-mêmes qui, en tentant de légitimer la
politique par la religion dans un esprit non théocratique, sécularisent la
religion et l’ouvrent à la discussion philosophique : « Si la religion devient
une qualité politique, un sujet de la politique, il n’est presque plus
nécessaire, semble-t-il, de noter que les journaux ont non seulement le droit
mais l’obligation de discuter de sujets politiques. […] Si vous transformez
la religion en théorie du droit public, vous faites de la religion elle-même
une sorte de philosophie431. »
Marx explique ici à l’opinion antiphilosophique et conformiste de son
temps que dès que l’on commence à parler d’un État chrétien, une logique
de sécularisation totale se met en branle et résiste à toute tentative
d’endiguement. Car si un tel État est un État raisonnable, son christianisme
est redondant et la philosophie se suffit à elle-même pour penser la forme-
État ; et si la liberté rationnelle ne peut se développer à partir du
christianisme, alors la religion est simplement extérieure à l’État : « Vous
pouvez apporter à ce dilemme la réponse que vous voudrez : vous devrez
bien convenir que l’État ne doit pas être construit à partir de la religion mais
à partir du caractère rationnel de la liberté432. » Ce sécularisme
démocratique radical réapparaît, sous une forme différente, dans des textes
ultérieurs. Mais il ne résume pas à lui seul les positions de Marx sur cette
question.
Ludwig Feuerbach, qui s’est réapproprié, en matérialiste et au nom de
l’espèce humaine, des facultés sensibles et intellectuelles fondamentales
que la religion avait projetées ou aliénées dans la Divinité, a joué un rôle
séminal dans la pensée marxienne. Par son implacable critique de cette
expropriation de l’humain par le divin, Feuerbach a mis en évidence la
violence de la déraison religieuse, renouant du même coup, dans le cadre de
son anthropologie philosophique, avec des thèmes essentiels des Lumières*.
Ainsi qu’il l’écrit dans L’Essence du christianisme, où il fustige également
la religion chrétienne pour son intolérance et son esprit de parti :

La religion est le rapport que l’homme entretient avec sa propre


essence – là se trouvent sa vérité et sa puissance morale de salut – mais
avec son essence non pas en tant que la sienne, mais en tant qu’une
essence autre, distincte de lui, opposée à lui – là se trouvent sa
fausseté, ses limites, sa contradiction avec la raison et la moralité ; là la
source grosse de maux du fanatisme religieux, là le principe
métaphysique suprême des sacrifices humains sanglants, bref le
fondement primordial de toutes les abominations, de toutes les
épouvantables scènes de la tragédie de l’histoire religieuse433.

Marx s’est en outre inspiré de la critique antithéiste de Bruno Bauer, pour


qui la croyance religieuse était une entrave à l’universalité et à la
conscience de soi. Mais il a rapidement compris que la critique de la
religion est insuffisante pour émanciper la raison humaine. La critique athée
commet en effet une double erreur : parce qu’elle croit que le christianisme
est essentiel à l’État, elle fait de la sécularisation de ce dernier une fin en
soi. Or l’apport de Marx à ce débat houleux des années 1840 peut se
résumer par le slogan : « De la critique du Ciel à la critique de la Terre. »
Pour accomplir cette opération philosophique, Marx va dissocier la critique
politique et économique du christianisme qui occupait entièrement les
hégéliens de gauche. Du même coup, la critique cessera d’être le parasite de
l’idéologie et de l’autorité religieuse, et deviendra un discours autonome et
pleinement sécularisé434. La plus claire formulation de cette réorientation se
trouve dans la lettre à Arnold Ruge du 30 novembre 1842, où Marx déclare
que « la religion doit être critiquée dans le cadre de la situation politique »
et non l’inverse, « car la religion est en soi sans contenu, elle doit son
existence non au ciel mais à la Terre, et une fois qu’aura été abolie cette
réalité déformée dont elle est la théorie, elle s’effondrera d’elle-même435 ».
Énonçant l’idée provocatrice et problématique que la religion est « sans
contenu » propre, Marx exprime pour la première fois la conviction que le
« dépérissement » de la religion constitue le corollaire de la révolution
sociale. Cependant, contre un certain matérialisme des Lumières qui
réduisait la religion au rang de simple illusion ou de complot, Marx défend,
sans rien céder de son athéisme militant, ce qu’on pourrait appeler la
nécessité sociale de la religion en tant que forme de conscience et principe
ordonnateur de la vie collective. Quand il qualifie la religion de théorie du
monde, il avance une véritable idée dialectique : si la religion présente une
image inversée de la réalité, c’est parce que la réalité est elle-même
inversée. Et bien que Marx doive à Feuerbach sa « méthode
transformatrice » (impliquant l’« inversion du sujet et du prédicat, et la
révélation de la forme hypostasiée de l’un et de l’autre436 »), il souligne
aussi explicitement les limites de l’humanisme matérialiste sur la question
religieuse. Ainsi dans la quatrième thèse sur Feuerbach :

Feuerbach part du fait de l’aliénation religieuse de soi, du


dédoublement du monde en un monde religieux et un monde profane.
Son travail consiste à résoudre le monde religieux en sa base profane.
Mais le fait que la base profane se détache d’ellemême pour aller se
constituer dans les nuages en royaume autonome ne peut s’expliquer
que par le déchirement intime et la contradiction interne de cette base
profane. Il faut donc tout à la fois comprendre celle-ci dans sa
contradiction et la révolutionner pratiquement. Ainsi, une fois qu’on a
découvert par exemple que la famille terrestre est le secret de la sainte
famille, c’est la première elle-même qu’il faut alors réduire
théoriquement et pratiquement à néant437.

Il ne suffit donc pas de « ramener sur Terre » l’abstraction religieuse en


montrant qu’elle n’est qu’une projection déformée de l’essence de
l’homme. Pour Marx, la religion obéit à une logique sociale de séparation et
d’autonomisation (elle s’établit en un « royaume » d’apparence
« autonome »)438, une logique dont les fondements, dans un monde
réellement inversé, doivent être soumis à une critique théorique et pratique.
Sa critique de la critique de la religion par les Jeunes Hégéliens – et a
fortiori des insuffisances du matérialisme français – prendra constamment
la forme duelle d’une analyse de la logique sociale de l’abstraction (produit
du « déchirement intime » et de « la contradiction de [la] base profane ») et
d’une démonstration de la nécessité de la révolution (suppression de la
contradiction). C’est à ces deux conditions, et à ces deux conditions
seulement, que pourront être détruits les fondements réels de la domination
abstraite439. Pour comprendre la pérennité des abstractions religieuses, il
faut examiner la dynamique sociale dans laquelle elles s’inscrivent, leur
dépendance à l’égard de modes de production et de rapports sociaux
déterminés. Marx le dit dans L’Idéologie allemande :

Dans la religion, les hommes érigent leur univers empirique en un être


qui n’est que pensée et représentation, qui s’oppose à eux comme une
réalité étrangère. Cela non plus ne peut s’expliquer à l’aide d’autres
concepts – la « Conscience de soi », ou d’autres divagations
semblables – mais bien par l’ensemble du mode de production et
d’échanges tel qu’il a existé jusqu’à maintenant, et qui est tout aussi
indépendant du concept pur que l’invention du self-acting mule, du
métier à tisser automatique, et l’emploi des chemins de fer le sont de la
philosophie hégélienne. S’il tient à parler d’une « essence » de la
religion, c’est-à-dire du fondement matériel de cette « inessence », ce
n’est pas dans « l’essence de l’homme », pas plus que dans les
prédicats de Dieu qu’il doit la chercher, mais bien dans le monde
matériel tel qu’il se présente à chaque stade de l’évolution
religieuse440.

En 1844, dans l’Introduction à la Critique de la philosophie du droit de


Hegel, Marx notait que « l’abolition de la religion en tant que bonheur
illusoire du peuple est l’exigence de son bonheur réel. Exiger qu’il renonce
aux illusions sur sa situation, c’est exiger qu’il renonce à une situation qui a
besoin d’illusions. La critique de la religion est donc en germe la critique
de cette vallée de larmes dont la religion est l’auréole. » À mesure que
Marx s’engage en politique et qu’il approfondit son étude du système de
l’exploitation, cette conviction cède la place à l’idée que la lutte
antireligieuse pourrait nous éloigner de la lutte politique réelle. Autrement
dit, il en vient à penser qu’il ne suffit pas de défendre la Raison et
l’inexistence de Dieu – simples questions de conscience ou de pédagogie –
si l’on veut atteindre les fins visées par l’athéisme et les Lumières. Dans
L’Idéologie allemande et La Sainte Famille, sa critique de Max Stirner et de
Bruno Bauer montre bien qu’il est nécessaire de sortir d’une confrontation
obsessionnelle avec les « représentations religieuses » pour examiner et
transformer les conditions qui rendent possible ces représentations, leur
existence « spectrale » et leur apparence d’autonomie.
Cette « critique » doit donc être entendue en un sens kantien : pour
Marx, il s’agit de mettre au jour les conditions de possibilité de la critique
de la religion, d’en élucider le mode de fonctionnement et d’en révéler les
limites. Ce geste est particulièrement pertinent dans la situation actuelle, où
les arguments antireligieux – quelle que soit par ailleurs la sincérité ou la
noblesse de leurs motivations – reflètent bien souvent une position idéaliste,
la conviction que la transformation des consciences suffira à libérer les
hommes de l’emprise des représentations et des idéologies religieuses. Or
Marx souligne que la conscience prend toujours des formes sociales, et que
ces formes sociales possèdent à leur tour une certaine nécessité. Sa critique
des Jeunes Hégéliens interroge les conditions de production des
représentations religieuses afin de déterminer comment ces conditions
pourraient être transformées. Si l’antithéisme de ses contemporains fait
obstacle à l’athéisme politique, c’est parce qu’il demeure prisonnier des
limites du raisonnement théologique. Stirner en particulier « croit, comme
tous les philosophes critiques spéculatifs des temps modernes, que les
pensées, devenues des pensées autonomes et objectives – des spectres – ont
dirigé le monde et continuent de le diriger, et que toute l’histoire jusqu’à
maintenant est l’histoire de la théologie, [de sorte que] rien ne lui est plus
facile que de transformer l’histoire en une histoire de fantômes441 ».
La lutte contre la domination religieuse s’appréhende trop souvent
comme un « combat contre les pensées et les idées de l’idéologue », où les
hiérarchies sociales sont réduites à une « domination de pensée » et la
structure politique de la domination à un « cléricalisme » fourre-tout, qui
inclut les émules de Robespierre et Saint-Just. Pour Marx, cette vision est
emblématique de l’impasse où se trouve une certaine pensée soi-disant
radicale, qui non seulement prend la religion pour argent comptant, mais
encore mène un combat générique contre la transcendance, car elle est
incapable de saisir les conditions réelles de la production de l’abstraction (et
de la domination par l’abstraction)442.
Outre cette prescription méthodologique – que l’on retrouve, sous une
forme ou sous une autre, tout au long de son œuvre –, la leçon de Marx est
aussi que la critique de la religion doit se montrer attentive à la conjoncture
politique et aux spécificités historiques et géographiques. Si Marx s’attaque
aux Jeunes Hégéliens, c’est parce qu’il estime que la mobilisation
antireligieuse est sinon une action d’arrière-garde, du moins un programme
insuffisant. Dans un article au titre évocateur, « Le Déclin de l’autorité
religieuse », il explique ainsi que, de 1793 à 1848, le processus
révolutionnaire a porté un mouvement de sécularisation qui démontre
« suffisamment l’orientation de l’esprit populaire en Europe » : « Nous
demeurons les témoins de cette époque que l’on peut définir comme l’ère
de la révolte démocratique contre l’autorité ecclésiastique. » Mais il
souligne aussi qu’à un moment où la religion n’est plus un véritable casus
belli, la violence d’État tend à recourir par opportunisme à des justifications
religieuses443.
Quelques années plus tard, dans la préface de 1867 au Capital, il note –
tout en décochant l’une de ses flèches habituelles contre la pleutrerie des
autorités ecclésiastiques – que l’athéisme lui-même n’a plus rien d’avant-
gardiste ni de provocateur : « La Haute Église […] pardonnera bien plus
facilement une attaque contre trente-huit de ses trente-neuf articles de foi
que contre un trente-neuvième de ses revenus. Comparé à la critique de la
propriété, l’athéisme lui-même est aujourd’hui une culpa levis [un péché
mignon]444. » Certains objecteront que les nouvelles formes de politique
religieuse réactionnaire ou fondamentaliste sont venues infirmer ce
jugement, et que Marx demeure enraciné dans un moment historique
irréductible au nôtre. Pour contrer cette idée reçue, nous devons examiner la
place occupée par sa réflexion sur le phénomène religieux dans l’ensemble
de son œuvre, y compris dans sa critique de l’économie politique. Trois
aspects de sa pensée semblent particulièrement pertinents dans le contexte
actuel : l’explication sociale de la religion, la nature de la subjectivité
politico-religieuse, le procès de sécularisation et la politique du sécularisme.
Je traiterai ces points dans cet ordre, puis j’envisagerai l’hypothèse peu
orthodoxe que le capitalisme est lui-même une sorte de religion.
Histoire d’une chose sans histoire

Prisonnière d’un cadre théologique, la critique antithéiste se révèle


incapable de saisir les processus sociaux réels qui font des phénomènes
religieux une « illusion objective » et nécessaire. Qu’il s’agisse de l’argent
ou de la religion, l’erreur capitale consiste donc à traiter les abstractions
réelles comme des « fictions conventionnelles » auxquelles les hommes
adhèrent universellement. Ce mode d’explication était en vogue au XVIIIe
siècle : « Ne pouvant encore déchiffrer ni l’origine ni le développement des
formes énigmatiques des rapports sociaux, on s’en débarrassait en déclarant
qu’elles étaient d’invention humaine et non pas tombées du ciel445. » On
aura beau invoquer des complots cléricaux ou des illusions psychologiques,
on aura beau préconiser la pédagogie comme remède infaillible, l’étrangeté
de la religion ne disparaîtra pas. Cependant, Marx ne tombe-t-il pas dans
l’excès inverse, en défendant – pour emprunter une expression aux sciences
cognitives – une sorte de « matérialisme éliminativiste » qui prive la
religion de toute autonomie, de toute efficace causale et de toute réalité ?
C’est en tout cas ce que suggère l’article de 1842 sur « L’Éditorial » : « Ce
n’est pas la ruine des religions antiques qui a entraîné la chute des États de
l’Antiquité, mais la chute des États de l’Antiquité qui a entraîné la ruine des
religions antiques446. »
Dans L’Idéologie allemande, il conteste cette fois « toute apparence
d’autonomie » à la religion, à « la morale, […] [à] la métaphysique et [à]
tout le reste de l’idéologie, ainsi [qu’aux] formes de conscience qui leur
correspondent447 ». Il fait même l’ébauche d’une psychologie naturaliste
que l’on trouve aujourd’hui chez les émules de Richard Dawkins et Daniel
Dennett : « [L]es formations brumeuses du cerveau humain sont elles aussi
des sublimés nécessaires du processus matériel de leur vie, empiriquement
vérifiable et lié à des circonstances matérielles préalables448. » Cette idée
que la religion est non-être, ou, selon l’Introduction de 1844,
« inessentialité », est déjà présente dans Sur la Question juive (1843) :
« [C]omme l’existence de la religion est l’existence d’un manque, il n’est
plus possible de chercher la source de ce manque ailleurs que dans
l’essence de l’État lui-même. La religion nous importe non plus comme
fondement mais comme phénomène de la limitation profane449. »
À mesure que Marx abandonne cette position réductionniste au profit
d’une approche matérialiste historique des abstractions réelles (annoncée
dans la quatrième thèse sur Feuerbach), un élément crucial vient s’ajouter à
sa compréhension de la religion – un élément qui va justement lui donner
les moyens d’expliquer, plutôt que d’évacuer, les phénomènes religieux.
Car il ne suffit pas d’expliquer « l’embarras (Befangenheit) des citoyens
libres de l’État par leur embarras profane », de transformer « les questions
théologiques en questions profanes » et de dissoudre « les superstitions pour
en faire de l’histoire450 ». Il faut aussi explorer le « déchirement intime » ou
la « contradiction interne » de la « base profane451 », arracher cette dernière
au cadre exclusif de l’État et l’élargir au « mode de production et
d’échanges tel qu’il a existé jusqu’à maintenant452 ».
On peut donc dire qu’au moment où Marx entreprend sa critique de
l’économie politique, il a dépassé le programme « éliminativiste » qu’il
opposait dans un but polémique à l’obsession théologique des Jeunes
Hégéliens. Il peut alors incorporer le phénomène religieux dans une théorie
de l’émergence sociale de l’« abstraction réelle » sous ses différentes
formes. Une importante note du Capital évoque ainsi la possibilité d’une
histoire critique de la religion – corollaire d’une « histoire critique de la
technologie » qui porterait sur « l’origine des rapports sociaux ». Ces
réflexions de méthode sont extrêmement fécondes pour toute approche
matérialiste historique de la religion :

Il est en effet bien plus facile de trouver par l’analyse, le contenu, le


noyau terrestre des conceptions nuageuses des religions que de faire
voir par une voie inverse comment les conditions réelles de la vie
revêtent peu à peu une forme éthérée. C’est là la seule méthode
matérialiste, par conséquent scientifique. Pour ce qui est du
matérialisme abstrait des sciences naturelles, qui ne fait aucun cas du
développement historique, ses défauts éclatent dans la manière de voir,
abstraite et idéologique, de ses porte-parole, dès qu’ils se hasardent à
faire un pas hors de leur spécialité453.

Ainsi, la critique de la critique de la religion ne peut se satisfaire d’une


quelconque réduction des phénomènes religieux à leur base profane (qu’il
s’agisse de l’être générique, de l’État, ou d’une notion statique de l’échange
économique). Cette analyse conserve aujourd’hui toute sa pertinence, car
elle débouche sur la possibilité d’une étude de la religion comme
abstraction réelle, qui révélerait « comment les conditions réelles de la vie
revêtent peu à peu une forme éthérée454 ». Dans L’Idéologie allemande, on
trouve cette déclaration lapidaire :

[…] « le christianisme » n’a aucune histoire et […] les diverses formes


sous lesquelles il fut conçu à différentes époques, loin d’être des
« déterminations de par soi » et des « évolutions » « de l’esprit
religieux », eurent des causes tout à fait empiriques, échappant à toute
influence de l’esprit religieux455.

Dans Le Capital, Marx se détourne des cibles visées par L’Idéologie


allemande (Feuerbach, Bauer, Stirner) pour dégager la possibilité d’une
théorie matérialiste de la religion. Tout en persistant à dénier toute
autonomie causale à cette dernière, il va désormais chercher à penser les
conditions de son autonomisation « apparente-réelle ». À partir de cette
orientation méthodologique, Michèle Bertrand a, dans une excellente étude,
distingué deux axes dans l’œuvre de Marx et Engels : la démystification et
la constitution. Commentant leur échange sur l’implantation de l’islam au
Proche-Orient, elle écrit : « Au lieu de ramener les représentations
religieuses au monde réel qui les sous-tend, il s’agit de comprendre
pourquoi l’histoire des mutations réelles a pris une forme religieuse456. »
Ou, pour citer Le Capital, « ni [le Moyen Âge] ne pouvait vivre du
catholicisme, ni [l’Antiquité] de la politique. Les conditions économiques
d’alors expliquent au contraire pourquoi là le catholicisme et ici la politique
jouaient le rôle principal457. » La question n’est donc pas seulement de
rapporter à un fondement matériel l’autonomie et la séparation illusoires
dont sont dotées les représentations religieuses ; il s’agit aussi de montrer
que les « formations brumeuses » et les « sublimés » de formes religieuses
déterminées possèdent une nécessité et un ancrage sociohistoriques. Derrida
saisit ce point à merveille quand il note que chez Marx « la référence au
monde religieux permet seule d’expliquer l’autonomie de l’idéologique, et
donc son efficace propre, son incorporation dans des dispositifs qui ne sont
pas seulement doués d’une autonomie apparente mais d’une sorte
d’automaticité […] dès qu’il y a production, il y a fétichisme : idéalisation,
autonomisation et automatisation, dématérialisation et incorporation
spectrale458 ».
Mais à supposer même qu’une critique matérialiste historique des
abstractions parvienne à passer de la démystification à la constitution, à
supposer qu’elle dépasse la position éliminativiste exprimée dans
L’Idéologie allemande et puisse donner naissance à une histoire critique de
la religion, un autre problème restera entier : celui de la pluralité des
religions. En effet, comme le note Bertrand, est-il seulement possible de
parler de « la religion en général » ? L’hypothèse que la religion répond à
des besoins humains invariables – en tant que théorie, elle rend le monde
intelligible et, en tant que pratique, elle permet de le maîtriser – n’explique
pas « pourquoi cette religion a trouvé un terrain réceptif, pourquoi des
hommes ont été sensibles à son message. Une religion n’existe réellement
que dans la mesure où un groupe social déclare y adhérer, en tire certaines
pratiques, etc. Comment une religion naît-elle ? Pourquoi fait-elle des
adeptes ? Comment son audience croît-elle459 ? » Inutile de dire que ce sont
là des questions auxquelles le Marx de la maturité, qui voyait la religion
comme une force en déclin, ne s’est guère soucié de répondre (à la
différence d’Engels dans son Histoire du christianisme primitif).
Néanmoins, on peut déceler chez Marx le germe d’une corrélation théorique
entre certaines formes ou institutions religieuses et certains systèmes
sociaux (mais aussi, plus spécifiquement, certains types d’aliénation). Par
exemple dans le chapitre du Capital sur la marchandise :

Une société où le produit du travail prend généralement la forme de


marchandise, et où, par conséquent, le rapport le plus général entre les
producteurs consiste à comparer les valeurs de leurs produits, et, sous
cette enveloppe des choses, à comparer les uns aux autres leurs travaux
privés à titre de travail humain égal, une telle société trouve dans le
christianisme, avec son culte de l’homme abstrait, et surtout dans ses
types bourgeois, protestantisme, déisme, etc., le complément religieux
le plus convenable460.

L’adjectif « convenable » suggère que, loin d’être le produit d’un complot


clérical, le christianisme est lié au capitalisme par un certain mode et un
certain degré d’abstraction.
Dans la mesure où le christianisme se présente comme religion de
l’autonomie, il constitue le corrélat superstructurel de l’autonomisation de
la production matérielle par rapport à la vie communautaire concrète. Selon
L’Idéologie allemande, il mène une lutte contre le déterminisme en
opposant « l’autonomie de l’esprit » à l’« hétéronomie » de la chair461. Plus
généralement, on trouve dans l’œuvre de Marx d’autres éléments confortant
l’idée que le christianisme est particulièrement bien adapté à l’apparence
d’autonomie et d’abstraction atteintes par la forme-valeur sous le régime de
la production marchande462. En effet, dans la mesure où elle est une
hypostase des forces naturelles et sociales et un moyen de les supporter, on
pourrait dire, pour paraphraser l’Introduction à la Critique de la
philosophie du droit de Hegel, qu’elle constitue une théorie (ou une
logique) du capitalisme. Cette idée d’une affinité entre christianisme et
capitalisme prend parfois une teinte plus historique et sociologique. Dans
les Grundrisse par exemple, Marx avance une thèse qui, comme l’a noté
Michael Löwy, préfigure celle que développera Weber dans L’Éthique
protestante : « Le culte de l’argent possède son ascétisme, son abnégation,
son économie du sacrifice de soi et sa frugalité, son mépris des fugitifs
plaisirs de ce monde et de ce temps : la poursuite du trésor éternel. D’où le
lien entre le puritanisme anglais ou le protestantisme hollandais et
l’accumulation d’argent463. » Mais ces quelques aperçus sociologiques
doivent être situés dans le cadre de la révolution méthodologique opérée par
Marx : la formulation d’une étude matérialiste historique des abstractions
sociales, culturelles et intellectuelles à partir des abstractions réelles que
sont la forme-valeur, l’argent et le travail abstrait. La critique marxienne
peut désormais combattre le personnalisme, l’atomisme et la fausse égalité
de l’État chrétien sur des bases plus solides, et sans rien perdre de son
mordant dialectique :

Le développement de la production capitaliste crée une société


bourgeoise moyenne, et par conséquent, un tempérament et une
disposition moyens chez les peuples les plus divers. Elle est tout aussi
cosmopolite que le christianisme. C’est pourquoi le christianisme est
de la même façon la religion particulière du capital. Pour l’un comme
pour l’autre, seul compte l’homme pris abstraitement. Un homme
abstrait ne vaut ni plus ni moins qu’un autre. Dans un cas, tout dépend
s’il a la foi, et dans l’autre, s’il a du crédit. Mais dans un cas, il faut
ajouter la prédestination, et dans l’autre cas, l’accident qui l’a fait
naître ou pas avec une cuillère d’argent dans la bouche464.
Si le christianisme est la « religion particulière du capital », il ne peut
relever du fantasme ou du complot465. Dans la mesure où la société de
producteurs de marchandises à laquelle il « convient » possède une certaine
nécessité – dans la mesure exacte où les formes d’abstraction et d’aliénation
engendrées par une telle société préparent la socialisation communiste des
moyens de production – alors, bien que contingent et transitoire, le
christianisme est partie intégrante du capitalisme mondial. Marx peut donc
reformuler son intuition première : s’il considérait au départ que seule
l’émancipation humaine était capable d’anéantir le « soleil illusoire » de la
religion, il dira désormais : « Le reflet religieux du monde réel ne pourra
disparaître que lorsque les conditions du travail et de la vie pratique
présenteront à l’homme des rapports transparents et rationnels avec ses
semblables et avec la nature466. »
Protestation, détresse, limites du profane

Marx reste donc clairement sur les positions avancées dans L’Idéologie
allemande et les Thèses sur Feuerbach : seule la praxis révolutionnaire peut
produire une véritable « critique de cette vallée de larmes dont la religion
est l’auréole ». À la suite d’un certain nombre de philosophes
contemporains (notamment Badiou, Negri et Žižek), on peut examiner cette
thèse sous un angle différent : que peut nous apprendre Marx sur les
ressources politiques de la subjectivité religieuse ? Plus généralement,
comment rattacher une étude « structurale » des fondements matériels de la
religion467 aux problèmes de la croyance, de la passion et de l’action468 ?
Ces questions sont particulièrement importantes parce que, comme nous
l’avons déjà noté, les critiques ou ennemis de Marx ont souvent perçu dans
son œuvre la source d’une subjectivité fondamentalement religieuse, voire
d’un fanatisme pur et simple. Cette façon de voir pose en principe que le
marxisme constitue une sécularisation (dégénérée) de visions
intrinsèquement chrétiennes du salut469. Marx et Engels l’ont eux-mêmes
rejetée catégoriquement, en condamnant toute tentative de former une
« nouvelle religion » pour motiver et unifier les luttes sociales :

Il est clair que tout grand bouleversement historique des conditions


sociales entraîne en même temps le bouleversement des conceptions et
des représentations des hommes et donc de leurs représentations
religieuses. Mais la différence entre l’actuelle révolution et toutes les
précédentes consiste précisément en ce qu’on est enfin parvenu à
élucider le mystère de ce processus historique de bouleversement, et
qu’on rejette par conséquent toute religion, au lieu de sublimer une
fois encore ce processus pratique, « extérieur », sous la forme
transcendante d’une nouvelle religion470.

Au cours de sa carrière politique, Marx a été confronté à des tentatives


d’introduire une part de religion dans le mouvement ouvrier. Et dans son
œuvre, la religion apparaît comme un phénomène politiquement ambigu.
On connaît le passage célèbre où il déclare qu’elle est l’« expression de la
détresse réelle », la « protestation contre la détresse réelle », « le soupir de
la créature opprimée, l’âme d’un monde sans cœur ». Cette position se
trouve poétiquement résumée quelques lignes plus bas, où Marx enjoint la
critique de dépouiller « les chaînes » de la domination sociale (c’est-à-dire
de la religion) « des fleurs imaginaires qui les recouvraient », mais aussi de
« rejet[er] les chaînes et [de] cueill[ir] les fleurs vivantes471 ». Sa critique de
la politisation progressive de la religion ne repose pas simplement sur son
« aversion spécifique pour le christianisme472 ». Marx porte aussi un
jugement sociologique sur l’« athéisme pratique » de la classe ouvrière et
relate, dans le Manifeste communiste, l’épopée désacralisante d’une
bourgeoisie qui a « noyé les frissons sacrés de l’extase religieuse […] dans
les eaux glacées du calcul égoïste », « dépouillé de leurs auréoles toutes les
activités qui passaient jusqu’alors pour vénérables », et fait du prêtre un
« salari[é] à ses gages473 ». Voilà pourquoi il écrase de son mépris les
apôtres du socialisme chrétien.
De plus, avant même de rejeter la philosophie de Feuerbach, il excluait
déjà « la possibilité de traduire l’amour chrétien en un amour de
l’humanité474 ». Et l’affinité historique entre christianisme et capitalisme ne
s’accompagne nullement chez lui d’une affinité entre le christianisme et le
dépassement du capitalisme. Bien que le christianisme soit un corrélat
superstructurel « convenable » de la valeur abstraite et de l’échange de
marchandises entre « égaux », face au capitalisme il n’est qu’un adversaire
ridicule, si ce n’est une parodie d’opposition. Comme l’écrivent Marx et
Engels dans le Manifeste :

Rien n’est plus facile que de donner une teinture de socialisme à


l’ascétisme chrétien. Le christianisme ne s’est-il pas élevé lui aussi
contre la propriété privée, le mariage, l’État ? Et à leur place n’a-t-il
pas prêché la charité et la mendicité, le célibat et la mortification de la
chair, la vie monastique et l’Église ? Le socialisme chrétien n’est que
l’eau bénite avec laquelle le prêtre consacre les rancunes de
l’aristocratie475.

Dans « Le Communisme de “L’Observateur rhénan” », Marx se lance dans


une cinglante diatribe contre les « principes sociaux du christianisme » que
certains voudraient substituer à une révolution communiste – preuve, là
encore, que quand la conjoncture l’exige, et malgré toute la subtilité de sa
critique de la critique de la religion, il sait se montrer un ennemi féroce de
l’hypocrisie religieuse :
Les principes sociaux du christianisme prêchent la nécessité d’une
classe dominante et d’une classe opprimée et n’ont à offrir à celle-ci
que le vœu pieux que la première veuille bien se montrer charitable.
[…] Les principes sociaux du christianisme prêchent la lâcheté, le
mépris de soi, l’avilissement, la servilité, l’humilité, bref toutes les
qualités de la canaille ; le prolétariat, qui ne veut pas se laisser traiter
en canaille, a besoin de son courage, du sentiment de sa dignité, de sa
fierté et de son esprit d’indépendance beaucoup plus encore que de son
pain. Les principes sociaux du christianisme sont des principes de
cafards et le prolétariat est révolutionnaire. En voilà assez pour les
principes sociaux du christianisme476.

Marx pose ainsi une distinction sans équivoque entre la politique et la


religion, et établit sa pratique communiste sur des bases rigoureusement
irréligieuses. Que peut-il donc nous apprendre sur le sécularisme politique
et le procès historique de sécularisation, question qui préoccupe tant les
penseurs contemporains ?
Dans ses premiers textes politiques, il défend avec force un « État
[profane] de la nature humaine », en avançant l’idée subtile que c’est le
christianisme lui-même qui a inventé le sécularisme, et « séparé l’Église et
l’État ». Il fustige les chrétiens qui aspirent à un « État chrétien », car ils
remettent profondément en cause la mission de l’Église : « Est-ce que
chaque instant de votre vie pratique ne dément pas votre théorie ? Tenez-
vous pour injuste de faire appel aux tribunaux si vous êtes dupés ? Mais
l’apôtre écrit que c’est injuste. » Dans cet argumentaire, que l’on pourrait
encore utiliser aujourd’hui, Marx taille en pièces l’idée que l’esprit de
religion doit d’une certaine façon animer l’État non théocratique. Contre les
défenseurs d’une politique chrétienne, il s’exclame : « Voilà l’irréligiosité
suprême, c’est outrecuidance de la raison temporelle que séparer l’esprit
universel de la religion positive ; séparer ainsi la religion de ses dogmes et
de ses institutions revient à affirmer que l’esprit universel du droit doit
régner dans l’État, abstraction faite des lois déterminées et des institutions
positives du droit477. »
Marx finira par abandonner l’idée que la critique et l’émancipation
doivent tendre vers l’établissement d’un État totalement profane,
respectueux de la liberté religieuse de ses sujets. Cet objectif auparavant
premier deviendra une simple « exigence de transition » sur la voie du
dépassement des limites politiques du capitalisme. Ce point est tout à fait
évident dans la Critique du programme de Gotha (1875), où il éreinte les
intellectuels du Parti ouvrier allemand pour leurs timides remarques sur la
« liberté de conscience » :

A-t-on voulu, en ce temps de Kulturkampf rappeler au libéralisme ses


vieux slogans ? On ne pouvait le faire que sous cette forme : « Chacun
doit pouvoir satisfaire ses besoins religieux aussi bien que corporels
sans que la police y fourre son nez. » Mais le Parti ouvrier devait à
cette occasion exprimer sa conviction que la « liberté de conscience »
bourgeoise n’est rien de plus que la tolérance de toutes les sortes
possibles de liberté de conscience religieuse et que pour sa part, il
s’efforce plutôt de libérer les consciences de la hantise religieuse. Mais
on préfère ne pas dépasser le niveau « bourgeois »478.

Les fondements théoriques de cette prise de position politique avaient été


posés plus de trente ans auparavant, dans Sur la Question juive. Bauer
fustigeait les juifs qui aspiraient à être émancipés en tant que juifs pour
pouvoir conserver leurs privilèges (des droits religieux déterminés) et leurs
préjugés religieux (ce que Bauer appelle « les pouvoirs
d’excommunication » consubstantiels à l’être de la religion). Mais pour
éliminer toute « opposition religieuse » entre juifs et chrétiens, Bauer
fondait l’émancipation politique du juif (et du chrétien) sur l’émancipation
vis-à-vis de la religion, sur l’abolition de la religion au sens d’une
« privatisation » radicale de tous les privilèges religieux. C’est ici que Marx
intervient : « Quand Bauer demande aux Juifs : avez-vous de votre point de
vue le droit d’aspirer à l’émancipation politique ?, nous demandons à
l’inverse : le point de vue de l’émancipation politique permet-il de réclamer
au Juif la suppression du judaïsme, de réclamer à l’homme en général
l’abolition de la religion479 ? »
Il répond par la négative. Afin de déterminer ce qu’il se passe quand « la
question juive perd sa signification théologique pour devenir une question
véritablement séculière », il se tourne vers les « États libres de l’Amérique
du Nord », où l’État n’est plus chrétien et où le privilège religieux n’est plus
inscrit dans la loi. Exemple stratégique, car il permet à Marx de confronter
les thèses de Bauer au seul État qui semble en être la réalisation concrète. Il
peut ainsi se demander : « Quel est le rapport entre une émancipation
politique achevée et la religion ? » À cette question, il apporte une curieuse
réponse, encore largement discutée aujourd’hui : non seulement la religion
existe aux États-Unis, mais elle y « mène une existence vivace et
florissante ». Le cas américain conforte la méthodologie générale de Marx,
car il montre que la persistance de la religion, loin d’être la « cause du parti
pris profane », en est au contraire la « manifestation » : « Voilà pourquoi
nous expliquons les préventions religieuses des citoyens libres par leurs
préventions profanes480. » La persistance de la religion est un symptôme
dont l’élucidation nécessite que l’on distingue l’émancipation politique de
l’émancipation humaine, et la sécularisation de l’État de la libération
sociale. Les « faiblesses religieuses » ne doivent donc pas être critiquées en
tant que telles, mais dans le cadre d’une « critique de l’État politique ». Or
c’est justement ce pas que Bauer est incapable de franchir, puisque comme
les autres théoriciens posthégéliens, il demeure prisonnier d’un cadre
fondamentalement théologique.
L’exposé dialectique de Marx souligne que non seulement la religion
peut subsister dans l’émancipation politique, mais qu’elle peut même y
prospérer, parce que, comme le montre l’exemple américain, c’est en
dernière instance l’État qui « s’émancip[e] de la religion d’État » : du même
coup, il se sépare de la société civile dans laquelle il tolère, voire encourage
la poursuite d’une religion et d’intérêts privés. « S’émanciper politiquement
de la religion, ce n’est pas s’en émanciper de façon parfaite et non
contradictoire, parce que l’émancipation politique n’est pas le mode parfait,
le mode non contradictoire de l’émancipation humaine. » L’« État peut être
un État libre sans que l’homme soit un homme libre », parce que la religion
demeure pratiquée en privé mais aussi parce que la liberté offerte par l’État
est elle-même de forme religieuse : « C’est que la religion est la
reconnaissance de l’homme par un détour, à travers un médiateur481. »
C’est là le noyau de la thèse que Marx oppose à Bauer : l’État peut dépasser
son contenu religieux en se purifiant de toute détermination
confessionnelle, mais il conserve une forme religieuse dans la mesure où il
incarne la liberté de l’homme aliénée dans une chose extérieure à lui.
L’« État politique achevé est essentiellement la vie générique de l’homme
par opposition à sa vie matérielle. […] Là où l’État politique est parvenu à
son épanouissement véritable, l’homme mène, non seulement dans la
pensée, dans la conscience, mais dans la réalité, dans la vie, une vie double,
une vie céleste et une vie terrestre482. » La spiritualité ou la transcendance
objective (l’abstraction réelle) inhérente à la forme de l’État profane vient
ainsi renforcer la spiritualité privée des individus atomisés qui composent la
société civile. Cela signifie que l’émancipation politique « ne supprime […]
pas la religiosité réelle de l’homme » : d’une part, elle perpétue la religion
au niveau du droit privé (où celle-ci devient « l’essence de la différence »)
et d’autre part, elle spiritualise la nature humaine et l’aliène dans le
domaine transcendant de la souveraineté étatique. Marx avance par
conséquent une thèse contre-intuitive et profondément dialectique : la
véritable sécularisation – l’émancipation vis-à-vis des abstractions
aliénantes – passe par la critique concrète et le dépassement de l’État
profane et libéral qui constitue, par une ruse de la raison, la réalisation
formelle du contenu religieux :

Non, l’État chrétien parfait, ce n’est pas l’État soidisant chrétien, qui
confesse que le christianisme est son fondement, qui en fait la religion
d’État, et qui, partant, se comporte de manière exclusive à l’égard des
autres religions ; c’est bien plutôt l’État athée, l’État démocratique,
l’État qui relègue la religion parmi les autres éléments de la société
civile. L’État qui est encore théologien, qui fait encore profession
officielle de foi chrétienne et qui n’ose pas encore se proclamer État,
n’a pas encore réussi à exprimer sous une forme séculière et humaine,
dans sa réalité d’État, la base humaine dont le christianisme est
l’expression transcendante483.

Dans une veine quasi hégelienne, Marx reconnaît que l’émergence de l’État
démocratique et profane constitue un événement capital, et en même temps,
il préconise le dépassement de la critique des théologies politiques dans une
critique politique de la forme-État. Faut-il voir là une douteuse
« identification métaphorique des phénomènes séculiers et
théologiques484 » ? Marx considère-t-il le libéralisme comme porteur d’une
forme d’abstraction fondamentalement religieuse qui aurait pour point
culminant la séparation de l’État et de la société civile ?
La religion de la vie quotidienne

Alors que la critique marxienne de la critique jeune-hégelienne de la


religion informe la critique de l’économie politique du Marx de la maturité,
il est aussi vrai que la « base profane » va de plus en plus renvoyer au mode
de production et d’échange, et seulement de façon secondaire à la forme-
État. Il faut néanmoins répondre à ceux qui accusent Marx d’avoir établi un
lien purement métaphorique entre les domaines théologique et politico-
économique. La corrélation entre les phénomènes apparemment profanes et
les phénomènes théologiques conçus comme des cas d’abstraction ne
concerne pas seulement la forme-État, elle occupe à bien des égards une
place déterminante dans l’analyse globale du capitalisme proposée par
Marx. Lorsque celui-ci examine l’ontologie énigmatique des marchandises,
« choses qui tombent et ne tombent pas sous les sens, choses sociales », il
se voit contraint de dire que pour « trouver une analogie à ce phénomène, il
faut la chercher dans la région nuageuse du monde religieux. Là les produits
du cerveau humain ont l’aspect d’êtres indépendants, doués de corps
particuliers, en communication avec les hommes et entre eux485. »
Comme le montre son analyse du fétichisme, la marchandise est bien
plus autonome que l’État. C’est pourquoi Marx délaisse la critique de la
forme religieuse prise par l’État moderne – où l’homme contemple l’être
générique aliéné qui le domine – au profit d’un domaine plus intangible,
celui de la « religion de la vie quotidienne486 ». À cet égard, et même si,
dans L’Idéologie allemande, Marx dénie à la religion toute autonomie et
toute histoire réelles, Derrida a tout à fait raison de parler du « privilège
absolu que Marx accorde toujours à la religion, à l’idéologie comme
religion, mystique ou théologie, dans son analyse de l’idéologie en
général487 » – à condition que par « privilège », on veuille dire que
l’analogie religieuse est nécessaire pour saisir le procès d’autonomisation
caractérisant la société capitaliste, où les hommes sont dominés par des
abstractions. L’analyse de la domination doit se détourner de la forme-État
pour embrasser le domaine quotidien de la production, de la consommation
et de la circulation, où les hommes ont « agi avant d’avoir pensé488 ». C’est
seulement en examinant comment les abstractions réelles naissent des
rapports sociaux que Marx parvient à dépasser réellement la tradition
antithéologique dont il est issu. Cette dernière était prisonnière d’un
fantasme d’omnipotence : elle croyait qu’il suffisait de procéder à une
critique mentale des idées illusoires pour les faire disparaître. Comme Marx
l’écrit à propos de Stirner : « Il oublie qu’il n’a fait que détruire la forme
fantastique et fantomatique revêtue par l’idée de “Patrie”, etc., dans le
cerveau […] mais qu’il n’a toujours pas touché ces idées, dans la mesure où
elles expriment des relations réelles 489. »
Dans Le Capital, Marx évoque l’idée de fanatisme à propos de l’emprise
exercée sur la vie sociale par des abstractions apparemment autonomes :
ainsi le sujet capitaliste est-il dominé par une compulsion d’accumulation ;
mieux, il « fonctionne comme capital personnifié ». « Le but déterminant
de son activité n’est […] ni la valeur d’usage, ni la jouissance, mais bien la
valeur d’échange et son accroissement continu. Agent fanatique de
l’accumulation, il force les hommes, sans merci ni trêve, à produire pour
produire ». Marx juge ce fanatisme « respectable », dans la mesure où il
crée les conditions de son propre dépassement. Mais il s’agit bien d’un
fanatisme systémique, puisqu’il découle de l’impératif abstrait mais
coercitif d’accumuler : le fanatisme capitaliste dépasse ainsi le psychisme
individuel et relève des « lois immanentes de la production capitaliste490 ».
Enfin, parce qu’il s’agit davantage d’un rituel compulsif que d’un choix
moral, on peut dire qu’il est de nature quasi religieuse491.
Si l’on veut substituer une critique de la Terre à la critique du Ciel, on
doit donc dépasser l’opposition établie par la tradition libérale entre société
civile (profane) et croyance religieuse (potentiellement fanatique) pour
explorer la religion de la vie quotidienne. Cela signifie-t-il que le processus
historique de sécularisation des abstractions a permis au capital de prendre
la fonction de la religion, de transformer la religion en rapport marchand ?
C’est en tout cas la perspective adoptée et admirablement développée par le
gendre de Marx, Paul Lafargue, dans La Religion du Capital. Cet ouvrage
met en scène un congrès londonien imaginaire où les classes dirigeantes de
l’Europe se retrouvent pour débattre d’une question brûlante : comment
pacifier les travailleurs ? Quelles croyances faut-il leur inculquer ? Le
« grand statisticien anglais, Giffen » fait cette déclaration emblématique :

La seule religion qui puisse répondre aux nécessités du moment est la


religion du Capital […]. Le Capital est le Dieu réel, présent partout, il
se manifeste sous toutes les formes – il est or éclatant et poudrette
puante, troupeau de moutons et cargaison de café, stock de Bibles
saintes et ballots de gravures pornographiques, machines gigantesques
et grosses de capotes anglaises. Le Capital est le Dieu que tout le
monde connaît, voit, touche, sent, goûte ; il existe pour tous nos sens.
Il est le seul Dieu qui n’a pas encore rencontré d’athée492.

Walter Benjamin a développé cette idée dans un fragment fascinant, « Le


capitalisme comme religion493 » ; et Slavoj Žižek a revisité la théorie
marxienne du fétichisme de la marchandise au prisme de la psychanalyse
pour expliquer la persistance de la croyance dans un monde profane
(notamment la « foi dans la valeur monétaire » dont parle Marx dans le
livre III du Capital). Voici comment Žižek interprète le malaise des sociétés
capitalistes occidentales :

Le fétichisme de la marchandise (la croyance que les marchandises


sont des objets magiques, intrinsèquement doués de pouvoirs
métaphysiques) ne se situe pas dans l’esprit, dans une perception
(erronée) de la réalité, mais dans notre réalité sociale elle-même. […]
Si jadis nous feignions publiquement de croire, alors qu’en notre for
intérieur nous étions des sceptiques, ou que nous considérions comme
ridicules les croyances que nous affichions, aujourd’hui nous avons
tendance à étaler en public notre attitude sceptique/hédoniste/détendue,
alors qu’en nous-mêmes nous restons hantés par des croyances et de
puissants interdits494.

Žižek rejoint ici Benjamin, qui était convaincu que le capitalisme constituait
une « religion purement cultuelle », un culte « utilitariste » ayant pour
rituels l’achat et la vente, l’investissement, la spéculation boursière, les
opérations financières, et ainsi de suite. Cette analyse de la croyance sous le
capitalisme suggère que le rapport du profane au spirituel a subi un étrange
renversement dialectique : le sujet capitaliste peut être considéré comme
fanatique parce qu’il est dominé par une pulsion inconditionnelle ; à
l’inverse, le sujet fanatique présente, justement dans ses actions les plus
fanatiques, une forme de conviction qui, parce qu’elle se soutient d’une
vérité « objective », se rapproche davantage des certitudes de la science que
des errements de la foi. Le fanatisme n’est donc pas un ultime vestige
d’idéologie dans une époque postidéologique et posthistorique : il est
pleinement inscrit dans un champ de forces idéologique complexe où la
distinction entre profane et religieux n’a plus qu’une pertinence limitée.
VI. La guerre froide et le Messie : de la religion
politique

Méditer sur l’infini peut être une activité religieuse, de même


qu’écrire un chèque, manger des cadavres, écouter un puissant
sermon sur le feu de l’enfer, faire son examen de conscience,
peindre un tableau, se faire pousser la barbe, lécher des plaies de
lépreux, faire des nœuds avec son corps : foi tenace dans la
rationalité humaine. Il n’est aucune activité humaine qui ne puisse
recevoir une signification religieuse.
Kenelm Burridge, New Heaven, New Earth

Paul est un fanatique ! Paul est un zélote, un zélote juif, et pour lui
ce pas est immense. Et s’il en subit toutes les conséquences
spirituelles, il ne le fait pas au nom d’un discours grandiloquent et
creux, comme le grand nomos libéral. Il est totalement illibéral, j’en
suis convaincu. […] Paul est assurément universel, mais en vertu du
« chas de l’aiguille » du crucifié, qui signifie : transvaluation de
toutes les valeurs de ce monde.
Jacob Taubes, La Théologie politique de Paul

La foi n’est pas politique et la politique n’est pas une religion.


Benoît XVI

L’antifanatisme semble se conjuguer sous deux formes contradictoires.


Ainsi, les laïcs accusent-ils de fanatisme toute conduite politique marquée
par l’inconditionnalité absolue et l’abstraction non médiatisée, qu’ils
associent à la conduite religieuse (et donc irrationnelle). Du point de vue
des religieux, le fanatisme prend racine dans la périlleuse sécularisation du
monde moderne, dans un nihilisme qui manifeste une hubris étrangère à la
foi authentique. Mais que se passe-t-il quand ces deux formes incompatibles
d’antifanatisme se réunissent contre un ennemi commun ? Par exemple, on
a tendance à considérer les mouvements « totalitaires » du XXe siècle
(fascisme italien, nazisme allemand, communisme soviétique) comme
autant de religions profanes ou politiques – identifiant ainsi l’état d’esprit
de leurs partisans au fanatisme. Là où Marx nous exhorte à envisager la
religion comme une forme d’idéologie, cette tendance nous oblige en
revanche à considérer les idéologies politiques extrémistes ou illibérales
comme avatars d’une religion ou de ses formes perverties.
L’islam du XXe siècle

À partir des années 1920, les adversaires du totalitarisme ont généralement


expliqué la nouveauté radicale de ce phénomène par l’irruption de
convictions et de conduites religieuses dans une sphère politique fondée sur
la laïcité, la délibération et le libéralisme495. Selon eux, l’absolu auquel
prétendaient ces tendances empiétait sur le territoire spirituel des églises et
transgressait les interdits constitutifs de la démocratie libérale. Ces
nouvelles religions politiques représentaient donc un danger mortel aussi
bien pour les confessions établies que pour le processus de sécularisation
qui avait exclu du domaine de la politique les aspirations totalisantes de
convictions inconditionnelles. Ainsi se trouvaient directement menacées les
ruptures opérées par Machiavel et Hobbes, qui avaient fondé la science
moderne de la politique en expulsant la foi et l’autorité sacrée. L’élément
« religieux » de ces nouveaux mouvements pouvait être appréhendé du
point de vue des passions qui en émanaient, de leurs formes d’organisation
ou de leurs buts ultimes.
Les critiques chrétiens voyaient la situation différemment : la véritable
menace venait pour eux de ces ersatz de religion qui tenaient lieu de
politique, empiétant sur le domaine de l’intériorité spirituelle et remettant
en cause la séparation entre le temporel et le spirituel (séparation qui rendait
possibles et parfois souhaitables les compromis avec des régimes
autoritaires mais favorables à la religion). Outre les mesures antireligieuses
de ces politiques muées en foi (nettement moindres sous le fascisme),
celles-ci menaçaient de remplacer la religion. Le philosophe Nicolas
Berdiaev – expulsé d’URSS en 1922 avec une centaine d’autres
intellectuels – voyait là un « renversement des énergies religieuses » qui
avait son origine, en Russie, dans les courants nihilistes et apocalyptiques.
Comme de nombreux autres tenants de la thèse de la religion politique,
Berdiaev se fondait sur un présupposé anthropologique : l’homme est un
« animal religieux » dont l’inclination au culte peut être utilisée à des fins
non-religieuses496. Se concentrant pour sa part plutôt sur l’objet de la foi
que sur sa nature affective, Don Luigi Sturzo, prêtre et homme politique
chrétien démocrate italien, parlait de statolatria, d’idolâtrie de l’État,
reprenant ainsi le combat traditionnel du catholicisme contre les cultes
païens et les faux prophètes. De son côté, le Vatican condamnait fermement
le « néopaganisme497 » dans ses encycliques des années 1930.
Ces condamnations se faisaient généralement sur le même présupposé :
l’émergence d’une religion politique, qui aspire à la totalité en rejetant les
religions instituées, trahit d’une part un profond mépris pour toute
spiritualité organisée (parfois qualifiée de théophobie), et d’autre part une
déification de l’Homme. Elle révèle ainsi les effets pervers de la dialectique
de la raison : par leur rejet de la transcendance chrétienne, les Lumières
avaient ouvert la voie à une irrationalité immanente sans précédent dans
l’histoire. Selon ces critiques, la politisation totale de l’existence avait pour
corollaire la mort de l’Esprit. La critique séculière des mouvements
totalitaires de l’entre-deux-guerres, qui n’était pas préoccupée par la
défense d’un territoire proprement spirituel, restait fidèle à la dénonciation
du fanatisme développée par les Lumières, associant la religion à une
combinaison de discipline de fer, d’intolérance et de déraison. À la
différence de la critique de filiation chrétienne, elle s’inquiétait de la fusion
de deux formes d’expérience humaine que l’Occident laïc aurait dû
maintenir séparées. Au cœur de ces attaques contre les religions politiques,
il est frappant de constater le caractère récurrent de la figure de l’islam,
comme emblème d’une fusion totalisante du politique et du religieux.
Bertrand Russell – en une variation du parallèle exploré par Hegel et
bien d’autres – disait du bolchévisme qu’il combinait, sous une forme
radicalement neuve, « les caractéristiques de la Révolution française avec
celles de l’essor de l’islam ». Il distinguait ces deux religions politiques des
« religions personnelles » comme le christianisme et le bouddhisme : « Le
mahométisme et le bolchevisme sont de nature pratique, sociale et non
spirituelle. C’est ce monde qu’ils veulent conquérir498. » Présentant ainsi la
religion comme une force terrestre, mobilisatrice, organisée et guerrière,
Russell se rapprochait d’Élie Halévy : lui considérait que « l’ère des
tyrannies » était dominée par l’« étatisation de la pensée » et
l’« organisation de l’enthousiasme499 ». Keynes, malgré son attention plus
soutenue à la manipulation qu’à l’aspect organisationnel, appréhendait lui
aussi le léninisme comme une nouvelle religion marquée par le « zèle et
l’intolérance ». En outre, s’accordant avec Voltaire pour relier fanatisme et
hypocrisie, conviction et persuasion, il déclarait que « Lénine n’est pas un
Bismarck, mais un Mahomet500 ». Dans Sociologie du communisme (1949),
analyse confuse des causes sociales et théoriques de la religion profane en
URSS, Jules Monnerot qualifiait le communisme d’« islam du XXIe
siècle » : comme son précurseur oriental, le communisme veut faire
fusionner un État universel avec une doctrine universelle. Comme l’islam, il
ignore les nationalités et les frontières. C’est pourquoi « le communiste est
un fanatique religieux servant un Empire en expansion qui tend à la
domination mondiale ». Le totalitarisme diffère de la tyrannie en ceci qu’il
est une « sacralisation du politique ; il se présente comme une religion
conquérante de type “islamique” »501. Cette approche tout à fait
anhistorique (qui du reste présentait la Révolution russe comme un
phénomène asiatique plutôt qu’européen) était si floue qu’elle pouvait
s’appliquer aussi bien à l’Allemagne nazie qu’au communisme asiatique.
Ainsi le théologien protestant Karl Barth estimait-il « impossible de
comprendre le national-socialisme autrement que comme un nouvel islam,
dont le mythe est un nouvel Allah et Hitler le Prophète de ce nouveau
Dieu502. » Carl Jung lui faisait écho : « Nous ne savons pas si Hitler va
fonder un nouvel islam. Il est déjà en train de le faire ; c’est un Mahomet.
En Allemagne, l’émotion est de nature islamique, guerrière et islamique.
Tous sont sous le charme de cet excité503. » Aujourd’hui, la résurgence de
la théorie de la religion politique dans le discours populaire, accompagnée
de « débats » aussi désarmants que stériles sur Dieu et l’athéisme, se
produit dans un contexte où certains commentateurs de droite ont inversé la
formule de Monnerot, faisant de l’islam le « communisme du XXIe
siècle504 ».
Nous laisserons de côté la question de la crédibilité et des limites de
cette théorie (car ce débat s’inscrit dans un contexte plus large, celui de la
relégitimation postmarxiste du concept de totalitarisme, qui privilégie
l’explication culturaliste et idéaliste aux dépens de l’analyse politico-
économique). Nous nous intéresserons ici à sa remarquable ténacité, qui
témoigne de l’inquiétude encore et toujours suscitée par le fanatisme –
entendu comme forme de conviction politique radicalement incompatible
avec l’ensemble des normes raisonnables d’action et de délibération. Pour
l’essentiel, le concept de religion politique relève de la longue tradition du
discours antifanatique. Comme dans l’acception la plus large de la notion de
fanatisme, les religions politiques se caractérisent par l’enthousiasme pour
l’abstraction, l’aspiration à la totalité – à caractère expansionniste, tel
l’universalisme sans frontières du communisme – et par des formes
radicales d’organisation (partis, mouvements, États) qui en font des
ecclesiae militans, des églises militantes505. À l’instar des théories du
totalitarisme, l’approche de la religion politique en privilégie les
dimensions formelles au détriment du contenu réel (composition sociale,
doctrine explicite, causes et conjoncture)506.
Le plus souvent, les théoriciens de la religion politique présupposent que
la religiosité est une disposition inhérente à la nature de l’être humain. En
outre, ils s’appuient à des degrés divers sur des philosophies de l’histoire
qui accordent une place de premier plan à l’idée de sécularisation. Ces
convergences n’empêchent pas les désaccords, voire les oppositions :
certains voient l’ouverture au sacré comme une pathologie mentale, comme
d’autres une richesse ; et si la sécularisation est une dynamique néfaste pour
les uns, elle est une conquête à défendre pour les autres. J’examinerai
néanmoins cette intrication d’anthropologie et d’histoire, en m’intéressant
tout particulièrement à la manière dont, dans la tradition de l’antifanatisme,
l’idée de religion politique est utilisée pour disqualifier toute forme de
politique fondée sur la conviction, en la traitant en ersatz de religiosité
fanatique.
Ces visions de la politique comme religion apparurent dans l’Europe de
l’entre-deux-guerres, puis s’établirent dans le contexte idéologique de la
guerre froide, avec comme cibles le communisme et l’Union soviétique.
Black Mass [Messe noire] de John Gray – ouvrage au sous-titre éloquent,
Religion apocalyptique et mort de l’utopie, et qui place dans la rubrique des
« religions politiques » le néolibéralisme comme le bolchevisme, le
terrorisme islamiste comme le néoconservatisme belliqueux – s’ouvre sur
ces mots : « La politique moderne est un chapitre de l’histoire des
religions. » Gray considère que les projets utopiques dont nous voyons
aujourd’hui les « débris » « étaient en fait les véhicules de mythes religieux,
bien qu’ils fussent énoncés en des termes profanes niant la vérité de la
religion507 ».
Cette théorie d’une forme profane véhiculant un contenu religieux est
dérivée de Pursuit of the Millenium de Norman Cohn508. En pleine guerre
froide, Cohn tenta de démontrer que les prophètes apocalyptiques du
Moyen Âge étaient les ancêtres funestes du communisme soviétique et du
national-socialisme. Cette analyse donna lieu au concept transhistorique de
fanatisme révolutionnaire, englobant tous les mouvements de masse en
quête d’un salut « terrestre et collectif », caractérisés comme mouvements
violents rejetant toute limite politique, refusant tout réformisme509. Selon
Cohn, cette politique apocalyptique se distingue par le refus de la
représentation et de la médiation : elle vise à créer une communauté totale,
unanime et sans clivages internes510. Ce raccourci historique, aussi
audacieux qu’abusif (puisqu’il écrase toutes les différences, même
lorsqu’elles sont abyssales), vise à souligner une idée précise : qu’il se
donne une forme explicitement religieuse ou un visage moderne et
technocratique, le militantisme apocalyptique possède une matrice affective
invariante. Tous ces mouvements sont donc reliés par un courant souterrain,
une même aspiration à purifier le monde des instances qui le corrompent.
Cohn ignore les traits spécifiques des partis modernes (leur organisation
bureaucratique) pour mieux saisir et souligner leur fanatisme essentiel : la
Ligue des Élus de Münzer n’est plus alors que le lointain ancêtre de la SS
ou du NKVD. Quel que soit le contexte historique ou la structure
institutionnelle de ces mouvements, leur logique se révèle identique. Les
visions prophétiques provoquent la formation d’un groupe d’adeptes,
« véritable prototype du parti totalitaire moderne : un groupe au dynamisme
infatigable, absolument impitoyable, obsédé par le fantasme de
l’apocalypse et convaincu de son infaillibilité. Un groupe qui s’estime
infiniment supérieur au reste de l’humanité et qui ne reconnaît pour
revendications que celles de sa supposée mission ». La promesse
millénariste d’un prophète à une masse marginalisée et hétérogène, telle est
la « source des gigantesques fanatismes qui ont ébranlé le monde à notre
époque511 ».
Si Gray s’inspire de Cohn pour établir un lien entre le millénarisme
médiéval et sa version moderne, son approche insiste encore plus sur le
continuum entre aspirations absolues et apocalyptiques de la religion et
visées utopiques de la politique. La présence conjuguée dans son récit de
Trotsky et Dick Cheney, Hitler et Ben Laden, crée un amalgame hautement
instable, combinant les critiques religieuse et profane de la religion
politique : celle-ci condamnant l’hubris des héritiers des Lumières, qui
veulent substituer la raison à la foi authentique, celle-là faisant de chaque
qualité propre à la religion une marque d’irrationalité pour le phénomène en
question. Gray oppose le scepticisme, la faillibilité et le réalisme à la
religion apocalyptique comme à toute forme d’utopisme profane. Si les
Lumières étaient déjà empreintes de messianisme chrétien, alors toute la
tradition révolutionnaire, des jacobins aux bolcheviques et au-delà, n’est
que la « réincarnation de croyances chrétiennes primitives sous une forme
profane ».
Lorsque Gray écrit que « les mouvements révolutionnaires modernes
sont une poursuite de la religion par d’autres moyens », ses présupposés
sont évidents : il existe une pulsion ou une inclination affective
fondamentale, appelée « religion », et qui se caractérise par une certitude
absolue, et se retrouve à l’identique dans tous les phénomènes militants, si
éloignés soient-ils dans le temps et dans l’espace. Gray rejoint ici la
définition générique de la religiosité sur laquelle Gustave Le Bon a bâti sa
théorie des foules.

On n’est pas religieux seulement quand on adore une divinité, mais


quand on met toutes les ressources de l’esprit, toutes les soumissions
de la volonté, toutes les ardeurs du fanatisme au service d’une cause ou
d’un être qui devient le but et le guide des pensées et des actions.
L’intolérance et le fanatisme constituent l’accompagnement
nécessaire d’un sentiment religieux. Ils sont inévitables chez ceux qui
croient posséder le secret du bonheur terrestre ou éternel. Ces deux
traits se retrouvent chez tous les hommes en groupe lorsqu’une
conviction quelconque les soulève. Les jacobins de la Terreur étaient
aussi foncièrement religieux que les catholiques de l’Inquisition, et
leur cruelle ardeur dérivait de la même source512.

Parce qu’il met en scène un fanatisme univoque, Gray (qui tient les
philosophies de l’histoire pour des théodicées déguisées) peut assimiler
l’extrémisme politique irréligieux du XXe siècle et le récent essor du
fondamentalisme religieux à deux variantes d’une même pathologie : la
croyance millénariste en la possibilité de transformer la nature humaine et
de réaliser le royaume de Dieu sur Terre.
Plus qu’à Cohn, qui ne s’attaquait pas aux Lumières, c’est à J. L. Talmon
que fait penser l’analyse de Gray. Cet autre partisan de la thèse de la
religion politique voyait en Rousseau un mal bien plus grand que Münzer,
et considérait que la « démocratie totalitaire » moderne trouvait ses origines
dans la philosophie politique du XVIIIe siècle, ce « messianisme politique »
qui aspirait à la réalisation d’une société égalitaire fondée sur un ordre
naturel accessible à la raison513. Son ouvrage répondait à une nécessité
idéologique manifeste : comme chez Cohn, il s’agissait à la fois d’une étude
savante et d’une intervention idéologique dans le contexte de la guerre
froide. Selon Talmon, le messianisme démocratique et totalitaire ne se
définit ni par des hallucinations visionnaires, ni par une inspiration divine,
mais par la croyance en la possibilité de concevoir et de réaliser une société
rationnelle. Tout comme Gray, Talmon se nourrit de la critique
conservatrice de la Révolution française et oppose deux tendances dans la
pensée du XVIIIe siècle : d’un côté, le libéralisme « empirique », forme de
connaissance fondée sur des tâtonnements successifs (trial and error),
respectueuse des coutumes, des habitudes et des institutions ; de l’autre, le
totalitarisme inhérent à toute politique d’émancipation humaine, ignorant
les différences concrètes et les obstacles pratiques. En conséquence, si
« l’empirisme est l’allié de la liberté et l’esprit doctrinaire celui du
totalitarisme, il est plus que vraisemblable que l’idée d’Homme, comme
abstraction indépendante des groupes historiques qui la portent, deviendra
un puissant véhicule du totalitarisme514 ». Mais pour Talmon, la continuité
n’est pas totale entre les mouvements messianiques religieux et ce qu’il
appelle le « monisme messianique profane ». La persistance d’une
dimension transcendante préserve les premiers des penchants violents des
seconds, dont la vocation à transgresser toute frontière et toute limite suffit
à expliquer les conduites extrêmes. En outre, les conditions sociales s’étant
modifiées à l’époque moderne, le messianisme politique n’attire plus
seulement des disciples éphémères et hétérogènes ; il est désormais animé
par l’« enthousiasme populaire ». La démocratie révolutionnaire et
totalitaire est donc bien plus dangereuse que ne l’était le millénarisme
médiéval.
Malgré leurs différences, Talmon et Gray tirent les mêmes conclusions
que leur ancêtre commun, Burke : l’étude de la religion politique comme
incarnation moderne du fanatisme nous apprend l’importance des limites en
politique. Qu’elle soit apocalyptique ou rationaliste, la seule idée que
l’action humaine puisse transformer le monde, et qu’il soit possible de
donner une forme et un contenu social à une abstraction comme l’égalité,
mène tout droit au désastre. Gray résume ainsi sa pensée : « L’utilisation de
méthodes inhumaines pour atteindre des fins impossibles est l’essence de
l’utopisme révolutionnaire515. » Aux néoconservateurs qui préconisent
l’exportation de la liberté américaine, Gray préfère la « vieille droite », qui
revendique la fragilité humaine, défend les coutumes et les conventions
politiques et combat le « fondamentalisme des Lumières », cette tentative
« apocalyptique » et irréaliste de réaliser le Bien et d’imposer le « progrès »
dans un univers fini et précaire.
La religion politique serait donc doublement corruptrice : en faisant de la
croyance un instrument politique et en substituant des aspirations utopiques
au réalisme politique. Mais cette interprétation repose sur une
compréhension de l’histoire « fantasque et abstraite », en ce qu’elle
présuppose que « les causes intellectuelles produisent des effets politiques :
les abstractions auxquelles était viscéralement attaché le rationalisme des
Lumières deviennent ainsi la cause idéologique de la violence et de la
terreur révolutionnaires516 ». Chacun à sa façon, Cohn, Talmon et Gray
nous livrent des récits métahistoriques qui évacuent l’histoire et les
spécificités politiques, et confondent analogies et métaphores avec de
véritables analyses517. L’objet de leur critique est un enthousiasme abstrait
et absolu. Cependant, il y a une certaine ironie à les voir, malgré leur
hostilité pour les Lumières radicales, user de la terminologie de la religion –
millénium, apocalypse, messianisme –, pour disqualifier les rites et les
croyances qui sous-tendent parfois la pratique politique. Eux, qui imputent
souvent aux Lumières la responsabilité d’une sacralisation perverse de la
politique, se montrent incapables de déterminer si les horreurs du XXe siècle
sont dues aux excès de la foi ou à ceux de la raison. La plupart du temps, ils
en reviennent au motif de Burke : le coupable, c’est la foi dans la raison, ou
le fanatisme rationnel.
Quelque explication que l’on trouve à ce phénomène – désorientation ou
immaturité politique, crainte des violences et des conflits –, il est tout de
même extraordinaire que les bons vieux remèdes de la guerre froide
retrouvent un tel crédit. Car il faut avoir de solides œillères pour lire dans
notre époque une simple répétition de la lutte du « monde libre contre le
totalitarisme », du scepticisme contre la conviction absolue, de la foi
raisonnable contre l’idolâtrie fanatique518. Il est particulièrement alarmant
que les difficultés du présent soient traitées à partir de textes sur les
mouvements totalitaires écrits au cours de l’entre-deux-guerres ou durant la
guerre froide. Raison de plus pour replacer le débat sur la religion politique
dans son contexte d’origine.
Arendt riposte

Puisque l’idée de totalitarisme entretient un rapport étroit avec la théorie de


la religion politique, et puisque l’une comme l’autre s’appuient en général
davantage sur des analogies formelles que sur l’analyse de trajectoires
historiques et matérielles, on pourrait s’attendre à ce qu’Hannah Arendt – la
plus respectée des philosophes qui défendent l’idée de totalitarisme et elle-
même critique de la dérive fanatique de la Révolution française – soit
favorable à la thèse de la religion politique. Or, elle s’y est au contraire
violemment opposée, et ce de manière explicite, dans l’article « Religion et
politique519 ». Ce texte fit d’abord l’objet d’une communication dans un
colloque tenu à Harvard en 1953, au moment où la guerre de Corée touchait
à sa fin. Intitulé au départ « La lutte entre le monde libre et le communisme
est-elle de nature religieuse ? », il indique dans quel champ de forces
idéologique Arendt était en train de s’engager. Le thème du colloque prenait
sa source dans la pensée du philosophe libéral Raymond Aron qui, depuis la
fin des années 1930, avait largement contribué à élaborer la thèse du
communisme comme « religion profane » – substitut de la foi transcendante
et promesse d’un salut terrestre. L’article d’Arendt fut ensuite publié dans la
revue Confluence, alors dirigée par Henry Kissinger en personne.
Si Arendt rejette cette notion de religion politique, c’est à l’évidence
pour des raisons elles-mêmes politiques. Elle prolonge ici une critique déjà
présente dans de nombreux textes : elle tance les défenseurs de la guerre
froide pour leur attachement idéologique à l’antistalinisme, et n’épargne pas
les « excommunistes » qui, forts de l’autorité suspecte que la conversion
leur octroie, défendent désormais le monde libre avec le zèle qu’ils
réservaient auparavant à Staline. Or, la préoccupation d’Arendt est qu’une
asymétrie fondamentale soit maintenue dans le cadre de la guerre froide.
Pour elle, défendre la liberté comme une entité figée et en faire une sorte de
contre-religion civique (quoique christianisée) ne peut que conduire au
désastre : « Face à une idéologie parfaitement élaborée, le plus grand
danger qui nous menace est de vouloir y riposter par une idéologie de notre
propre cru. Si nous tentons d’insuffler une fois encore à la vie politique
publique la “passion religieuse” ou d’utiliser la religion comme un moyen
pour pratiquer des distinctions qui sont d’ordre politique, nous risquons de
transformer et de pervertir la religion en idéologie et d’entacher la lutte que
nous menons contre le totalitarisme par un fanatisme parfaitement étranger
à l’essence même de la liberté520. »
Arendt est convaincue – ce qui est compréhensible et néanmoins
problématique – que la tradition politique américaine était jusqu’alors
préservée du fanatisme521, et estime que la notion de liberté politique –
étrangère à ses yeux à la pensée religieuse – est étroitement liée à un
monde où les sanctions religieuses et les certitudes dogmatiques sont
absentes. C’est pourquoi la création d’une idéologie de la liberté, et qui plus
est, d’une idéologie religieuse de la liberté, ne peut que l’inquiéter. Son
ambivalence est à cet égard instructive, en ce que sa tentative d’identifier un
noyau radical dans la tradition constitutionnelle et révolutionnaire
américaine (surtout à travers ses stéréotypes antijacobins les plus éculés) a
conforté cette même idéologie. Malgré son intérêt surprenant pour la
« tradition perdue » des conseils révolutionnaires et ouvriers, sa fidélité au
républicanisme américain et sa polémique contre la Révolution française
l’ont amenée à faire l’apologie philosophique d’un « monde libre » qui pour
beaucoup de ses “protégés”, était synonyme de cruauté et de spoliation522.
Mais la critique d’Arendt visait avant tout ses frères d’armes
anticommunistes – par exemple, son ami Waldemar Gurian, qui soutenait de
longue date l’idée que le communisme était une « religion sociale et
politique profane ». Il avait même créé le terme d’« idéocratie » (repris plus
tard par des historiens conservateurs de l’URSS comme Malia et Besançon)
pour désigner le remplacement du Dieu des chrétiens par les lois doctrinales
du changement historique incarnées dans le monopole du parti-État523. Pour
Arendt, il faut prendre les idéologies à la lettre : force est de reconnaître que
le communisme « ne cherche jamais à apporter aux questions religieuses
des réponses précises » et qu’à la différence de l’athéisme tragique de
Kierkegaard ou de Dostoïevski, il ignore le doute qui confère à la foi
moderne sa tonalité propre524. Arendt vise ici principalement le philosophe
conservateur Eric Voegelin et le sociologue français Jules Monnerot,
représentant les deux principaux courants du débat sur la religion politique :
le premier élabore un récit de sécularisation d’orientation conservatrice
pour expliquer l’émergence de religions de substitution; quant au second, il
s’appuie sur une anthropologie sociale du sacré afin de présenter les
mouvements totalitaires comme usurpateurs de fonctions religieuses
profondément enracinées dans l’être humain525.
Voegelin avait été pionnier de ce débat. Dans The Political Religions
(1938), il souligne que la dimension religieuse voire mystique de l’État se
manifeste dès l’Égypte des pharaons, bien avant que le christianisme
n’établisse une distinction précaire entre la Cité de Dieu et la Cité de
l’Homme, entre le Christ et César, entre le sacré et le temporel. La religion
consiste à attribuer le statut de realissimum à une entité qui définit le noyau
incontestable autour duquel tous les êtres devront s’articuler et conformer
leurs conduites526. Les « religions de ce monde (inner-worldly) » ont
décapité le système de la transcendance et transféré à des entités terrestres
le statut de réalité éminente – ainsi, pour reprendre une expression d’Emilio
Gentile, elles les ont « sacralisées ». Il n’est plus alors resté que la structure
politique sous-jacente dans le symbolisme religieux de l’émanation, de la
hiérarchie, de l’unité, du mal, de l’apocalypse et de la domination, mais
aussi dans des notions comme celles de corpus mysticum et de sacrum
imperium. Lorsque « l’ecclesia occidentale se dissout en une multitude
d’entités politiques secondaires », la religiosité subit à la fois une censure et
un déplacement, et réapparaît très clairement dans le corps mystique du
Volk et dans l’empire sacré du Reich. Selon le résumé qu’Arendt donne de
l’ouvrage de Voegelin, « toute autorité a une origine religieuse, et […] la
politique elle-même est nécessairement religieuse527 ».
Dans un autre cycle de conférences, The New Science of Politics,
Voegelin revient sur ce thème en le conjuguant à une théorie de l’histoire
beaucoup plus audacieuse. Le combat contre les religions politiques
totalitaires se traduit désormais en affrontement entre un ordre fondé sur la
foi et la transcendance, et la gnose, qui veut« immanentiser l’eschaton »,
autrement dit politiser l’idée de révélation et d’apocalypse – motif que nous
avons déjà rencontré chez Cohn et Gray. Il ne s’agit pas là d’un simple
processus de sécularisation, d’une disparition de la croyance religieuse du
champ social et politique. Avec « la fin de la théologie politique dans le
christianisme orthodoxe » – le recul de l’idée que le pouvoir politique peut
représenter la spiritualité dans une fusion de l’Église et de l’Empire – la
sphère temporelle se dédivinise, et apparaît une sorte de sécularisme interne
au christianisme. Il faut attendre les bouleversements sociaux du XIIe siècle
et les récits apocalyptiques de Joachim de Flore pour que le monde social et
politique retrouve une signification religieuse s’appuyant sur les ressources
millénaristes de l’hérésie chrétienne – ce qui, par raccourci, permet à
Voegelin d’introduire la notion de gnosticisme528. L’idée de religion
politique s’inscrit alors dans le récit historique de « la résurgence de
l’eschatologie du royaume529 » avec ses symboles protopolitiques (les trois
âges, le chef ou prophète, la confrérie) comme élément crucial de cette
funeste modernité.
Voegelin, considère que les libéraux opposés aux religions politiques –
nazisme et communisme – ne sont affectés que d’une forme bénigne de
gnosticisme; il associe la structure même de toute la politique moderne à
cette « nouvelle eschatologie ». Ainsi, selon lui, devons-nous « reconnaître
que l’essor du gnosticisme constitue l’essence même de la modernité530 ».
De manière encore plus péremptoire, il affirme, liant totalitarisme et
libéralisme : « Le totalitarisme, défini comme la règle existentielle des
activistes gnostiques, est la forme ultime de la civilisation du progrès […]
[la] fin de la quête gnostique d’une théologie civile531. » Cette polémique
épocale recycle nombre des thèmes traditionnels de l’antifanatisme, au
premier rang desquels figurent l’attaque de l’idée même d’intelligibilité de
l’histoire considérée comme objet d’une action calculée et progressive, et le
rejet de la possibilité de transformer la nature humaine. En écho à Burke,
Voegelin estime que résister au retour de la divinité, tout en défendant une
foi transcendante, c’est revendiquer un réalisme politique et se refuser à
penser toute nouveauté ou vérité historiques. L’« hypostase immanente de
l’eschaton », réalisatrice sur Terre de l’accomplissement que le
christianisme a repoussé à la fin des temps, constitue une « erreur
théorique » : « Les choses ne sont pas les choses et n’ont pas d’essence en
vertu d’une déclaration arbitraire. L’ensemble du cours de l’histoire n’est
pas un objet d’expérience ; l’histoire n’a pas d’eidos [d’unité idéale globale]
parce que le cours de l’histoire se prolonge dans un avenir inconnu. Le sens
de l’histoire est donc une illusion ; et l’on crée cet eidos illusoire en traitant
un symbole de foi comme s’il s’agissait d’une proposition portant sur un
objet immanent de l’expérience532. » En un sens, nous avons affaire ici à
une critique épistémologique classique – aux accents kantiens – d’un
fanatisme qui confond l’empirique avec le transcendantal. Pourtant, elle
s’oppose précisément à la dialectique de l’action politique, de la causalité
sociale et de la téléologie historique que Kant a défendue et transmise à
Hegel puis à Marx. On notera en outre que ceux qui, comme Voegelin,
s’élèvent contre les perspectives historiques de l’émancipation se retrouvent
dans une situation paradoxale : il leur faut créer une philosophie de
l’histoire contre la philosophie de l’histoire.
Selon Arendt, ce type d’analyse repose toujours sur une mauvaise
compréhension du phénomène de sécularisation ou, plus précisément, sur
un amalgame illégitime : l’existence d’un lien historique entre l’autorité et
la religion ne prouve pas que « la notion d’autorité elle-même soit de nature
religieuse ». Arendt n’examine pas la théorie antilibérale et antitotalitaire du
gnosticisme développée par Voegelin. Toutefois, elle refuse fermement de
tirer des enseignements relatifs à notre époque et à notre civilisation sur la
seule base du fait que « les croyances et les institutions religieuses n’ont pas
d’autorité contraignante, sur le plan public, et que, réciproquement, la vie
politique n’a pas de sanction religieuse ». Que cette absence de sanction
doive déboucher sur une hubris catastrophique, sur une divinisation de
l’Histoire et de l’Homme, voilà précisément ce qu’elle ne saurait accepter,
parce que cela impliquerait – et c’est ici que se rejoignent les théories
métahistoriques et anthropologiques de la religion – que, d’une façon ou
d’une autre, la vie politique devrait être subordonnée à la fonction
religieuse.
Telle est la thèse vivement critiquée par Arendt. Affichant une suspicion
caractéristique à l’égard des sciences sociales, elle critique les analyses du
communisme qui ignorent sa substance historique et politique, les
conditions spécifiques de son apparition, et l’envisagent selon des schémas
fonctionnalistes, comme un exemple (ou un substitut) de la catégorie
générique de religion. « Cette confusion, écrit-elle, vient en partie du point
de vue particulier adopté par les sociologues qui – ignorant
méthodiquement l’ordre chronologique, l’emplacement des faits, l’impact et
l’unicité des événements, le contenu substantiel des sources et la réalité
historique en général – se concentrent sur les “rôles fonctionnels” en soi et
pour soi533. »
Ces accusations pourraient s’appliquer à de nombreux travaux sur la
religion politique et le fanatisme, mais aussi à quantité d’études consacrées
au totalitarisme. Arendt le comprit dès les années 1950, quand les thèses
qu’elle défendait dans Les Origines du totalitarisme furent récupérées par
divers courants des sciences sociales soumis aux impératifs idéologiques de
la guerre froide auxquels, malgré son adhésion au « monde libre », la
philosophe ne pouvait souscrire. Dans sa réponse à la recension de son livre
par Voegelin, elle soulignait qu’elle avait produit « une analyse historique
des éléments qui se sont cristallisés en totalitarisme534 ». Le terme clé (bien
qu’énigmatique) est ici celui d’« éléments », qui indique qu’Arendt tente
une saisie théorique de la coïncidence entre la structure du totalitarisme et
la contingence historique de son émergence.
Dans « Religion et politique », Arendt voit en Jules Monnerot le
principal représentant de l’approche fonctionnaliste qu’elle a critiquée.
Même si elle n’en fait pas mention, la thèse qui fait du communisme un
islam du XXe siècle est emblématique de l’évacuation de l’histoire qu’elle
combat de toutes ses forces. Avec Georges Bataille et Roger Caillois,
Monnerot fut l’un des membres fondateurs du Collège de sociologie,
entreprise dont la brève durée d’existence (1937-1939) ne l’empêcha pas
d’exercer une profonde influence sur la vie intellectuelle. Se positionnant
dans la lignée de Durkheim et en opposition résolue aux cultes fasciste et
hitlérien, le Collège visait à réinventer la « sociologie » pour en faire une
discipline capable de saisir la force politique du sacré, entendu comme
dimension irréductible du social et « hétérologue » au calcul rationnel535.
Peu avant cette expérience exotérique et paraacadémique, Bataille avait
participé à une autre entreprise, ésotérique celle-là, et qui visait à fonder
une communauté sacrée et sacrificielle : la revue Acéphale. Farouchement
opposée à la dictature de l’utilité, de l’intérêt et du travail considéré comme
poison de la vie contemporaine, Acéphale entendait rompre avec la
politique en son sens traditionnel (et s’affranchir des limites de l’avant-
garde, surréaliste en particulier) pour explorer cette dimension de la
communauté, de la dépense et de la perte de soi que Bataille appelait « le
sacré » – espace ouvert par la mort de Dieu et l’érosion de l’institution
religieuse. Le « programme » d’Acéphale, écrit en 1936, est précédé d’un
épigraphe significatif de Kierkegaard : « Ce qui avait visage de politique et
s’imaginait être politique, se démasquera un jour comme mouvement
religieux. » Plaidant pour l’extase contre le conformisme et pour l’abandon
contre la conservation, Bataille déclare que l’« existence n’est pas
seulement un vide agité, elle est une danse qui force à danser avec
fanatisme536 ».
Dans Sociologie du communisme – ouvrage rebaptisé dans sa traduction
anglaise, Sociologie et psychologie du communisme, sans doute en raison de
la conception très particulière qu’avait Monnerot de la sociologie qu’il
fallait, selon lui, débarrasser de toute équivoque auprès du public
américain –, la thèse fondamentale de Monnerot est que le communisme
marxiste est à la fois une censure du religieux et une projection déniée du
religieux sur le politique. En ce sens, le communisme s’inscrit dans la droite
ligne des Lumières, dans leur vaine tentative d’évacuer le sacré et de le
remplacer par la raison537. La critique des mythes, des croyances et des
religions aurait ainsi ouvert la brèche par laquelle s’engouffreraient de
nouvelles mythologies, bien plus dangereuses que les précédentes.
Monnerot accorde une place centrale au concept d’affectivité ; il se range
ainsi dans le camp de ceux qui mettent l’accent sur la dimension
expérientielle de la religion politique, à la façon de Talmon et Voegelin.
Mais il prolonge cette démarche à l’aide d’une sorte de modèle
hydraulique : il existerait un quantum déterminé d’énergie affective
« sacrée », quelque chose comme une intensité religieuse qui chercherait
des débouchés de forme adéquate où s’épancher. Il souligne également le
rôle des pulsions psychologiques « inférieures ». L’hypothèse rationaliste de
la disparition de la religion se révèle illusoire en ce qu’elle occulte le jeu
d’une passion collective ancestrale. Les nouvelles formes politiques seraient
alors les simples véhicules de réponses affectives essentiellement
invariantes. L’énergie et la ferveur, auparavant attachées à des symboliques
et à des rituels explicitement religieux, y trouveraient d’autres canaux pour
s’épanouir. D’où l’idée que les nouveaux mythes célébrant la Nation, la
Race ou l’Individu assurent désormais les fonctions jadis associées au divin.
Les nouvelles religions politiques sont donc pourvoyeuses de « satisfactions
de substitution538 ». Le communisme représente sans doute la satisfaction
suprême, par la domestication des forces affectives les plus basses, la
divinisation de l’Homme et l’ouverture de l’horizon thanatologique d’un
« paradis » dédifférencié, homogène et inerte : la société sans classes.
En termes maintes fois utilisés dans les polémiques contre le fanatisme,
et surtout contre la Révolution française, Monnerot explique qu’un
« messianisme de l’espèce humaine » s’est substitué au sacré539. Cependant,
son analyse, enracinée dans la sociologie du sacré, l’anthropologie du
totémisme et l’énergétique psychanalytique, diffère de celles qui
interprètent cette substitution en termes purement formels (repérant des
analogies entre le parti et l’église, entre la dévotion et le militantisme); il
préfère voir dans son objet la répétition d’une pratique cultuelle archaïque.
Il déclare ainsi, à propos du rôle de l’espèce dans le communisme : « En
hypostasiant cette abstraction, on crée une entité transcendante et vorace, et
quand on déclare qu’on sacrifie les individus présents aux individus futurs –
ou à l’Espèce […] – on nourrit cette entité de sacrifices humains540. » Cette
variante réactionnaire d’un thème cher au Collège de sociologie, la critique
du communisme comme religion profane, se fonde sur l’idée que le
« nihilisme » – l’expulsion (au fond impossible) du sacré hors du social –
prépare le règne d’une forme dégradée de sacré sous l’aspect du
communisme. Comme le gnosticisme de Voegelin, fondé sur la notion
d’expérience religieuse, le nihilisme de Monnerot montre bien que les deux
tendances de la religion politique – historique et fonctionnelle, selon la
distinction arendtienne – sont presque toujours entremêlées. La
compréhension anthropologique des fonctions sacrées se mêle au récit
métahistorique du remplacement du christianisme par le communisme
comme religion profane. Le pouvoir de ces philosophies négatives de
l’histoire est tel que même Arendt, qui veut émanciper la politique et la
liberté d’une histoire empreinte de religion, succombe en partie à leur
charme douteux lorsqu’elle traite de la réduction des idéologies politiques à
des fonctions religieuses – la « fonctionnalisation désubstantialisante de nos
catégories » – comme le symptôme d’un processus plus général, « la
fonctionnalisation croissante de la société ». En adoptant cette approche
distinctement « déductiviste541 », elle paraît ignorer sa propre doctrine des
éléments historiques : ainsi, elle rattache cette idée de fonctionnalisation à
sa critique de Marx, coupable d’une « dangereuse socialisation de
l’homme ». Elle affûte sa position en répondant à Voegelin : elle déclare
que l’introduction d’« arguments semi-théologiques » dans le débat sur le
totalitarisme constitue le symptôme d’une fonctionnalisation qui est, « à
bien des égards, le stade ultime de l’athéisme, et peut-être le plus
dangereux ». Dans sa propre réplique à l’article d’Arendt, Monnerot
condamne la suggestion de cette dernière selon laquelle la thèse de la
religion profane est blasphématoire en ce qu’elle présuppose l’idée d’une
religion sans Dieu. À Monnerot qui défend la validité scientifique de cette
thèse dans l’anthropologie de la religion et atteste de l’existence effective
de religions sans Dieu, Arendt n’apporte pas de réponse convaincante – et
sa référence typiquement eurocentrique à « l’adorateur du kangourou, que
[l’on] pourr[ait] facilement prendre en compte », n’arrange rien542.
Les approches contemporaines du rapport entre politique et religion
reposent elles aussi – peut-être inévitablement – sur des philosophies de
l’histoire articulées autour du processus de sécularisation, qu’elles analysent
le prétendu « retour » d’une religiosité que l’histoire avait condamnée à
l’obsolescence, ou qu’elles envisagent l’engagement politique
inconditionnel ou le « fanatisme » comme la résurgence atavique, sous un
aspect profane, de structures affectives fondamentalement religieuses.
Même dans les travaux dont la visée n’est pas de combattre les subjectivités
politiques marquées par la religion mais d’examiner les éléments
théologiques présents dans les formes modernes de pouvoir, le récit de la
sécularisation occupe une place prépondérante, au détriment des
temporalités plus complexes soulignées par les analyses de la politique
millénariste que nous avons rencontrées précédemment. Un exemple récent
de ce récit de sécularisation permettra de mieux comprendre comment
l’idée de religion politique informe notre conception du temps historique et
de l’action politique.
Économies de la domination et du salut

« En ôtant Dieu du monde, non seulement la modernité n’est pas sortie de la


théologie, mais elle n’a fait, en un certain sens, que mener à son terme le
projet de l’oikonomia providentielle543. » C’est sur ces mots que s’achève
Le Règne et la Gloire, dernier ouvrage en date du projet Homo Sacer,
entamé par Giorgio Agamben en 1995. Cette déclaration résume à elle seule
les deux thèses essentielles du livre. Premièrement, les pères de l’Église, en
développant la théologie trinitaire, la christologie et l’angélologie, ont posé
les bases d’une théologie économique du gouvernement, encore à l’œuvre
dans l’Occident moderne. Deuxièmement, l’athéisme ou le sécularisme –
caractéristique nominale de la philosophie politique contemporaine (qu’elle
soit libérale, conservatrice ou marxiste) – n’est qu’un effet de surface : il est
en vérité sous-tendu par une matrice théologique, une « machine de
gouvernement » profondément enracinée dans le passé chrétien. En d’autres
termes, les limites et les impasses de la pensée politique actuelle
s’expliquent par une ruse de la sécularisation. L’apparente disparition de la
théologie chrétienne des politiques contemporaines n’est que la forme prise
par le moteur profond de l’action politique, combinaison d’une théologie
politique de la souveraineté et d’une théologie économique de
l’administration gouvernementale. En outre, la problématique d’Agamben
l’entraîne, via un long détour par Heidegger, à défendre des idées sur la
sacralisation du politique qui font écho à certains traits de l’approche en
terme de religion politique. Il voit dans l’actuelle emprise du spectacle sur
les affaires politiques et économiques un prolongement de la théologie de la
« gloire », cette célébration aliénée des potentialités humaines sous forme
d’image, d’abord de Dieu, puis du Capital.
Agamben ne s’intéresse pas précisément aux vicissitudes de la
subjectivité religieuse et politique qui ont donné naissance au problème du
fanatisme. Cependant, son ambition d’établir la généalogie du lien entre les
structures modernes de pouvoir et une matrice théologique en fait un
interlocuteur de choix pour une réflexion sur le fanatisme, surtout en termes
de connexion entre l’idée de sécularisation et l’analyse de toute politique
attachée à des convictions émancipatrices. Il est en particulier frappant
qu’un auteur aussi ouvertement hostile à l’historicisme grossier se montre à
ce point porté vers des idées de continuité qui négligent la contingence, la
spécificité de la politique et de ses contextes d’émergence. Ainsi, il préfère
voir dans la politique moderne le point d’aboutissement de l’« économie »
chrétienne de la providence plutôt qu’un champ de forces instable travaillé
par des dynamiques socioéconomiques. La théorie critique n’échappe pas à
cette continuité du théologique et du politique : à propos de la notion
marxienne de praxis, Agamben nous dit qu’elle « ne fait rien d’autre que
séculariser la conception théologique de l’être des créatures comme
opération divine544 ». Ce genre de propos n’est pas sans rappeler l’une des
plus influentes tentatives de penser les soubassements théologiques
implicites de la philosophie de l’histoire, Histoire et salut (1949) de Karl
Löwith. Citée à maintes reprises par Voegelin dans son analyse de la
déification gnostique de l’Histoire, cette étude a popularisé la vision du
marxisme comme récit providentiel sécularisé qui trouve son principe
d’intelligibilité historique unitaire dans la dialectique des modes de
production et l’horizon rédempteur de la lutte des classes. Cette lecture
unidimensionnelle de la pensée de Marx ignore l’anticipation et la non-
contemporanéité qui distinguent les analyses historiques et matérialistes des
temporalités de l’accumulation du capital et de l’action politique, du
holisme et de la linéarité inhérentes aux philosophies de l’histoire. En outre,
préfigurant le jugement que des analystes comme Cohn porteront plus tard
sur le millénarisme, Löwith livre une analyse très réductrice du
matérialisme historique, qui serait secrètement « une histoire sacrée
formulée dans la langue de l’économie politique545 » – secret que, si l’on en
juge par l’abondance de leurs textes sur la religion, Marx et Engels ont eu le
plus grand mal à préserver ! Pour mieux démontrer la persistance de
l’horizon rédempteur dans la pensée de Marx, Löwith va jusqu’à recourir à
une pseudoexplication ethno-religieuse :

Même s’il était un Juif émancipé du XIXe siècle, résolument


antireligieux et même antisémite, Marx était tout de même un Juif
digne de l’Ancien Testament. Le vieux messianisme et le vieux
prophétisme juifs, auxquels deux millénaires d’histoire économique,
de l’artisanat à la grande industrie, n’avaient rien pu changer, et la foi
juive persistante en une justice absolue, expliquent la base idéaliste du
matérialisme historique. Sous la forme inversée de la prédiction
scientifique, Le Manifeste communiste conserve le trait fondamental de
la foi : la « certitude confiante de la venue de ce que l’on espère »546.
Agamben refuserait sans doute de cautionner un récit aussi fruste et
réducteur sur les plans philologique et méthodologique. Pourtant, force est
de constater que sa propre analyse de la sécularisation de thématiques
chrétiennes chez Marx n’est pas sans rappeler celle de Löwith. Plus
précisément, on a du mal à voir en quoi son invocation de la généalogie lui
permet d’éviter la déshistoricisation et la dépolitisation qu’induit
l’hypothèse d’une continuité politico-théologique fondamentale entre toutes
les catégories conceptuelles et réflexives des différentes figures de la pensée
sociale et politique contemporaine, qui seraient donc à leur insu les
véhicules des structures mortificatrices de l’autorité théologique. Avec sa
« généalogie théologique » de l’économie, Agamben veut prolonger
l’analyse « biopolitique » de Foucault, qui décrivait la métamorphose de la
souveraineté en un gouvernement de la vie même : de pure domination par
la violence, le pouvoir devient gestion productive des individus et des
populations. Agamben procède à un branchement théorique devenu sa
marque de fabrique (depuis Homo Sacer), en s’appuyant sur un débat entre
Carl Schmitt et le théologien Erik Peterson. Il prend ses distances avec
l’idée schmittienne de théologie politique, et souligne l’absence de la notion
d’oikonomia chez Peterson, catégorie pourtant cruciale dans le discours des
premiers théologiens chrétiens. Définie par Aristote comme
« administration domestique », par contraste avec le pouvoir public ou
collectif de la polis, l’« oikonomia se présente [chez Xénophon] comme une
organisation fonctionnelle, une gestion qui n’a d’autres règles que le
fonctionnement ordonné de la maison (ou de l’entreprise en question). C’est
ce paradigme « gestionnaire » qui définit la sphère sémantique du terme
oikonomia (tout comme du verbe oikonomein et du substantif oikonomos).
C’est lui qui a déterminé son élargissement progressif analogique au-delà
des sphères originales547. » Xénophon calque sa définition de l’oikonomia
sur l’organisation d’une armée ou d’un navire. Mais si le noyau sémantique
de l’idée d’économie est déjà en place dans la philosophie grecque,
pourquoi en faire une généalogie théologique ?
Alors que Foucault situait l’émergence de la « raison gouvernementale »
au début du XVIIIe siècle, dans le discours de l’économie politique et la
pratique concurrente de l’administration de la santé et de la productivité des
populations, Agamben choisit de remonter deux millénaires en arrière : aux
écrits d’Aristote et de Xénophon sur l’économie, puis à la destinée de cette
notion dans la théologie des pères de l’Église, et en premier lieu chez saint
Paul. Il abandonne ainsi l’insistance de Foucault sur les discontinuités
historiques, et son rejet des catégories de substance, d’essence ou
d’universel historiquement homogène. Là où il perçoit une machine
théologique dissimulée derrière le monde profane, Foucault avance que « le
secret [est que les choses] sont sans essence ou que leur essence fut
construite pièce par pièce à partir de figures qui lui étaient étrangères548 ».
Les enjeux de cette différence d’approche se clarifient avec l’enquête
d’Agamben sur la place de l’oikonomia dans ce qu’il nomme le
« paradigme providentiel » et l’« ontologie des actes de gouvernement » qui
le sous-tend : « La providence (le gouvernement) est le moyen par lequel la
théologie et la philosophie tentent d’affronter la scission de l’ontologie
classique en deux réalités séparées, être et pratique, bien transcendant et
bien immanent, théologie et oikonomia. Elle se présente comme une
machine vouée à articuler ces deux fragments dans la gubernatio dei, dans
le gouvernement divin du monde549. » Agamben y ajoute un théorème tiré
de l’histoire heideggérienne de l’être – la séparation de l’être et de la
praxis – afin de souligner le rôle déterminant de la théologie chrétienne
dans l’horizon politique et métaphysique de « l’Occident » (terme flou qu’il
semble employer de façon irréfléchie), y compris dans « notre » modernité.
Ainsi, la visée théologique de cette investigation généalogique est-elle
justifiée par la fortune spécifiquement chrétienne de l’oikonomia, en tant
qu’immanence anarchique d’un gouvernement divin, à peine articulé, par le
biais de la providence, à un Dieu transcendant qui « règne mais ne gouverne
pas ».
Selon Agamben, « le dispositif providentiel (qui n’est qu’une nouvelle
formulation et un avatar de l’oikonomia théologique) contient quelque
chose comme le paradigme épistémologique du gouvernement moderne.
[…] À travers la distinction entre pouvoir législatif ou souverain et pouvoir
exécutif ou pouvoir de gouvernement », l’État moderne hérite de la
« machine théologique de gouvernement du monde550 ». Si, dans son
apologie conservatrice de la dédivinisation chrétienne de la politique,
Voegelin concevait la modernité comme l’avènement d’un gnosticisme
particulièrement virulent, Agamben considère au contraire que la modernité
politique demeure prisonnière des mécanismes hérités de la théologie
chrétienne.
Mais de quel droit passe-t-il d’un éclairage des constellations
conceptuelles et des noyaux sémantiques – embrassant différentes époques
et formations discursives – à la conviction que pareille enquête
archéologique possède une pertinence politique immédiate ? Comment ce
cadre religieux continue-t-il d’opérer dans un univers politique qui se
présente si souvent comme athée ? À la différence d’un historien des idées,
qui pourrait explorer les courants souterrains et les effets concrets où
convergent certains schémas de pensée à travers les époques et les
conjonctures, Agamben – qui s’identifie sur ce point à Voegelin – se
préoccupe exclusivement des formes textuelles de leur transmission. Quand
il affirme, par exemple, que l’occasionnalisme de Malebranche demeure
présent chez Rousseau, dans sa conception de l’économie politique ou de la
souveraineté populaire, ou bien qu’une notion théologique de l’ordre sous-
tend la « main invisible » d’Adam Smith, il ne pense pas que ces idées ont
pu être produites en dehors de l’histoire close de la métaphysique
occidentale, ou que les concepts politiques et économiques échappent peut-
être à l’héritage pernicieux de la théologie. Il ne se dit pas non plus qu’il est
probablement moins pertinent d’examiner la ténacité de certaines formes de
pensée – comme l’idée de providence – que leur emploi à des fins
radicalement différentes, dans des contextes incommensurables les uns aux
autres. Enfin, il n’envisage pas sérieusement l’hypothèse – pourtant
confortée par le lien de causalité entre l’histoire effective des empires et le
dispositif théologique de la bureaucratie – que ce n’est pas tant la continuité
du théologique, mais la pérennité de certains rapports sociaux et de certains
imaginaires qui explique la persistance, sur la longue durée*, de concepts
de gouvernement et de formes d’organisation.
Il n’est donc pas surprenant qu’Agamben dénie toute importance
théorique au débat sur la sécularisation qui opposa dans les années 1960
Hans Blumenberg, Carl Schmitt et Karl Löwith. Selon lui, la sécularisation
n’est pas une thèse historique, mais une stratégie discursive ; à ce titre, elle
a une visée polémique551 : c’est un « opérateur stratégique, qui marqu[e] les
concepts politiques pour les renvoyer à leur origine théologique552 ».
Agamben fonde son hypothèse, non sur une philosophie de l’histoire, mais
sur des indices ou des « signatures » qui permettent de rattacher un
phénomène apparemment désacralisé à son précurseur sacré. Il est ainsi
conduit à adopter un postulat relativement mystique : seuls certains
possèdent « la capacité de saisir ces signatures et de suivre les déplacements
qu’elles opèrent dans la tradition des idées553 ». Il serait donc inutile de
chercher à analyser par quels mécanismes la transition d’un champ discursif
à un autre a pu s’opérer, puisque la seule présence de la signature nous
renverrait de façon immanente à une origine théologique, privant du même
coup les concepts politiques de toute légitimité – il s’agit là d’un geste
théorique dont Blumenberg a critiqué les opérations. Agamben réduit ainsi
l’économie politique à une « rationalisation sociale de l’oikonomia
providentielle554 ». Comme de nombreuses autres tentatives de rattacher le
politique au religieux, la « théorie » des signatures semble pécher par
idéalisme réductionniste, posture analogue à celle qui réduit les structures
idéelles aux rapports sociaux, que l’on a tant reprochée à Marx. Cette
réduction matérialiste, au regard de certains passages du livre, aurait même
tendance à apparaître plus vraisemblable que la recherche de signatures
théo-économiques. L’auteur montre par exemple, à propos du traité pseudo-
aristotélicien Du monde, comment la perception de l’appareil
gouvernemental du roi des Perses allait plus tard influencer l’image des
« hiérarchies divines », car « l’appareil administratif à travers lequel les
souverains de la Terre conservent leur royaume devient le paradigme du
gouvernement divin du monde555 ».
Au-delà du fait que sa méthode – la recherche des signatures – ne repose
que sur l’acuité personnelle et la pensée analogique, un autre aspect se
révèle problématique dans la démarche d’Agamben, en raison de son
attachement à l’idée d’origine théologique. Car non seulement il partage la
définition schmittienne de la sécularisation, mais il est convaincu que notre
horizon politique reste déterminé – pire, inconsciemment déterminé – par
les structures sémantiques et idéelles du discours théologique chrétien.
C’est encore cette idée d’origine, aux antipodes de la généalogie
nietzschéenne prônée par Foucault, qui lui permet d’affirmer que sa propre
entreprise archéologique, le dévoilement de la matrice théologique de la
domination moderne, constitue un geste éthique et politique. Puisque toutes
les catégories de la politique d’émancipation sont, en droit, empêtrées dans
la même gangue métaphysique que les appareils administratifs et
biopolitiques ; puisque toute politique est en même temps religion (puisque
la théologie était déjà ellemême imprégnée du symbolisme de l’autorité),
seule une transformation radicale, un changement messianique, serait à la
hauteur de l’impasse où nous nous trouvons : « C’est pourquoi ce n’est pas
le laïcisme et la volonté générale qu’il convient d’opposer à la théologie et à
son paradigme providentiel : une opération archéologique comme celle que
nous avons tentée ici, remontant en amont de la scission qui en a fait des
frères rivaux mais inséparables, démonte et rend inopérant l’ensemble du
dispositif économicothéologique556. »
Certes, Agamben n’adhère pas à l’apologétique chrétienne que Hans
Blumenberg, dans La Légimité des temps modernes (écrit contre Löwith et
Schmitt), percevait dans le discours sur la sécularisation – l’idée que le
patrimoine de l’Église a été spolié et détourné. Sa pensée perpétue
cependant l’un des aspects essentiels de ce discours : l’idée d’une continuité
substantielle. Comme l’écrit Blumenberg : « Il n’y a répétitions,
superpositions et dissociations – mais aussi déguisements et
démystifications – que là où la catégorie de substance domine la
compréhension de l’histoire ». En dépit des objections heideggeriennes
qu’il formulerait sans doute, Agamben ne peut, pour citer encore
Blumenberg, « identifier la substance dans ses métamorphoses », sans
présupposer un continuum sous-jacent ou une destinée historico-
ontologique. Contre l’idée d’une histoire voilée à elle-même, d’une
sécularisation envoûtée que seul l’homme des signatures peut exorciser par
son archéologie du soupçon, il est bon de méditer l’idée qu’« il existe un
fort coefficient d’indifférence entre un concept et son histoire557 » – et que
les idées d’autorité, de justice, ou de salut, bien que formulées dans un
cadre cultuel ou théologique, ne sont pas marquées à tout jamais du péché
de leurs origines.
La tentative de réponse de Schmitt aux critiques de Blumenberg est
instructive à cet égard. La Légimité des temps modernes, ainsi que les
débats sur la sécularisation et le rôle de l’Église après Vatican II, l’ont
amené à donner une suite à Théologie politique (1922), où il avait formulé
pour la première fois sa théorie de la sécularisation :

Tous les concepts prégnants de la théorie moderne de l’État sont des


concepts théologiques sécularisés. Et c’est vrai non seulement de leur
développement historique, parce qu’ils ont été transférés de la
théologie à la théorie de l’État – du fait, par exemple, que le Dieu tout-
puissant est devenu le législateur omnipotent –, mais aussi de leur
structure systématique, dont la connaissance est nécessaire pour une
analyse sociologique de ces concepts. La situation exceptionnelle a
pour la jurisprudence la même signification que le miracle pour la
théologie. C’est seulement en prenant conscience de cette position
analogue qu’on peut percevoir l’évolution qu’ont connue les idées
concernant la philosophie de l’État au cours des derniers siècles558.

Schmitt oppose ici sa sociologie des concepts juridiques à l’analyse causale


(en particulier marxiste). Cette conception étend la méthode que nous avons
vu traverser toute la littérature consacrée à la religion politique : celle de
l’analogie, poussée chez le juriste jusqu’à l’isomorphie. Par exemple :
« L’image métaphysique qu’un âge se fait du monde a la même structure
que ce qui lui paraît l’évidence même en matière d’organisation
politique559. » Mais comme Schmitt tentera désespérément de le montrer
dans Théologie politique II, son approche ne repose pas sur les identités
fonctionnelles ou les continuités historiques sur lesquels se fondent tous les
récits de sécularisation à l’appui des théories de la religion politique. La
sécularisation se limite à la relation entre la théologie et l’État, elle n’a pas
le moindre rapport avec l’anthropologie de l’affect ou avec la philosophie
de l’histoire de nature civilisationnelle défendue par Voegelin.
En conservateur, Schmitt s’est toujours intéressé aux institutions et à la
métaphysique de l’autorité, à l’Église et à l’État. C’est pourquoi, en lieu et
place du récit linéaire de l’effacement progressif de la religion à mesure que
s’étendait la sphère du profane, et de la persistance secrète d’aspirations
religieuses sous des formes politiques, il décrit une situation hautement
instable : l’émergence de la politique révolutionnaire et de son sujet, la
classe ouvrière, et la rupture des liens entre le spirituel et le temporel, entre
l’Église et l’État. Dès lors, « spirituel/temporel, au-delà/ici-bas,
transcendance/immanence, idée et intérêt, superstructure et infrastructure ne
sont plus définissables qu’à partir des sujets qui s’opposent560. » Mais en
outre, « dans les coagulations amis-ennemis (Freund-Feind-
Gruppierungen) au cours de l’histoire du monde, la théologie peut, du point
de vue politique, faire aussi bien l’affaire de la révolution que de la contre-
révolution. C’est inhérent aux tensions et aux fronts politiques et
polémiques qui ne cessent de se former et de se renverser, et tout dépend de
leur intensité561. »
Bien que cette conception vitaliste et guerrière soulève plus de questions
qu’elle n’en résout, on notera que l’ambition d’envisager les rapports entre
politique et théologie à partir des contingences et des exigences des luttes
politiques ne peut être satisfaite par aucune philosophie de l’histoire. On
retiendra également que le XXe siècle a arraché les idées d’autorité
spirituelle et profane aux institutions où elles s’enracinaient, de sorte qu’« il
est devenu impossible de nos jours de définir le politique à partir de
l’État562 ». Les concepts grâce auxquels nous articulons le rapport entre
religion et politique se transforment, « les cloisons s’écroulent et les
espaces naguère séparés [le religieux et le politique] se compénètrent et
s’éclairent mutuellement, comme dans les labyrinthes d’une architecture
translucide563 ». Dans ce contexte de perte des repères, avons-nous pour
seul guide l’intensité du rapport ami-ennemi, de l’association et de la
dissociation564 ? Et même si l’on admet que politique et adhésion partisane
sont indissociables, la polémique et le conflit sont-ils leur horizon
indépassable565 ? Si la politique ne peut être ni contenue par l’État, ni régie
par des autorités spirituelles, peut-elle encore prétendre à l’universalité ?
Adoptant la critique contre-révolutionnaire du fanatisme de la raison et
de l’égalité formulée par de Maistre, Bonald et Donoso Cortés, Schmitt est
bien entendu farouchement opposé à l’affirmation communiste d’un
universalisme en excès sur l’État et la religion. Tout comme le libéralisme,
le communisme se fait une idée abstraite de la politique, et procède d’une
perception pathologique de ses raisons ; en outre, Schmitt a beau prendre
ses distances avec la thèse de la religion politique, il voit lui aussi le
communisme comme un messianisme. En référence quasi explicite à la
théologie de la révolution défendue par Bloch, il fait état des tendances
émancipatrices à l’œuvre dans le monde contemporain avec le mépris d’un
réactionnaire sur le déclin :

Je crois qu’une telle société de progrès, de pluralisme des valeurs,


d’hominisation, ne permet qu’une eschatologie qui lui est adéquate,
qui est immanente au système, qui donc soit, elle aussi, progressiste et
pluraliste quant aux valeurs. Son type d’eschatologie ne saurait donc
être qu’une eschatologie où homo-homini-homo, tout au plus une
utopie avec un principe Espérance, pour un homo absconditus qui se
produit lui-même et de surcroît produit lui-même les conditions de sa
propre possibilité566.
Détaché de toute transcendance religieuse ou étatique, le messianisme
moderne a échangé le Dieu caché contre l’Homme caché. En dernière
analyse, l’humanisme est un fanatisme, dont l’affirmation spéculative de
l’abstraction qu’est l’Humanité substitue un antagonisme entre l’espèce
humaine et ses ennemis, libéraux ou communistes, à la sphère des conflits
concrets. C’est pourquoi Schmitt dira : « Humanität, Bestialität ».
Révolutions universelles

L’identification du marxisme et du communisme à la religion (bien que


considérée positivement par Ernst Bloch et d’autres) est le plus souvent
disqualifiante, signe d’un humanisme aveugle, d’une abstraction nivelante,
et surtout d’une foi fanatique. Pour certains elle pervertit le caractère
transcendant de la religion, pour d’autres elle en perpétue l’irrationalité.
Mais les accusateurs sont parfois mis en difficulté par leurs propres
analogies. Comme Fredric Jameson le note avec une grande acuité, ce
dénigrement du marxisme comme « religion honteuse d’ellemême, religion
qui refuse de savoir son nom », est à double tranchant. L’identification du
marxisme à la religion peut en effet servir à réduire toute religion au statut
d’idéologie profane. Lorsque l’on envisage cette question sous l’angle de
l’idéologie, il devient bien plus difficile de maintenir la distinction entre
immanence et transcendance, profane et spirituel, et de défendre l’unicité de
la religion. Jameson souligne également combien il est périlleux pour un
critique incroyant de projeter dans la croyance religieuse « un type
d’expérience psychologique ou spirituelle unique et spéciale,
intrinsèquement autre » contre lequel le sécularisme ou l’athéisme
scientifique pourrait nous immuniser. Cette croyance constitue, justement,
une forme de superstition567.
Ce brouillage de la ligne de partage entre religion et idéologie
correspond d’ailleurs à la dimension « blasphématoire » qu’Arendt –
soucieuse de défendre l’élévation spirituelle du christianisme – percevait
dans la thèse de la religion politique et dans le travail de Monnerot en
particulier. Il constitue aussi le fondement de l’exploration marxiste de la
« religion de la vie quotidienne ». Sur ce point encore, Jameson se montre
tout à fait pertinent, nous mettant en garde contre les interprétations
psychologistes de l’athéisme ou des Lumières. Comme le montrent à leur
insu les défenseurs de la religion qui accusent de fanatisme les « excès » de
la rationalité et du réalisme empirique, la tentative de distinguer les formes
légitimes d’expérience subjective des cas de conviction pathologique est
vouée à l’échec, parce qu’elle repose, en dernière analyse, non sur des
catégories psychologiques, mais sur des catégories culturelles ou politiques.
En proposant d’historiciser la comparaison entre le marxisme et l’Église et
de la rapporter à sa dimension matérielle, Jameson ouvre donc une voie
particulièrement féconde. Au lieu d’invoquer des structures d’expérience ou
des analogies conceptuelles, il souligne que le marxisme comme le
christianisme sont des « cultures matérielles » qui ont tenté de propager des
projets universalistes dans un milieu social transnational (l’Empire romain,
le monde capitaliste) déjà fortement marqué par l’universalité :

C’est d’abord une situation historique que le marxisme partage avec le


christianisme : car il affirme aujourd’hui [en 1971] cette prétention à
l’universalité et cette tentative d’instituer une culture universelle, tout
comme le christianisme le fit à l’époque du déclin de l’Empire romain
et à l’apogée du Moyen Âge. Il n’est donc pas surprenant que ses
outils intellectuels présentent une similarité structurale avec les
techniques […] grâce auxquelles le christianisme s’assimila des
populations venues des horizons les plus divers et les plus éloignés les
uns des autres568.

Cette analyse présente d’intéressantes analogies avec l’une des versions


les plus influentes du parallélisme entre la politique moderne et la religion :
le traitement tocquevillien de la Révolution française comme « révolution
religieuse ».
Le récit de Tocqueville met l’irruption révolutionnaire en relation avec
les processus sociaux de nivellement et de démocratisation qui l’ont
précédée – pour lui, c’est une sorte d’universalité matérielle qui a préparé
l’émergence des idéaux universels que sont les droits et la citoyenneté. Il
compare le jacobinisme aux mouvements religieux qui, dans leur aspiration
à transformer le monde terrestre, ont transgressé les frontières et les
particularismes et conçu un projet destiné à l’humanité tout entière.
Tocqueville constate les excès fanatiques de la Révolution, ses « maximes
meurtrières » et ses « opinions armées569 », mais cela n’en fait pas à ses
yeux une usurpation de la foi légitime. Il explique au contraire la nouveauté
radicale de la Révolution par sa capacité d’universalisation sans précédent
dans les révolutions politiques. Elle a créé « une patrie intellectuelle
commune dont tous les hommes de toutes les nations ont pu devenir
citoyens ».
Si Tocqueville reprend à son compte les analogies traditionnelles entre
religion et révolution – prédication, propagande, conversion, etc. –, c’est
toutefois la question de l’universalité qui domine son analyse. Les
rébellions politiques antérieures à la Révolution étaient demeurées
particularistes, en ce qu’elles revendiquaient des droits et des libertés
circonscrits à telle nation, telle classe ou tel territoire. Or la Révolution
française a trouvé ses fondements dans « la nature humaine elle-même ».
C’est précisément pour cette raison qu’elle se rapproche des soulèvements
religieux. La Révolution « prêche aussi ardemment aux étrangers qu’on
l’accomplit avec passion chez soi ; considérez quel nouveau spectacle !
Parmi toutes les choses inconnues que la Révolution française a montrées
au monde, celle-ci est assurément la plus nouvelle570. » Même s’il cherche
à prouver que la Révolution « a beaucoup moins innové qu’on ne le
suppose généralement571 », et qu’une continuité secrète la rattache à
l’Ancien Régime*, Tocqueville se voit obligé de reconnaître qu’elle marque
une rupture absolue avec les révolutions politiques antérieures. Si la
Révolution était ouverte aux étrangers, c’était précisément en raison d’un
trait qu’elle partageait avec la religion, et qui constitue pour ses détracteurs
la marque de fabrique du fanatisme : l’abstraction. « [P]lus les religions ont
eu [un] caractère abstrait et général, remarque Tocqueville, plus elles se
sont étendues, en dépit de la différence des lois, des climats, et des
hommes. » La Révolution française a « considéré le citoyen d’une façon
abstraite, en dehors de toutes les sociétés particulières, de même que les
religions considèrent l’homme en général, indépendamment du pays et du
temps572 ». Elle a invoqué la nature humaine et « les lois générales des
sociétés humaines573 », soit les valeurs mêmes que Burke et consorts
vouaient aux gémonies.
L’approche tocquevillienne de la religion politique ne se fonde pas sur la
nature subjective de la croyance mais sur le caractère universaliste et
expansionniste de la révolution. Là encore, un rapprochement avec l’islam
s’impose : la Révolution « a pu prendre cet air de révolution religieuse qui a
tant épouvanté les contemporains ; ou plutôt elle est devenue elle-même une
sorte de religion nouvelle, religion imparfaite, il est vrai, sans Dieu, sans
culte et sans autre vie, mais qui, néanmoins, comme l’islamisme, a inondé
toute la terre de ses soldats, de ses apôtres et de ses martyrs574 ». Comme
Hegel avant lui, Tocqueville discerne dans la politique islamique une
préfiguration de l’enthousiasme abstrait et de l’ambition planétaire de
l’égalitarisme révolutionnaire – idée qu’il est bon de méditer à une époque
où, pour de nombreux vétérans de la guerre froide ou leurs épigones, la
figure menaçante de l’islam, communisme du XXIe siècle, a remplacé celle
du communisme, islam du XXe siècle, pour l’occident capitaliste et libéral.
Ces analogies suggèrent une idée essentielle : si le fanatisme est politique,
ce n’est pas pour des raisons psychologiques – par exemple le caractère
inébranlable de la conviction, qui n’a d’ailleurs rien de politique, et qui peut
être considéré comme simple pathologie mentale –, mais parce qu’il est lié
à l’abstraction et à l’universalité.
De Burke à Monnerot et jusqu’à leurs disciples du XXIe siècle, les
critiques de la révolution se sont élevés contre la nature géométrique et
abstraite des idées d’émancipation universelle, indifférentes aux différences
nationales, aux hiérarchies naturelles et aux limites des possibilités
humaines. D’autres adversaires de la révolution, d’orientation plus libérale
ou cosmopolitique, ont vu dans l’abstraction du fanatisme égalitaire un déni
brutal des complexités empiriques que seules les institutions représentatives
et les transactions marchandes ont la capacité de coordonner. Le fanatique,
qu’il rejette le conditionnement par la coutume ou encore la domination du
marché, semble toujours se définir par un refus des médiations et un désir
« religieux » d’échapper à la complexité du réel.
Comment aspirer à l’universalité sans s’exposer à l’accusation de
fanatisme ? Ce problème continue de travailler la pensée politique
contemporaine, comme l’atteste le réexamen récent des notions de
messianisme et d’eschatologie par un certain nombre de philosophes
radicaux, tels Jacques Derrida, Giorgio Agamben ou Alain Badiou. Nous
sommes désormais en mesure d’apprécier l’ironie de cette situation : à
l’exception notable de Bloch ou de Benjamin, la pensée marxiste,
communiste ou émancipatrice a toujours cherché à se distancier de
l’herméneutique religieuse du soupçon qui dépeint la révolution sociale
comme une pure et simple sécularisation d’aspirations apocalyptiques. Or
voici maintenant que des auteurs marxistes ou proches du marxisme
s’intéressent à la dimension religieuse de la politique révolutionnaire.
J’expliquerai ce tournant de deux façons : premièrement, l’invocation
politique et philosophique de l’idée religieuse de rédemption constitue, au
moins en partie, une réponse à l’accusation de fanatisme ; deuxièmement,
cette invocation est symptomatique de la situation inconfortable où se
trouvent ceux qui continuent à revendiquer une politique de transformation
sociale, tendus entre deux positions également intenables : ils naviguent
entre Charybde et Scylla, entre une intenable philosophie de l’histoire et la
résignation au monde tel qu’il va.
Les fins du savoir

Ces thématiques jouent un rôle crucial dans Spectres de Marx de Jacques


Derrida, intervention particulièrement intéressante lorsqu’on l’envisage
sous l’angle général de la religion politique, et sous l’angle particulier du
marxisme comme figure emblématique du messianisme politique. Ce livre,
écrit au moment où le religieux faisait son retour sur la scène géopolitique
(songeons aux déclarations hyperboliques de Derrida sur la « guerre
mondiale » des monothéismes à Jérusalem), pose le problème de l’héritage
critique de Marx à l’aide de deux récits qui se nourrissent de représentations
du temps et de liaisons entre le religieux et le politique. Derrida montre
qu’en dépit de son sécularisme tranquille, l’annonce de la « bonne nouvelle
téléo-eschatologique575 » du triomphe de la démocratie de marché sur le
marxisme – proclamée par Fukuyama, évangéliste néolibéral – est de nature
apocalyptique, car elle associe le sentiment de la fin à la révélation d’une
vérité576 : la vérité de l’apothéose de la démocratie libérale, seul système
politique adéquat à l’animal humain. Soulignant le décalage entre l’idéal du
libéralisme et les crises empiriques de ce système – décalage que Fukuyama
occulte en adoptant un hégélianisme de circonstance, fondé sur l’influente
interprétation de la Phénoménologie de l’Esprit par Kojève –, Derrida
répète l’un des gestes fondamentaux de la critique kantienne du fanatisme.
Il démontre en quoi cette position philosophique travestit en fait accompli
ce qui n’est en réalité qu’un idéal régulateur, ou encore en vérité générale ce
qui n’est qu’une assertion morale. Cette fusion apocalyptique – et
fanatique – des idéaux et des faits, de la vérité (ou de la foi) et du savoir a
pour contrepartie (et, peut-être, pour antidote) une autre modalité
temporelle et expérientielle, où la référence religieuse repose sur un espoir
politique : la modalité messianique. Ce terme occupe une place capitale
dans la tentative derridienne de faire renaître l’« esprit » de Marx (souvent
au détriment de la lettre, comme l’ont noté nombre de ses critiques).
Malgré l’extrême sophistication de sa lecture de Marx, Derrida semble
en un sens souscrire à la thèse de Löwith : la Weltgeschichte de Marx, son
explication de l’émergence du capitalisme et de ses contradictions fatales,
n’est qu’une Heilsgeschichte (une histoire du salut) déguisée. Ou, pour citer
Derrida : « Si l’analyse de type marxiste reste indispensable, […] elle paraît
radicalement insuffisante là où l’ontologie marxiste qui fonde le projet de
science ou de critique marxiste comporte aussi elle-même, et doit
comporter, il le faut, malgré tant de dénégations modernes ou
postmodernes, une eschatologie messianique577. » L’« ontologie » est la
hantise de Derrida – ce mot renvoie ici à la connaissance du réel que
revendique un certain marxisme. On retrouve, là encore, une trace de la
critique épistémologique de la Schwärmerei formulée par Kant578. Et l’on
n’est pas si loin de la thèse largement partagée selon laquelle le marxisme
est une pseudo-science qui requiert un supplément religieux. Mais au lieu
de préconiser le remplacement de l’ontologie marxiste par un empirisme
libéral, Derrida considère que c’est justement en vertu de cette insuffisance
qu’il faut revendiquer la modalité messianique. Dans un geste où l’on peut
retrouver une tentative classique de se prémunir du fanatisme – comme
croyance à une connaissance positive ou à une expérience immédiate de la
vérité –, Derrida, fidèle à son plaidoyer en faveur de « Lumières
nouvelles », distingue le « messianique », structure non religieuse
impliquant l’« attente sans horizon d’attente » d’un événement de justice, et
le « messianisme », comme ensemble déterminé de croyances et de
pratiques579. Rien moins que dépréciatif, ce geste, qui consiste à purifier
Marx de tout « contenu » scientifique et religieux, rappelle de façon
dérangeante la manière de séparer la forme religieuse de tout contenu
historique précis sur laquelle repose le discours antimarxiste de la religion
politique. Derrida effectue ainsi une double opération : il met entre
parenthèses le contenu du marxisme et de la religion pour montrer que les
deux ont la structure d’une promesse ; puis il explique que cette forme
échappe à la critique, qu’elle constitue un indéconstructible espoir
d’émancipation. Derrida ne défend donc ni un marxisme scientifique, ni une
religion transcendante, mais un « messianisme sans religion580 ».
Ce que les adversaires du marxisme croyaient identifier comme son
péché originel – la promesse cachée de rédemption qui l’assimilait à une
religion profane – devient ici sa grâce et son salut. Mieux, Derrida extrait
du marxisme le souci purement formel d’un futur irréductible aux itérations
du présent, d’une altérité qu’aucun savoir ne peut anticiper, souci qui rejoint
la motivation éthique de la déconstruction. On notera en outre que chez
Derrida, l’appréhension formelle de la notion de « messianique en général »
et de l’idée d’une politique de l’événement est très étroitement liée au
désaveu de tout contenu politique en tant qu’« ontologie ». Il parle même de
« la sécheresse quasiment athée de ce messianique », laquelle explique en
grande partie son allure squelettique581.
Mais au-delà des protestations de Derrida, on peut tout de même se
demander si la substitution d’une foi marxienne – entendue comme
ouverture à la promesse d’un événement « impossible » – à un savoir
marxiste tant décrié ne fait pas courir le risque d’une critique dépourvue de
substance politique. Le désir fort légitime (mais guère original) de sortir du
confort de la téléologie et de cesser d’employer la violence au nom d’une
nécessité historique et de la perspective d’une victoire assurée, occulte une
idée capitale chez Marx : la politique révolutionnaire, si précaire soitelle,
doit s’appuyer sur la réalité socioéconomique. Si l’on conçoit le
communisme comme une négation déterminée du capitalisme et de ses
formes concrètes de domination abstraite – si le communisme s’intéresse à
ce qu’Engels appelait les « conditions de la libération » –, alors, une
certaine connaissance du réel (connaissance stratégique, partisane, faillible)
est absolument indispensable. Car après tout, le concept marxiste de
révolution – indépendamment de ses occurrences historiques – se situe à
l’intersection d’une force politique et de la connaissance des tendances
réelles dont le communisme veut être la négation déterminée. Sans cette
articulation du pouvoir et du savoir – où Derrida verrait peut-être une
« précipit[ation] vers le présent d’un contenu ontologique582 » –, il n’y a
pas d’esprit de Marx, ni même de spectre, mais un pur et simple simulacre.
En d’autres termes, si d’un côté, la critique derridienne du matérialisme
historique et dialectique réitère l’interdit kantien de la connaissance positive
ou de l’intuition d’essences dont aucune expérience n’est possible583, d’un
autre, elle semble rompre le lien entre émancipation et téléologie que Kant,
dans l’orbite de la Révolution française, avait transmis à la pensée
dialectique. Lorsque Derrida déclare que « si l’on pouvait compter sur ce
qui vient, l’espérance ne serait que le calcul d’un programme584 », il fait
l’hypothèse d’une antinomie entre la certitude instrumentale et l’altérité
radicale, entre le programme et l’événement. Du point de vue d’une
pratique politique qui s’expose aux contraintes et aux contingences réelles,
qui sait endurer les échecs cinglants ou saisir de fécondes opportunités,
cette antinomie n’a tout simplement pas de sens.
En raison des désastres de certains épisodes de la politique
d’émancipation, beaucoup se méfient du matérialisme historique en
général – en oubliant un peu vite que les visions non linéaires et non
déterministes de la politique ne sont pas étrangères à la tradition marxiste.
Comme nous le rappelle Jameson, les cuisantes défaites et l’absence de
perspectives n’y sont pas pour rien :

On n’évoquerait pas le messianique dans une période authentiquement


révolutionnaire, dans une période où l’on verrait partout des
changements en train se faire ; le messianique ne désigne pas un espoir
immédiat en ce sens, ni même peutêtre un espoir contre tout espoir ;
c’est une variété unique de l’espèce « espoir » qui ne comporte
presque aucune des caractéristiques habituellement attachées à cette
notion, et qui ne s’épanouit que dans une époque de désespoir absolu,
une époque comme le Second Empire, comme l’entredeuxguerres, ou
les années 1980 et 1990, une époque où le changement radical semble
impensable, où la seule idée du changement est immédiatement
dissipée par la richesse et le pouvoir visibles, et par une impuissance
tangible585.

Bien qu’aucune position philosophique ne soit un symptôme immédiat de


son époque, il serait naïf de ne pas voir le lien entre la récente restauration
capitaliste et le regain d’intérêt pour le messianique et l’événement. Il est
des moments où ce que la situation nous impose douloureusement – par
exemple, l’apparente disparition des mouvements porteurs de ce que Marx
appelait la « possibilité positive » du changement – se voit valorisé sur un
mode défensif ; des moments où l’« impossible » cesse de désigner un triste
état de fait pour devenir une valeur revendiquée ; des moments où la pensée
radicale incorpore la pensée conservatrice et sa critique du communisme
comme religion politique et comme forme de fanatisme (rejet de la totalité,
du changement historique, de la révolution totale, etc.).
À cet égard, l’intérêt de philosophes comme Agamben, Badiou et Žižek
pour la figure de Paul est particulièrement instructif. L’attention portée à la
foi au détriment du savoir – déjà évidente chez Derrida –, suit la tendance à
libérer la pensée de l’émancipation des « programmes » d’action qui
s’appuient sur la réalité constituée. Ce geste est profondément ambigu. Afin
d’échapper à l’accusation d’enthousiasme au sens du XVIIe siècle, il fait
reposer la transformation politique sur un pari, sur une conviction résolue et
un rejet pur et simple du statu quo (en termes pauliniens, « la Loi »). Or, si
nous souscrivons à l’opinion de Jacob Taubes citée en exergue de ce
chapitre, pareil positionnement risque lui-même de se voir taxé de
fanatisme. Mais ces textes sont hantés par une autre dimension du débat sur
le fanatisme : celle de l’universalité des révolutions religieuses. Si
l’universalité politique n’est pas affaire de connaissance, peut-elle encore
maintenir sa prétention à l’universalité ?
C’est précisément le défi que Badiou veut relever dans Saint Paul ou la
fondation de l’universalisme, ouvrage plein d’analogies entre notre époque
et celle de Paul : Badiou se complaît à établir des parallélismes implicites
ou explicites entre l’Empire romain et l’empire américain, et analyse la
faiblesse politique d’alors comme identique à la nôtre. Mais, comme il
l’écrit dans un commentaire des Épîtres de Paul, « [n]ous pouvons sortir de
l’impuissance586 ». Examiner la nature de cette « fondation », c’est tenter
de se soustraire aux critiques antifanatiques de l’universalisme sans rien
céder de la radicalité exigée par une pensée politique transformatrice et
émancipatrice. Badiou défend vigoureusement une conception de la vérité
politique que l’on pourrait aisément qualifier de fanatique – parce qu’elle
met l’accent sur l’identité et l’inconditionnalité. Le modèle d’universalisme
qu’il va chercher chez Paul vise précisément à parer aux multiples
accusations que nous avons passées en revue tout au long de ce livre.
Comme Derrida, Badiou – dont le parcours intellectuel et politique est
bien plus étroitement lié à l’idée de communisme – emploie le concept
d’événement (la grâce dans la terminologie de Paul) pour souligner
l’inconnaissabilité des vérités universalisables ou de l’avènement de la
justice587 et leur étrangeté à toute dimension programmatique. Une certaine
passivité répond ici à la censure qu’une subjectivité prométhéenne – qui
entend changer le monde au nom des vérités qu’elle prétend détenir – ne
manque jamais de provoquer. Ni calculable, ni connaissable, l’événement
comme catégorie politique se démarque donc à la fois de l’action qui trouve
la source de sa force et de sa légitimité dans les tendances historiques, et de
la suspicion générale qui entoure désormais le savoir dans le domaine
politique. Si les ressources de transformation du monde ne résident pas dans
un au-delà, elles ne s’appuient pas non plus sur des processus
connaissables. L’action ne peut reposer que sur les lacunes et les
inconsistances du monde : « N’est universel que ce qui est en exception
immanente588. »
L’universalité n’est donc pas seulement radicalement contingente à un
événement qui viendrait soudain déchirer le tissu de la conformité : sa
configuration exclut qu’on l’atteigne par la simple subsomption des
différences. Conscient des mises en gardes de Hegel – l’enthousiasme de
l’abstrait menace d’écraser les différences concrètes sous la figure de
l’Un –, Badiou revendique la catégorie de tolérance sans pourtant
abandonner le caractère absolu de la vérité. Puisque seule une dimension
égalitaire et collective peut engendrer – et prétendre à – l’universalité, en
s’adressant à tous et pas seulement à une expérience individuelle (c’est le
nécessaire passage de la « foi » à l’« amour », ou dans le vocabulaire
lacanien employé par Badiou, le passage de la subjectivation à la
consistance), elle doit se frayer un chemin à travers le monde tel qu’il est, et
donc faire l’épreuve de la différence589. À partir du rapport tactique
qu’entretenait Paul avec les particularités qu’il rencontrait (institutions
sociales de différenciation sexuelle, identités ethnoreligieuses), Badiou
définit l’universalité comme « une indifférence tolérante aux différences »,
dont la maxime serait la suivante : « combine[r] l’appropriation des
particularités avec l’invariabilité des principes590 ».
Toute production de vérité militante doit se soumettre à « l’épreuve de la
conformité » : cette proposition peut se lire comme une mise en garde
contre les égarements fanatiques de l’universalisme (et l’on pourrait en dire
de même des considérations de Badiou sur la Terreur dans L’Éthique, ou de
son autocritique sur la notion de destruction dans Le Siècle)591. Il faut ici
souligner que Badiou se focalise stratégiquement sur l’universalité de la
vérité, sur le processus de son organisation collective. Dans une phrase qui
rappelle les réflexions de Jameson sur les analogies entre le militantisme
chrétien et le militantisme marxiste, Badiou déclare que la « matérialité de
l’universalisme est la dimension militante de toute vérité592 ». La
singularité absolue de l’événement messianique – qui est, pour reprendre
une formule de Gershom Scholem, « une intrusion où périt l’histoire
ellemême » – est tempérée par le travail historique de son
universalisation593.
Conclusion

La notion de fanatisme est une arme redoutable, adaptable aux


confrontations politiques et philosophiques les plus diverses. Son ambiguïté
constitutive en fait un concept peu fiable, mais il se montre
remarquablement efficace pour disqualifier ou diaboliser des adversaires.
Nombre des oppositions qui structurent notre pensée politique peuvent lui
être associées : le fanatique peut faire preuve d’une passivité pathologique
ou d’une activité maniaque (voire présenter ces deux traits à la fois, comme
Séide dans la tragédie de Voltaire) ; le fanatisme peut être affaire d’illusion
individuelle ou de folie collective (selon les philosophes des Lumières qui
considéraient qu’il pouvait affecter les esprits des individus comme les
corps rassemblés) ; enfin et surtout, l’accusation de fanatisme peut être
dirigée contre les excès de l’abstraction et de l’universel, ou contre la
sensibilité pure et la simple particularité.
Ce dernier aspect est particulièrement saillant chez Hegel. Nous avons
vu que, dans sa Philosophie de l’histoire, il qualifie d’« enthousiasme pour
l’abstrait » le fanatisme lié à l’avènement de l’islam et à la Révolution
française, à Robespierre et à Mahomet. Dans ces mêmes leçons, Hegel livre
une analyse tristement célèbre de l’Afrique (où l’Esprit « n’a point
d’histoire et n’est pas éclos ») ; c’est justement à ce propos qu’il évoque le
fanatisme comme un défaut d’universalité (donc d’humanité), comme une
ignorance totale des distinctions, de la transcendance et de l’individualité.
En Afrique, le « fanatisme [est] plus physique que moral » : les idées ne
sont pas dotées d’un pouvoir illimité, elles n’existent tout simplement
pas594. Qu’il s’agisse de l’Afrique ou de l’islam, Hegel culturalise le
fanatisme et l’oppose à une juste mesure d’universalité et de médiation : la
politique islamique de l’Un est critiquée pour son immédiateté abstraite, et
le « pays de l’enfance » pour son immédiateté sensible.
Il a été surtout question dans ce livre du fanatisme comme politique
abstraite, universelle et partisane. Si j’ai fait ce choix, c’est parce qu’à mon
sens, la longue guerre froide philosophique est loin d’avoir cessé de faire
sentir ses effets : nous devons encore nous dégager du discours
antitotalitaire – dont les libéraux ont trouvé la matrice dans la rhétorique
contrerévolutionnaire de Burke – et cesser de considérer avec horreur ou
mépris la conviction inconditionnelle et l’égalitarisme de principe.
Aujourd’hui encore, beaucoup ne voient dans l’aspiration à l’émancipation
radicale qu’un désir religieux perverti ou qu’un incorrigible
« abstractionnisme ». Ceux-là se rangent du côté d’Emil Cioran, qui
écrivait : « Lorsqu’on se refuse à admettre le caractère interchangeable des
idées, le sang coule595. » Cela explique pourquoi ceux qui célèbrent la
rationalité et le libéralisme des Lumières préfèrent souvent ignorer le
potentiel révolutionnaire de ce courant de pensée : le fanatisme de la raison
que ses ennemis reprochaient à Kant.
La passion abstraite et les revendications inconditionnelles sont des
dimensions persistantes de la politique, surtout quand la négociation est
impossible – nous l’avons vu dans le cas de l’abolitionnisme. L’esprit de
parti, le refus des compromis : ces traits attribués au fanatisme vont
fréquemment de pair avec la pensée révolutionnaire. On les perçoit par
exemple dans le plaidoyer de Saint-Just pour l’« exaltation […] dans la
résolution entêtée de défendre les droits du peuple » ; ou encore chez Paul
Nizan, qui déclarait : « Il ne faut plus craindre de haïr596 ». Mais
l’engagement partisan n’exclut pas l’universalité. Et l’un des principaux
défis pour la politique d’émancipation est de savoir poser des antagonismes
sans traiter l’ami et l’ennemi comme des entités figées597. Si le fanatisme
est une « loyauté poussée jusqu’à la convulsion », à quelles conditions peut-
il constituer une force ouverte et non exclusive598 ? Afin que l’engagement
partisan, par nature lié à l’abstraction, ne débouche pas sur une séparation
phobique entre soi et l’autre, il est nécessaire de repenser la solidarité, qui
mêle référence à un principe abstrait, action collective et élargissement du
cercle des adhésions599.
Cependant, l’affirmation des prérogatives de l’abstraction en politique
doit s’accompagner d’un effort d’explication de l’émergence, de
l’autonomisation et du pouvoir des abstractions réelles. C’est précisément
ce que fait Marx en analysant la religion, l’État et le capital comme des
formes de domination abstraite. S’il fut sans doute trop prompt à déclarer la
religion obsolète en tant que principe structurant de la vie sociale, les
réenchantements catastrophiques de notre modernité et les tentatives
d’opposer certaines abstractions à d’autres (l’égalité politique à
l’équivalence monétaire, par exemple) doivent nous inciter à réagir : nous
devons trouver le moyen d’articuler une politique du refus des compromis
avec les possibilités offertes ou exclues par le capitalisme actuel. Pourquoi
la question du fanatisme a-t-elle acquis une telle importance théorique et
pratique, sinon parce que nous ne parvenons pas à discerner les tendances
concrètes sur lesquelles nous pourrions bâtir un projet de libération ? Si
nous mettons à ce point l’accent sur l’abstraction, sur la conviction, sur
l’engagement partisan – mais aussi, dans la théorie radicale, sur une
certaine forme de messianisme –, c’est aussi parce que nous avons le
sentiment que l’histoire est finie.
Il y a un demi-siècle, le sociologue américain Daniel Bell proclamait la
mort de l’idéologie et celle de son principal défenseur, l’intellectuel radical.
Il évoquait alors, avec un vocabulaire que nous avons rencontré maintes
fois au cours de notre enquête, la « fin des espoirs chiliastiques, du
millénarisme, de la pensée apocalyptique600 ». Si l’on adoptait une
perspective désenchantée sur notre propre époque, on pourrait formuler un
diagnostic exactement inverse : nous ne vivons pas dans un monde où la
prospérité et le développement technologique ont rendu le fanatisme
anachronique, bien au contraire ; nous sommes désormais dans une
conjoncture critique – selon certains potentiellement catastrophique – qui
constitue un véritable impensé pour le sens commun de cette ère
prétendument postutopique. Le fanatisme, comme politique animée par la
conviction passionnée et inconditionnelle, est à bien des égards un enfant
terrible des crises, de ces moments où la boussole politique est brisée et où
le militantisme devient davantage affaire de volonté et de foi que d’intérêts
organiques et de perspectives claires. Ce qui rend compte à la fois de sa
récurrence inexorable et de sa faiblesse fondamentale.
Comme l’a noté Karl Kautsky, aux débuts du christianisme, à une
époque marquée par le délitement social et le despotisme politique, mais
aussi par l’essor du commerce et de l’internationalisme, les organisations
fondées sur l’idéalisme révolutionnaire avaient bien plus de chances de
survivre que celles qui étaient animées par des motivations pratiques. Le
« mysticisme moraliste » permettait à l’individu de se projeter, par-delà le
labeur quotidien, vers un horizon collectif. Dans cette période déboussolée
et immature, une certaine forme d’intolérance fanatique, le « rejet et la
critique énergiques de toute autre position et la défense vigoureuse de la
sienne propre », pouvaient même passer pour progressistes601. Mais pour
Kautsky comme pour son maître Engels, pareil phénomène ne pouvait se
reproduire en raison du lien nécessaire qui l’avait uni à cette conjoncture
historique particulière. Notre recherche sur le rôle des crises et de
l’anachronisme dans le débat sur les mouvements millénaristes suggère au
contraire qu’il n’est pas si facile d’assigner au fanatisme une place et une
fonction précises dans une histoire représentée de façon linéaire. C’est
justement l’un des paradoxes du fanatisme : on peut considérer que sa
tentative de rompre avec le temps historique favorise l’émergence d’une
conception moderne de l’histoire, voire du progrès lui-même. À cet égard,
la fin des idéologies et la fin de l’histoire marquent aussi la fin des fins :
l’abandon de tout projet politique d’émancipation universelle, et la
ridiculisation des visions millénaristes ou des prophéties catastrophiques.
Dans l’introduction, j’ai cité une remarque de Ruge, qui disait que tant
qu’il y aurait des combats à mener, il n’y aurait pas d’histoire sans
fanatisme. On pourrait aussi dire que tant qu’il y aura des crises –
politiques, économiques, ou autres –, le fanatisme aura de beaux jours
devant lui. Or c’est précisément là que se font sentir les limites de la
conviction abstraite, passionnée et absolue. Le fanatisme est le produit de
l’urgence et du choc. Dans ses Notes sur Machiavel, sur la politique et sur
le Prince moderne, c’est exactement en ces termes que Gramsci décrivait le
rôle régressif du mythe et du charisme individuel : « L’imminence d’un
grand danger […] embrase […] les passions et le fanatisme, en réduisant à
néant le sens critique et le corrosif de l’ironie. » Ce fanatisme peut, dans le
meilleur des cas, donner lieu à « une entreprise de type restauration et
réorganisation », mais il ne saurait déboucher sur un projet cohérent et
efficace de transformation de la société. Gramsci lui oppose le projet de
« créer ex novo, d’une manière originale, une volonté collective qu’on
orientera vers des buts concrets et rationnels, mais évidemment d’un
concret et d’un rationnel qui n’ont pas encore été vérifiés ni critiqués par
une expérience historique effective et universellement reconnue602 ».
En un sens, c’est dans une situation similaire que nous nous trouvons
aujourd’hui. Du fait de la désorientation politique et de la crise, on peut être
sûr que les formes de conviction politique passionnée – qu’elles soient de
type charismatique, religieux ou laïc – vont proliférer. Mais parce que nous
savons qu’au cours de sa longue histoire, le terme de « fanatisme » a servi à
disqualifier les projets d’émancipation, nous devons nous garder de les
rejeter ou de les pathologiser : le refus des compromis, l’affirmation de
principes, l’engagement passionné sont des moments constitutifs de toute
politique visant à transformer radicalement le statu quo. Mais la politique
ne se réduit pas à l’axiome, au cri ou à la confrontation. Il faut savoir allier
l’urgence et l’intransigeance à la patience et à la stratégie – alors peut-être,
un jour, le fanatisme disparaîtra-t-il de la scène de l’histoire.
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Notes

1. Barack Obama, Dreams of My Father, « Preface to the 2004 edition »,


New York, Crown, 2004. Je remercie Bart Moore Gilbert d’avoir attiré mon
attention sur ce passage.
2. Comme le remarque Faisal Devji dans son analyse contre-intuitive de
l’humanisme sacrificiel d’Al-Qaida : « Nous verrons que pour nombre de
militants [jihadistes] actuels, le fait d’arracher l’humanité à son statut de
victime pour lui donner celui d’acteur ne constitue pas tant la justification
de leur violence que son contenu même […]. [En ce sens, ils] mettent en
avant une humanité globale » (The Terrorist in Search of Humanity :
Militant Islam and Global Politics, Londres, Hurst, 2008).
3. Jacques Derrida, « Foi et savoir : les deux sources de la “religion” aux
limites de la simple raison », in Foi et savoir, suivi de Le siècle et le pardon,
Paris, Seuil, 2000.
4. Edmund Burke, Réflexions sur la Révolution de France, trad. fr. P.
Andler, Paris, Hachette, 1989 (traduction modifiée).
5. Conor Cruise O’Brian, « Edmund Burke : Prophet Against the Tyranny
of the Politics of Theory », in Edmund Burke, Reflections on the Revolution
in France, éd. F.M. Turner, New Haven, Yale University Press, 2003.
6. Burke, op. cit.
7. Pour Hippolyte Taine, « le jacobinisme n’est guère qu’une maladie
doctrinale issue d’un mélange d’idéologie et de désajustement social ; et le
rationalisme des Lumières était une abstraction utopique qui serait
demeurée relativement inoffensive si elle n’avait recoupé les intérêts
d’avocats psychopathes et marginaux sans affaires, de médecins sans
patients, et de licenciés au chômage détenteurs de diplômes inutiles » (cf.
Patrice Higonnet, « Terror, Trauma and the “Young Marx”. Explanation of
Jacobin Politics », Past and Present, n° 191, 2006). Mme de Carrière,
mentor du libéral Benjamin Constant, se demandait : « Quelles sont les
parties constituantes du jacobinisme ? » À quoi elle donna cette réponse
emblématique : « La manipulation, par quelques fanatiques et par une horde
d’ambitieux, de l’envie de pauvres qui veulent être riches » (cité ibid).
Concernant la sociologie et l’économie politique de Burke, qui établissait
un lien entre l’activisme des intellectuels révolutionnaires et l’effet
destructeur de la spéculation financière, l’une comme l’autre détruisant les
coutumes, la religion et toute échelle fixe de valeur, se reporter à J.G.A.
Pocock, « Edmund Burke and the Redefinition of Enthusiasm : The Context
as Counter-Revolution », in F. Furet et M. Ozouf, The French Revolution
and the Creation of Modern Political Culture, 1789-1848, Oxford,
Pergamon Press, 1989.
8. Voir, parmi bien d’autres, Amos Oz, Comment guérir un fanatique, trad.
S. Cohen, Paris, Gallimard, 2006 (sur le conflit israélo-palestinien) ; Alain
Finkielkraut, « Fanatiques sans frontières », Libération, 9 février 2006, et
Fernando Savater, « Fanáticos sin fronteras », El País, 11 février 2006 (l’un
et l’autre réagissent à la « controverse » suscitée par la publication de
caricatures de Mahomet dans la presse danoise) ; André Grjebine, La
Guerre du doute et de la certitude, Paris, Berg International, 2008 ; Walter
Laqueur, The New Terrorism : Fanaticism and the Arms of Mass
Destruction, Oxford, Oxford University Press, 1999. Les récents plaidoyers
de Christopher Hitchens et de Richard Dawkins en faveur de l’athéisme se
fondent également sur ce modèle.
9. Isabelle Stengers, Au temps des catastrophes. Résister à la barbarie qui
vient, Paris, La Découverte, 2009.
10. Edward W. Said, « The Essential Terrorist » et « Michael Walzer’s
Exodus and Revolution : A Canaanite Reading », in Edward W. Said et
Christopher Hitchens (dir.), Blaming the Victims, Londres, Verso, 1988.
Pour une vue d’ensemble caustique et éclairante des usages impérialistes de
l’antifanatisme par la gauche libérale actuelle, voir Richard Seymour, The
Liberal Defence of Murder, Londres, Verso, 2008.
11. Gopal Balakrishnan, Antagonistics, Londres, Verso, 2009.
12. Bien que l’ouvrage de Norman Cohn ait été par deux fois traduit en
français, aucune de ces traductions ne se fonde sur l’édition utilisée ici par
l’auteur (The Pursuit of the Millenium, Londres, Mercury Books, 1962 – N.
Cohn a remanié son ouvrage à cinq reprises). Toutes les traductions des
citations extraites de ce livre seront donc de notre cru. (NdT)
13. Michel Foucault, « Téhéran : la foi contre le Shah », Dits et écrits,
Paris, Gallimard, « Quarto », 2000, t. II.
14. Cela peut aussi s’appliquer aux rares figures qui revendiquent une
position fanatique. Comme l’écrit Joel Olson, à propos de l’abolitionniste
Wendell Phillips : « En plaçant [Toussaint] Louverture parmi les grandes
figures de l’histoire, aux côtés de Mahomet, de Napoléon, de Cromwell et
de John Brown, Phillips reconnaît que Louverture “manifestait une
tendance au fanatisme religieux, comme la plupart des grands leaders”. »
Point important, Phillips distinguait ces grands hommes en fonction de
certains critères : « Louverture est plus grand que Cromwell ou Napoléon,
car le génie de ces derniers se limitait aux exploits militaires ou était
entaché de racisme » (Voir Joel Olson, « Friends and Enemies, Slaves and
Masters : Fanaticism, Wendell Phillips, and the Limits of Democratic
Politics », Journal of Politics, vol. 71, n° 1, 2009).
15. William James, The Varieties of Religious Experience : A Study in
Human Nature (1902), New York, Macmillan, 1961.
16. Ibid.
17. Arnold Ruge, « Hegel’s philosophy or Right and the Politics of Our
Times », in Lawrence S. Stenelevich (dir.), The Young Hegelians : An
Anthology, Cambridge, Cambridge University Press, 1983. Plus vieux,
Ruge anticiperait les théories du vingtième siècle sur la religion politique et
fustigerait le communisme pour avoir combiner « la religion de l’esprit et le
fanatisme dans l’acte ». Voir Conze et Reinhart, « Fanatismus ».
18. Ibid.
19. Parce que ce livre ne part pas du principe que la démocratie libérale
constitue le seul horizon de la politique, il se distingue d’ouvrages
historiques et diagnostiques comme ceux de Colas (Le Glaive et le fléau.
Généalogie du fanatisme et de la société civile, Paris, Grasset, 1991. Il
prolonge le discours antifanatique plus qu’il en étudie le fonctionnement),
de Josef Rudin (Fanatismus. Eine psychologische Analyse, Walter Verlag,
1965), d’André Haynal, Miklos Molnar et Gérard de Puymège (Le
Fanatisme. Ses racines. Histoire et psychanalyse, Paris, Stock, 1980), et de
Michèle Ansart-Dourlen (Le Fanatisme. Terreur politique et violence
psychologique, Paris, L’Harmattan, 2007). Ce dernier, par son appréciation
assez nuancée du jacobinisme, par son attention au concept sartrien de
fraternité-terreur, et par son intérêt pour Reich et la psychologie de masse
du fascisme, constitue une utile contribution, malgré un recours excessif à
la psychologie politique.
20. Bien qu’il se réclame de l’abolitionnisme américain, l’exemple le plus
éclatant d’usage politique positif du fanatisme, le nazisme, montre qu’il faut
se garder de toute appréciation simpliste des propriétés de cette notion.
Victor Klemperer, dans son carnet philologique aussi brillant que glaçant
consacré à ce qu’il appelle la Lingua Tertii Imperii, note que sous le
nazisme, les mots fanatisch et Fanatismus étaient « d’usage très
fréquents ». Il soutient que la « transformation complète du fanatisme en
vertu » a été entièrement réalisé, et que c’est devenu un terme clé du
national-socialisme. « Le mot “fanatique” était, pendant tous le Troisième
Reich, une épithète excessivement élogieuse. » (LTI, la langue du IIIe
Reich : Carnets d’un philologue, trad. É. Guillot, Paris, Pocket, 2003). La
suite de ce livre permettra, je l’espère, de s’orienter dans la délicate
question de l’affirmation du fanatisme : si la revendication nazie vise
directement l’héritage des Lumières, les abolitionnistes s’étaient appropriés
une insulte politique qui leur était adressée par des adversaires burkiens,
favorables à l’esclavage et, à bien des égards, hostiles aux Lumières. Alors
que les nazis défendaient un fanatisme violemment hiérarchique, les
abolitionnistes se réclamaient d’un fanatisme de l’égalité inconditionnelle.
21. La fameuse « théorie du fou » énoncée par Richard Nixon en constitue
une variante : « les ennemis des États-Unis doivent comprendre qu’ils ont
en face d’eux des cinglés au comportement imprévisible, disposant d’une
énorme capacité de destruction. La peur les conduira ainsi à se plier aux
volontés américaines » (Noam Chomsky, « États voyous », Le Monde
diplomatique, août 2000). La thèse néoconservatrice selon laquelle le
libéralisme occidental doit se fanatiser afin de combattre le fanatisme
occupe une place centrale dans l’ouvrage de Lee Harris, The Suicide of
Reason : Radical Islam’s Threat to the West, New York, Basic Books, 2007.
22. En ce sens, j’apprécie la position de Sophie Wahnich, qui estime que les
émotions en politique doivent être conçues « non comme des instincts
anhistoriques mais comme des variables historiques qui s’articulent à une
histoire sociale des croyances, des attentes, des espérances » (La Longue
Patience du peuple. 1792, naissance de la République, Paris, Payot, 2008).
23. Les analyses proposées dans cette section se réfèrent principalement à
Domenico Losurdo, Controstoria del liberalismo, Bari, Laterza, 2005. Mais
voir également Ellen M. Wood, Democracy Against Capitalism,
Cambridge, Cambridge University Press, 1995.
24. Losurdo, op. cit. Concernant la plus vaste question de la « double
naissance » du libéralisme et de l’esclavage, ainsi que la nature du
libéralisme américain et britannique aux XVIIIe et XIXe siècles, se reporter
aux chapitres II et IV de l’ouvrage de Losurdo.
25. John C. Calhoun, Union and Liberty : The Political Philosophy of John
C. Calhoun, éd. R. M. Lence, Indianapolis, Liberty Fund, 1992.
26. Ibid.
27. Ibid. Voir les remarques de Losurdo sur l’attitude de Calhoun à l’égard
du fanatisme, dans le contexte de l’émergence d’un radicalisme
transatlantique (op. cit.).
28. Calhoun, op. cit.
29. Ibid.
30. Ibid.
31. Ibid.
32. Il se trouve que Drayton était un ami d’Edgar Allan Poe, qui le
rencontra à l’époque où il vivait en Caroline du Sud et lui dédia un recueil
de ses nouvelles. L’attribution d’un compte rendu anonyme de l’ouvrage de
Drayton, très positif et intensément favorable à l’esclavage, a suscité
maintes controverses. Pour une analyse récente de cet incident, et pour les
opinions raciales de Poe, voir Terence Whalen, Edgar Allan Poe and the
Masses : The Political Economy of Literature in Antebellum America,
Princeton, Princeton University Press, 1999, chap. 5.
33. William Drayton, The South Vindicated from the Treason and
Fanaticism of the Northern Abolitionists, Philadelphie, H. Manly, 1836, p.
XIV. Cette approche est aussi particulièrement saillante dans les portraits
psychopathologiques que Drayton dresse des leaders abolitionnistes (ibid.,
chap. XIII).
34. Ibid.
35. Ibid.
36. Ibid. Le décalage entre l’extrémisme des principes et les conditions dans
lesquelles s’appliquent habituellement les droits empiriques était l’un des
piliers de l’argumentaire de Burke. Par exemple : « les “droits” dont nous
parlent ces théoriciens ont tous le même caractère absolu ; et autant ils sont
vrais métaphysiquement, autant ils sont faux moralement et politiquement »
(op. cit.).
37. Drayton, op. cit. Voir aussi Losurdo, op. cit. Drayton se réfère ici à un
discours de Burke, prononcé en 1775, et portant sur la conciliation avec
l’Amérique. Voir Edmund Burke, The Writings and Speeches of Edmund
Burke, vol. III : Party, Parliament, and the American War, 1774-1780, éd.
W. M. Elofson et J. A. Woods, Cambridge, Cambridge University Press,
1996.
38. Drayton, op. cit.
39. Ibid. La dernière phrase renvoie spécifiquement à l’égalité du droit au
divorce instauré par les révolutionnaires français, produit, selon Burke, d’un
élargissement fanatique des droits de l’homme… aux femmes (voir ce que
Burke dit au sujet des « femmes éhontées », dans Reflections). Drayton
remonte plus loin dans le temps, jusqu’à « l’époque de Cromwell » (op.
cit.), pour trouver des équivalents au fanatisme perturbateur, à la fois
politique et religieux, qu’incarnent les abolitionnistes.
40. Drayton, op. cit.
41. Ibid. (le Phlégéthon est, dans la mythologie grecque, un fleuve de feu
des enfers. Dans l’Enfer de Dante, il s’agit d’une rivière de sang où sont
brûlés vifs les hommes violents et les tyrans). Concernant la place d’Haïti
dans le discours libéral antiégalitariste et dans la formation antagoniste
d’une tradition radicale, voir Losurdo, op. cit., chap. 5.
42. Lincoln, cité dans « Chicago Defender Editorial » (1959), in Benjamin
Quarles (éd.), Blacks on John Brown, Cambridge, Massachusetts, Da Capo,
2001.
43. Louis Menand, The Metaphysical Club, Londres, Flamingo, 2002.
Menand note que « le pragmatisme explique tout ce qui concerne les idées
sauf la raison pour laquelle quelqu’un pourrait vouloir mourir pour en
défendre une. ». À cet égard, il est étrange mais révélateur qu’il choisisse
néanmoins de parler d’« antipolitique » de l’abolitionnisme.
44. Joel Olson, « The Freshness of Fanaticism : The Abolitionist Defense of
Zealotry », Perspectives on Politics, vol. 5, n° 4, 2007. Olson emprunte le
titre de son article à la lettre d’une abolitionniste, qui écrivait : « Nous
devons prier pour pouvoir conserver la fraîcheur de notre fanatisme. » Pour
Olson, cette théorie critique entend contester la « tradition péjorative » de
compréhension du fanatisme, qui traite ce dernier « comme une tare
individuelle, morale ou psychologique, et non comme une activité politique
engageant des acteurs qui cherchent à transformer la sphère publique ».
Bien que je sois réservé sur son utilisation de la distinction schmittienne
entre ami et ennemi en tant que mode d’antagonisme politique, et que mes
objets polémiques ne se limitent pas à la théorie politique libérale, mon
livre est, dans son esprit, très proche des critiques qu’Olson a formulées
dans ses récents articles à l’encontre de la « tradition péjorative ». À ma
connaissance, le projet d’Olson (qui sera bientôt développé dans un livre,
American Zealots) est la seule approche théorique du fanatisme dont le
projet intellectuel est comparable à celui que je développe dans cet ouvrage.
45. Pour un cas de revendication du terme de « fanatique » par un
démocrate abolitionniste, lire William Leggett, « The Progress of
Fanaticism » (1837), in Democratic Editorials : Essays in Jacksonian
Political Economy, Indianapolis, Liberty Fund, 1984.
46. Ibid. Olson a également élargi cette réflexion, dans une étude
particulièrement provocatrice comparant John Brown et le militant
antiavortement (et meurtrier) Paul Hill, « The Politics of Protestant
Violence : Abolitionists and Anti-Abortionists » (article inédit). Il écrit
ainsi : « La violence religieuse est à la fois symbolique et stratégique parce
qu’elle fait fusionner les fins et les moyens. »
47. Olson, « Friends and Enemies, Slaves and Masters ».
48. Ibid.
49. Ibid.
50. Voir Olson, « The Politics of Protestant Violence ». L’auteur note la
profonde ambiguïté politique de ces identifications fanatiques, qui
englobent l’« orientation noire » de Brown (pour citer Quarles) et la
solidarité apocalyptique de Paul Hill avec les fœtus. Dans un cas comme
dans l’autre, c’est parce que le conflit et l’oppression possèdent un caractère
ontologique que tout acte violent est, selon Olson, vécu comme une forme
d’autodéfense.
51. W.E.B. Du Bois, John Brown (1909), cité dans Quarles (éd.), Blacks on
John Brown. Dans « A Plea for Captain John Brown » (1860), Thoreau
parlait déjà de la « vie immortelle » de Brown (voir Civil Disobedience and
Other Essays, New York, Dover, 1993).
52. Les Britanniques n’étaient pas les seuls à employer le terme de
fanatisme pour identifier les adversaires des politiques impériales ou
coloniales. Par exemple, renversant la politique de tolérance et
d’« islamisation » mise en œuvre par Catherine II au XVIIIe siècle, et
s’appuyant explicitement sur une analyse du fanatisme* héritée des
Lumières*(il s’agit d’une menace fondamentale pour l’ordre et l’unité
politiques), les administrateurs du Tsar l’employèrent dans le but
d’identifier les mouvements politiques islamiques en Asie Centrale (cf.
Abdel Khalid, Islam After Communism : Religion and Politics in Central
Asia, Berkeley, University of California Press, 2007). On retrouve
également une stigmatisation des mouvements anticoloniaux en tant que
« fanatiques religieux » au début du XXe siècle dans la rhétorique de
« contre-insurrection » employée par les États-Unis aux Philippines, qui fait
fortement penser à l’actuelle « guerre contre le terrorisme » (cf. Reynaldo
C. Ileto, « Philippine Wars and the Politics of Memory », Positions, vol. 13,
n° 1, 2005). Dans ses rapports sur la colonisation française et sur la guerre
en Algérie, Tocqueville voyait aussi dans le fanatisme un pilier de la
prévention des soulèvements anticoloniaux (cf. Losurdo, op. cit.).
53. Charles Allen, God’s Terrorists : The Wahhabi Cult and the Hidden
Roots of Modern Jihad, Londres, Abacus, 2007. Cet ouvrage au titre
sensationnel est tout à fait typique, en ce qu’il cherche à tirer, pour
l’« après-11-Septembre », les enseignements du passé colonial. Il montre
aussi, ce qui n’est guère surprenant, à quel point les commentateurs anglo-
américains d’aujourd’hui ont tendance à s’identifier à leurs précurseurs
coloniaux. Malgré cela, Allen préconise en conclusion une réponse
préventive aux maux qui suscitent les flammes du fanatisme (en Palestine,
en Irak), tendance qui était également présente chez les administrateurs
coloniaux, dans leurs réactions face au fanatisme.
54. Ranabir Samaddar, Emergence of the Political Subject, New Delhi,
Sage, 2010.
55. Ibid : lettre du receveur des impôts de Kurnool au directeur du fisc, 26
avril 1866. Samaddar indique qu’il y avait des différences de classe derrière
certains aspects du sectarisme religieux : « Les musulmans riches et cultivés
méprisaient les wahabites, de même que ces derniers avaient en haine les
musulmans riches, corrompus et bien établis. » Autre point intéressant dans
l’analyse de Samaddar, les administrateurs établissaient un parallèle entre
l’anéantissement des wahabites et celui des Féniens irlandais.
56. Ce mélange d’admiration et de crainte face à l’intransigeance des
wahabites est manifeste dans l’un des rapports cités par Samaddar : « Le
mouvement wahabite vise par nature un renouveau. Il cherche à rétablir les
pures doctrines de leur religion. Ils rejettent l’intercession ou le culte des
saints, et toutes formes de cérémonies. Ils vénèrent Dieu seul en tant
qu’Esprit et contestent à Mahomet toute caractéristique divine. Jusqu’à
présent, leurs thèses ne souffrent pas d’exception, et sur ce plan, les
membres de ce mouvement se distinguent avantageusement de leurs
coréligionnaires. Le seul danger est que, parce que ce sont des hommes de
conviction, ils entreprennent de mettre en œuvre l’ensemble des préceptes
de leur religion, y compris celui de la « jehad », ou de l’agression directe de
toute autre foi que la leur. L’expérience montre qu’il existe, chez les
membres de cette secte, un esprit très dangereux […] » (ibid.).
57. Ibid.
58. Cité dans Edward M. Spiers, « Dervishes and Fanaticism : Perception
and Impact », in Matthew Hughes et Gaynor Johnson (dir.), Fanaticism and
Conflict in the Modern Age, Londres et New York, Frank Cass, 2005.
59. Ibid.
60. Cité dans Ranajit Guha, « The Prose of Counter-Insurgency », Subaltern
Studies 2, dirigé par R. Guha, Delhi, Oxford University Press, 1983. Guha
fonde sa critique des théories élitistes de la conscience religieuse subalterne
sur la différence existant entre les rapports rédigés au plus fort de
l’insurrection et les explications produites après coup. Les premiers traitent
la religion comme une cause de mobilisation (l’un des rapports dit ainsi :
« Ces Sonthals ont été amenés à rejoindre la rébellion par une foi clairement
liée à leur confrérie de Bhaugulpore, un Être Tout-puissant et inspiré est
apparu en rédempteur de leur caste, et leur ignorance et superstition se sont
aisément transformées en une téméraire frénésie religieuse ») ; les
explications formulées a posteriori suggèrent que la religion n’était qu’un
instrument destiné à manipuler une plèbe ignorante. Comme l’écrit Guha,
« les insurgés sont ici considérés comme une masse désordonnée, stupide et
dénuée de volonté propre, facilement manipulée par ses chefs ». Comme
nous le verrons au chapitre suivant, Guha pense que le modèle historique
adopté par les historiens marxistes et nationalistes perpétue cette attitude
condescendante envers les insurgés.
61. William Logan, cité dans Ronald J. Herring, « From “Fanaticism” to
Power : The Deep Roots of Kerala’s Agrarian Exceptionalism », in W.R.
Pinch (dir.), Speaking of Peasants : Essays on Indian History and Politics
in Honor of Walter Hauser, New Delhi, Manohar, 2008.
62. Guha, art. cité.
63. Pour une reconstitution détaillée et pénétrante du contexte politique et
scientifique dans lequel s’inscrit l’anthropologie criminelle de Lombroso, et
particulièrement de son rapport à l’unification italienne, voir Daniel Pick,
Faces of Degeneration : A European Disorder, c. 1848-c. 1918, Cambridge,
Cambridge University Press, 1989. Pick conclut que « la finalité de
l’anthropologie criminelle italienne réside donc dans la tentative d’offrir un
langage ordonné à l’endiguement du désordre, et de formuler, grâce à ce
langage, la définition d’un sujet politique en raffinant toujours davantage
les critères de l’exclusion politique ».
64. Cesare Lombroso, Les Anarchistes, 2e éd., trad fr. M. Hamel et A.
Marie, Paris, Flammarion, 1896 ; L’Uomo delinquente, 5e éd., Turin,
Fratellli Bocca Editori, 1897.
65. Les Anarchistes.
66. L’Uomo delinquente.
67. Les Anarchistes, p. VII-IX. Lombroso propose aussi des analyses
intéressantes à propos de ce qu’on pourrait facétieusement appeler la
géographie du fanatisme : « les points où convergent les vallées sont aussi
ceux où convergent des populations qui suivent la route tracée par leurs
besoins politiques, moraux et industriels. C’est aussi là que l’on trouvera le
plus grand nombre d’innovateurs et de révolutionnaires ».
68. L’Uomo delinquente.
69. Ibid.
70. Les Anarchistes ; L’Uomo delinquente.
71. Les Anarchistes. La section s’intitule « Révolution et rébellion ».
72. Ibid.
73. Lombroso fait montre d’une sensibilité éclairée presque entièrement
absente des débats entourant l’amnistie des prisonniers politiques. Il
propose de rejuger les crimes tous les cinq ans, afin de vérifier si la vision
d’ensemble des sociétés a rattrapé celle des révolutionnaires ou des
subversifs, dont les crimes pourraient ainsi être annulés (Les Anarchistes).
74. Lombroso, Le Crime, causes et remèdes, Paris, Schleicher Frères, 1899.
Il écrit dans Les Anarchistes : « Les remèdes les plus radicaux seraient ceux
qui diminueraient la centralisation exagérée de la propriété, de la richesse et
du pouvoir, et qui donneraient un gagne-pain garanti à ceux qui ont
l’intelligence et la force de travailler. ».
75. L’Homme criminel ; Les Anarchistes.
76. Tarde, L’Opinion et la foule (sur la foule enivrée), 58 (sur le spectacle),
159 et 181 (sur Münzer et la Terreur).
77. Ibid.
78. Ibid.
79. Ibid.
80. Voir par exemple son essai consacré aux « crimes de haine », où il
qualifie le fanatisme d’« obsession de l’idée fixe », et d’« immolation de
soi-même à un désastreux et homicide idéal » (Essais et mélanges
sociologiques [1895], Lyon et Paris, Stock et Masson, 1900).
81. Tarde, op. cit.
82. Mary D. Sheriff, « Passionate Spectators : On Enthusiasm,
Nymphomania, and the Imagined Tableau », in Klein et La Vopa (dir.),
Enthusiasm and Enlightenment in Europe, 1650-1850, San Marino, CA,
Huntington library, 1998. Voir aussi, dans ce même ouvrage, Jan Goldstein,
« Enthusiasm or Imagination ? Eighteenth-Century Smear Words in
Comparative National Context ». Sous des aspects différents, l’idée d’un
« fanatisme » spécifiquement féminin continue de hanter l’imagination
théorique. Prenant Médée pour paradigme, Peter Sloterdijk écrit ainsi : « le
psychisme féminin est précisément celui qui parcourt à une vitesse
effrayante le chemin de la douleur à la folie, et de la folie au crime »
(Colère et temps, trad. fr. O. Mannoni, Paris, Maren Sell, 2007). Dans une
veine lacanienne, Badiou parle de la passion du réel comme d’une
« passivité quasiment ontologique », qui constitue l’autre face de
l’engagement militant, un abandon actif à ce qui arrive. Ainsi dit-il avoir
« constaté que les femmes s’accordaient plus profondément que les
hommes à ce déracinement abandonné, tout de même qu’inversement elles
sont plus sèches et plus obstinées dans la crainte et le conservatisme. Le
féminin, c’est ce qui, quand il cesse d’être l’organisation domestique de la
sécurité et de la peur, va le plus loin dans la résiliation de toute lâcheté » (Le
Siècle, Paris, Éditions du Seuil, 2005).
83. Pour un exemple de la première, voir Simon Critchley, Infinitely
Demanding, Londres, Verso, 2009 ; et de la seconde, Grjebine, La Guerre
du doute et de la certitude, ainsi que Harris, op. cit.
84. Michael Walzer, « Passion and Politics », Philosophy and Social
Criticism, vol. 28, n° 6, 2002. Walzer s’appuie ici sur Les Passions et les
intérêts d’Albert Hirschmann.
85. Walzer remarque judicieusement que, depuis Marx, on ne peut plus
traiter d’irrationnels les intérêts de la classe ouvrière.
86. Du point de vue de Walzer, il ne faut donc pas interpréter ces vers de
Yeats comme le fait Žižek, soit comme « une excellente description de
l’actuelle coupure entre les libéraux anémiques et les fondamentalistes
passionnés », où « “les meilleurs” ne sont plus capables de s’engager
pleinement, tandis que “les pires” s’engagent dans un fanatisme raciste,
religieux et sexiste ». Cette juxtaposition s’inscrit dans l’inquiétude de la
droite aristocratique vis-à-vis des passions de la meute plus qu’elle ne
relève du cadre strictement libéral de la distinction passions/intérêts.
Cependant, Žižek se corrige immédiatement, en posant que « les pires »
sont en fait privés de toute vraie conviction, idée que j’examinerai dans le
chapitre III (voir Slavoj Žižek, Violence, Londres, Profile, 2008).
87. Walzer, art. cité.
88. Ibid.
89. Ibid.
90. Dans un ouvrage antérieur, Badiou emploie la notion de fanatisme à
propos des déviations « ultragauchistes » et « gnostiques » qui nient
l’importance de la structure et affirment la capacité illimitée de la force
subjective (Théorie du sujet, Paris, Seuil, 1982).
91. Alain Badiou, Le Siècle.
92. Ibid.
93. Ibid.
94. Ibid.
95. Ibid.
96. Ibid.
97. Ibid.
98. Peter Sloterdijk, Colère et temps.
99. Francis Fukuyama, La Fin de l’histoire et le dernier homme, trad. fr. D.-
A. Canal, Paris, Flammarion, 1992.
100. Ibid.
101. Ibid.
102. Ibid.
103. Ibid.
104. Ibid.
105. Ibid. (traduction modifiée).
106. Sloterdijk, La Folie de Dieu ; Colère et temps.
107. Žižek a dûment noté ce point, qui se demande si cette « effort
obsessionnel et compulsif de découvrir, derrière la solidarité, la jalousie des
faibles et la soif de revanche » n’est pas en réalité « soutenu par sa propre
jalousie et son propre ressentiment désavoué, la jalousie envers la position
de l’émancipation universelle » (Violence).
108. Voir Göran Therborn, « Nato’s Demographer », New Left Review, n°
56, 2009.
109. Sloterdijk, La Folie de Dieu.
110. Dans Colère et temps ainsi que dans La Folie de Dieu, Sloterdijk
s’appuie principalement sur les travaux de Heiner Mühlmann, inventeur
d’un « paradigme radicalement nouveau pour le lien entre la science
culturelle et la théorie de l’évolution », axé principalement, selon Sloterdijk,
sur le concept de « stress ». Les formes de fureur et de rage réparties sur
« l’éventail des enthousiasmes des guerriers » seraient pour un guerrier des
moyens de s’identifier aux énergies qui le submergent, en leur attribuant par
erreur une origine transcendante. Pour ce traitement consacré à la « religion
naturelle des excités », enracinée « dans des mécanismes endogènes qui
restent ouverts à l’explication psychobiologique », se reporter à La Folie de
Dieu.
111. Sloterdijk, Colère et temps, op. cit.
112. Peter Sloterdijk, Règles pour le parc humain, trad fr. O. Mannoni,
Paris, Mille et une nuits, 2000.
113. C’est à dessein que j’utilise le terme d’« hydraulique », d’après
l’exemple de Gabriel Tarde dans son ouvrage sur les foules et les publics.
Foules et publics se ressemblent en ceci que ne sont nullement des
organismes, mais qu’ils se développent comme des « cours d’eau dont le
régime est mal défini ». C’est pourquoi Tarde parle de « courants
d’opinion » et de « rivières sociales » (op. cit., n. 1). Le thème nietzschéen
de l’interprétation énergétique de la culture est manifestement présent dans
la définition de la colère comme « une forme intensive de la libération et du
transfert d’énergie » (Sloterdijk, Colère et temps).
114. Ibid.
115. Žižek propose un pénétrant résumé de l’ouvrage de Sloterdijk dans
Violence.
116. Cet emploi métaphorique de la notion économique de capital dans le
but d’expliquer le ressentiment et le zèle est préfiguré par Jules Monnerot,
dans un ouvrage également psychopathologique sur le communisme,
Sociologie du communisme, Paris, Gallimard, 1949. Je l’analyserai au
chapitre VI.
117. Sloterdijk, La Folie de Dieu.
118. Ibid.
119. Ibid.
120. Ibid.
121. Mark Lilla, The Stillborn God : Religion, Politics and the Modern
West, New York, Vintage, 2008.
122. cf. Weston La Barre, « Materials for a History of Studies of Crisis
Cults : A Bibliographic Essay », Current Anthropology, vol. 12, n° 1, 1971.
123. Michael Löwy, « From Captain Swing to Pancho Villa. Instances of
Peasant Insurgencies in the Historiography of Eric Hobsbawm », Diogenes,
vol. 48, n° 189, 2000.
124. Voir Vittorio Lanternari, The Religions of the Oppressed : A Study of
Modern Messianic Cults, trad. L. Sergio, New York, Mentor, 1965.
125. Eric J. Hobsbawm, Primitive Rebels : Studies in Archaic Forms of
Social Movement in the 19th and 20th Centuries, New York, Norton, 1965.
126. Ibid.
127. Ibid.
128. Ibid.
129. Pour la distinction entre réformistes et révolutionnistes, cf. ibid.
130. On trouvera chez M. Löwy une critique limpide de cette appréciation
de l’anarchisme espagnol (voir « From Captain Swing to Pancho Villa »).
131. Ranajit Guha, Elementary Aspects of Peasant Insurgency in Colonial
India, Durham, Duke University Press, 1999.
132. Ibid.
133. Avec son analyse des usages administratifs du fanatisme, dont j’ai
traité au chapitre précédent, Guha nous a offert un exemple de cette
méthode.
134. Dipesh Chakrabarty, Provincialiser l’Europe. La pensée postcoloniale
et la différence historique, trad. fr. O. Ruchet et N. Vieillescazes, Paris,
Amsterdam, 2009.
135. Hobsbawm, op. cit.
136. Chakrabarty admet que l’idée blochienne de non-contemporain prend
position contre l’historicisme au sein de la tradition marxiste, mais, de
même que le concept de « développement inégal », il la juge insuffisante.
J’espère montrer que ce jugement est précipité, op. cit.).
137. Ernst Bloch, Héritage de ce temps, trad. fr. J. Lacoste, Paris, Payot,
1978. Bloch note qu’une bonne part de la bourgeoisie et de la petite
bourgeoisie est souvent « faussement contemporaine », trop heureuse de
retourner au désenchantement dès lors que l’occultisme n’est plus de mise.
On pourrait en dire de même des actuels supporters de la Ligue du Nord,
dont les jeux padaniens et les atavismes lombards sont les ornements kitsch
dissimulant la bigoterie et l’évasion fiscale.
138. L’Allemagne est « le pays classique de la non-contemporanéité, c’est-
à-dire des vestiges non dépassés d’un être économique et d’une conscience
anciens » (ibid.).
139. « [L]’ensauvagement et le souvenir anachroniques ne sont libérés que
par la crise et répondent à la contradiction objectivement révolutionnaire
qui anime celle-ci par une contradiction subjectivement et objectivement
réactionnaire, autrement dit non-contemporaine » (ibid.)
140. Ibid.
141. Ibid. On retrouve ce lien assez stéréotypé entre islam et fanatisme dans
Le Principe espérance, où Bloch écrit : « Le fanatisme en tant qu’élément
religieux ne se retrouve que dans les deux religions dont Moïse est à
l’origine : dans le christianisme et dans l’islam. L’intolérance guerrière
(nullement contredite par Jésus qui était venu pour allumer un feu dans le
monde et voulait qu’il brûlât déjà) trouve son modèle en Moïse, lui qui met
en pièces le Veau d’or. » Cette « soumission particulière, passionnée, bref,
islamique, présuppose en tout premier lieu l’unité de la volonté de Dieu et
de la monomanie du militant divin » (Le Principe Espérance, t. III, trad. F.
Wuilmart, Paris, Gallimard, 1991).
142. Bloch, Héritage de ce temps, in Anson Rabinbach, « Unclaimed
Heritage : Bloch’s Heritage of Our Times and the Theory of Fascism », New
German Critique 11, 1977
143. Ibid.
144. Ibid.
145. Ibid. Concernant les limites de la théorie blochienne du fascisme, et la
manière dont elle néglige la mobilisation par les nazis de formes
d’organisation et de technologies spécifiquement capitalistes, voir
Rabinbach, « Unclaimed Heritage ».
146. Bloch, Héritage de ce temps.
147. Les premiers cas de culte des cargos furent répertoriés à la fin du XIXe
siècle (le mouvement Tuka à Fidji fut réprimé par les autorités européennes
en 1885). Ces cultes culminèrent au cours de la Seconde Guerre mondiale et
dans les années qui suivirent. Les différents mouvements de ce type (le
culte de Taro et la folie Vailala en Papouasie Nouvelle-Guinée, le culte de
John Frum à Vanuatu) sont analysés dans l’ouvrage de Worsley et dans
l’abondante littérature consacrée à ce phénomène.
148. Vittorio Lanternari, The Religions of the Oppressed : A Study of
Modern Messianic Cults, trad. L. Sergio, New York, Mentor, 1965. Voir
aussi, sur la rédemption, la religion et le pouvoir politique dans le contexte
des mouvements millénaristes, Kenelm Burridge, New Heaven, New Earth :
A Study of Millenarian Activities, Oxford, Basil Blackwell, 1971.
149. « Ils croyaient que la domination de la civilisation européenne était
due seulement à ses pouvoirs magiques secrets et à la quantité supérieure de
mana dont est doté l’homme blanc » (Lanternari, op. cit.).
150. Peter Worsley, The Trumpet Shall Sound : A Study of the ‘Cargo’ Cults
in Melanesia, 2e éd., Londres, Paladin, 1970.
151. Voir aussi Lanternari, op. cit.
152. Arnold J. Toynbee, A Study of History : Abridgment of Volumes VII-X
by D. C. Somervell, Oxford, Oxford University Press, 1988 (référence citée
dans Domenico Losurdo, Il linguaggio dell’impero. Lessico dell’ideologia
americana, Bari, Laterza, 2007).
153. Worsley, op. cit.
154. Voir Malcolm Bull, Seeing Things Hidden : Apocalypse, Vision and
Totality, Londres, Verso, 1999. Bull avance, en s’appuyant notamment sur
The Trumpet Shall Sound, que « l’apocalyptique est dialectique et
révolutionnaire. Les oppositions qui se sont dissoutes au cours de la période
d’indifférenciation ne sont pas rétablies ; au contraire, un nouvel ensemble
apparaît. L’indifférencié fait retour, ce qui avait été exclu se trouve réinclus,
et un nouvel ordre se crée, moins exclusif que le précédent. »
155. Jean-Paul Sartre, Cahiers pour une morale, Paris, Gallimard, 1983.
156. Norman Cohn, op. cit.
157. Mike Davis, Late Victorian Holocausts, Londres, Verso, 2001. Voir
aussi l’analyse que Davis propose de l’« épistémologie néocatastrophiste »
qui sous-tendait la danse des fantômes des Indiens d’Amérique, initiée par
le prophète Wovoka à la fin du XIXe siècle (Dead Cities, New York, The
New Press, 2003, « White People Are Only a Bad Dream… ». Davis écrit
que « tout peuple condamné rêve d’une renaissance magique ».)
158. Euclides da Cunha, Hautes Terres. La guerre de Canudos, trad. fr. J.
Coli et A. Seel, Paris, Métailié, 1983. Cette section s’intitule « Une
catégorie géographique que Hegel ne cita point ».
159. Ibid.
160. Ibid.
161. Le schéma progressifrégressif sur lequel da Cunha se fonde l’empêche
de percevoir la dimension pratique et écologique du mouvement de
Canudos. C’est ce que remarque Davis, en écrivant que « le millénarisme
dans le sertao était aussi un cadre social pratique permettant de supporter
l’instabilité de l’environnement. […] Canudos constituait une réponse tout à
fait rationnelle au chaos sans fin généré par la sécheresse et la dépression »
(Late Victorian Holocausts, op. cit.).
162. Da Cunha, op. cit.
163. Ibid.
164. Ibid.
165. Ibid. Selon toute vraisemblance, da Cunha fait ici référence à E. Tanzi
et G. Riva, « La paranoia. Contributo alla teoria delle degenerazioni
psichiche », Rivista sperimentale di freniatria, série d’articles publiée de
1884 à 1886.
166. Ibid.
167. Cohn, op. cit.
168. Da Cunha, op cit.
169. Cohn, op. cit.
170. Ibid.
171. Ibid.
172. Ibid. XV.
173. Ibid.
174. « Les paysans sédentaires ne se laissèrent que très rarement embarquer
dans des mouvements millénaristes. Et quand ce fut le cas, c’était soit parce
qu’ils étaient emportés par un mouvement de grande ampleur, né dans des
couches sociales tout à fait différentes, ou parce que leur mode de vie
traditionnel était devenu impossible, ou encore – cas le plus fréquent – pour
ces deux raisons à la fois » (ibid.).
175. Ibid.
176. Ibid. Concernant l’usage de ce terme chez Marx, voir le Capital, livre
I, chap. 25, sections 3-4.
177. Da Cunha, op. cit.
178. Ibid.
179. Johannes Stumpf, Reformationschronik, cité dans Peter Blickle, From
the Communal Reformation to the Revolution of the Common Man, trad. B.
Kümin, Leiden, Brill, 1998.
180. Karl Marx, « Pour une critique de la philosophie du droit de Hegel.
Introduction », in Philosophie, éd. M. Rubel, Paris, Gallimard, Folio-Essais,
1994.
181. E. G. Rupp and Benjamin Drewery (eds.), Martin Luther, Documents
of Modern History, London : Edward Arnold, 1970. (notre traduction)
182. Hans-Jürgen Goertz, Thomas Müntzer : Apocalyptic, Mystic and
Revolutionary, Edimbourg, T&T Clark, 1993.
183. Colas, op. cit.
184. Goertz, op. cit.
185. Thomas Müntzer, Écrits théologiques et politiques, trad fr. Joël
Lefebvre, Presses universitaires de Lyon, 1982.
186. Ibid.
187. Ibid.
188. Friedrich Engels, La Guerre des Paysans en Allemagne, Paris, Éditions
sociales, 1951, chap. VI.
189. Thomas Müntzer, op. cit.
190. Ibid.
191. Goertz, op. cit.
192. G.R. Elton, Reformation Europe 1517-1559, Londres, Collins, 1963.
193. Cohn, op cit. La phrase qui suit immédiatement celle que nous venons
de citer révèle clairement les intentions polémiques de l’auteur : « Peut-être
est-ce après tout l’instinct le plus sain qui a conduit les marxistes à le
revendiquer comme l’un des leurs. »
194. Ibid.
195. Sur le retour de Münzer, voir Goertz, op. cit.
196. Peter Matheson (ed.), The Collected Works of Thomas Münzer,
Edinburgh : T&T (notre traduction).
197. Engels, op. cit., chap. II.
198. Dans Le communisme en Europe centrale (1897), Karl Kautsky suit
pas à pas ces activités d’organisation politique.
199. Engels, op. cit., chap. II.
200. Ibid.
201. Ibid.
202. Ibid., chap. VI.
203. Ibid., chap. II.
204. Ibid.
205. Pour Tommaso La Rocca, l’« impie » est une catégorie sociologique
qui vise les autorités ecclésiastiques et religieuses empêchant le
développement d’une religion de l’homme du commun (voir Es Ist Zeit.
Apocalisse e storia – studio su Thomas Müntzer (1490-1525), Bologne,
Capelli, 1988).
206. Sur les liens, d’abord amicaux, puis polémiques, qui unirent Bloch et
Lukács, voir l’entretien de Michael Löwy avec Ernst Bloch, publié en
annexe de Pour une sociologie des intellectuels révolutionnaires.
L’évolution politique de Lukács (1909-1929), Paris, PUF, 1976 sq.
207. Michael Löwy, Rédemption et utopie : le judaïsme libertaire en
Europe centrale, une étude d’affinité élective, 2e éd., Paris, Éditions du
Sandre, 2009.
208. « La connaissance de soi est donc en même temps pour le prolétariat la
connaissance objective de l’essence de la société. » À l’inverse, en vertu de
sa position sociale objective, le prolétariat est porteur d’une possibilité
subjective unique. En tant que marchandise humaine, le prolétaire est sujet-
objet, seul capable de produire une transformation dialectique de l’histoire
(G. Lukács, « La réification et la conscience du prolétariat », III, Histoire et
conscience de classe, trad. K. Axelos et J. Bois, Paris, Éditions de Minuit,
1960).
209. Pour Lukács, « la solution [doit] être cherchée dans la solution de
l’énigme de la structure marchande » (ibid.).
210. Ibid., III, 3.
211. Ibid., III, 5.
212. Ibid., III, 3.
213. Voir la critique par La Rocca du traitement lukacsien de Bloch, dans
Es Ist Zeit. Il s’agit à ma connaissance du seul texte qui examine
spécifiquement ces passages révélateurs d’Histoire et conscience de classe.
214. Histoire et conscience de classe, III, 5.
215. Ibid. « Déja la séparation mécanique de l’économie et de la politique
doit rendre impossible toute action réellement efficace visant la totalité de
la société ».
216. Ernst Bloch, Thomas Münzer, théologien de la révolution, trad. fr. M.
De Gandillac, Paris, UGE, 1975.
217. Fredric Jameson, Marxim and Form, Princeton, Princeton University
Press, 1971.
218. Voir mon article « Ad Hominem : Antinomies of Radical Philosophy »,
Filosofski Vestnik, vol. XXIX, n° 2, 2008.
219. Ernst Bloch, « Aktualität und Utopie. Zu Lukács’ “Geschichte und
Klassenbewusstsein” », in Philosophische Aufsätze, Francfort, Suhrkamp
Verlag, 1969.
220. Ernst Bloch.
221. Histoire et conscience de classe, III, 5.
222. Karl Marx, « La commune rurale et les perspectives révolutionnaires
en Russie » (brouillon de la réponse de Marx à Vera Zasulich), in Œuvres, t.
II, éd. M. Rubel, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1968.
223. Sur la distinction entre le droit naturel relatif (thomiste et luthérien) de
chrétiens déchus soumis aux autorités terrestres, et le droit naturel absolu et
subversif de la Réforme radicale, se reporter à Ernst Bloch, Droit naturel et
dignité humaine, trad. fr. D. Authier et J. Lacoste, Paris, Payot, 1976.
224. Bloch, Thomas Münzer (traduction modifiée).
225. Peter Blickle, « Social Protest and Reformation Theology », in K. von
Greyerz (dir.), Religion, Politics, and Social Protest : Three Studies on
Early Modern Germany, Boston, Allen & Unwin, 1984.
226. « Via l’Évangile, la protestation positive partait des nécessités sociales
et économiques pour revendiquer un ordre social et politique plus équitable
et plus juste. Toujours via l’Évangile, la protestation négative partait de
l’ordre social et politique et à partir de là, faisait un saut hors de l’histoire »
(Blickle, « Social Protest and Reformation Theology », art. cité). Les avis
divergent cependant quant à la question de savoir si Münzer relevait de la
première ou de la seconde catégorie.
227. Ibid.
228. Peter Blickle, The Revolution of 1525: The German Peasants’ War
from a New Perspective, Baltimore, Johns Hopkins, 1985.
229. Bloch, Thomas Münzer. Voir aussi « Karl Marx, la mort et
l’apocalypse, ou les chemins du monde capables de rendre extérieur
l’intérieur et l’extérieur semblable à l’intérieur », L’Esprit de l’utopie, trad.
fr. A-M. Lang et C. Piron-Audard, Paris, Gallimard, 1977. Bloch écrit
encore que « Marx a, de manière fondamentale, distingué le pur et simple
enthousiasme faux, abstrait, sans médiation, le simple jacobinisme, de la
planification socialiste » (ibid.). Pour une analyse provocatrice de la
manière dont Marx a « sécularisé » les contenus utopiques et chrétiens, se
reporter à « Karl Marx et la dignité humaine ; le matériau de l’Espérance »,
in Le Principe Espérance, op. cit., Thomas Münzer, op. cit.
231. Ibid.
232. L’Esprit de l’utopie.
233. Ibid.
234. Voir les textes d’Alain Badiou rassemblés dans le recueil L’Hypothèse
communiste, Paris, Lignes, 2009.
235. Alain Badiou et Jean-François Balmès, De l’idéologie, Paris, Maspero,
1976. Bien qu’ils s’appuient sur Engels, ils critiquent son analyse des
« plébéiens ». Pour eux en effet, la lutte de Münzer et de ses camarades « ne
reflète pas la persistance résiduelle de communautés millénaires, ni les
balbutiements du prolétariat ». Il s’agit « d’une idéologie de type
communiste reflétant et unifiant une révolte paysanne » (ibid.).
236. Ibid.
237. Ibid.
238. Ibid.
239. Ibid.
240. Voir Karl Mannheim, Idéologie et utopie, Paris, Rivière, I (traduction
modifiée).
241. Sur l’antagonisme entre libéralisme et chiliasme, voir ibid.
242. Michael Löwy, « Utopie et chiliasme : Karl Mannheim (1890-1947)
comme sociologue des religions », in Erwann Dianteill et Michael Löwy,
Sociologie et religion. Approches dissidentes, Paris, PUF, 2005.
243. Mannheim, op. cit., III, a.
244. Ibid.
245. Ibid., 3, a (traduction modifiée).
246. Ibid.
247. Ibid.
248. Ibid.
249. Ibid., II, 1.
250. Voir Olson, « The Freshness of Fanaticism », art. cité.
251. Löwy, « Utopie et chiliasme ».
252. cf. Tom Scott et Bob Scribner (éd.), The German Peasants’ War : A
History in Documents, Amherst, New York, Humanity Books, 1991.
253. Mannheim, op. cit.
254. Ibid., II, 1.
255. Ibid.
256. Ibid., 3, a.
257. Ibid.
258. Dan Hind, The Threat to Reason, Londres, Verso, 2007.
259. Stephen Eric Bronner, Reclaiming the Enlightenment : Towards a
Politics of Radical Engagement, New York, Columbia University Press,
2004.
260. Perry Anderson a implacablement disséqué le coup de force
idéologique consistant à dédouaner le libéralisme empirique de toute
responsabilité au motif qu’il serait une approximation de son idéal
transcendantal (voir l’article « Arms and Rights », in Spectrum, Londres,
Verso, 2005). Ce qu’Anderson dit de la façon dont les Bobbio, les
Habermas et autres Rawls envisagent les fondements philosophiques du
droit international pourrait aussi s’appliquer aux usages à des fins de
propagande dont « les Lumières » font l’objet : « Contre les critiques qui
soulignent la honteuse réalité […] on peut toujours brandir l’idéal comme
un critère normatif que n’entache aucune insuffisance empirique. Contre les
accusateurs qui n’y voient qu’une utopie vide, on peut justement représenter
le cours du monde comme un pélerinage vers l’utopie, où l’espérance va
croissant. Dans ce va-et-vient* entre des justifications prétendument
fondées sur la morale universelle et un recours subreptice à l’histoire
providentielle, la conclusion est invariablement la même : un blanc-seing
accordé à l’empire américain, tenant lieu du progrès humain » (ibid.).
261. Sur la distinction entre Lumières radicales et Lumières modérées, se
reporter à Jonathan Israel, Enlightenment Contested : Philosophy,
Modernity, and the Emancipation of Man, 1670-1752, Oxford, Oxford
University Press, 2006 ; et « Enlightenment ! Which Enlightenment ? »,
Journal of the History of Ideas, vol. 67, n° 3, 2006. Dans une veine très
différente, voir aussi J. G. A. Pocock, « Enthusiasm : The Antiself of
Enlightenment », in Enthusiasm and Enlightenment in Europe, 1650-1850.
262. Michel Foucault, « Qu’est-ce que les Lumières ? », in Dits et écrits, t.
II, Paris, Gallimard, 2001.
263. Voir Isabelle Stengers, Au temps des catastrophes.
264. Sur la vie et l’œuvre de Deleyre, voir Franco Venturi, « Un
enciclopedista : Alexandre Deleyre », Rivista Storica Italiana, vol.
LXXVII, n° 4, 1965.
265. Deleyre propose une sorte de typologie du fanatisme politique :
lorsque, comme dans l’islam, la politique est unie à la religion, le fanatisme
prend la forme d’une soif de conquête. Lorsque, comme dans le
christianisme, il existe une séparation entre ces deux pôles, il se manifeste
sous l’aspect de guerres intestines.
266. « On peut donc appeller fanatiques, tous ces esprits outrés qui
interprètent les maximes de la religion à la lettre, & qui suivent la lettre à la
rigueur ».
267. Bien que « les symptômes [du fanatisme] [soient] aussi différens que
les caracteres [que cette maladie] attaque », Deleyre présuppose une
distinction paradigmatique, reprise de l’histoire juive (telle qu’elle est
notamment racontée par Flavius Josèphe dans La Guerre des juifs) entre
d’une part zélotes flegmatiques et obstinés, et d’autre part sicaires bilieux et
frénétiques.
268. Cité dans Raymond Trousson, « Tolérance et fanatisme selon Voltaire
et Rousseau », in J. T. Scott et O. Mostefai (dir.), Rousseau and l’Infâme :
Religion, Toleration, and Fanaticism in the Age of Enlightenment,
Amsterdam, Rodopi, 2008.
269. Voltaire, Le Fanatisme, ou Mahomet le prophète, IV, 6, v. 1243-1246,
Paris, Garnier-Flammarion, 2004.
270. Voltaire, Dictionnaire philosophique.
271. Voltaire souligne cette homogénéité de fond sur un mode scatologique
dans une lettre à D’Alembert de décembre 1757, où il écrit « Fanatiques
papistes, fanatiques calvinistes, tous pétris de la même merde détrempée de
sang corrompu. » (cité dans Trousson, « Tolérance et fanatisme selon
Voltaire et Rousseau »).
272. Voltaire, Dictionnaire philosophique.
273. Voltaire, Traité sur la tolérance, Paris, Gallimard, 1975.
274. Ibid.
275. In Trousson, art. cité.
276. Ibid., n. 69.
277. Voir Zev Trachtenberg, « Civic Fanaticism and the Dynamics of Pity »,
in Rousseau and l’Infâme. Cet article traite particulièrement du lien entre la
pitié, l’identification et un fanatisme civique qui peut tendre vers la
xénophobie. Pour Trachtenberg, Rousseau est convaincu (sans jamais le
dire explicitement) que « pour faire des hommes des citoyens, il faut faire
d’eux des fanatiques civiques ». Il examine les difficultés que les
répercussions négatives de cette expression ont posées à Rousseau, qui l’a
supprimée de la version publiée du Contrat social.
278. Trousson, art. cité. Pour une analyse des objections adressées par
Rousseau à l’idée de fanatisme comme problème épistémologique lié à la
superstition et à la manipulation, voir Christopher Kelly, « Pious Cruelty :
Rousseau on Voltaire’s Mahomet », in Rousseau and l’Infâme.
279. « Pious Cruelty ».
280. Ibid.
281. Jean-Jacques Rousseau, Du Contrat social, livre II, chap. 7, Paris,
Garnier-Flammarion, 2000.
282. J. G. A. Pocock, art. cité.
283. Rudolf et Margot Wittkower, Les Enfants de Saturne. Physiologie et
comportement des artistes, de l’Antiquité à la Révolution française, trad. D.
Arasse, Paris, Macula, 1985. Dans l’Encyclopédie, l’enthousiasme subit un
changement de paradigme, il est arraché à la frénésie divine pour être
implanté dans le domaine de la raison (voir Mary D. Sheriff, « Passionate
Spectators : On Enthusiasm, Nymphomania, and the Imagined Tableau », in
Enthusiasm and Enlightenment in Europe).
284. Voir, pour des travaux récents sur cette question, les articles déjà cités
contenus dans Enthusiasm and Enlightenment in Europe ; Michael Heyd,
« Be Sober and Reasonable » : The Critique of Enthusiasm in the
Seventeenth and Early Eighteenth Centuries, Leyde, Brill, 1995 ; Frederick
C. Beiser, The Sovereignty of Reason : The Defense of Rationality in the
Early English Enlightenment, Princeton, Princeton University Press, 1996.
285. Cité dans Heyd, op. cit. Heyd explique que l’usage péjoratif du mot
« enthousiasme » provient des polémiques contre les anabaptistes, qualifiés
par leurs détracteurs d’« Enthusiastae Extacici » et de « Verzückten
Bruder ».
286. Cette perspective clinique sur les comportements enthousiastes et
fanatiques, fondamentalement anhistorique et monotone, était
particulièrement développée en Allemagne à la fin de l’époque des
Lumières : « Le clinicien posait un essentialisme psycho-physiologique. Si
différents qu’ils puissent paraître, les anabaptistes du XVIe siècle et les
meutes parisiennes du début des années 1790 – ou bien les néoplatoniciens
de l’antiquité et les mesmériens des années 1780 – constituaient des
manifestations de la même force élémentaire. Chaque nouvelle poussée de
la maladie confirmait que la nature humaine conservait inéluctablement ce
visage obscur, cette inclination irrationnelle à pervertir la synergie naturelle
des énergies cognitives et affectives. De ce point de vue, il était vain de
souligner les différences essentielles entre les phénomènes rangés dans la
catégorie de Schwärmerei, ou de tenter d’expliquer ces différences par leur
contexte historique spécifique » (Anthony J. La Vopa, « The Philosopher
and the Schwärmer : On the Career of a German Epithet from Luther to
Kant », in Enthusiasm and Enlightenment in Europe).
287. Pocock, art. cit. Cette attitude pouvait déboucher sur un « messianisme
rationaliste », soit précisément la position critiquée par Burke, que Pocock
qualifie de défenseur sui generis des Lumières.
288. Christopher Hill, The World Turned Upside Down : Radical Ideas
During the English Revolution, Londres, Penguin, 1975. La critique de
l’enthousiasme s’appliquait aussi à la pratique des sciences par des
amateurs, qui contestaient le monopole des institutions étatiques et des
professionnels sur les sciences et la médecine. Ces scientifiques illégitimes
étaient qualifiés de « fanatiques en physique ».
289. Beiser, op. cit.
290. Ibid.
291. John Locke, Essai philosophique concernant l’entendement humain,
trad. fr. P. Coste, Amsterdam, Pierre Mortier, 1735.
292. Ibid.
293. Ibid.
294. Cette opposition entre travail de recherche et révélation se retrouve
chez Kant, qui attribue le « ton supérieur » du Schwärmer à sa paresse, son
inanité et son inutilité sociale (cf. « Sur un ton supérieur nouvellement pris
en philosophie », trad. fr. A. Renaut, Œuvres philosophiques, t. III, Paris,
Gallimard, 1986 sq. Voir aussi l’article de La Vopa, « The Philosopher and
the Schwärmer », qui livre une analyse très claire de l’« application d’un
discours proprement moderne du travail et de la consommation » à la
Schwärmerei dans les années 1790, en la rapportant à l’expansion des
loisirs et de la culture de l’imprimé.
295. Pour Pocock, Locke est l’emblème de la critique de l’enthousiasme par
les Lumières : « le mariage d’Athènes et de Jérusalem, de la philosophie et
du monothéisme, à quoi les Éclairés désiraient substituer une philosophie
empirique, une morale de la sociabilité et un Dieu qui ne pouvait être connu
mais seulement inféré » (Pocock, art. cité).
296. Heyd, op. cit. Dans l’Admiranda Methodus, Gisbert Voet (en vérité son
élève, Martin Schoock) affirme que la méthode philosophique de Descartes
« conduit non seulement au scepticisme, mais aussi à l’enthousiasme, à
l’athéisme et à la frénésie ». Casaubon considérait également Descartes
comme un enthousiaste, parce qu’il contournait l’évidence sensible. Dans
The Method of Science (1696), Sergeant assimilait la lumière intérieure de
Descartes à « la méthode des fanatiques en religion ».
297. Lawrence E. Klein et Anthony J. La Vopa, « Introduction », in
Enthusiasm and Enlightenment in Europe.
298. Heyd, op. cit.
299. Klein et La Vopa, « Introduction ».
300. Ibid.
301. C’est la principale thèse défendue par Mark Lilla dans The Stillborn
God.
302. Klein et La Vopa, « Introduction ». Voir aussi, dans le même volume,
Jan Goldstein, « Enthusiasm or Imagination ? Eighteenth-Century Smear
Words in Comparative National Context », et Heyd, op. cit. (sur
l’opposition de l’enthousiasme à la médiation de l’autorité chrétienne) (sur
la critique du « Principe nivelant » des prophètes français enthousiastes).
303. « Ces tendances s’opposaient au courant de sécularisation […] car si
les enthousiastes formaient parfois la ligne de front des radicaux, qui
remettaient en cause l’emprise des idées religieuses traditionnelles, il
arrivait aussi, peut-être plus souvent, que ces enthousiastes adhèrent de la
façon la plus décomplexée aux formes mêmes de “spiritualité” que la
religion rationnelle visait à éliminer » (John H. Zammito, Kant, Herder, and
the Birth of Anthropology, Chicago, University of Chicago Press, 2002).
304. « À l’époque révolutionnaire, les attaques contre les “démocrates” et
autres radicaux faisaient écho à deux campagnes rhétoriques antérieures :
celle contre la dissidence sectaire, et celle contre les bâtisseurs de systèmes
philosophiques » (Klein et La Vopa, « Introduction »). Il faut cependant
noter que les condamnations de la dissidence sectaire (par exemple, les
campagnes contre Müntzer en Allemagne ou contre les Ranters en
Angleterre) étaient déjà des condamnations du radicalisme politique.
305. Klein et La Vopa, « Introduction ».
306. Pocock, art. cité.
307. Kant n’est pas le seul à avoir tenté d’assainir l’allemand philosophique
en établissant une distinction claire entre Enthusiasmus et Schwärmerei. En
1775, Christoph Martin Wieland chercha à donner à ces mots un « sens
fixe » et à les sortir de la rubrique de l’« injure ». Le Popularphilosoph
Christian Garve le suivit dans cette entreprise, en distinguant la
Schwärmerei comme illusion (divisée en variantes religieuses et politiques)
de l’Enthusiasmus comme inspiration créatrice. Sur la « crise sémantique »
engendrée par ce binôme et les tentatives d’y remédier, voir La Vopa, « The
Philosopher and the Schwärmer ».
308. Pour une tentative de distinguer des Lumières compatibles avec
l’autorité religieuse d’une forme extrême, fanatique et révolutionnaire de
Lumières, on pourra se reporter à un essai publié par Karl von Moser en
1792 (trad. « True and False Enlightenment », in J. Schmidt (dir.), What is
Enlightenment ? Eighteenth-Century Answers and Twentieth-Century
Questions, Berkeley, University of California Press, 1996.) Moser présente
le fanatisme non comme le fruit de l’obscurantisme, mais comme le produit
d’un excès de lumière. Il rappelle que « toutes les bonnes régulations
policières interdisent d’apporter une flamme dans des lieux inflammables ».
309. Nietzsche, Aurore, trad. fr. H. Albert, rev. J. Lacoste, in Œuvres, t. I,
Paris, Robert Laffont, « Bouquins », 1993 (nous avons remplacé
« exaltation » par « enthousiasme » (NdT)).
310. Emmanuel Kant, Observations sur le sentiment du beau et du sublime,
trad. fr. B. Lortholary, in Œuvres philosophiques, t. I, Paris, Gallimard,
Bibliothèque de la Pléiade, 1980. Concernant la différence entre un
enthousiasme fondé sur la liberté et une Schwärmerei pathologique, voir
Peter Fenves, A Peculiar Fate : Metaphysics and World-History in Kant,
Ithaca, Cornell University Press, 1991, n. 42 (Fenves relève aussi une
analyse de l’enthousiasme dans un texte de 1754, sur l’âge de la Terre).
Kant distingue lui aussi le fanatisme et la superstition, et semble s’accorder
avec Hume pour dire que, des deux, la seconde est la plus funeste pour la
raison. Pour Kant, le fanatisme, qui n’est chez les Allemands et les Français
qu’« une excroissance contre-nature du noble sentiment qui caractérise les
caractères de ces peuples […] est dans l’ensemble bien moins pernicieux
que la tendance à la superstition », car même s’il est « violent au départ », il
« refroidit » puis « rentre dans l’ordre ». La superstition en revanche
enferme sa victime dans l’illusion et l’immaturité.
311. Monique David-Ménard, La Folie dans la raison pure. Kant lecteur de
Swedenborg, Paris, Vrin, 1990.
312. Kant, Observations.
313. E. Kant, Anthropologie du point de vue pragmatique, trad. M.
Foucault, Paris, Vrin, 2002 (trad. modifiée).
314. Ibid.
315. Emmanuel Kant, Rêves d’un visionnaire éclairés par les rêves
métaphysiques, trad. fr. B. Lortholary, in Œuvres philosophiques, t. I, éd
citée.
316. Ibid.
317. Ibid.
318. Ibid.
319. Ibid.
320. Ibid.
321. Ibid.
322. Sur le Pantheismusstreit ou le Spinozismusstreit, voir Frederick C.
Beiser, The Fate of Reason : German Philosophy from Kant to Fichte,
Cambridge, Mass., Harvard University Press, 1987.
323. Kant, « Qu’est-ce que s’orienter dans la pensée ? », trad. P. Jalabert, in
Œuvres philosophiques, t. II, éd. F. Alquié, Paris, Gallimard, Bibliothèque
de la Pléiade, 1985 (traduction modifiée de façon à traduire Schwärmerei
par « fanatisme », et non par « extravagance »).
324. Concernant les pressions subies par Kant à cause de ses écrits sur la
religion, surtout de la part du ministre du culte de Frédéric II, le rosicrucien
Johann Christoph Wöllner, voir l’introduction d’Allan W. Wood à sa
sélection de textes de Kant, Religion and Rational Theology, Cambridge,
Cambridge University Press, 2001.
325. Kant, « Qu’est-ce que s’orienter dans la pensée ? ».
326. Ibid.
327. Kant, Critique de la faculté de juger, trad. fr. A. Delamarre, in Œuvres
philosophiques, t. II, n. Voir aussi Kant, Anthropologie, ainsi que la
pénétrante entrée sur l’affect dans Howard Caygill, A Kant Dictionary,
Oxford, Blackwell, 1995.
328. Anthropologie.
329. Critique de la faculté de juger.
330. Kant, Le Conflit des facultés, trad. J. Gibelin, Paris, Vrin, 1935.
331. Critique de la faculté de juger.
332. La Vopa, « The Philosopher and the Schwärmer » ; Domenico
Losurdo, Autocensura e compromesso nel pensiero politico di Kant, Naples,
Bibliopolis, 2007. Voir aussi Hannah Arendt, « Friedrich von Gentz »
(1932), in Essays in Understanding, 1930-1954 : Formation, Exile and
Totalitarianism, New York, Schocken, 1994. Sur le rapport entre la pensée
contrerévolutionnaire et la transformation des usages de l’idée de fanatisme,
voir Conze et Reinhardt, « Fanatismus », in Geschichliche Grundbegriffe.
Historisches Lexicon zur politischsozialen Sprache in Deutschland, Vol. 2,
O. Brunner, W. Conze et R. Koselleck (ed.), Stuttgart, Klett-Cotta, 1975.
333. « La philosophie critique de Kant a donné au discours de la
Schwärmerei une précision thérapeutique nouvelle ; mais elle a aussi
confirmé ce que beaucoup commençaient à soupçonner : les antidotes
philosophiques étaient en vérité de nouvelles formes de maladie » (La Vopa,
« The Philosopher and the Schwärmer »).
334. Losurdo, Autocensura e compromesso.
335. Friedrich Nietzsche, L’Antéchrist, § 11, trad. fr. H. Albert, in Œuvres,
t. II, Paris, Robert Laffont, 1993.
336. Voir Domenico Losurdo, Nietzsche, il ribelle aristocratico. Biografia
intellettuale e bilancio critico, Turin, Bollati Boringhieri, 2002.
337. Cité par M. Brown dans son édition du Ménon (Plato’s Meno, New
York, Bobbs-Merrill, 1971). Voir aussi D. Losurdo, Nietzsche. Concernant
le « penchant tyrannique » de la philosophie, se reporter à Friedrich
Nietzsche, Humain, trop humain, I, trad. fr. H. Albert, in Œuvres, t. I, éd
citée, « Les tyrans de l’esprit ».
338. Nietzsche, L’Antéchrist, § 54, traduction modifiée.
339. Karl Marx, « Le manifeste philosophique de l’école historique du
droit », in Œuvres, t. III, éd. M. Rubel, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la
Pléiade, 1982.
340. Friedrich Nietzsche, La Volonté de puissance, trad. H. Albert, § 389 ;
Par-delà le bien et le mal, trad. H. Albert, rev. J. Lacoste, in Œuvres, t. II,
éd. citée.
341. Nietzsche, Aurore, § 3.
342. Nietzsche, L’Antéchrist, § 11.
343. Ibid. Les allusions à des passages précis de la Critique de la faculté de
juger et du Conflit des facultés sautent aux yeux.
344. Par-delà le bien et le mal, § 38.
345. Nietzsche, Aurore, éd. citée, § 3.
346. Nietzsche, La Volonté de puissance, § 406.
347. Nietzsche, La Volonté de puissance, § 34.
348. Nietzsche, L’Antéchrist, § 55.
349. Emmanuel Kant, Critique de la raison pratique, trad. fr. L. Ferry et H.
Wismann, in Œuvres philosophiques, t. II.
350. Ibid.
351. Ruth Scurr, Fatal Purity : Robespierre and the French Revolution,
Londres, Vintage, 2007.
352. Voir Losurdo, Autocensura e compromesso.
353. Heine, On the History of Religion and Philosophy in Germany,
Georgetown University, Washington D. C., 2007.
354. Simon Critchley, « Mystical Anarchism », Critical Horizons, vol. 10,
n° 2, 2009.
355. Critchley, Infinitely Demanding. J’ai critiqué la politique de la finitude
défendue par Critchley dans « A Plea for Prometheus », Critical Horizons,
vol. 10, n° 2, 2009.
356. Kant, Le Conflit des facultés.
357. cf. Hannah Arendt, Condition de l’homme moderne, trad fr. G. Fradier,
Paris, Pocket, 1983. Arendt critique tout particulièrement Marx, qui a tenté
de faire de l’espèce (Gattungswesen) le sujet de l’histoire au mépris de la
pluralité qui est pour elle l’une des conditions fondamentales de la vie
politique.
358. Hannah Arendt, Juger. Sur la philosophie politique de Kant, trad. fr.
M. Revault d’Allonnes, Paris, Éditions du Seuil, 1991.
359. Arendt note pourtant cette impersonnalité du jugement, en parlant de
« quelque chose de non subjectif dans ce qui est, apparemment, le plus
privé et le plus subjectif des sens » Ibid.
360. Kouvélakis, Philosophie et révolution de Kant à Marx, Paris, PUF,
2003.
361. Arendt, Juger (traduction modifiée). Elle affirme aussi que « Kant ne
pouvait concevoir l’action que sous la forme d’actes émanant du pouvoir en
place » (ibid.).
362. Ibid.
363. Kouvélakis, op. cit.
364. Arendt, Juger.
365. Slavoj Žižek, In Defense of Lost Causes, Londres, Verso, 2008. Selon
Žižek, certains observateurs soviétiques ont adopté l’attitude de Kant, en
soutenant une révolution dont ils connaissaient la violence.
366. Arendt, Juger, op. cit. (traduction modifiée).
367. Pour une réflexion intéressante sur les limites esthétiques et politiques
de la distinction entre acteurs et spectateurs, qui accorde à un groupe ce
qu’elle refuse à l’autre, on pourra se reporter à l’ouvrage de Jacques
Rancière, Le Spectateur émancipé, Paris, La Fabrique, 2008.
368. Voir Jeffrey Lomonaco, « Kant’s Unselfish Partisans as Democratic
Citizens », Public Culture, vol. 17, n° 3, 2005. Lomonaco, à qui j’emprunte
sa traduction de l’expression kantienne Teilnehmung am Guten mit Affekt,
insiste à juste titre sur la place centrale occupée par le jugement partisan
dans Le Conflit des facultés. En revanche, sa tentative d’utiliser Kant pour
réaffirmer la nature spectatrice de la citoyenneté démocratique est moins
convaincante.
369. Le Conflit des facultés.
370. Voir Kouvélakis, op. cit.
371. Jean-François Lyotard, L’Enthousiasme. La critique kantienne de
l’histoire, Paris, Galilée, 1986.
372. Ibid.
373. Vladimir Illyich Lenin, Collected Works, Vol. 17, Moscow : Progress
Publishers, 1977 (notre traduction)
374. Gil Anidjar, The Jew, The Arab : A History of the Enemy, Stanford,
Stanford University Press, 2003. Dans un passage de la Critique de la
faculté de Juger sur l’iconoclasme et le sublime, Kant mentionne les
musulmans, mais il ne les distingue pas des juifs.
375. Voir Juan Goytisolo, « Voltaire y el Islam », El País, 4 mai 2006.
376. G. W. F. Hegel, Leçons sur la philosophie de l’histoire, trad. fr. J.
Gibelin, Paris, Vrin, 1963.
377. Hegel associe la particularité au judaïsme et affirme que le
christianisme constitue l’universalité différenciée englobant à la fois le
particularisme juif et le fanatisme islamique. Pour un traitement de cette
question, voir Andrew Benjamin, « Particularity and Exceptions : On Jews
and Animals », South Atlantic Quarterly, vol. 107, n° 1, 2008.
378. Hegel, op cit.
379. Ibid. Ce trope se retrouve, sous une forme vulgarisée, dans le premier
texte à avoir énoncé la thèse du « choc des civilisations » : « The Roots of
Muslim Rage », article de Bernard Lewis publié en 1990 dans The New
Atlantic. Lewis y affirme que l’islam est la seule religion susceptible de
rivaliser avec le christianisme en raison de « sa diffusion mondiale, sa
vitalité durable, ses aspirations universalistes ».
380. Hegel, Leçons.
381. Edward W. Said, Orientalism, New York, Vintage, 1994.
382. G. W. F. Hegel, Leçons sur la philosophie de la religion, t. III, La
religion consommée. Dans la Philosophie de l’histoire, Hegel établit déjà un
parallélisme entre l’expression de Robespierre, « la liberté et la terreur* »,
et ce qu’il appelle « la religion et la terreur* ».
383. Renzo Llorente, « Hegel’s Conception of Fanaticism », Auslegung,
vol. 20, n° 2, 1995. Je m’appuierai sur ce pénétrant article tout au long de
cette section. Sur le rapport de Hegel à la Révolution française, voir
Domenico Losurdo, Hegel et la libertà dei moderni, Rome, Editore Riuniti,
1992.
384. G. W. F. Hegel, Principes de la philosophie du droit, cité dans
Llorente, art. cité.
385. Llorente, art. cité.
386. Ibid.
387. Ibid.
388. Hegel, Principes, cité dans Llorente.
389. Ibid.
390. Bruno Étienne, Les Combattants suicidaires, suivi de Les Amants de
l’apocalypse, La Tour d’Aigues, Éditions de l’Aube, 2005.
391. « le passage à l’acte est [pour le fanatique] la jouissance d’une
violation iconoclaste » (ibid.).
392. Ibid.
393. Ibid. Selon l’Encyclopedia Britannica, « Fanā (« mourir » ou « cesser
d’exister ») » constitue « une totale négation de soi-même, et la prise de
conscience de Dieu est l’une des étapes parcourues par le soufi (mystique)
musulman sur la voie de son union à Dieu ».
394. Ibid. Voir la perspicace critique de cette approche formulée par Talal
Asad, dans On Suicide Bombing, New York, Columbia University Press,
2007.
395. Fethi Benslama, La Psychanalyse à l’épreuve de l’Islam, Paris, Aubier,
2002.
396. Elle domine par exemple l’ouvrage de Dominique Colas, Le glaive et
le fléau, qui considère le fanatisme comme un « acting out » dirigé contre la
symbolisation, mais aussi comme une forme de paranoïa et de psychose.
397. Slavoj Žižek, How to Read Lacan, Londres, Granta Books, 2006. Cet
angle d’attaque pourrait également se révéler plus fécond pour envisager la
question de l’autorité, aussi bien psychique que politique, dans les
approches psychanalytiques de l’islam. Étienne par exemple, explique
l’essor des énergies fanatiques par une disparition de l’autorité paternelle
(« Sans pères ni repères, les groupes de pairs créent des repaires », op. cit.).
398. « The Roots of Muslim Rage », art. cité.
399. Voir Gil Anidjar, « The Stillborn God : A review in three parts », The
Immanent Frame,
http:///www.ssrc.org/blogs/immanent_frame/2007/12/26/a-review-in-three-
parts/, et la réponse de Mark Lilla, « Our Historical Sonderweg, The
Immanent Frame,
http://www.ssrc.org/blogs/immanent_frame/2008/01/04/our-historical-
sonderweg/.
400. Talal Asad, Formations of the Secular : Christianity, Islam, Modernity,
Stanford, Stanford University Press, 2003.
401. Moustapha Safouan a proposé une autre approche psychanalytique de
la politique au Proche-Orient : Safouan se concentre pour sa part sur la
structure du despotisme arabe, et le rapport du sécularisme à l’écriture et à
l’autorité. Voir Why Are the Arabs Not Free ? – The Politics of Writing,
Oxford, Blackwell, 2007.
402. Pour une critique plus argumentée de cette position, se reporter à
Lorenzo Chiesa et Alberto Toscano, « Agape and the Anonymous Religion
of Atheism », Angelaki : Journal of the Theoretical Humanities, vol. 12, n°
1, 2007.
403. Pour une brève analyse critique de l’image (hégélienne) de l’islam
chez Žižek, voir Ian Almond, The New Orientalists : Postmodern
Representations of Islam from Foucault to Baudrillard, Londres,
I.B. Tauris, 2007. Pour la réponse de Žižek à ceux qui l’ont accusé
d’eurocentrisme chrétien, voir son article, « I Plead Guilty – But Where’s
the Judgment ? », réponse à William David Hart, « Slavoj Žižek and the
Imperial/Colonial Model of Religion », Nephantla, vol. 3, n° 3, 2002.
Enfin, la réponse de Hart, « Can a Judgment be Read ? », Nephantla, vol. 4,
n° 1, 2003.
404. François Burgat, L’Islamisme à l’heure d’Al-Qaida, Paris, La
Découverte, 2005.
405. Tentation présente, par exemple, dans l’ouvrage par ailleurs riche et
probant de Benslama.
406. Gil Anidjar, Semites, Stanford, Stanford University Press, 2008.
407. Mladen Dolar, « Freud and the Political », Unbound, vol. 4, n° 15,
2008. Pour une position diamétralement opposée, qui voit dans la
psychologie de groupe freudienne « une historiographie coloniale de la
sortie de l’organicisme (le tribalisme primitif) par l’homme moderne
individualisé », voir Wendy Brown, Regulating Aversion : Tolerance in the
Age of Identity and Empire, Princeton, Princeton University Press, 2006.
408. Mladen Dolar, « Introduction : The Subject Supposed to Enjoy », in
Alain Grosrichard, The Sultan’s Court : European Fantasies of the East,
trad. angl. L. Heron, Londres, Verso, 1998, p. XIV, p. XXIII-IV.
409. cf. Brown, op. cit.
410. Edward Said, Freud and the Non-European, Londres, Verso, 2003.
411. Edward W. Said, Humanism and Democratic Criticism, Basingstoke,
Palgrave, 2004.
412. Anidjar, op. cit.
413. Voir Chiesa et Toscano, art. cité.
414. Sigmund Freud, « Actes obsédants et exercices religieux » (1907),
trad. fr. M. Bonaparte revue par l’auteur, in L’Avenir d’une illusion, Paris,
PUF, 1973.
415. Par exemple, Freud croyait à la « dictature de la raison » et voyait les
progrès « géologiques » de l’intellect (scientifique) comme une force
sociale.
416. Edward Hallett Carr, Karl Marx : A Study in Fanaticism, Londres,
Dent, 1934.
417. C’est ce que Marx lui-même écrivait à propos du traitement infligé à
Hegel. Concernant la réflexion d’Engels sur la religion, au-delà de La
Guerre des Paysans allemands, voir Michèle Bertrand, Le Statut de la
religion chez Marx et Engels, Paris, Éditions sociales, 1979. Pour une vue
d’ensemble, peu charitable mais utile, des travaux d’Engels sur la religion,
voir David McLellan, Marxism and Religion, Londres, Macmillan, 1987 ; et
pour une approche plus favorable à Engels, voir Michael Löwy, « Marxism
and Religion : Opiate of the People », New Socialist, n° 51, 2005. Les cinq
volumes que comptera l’étude de Roland Boer sur les approches marxistes
de la religion et de la théologie, Criticism of Heaven and Earth, deviendront
une référence indispensable à tout débat sur ces questions (les deux
premiers tomes, Criticism of Heaven et Criticism of Religion, ont été
publiés par Historical Materialism).
418. Michel Foucault, « Téhéran : la foi contre le Shah ». Michèle Bertrand
note que l’opium étant à l’époque de Marx communément utilisé comme
analgésique, il était sans doute moins péjoratif qu’aujourd’hui de l’utiliser
comme comparatif. En outre, elle indique que Kant fut le premier à
l’utiliser en rapport avec la religion (cf. Le statut de la religion chez Marx et
Engels). Löwy rapporte qu’avant Marx, Heine et Hess l’ont également
utilisé comme comparatif (« Marxism and Religion : Opiate of the
People »).
419. Pour une importante approche marxiste de la question de la théologie
de la libération, voir Michael Löwy, La Guerre des Dieux. Religion et
politique en Amérique latine, Paris, Éditions du Félin, 1998.
420. Friedrich Engels, La Situation de la classe laborieuse en Angleterre,
trad fr. G. Badia, Paris, Éditions sociales, 1961.
421. Mike Davis, Le Pire des Mondes possibles. De l’explosion urbaine au
bidonville global, trad fr. J. Mailhos, Paris, La Découverte, 2007.
422. Mike Davis, « Planet of Slums », New Left Review, n° 26, 2004.
423. Voir Alberto Toscano, « Alain Badiou et l’expatriation du marxisme »,
Marx au XXIe siècle. L’esprit et la lettre, www.marxau21.fr
424. David Harvey, A Brief History of Neoliberalism, Oxford, Oxford
University Press, 2005. Chetan Bhatt a souligné les limites des théories de
l’impérialisme pour une « géosociologie » du militantisme politico-
religieux (voir « Frontlines and Interstices in the War on Terror »,
Development and Change Forum 2007, vol. 38, n° 6, 2007).
425. Lettre de Marx à Engels, 27 juin 1867.
426. Pour une analyse pénétrante et détaillée de ce moment capital, voir
Kouvélakis, op. cit., et Warren Breckman, Marx, The Young Hegelians, and
the Origins of Radical Social Theory, Cambridge, Cambridge University
Press, 1999.
427. « The Curtain Raised », entretien avec Marx dans The World, 18 juillet
1871, in Karl Marx, The First International and After : Political Writings, t.
3, Londres, Penguin, 1974.
428. Marx n’a jamais renié le credo rationaliste énoncé dans sa thèse de
doctorat : « Ce que tel pays est pour tels dieux venus de l’étranger, le pays
de la raison l’est pour Dieu en général : c’est une région où son existence
prend fin » (“Différence de la philosophie naturelle chez Démocrite et
Épicure”, in Œuvres, t. III, éd. M. Rubel, Paris, Gallimard, Bibliothèque de
la Pléiade, 1982).
429. Breckman, op. cit.
430. Karl Marx, « L’Éditorial du n° 179 de la “Gazette de Cologne” », in
Karl Marx et Friedrich Engels, Sur la religion, textes choisis, traduits et
annotés par G. Badia, P. Bange et É. Bottigelli, Paris, Éditions sociales,
1968. Je remercie Roland Boer d’avoir attiré mon attention sur cet article
important.
431. Marx, « L’Éditorial ». Pour qualifier cette courte phase de la trajectoire
intellectuelle du jeune Marx, Breckman parle de « la campagne de Marx
contre le personnalisme transcendantal de l’État chrétien », campagne qui,
s’appuyant sur des thèses formulées par les Jeunes Hégéliens, se concentre
sur la solidarité existant entre le principe de souveraineté d’une part, et
d’autre part l’atomisation et la privatisation par la loi et la propriété des
sujets de l’État. Cf. Breckman, op. cit.
432. Marx, « L’Éditorial ».
433. Ludwig Feuerbach, L’Essence du christianisme, trad. fr. J.-P. Osier,
Paris, Gallimard, 1992.
434. Breckman, op. cit.
435. Cité dans ibid.
436. Ibid.
437. Karl Marx, « Thèses sur Feuerbach », in L’Idéologie allemande, trad
fr. G. Badia et al., Paris, Éditions sociales, 1982.
438. Comme le note Jacques Derrida : « Marx […] avance que la croyance
au spectre religieux, donc au fantôme en général, consiste à autonomiser
une représentation (Vorstellung) et à en oublier la genèse aussi bien que le
fondement réel (reale Grundlage). Pour dissiper l’autonomie factice ainsi
engendrée dans l’histoire, il faut reprendre en compte les modes de
production et d’échange technoéconomique » (Spectres de Marx. L’état de
la dette, le travail du deuil et la nouvelle Internationale, Paris, Galilée,
1993).
439. À cet égard, il sera utile de garder en tête cette phrase des Grundrisse :
« désormais les individus sont dominés par des abstractions, alors
qu’auparavant ils dépendaient les uns des autres » (Grundrisse, trad. fr. sous
la direction de J.-P. Lefebvre, Paris, Éditions sociales, 1980).
440. Marx, L’Idéologie allemande, in Œuvres, t. III, op. cit.
441. Ibid.
442. Ibid. Dans le même ordre d’idées, Marx écrit dans La Sainte Famille :
« quand nous arriverons à la partie politique de la question juive, nous
verrons que M. le théologien Bauer s’occupe, même en politique, non de
politique, mais de théologie » (Marx et Engels, La Sainte Famille, trad. E.
Cogniot, Paris, Éditions sociales, 1969).
443. Karl Marx, « The Decay of Religious Authority » (article paru dans le
New York Tribune en 1854), in Marx on Religion, éd. J. Raynes,
Philadelphie, Temple University Press, 2002.
444. Karl Marx, Le Capital, livre I, trad. fr. J. Roy, in Œuvres, t. I, éd. M.
Rubel, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1963.
445. Ibid. Jacques Rancière a analysé le dépassement marxien des
abstractions génériques et mentales posées par Feuerbach dans « Le concept
de critique et la critique de l’économie politique des Manuscrits de 1844 au
Capital », in L. Althusser et al., Lire le Capital, Paris, PUF, 1996. J’ai pour
ma part examiné cette question dans « The Open Secret of Real
Abstraction », Rethinking Marxism, vol. 20, n° 2, 2008.
446. Marx, « L’Éditorial ».
447. Marx, L’Idéologie allemande.
448. Ibid. Michèle Bertrand a tenté de développer ces aperçus dans une
direction plus psychanalytique (cf. Le statut de la religion chez Marx et
Engels, op cit.).
449. Karl Marx, Sur la Question juive, trad. fr. Jean-François Poirier, Paris,
La fabrique, 2006.
450. Ibid.
451. Marx, « Thèses sur Feuerbach ».
452. L’Idéologie allemande.
453. Marx, Le Capital.
454. En ce sens, la note du Capital suggère la possibilité d’appliquer aux
phénomènes religieux la fameuse « méthode scientifique » esquissée dans
la Contribution à la critique de l’économie politique.
455. Marx, L’Idéologie allemande.
456. Bertrand, op. cit. Sur la vision de l’islam de Marx et Engels, voir
Gilbert Achcar, « Religion and Politics Today from a Marxian
Perspective », Socialist Register 2008, Londres, Merlin, 2007. Dans une
lettre à Marx du 18 mai 1853, Engels écrit : « la révolution religieuse de
Mahomet, comme tout mouvement religieux, a été dans sa forme une
réaction, un prétendu retour aux anciennes coutumes, à la simplicité » (in
Sur la religion). Sur ce texte, se reporter à G. H. Bousquet, « Marx et
Engels se sont-ils intéressés aux questions islamiques ? », Studia Islamica,
n° 30, 1969 ; et Nicholas S. Hopkins, « Engels and Ibn Khaldun », Alif :
Journal of Comparative Poetics, n° 10, 1990.
457. Marx, Le Capital. Balibar a rattaché ce passage à la défense du
concept de « détermination en dernière instance ». (Lire le Capital).
458. Derrida, Spectres de Marx, op. cit.
459. Bertrand, op. cit.
460. Marx, Le Capital.
461. Marx, L’Idéologie allemande. Je suis sur ce point redevable à James
Furner. Inutile de dire qu’il n’est en rien responsable de mon argumentaire
et de ses éventuelles faiblesses.
462. L’idée assez répandue d’une affinité élective entre christianisme et
capitalisme a fait l’objet d’importantes critiques. Voir notamment Maxime
Rodinson, Islam et capitalisme, Paris, Seuil, 1966, et Jack Goody, The Theft
of History, Cambridge, Cambridge University Press, 2007.
463. Cité dans Löwy, « Marxism and Religion : Opiate of the People ».
Dans la Contribution à la critique de l’économie politique, Marx exprime la
même idée dans une veine encore plus webérienne : « comme le
thésauriseur est énergique au travail autant qu’ascète, sa religion est avant
tout le protestantisme et, mieux encore, le puritanisme ». Marx caractérise
aussi le système de crédit comme protestant, en vertu de sa « foi dans la
valeur monétaire en tant qu’esprit immanent des marchandises, la foi dans
le mode de production et son ordre tenu pour prédestiné, la foi dans les
agents industriels de la production en tant que simples personnifications du
capital qui se met lui-même en valeur » (Karl Marx, Le Capital, livre III,
trad. fr. G. Badia et C. Cohen-Solal, Paris, Éditions sociales, 1960, t. II).
464. Karl Marx, « Théories sur la plus-value ».
465. Et ce, même si Marx se montre particulièrement caustique à l’égard de
l’hypocrisie ou de la brutalité qui accompagnent souvent la dévotion
religieuse. Voir Le Capital, livre I.
466. Ibid.
467. Le matérialisme de Marx a ceci de singulier que ces « fondements »
englobent des réalités que l’on pourrait considérer comme abstraites,
idéelles, voire idéales : la forme valeur, la forme marchandise, le travail
abstrait, etc.
468. Ce chapitre n’aborde pas un problème essentiel : comment un marxiste
peut-il répondre à l’idée que les phénomènes religieux possèdent un
fondement anthropologique qu’aucune transformation sociale ne pourra
jamais abolir ? On trouvera d’importants éléments de réponse dans
Bertrand, op. cit. (sur l’avenir de la religion) ; Ernesto De Martino, La fine
del mondo. Contributo all’analisi delle apocalissi culturali, Turin, Einaudi,
2002 (sur le déficit anthropologique des théories marxistes de la religion) ;
et Paolo Virno, Scienze sociali e ‘natura umana’, Soveria Mannelli,
Rubbettino, 2003.
469. Voir Jacob Stevens, « Exorcizing the Manifesto », New Left Review, n°
28, 2004. Sa violente critique de l’interprétation du Manifeste proposée par
Gareth Stedman Jones constitue également une utile introduction à la thèse
de la religion politique et à ses actuels usages. On trouvera chez Alasdair
MacIntyre une approche positive du marxisme en tant que « successeur
historique du christianisme » (cf. Marxism and Christianity,
Harmondsworth, Penguin, 1971).
470. Karl Marx et Friedrich Engels, « Compte rendu du livre de G. F.
Daumer », in Sur la religion.
471. Marx, « Contribution à la critique de la philosophie du droit de Hegel.
Introduction », in Sur la religion, op. cit. Il est intéressant de noter que dans
son analyse enthousiaste de la « spiritualisation de la politique » dans la
révolution iranienne, Foucault tente de faire jouer l’idée d’une religion de la
contestation en tant qu’« esprit d’un monde sans esprit » contre celle de
religion comme « opium du peuple » (Foucault, « Téhéran : la foi contre le
Shah »).
472. Lettre de Marx à Lassalle, 16 juin 1862. Cette aversion pourrait aussi
expliquer pourquoi, à la différence d’Engels, Marx n’a pas analysé les
conjonctures où la religion a pu être l’étendard, le masque ou l’écran (pour
reprendre des métaphores engelsiennes) dissimulant une authentique
politique émancipatrice ou communiste. En outre, Marx se montre fort peu
intéressé par ce que Gilbert Achcar appelle « la dimension incitative de la
religion » (cf. Achcar, art. cité).
473. Karl Marx et Friedrich Engels, Manifeste du Parti communiste, Paris,
UGE, 1962.
474. Breckman, op. cit.
475. Marx et Engels, Manifeste du Parti communiste.
476. « Le Communisme de “L’Observateur rhénan” », in Sur la religion.
477. Marx, « L’Éditorial ».
478. Karl Marx, Critique du programme du Parti ouvrier allemand
(programme de Gotha), in Œuvres, t. I.
479. Marx, Sur la Question juive.
480. Ibid.
481. Ibid.
482. Ibid.
483. Ibid.
484. Contrairement à Breckman, je pense que si l’on s’intéresse à la théorie
des abstractions réelles, on peut voir dans la critique marxienne des
dimensions transcendantes ou « religieuses » du libéralisme et du
capitalisme quelque chose de plus substantiel qu’une simple « identification
métaphorique ». Cf. Breckman, op cit.
485. Marx, Le Capital, livre I.
486. Cette expression apparaît dans le livre III du Capital.
487. Derrida, Spectres de Marx.
488. Marx, Le Capital.
489. Marx, L’Idéologie allemande.
490. Marx, Le Capital, livre I.
491. Sur le capitaliste comme fanatique, voir Marshall Berman, « Freedom
and Fetishism » (1963), Adventures in Marxism, Londres, Verso, 1999.
492. Paul Lafargue, La Religion du Capital, Paris, Éditions de l’Aube,
2006.
493. Voir l’excellente analyse de ce texte par Michael Löwy, « Le
capitalisme comme religion : Walter Benjamin et Max Weber », Raisons
politiques, n° 23, août 2006.
494. Slavoj Žižek, How to Read Lacan. Dans Marx & Sons, Derrida pose
que la foi est impossible à éliminer.
495. Comme le note Emilio Gentile, la notion de religion politique existe
depuis la Révolution française (Condorcet puis Lincoln l’ont utilisée). Cf.
Emilio Gentile, Le religioni della politica. Fra democrazie e totalitarismi,
2e éd., Bari, Laterza, 2007. Vilfredo Pareto fut sur ce plan un précurseur :
dans Les Systèmes socialistes (1901), il qualifie le socialisme de « grande
religion des temps modernes », et décèle les similitudes entre ce courant
politique et les mouvements ecclésiastiques militants : similitude
d’organisation, de représentation de la temporalité, et de moment
d’émergence historique (dans des périodes de crise).
496. Nicolas Berdiaev, Les Sources et le sens du communisme russe (1937),
trad. A. Nerville, Paris, Gallimard, 1955.
497. La thèse de Sturzo, selon laquelle les religions politiques sont une
« exploitation abusive du sentiment religieux de l’homme », joue un rôle
important dans un récent ouvrage de Michael Burleigh, qui raconte sur un
ton particulièrement agressif l’histoire des rapports entre politique et
religion au XXe siècle (Sacred Causes : Religion and Politics from the
European Dictators to Al-Qaida, Londres, Harper Collins, 2006, p. XI).
Burleigh réaffirme la similitude d’organisation entre mouvements
révolutionnaires et religieux (il qualifie par exemple les révolutionnaires
russes de « contre-communauté des rebuts de la société », et reprend à son
compte l’appréciation portée par Semyon Frank sur les Bolcheviques,
« moines militants de la religion nihiliste du contentement terrestre »). Il n’a
pas de mots assez durs pour désigner le communisme soviétique, « premier
frère illégitime de la religion à avoir eu le pouvoir politique et démontré les
horreurs de la raison appliquée ».
498. Bertrand Russell, The Practice and Theory of Bolchevism, Londres,
George Allen & Unwin, 1920. La définition du bolchevisme proposée par
Russell s’inscrit résolument dans la lignée de l’antifanatisme des Lumières.
499. Élie Halévy, L’Ère des tyrannies. Études sur le socialisme et la guerre,
Paris, Gallimard, 1990. C’est dans sa recension de cet ouvrage (1939) que
Raymond Aron a livré sa première analyse des religions politiques (texte
repris dans la réédition du livre d’Halévy).
500. Cité dans Gentile, op. cit. Les catholiques tenaient des propos
similaires : Sturzo écrivait par exemple que « pour les Russes, Lénine est
devenu un Mahomet laïc » (Politica e morale [1938], cité dans Gentile).
501. Jules Monnerot, Sociologie du communisme, Paris, Gallimard, 1949.
502. Karl Barth, The Church and the Political Problem of Our Day, New
York, Scribner, 1939.
503. Cité dans Richard Stiegmann-Gall, « Nazism and the Revival of
Political Religion Theory », Totalitarian Movements and Political
Religions, vol. 5, n° 3, 2004. Stiegmann-Gall évoque une « forte propension
à l’orientalisme » dans l’apologétique chrétienne de l’époque du nazisme.
504. Voir Christopher Caldwell, Reflections on the Revolution in Europe :
Immigration, Islam and the West, Londres, Allen Lane, 2007.
505. Hitler a lui-même fait cette analogie : « Grâce à Himmler, la SS est
devenue cette extraordinaire milice, entièrement vouée à une idée, la
fidélité jusqu’à la mort. Je vois en Himmler notre Ignace de Loyola » (cité
dans Domenico Losurdo, « Towards a Critique of the Category of
Totalitarianism », Historical Materialism, vol. 12, n° 2, 2004).
506. Pour une critique de cette thèse eu égard à l’Allemagne nazie, voir
Stiegmann-Gall, art. cité.
507. John Gray, Black Mass : Apocalyptic Religion and the Death of
Utopia, Londres, Allen Lane, 2007. Cette notion de « véhicule » permet à
Gray de faire fi des différences historiques : il écrit ainsi que Zoroastre est
« la source ultime de la violence justifiée par la foi, qui a eu de nombreux
avatars dans l’histoire de l’Occident ».
508. Voir sur ce point l’article de Simon Critchley, « Mystical Anarchism ».
509. Cohn, op. cit.
510. Dans sa déconstruction postmarxiste de l’idée de communisme,
Ernesto Laclau reprend à son compte cette critique historique d’une
politique fondée sur la transparence totale (voir son livre, New Reflections
on the Revolution of Our Time, Londres, Verso, 1990).
511. Cohn, op. cit.
512. Gustave Le Bon, Psychologie des foules, Paris, Alcan, 1905, chap. IV.
513. « Sans la moindre interruption depuis plus de 150 ans, la religion
profane moderne de la démocratie totalitaire est une force sociologique »,
écrit Talmon (The Origins of Totalitarian Democracy, Londres, Sphere
Books).
514. Ibid.
515. Gray, op. cit.
516. J’emprunte ces expressions à deux articles de Richard Shorten qui ont
fortement influencé mes analyses. Il y fait un état des lieux du débat sur la
religion politique : « The Status of Ideology in the Return of Political
Religion Theory », Journal of Political Ideologies, vol. 12, n° 2, 2007 ;
« The Enlightenment, Communism and Political Religion : Reflections on a
Misleading Trajectory », Journal of Political Ideologies, vol. 8, n° 1, 2003.
Dans le premier article, Shorten consacre un passage bref mais vigoureux
aux thèses de Gray et de Tzvetan Todorov. Dans le second, il passe en revue
les insuffisances de la thèse qui présente les Lumières comme une religion
profane, qu’un certain nombre d’auteurs ont défendue avant Gray : Carl
Becker (dans The Heavenly City of Eighteenth-Century Philosophers),
Talmon, Simon Schama (dans Citizens), Michael Oakeshott (qui oppose
politique du scepticisme et politique de la foi) et Isaiah Berlin. Concernant
l’influence de Becker sur Gray, voir la recension de Black Mass par
Malcolm Bull, « The Catastrophist », London Review of Books, vol. 29, n°
21, 2007.
517. Shorten, « The Status of Ideology ». Shorten tente de réviser la théorie
de la religion politique, pour en faire une forme d’analyse idéologique, qui
s’occuperait de concepts ou d’entités traités comme sacrés et hors de portée
de toute critique (ce qu’il appelle « décontestation »). À mon sens, cette
tentative laisse encore l’histoire de côté, et ne peut déboucher que sur des
typologies formalistes ou fonctionnalistes. Pour toutes les raisons que j’ai
invoquées, et pour toutes celles que donne Shorten lui-même dans sa
critique, la théorie de la religion politique me paraît totalement
irrécupérable.
518. On ne peut ignorer qu’il existe une continuité institutionnelle et
générationnelle entre les idéologues de la guerre froide et les actuels
défenseurs de la « guerre contre le terrorisme » (je dois cette idée à
Benjamin Noys). Cela dit, ces facteurs sociologiques n’expliquent pas à eux
seuls comment et pourquoi le vocabulaire hérité de la guerre froide demeure
aussi répandu dans les sphères publique et académique.
519. On trouve une préfiguration des thématiques abordées par ce texte
dans sa brève réponse à un questionnaire envoyé par Partisan Review à un
certain nombre de penseurs et d’écrivains importants. La revue demandait
leur opinion sur « la récente tendance parmi les intellectuels à revenir à la
religion et [sur] le mépris croissant avec lequel sont considérées les
attitudes et les perspectives laïques » (voir Hannah Arendt, « Religion and
the Intellectuals », in Essays in Understanding).
520. Hannah Arendt, « Religion et politique », in La Nature du
totalitarisme, trad. fr. M.-I. de Launay, Paris, Payot, 1990.
521. C’est en ces termes qu’elle décrit à Jaspers l’atmosphère politique
américaine dans une lettre de janvier 1946 (citée dans Enzo Traverso, Il
totalitarismo, Milan, Mondadori, 2002).
522. Il est on ne peut plus frappant qu’une philosophe qui a contribué aussi
fondamentalement à l’étude de l’impérialisme puisse aussi effrontement
ignorer l’histoire s’agissant de la politique expansionniste des États-Unis :
elle dit par exemple que « malgré la force des immondes préjugés raciaux
qui règnent dans la société, [les États-Unis] ont su échapper à la tentation de
jouer le jeu de la politique nationaliste et impérialiste » (« Rand School
Lecture », Essays in Understanding).
523. Berdiaev emploie lui aussi ce mot quand il accuse le communisme
russe d’être « un avatar de l’utopie platonicienne » (cf. Les Sources et le
sens du communisme). Pour une critique, par un théoricien du totalitarisme,
de Malia et de son interprétation du communisme russe comme idéocratie,
voir Claude Lefort, La Complication. Retour sur le communisme, Paris,
Fayard, 1999.
524. Le but d’Arendt n’est évidemment pas de défendre le communisme,
mais de souligner sa singularité : « Qualifier de religion cette idéologie
totalitaire ne revient pas seulement à lui faire un compliment parfaitement
immérité, cette attitude permet aussi de perdre de vue le fait que le
bolchevisme, même s’il est issu de l’histoire de l’Occident, n’appartient
plus à la tradition commune du doute et de la sécularisation, et que sa
doctrine, tout comme les actions qu’il a inspirées, ont créé un véritable
fossé entre le monde libre et les parties totalitaires de la planète »
(« Religion et politique »).
525. Ces deux positions correspondent schématiquement aux deux
approches générales définies par Shorten dans « The Status of Ideology ».
526. Eric Voegelin, The Political Religions, in The Collected Works of Eric
Voegelin, volume V : Modernity Without Restraint, Columbia et Londres,
University of Missouri Press, 2000.
527. Arendt, « Religion et politique », n. 10.
528. Aron reprend cet usage du gnosticisme dans un article qui fut d’abord
publié dans un ouvrage en hommage à Voegelin. Voir « Remarques sur la
gnose léniniste », in Machiavel et les tyrannies modernes, Paris, Éditions de
Fallois, 1993.
529. Eric Voegelin, The New Science of Politics, Chicago, Chicago
University Press, 1952.
530. Ibid.
531. Ibid.
532. Ibid.
533. Arendt, « Religion et politique ». La dernière citation est extraite de la
réponse d’Arendt aux critiques formulées par Jules Monnerot sur son
article.
534. Arendt, « A Reply to Eric Voegelin », in Essays in Understanding.
535. Sur les relations orageuses de Monnerot avec le Collège, qu’il
abandonna presque immédiatement après sa fondation, et sur son virage à
l’extrême droite, voir la biographie que lui a consacrée Jean-Michel
Heimonet, Jules Monnerot ou la démission critique – 1932-1990. Trajet
d’un intellectuel vers le fascisme, Paris, Kimé, 1993. Pour les travaux du
Collège, voir le recueil édité par Denis Hollier, Le Collège de Sociologie
(1937-1939), Paris, Gallimard, Folio Essais, 1995.
536. Georges Bataille, « La conspiration sacrée », Acéphale, 1re année, 24
juin 1936. Je tiens à remercier Benjamin Noys d’avoir attiré mon attention
sur ces textes.
537. Heimonet, op. cit.
538. Monnerot, op. cit.
539. Ibid.
540. Ibid.
541. Sur cet aspect de la pensée d’Arendt (qui découle directement d’une
attitude typique de la guerre froide, consistant à déduire le stalinisme des
idées de Marx) et son incompatibilité avec la richesse de son analyse des
éléments du totalitarisme, voir Losurdo, « Towards a Critique of the
Category of Totalitarianism », qui étudie en détail l’impact de la guerre
froide sur les idées d’Arendt. Pour Losurdo, « la principale erreur de la
catégorie de totalitarisme est de transformer une description empirique
possédant des caractéristiques spécifiques en une déduction logique
générale ».
542. Arendt, « Religion et politique ».
543. Giorgio Agamben, Le Règne et la Gloire. Homo Sacer, II, 2, trad. fr. J.
Gayraud et M. Rueff, Paris, Seuil.
544. Ibid.
545. Karl Löwith, Histoire et Salut. Les présupposés théologiques de la
philosophie de l’histoire, trad. fr. M.-C. Challiol-Gillet, S. Hurstel et J.-F.
Kervégan, Paris, Gallimard, 2002 [NdT : la référence au « secret », présente
dans l’édition anglaise (1949), n’a pas été reprise par Löwith lorsqu’il a
préparé l’édition allemande (1953), sur laquelle est basée la traduction
française].
546. Ibid. Arendt fait référence à l’héritage juif de Marx dans l’un des rares
textes où elle fait un éloge sans fard du penseur allemand : « Dans le pays
qui a fait de Disraeli son Premier ministre, le Juif Karl Marx a écrit Das
Kapital, livre qui, dans sa fanatique soif de justice, a perpétué la tradition
juive bien plus efficacement que tous les succès qu’a connus l’“homme élu
de la race élue”. » Hannah Arendt, “The Moral of History” (1946), cité dans
Losurdo, “Towards a Critique of the Category of Totalitarianism”. Werner
Sombart établit lui aussi un lien entre le judaïsme et un « fanatisme de la
justice » (mais c’est pour dénigrer celui-là). Voir Domenico Losurdo, Il
revisionismo storico, Bari, Laterza, 1990.
547. Agamben, op. cit.
548. Michel Foucault, « Nietzsche, la généalogie, l’histoire » (1971), in
Dits et écrits, t. I, Paris, Gallimard, 2001.
549. Agamben, op. cit.
550. Ibid.
551. C’est ici qu’Agamben introduit un terme « méthodologique » assez
énigmatique, celui de signature. La sécularisation relève d’une science des
signatures, étude de « quelque chose qui marque ou excède un signe ou un
concept, pour le renvoyer à une interprétation ou à un milieu déterminé,
sans pour autant sortir de la dimension sémiotique pour constituer une
nouvelle situation ou un nouveau concept » (ibid.). Voir aussi le récent
opuscule d’Agamben, Signatura rerum. Sur la méthode, trad. fr. J. Gayraud,
Paris, Vrin, 2008. Agamben a déjà utilisé la notion de sécularisation, en
référence à Weber, dans Le temps qui reste. Un commentaire de l’Épître aux
Romains, trad. fr. J. Revel, Paris, Rivages, 2004.
552. Signatura rerum.
553. Le Règne et la Gloire
554. Ibid.
555. Ibid.
556. Ibid.
557. Hans Blumenberg, Das Legitimität der Neuzeit, Francfort, Suhrkamp,
1966 [trad. fr. La Légitimité des temps modernes, Paris, Gallimard, 1999].
558. Carl Schmitt, Théologie politique, trad fr. J.-L. Schlegel, Paris,
Gallimard, 1988 [NdT : l’édition française comprend les deux volets de cet
ouvrage].
559. Ibid.
560. Ibid.
561. Ibid.
562. Ibid.
563. Ibid.
564. Ibid.
565. Sur l’émergence de l’idée de « fanatisme de parti » en 1848, voir
Conze et Reinhart, « Fanatismus ».
566. Théologie politique II.
567. Jameson, op. cit.
568. Ibid.
569. L’Ancien Régime et la Révolution.
570. Ibid.
571. Ibid.
572. Ibid.
573. Ibid.
574. Ibid.
575. Derrida, Spectres de Marx.
576. « Qui prend le ton apocalyptique vient vous signifier, sinon vous dire,
quelque chose. Quoi ? Mais la vérité, bien sûr, et vous signifier qu’il vous la
révèle […]. La vérité elle-même est la fin, la destination, et que la vérité se
dévoile est l’avènement de la fin » (Jacques Derrida, D’un ton
apocalyptique adopté naguère en philosophie, Paris, Galilée, 1983).
577. Spectres de Marx.
578. L’affinité de Derrida avec la critique du fanatisme se retrouve sous une
autre forme, celle d’une inlassable traque de l’identité de l’être et de la
pensée. Jameson a utilement souligné ce trait, en identifiant une campagne
contre le « non-mêlé » dans le texte de Derrida : « tout ce qui est, d’une
façon ou d’une autre, pur, autosuffisant ou autonome, tout ce qui peut se
démêler du désordre général des phénomènes mêlés et hybrides qui
l’entourent, tout ce qui peut être nommé en offrant la satisfaction d’un
unique nom conceptuel » (Fredric Jameson, « Marx’s Purloined Letter », in
Michael Sprinker, dir., Ghostly Demarcations, Londres, Verso, 1999).
579. Sur la « structure universelle » de l’« appel messianique » et sa
différence avec le « messianisme abrahamique », voir Spectres de Marx.
Dans sa réponse aux critiques suscitées par son livre, Derrida reconnaît
qu’il est difficile de distinguer le messianique du messianisme (voir Marx &
Sons, Paris, PUF, 2002).
580. Spectres de Marx.
581. Ibid.
582. Ibid.
583. « Aucun savoir ne doit saturer une ouverture qui n’a rien à voir avec le
savoir » (ibid.).
584. Ibid. Cette critique des programmes et de toute téléologie en général
est aussi liée au fait que Derrida, comme nombre d’intellectuels de sa
génération, veut se défaire du concept de totalité (voir ibid.).
585. Jameson, « Marx’s Purloined Letter », in Ghostly Demarcations.
586. Alain Badiou, Saint Paul ou la fondation de l’universalisme, Paris,
PUF, 1997.
587. Les « conditions de l’universel ne peuvent être conceptuelles » (ibid.).
588. Ibid.
589. « Que toute procédure de vérité dépose les différences, et déploie à
l’infini une multiplicité purement générique, n’autorise pas à perdre de vue
que dans la situation (appelonsla : le monde), il y a des différences. On peut
même soutenir qu’il n’y a que cela » (ibid.).
590. Ibid. Agamben fait une critique aussi stimulante que philologiquement
étayée de la forme « catholique » de l’universalité de la lecture
badiousienne de Paul. Mais il est difficile de le suivre lorsqu’il affirme que
la notion badiousienne d’universel subsume les différences. La production
de vérité étant production d’une multiplicité générique – idée centrale dans
l’œuvre de Badiou depuis L’Être et l’événement –, elle ne peut déboucher
sur la production d’une nouvelle identité chrétienne sans réintégrer la
dimension de la représentation étatiste, retomber dans la gestion des
particularités et de leur capture par les mécanismes du capital (c’est l’objet
de l’introduction du Saint Paul, « Contemporanéité de Paul »). Pour la
critique de l’idée d’un Paul universaliste, voir Agamben, Le Temps qui
reste.
591. « La pensée est dans l’épreuve de la conformité, et seul l’universel la
relève, dans un labeur ininterrompu, une traversée inventive, de cette
épreuve » (Saint Paul).
592. Ibid.
593. Gershom Scholem, The Messianic Idea in Judaism, New York,
Schocken, 1995.
594. Hegel, Leçons sur la philosophie de l’histoire : « Toute idée qu’on
suggère aux nègres est saisie et réalisée avec toute l’énergie de la volonté,
mais tout aussi est détruit en cette réalisation. Ces peuples restent
longtemps en repos, mais soudain cela fermente en eux et ils sont projetés
hors d’eux-mêmes. La ruine, qui est une conséquence de leur effervescence,
provient de ce que ces agitations ne sont point provoquées par quelque
fondement intérieur ou quelque pensée, mais par un fanatisme plus
physique que moral. »
595. Emil Cioran, Précis de décomposition (1949), in Œuvres, Paris,
Gallimard, 1995. L’aphorisme dont la citation est extraite s’intitule
« Généalogie du fanatisme ».
596. Saint-Just, Œuvres, Paris, Gallimard, 2004. Paul Nizan, Aden Arabie,
Paris, La Découverte, 2002. Nizan poursuivait : « Il ne faut plus rougir
d’être fanatique. » Voir Georges Labica, « Paul Nizan », Europe, 1994.
597. Cf. Badiou, Le Siècle
598. William James, op cit.
599. Pour un bon exemple contemporain d’une vision politique et
théologique de l’engagement partisan comme inimitié absolue, on pourra se
reporter à un communiqué publié en 2002 par le leader d’Al-Qaida Ayman
al-Zawahiri, « L’allégeance et la rupture » (in Al-Qaida dans le texte, éd. G.
Kepel et P. Milelli, Paris, PUF, 2008 sq.). J’ai traité plus longuement de la
solidarité dans « A Plea for Prometheus », et de l’engagement partisan dans
« Partisan Thought », Historical Materialism, vol. 17, n° 3, 2009.
600. Daniel Bell, The End of Ideology : On the Exhaustion of Political
Ideas in the Fifties, New York, Collier, 1961.
601. Karl Kautsky, Der Ursprung des Christentums, 1908 (trad. anglaise :
Foundations of Christianity, London Socialist Resistance, 2007).
602. Antonio Gramsci, Notes sur Machiavel, sur la politique et sur le
Prince moderne (Cahiers 13, 14, 15), éd. A. Tosel, Paris, Éditions Sociales,
1983.
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e-ISBN : 9782358721318

© 2016, La Fabrique éditions

Ce livre a été réalisé par Primento, le partenaire numérique des éditeurs


Table des matières
Couverture
Page de titre
Introduction
I. Figures de l’extrémisme
Le fanatisme à l’époque impériale
Le fanatisme à l’âge des extrêmes
II. Aux origines de la politique moderne : l’esprit du millénarisme
III. Le déchaînement de la raison : fanatisme et Lumières
IV. La révolution de l’Orient : l’islam, Hegel et la psychanalyse
V. Le choc des abstractions : retour sur Marx et la religion
VI. La guerre froide et le Messie : de la religion politique
Conclusion
Bibliographie
Notes
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Copyright

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