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Sur une relecture de l’histoire de la traite négrière : débat

| Belin | Revue d'Histoire Moderne et Contemporaine

2005/5 - n°52-4bis
ISSN 0048-8003 | ISBN 2-7011-4171-0 | pages 46 à 58

Pour citer cet article :


— Sur une relecture de l’histoire de la traite négrière : débat, Revue d'Histoire Moderne et Contemporaine 2005/5,
n°52-4bis, p. 46-58.

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Table ronde – Traites, esclavage : la trace et l’histoire

Sur une relecture de l’histoire de la traite négrière :


débat

CHRISTINE CHIVALLON1

Je dois avouer ma surprise à la lecture de l’ouvrage d’Olivier Pétré-


Grenouilleau, et à l’écoute de certains propos tenus au cours de cette table
ronde, et je voudrais m’en expliquer, en espérant ainsi faire avancer notre débat.
Ma stupéfaction provient de ce qui vient d’être exposé et discuté, qui va à l’en-
contre de tous les acquis qui me semblaient pourtant assez solides sur lesquels
j’ai jusqu’à présent conduit mes recherches sur l’univers culturel antillais2 et, plus
généralement sur la diaspora noire aux Amériques3, formations sociales dont
l’origine découle directement de la traite transatlantique. J’apprends en effet, en
lisant l’ouvrage récent de notre collègue Olivier Pétré-Grenouilleau4, que cette
fameuse entreprise triangulaire « occidentale » aurait été d’un apport finalement
bien secondaire au regard des autres traites dites « orientales », qu’elle ne serait en
définitive qu’un aboutissement quasi naturel d’un système ancien, déjà achevé,
auquel l’Europe n’aurait apporté aucune originalité.Tout aurait déjà été inventé,
à partir des traites pré-islamiques, musulmanes et internes à l’Afrique. Le livre
de notre collègue entend bien prendre Fernand Braudel au mot pour confirmer
que « la traite négrière n’a pas été une invention diabolique de l’Europe »5. Mais
j’apprends bien plus, à savoir que l’Europe n’aurait tiré que de bien modestes
subsides de ce trafic et que ce serait une erreur de considérer cette activité, dont
l’apogée se situe au XVIIIe siècle, comme l’embrayeur d’un développement indus-
triel qui aurait assuré la prédominance du monde occidental dans les échanges
économiques jusqu’à aujourd’hui. Bref, la traite transatlantique constitue « une

1. CEAN (Centre d’Études d’Afrique Noire), CNRS, Maison des Sciences de l’Homme
d’Aquitaine, Esplanade des Antilles, 33607 Pessac Cedex, christine.chivallon@msha.fr.
2. Voir par exemple Christine CHIVALLON, Espace et identité à la Martinique. Paysannerie des mornes
et reconquête collective (1840-1960), Paris, CNRS Éditions, 1998.
3. C. CHIVALLON, La diaspora noire des Amériques. Expériences et théories à partir de la Caraïbe,
Paris, CNRS-Éditions, 2004.
4. Olivier PÉTRÉ-GRENOUILLEAU, Les traites négrières, Paris, Gallimard, 2004.
5. Fernand BRAUDEL, Grammaire des civilisations, Paris, rééd. Flammarion, 1993, p. 168, cité par
O. PÉTRÉ-GRENOUILLEAU, Les traites, op. cit., p. 34.

REVUE D’HISTOIRE MODERNE ET CONTEMPORAINE


52-4 bis, supplément 2005.
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DÉBAT 47

goutte d’eau », expression restée dans ma mémoire pour avoir été utilisée au
cours de cette rencontre par notre collègue Pieter Emmer, mais la mémoire, on
le sait, n’est pas fiable, la mienne comme celle des autres : combien il est regret-
table d’avoir compté naïvement sur la performance des outils techniques et que
notre débat n’ait pas pu être enregistré6…
Nous voici donc placés devant la quasi-injonction de revoir toutes nos inter-
prétations qualifiées de « classiques »7, depuis le fameux livre d’Éric Williams8, et
qui envisageaient la traite transatlantique et son inséparable corollaire qu’est l’es-
clavage comme l’un des rouages essentiels du formidable « décollage industriel »
européen. N’accordons plus aucune crédibilité à cette affirmation que les res-
ponsables de l’Unesco ont cru bon de porter sur la quatrième de couverture de
l’ouvrage – compilant des contributions de spécialistes de renom – qui enclenche
la série des travaux du programme « La Route de l’Esclave » :
« La traite négrière transatlantique peut être comparée sur le plan historique à la matière
invisible qui occupe, selon les astrophysiciens, la plus grande partie de l’univers et dont la pré-
sence imperceptible explique le mouvement de tous les objets célestes. Développement, droits de
l’homme, pluralisme culturel, ces grands enjeux du monde actuel sont en effet profondément
marqués par un “trou noir” dans l’histoire de l’humanité : la traite négrière transatlantique »9.

Gardons-nous de tout sentimentalisme, et surtout de tout syllogisme – l’au-


teur partant en véritable guerre contre ce type de démarche10 – pour voir la
vraie vérité de la traite occidentale. Et surtout, sachons, ce qui nous est annoncé
dès les premières pages, qu’il existe « une surprenante ignorance au sein même
du monde académique, dans son ensemble, à propos de la nature de la traite »11.
N’étant pas historienne, ma légitimité paraît bien faible pour reprendre les
travaux des spécialistes de cette discipline si rigoureuse. Je prends cependant le
risque d’une réponse, qui ne peut bien évidemment pas porter sur tous les
points de cet ouvrage, mais qui peut amener le lecteur à douter de ce qui nous
est proposé. Je me limiterai à quatre remarques.
La première de ces remarques porte sur l’usage des syllogismes tant décriés
et qui consiste à dire que « si A donne B et que B donne C, A ne peut que logi-
quement conduire à C », ce qui fait que l’on ne peut adhérer à la série de consé-
quences enchaînées que postulent certains des auteurs les plus reconnus du
champ, comme Joseph Inikori ou Eric Williams12. Leur argument consiste en
effet à affirmer que le commerce international a joué un rôle essentiel dans la

6. Un problème technique a en effet rendu l’enregistrement de la table ronde inaudible (NDLR).


7. O. PÉTRÉ-GRENOUILLEAU, Les traites…, op. cit., p. 336-337.
8. Eric WILLIAMS, Capitalisme et esclavage, (1944), Paris, Présence africaine, 1968.
9. La chaîne et le lien. Une vision de la traite négrière, Éditions de l’Unesco, Paris, 1998, (extrait
de la quatrième de couverture).
10. O. PÉTRÉ-GRENOUILLEAU, Les traites…, op. cit., p. 316.
11. Herbert S. KLEIN, The African Slave Trade, Cambridge, Cambridge University Press, 1999,
p. XVII, cité par O. PÉTRÉ-GRENOUILLEAU, Les traites…, op. cit., p. 7.
12. Joseph E. INIKORI, Africans and the Industrial Revolution in England. A Study in International
Trade and Economic Development, Cambridge, Cambridge University Press, 2002, et E. WILLIAMS,
Capitalisme…, op. cit., commentés par O. PÉTRÉ-GRENOUILLEAU, Les traites…, op. cit., p. 337 sq.
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révolution industrielle et que ce commerce était principalement colonial.


Comme ce dernier dépendait avant tout du travail des Africains transbordés
aux Amériques, il est possible de voir un lien de cause à effet entre traite, escla-
vage, industrialisation et enrichissement de l’Europe. D’après Olivier Pétré-
Grenouilleau, l’idée qu’il s’agit d’un syllogisme se suffit à elle-même pour
réfuter l’argument, puisque la catégorie « syllogisme » est d’emblée déclarée
invalide sur des prémisses épistémologiques vagues, qui voudraient qu’une
multiplicité de facteurs soit prise en compte, et que le raisonnement ne soit pas
linéaire. Le fait d’user de la catégorie « syllogisme » d’une telle manière, comme
élément déclaré de façon performative non recevable, pourrait suffire à nourrir
le plus grand doute sur les critiques négatives formulées par l’auteur envers
ceux qui voient la traite transatlantique et ses dérivés comme fondamentaux
pour l’Europe. Mais il y a plus : l’usage « masqué » des syllogismes utilisés par
l’auteur lui-même et qui épousent, à l’envers, le même cheminement : la traite a
peu rapporté à l’Europe, « une loterie »13 où l’on peut perdre comme l’on peut
gagner ; de ce fait, elle ne contribue que peu au commerce international,
l’Europe ne doit donc pas son essor industriel aux circuits transatlantiques
impliquant le travail des Africains. D’où l’un des arguments forts de l’ouvrage :
« Mieux nous comprenons les origines du développement économique euro-
péen, et plus le rôle du commerce colonial semble devoir être revu à la baisse »14,
la traite figurant comme « une part si infime du commerce atlantique »15.
La deuxième remarque s’intéresse à ce fameux processus d’enrichissement
de l’Europe. Comment concilier d’un côté des chiffres qui se suffisent à eux-
mêmes pour attester de la part considérable qu’occupa le commerce colonial en
Europe au XVIIIe siècle, et de l’autre le constat de la faible contribution de celui-
ci dans l’essor qui suivra ? Limitons-nous à mentionner qu’en 1773, les impor-
tations depuis les seules Antilles, représentaient le quart du total des
importations britanniques. À la même époque (1776), en France, le commerce
– pratiqué là encore avec les seules sociétés insulaires de la Caraïbe – indiquait
une proportion de l’ordre du tiers des importations totales16. Comment faire
dans ce cas pour en appeler à cette « revue à la baisse » dont il vient d’être ques-
tion ? Curieusement, c’est en appliquant ce que l’auteur ne cesse de conseiller
de ne pas faire – à savoir « isoler la traite, en faire un élément indépendant »17
que se réalise ce tour de force d’assemblage d’éléments contradictoires qui finit
par brouiller les pistes d’une compréhension claire. Car l’objet de cet ouvrage
porte bien sur les « traites négrières » et sur la démonstration que « l’occidentale »

13. Ibidem, p. 352.


14. Ibid., p. 345.
15. Expression de David ELTIS, The Rise of African Slavery in the Americas, Cambridge, Cambridge
University Press, 2000, p. 265, reprise par O. PÉTRÉ-GRENOUILLEAU, Les traites…, op. cit., p. 345.
16. Eric WILLIAMS, De Christophe Colomb à Fidel Castro : l’histoire des Caraïbes, 1492-1969, (1970),
Paris, Présence Africaine, 1975, p. 158-159.
17. O. PÉTRÉ-GRENOUILLEAU, Les traites…, op. cit., p. 358, voir aussi p. 356.
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DÉBAT 49

n’a pas eu l’importance que certains ont voulu lui accorder. En montrant que
les bénéfices de la traite étaient loin d’être « mirifiques » et qu’ils montraient une
« très grande irrégularité »18, argument qui n’est d’ailleurs guère contesté parmi
les spécialistes, il devient possible d’entretenir une confusion qui rend tout le
système lui-même non lucratif, de « jeter le bébé avec l’eau du bain ». De ce
point de vue, les sauts qui s’opèrent tout au long des pages 344 à 352 entre les
termes « commerce colonial » et « traite négrière » sont particulièrement signifi-
catifs de cette polarisation sur la traite, servant à avancer sur le terrain des élé-
ments qui lui sont intrinsèquement liés et à répercuter les caractéristiques de
l’une – la traite – sur les autres composants – le commerce colonial.
Ce constat nous amène à la troisième remarque. Malgré le souci constant de
l’auteur de vouloir saisir la complexité d’éléments reliés et de se soustraire à des
linéarités simplificatrices, c’est à la traite négrière (avec ou sans pluriel) et à elle
seulement que le travail d’analyse sacrifie. Mais comment isoler un tel phéno-
mène sachant, dans le cas transatlantique, qu’il est le simple rouage d’un système
dont la portée est plus bien grande, à savoir l’institution esclavagiste et la forma-
tion des sociétés noires du Nouveau Monde qu’elle a générée ? Est-il bien sérieux
de ne pas inclure avec plus de force ce qui fut un commerce d’êtres humains au
sein de la visée sociétale fomentée par les puissances européennes, animées par
une incroyable pulsion expansionniste et une quête de profits toujours plus avan-
tageux ? Isoler la traite occidentale des systèmes esclavagistes qui la gouvernent,
c’est finir par opérer par oblitération. Tenons-nous en à ce seul argument selon
lequel 2 % des captifs « furent directement razziés par les négriers occidentaux »19,
ce qui, bien sûr, rend les Africains responsables à 98 % de l’approvisionnement du
trafic. Mais quelle responsabilité ont ces mêmes Africains dans la mise en place
d’un « esclavage d’élevage » qui fait que les États-Unis, bien que n’ayant importé »
que » 60 000 esclaves, soit 6 % du total des captifs déportés vers le Nouveau
Monde, ont atteint dès 1860 l’effectif d’une population d’esclaves de 4 millions
d’individus20, profil démographique qui rend aujourd’hui encore les États-Unis,
aux côtés du Brésil, le pays le plus peuplé par des descendants d’Africains dépor-
tés21 ? Faut-il encore continuer à envisager les significations de la traite par le seul
bout le la lorgnette du trafic et passer ainsi à côté de la réalité d’institutions et de
pratiques qui sont au fondement même de la structuration de sociétés entières ?
Que signifie la traite si elle est exclue du réseau de significations qui lui assigne sa
finalité véritable, celle d’alimenter un système qui la dépasse ? Un épiphénomène
qui servirait à cacher l’élément essentiel ? Un moyen de minorer plus encore l’ex-

18. Ibidem, p. 323 et 325.


19. Ibidem, p. 22.
20. Peter KOLCHIN, Une institution particulière : l’esclavage aux États-Unis, 1619-1877, Paris, Belin,
1998, p. 29.
21. C. CHIVALLON, La diaspora…, op. cit., p. 66-67. Selon les estimations (minimales, ou maxi-
males) et en raison de la difficulté à isoler la population « noire » au Brésil, difficulté qui ne se pose
pas aux États-Unis en raison de la catégorisation héritée de la « one drop rule », soit le Brésil, soit les
États-Unis sont vus alternativement comme les pays les plus peuplés par les descendants d’Africains.
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périence sociale issue de la traite transatlantique et qui trouve tant de mal aujour-
d’hui à faire reconnaître l’ampleur et les résonances d’un épisode historique par-
ticulièrement douloureux ?
Enfin, la quatrième remarque voudrait s’arrêter plus longuement sur les
vertus de la comparaison pour aboutir non pas aux conclusions présentées par
l’ouvrage qui a occupé notre débat, mais pour formuler des interprétations dia-
métralement opposées. Bien évidemment, il ne s’agit pas de remettre en ques-
tion ce qui nous est présenté sous la forme de quasi-révélations dont les milieux
académiques dans toute leur ignorance clairement postulée devraient s’emparer
au plus vite. Plus aucun chercheur, du moins dans les cercles que je côtoie, ne
saurait ignorer ce qu’il est suspecté de ne pas connaître : que la traite transatlan-
tique s’est nourrie du « préexistant », qu’elle a utilisé les circuits et les réseaux
déjà en place en Afrique, qu’elle a bénéficié de l’appui des potentats locaux :
bref, qu’elle n’a pas surgi spontanément, mais qu’elle a su reprendre à son
compte l’héritage des traites anciennes. On nous suggère cependant d’aller plus
loin dans ce constat et d’envisager que ces traites éprouvées avaient déjà tout
inventé et que l’Europe n’a rien ajouté à ces pratiques de domination, pire
qu’elle en a peut-être été parfois la victime :
« En ce qui concerne la traite occidentale, ni les Européens, ni les Américains [sic !] ne réus-
sirent à établir durablement un véritable monopole en matière de traite négrière. La concurrence
qui les opposait a profité aux pouvoirs africains qui pouvaient concentrer l’offre en captifs »22.

En toute logique, sur la longue durée chère à Fernand Braudel, on devrait


bien pouvoir enregistrer aujourd’hui les prolongements d’une telle situation et
voir combien le monopole des Africains sur l’offre en captifs a pu enrichir
l’Afrique et appauvrir l’Occident. Mais on sait bien qu’il n’en est rien. Dans la
même veine, il nous est également dit que là où l’on pourrait s’attendre à
quelques intérêts pour les Européens, c’est-à-dire aux Amériques, le commerce
qui s’est mis en place sur la base des économies de plantation, a eu bien du mal
à se développer sans les protections étatiques, et qu’en définitive, on l’a main-
tenu, non pas pour des intérêts économiques, puisqu’ils semblaient si faibles,
mais par volonté politique23.
Sur la base de ce tout a déjà été inventé accessible à travers quelques for-
mules significatives : « Prenons le cas des régions d’Afrique occidentale, les plus
impliquées dans la traite […]. C’est là, dans ce monde tropical […] qu’est
apparu l’esclavage marchand », ou encore : « C’est l’Islam […] qui joua un rôle
majeur dans le processus d’invention de la traite des Noirs », et puis encore :
« Ce sont les musulmans qui, les premiers, s’en sont servis [de la malédiction de
Cham] afin de légitimer l’esclavage des Noirs »24 – l’Europe se voit assigner la
place d’une héritière passive d’un système qu’elle aurait simplement su utiliser

22. O. PÉTRÉ-GRENOUILLEAU, Les traites…, op. cit., p. 75.


23. Ibidem, p. 50-51.
24. Ibid., respectivement p. 82, 33 et 31.
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sans l’avoir généré. Et dans un syllogisme lapidaire qui ne dit pas son nom, l’au-
teur en vient à suggérer que puisque tout était déjà là, il n’a rien pu exister de
nouveau à la suite de l’intervention européenne, la traite transatlantique en
devient dès lors normalisée en rapport avec les autres.
C’est sur ce point précisément que les mises au point les plus urgentes me
paraissent nécessaires. Car la traite transatlantique comme partie intégrante des
institutions esclavagistes a bien inventé des formes sociétales nouvelles dont les
prolongements vont bien au-delà des localisations sur les lieux mêmes de l’ac-
complissement esclavagiste. Sans revenir sur la question de l’enrichissement de
l’Europe, dont on a vu qu’elle demandait d’être extraite de stratégies d’écriture
aux confusions bienvenues, il suffit d’aborder deux points pour comprendre la
portée inédite de l’expérience transatlantique telle que modelée par l’Europe.
Le premier est relatif à la formation de sociétés entières créées à partir de la
déportation des Africains. Où les traites dites orientales ont-elles laissé de telles
traces ? Où sont les équivalents d’Haïti, de la Jamaïque et de tant d’autres lieux,
historiquement formés à des fins exclusivement économiques au point que l’on
a pu se demander si le terme « société » convenait encore pour définir ces sys-
tèmes complètement soumis à la production économique25 ? Où sont, pour les
traites orientales, ces ensembles sociaux constitués de plus de 90 % de descen-
dants d’esclaves, ensembles abandonnés à eux-mêmes dès que les systèmes de
plantation n’ont plus été rentables, et aujourd’hui si fragilement accrochés aux
réseaux d’une économie mondialisée commandée depuis ces mêmes lieux de
pouvoir qui hier, avaient décidé de la trajectoire de ces peuples.
Le deuxième concerne la formation d’un monde définitivement racialisé, où
la domination va désormais s’exercer par la mobilisation totale du phénotype de
couleur, comme élément de légitimation d’un ordre hiérarchique où une minorité
blanche va se trouver en mesure de maintenir ses privilèges face à une masse ser-
vile noire capable de la renverser à tout moment. Le racisme anti-noir puise sa
pleine raison d’être au cœur de l’univers des plantations. C’est là que la nécessité
de dire et légitimer la séparation des races se fait la plus urgente. L’édifice des
sociétés esclavagistes ne perdure qu’au moyen des doctrines qui entérinent le
bien-fondé de la hiérarchie socio-raciale en attribuant au Noir une infériorité
intrinsèque. Ces doctrines se font subtiles et manipulatrices, là où le rapport
démographique est franchement défavorable aux Blancs confrontés à la masse
servile. Dans toute la Caraïbe, on voit ainsi se former ces « sociétés de la couleur »
avec leur « frénésie de la nuance »26. Les variations de la pigmentation de peau
deviennent fondamentales pour accréditer l’idée selon laquelle plus on est clair de
peau, plus on a de chance de gravir les échelons de la hiérarchie sociale, et main-
tenir ainsi, par la force de la croyance en ces principes, l’architecture violente de

25. O. PATTERSON, The Sociology of Slavery. An Analysis of the Origins, Development and Structure
of Negro Slave Society in Jamaica, Londres, MacGibbon et Kee Ltd, 1967, p. 86.
26. Jean-Luc BONNIOL, La couleur comme maléfice, Paris, Albin Michel, 1992, p. 13 et 66.
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ces sociétés inégalitaires. Le racisme anti-noir s’édifie avec une telle efficacité qu’il
parvient à naturaliser durablement la vision d’un monde social définitivement
dépendant de l’appartenance à une « race ». Aux États-Unis, la subtilité coloriste
d’une telle élaboration n’aura pas été nécessaire. Dans l’ensemble du sud esclava-
giste, les Noirs forment une minorité (35 % en 1790), à l’exception de la colonie
de Caroline du Sud27. Du coup, la division raciale s’y fait brutalement duale sans
ce recours spéculatif aux tonalités de l’épiderme, ce que l’extension continue de la
règle de l’ascendance de la one drop rule (une seule goutte de sang noir suffit pour
définir un individu comme Noir) ne fait que démontrer28.
Quelles traites négrières, hors de l’occidentale, ont participé à la sédimenta-
tion de tels systèmes de vision et de division du monde basés sur la couleur de
peau ? Car si l’Europe n’a pas eu historiquement le monopole du préjugé de
couleur, il reste que c’est le vieux continent et ses appendices aux Amériques qui
inventent le racisme moderne tel que le définit K. A. Appiah, en tant qu’élabora-
tion de principes selon lesquels il est possible désormais de
« diviser l’humanité en un nombre réduit de groupes, appelés “races”, de telle manière
que les membres de ces races partagent certains traits fondamentaux biologiquement trans-
missibles, des caractéristiques morales et intellectuelles qu’elles ne peuvent partager avec les
membres d’aucune autre race »29.

Le racisme anti-noir, dans sa version moderne, est inédit car il attribue


définitivement, via le recours aux théories biologiques, l’appartenance à des
mondes sociaux séparés et hiérarchisés. Ce n’est pas par hasard que les pre-
mières occurrences du mot « race » apparaissent dans les dictionnaires français
à partir du XVe siècle et que « l’acception moderne (et raciste) du terme “race”
– avec l’ensemble de ses implications péjoratives pour les “races inférieures” se
fixe dans la langue française durant les dernières années du XVIIIe siècle »30. Est-
il utile de rappeler la tournure du projet scientifique élaboré à partir du
XVIIIe siècle qui ne va cesser d’amplifier le discours raciologique et fournir l’ar-
mature la plus solide à l’idéologie occidentale de la suprématie blanche ?
L’Europe, par sa pratique négrière, n’aurait-elle donc rien ajouté aux traites
qui ont précédé la sienne ? On aura compris le point de vue développé ici. Non
seulement l’Europe s’est donné les moyens, par la montée en généralité du
racisme, de contenir des univers sociaux d’une violence rare, mais elle a fini éga-
lement par essaimer une vision racialisée du monde au point de la faire être l’une
des orientations culturelles fondamentales de la modernité occidentale, orienta-
tions dont on connaît les dramatiques errements tout au long du XXe siècle. Il

27. P. KOLCHIN, Une institution…, op. cit., p. 36.


28. Sur la « one drop rule » et les catégories de recensement en usage aux États-Unis : Paul SCHOR,
« Le métissage invisible. L’héritage de l’esclavage dans les catégories de recensement américain », in
Patrick Weil, Stéphane DUFOIX (dir.), L’esclavage, la colonisation, et après…, Paris, PUF, 2005.
29. Kwame Anthony APPIAH, « Race : An Interpretation », in K. A. APPIAH, Henry Louis GATES
(ed.), Africana. The Encyclopedia of the African and the African American Experience, New York, Basic
Civitas Books, 1999, p. 1576.
30. Christian DELACAMPAGNE, Une histoire du racisme, Paris, LGF-Livre de Poche, 2000, p. 147.
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DÉBAT 53

suffit de lire l’article de Loïc Wacquant pour comprendre combien cette idéolo-
gie raciale contient encore de force et reste à la base de la structuration de rap-
ports sociaux très actuels. Après la plantation esclavagiste, la ségrégation de « Jim
Crow », le ghetto urbain, la société américaine continue de produire des appareils
de racialisation. D’après le sociologue, l’institution carcérale américaine, adjointe
à l’« hyperghetto », s’impose actuellement pour la première fois dans l’histoire
américaine comme « la principale machine à “fabriquer de la race” » pour justi-
fier la frontière arbitraire entre les citoyens américains31.
On est alors en droit de s’interroger – et c’est ce sur quoi je terminerai ces
commentaires, plutôt d’un point de vue anthropologique soucieux d’un regard
réflexif accordé à nos démarches scientifiques – sur la signification de l’ouvrage
d’Olivier Pétré-Grenouilleau tendu vers la banalisation ou la minorisation du
projet contenu dans l’entreprise négrière et esclavagiste européenne. Une seule
voie d’interprétation me semble possible à soumettre, étant entendu que tout
auteur, y compris moi-même, est toujours victime des « impensés de sa propre
pensée » selon l’expression chère à Pierre Bourdieu32. Cette voie n’est-elle pas
celle qui verrait s’exprimer la nécessité toujours actuelle de légitimer les écarts
sociaux basés sur les différences raciales, ces dernières – il est toujours bon de le
rappeler – relevant d’un construit social ? L’écrit scientifique, dans toute son
ambition de vérité, n’échappe pas au contexte d’où il s’élabore. Si la question
noire, celle des Amériques, a tant de difficultés à être reconnue pour ce qu’elle a
été – une expérience singulière, non réductible à d’autres événements – c’est
peut-être en raison d’un besoin toujours étonnamment présent de légitimer les
injustices dont elle continue à être le lieu. Les procédures de légitimation, quant à
elles, empruntent tous les chemins qui se présentent, y compris et surtout, à l’in-
térieur de l’institution fétiche de notre modernité avancée qu’est « la science »33.

BERNARD VINCENT34

Le livre d’Olivier Pétré-Grenouilleau est extrêmement ambitieux. Son titre


même, Les traites négrières, essai d’histoire globale en est une excellente illustration.
C’est là l’une des qualités fondamentales et cet ouvrage et l’on doit porter au
crédit de son auteur le souci d’avoir voulu proposer une analyse des traites
négrières dans l’histoire et non pas seulement de la traite atlantique, la moins mal
connue de toutes. Bien entendu, une aussi vaste entreprise est, malgré toutes les

31. Loïc WACQUANT, « De l’esclavage à l’incarcération de masse. Notes pour repenser la “ques-
tion noire” aux États-Unis », in Patrick WEIL, Stéphane DUFOIX (dir.), L’esclavage…, op. cit, p. 267.
32. Pierre BOURDIEU (avec L. WACQUANT), Réponses, Paris, Seuil, 1992, p. 146.
33. Je remercie chaleureusement, tout en restant complètement responsable des propos tenus dans
ce texte, mes collègues Michel Cahen, Christine Deslaurier, Vincent Foucher, René Otayek, du Centre
d’Étude d’Afrique Noire et Marcel Dorigny de l’Université de Paris VIII, pour les échanges qui ont
accompagné cette réflexion.
34. CRH-EHESS, 54 boulevard Raspail, 75006 Paris.
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précautions prises, jalonnée de dangers, tant il est difficile à la fois de maîtriser


une matière riche et complexe sans commettre des erreurs ou oublier des aspects
importants, et de proposer des interprétations neuves et parfois hardies sans sus-
citer les polémiques.
Je voudrais ici brièvement dire que si le dessein général d’Olivier Pétré-
Grenouilleau me paraît fécond, je ne partage pas toujours ses démonstrations. Il
est possible que les désaccords proviennent partiellement d’approches différentes
des traites et des esclavages. Je relève que le livre privilégie les XVIIIe et XIXe siècles,
et mobilise surtout une très ample bibliographie de langue anglaise, alors que la
période précédente, XVIe et XVIIe siècles, m’est plus familière et qu’il me semble
que la prise en compte des nombreux travaux en langue espagnole et portugaise
est indispensable à la compréhension du phénomène. On ne peut se contenter de
dire « les pays ibériques et l’Amérique latine ont suscité moins de travaux [que les
États-Unis et les Indes occidentales britanniques] » (p. 359).
Afin de provoquer la poursuite des échanges, j’aborderai trois points et tout
d’abord la question de la chronologie. Après un rappel du rôle des marchands ita-
liens dans l’exploitation économique des îles atlantiques (îles du Cap Vert,
Madère…) au XVe siècle, il est dit que « la traite par l’Atlantique ne connut son
essor qu’environ deux siècles plus tard grâce aux Ibériques et aux pays de
l’Europe du Nord-Ouest et non plus aux Italiens ». Soit, si je comprends bien, à
partir de la seconde moitié du XVIIe siècle. Or l’essor, pour reprendre le même
terme, remonte en réalité au dernier tiers du XVIe siècle. Il est même possible que
la traite atlantique ibérique ait eu une grande ampleur plus tôt. Les études
d’Antonio de Almeida Mendes montrent que les flux depuis Sao Tomé en direc-
tion du monde caraïbe ou du Brésil ou ceux depuis les îles du Cap Vert à destina-
tion de la péninsule ibérique avec réexpédition vers le monde américain n’ont pas
été négligeables dès les années 153035.
Une telle évolution est à mettre en relation avec précisément cette traite
négrière, entre les côtes africaines (de la Sénégambie à l’Angola) et l’Espagne et le
Portugal, qui sans être oubliée par Olivier Pétré-Grenouilleau ne fait l’objet que
de très courts développements. Or le volume de la traite négrière en direction de
l’Europe du Sud-Ouest a été considérable entre, au plus tard les années 1480 et
les années 1570, et tout au long de cette période, très supérieure à celui concer-
nant le Nouveau Monde. Au-delà des années 1570, il s’atténue sans doute et il est
possible que les besoins péninsulaires en esclaves aient été alors satisfaits par l’in-
tensification du trafic d’esclaves maghrébins. Cependant, la traite négrière en
direction de l’Espagne et plus encore du Portugal se maintient jusqu’au
XVIIIe siècle. Préciser la chronologie des différents courants constitue une tâche
indispensable36.

35. Antonio DE ALMEIDA MENDES soutiendra au début de 2006 une thèse intitulée « Traites ibé-
riques, traites méditerranéennes, traites atlantiques, le temps des empires (XVIe-XVIIe siècles) ».
36. Didier LAHON, O negro no coraçao do imperio, Lisbonne, Ministère de l’Éducation, 2000.
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DÉBAT 55

Cette dernière remarque m’amène à souligner à quel point les trafics d’es-
claves – et pas seulement les traites – sont interdépendants. Attaché à l’étude
des traites négrières, Olivier Pétré-Grenouilleau n’avait pas à s’arrêter à l’in-
tense commerce d’hommes dont le monde méditerranéen fut le théâtre, en
particulier aux XVIe et XVIIe siècles. Mais il importe de rappeler que sur la
longue frontière entre monde chrétien et monde musulman, de Malte aux
Canaries, nombre d’hommes et de femmes ont été capturés sur mer et sur
terre et que la plupart ont connu plus ou moins durablement la condition d’es-
clave. Tunis, Alger, Tetouan et Salé d’une part, Naples, Palerme, Valence ou
Malaga d’autre part, ont été des marchés actifs d’esclaves « blancs », selon l’ex-
pression courante des documents enregistrant des transactions. Et les présides
d’Afrique du Nord aux mains des Portugais et des Espagnols, Mazagan,
Ceuta, Melilla, Oran, etc. sont autant de centres redistributeurs. À Oran, bon
an mal an, entre le milieu du XVIe et le milieu du XVIIe siècles, un millier de
musulmans faisaient l’objet d’âpres négociations qui débouchaient soit sur le
rachat par des parents ou des proches, soit sur un esclavage de longue durée
en péninsule Ibérique.
Olivier Pétré-Grenouilleau insiste beaucoup sur le lien entre traite atlan-
tique et plantation. Il en vient à écrire que « la traite par l’Atlantique ne prit son
essor qu’au moment où le système de la plantation se développait. La plupart
des esclaves noirs déportés aux Amériques travaillèrent ensuite dans une plan-
tation qu’elle fut sucrière ou non ». Sans vouloir nier que la plantation a une
place éminente dans l’extension de la traite et sans oublier les nuances intro-
duites à cet égard par l’auteur, il convient de rappeler deux dimensions tout
aussi essentielles du travail servile, principalement dans les espaces ibériques,
tant américain qu’européen : l’exploitation des mines, à Saint-Domingue
entre 1500 et 1530, comme au Minas Gerais au XVIIIe siècle, et le labeur
domestique. Ce dernier n’est guère évoqué que dans sa réalité européenne. Or,
la présence de l’esclave domestique dont les conditions d’existence sont la plu-
part du temps très difficiles, est générale. Cela est le cas dans l’Europe occi-
dentale du XVIe siècle, d’Anvers à Lisbonne et de Séville à Naples ou Malte.
Cela est le cas aussi dans les îles atlantiques (Canaries, Madère, Açores).
Contrairement à ce que l’on croit et à ce qu’affirme Olivier Pétré-
Grenouilleau (« 4 000 esclaves travaillaient vers 1570 dans les plantations
méridionales du Portugal ou de Madère », p. 365), il n’y avait pas d’esclave
dans les rares plantations de l’Algarve. Et nous savons grâce à l’ouvrage
d’Antonio Vieira sur l’esclavage à Madère que, d’un total de 502 producteurs
de sucre, aux XVe et XVIe siècles, 78 seulement possédaient des esclaves.
Inversement, les activités de ces derniers étaient extrêmement variées et rele-
vaient principalement du service domestique37.

37. Alberto VIVEIRA, Os escravos no arquipélago da Madeira seculos XV a XVIII, Funckel, Région
autonome de Madère, 1991. Voir p. 163-178.
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Nombre de travaux récents nous ont permis de prendre une plus exacte
mesure de l’esclavage domestique en Amérique, en milieu urbain surtout mais
aussi en milieu rural. Espagnols et Portugais ont transplanté des pratiques qui leur
étaient très familières dans leurs métropoles respectives. La plantation n’explique
pas tout. Donnons-en quelques exemples. S’intéressant à la ville de Cartago, au
Costa Rica, Rina Caceres constate qu’au XVIIe siècle des esclaves noirs exercent
comme apprentis chez des artisans, effectuent les travaux domestiques, gardent
les troupeaux de leurs maîtres, ou sont enrôlés dans la milice38. Au Minas Gerais
étudié par Eduardo França Paiva, l’esclavage revêt également des formes
urbaines. La plupart des propriétaires – parmi lesquels près d’un quart sont eux-
mêmes d’anciens esclaves – ont entre 1 à 5 esclaves39. À Buenos Aires, en 1615,
un quart environ des foyers disposaient d’un esclave. En 1810, les noirs et
mulâtres représentaient 30 % d’une population d’environ 3 000 habitants40. De
fait, l’esclavage domestique est, de Zacatecas à Santiago du Chili, très répandu, et
si aujourd’hui nous sommes encore dans l’incapacité d’en évaluer l’importance
relative par rapport à l’esclavage de plantation, la recherche tend à le réévaluer
fortement.
Une dernière considération me paraît nécessaire. En faisant une histoire
comparative des diverses traites négrières, en attirant justement l’attention sur
la traite dans le monde musulman et sur celle interne au monde de l’Afrique
noire, Olivier Pétré-Grenouilleau peut donner l’impression de minorer les ini-
tiatives et les responsabilités du monde de l’Europe occidentale en la matière.
Toute affirmation discutable est dès lors périlleuse. C’est pourquoi on ne peut
le suivre lorsque, tributaire des travaux de Benjamin Braude et de David
Turley, il attribue aux musulmans l’antériorité de l’interprétation de la malé-
diction de Cham « afin de légitimer l’esclavage des Noirs » (p. 31 et p. 65).
Rappelons que Noé ivre aurait été surpris dans sa nudité par Cham. Il aurait
alors déclaré que la descendance de Cham serait « pour ses frères l’esclave des
esclaves ». Or, comme le soulignent Jean Devisse et Michel Mollat « poètes,
hagiographes, chroniqueurs, encyclopédistes, auteurs divers de l’époque caro-
lingienne reprennent à l’étourdie » ce thème de la malédiction. Grégoire de
Tours fait même de Chus, fils de Cham, l’inventeur de la magie par l’action du
diable. Isidore de Séville et bien avant lui Tertullien voient en Cham et sa des-
cendance les ancêtres de ceux qui ne croient pas dans le Christ. Bède le
Vénérable considère que la malédiction a fait des Noirs des êtres immoraux.
On ne peut donc pas soutenir que « jusqu’au XIe siècle, la condamnation
semble avoir conservé en Europe un caractère très abstrait et ne jamais avoir

38. Rina CACERES, Negros, mulatos, esclavos y libertos en la Costa Rica del siglo XVII, San José de
Costa Rica, Institut Panaméricain de Géographie et Histoire, 2000.
39. Eduardo FRANÇA PAIVA, Escravidão e universo cultural na Colonia ; Minas Gerais, 1716-1789,
Belo Horizonte, Université fédérale du Minas Gerais, 2001.
40. Daniel SCHAVELZON, Buenos Aires negra, arqueología histórica de una ciudad silenciada, Buenos
Aires, Emecé, 2003.
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DÉBAT 57

été vraiment associée à une quelconque couleur ou race ». L’Europe médiévale


a sans doute été partagée sur cette question capitale, mais il n’empêche que
l’interprétation la plus radicale a été développée très tôt41.

DANIEL ROCHE42

Si l’on tente de comprendre l’écart qui existe entre les attitudes sociales, cul-
turelles et politiques, et le travail des historiens, il peut paraître satisfaisant que les
recherches récentes aient contribué à présenter, ensemble, les trois histoires à
l’œuvre dans le mouvement de la traite négrière, celle de l’échange-exploitation, la
traite ; celle de l’esclavage ; et enfin celle de l’abolition. Dénoncer l’oubli, la sélec-
tion des épisodes, les célébrations-alibis devrait inciter à voir la façon dont, depuis
le XVIIIe siècle, s’est construite, d’une manière générale, la représentation histo-
rique de la traite et de ces trois composantes. Ce qui renvoie à une histoire de
l’éducation et de la transmission par l’École républicaine. Jusqu’aux années 50 du
XXe siècle, les manuels de l’enseignement primaire ou secondaire, Mallet-Isaac
après les vieux Lavisse, n’oubliaient pas les faits, ils les présentaient dans la pers-
pective de la réalisation des entreprises abolitionnistes. 1848 devenait ainsi avec
Schoelcher un point de départ et un point d’arrivée dont le récit interrogeait le
passé, la réussite économique, les horreurs masquées, les responsabilités à avoir
au temps de l’expansion européenne, voire les ambiguïtés de la période révolu-
tionnaire entre abolition et reconstruction. Nous serions donc arrivés à un
moment de régression qu’il faudrait peut-être resituer dans le contexte de l’his-
toire et de son enseignement. Celui-ci n’était-il pas soumis à une double attrac-
tion, celle qui montre une France abolitionniste et généreuse, responsable de la
transformation des peuples colonisés, celle qui exalte la colonisation, son exten-
sion, sa puissance, dont la traite, le maintien secret de l’esclavage, le décalage entre
la philanthropie affirmée et la réalité de l’exploitation, le « Voyage au bout de la
Nuit » ?
Par ailleurs, la réflexion sur l’historiographie locale et les attitudes affirmées
dans les villes négrières européennes, avant et depuis les récentes remises en
cause, permettrait de lire un autre moment de régression. Les histoires classiques,
académiques, de Bordeaux ou de Nantes ne masquaient pas la traite et ses résul-
tats. Elles les présentaient dans la perspective admise de l’histoire des développe-
ments, et biaisaient ainsi une histoire plus large qui repose sur la diversité des
traites, des attitudes et des acteurs. L’exigence de vérité présente ne doit pas faire
oublier un apport fait simultanément d’aveu et de formes d’oubli. Pour être
concrets, les commerces triangulaires et les profits n’étaient pas masqués, mais ils

41. On pourra lire en outre, sur l’esclavage dans le monde ibérique : Aurelia MARTIN CASARES,
La esclavitud en Granada en el siglo XVI, Grenade, Université de Grenade, 2000 ; Alessandro STELLA,
Histoires d’esclaves dans la péninsule Ibérique, Paris, Éditions de l’EHESS, 2000.
42. Collège de France, 11 place Marcellin Berthelot, 75005 Paris.
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occupaient le devant d’une scène locale où les aspects internationaux, ceux des
espaces africains, atlantiques et orientaux étaient négligés voire inconnus. Ici phi-
lanthropie abolitionniste et économie se rejoignaient dans leurs effets politiques.
Les remarques de Bernard Vincent et de Christine Chivallon me conduisent
à interroger le problème de la présence en Occident, en France en particulier,
donc la capacité de visibilité d’un phénomène. C’est une question identique à
l’interrogation que l’on peut avoir sur la manière dont les Français de l’Ancien
Régime pouvaient voir, imaginer ou connaître la présence des communautés
juives dans le royaume ; une minorité de population visible localement, mais
diluée dans l’ensemble de la population. Sa représentation s’impose à partir de
points de vue très isolés. Dans les ports de traite, le phénomène des esclaves est
connu, perçu en partie et de façon limitée par les élites et les autres couches
populaires. On perçoit des esclaves, mais comment ? On connaît l’esclavage et la
traite, comme le prouvent les débats des académiciens de Bordeaux, on peut être
esclavagiste ou anti-esclavagiste, comme le montrent les débats de l’époque
révolutionnaire. Quelle connaissance réelle a-t-on du problème ? Car les noirs
présents dans les ports ne révèlent pas la réalité de l’esclavage et il serait intéres-
sant d’en avoir une meilleure idée. Les historiens sont confrontés à un phéno-
mène de masque et aux effets des ruses de la raison. La présence des noirs dans
la société française donne lieu à deux types d’études : celle des anecdotes révéla-
trices et des destins hors du commun, le chevalier de Saint-Georges, le père
d’Alexandre Dumas ; celle d’un rapport à l’exotisme révélé par des contacts litté-
raires, picturaux avec la négritude plus qu’avec l’esclavage. Or, si l’on sait que
selon l’adage « l’air de la France rend libre », on sait aussi que ces populations mal
connues, de domestiques, d’esclaves domestiques, parfois d’affranchis sont à
certains moments et dans certains lieux présents et visibles. Des procès peuvent
en révéler parfois la nature. Des tensions mondaines mettent en évidence l’em-
barras de la société, ainsi de la vie privée de Jefferson à Paris. C’est sans doute
dans l’imaginaire qu’on perçoit l’ambiguïté d’une relation où l’esclavage est
masqué par l’exotisme et l’érotisme. On le voit dans la peinture, dans les images
du harem, dans l’évocation du sérail des œuvres littéraires qu’a étudiées Alain
Grosrichard43, encore dans les récits de voyageurs en Orient, en Afrique du
Nord. La réalité imaginaire de l’esclavage dans l’orientalisme est un phénomène
à retrouver comme une composante de civilisation, de pratiques et de manières
de comprendre les autres. Des fantasmes au réel, de l’expansion aux mutations
du colonialisme, c’est l’ombre d’un décor perceptible aussi dans les romans
anglais ou français. C’est peut-être un autre moyen de comprendre comment la
traite a pu produire le racisme, mais aussi comment l’idéologie philanthropique
ou politique a pu le masquer.

43. Alain GROSRICHARD, Structure du sérail. La fiction du despotisme asiatique dans l’Occident clas-
sique, Paris, Seuil, 1979.

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