Вы находитесь на странице: 1из 15

S.

Jouty

Connaissance et symbolique de la montagne chez les érudits


médiévaux
In: Revue de géographie alpine. 1991, Tome 79 N°4. pp. 21-34.

Résumé
Résumé : Connaissance et symbolique de la montagne chez les érudits médiévaux. Après avoir passé en revue les montagnes
connues au Moyen Age et leurs caractéristiques, on aborde la conception médiévale de la montagne, en la mettant en rapport
avec la cosmologie. L'altitude est au Moyen Age un domaine paradoxal, tempéré en raison même de sa proximité avec les Cieux
incorruptibles. La montagne médiévale par excellence est en fait le Paradis terrestre, véritable « sommet du monde » ; et toutes
les hautes montagnes connues participent quelque peu de son essence édénique. Pour cette raison même, les savants ne
peuvent saisir les effets réels de l'altitude, qui ne seront découverts qu'à partir de la Renaissance. Celle-ci entraîne une
désacralisation de la montagne ; pourtant, de nos jours encore, la trace de l'origine édénique de celle-ci peut se retrouver dans le
mythe himalayen.

Zusammenfassung
Zusammenfassung : Berge- kunde und Bergesymbolik bei mittelalterischen Gelehrten. Nach einem weiten Ùberblick uber die im
Mittelalter bekannten Berge und ihre Kennzeichnen weist der Autor auf den Zusammenhang zwischen der Kosmologie und der
mittelalterlichen Gebirgs- vorstellung. Da sie am heiteren Himmel anliegt, ist die Hôhe ein paradoxer, gemàssigter Ort. Als Garten
Eden schlechthin sieht man zu dieser Zeit das Gebirge, echten « Weltgipfel ». Und aile bekannte hôhe Berge haben mit diesem
Eden etwas gemein. Deswegen kônnen die Wissenschaftler die wirklichen Höhenwirkungen nicht richtig auffassen. Erst in der
Renaissancezeit beginnt man sie zu entdecken. Das hat die Entheiligung der Berge zur Folge. Trozdem bleibt noch in heutigen
Himalayamythen eine Spur von diesem paradiesischen Bergheimatsort.

Citer ce document / Cite this document :

Jouty S. Connaissance et symbolique de la montagne chez les érudits médiévaux. In: Revue de géographie alpine. 1991, Tome
79 N°4. pp. 21-34.

doi : 10.3406/rga.1991.3625

http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/rga_0035-1121_1991_num_79_4_3625
Connaissance et symbolique

de la montagne chez les érudits médiévaux

Résumé : Connaissance et Zusammenfassung : Berge- S.Jouty


symbolique de la montagne kunde und Bergesymbolik
chez les érudits médiévaux. bei mittelalterischen Mots-clés :
Après avoir passé en revue les Gelehrten. cosmologie, paradis
montagnes connues au Moyen Nach einem weiten Ùberblick terrestre, sciences de la
Age et leurs caractéristiques, uber die im Mittelalter nature, altitude, sacré
on aborde la conception bekannten Berge und ihre
médiévale de la montagne, en Kennzeichnen weist der Autor Schlusselwôrter :
la mettant en rapport avec la auf den Zusammenhang Kosmologie, irdisches
cosmologie. L'altitude est au zwischen der Kosmologie und Paradies,
Moyen Age un domaine para der mittelalterlichen Gebirgs- Wissenschaftgeschichte ,
doxal, tempéré en raison vorstellung. Da sie am heiteren Berghôhe, Heiligkeit
même de sa proximité avec les Himmel anliegt, ist die Hôhe
Cieux incorruptibles. La ein paradoxer, gemàssigter
montagne médiévale par Ort. Als Garten Eden
excellence est en fait le Paradis schlechthin sieht man zu
terrestre, véritable « sommet du dieser Zeit das Gebirge, echten
monde » ; et toutes les hautes « Weltgipfel ». Und aile
montagnes connues participent bekannte hôhe Berge haben
quelque peu de son essence mit diesem Eden etwas
édénique. Pour cette raison gemein. Deswegen kônnen die
même, les savants ne peuvent Wissenschaftler die wirklichen
saisir les effets réels de Hôhenwirkungen nicht richtig
l'altitude, qui ne seront auffassen. Erst in der
découverts qu'à partir de la Renaissancezeit beginnt man
Renaissance. Celle-ci entraîne sie zu entdecken. Das hat die
une désacralisation de la Entheiligung der Berge zur
montagne ; pourtant, de nos Folge. Trozdem bleibt noch in
jours encore, la trace de heutigen Himalayamythen
l'origine édénique de celle-ci eine Spur von diesem
peut se retrouver dans le paradiesischen Bergheimatsort.
mythe himalayen.

V^/ue représentait la montagne au Moyen Age ? La question a-t-


elle même un sens ? On tentera ici d'y répondre non pas à partir
des rares mentions d'ascensions et de ce qu'on sait sur la
fréquentation des passages, mais plutôt à l'aide du discours sur la
montagne qui se dégage de textes d'ailleurs forts variés. On sait

REVUE DE GÉOGRAPHIE ALPINE 1991 №4


Photo Guy Martin
Illustration non autorisée à la diffusion que dans les Alpes au moins, nombre de cols fort élevés étaient
fréquentés dès le haut Moyen Age, y compris en hiver. Mais dans
les traces historiques de cette fréquentation la montagne demeure
invisible. Il ne s'y exprime même pas cette horreur qui, plus tard,
fera d'elle un repoussoir des paysages agréables. Si ces traces
nous disent quelque chose, c'est donc précisément qu'on ne
pensait rien de la montagne.
Heureusement d'autres sources permettent d'infirmer cette
opinion. L'époque médiévale a bien tenu un discours sur
l'altitude ; mais il est épars dans des textes peu étudiés par les
spécialistes, et concerne surtout la montagne mythique, lointaine,
connue surtout par ouï-dire ou rendue distante par la sacralité. En
outre le rôle imparti à l'altitude nous y est devenu difficilement
compréhensible, tant le contexte « scientifique » a changé.

Cet article n'a d'autre but que de tenter de démêler cet écheveau
complexe. Les textes cités sont divers (encyclopédies savantes et
populaires, récits de voyages réels et apocryphes, écrits de
philosophes) et s'étendent sur une longue période, depuis les
Etymologies de saint Isidore de Seville (VIIe s.) jusqu'à Y Imago
Mundi du cardinal Pierre d'Ailly (1410) et à la Salade d'Antoine
de la Sale (1442). On pourrait suspecter la pertinence d'une
collecte s'étendant sur plus de sept siècles ; mais il s'en dégage
plutôt la cohérence d'une certaine image de la montagne qui
survivra d'ailleurs bien après que la Renaissance et les
Découvertes aient fait voler en pièces le cadre de la pensée
médiévale.

Les montagnes connues du monde médiéval

Commençons par dresser rapidement le tableau des montagnes


«dont on parle au Moyen Age». Elles sont diverses, comme on
s'en doute, mais ne correspondent en aucun cas à la proximité ou
1. Editions Desclée de
Brouwer, collection Sources à la fréquentation.
Chrétiennes, n°296.
2. John Kirtbnd Wright, the Le mont Sinaï est une montagne bien connue de la Chrétienté,
Geographical Lore of the time
of the Crusads A study in the dont Y Itinéraire d'Egérie1 (IVe s.) fournit une première
history of medieval science and description. Neuf siècles plus tard, Gervais de Tilbury précise au
tradition in western Europe, contraire qu'elle touche les cieux, et qu'il est impossible d'y
New York, 1 925 (réédition
New York, Dover, 1 965), monter2 ! Pourtant à la suite de Guillaume de Boldensele (1336),
p 213 de nombreux pèlerins en décriront l'ascension. Le mont Ararat est

CONNAISSANCE ET SYMBOLIQUE DE LA MONTAGNE CHEZ LES ÉRUDITS MÉDIÉVAUX - S. JOUTY


Illustration non autorisée à la diffusion

4 *

REVUE DE GÉOGRAPHIE ALPINE 1991 №4


tout aussi célèbre et cité par la plupart des commentateurs
ecclésiastiques et des auteurs d'encyclopédies ; Isidore prétend
qu'on y voit encore des morceaux de l'Arche, suivi en cela par
Marco Polo. Jean de Mandeville, premier à évaluer son altitude,
précise qu'il a « bien sept lieues de haut" (env. 30 000 m)3, et
Hayton prétend qu'il est la plus haute montagne de la terre4.
Selon Jourdain de Severac, l'ascension de l'Ararat est impossible :
les bêtes poursuivies par les chasseurs font demi-tour d'elles-
mêmes5. L'Ararat est une des montagnes qui excitent le plus
l'imagination médiévale.
Le Moyen Age puise aussi sa connaissance des montagnes dans
les textes de l'Antiquité. C'est le cas pour le Caucase : le texte que
lui consacrent les Météorologiques d'Aristote est suivi de près, par
exemple par Brunetto Latini : [la montagne] est si haute qu'on peut
y voir le soleil jusque dans la quarte partie de la nuit... et on peut
en voir la lueur avant que le jour paraisse^.
Le mont Athos est mentionné lui aussi par de nombreux auteurs
médiévaux : Brunetto Latini, Vincent de Beauvais et Mandeville
précisent qu'il dépasse les nuages. Aussi célèbre, l'Olympe sera
cité jusqu'au XVIIIe siècle dans d'innombrables textes comme un
sommet situé « au-dessus des tempêtes ». Laissons Mandeville
nous expliquer cette particularité : « au sommet l'air est si pur qu'il
n'y court aucun vent, ce pourquoi ni oiseau ni bête n'y pourraient
vivre, car l'air y est trop sec. Et on dit que les philosophes jadis y
montèrent, tenant en mains une éponge humide pour avoir de
l'air moite, sans quoi ils n'auraient pu respirer et auraient défailli
à cause de l'air trop sec. Et sur le sommet ils écrivirent avec leurs
doigts des lettres sur le sable, et remontant un an plus tard ils
trouvèrent les lettres telles qu 'ils les avaient écrites, sans être en rien
corrompues ou défigurées. Par quoi il apparaît bien que les
montagnes montent jusque au pur air» 7.
La plus « exotique » des montagnes connues au Moyen Age, la
plus lointaine aussi, est le pic d'Adam, à Ceylan. Elle apparaît
dans le Voyage du marchand Soleïman (IXe s.) ; selon une
tradition arabe, c'est là qu'Adam serait tombé après son expulsion
du Paradis terrestre. La connaissance de ce mythe se transmet
assez vite chez les voyageurs européens ; c'est Jean de Marignolli
qui est le plus intéressant : selon lui, le pic d'Adam est la plus
haute montagne de la terre, en dehors du Paradis terrestre ; celui-
ci est d'ailleurs si proche (une quarantaine de milles italiens, soit
quelque 75 km), qu'on en sent l'odeur8.

CONNAISSANCE ET SYMBOLIQUE DE LA MONTAGNE CHEZ LES ÉRUDITS MÉDIÉVAUX- S. JOUTY


I

3. Toutes les références à


Mandeville proviennent de
l'ouvrage de Christiane Deluz,
Le Livre de Jehan de
Mandeville, une
« géographie » au XIVs siècle,
Louvain-la-Neuve, Publication
de l'institut d'études médiévales
de l'Université catholique de
Louvam, 1988
4. Ivar Halberg, L'Extrême-
Orient dans la littérature et la
cartographie de l'Occident des
Xllř, Ш et XV siècles,
Goteborg, 1908, p 35 ,
H Omont, Notice du ms
nouv acq franc 1 0 050 de
la Bibliothèque nationale
contenant un nouveau texte
français de la Fleur des
Viso.
Et
mentionnées
traditionnels.
plus
àjusqu'en
volcans
ascension
dès
Angelo
septentrionales
pays
de
flottante,
Les
Passons
Rochemelon)
également
Fra
par
l'ascension
même
symptomatique
dans
Comédie
Sans
une
lointaines,
presque,
la
l'une
l'enfer9.
liste
les
Cambrie
Mauro.
montagnes
W.
le
deux
idée
connu
de
la
Bien
prétendre
laVIIIe
des
montagnes
préoccupation
sans
A.B.
de
sensibilité
Galles
Chine.
des
un
de
rapidement
dans
Chabriele
« récits
:sept
le
connu
des
Le
Curieusement,
siècle.
sacrées
une
de
celle
autre
Dante
est
se
Coolidge11.
seul
Mais
îles
(1146-1220)
ou
cas
le
est
d'Europe
Pétrarque12
montagnes
merveilles
de
d'un
lasser.
Un
sont
àd'ascensions
«sans
pyrénéen
genre
tentative
déjà
avec
sommet
l'exhaustivité,
Lipari
Quant
du
de
décrit
ou
les
;d'Europe
façon
sermon
ou
nouveau
Buridan,
également
Ventoux
doute
en
les
Jean
scientifique.
sur
de
Le
sommets
des
des
singulières,
Le
àne
par
continentale
Contes
l'Antiquité,
»mont
alpin
»(Canigou)
1494.
les
générale,
l'Etna,
poissons
du
:l'aspect
de
mirabilia
d'ascension
plus
est
présentes
Buridan1^
l'Etna,
semble
la
on
?àcomme
regard
Julien
Dauphine
sommets
est
Alpes
Topographia
présent
quelques
bien
Aiguille
cette
au
connues
de
ysouvent
ilQuelques
plus
trouve
Canterbury
est
sens
dont
«elles
n'ayant
ilde
sur
dont
infernal
guère
connue,
sont
et
rapide
nous
de
est
gravi
dans
curieux
sur
Vézelay
du
ne
?la
Pyrénées
alpins
moderne
pourtant
:la
mentionné
années
s'inscrivent
les
l'histoire
présent
même
étrangement
montagne
un
le
la
Vulcano
sera-t-il
que
lerenommée
un
par
hibernica
enumeration
l'esprit
voyageurs
carte
»Snowdon,
montagnes
ilverrons
lac
de
: de
l'oeil
(XIP
obstacle
(mont
ilPietro
n'en
de
dans
Chaucer
que
est
sont
sont
avec
l'Etna
du
apas
tout
est
été
est
droit10.
distance.
médiéval
:s.)
mentionné
va
de
monde
toutes
Pétrarque,
Bembo
plus
absentes.
la
Aiguille,
les
rares.
plus
racontée
égrènent
parvient
souvent
l'associe
le
une
retracée
dans
pas
Giraud
autant
et
àdonne
Divine
: mont
plus
cols
c'est
loin,
leur
tard
des
île
ou
de
Le
et
le
Si: histoires de la terre d'Orient de
Hayton, Pans, Imprimerie
nationale, 1903, p 28
5. Jourdain de Séverac, op
cit , p 49
6. Le Livre dou Trésor de
Brunetto Latini est publié dans
Jeux et Sapience du Moyen
Age, op cit , p 765
7. Deluz, op cit p 75
8. Ananda Abeydeera, Jean
,

de Mangnolli, l'envoyé du Pape


au lardin d'Adam, m l'Inde et
l'Imaginaire, études réunies par
С Weinberger-Thomas,
EHESS, coll Purusartha
9. Jacques Le Goff, La
naissance du Purgatoire, Pans,
Gallimard, 1981, p 275
10. George Kish, A Source
Book in Geography,
Cambridge, Harvard University
Press, 1978, p 277.
11. W A В Coolidge, Josias
Simler et les origines de
l'alpinisme Réédition
Grenoble, Glénat, 1 989.
12. Le texte est traduit par
La montagne en théorie exemple dans le Josias Simler
de Coolidge
Mais le discours sur la montagne est parfois plus général et plus 13. Analysée par Pierre
Duhem, ie Système du monde,
déroutant. Déjà la définition que donne Barthélémy l'Anglais de la tome IX , Paris, Hermann,
montagne dans son Propriétaire des choses (traduit en français en 1958, p 297

REVUE DE GÉOGRAPHIE ALPINE 1991 №4


Photo Guy Martin
Illustration non autorisée à la diffusion
1372 par Jean Corchebon) a de quoi laisser perplexe le lecteur
moderne : « Montaigne est une enfleure de terre qui se lieve
contremont & touche lautre terre au pie de soy tant seulement et
pource sont elles appellees montaignes car elles se monstrent et
apparent par dessus la terre si comme dit Isidore» l4. La montagne
est donc définie par le relief et non par l'altitude et ses
phénomènes. Tout relief accusé est montagne, quelle que soit sa
hauteur, ce qui explique que les mêmes expressions et les mêmes
métaphores puissent servir à décrire des paysages à nos yeux
aussi incomparables que les collines de Fontainebleau et les
Alpes. Ce qui nous rend opaque la manière dont le Moyen Age
voyait les montagnes est précisément notre connaissance trop
précise de l'altitude ; et cependant le mont Blanc, pour ne
prendre qu'un exemple, n'a commencé à exister qu'à partir du
moment où on a voulu le mesurer : dès lors s'étonner, comme
l'ont fait tant d'auteurs, que personne ne l'ait « vu » auparavant est
un parfait anachronisme.

L'altitude n'est pourtant pas une notion inconnue du Moyen Age,


mais dans un contexte qui nous est devenu totalement étranger.
On l'a vu, les montagnes désignées comme les plus hautes du
monde sont légion. C'est que l'expression n'a pas encore son sens
actuel, absolu, que seule autorise la quantification des hauteurs.
Des estimations chiffrées ne sont pas non plus absentes ; Dicuil
(VIIIe s.) croit déjà savoir que les plus hautes montagnes des Alpes
seraient hautes de 50 milles (74 km s'il s'agit de milles romains),
mais ajoute «Je ne puis me souvenir dans quel livreje l'ai lu» 15 !
Quant à Jean Buridan, philosophe aristotélicien, son ascension du
mont Ventoux avait précisément pour but d'en estimer la hauteur,
cela afin de résoudre une question-clé de la géographie physique
de l'époque : la mer est-elle plus haute que la terre ? Il démontre
par la mesure du Ventoux (calculée par une estimation de la
distance et de la pente qui, toutes deux surestimées, l'amènent à
lui donner une altitude de quatre lieues de France, env. 18 km !)
que la terre est plus haute que la mer.

14. Texte reproduit par On comprend que cette question, toujours discutée au XVIIe
François de Dainville, ie
langage des géographes, siècle et sur laquelle les philosophes du XIIIe siècle sont très
Pans, Picard, 1 964, partagés, grève singulièrement la compréhension de l'altitude.
planche IX. Chacun saurait aujourd'hui définir grossièrement celle-ci par
15. Kish, op. cit. p. 172.
L'information se trouve dans rapport au niveau de la mer. Nous savons aussi qu'elle se
L'Histoire naturelle de Pline manifeste par l'augmentation du froid et la dépression

CONNAISSANCE ET SYMBOLIQUE DE LA MONTAGNE CHEZ LES ÉRUDtTS MÉDIÉVAUX - S. JOUTY


*••♦*.***♦*.*
V.
' ■» 11т? ** *

Illustration non autorisée à la diffusion

REVUE DE GÉOGRAPHIE ALPINE 1991 №4


atmosphérique
hauteurs
cosmologie
autres
terre,
terre
fondement
rapport
émerge
en
Comme
chapitre
Pour
région
l'atmosphère
échappe
rapportées
Dans
toujours
Seville
livre
la
Enoch
de
CONNAISSANCE
desSalade
naissent
région
les
l'Asie
C'est
ruisseaux
Tigre
veines
régions...
sphère
terre
première
région
la
faveur
contrées
préciser
la
régions
de
étant

le
tous
et
eau,
mer,
sphère
;même
etElie,
du
questions.
supérieure,
jusqu'au
»leque
au
de
il
comprendre,
supérieure
chevet
intitulé
l'explique
de
les
de
existant
d'Antoine
Personne
ET
est
quatrième
:est
corps
àles
inférieure,
au
et
air,
plus
SYMBOLIQUE
précédent,
l'eau
de
l'un
sa
réel
de
sphère
se
son
des
font
la
son
météores
de
qui
façon
d'une
et
tout
textes
centre
l'Orient,
hauteur.
feu,
Lune,
trouve
vie
formé
:de
l'air.
haut
précisément
cardinal
ils
s'appelle
et
De
l'eau,
dans
devient
quatre
jaillir
dépasse
influence.
Selon
y
calme,
sur
humaine
Christophe
àsont
DE
la
des
de
ne
Alexandre
naturis
médiévaux,
et
l'Euphrate
Celle-ci
hauteur
vivront
àdu
LAet
fait
de
par
ilou
l'Arbre
première
dix
propos
peut
MONTAGNE
les
c'est
terre.
la
:de
conçu
c'est-à-dire
que
Mais
faut
cieux
monde.
sphériques
éléments
Aristote,
pluies,
Pierre
une
le
l'air
tempérée,
Sale
récente16.
nous
la
grandes
textes,
fois
réellement
Pison,
jusqu'à
le
ne
rerum,
seul
entrer
d'abord
divise
«de
terre,
cette
Sa
extrême...
anomalie
Ainsi
Que
incorruptibles,
de
CHEZ
Paradis
comme
Colomb,
(1442)
:est
plus
suffit
d'Ailly
façon
vivons
Neckám
le
ils
L'opinion
vie,
neiges,
ill'Olympe.
description,
LESen
que
l'autre
atout
c'est-à-dire
portait
Paradis
coulent
sources
ni
quantification
l'eau
ce
l'atmosphère
en
la
ÉRUDITS
et
grand.
bref
échappé
s'expliquent
et
pas
connaître
A
:effet,
la
monter
de
terrestre,
destruction
qui
dont
s'englobent
de
«un
au
chaque
fait
;que
varie
l'époque
Ce
Dans
totalement
n'est
vents,
paradisiaque,
MÉDIÉVAUX
sphère
la
(1157
le
situer
son
médiévale
est
terrestre
bout
àDès
lieu
tous
sur
Paradis
les
Guion,
région
l'Imago
lacelle
se
au
peu
dans
pas
vraiment
pied
depuis
la
providence
ce
la
les
seule
un
élément
orages
absolument
et
?quatre
-puisqu'il
lors,
poser
de
Déluge17.
S.en
scientifique
terre
-1217)
àthéorie
Paradis
de
JOUTY
;plus
quatre
médiévale,
de
l'un
les
sommet,
est
sortent
voici
le
la
àest
ce
moyenne
trois
l'eau,
l'extrémité
Mundi
lque
ajouta,
expliquer.
la
troisième
Isidore
mer
'Antéchrist.
en
Paradis,
qui
partie
représenté
de
basse
situé
éléments,
légendes
;au-dessus
l'autre,
Lune.
est,
est
parties
enfin
celle
dans
diverses
laou
antique
touche
toutes
quatre
et
divine
vivent
fut
dans
c'est
terre
sans
sous
réel,
hors
que
des
par
qui

de
les
La
de
la
le
laà:
cause des montagnes escafpées qui l'entourent tout entier, sauf à
l'entrée. Il y a tant de sortes de dragons, de serpents, de 16. Sylvain Jouty, « Comment
coqucdgrues et d"autres bêtes venimeuses qui vivent là, dans ees les savan*? mesurèrent-ils
très hautes montagnes, que les bêtes de ces montagnes ont une l'altitude ^ » L'Histoire, ncl Г6,
nature très proche de l'élément du feu... le Paradis terrestre est la pp 38-44
17. Lynn Thorndyke, History of
tête de la terre en raison de son extreme hauteur» 18. Magic and Experimental
Le Jardin d'Eden est donc la plus haute montagne de la terre, Scénce, NewYcív, Columbia
University Press, i 941 -1958,
située à l'extrémité de l'Orient. L'air y est tempéré, le vent absent, tome II, pp 197-198.
fleurs et fruits y abondent toute l'année ; les quatre fleuves du 18. Op at pp 65-66
19. Les speculations sur le

,
Paradis cités par la Bible : Tigre, Euphrate, Pishon et Gihon
paradis terrestre ne sont pas
(assimilés depuis Flavius Josèphe au Gange/Indus et au Nil) y pour autant absentes chez les
prennent leur source avant de renaître, par des canaux auteurs |uifs et arabes Mais le
souterrains, dans d'autres contrées. Enfin le Paradis terrestre est Poiadis terrestre a rroins
d importance pour islam, qui
protégé par l'Epée de flamme du Chéaibin, souvent assimilée à la ne connaît pas le dogme

I
zone équatoriale torride (et réputée infranchissable jusqu'aux augustmien du péché originel ,
voyages des Portugais le long des côtes d'Afrique au cours du quant au |udaisme, son mythe
XVe s.) ce qui conduira certains à le situer soit dans l'autre géographique était plutôt celui
de la localisation des Tribus
hémisphère, soit sous l'équateur. Mais avant tout, le Paradis est perdues dont le retour devait
une montagne. C'est la montagne médiévale par excellence, du précéder l'arrivée du messie
Le mystérieux fleuve
moins pour les Chrétiens19. Les Fioretti délia Bibbia ne disent pas Sambalyon, que ces tribus ne
autre chose : De cette montagne [du Paradis] l'on dit qu'elle est si pouvaient franchir, est situé par
haute et si dure à gravir, à cause de sa bonté, qu'on n 'a jamais vu certaines versions des lettres du
Prêtre Jean à proximité du
personne y monter, ni entrer à l'intérieur du Paradis20. La Divine Paradis terrestre.
Comédie de Dante ne fera que reprendre, de façon géniale il est 20. Arturo Graf, « I Mito del
vrai, un schéma cosmologique largement partagé, tout en Paíadiso terrestro », m Miti,
leggende e supershziom del
reprenant l'image de la difficulté de l'escalade du Paradis. Media Evo, Turin, 1 892
Cette configuration a une longue histoire, qui remonte à des écrits (réédition Bologne, Arnoldo
intertestamentaires comme le livre d'Enoch et fut reprise par Form, 1980), p 74
21. Dans les Météorologiques
Flavius Josèphe, puis par les Pères de l'Eglise. Sa cohérence doit En 1 779, le géographe
se juger à l'aune des connaissances géographiques médiévales. voyageur Pallas reprend
D'abord, comme le disait déjà Aristote21, les plus grands fleuves encore cette théorie à propos
de l'Asie « Pour trouver la plus
naissent des plus hautes montagnes : le Paradis terrestre étant la grande élévation effective de
plus haute montagne du monde, il est naturel que les plus grands l'Asie, le moyen le plus sur e/ le
fleuves alors connus en proviennent. En outre, avant que soit plus ordinairement employé,
est de remonter le cours des
comprise, au XVIIe siècle, la relation entre pluie et hydrographie, grandes rivières qui se \ettent
il était impossible de comprendre l'origine des fleuves, sauf à dans les mers opposées, et de
imaginer des canaux souterrains les reliant à la mer, ou entre eux. rechercher leurs premières
sources » Cité par Nu ma
Ce qui donnait de la consistance à l'hypothèse d'une mer plus Broc, /.es Montagnes vues par
haute que la terre sans quoi quelle force pousserait l'eau à les géographes et les
naturalistes ce langue française
:

remonter au sommet des montagnes ? Les fleuves du Paradis, par


au XVIIř siècle, Paris,
de tels canaux, déjà mentionnés par Josèphe, allaient ensuite Bibliothèque nationale, 1969
irriguer différents continents. Enfin, quatrième raison : si aux (réédition 1991), p 80

REVUE DE GÉOGRAPHIE ALPINE 1991 N 4


Ви

géographes modernes la diffluence paradisiaque (une source se


divisant en quatre) semble une impossibilité physique, de tels
phénomènes seront encore envisagés sans frémir par les
géographes, et fort couramment représentés sur les cartes...
jusqu'à ce que Philippe Buache lance, au XVIIP siècle, la théorie
des bassins fluviaux. Les autres caractéristiques prêtées au Jardin
d'Eden sont tout aussi explicables : il est à l'extrémité de l'Orient,
où le soleil se lève, parce qu'il correspond au début du monde,
de même que la vieille Europe, persuadée de l'imminence du
Jugement dernier, en représentait la fin. Ainsi la géographie
s'accorda it -elle avec l'histoire.

Mais pourquoi le Paradis terrestre était-il la plus haute montagne


du monde ? La première raison est évidemment symbolique : il se
doit de faire la liaison avec le Paradis céleste, séjour futur des
Justes, comme l'exprime parfaitement la Divine comédie de
Dante. La seconde, on l'a vu, est due à la théorie des trois régions
de l'air, et à la nécessité de le faire bénéficier d'un climat tempéré
et à l'abri des météores, la troisième tient à son inaccessibilité.
Toutes les montagnes médiévales participent, peu ou prou, de
l'essence paradisiaque (sauf les volcans, naturellement associés à
l'enfer). C'est particulièrement frappant pour le pic d'Adam, la
plus orientale, donc la plus édénique des montagnes connues ;
mais c'est vrai également pour beaucoup d'autres. Dans les lettres
apocryphes du Prêtre Jean (XIIIe s.\ il est à trois jours du mont
Olympe ; plus tard dans le Faustbuch, Faust contemple le Paradis
depuis le sommet du Caucase. Que plusieurs des montagnes
fréquemment citées soient des lieux de pèlerinage (Rochemelon,
le Sinaï, le mont Athos, etc.), corrobore cette sacralité intrinsèque
des montagnes, du reste remarquée depuis longtemps par les
historiens des religions. Les mirahilia souvent associés aux
montagnes Uacs miraculeux, dragons, pierres précieuses, etc.)
sont autant de signes de leur proximité édénique et il en va de
même de la mention si courante de leur inaccessibilité.

Dans un tel cadre de pensée, il est compréhensible que la


montagne « réelle », fréquentée pour les nécessités prosaïques de
l'existence, n'ait pu faire partie du domaine de l'expérience
transmissible. Il est également plausible que la compréhension
des phénomènes réels de l'altitude ait été singulièrement difficile
pour l'homme médiéval. L'étonnant, somme toute, est qu'on ait
pu tout de même s'apercevoir, au moins sporadiquement, que la

CONNAISSANCE ET SYMBOLIQUE DE LA MONTAGNE CHEZ LES ERUDITS MÉDIÉVAUX- S. JOUTY


22. Notons cependant que


l'image durera Saussure,
George Sand (qui pourtant
n'est pas montée bien haut I) et
beaucoup d'autres croiront
tou|ours voir naître les orages
* au-dessous d'eux » .. sans
froides
pousser
Un
seule
torride
«entre
Le
saisi.
pas
sur
Ptolémée)
être
hautes,
premier
des
l'Equateur
la
Marta
Enfin
remarqués
fin
habitue
Dernier
montagnes
raisons
Acosta
occidentales,
s'interroger
haute
D'ailleurs,
phénomènes
seront
l'augmentation
l'intuition
supérieure
chaleur
cosmographicus
est
cette
même
neige
rapport
malaisé
du
:des
Grandes
laterre
ainsi
Selon
«le
lacompris
froid
les
montagne
que
smpasse
XVe
montagne
en
équatoriale
sous
elles
d'en
etàest
phénomènes
découverte
que
effet
des
premier
»effets
utiliser
du
Alboulféda
les
sera
produite,
entre
par
de
pour
1590
les
27.
de
sur
siècle.
et
Rainaud,
l'Equateur
sont
d'Arménie
fut-il
une
Découvertes,
douter
Pierre
collines
dus
comme
rapport
Espagnols
Pyrénées,
l'air,
rendre
clairement
altitude.
du
que
11°
un
le
en
de
dans
enneigement
la
souvent
l'expression
n'était
sens
revue
àsujet
froid.
entrevu
hauteur
Mais
Sud24.
nátura
première
de
plus

permettra
l'altitude
àcomme
Martyr
l'altitude,
decompte
les
nn'admet
son
sa
l'a
reliant
de
les
l'air
l'établir
Qomr
étaient
les
C'est
d'étonnement
montagnes
tard.
en
Robert
:au
pas
première
géographes
couvertes
noté
rapide
ne
cette
«Histoire
Albert
la
identifiable
plus
montagnes
loconim
grand
pense
toutes
des
est
les
levision
XVIIe
fois
toujours
froid
le
sur
de
«etpas
les
montre
s'ils
d'établir
(les
plus
neiges
encore
plantes
Paul
remarque
Grosseteste
auteurs
directement
cas
altitude
lapar
clairement
lecomprendra
les
la
nombre
permet
que
siècle
qu'il
paresse,
naturelle
ont
et
de
fin,
description
:montagnes
situées
Grand
végétation
en
montagnes
Bert28.
« Pietro
l'observation
du
éternelles
«couvertes
altitude
arabes
Si
neige».
;montagnes
lade
au-dessus
puisse
été
clairement
en
ne
la
1576
n'est
les
lePérou
médiévaux
Sierra
d'Edrisi29,
yplus
l'altitude,
d'entrevoir
1510,
(1200-1280)
parfois
(XIIIe
plus
botaniste
commençaient
s'il
moururent
montagnes...
Bembo
Cependant,
etne
liés
pas
chez
Iltomber
faut
:dans
petite
revient
morale
sont
»que
connues
sont,
Nevada
«guère
est
près
les.)
de
25.
c'est
dans
plus
àdes
enneigées
»23.
pressentis,
la
Jean
déjà
connaissaient
ainsi
side
également
l'altitude
semble
àDès
la
? le
Tournefort,
quantité
son
semble-t-il,
de
corrélation
àhautes
l'Etna,
orages
Cependant
clairement
de
On
ladans
gazon
au
des
Lune
est
cause
de
»on
présente
que
le
mal
sont
Bodin
froid
la
la
dire,
26.
couche
jésuite
adébut
Liber
Indes
neige
peut-
Santa
avoir
zone
qu'à
sous
peut
àdes
et»22
très
les
;de
est
ne
de
».la
le
siil:! que personne ne s'étonne de
cette bizarre illusion
:

23. Kish, op at , p 240


24. A Rainaud, te continent
austral, hypothèses et
découvertes, Pans, Armand
Colin, 1893, p 102
25.Kish, op at, p 285
26. Alexandre de Humbold,
Cosmos, Essai d'une
description physique du
monde, Pans, L Guénn,
1 866-1 8Ó7, tome I, p 395
27. Joseph Pitton de Tournefort,
Voyage d'un botaniste, Pans,
FM/La Découverte, 1982,
tome II, p 171
28. La Pression barométrique,
.

Pans, Masson, 1 878 (réédition


Pans, CNRS, 1979), p 25
L'Histoire naturelle et morale
des Indes occidentales do
Joseph de Acosta a été réédité
récemment (Payot, Paris,
1 979) Le passage sur le mal
des montagnes se trouve
pages 1 15-1 16
29. Op at , p 495

REVUE DE GÉOGRAPHIE ALPINE 1991 N 4


chez Ibn Khordadzbeh (844-848) et Ibn Rosteh (vers 903) : Au
Tibet, « non loin des villes de Berwan et de Oudj, du côté du midi,
est une montagne recourbée en forme de dal [lettre arabe], et
tellement haute, que ce n'est qu'avec beaucoup de peine qu'on
peut atteindre son sommet dont le revers touche aux montagnes de
l'Inde. Sur ce plateau est un plateau fertile où l'on voit un édifice
dépourvu de porte. Quiconque parvient à cet édifice ou passe dans
son voisinage éprouve en lui même un sentiment de joie et de bien-
être pareil à celui qu 'on ressent après avoir bu du vin ». S'agit-il de
l'ivresse des hauteurs ?

Les révolutions de la Réforme

Grandes Découvertes, Réforme, Renaissance : trois boule


versements contemporains aux conséquences immenses pour
l'« image du monde », et tout autant pour celle de la montagne. A
la Renaissance, la montagne commence à se laïciser ; à mesure
que progressent les Découvertes, on renonce à découvrir le site
du Paradis terrestre et il disparaît des cartes. Le Jardin d'Eden
cesse d'être un lieu actuel, ce qui signifie que plus aucun lieu sur
terre n'est, en droit, inaccessible. La montagne, moins liée à l'au-
delà, peut devenir objet de fréquentation et de discours. Sans
vouloir faire l'analyse, esquissée ailleurs30, du rôle de la Réforme
dans cette évolution, on peut noter que c'est précisément elle qui
développa avec le plus de vigueur les nouvelles hypothèses sur le
Paradis terrestre. Puisque les Découvertes rendaient obsolète sa
localisation « à l'extrémité de l'Orient », Luther en conclut qu'il
avait disparu dans le bouleversement du Déluge, ou qu'il n'était
plus qu'un lieu historique, quelque part en Mésopotamie
(Calvin)31. Dans les deux cas, son rapport à l'orographie terrestre
est brisé.

Le changement de la Renaissance, quant à la montagne, me


semble être une évolution du statut symbolique de celle-ci une
:

désacralisation.

Il reste que la vision médiévale de la montagne peut à bon droit


nous paraître à tout jamais étrangère. Et pourtant... Ne reste-t-il
pas, dans notre manière d'aimer la montagne, un peu de cette
nostalgie du paradis dont parlait naguère Mircea Eliade ? Depuis
que nous avons découvert sa beauté, on a toujours trouvé que la

CONNAISSANCE ET SYMBOLIQUE DE LA MONTAGNE CHEZ LES ÉRUDITS MÉDIÉVAUX - S. JOUTY


montagne était plus belle au temps jadis 32, comme si notre Eden
montagnard avait toujours été plus pur avant que nous n'ayons
pris conscience de notre chute commune dans le temps. Et on
peut sans trop de peine retrouver l'image édénique dans les
représentations actuelles, même si d'autres métaphores (celle de
la conquête en particulier) sont venues la troubler.

A première vue, il est vrai que les pratiques montagnardes


actuelles semblent largement objectivées à travers une
connaissance précise et quantifiée (parfois jusqu'à l'absurde de
records insignifiants) de la montagne. Les montagnes proches,
accessibles, connues et fréquentées, sont celles qui conservent
avec le plus de difficulté les lambeaux de nature édénique. Une 30. Philippe Joutard, l'invention
du Mont-Blanc, Paris,
conclusion hâtive serait de dire que ce processus de Gallimard, 1 986, pp 1 99-
désacralisation de la montagne commencé à la Réforme, se 200 , id , « La haute
poursuit aujourd'hui. montagne, une invention
protestante ? », dans La haute
Mais en même temps, comment ne pas voir combien notre vision montagne Vision et
et notre pratique de la montagne présentent encore, en représentations, op. cit ,
palimpseste, quelques-uns des traits décrits ci-dessus ? Au-delà de pp 123-132.
31. On ne saurait cependant
la « profanation » quantitative opérée par la science et le sport, noter une opposition franche,
une resacralisation des paysages est à l'oeuvre. La nature sauvage sur ce su|et, entre catholiques
(que les montagnes représentent mieux que tout autre paysage, et protestants dans les deux
camps l'idée d'un paradis
surtout en Europe) a commencé à être protégée sous le terme de terrestre toupurs présent fut
monument naturel ; mais à cette expression laïque aujourd'hui progressivement abandonnée
obsolète on préfère celle de sanctuaire de nature. Plus loin de au cours du XVIe siècle Une
histoire de la localisation du
nous, la félicité procurée par l'altitude, qui a totalement disparu Paradis terrestre est en
du discours des alpinistes alpins, est toujours invoquée comme préparation Sylvain Jouly,
climax des grandes ascensions himalayennes. Mais surtout, on a A la recherche du Paradis,
à paraître aux éditions
assisté au cours du XXe siècle à un processus étonnant, celui de la Flammarion à
sacralisation globale du paysage de l'Himalaya et du Tibet33. l'automne 1 992
L'Eden montagnard y est toujours évoqué, soit à propos de sites 32. Une idée dé|à présente
dans les premiers voyages à
crédités en Inde même de traits édéniques (le Cachemire, les Chamonix à peine né, le
sources du Gange, le mont Kailas), soit par des créations plus tourisme alpin est dé|à
nettement occidentales (la « vallée heureuse » des Hunza, le nostalgique, et le tourisme
depuis n'a |amais cessé de
Népal, le Bhoutan, le Tibet). Une véritable constellation de l'être
thèmes, de sites et de héros — le yéti et les sherpas, le 33- On pourra lire, sur ce su|et,
bouddhisme tibétain et l'Everest, le mont Kailas et l'aventure le passionnant ouvrage de
Peter Bishop The Myth of
himalayenne. A. David-Neel et le Tensing, le Shangri-La et les
.

Shangri-La Tibet, Travel


« vallées heureuses », changeantes au gré des événements politico- Writing and the Western
économiques et de la pénétration touristique (hier le Zanskar, Creation of Sacred Landscape
Berkeley et Los Angeles,
aujourd'hui le Dolpo) — y scintille dans notre imaginaire. Sans University of California Press,
cette sacralisation, l'immense prestige dont bénéficient en même 1989.

REVUE DE GÉOGRAPHIE ALPINE 1991 №4


34. Il va de soi que ces temps, chez beaucoup d'amateurs de montagne européens,
remarques ne sont en aucune l'ethnie sherpa, l'ascension de l'Everest (aujourd'hui insignifiante
manière des |ugements de
valeur sur les peuples du point de vue sportif) et la spiritualité tibétaine s'expliquerait
concernés ou les événements difficilement. Des éléments objectifs ont certes facilité ces
politiques évoqués ; n'est en assimilations mais cette sacralisation est bien un phénomène
cause que la représentation de
ceux-ci dans le discours occidental, qui en est venu aujourd'hui à modifier les
touristique représentations locales. Il en est ainsi de l'Everest : son caractère
sacré souvent évoqué aujourd'hui n'a été découvert qu'après son
invention par les géographes britanniques ; par contre d'autres
sommets étaient véritablement sacrés, tels le Kailas, le Jhomolhari
ou l'Amne Machen, dont la célébrité pénétra pour cette raison
même en Occident avant le XIXe siècle. La migration, récente elle
aussi, de l'expression « toit du monde » du Pamir (qu'elle désigne
originellement chez les Arabes) vers l'Himalaya et l'Everest
participe de la même construction d'un paysage sacré en raison
même de son altitude suréminente. Et ainsi la science objective,
qui démontre que l'Himalaya renferme les plus hautes montagnes
du monde et que le Tibet est le pays le plus élevé, sert de garant
à des représentations beaucoup plus archaïques ! Il est à cet égard
symptomatique que le Népal apparaisse si souvent aux yeux des
trekkeurs comme un pays de Cocagne, souriant et heureux, au
mépris de toute réalité. Quant au Tibet théocratique, il est
d'autant plus facilement paré de toutes les vertus que l'invasion
chinoise lui sert de repoussoir34 ; on a d'ailleurs privilégié, parmi
ses explorateurs, ceux qui tels A. David-Neel dorment de l'ancien
Tibet l'image la plus conforme. De sorte que les problèmes
écologiques et économiques des régions himalayennes
demeurent largement hors du champ de vision d'une immense
majorité des trekkeurs, qui privilégient, dans leur regard, les
éléments qui confortent leur image édénique. Ainsi s'est constitué
un discours parfaitement légendaire qu'on retrouve aussi bien
Sylvain Jouty dans les récits spontanés des trekkeurs que dans les comptes
Rédacteur en chef rendus d'expédition, les articles de journaux ou dans les livres, et
d'AlpiRando, Paris qui mériterait d'être analysés avec attention.

CONNAISSANCE ET SYMBOLIQUE DE LA MONTAGNE CHEZ LES ÉRUDITS MÉDIÉVAUX - S. JOUTY

Вам также может понравиться