Академический Документы
Профессиональный Документы
Культура Документы
Les sociétés humaines ne sont jamais figées dans le temps, mais en constante mutation. Le
changement peut ainsi être appréhendé comme le passage d’un état à un autre et très
grossièrement, on peut faire correspondre le changement social au passage de la tradition à la
modernité. En d’autres termes, il signifie le remplacement d’anciennes valeurs et pratiques par de
nouvelles, plus « modernes ». Dans cette perspective, on peut se demander si le changement social
signe toujours la fin des sociétés traditionnelles.
Le changement social est défini par G. Rocher comme « toute transformation observable dans le
temps qui affecte, d’une manière qui n’est pas que provisoire, la structure ou le fonctionnement de
l’organisation sociale d’une collectivité donnée et modifie le cours de son histoire ». Il s’agirait
ainsi d’une modification durable du monde social ayant un impact sur sa trajectoire. Son histoire
serait faite d’une succession de collectivités tendant infiniment plus vers le progrès, la modernité.
1
La marche inéluctable de l’Histoire
Que se passe-t-il lorsqu’une innovation technique s’implante dans une société ? C’est
l’objet de l’étude menée par M.-C. Zélem sur l’arrivée de l’électricité chez les Wayana.
Cette distinction n’est pas sans rappeler l’opposition d’E. Durkheim entre deux formes de lien
social. Quand chacun ressemble à l’autre, la conscience collective est forte et la solidarité est dite
mécanique. Mais lorsque le travail se divise en tâches différenciées, cette conscience se dissout
dans des quêtes d’individualité. Dès lors, le groupe tient à une solidarité dite organique.
Parmi eux, H. Mendras est considéré comme le fondateur de la sociologie rurale en France.
2
Il est connu notamment pour avoir pronostiqué, au milieu des années 1960, la fin des paysans ;
« le dernier combat de la société industrielle contre le dernier carré de la civilisation
traditionnelle ». C’est l’effacement de communautés millénaires, bâties sur l’hérédité et la
presqu’autarcie, au profit d’une société parcellaire, intégrée dans la grande économie. Le paysan
travaillait patiemment ses terres, l’agriculteur entreprend leur exploitation. L’activité se technicise
et se standardise.
La mécanisation qui se généralise après la Seconde Guerre mondiale a bouleversé le monde rural.
Pourvoyeuse de gains de productivité, cette révolution technique a entraîné une baisse de la
population active agricole et une désertion des campagnes. La paysannerie coutumière se démaille
et fond dans la société industrielle et commerciale. Elle disparaît.
De manière générale, le progrès technique suscite le changement social, par lequel les
sociétés traditionnelles semblent condamnées sans appel. Ainsi va le cours de l’évolution. Les
individualités se libèrent des jougs de la tradition, délaissant les repères de toute une civilisation.
Pourtant, la modernité ne saurait être la panacée. Aux vieilles restrictions se substituent de
nouvelles : le risque et l’incertitude font désormais la règle. Car ces libertés reposent sur des
dépendances lointaines, dont l’équilibre durable n’est jamais assuré. Une résistance peut alors
trouver un point d’appui, et le changement ne pas être fatalement subi.
Niant le changement qui se produisait, les agriculteurs sont entrés de force dans l’ère du
productivisme. Ils empruntent désormais au Crédit Agricole pour acheter machines, engrais et
pétrole. L’agriculture s’est intensifiée. Soutenu par l’Europe et l’Etat, ce modèle a été érigé en
norme sociale et les quelques exploitants qui y étaient réfractaires ont dû rapidement abdiquer.
En outre, la disparition des paysans avait été présagée par K. Marx un siècle auparavant. En effet
selon lui, ces derniers étaient incapables de résister à la montée du capitalisme. Ils avaient bien des
conditions de vie et des intérêts communs, propices à l’émergence d’une classe révolutionnaire,
3
mais un élément essentiel leur manquait : un état de conscience éclairée. En ce sens, la
paysannerie constituait une classe « en soi » et non pas une classe « pour soi ».
Composée d’une multitude de communautés inaptes à nouer des liens entre elles, elle ne peut pas
se représenter politiquement. Elle constitue une masse amorphe et inerte, pareille à un sac de
pommes de terre. Sans cette conscience d’eux-mêmes, les paysans ne peuvent pas avoir
d’orientation propre, de projet. Ils ne peuvent donc pas fonder une force sociale et semblent, ainsi,
condamnés à s’écraser devant la modernisation qui sonne le glas de leurs traditions.
La réalité ne peut être maîtrisée que si elle est affrontée. En refusant d’admettre le changement qui
avait cours, ils ont été forcés de travailler autrement pour intégrer, chacun, le modèle
entrepreneurial façonné par les pouvoirs publics et le jeu du marché. Pour autant, on voit
apparaître à partir des années 1980 la promotion d’une « agriculture paysanne ». La
reconnaissance du pluralisme syndical permet à d’autres voix de s’élever et en 1987, la
Confédération paysanne est créée. Une alternative paraît progressivement s’esquisser.
Si l’état de paysan propre aux sociétés traditionnelles a bel et bien disparu, certains agriculteurs se
revendiquent encore comme tel. Tout du moins, ils adoptent cette qualification pour signifier un
rejet de l’agriculture intensive, dont les limites commencent à se faire sentir.
L’expérience biologique, telle que tentée par certains vignerons de Gaillac, est assez évocatrice.
Dans les années 1970, Guy et Brigitte Laurent achètent une exploitation viticole dans la région.
Tous deux diplômés en ingénierie agricole, s’inquiétant de la disparition des agriculteurs et du sort
de l’environnement, ils voulaient voir s’il était possible de cultiver autrement. Sous l’œil
suspicieux des producteurs voisins, le couple de néo-ruraux a lentement développé son activité.
Inventant de nouvelles techniques sans cesse revues et améliorées, rejoints par certains de leurs
pairs puis soutenus par des consommateurs militants au fil des années, ils sont aujourd’hui
considérés comme les précurseurs de la recomposition viticole locale. Ils sont parvenus à exister
dans un monde qui, au premier abord, les rejetait. Finalement, ces vignerons ont réinventé « la
4
culture de la vigne » traditionnelle en l’adaptant aux conditions de l’ère moderne : nouvelles
problématiques, nouvelles pratiques et nouvelles solidarités. Et si certains aiment à s’appeler
« paysans », la réalité qu’ils incarnent dépasse largement l’imaginaire que le terme sous-tend.
***
Cependant, le changement social n’est pas absolument irrésistible. Plutôt que d’y succomber
lentement, elles peuvent s’adapter au courant puis exister autrement. En ce sens, pour assurer leur
propre survivance, les sociétés traditionnelles doivent se moderniser. Remettre au goût du jour
leurs valeurs et leurs intérêts, pour les faire valoir en plus grande liberté. C’est cette capacité de
résilience, entre autres, qui a manqué à la civilisation paysanne.
Plus encore, de manière assez paradoxale, ces mêmes sociétés peuvent être porteuses de progrès
social. La nostalgie amène souvent un sentiment amer aux débouchés réactionnaires. Crispation
étouffante et stérile. Mais parfois, les souvenirs du passé peuvent aviver quelques braises
révolutionnaires. Il s’agit alors d’y puiser les ressources pour inventer de nouveaux procédés, plus
en phase avec le contexte et les problématiques qui en ont émergé. Nostalgie utopique qui anime
les militants du retour du paysan, du terroir ou de l’expérience biologique.
Loin d’une résistance obtuse, c’est une douce indiscipline qui leur permet de ne pas subir de plein
fouet les transformations qui ont cours. Comme un navire dans la tempête qui ajuste ses voiles ;
comme un oiseau face au mistral qui incline ses ailes ; comme le Roseau de La Fontaine qui
surpasse le Chêne. À la différence notoire qu’une société qui plie à l’autan n’est jamais tout à fait
la même en sortant. Les vents du changement peuvent ainsi être domptés par qui veut bien en
saisir les ressorts. Encore faut-il, pour s’extraire des sentiers battus, qu’un esprit commun se
vigore en associant idées confiantes, forces conscientes et conscience forte.
« Parce qu’elle conserve des traits précapitalistes, par les liens privilégiés qu’elle entretient avec
la nature vivante, l’agriculture est un point d’application de choix des débats actuels autour de la
croissance économique et peut servir, dans ses aspects les plus marginaux, de banc d’essai à une
5
critique radicale du capitalisme. »1 Reste à trouver les mots justes pour dessiner le virage
escompté…
1
Duby et Wallon (1976) cités par Gervais Mathieu, « Changement social et figure du paysan dans la pensée d’Ernst
Bloch », Écologie & politique, vol. 53, no. 2, 2016, pp. 165-182.