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ESSAIS PHILOSOPHIQUES
JOCELYN BENOIST
lieu rendre hommage à son œuvre de traduction mais aussi de commentaire, d'ap-
propriation du texte husserlien, qui seule a!fiourd'hui rend possible la réouver-
ture du chantier.
Reste que, dans un pqysage qui a changé beaucoup et vite, un facteur nou-
veau, et décisif, nous paraît a!fiourd'hui conditionner l'accès à des études propre-
ment husserliennes en un sens renouvelé dans notre pqys. Certainement le para-
doxe est-il que si la phénoménologie peut nous être restituée a!fiourd'hui dans ses
intentions originaires, gnoséologiques et métaphysiques, c'est aussi par la philo-
sophie ana!Jtique. L'intrusion de problématiques anglo-saxonnes a ici un rôle
déterminant à jouer et, dans une large mesure, l'a dijà fait.
Il faut bien évidemment ne pas se laisser allerpour autant à la tentation des
rapprochements trop rapides ni au goût des .rynthèses paciftantes. Autant le dire
tout de suite: nous ne myons ni à la possibilité ni à l'intérêt d'une << phénomé-
nologie ana!Jtique». Le problème n'est pas d'édifier un .rystème mixte et de
faire rentrer à toute force l'intentionnalité dans le moule contraignant de l'ana-
!Jse logique du discours ou inversement d'ordonner celle-ci aux conditions
transcendantales de quelque fondation suqjective. Ily aurait là certainement une
monstrueuse confusion des grammaires, celle qui est recouverte en général par ce
slogan qui ne commence qu'à être trop connu et qui appelle à <<naturaliser l'in-
tentionnalité». Trop souvent la philosophie ana!Jtique s'adresse à la phénomé-
nologie pour combler son attente de <<sens>>, en mal de quelque nouveau men/a-
lisme ou tout au moins de quelque sémantique de rattrapage. Un des premiers
if.fots d'une étude attentive de la phénoménologie, telle qu'elle est donc
alfiourd'hui plus que jamais requise, devrait être de décourager de telles unions,
dont le caractère tératologique éclaterait alors aux yeux du public. C'est aussi
bien que la phénoménologie n'a jamais été en mesure de fournir un tel «sens»
pour elle-même, saufjustement à admettre le tournant transcendanta~ qui est
précisément ce que les lecteurs ana!Jtiques en général rifusent avec le plus d'éner-
gie. Pour nous, qui n'admettrons pas non plus ledit« tournant transcendantal>>
de la phénoménologie, ou tout au moins resterons à distance critique de lu~ dans
une fidélité au premier Husserl qui nous paraît receler a!fiourd'hui quelques pro-
messes, quelles que soient ses difficultés, inévitables (l'attitude transcendantale
en présenterait d'autres, tout aussi inévitables), nous ne prétendrons pas au
bénijice d'un tel« sens» et de la constitution universelle, sésame de l'ontologie, et
nous ne serons même que trop heureux d'en pouvoirJaire l'économie. Ce qui nous
PRÉFACE 7
intéressera, c'est le so4 non transcendantal mais non sans contrainte d'accès ni
sans rigueur, d'une expérience prise à l'état natif, avec sa sensibilité et avec son
langage. Ce so4 c'est à notre sens celui des Recherches logiques. Mais force
est de constater que c'est aussi celui de la philosophie ana!Jtique dans ses pro-
blèmes fondamentaux et originaires. Aussi est-ce atijourd'hui en partie (pas
exclusivement toutifois, et une fois levés les malentendus d'usage) depuis la phi-
losophie ana!Jtique que l'on peut dans une certaine mesure réouvrir les questions
propres de la phénoménologie, dans la nécessaire digonction même de leurs gram-
maires- mais celle-ci est en elle-même une question qui fait partie du problème
de la dijinition même de la phénoménologie, qu'en un sens on commence seulement
à pouvoir aborder, de l'extérieur. Cela tient peut-être au simple fait que la
philosophie ana!Jtique seule a su pendant un certain temps maintenir ouvertes et
vivantes les questions qui étaient initialement aussi celles de la phénoménologie, à
savoir les questions de théorie de la connaissance dans lesquelles s'enracinent
l'une et l'autre. Le terme n'est assurément pas à la mode, mais c'est pourtant;
nous semble-t-i4 le domaine que la recherche doit réinvestir ici en priorité. C'est
en iffet depuis son terrain, nous semble-t-i4 et depuis son terrain seulement; que
l'on peut poser les vraies questions en ces matières, y compris éventuellement
pour subvertir le point d'où on était parti, à savoir le mythe de la « théorie de
la connaissance;> même. La critique de la logique est une affaire logique aussi
- ce que, croyons-nous, le premier Heidegger lui-même avait en vue. D'une cer-
taine façon la philosophie ana!Jtique nous réindique atijourd'hui le chemin de la
recherche d'une théorie de la connaissance et d'une ontologie, d'où la phénoméno-
logie était partie. D'où l'importance extrême de son apport présent à toute
étude et toute mise en question sérieuse de la phénoménologie. Elle contribue à la
généalogie de sa sœurjumelle, qui pose les mêmes questions d'autre façon.
Que la phénoménologie et la philosophie ana!Jtique puissent historiquement
et conceptuellement avoir la même provenance, c'est une chose qui commence à
être bien connue, et que nous ont appris à comprendre certains interprètes ana!J-
tiques. Phénoménologie et philosophie ana!Jtique seraient; selon la formule bien
connue, comme Rhin et Danube\ prenant leur source dans le même centre (celui
de la 1v.litteleu:ropa de la fin du siècle dernier).
1. Cf. :Michael Dummett, Les origines de la philosophie ana!Jtique, tr. fr. Marie-Anne Les-
courret, Paris, Gallimard, 1991, p. 44.
8 PHÉNOMÉNOLOGIE, SÉMANTIQUE, ONTOLOGIE
1. Suivant les travaux pionniers de Rudolf Haller, Studien zur iisterreichischen Philosophie,
Amsterdam, Rodopi, 1979, et Zur Historiographie der osterreichischen Philosophie, in
J. C. Nyiri (éd.), From Bolzano to Wittgenstein: The Tradition rif Austrian Philosopqy, Vienne,
Holder/Pichler(Tempsky, 1986, p. 41-53.
2. Cf. les Hume-Studien de Meinong (1877-1882).
3. A relativiser toutefois selon la méchante ironle de Musil (il est vrai juste après l'ef-
fondrement de la « Cacanie»), qu'il serait souvent aujourd'hui profitable de rappeler. Cf.
son article L'imposture (1919), traduit dans Le Maga:;jne littéraire, 205, 1984.
PRÉFACE 9
1. Cf. l'anecdote rapportée par Jaspers, citée par I<:arl Schuhmann, Husseri-Chronik, La
Haye, Nijhoff, 1977, p. 175.
2. Alberto Coffa, The Semantic Tradition from Kant to Carnap. To the Vienna Station, ed.
Linda Wessels, Cambridge Q\t(ass.), Cambridge University Press, 1991.
10 PHÉNŒv1ÉNOLOGIE, SÉIYIANTIQUE, ONTOLOGIE
Kevin Mulligan\ Peter Simon? et Bart)' Smit!Jl. Sans eux la recherche phéno-
ménologique risquerait af!iourd'hui de s'enliser dans une ignorance de ses sources
et une certaine scolastique, et leur œuvre du reste pourrait avoir des vertus salu-
taires pour la secouer d'une certaine torpeur post-moderne etjou d'un certain
narcissisme transcendantal ou post-transcendantal. Il faut bien sûr préciser que
leur apport serait resté lettre morte ici sans l'œuvre de Jacques Bouveresse, grand
passeur de la philosophie autrichienne sur la scène philosophique française. Par
l'intérêt qu'il a su réveiller pour ces questions, c'est certainement d'abord à lui
que nous devons af!iourd'hui ces découvertes et redécouvertes, et y compris la
connaissance des nouveaux outils élaborés à Manchester ou ailleurs qui doivent à
présent contribuer à une claire intelligence de la phénoménologie.
Évidemment, il faudra prendre garde à un certain continuisme (et pour être
plus précis à une certaine doxa brentanienne) qui, comme souvent en histoire de
la philosophie, tend à écraser les proble'mes, et se garder aussi bien de tout rap-
porter chez Husserl à une tradition par rapport à laquelle son plus grand mérite
est d'accomplir une percée, celle qui consiste précisément à instituer un sens nou-
veau, non PD'chologique, et à la mesure d'une ontologie en un sens critique du
terme, de l'intentionnalité. Quant à nous, c'est Husserl qui nous fait af!iourd'hui
relire la philosophie autrichienne, et non l'inverse:
<<En connexion avec le malentendu touchant l'essence de la phénoménologie, on
désigne depuis peu ces grands chercheurs- certainement en raison des impulsions que
j'ai reçues de Lotze et de Bolzano et dont j'ai conscience avec la plus grande recon-
naissance, atijourd'hui comme hier- comme les fondateurs de la phénoménologie, et
de telle manière que paraît directement s'imposer l'idée que le meilleur chemin pour
accéder à la phénoménologie soit le retour à leurs écrits en tant que sources origi-
nelles de la nouvelle science. Cependant la grande Logique de Bolzano entre, en l'oc-
currence, d'autant moins en ligne de compte, que celui-ci n'avait pas la moindre idée
de la phénoménologie, de la phénoménologie telle que la représentent mes écrits. [...]
Il en est qui entendent la phénoménologie comme une sorte de continuation de la Psy-
1. Cf. Speech Act and Sachverhalt. Reinach and the Foundations of Realist Phenomenology, éd.
Kevin Mulligan, Dordrecht, Nijhoff, 1987; Mimi, Meaning and Metap4Jsics. The Philosop4J
and Theory of Language ofAnton Marry, éd. Kevin Mulligan, Dordrecht, Kluwer, 1990.
2. Cf. Peter Simons, Philosop4J and Logic in Central Europe from Bolzano to Tarski,
Dordrecht, Kluwer, 1992.
3. Cf. Foundations of Gestalt Theory, éd. Barry Snùth, Munich/Vienne, Philosophia,
1988; Barry Snùth, Austrian Philosop4J, Chicago/La Salle, Open Court, 1996.
PRÉFACE 11
chologie de Brentano. Aussi haut que j'es#me cette œuvre géniale et aussi puis-
samment qu'elle ait agi sur moi dans ma jeunesse (comme c'est le cas des autres
écrits de Brentano), il faut pourtant qjouter en l'occurrence que Brentano est resté
éloigné de la phénoménologie au sens où nous l'entendons etjusqu'à ce jour.;; 1
Souvent des auteurs peu familiers au départ avec la phénoménologie, crqyant
rifuser le transcendanta4 rifusent la phénoménologie elle-même, se laissant aller au
rêve (et au péril?) d'une<< ontologie naïve» ou d'une quelconque théorie mentale de
l'intentionnalité. C'est au point que l'on peut se demander s'il est réellement pos-
sible de dissocierphénoménologie et transcendanta4 souspeine de perdre ce qui est le
grand acquis de la phénoménologie, à savoir l'interrogation sur les modes de donnée,
et de retomber sur les écueils du dogmatisme, D'une certainefaçon, c'est la question
qui animera notre livre, dans la recherche d'un autre statutpour la phénoménologie
que celui d'antichambre du transcendantal et de la suljectivité en un sensfondation-
ne! ou (de Charybde en Srylla) d'une ontologie en un sens dogma#que et nai'vement
réaliste (mais d'un réalisme métapf?ysique qui a peu à voir avec ce qu'on nomme
«réalisme naif;>, qui est celui du sens commun, et dont la phénoménologie estplus
proche). Par là même, nous serons amené à tenir une position critique, donc
peut-être moins tranchée. Nous en assumons toutes les dijftcultés et les éventuelles
apories, qui nous semblent tout au moins être celles de la pensée de Husserl lui-
même, à l'état natif, et en constituer tout l'intérêt. La quête de Husserl demeure
jusqu'au bout marquéepar une interrogation sur les conditions depossibilité, au sens
des conditions de possibilité de discours, des conditions sous lesquelles cela fait sens
que de dire telle ou telle chose, quête qui nousparaît assurémentporter une exigence
proprement critique. Le the'me de l'intentionnalité, chez Husserl (d'une certaine
façon contrairement à Brentano et aux néo-brentaniens), n'est rien de nature4 ni
d'immédiat, et rien moins qu'aristotélicien et noétique au sens classique du terme.]!
constitue l'équation d'un problème plutôt qu'un «modèle;> qui permettrait de
représenterparexemple ce que l'on nomme, d'unefaçon profondément incompatible
avec la pensée de Husser4 dont lepremier acte est d'avoir mis la conscience en dehors
d'elle-même, «états mentaux J>. Pour entendre Husser4 ·ilfaudra donc probable-
ment aux lecteurspeufamiliers avec cette tradition propre de la phénoménologie, se
débarrasser d'abord d'un certain naturalisme anglo-saxon (celui des sciences cogni-
1. Hussed,Ideen III,§ 10, Hua V, p. 57-59 ; tt. fr. La phénoménologie et les fondements des
sdences, p. 68-71.
12 PHÉNOMÉNOLOGIE, SÉJ:viANTIQUE, ONTOLOGIE
Les questions sémantiques ne seront encore unefois pourtant tenues ici quepour
un préambule nécessaire (sans doute la voie d'accès, c'est en soi le problème) aux
questions ontologiques, dont l'économie des Recherches comme la tradition dont
celles-ci sont issues les rendent étroitement solidaires. A la lumière de !'enracine-
ment de la pensée de Husserl dans le contexte des discussions logiques etp{Jchologi-
ques de son époque, et de la mise en avant, dans cet environnementphilosophique, du
problème du sens, linguistique et éventuellement extra!inguistique (ilfaudra pré-
ciser alors en quel sens), c'est en if.fet la question de l'engagement ontologique de
cette pensée que nous entendons poser en un second temps et du statut ontologique,
tout à la fois conditionnépar cette tradition et largement en rupture avec elle, de ce
que les Recherches logiques devaient nommer phénoménologie. A ceux qui
s'interrogeraient sur la portée de cette démarche atijourd'hui, nous avouerons que
nous espérons par là, en redép!qyant les intuitions originaires de ce qui demeure à
nosyeux la penséefondatrice de notre temps, ménager, contre son retour annoncé, la
possibilité d'une totijours de nouveau nécessaire sortie de la métapf?ysique, mais qui
ait peu à voir avec le thème destina! et claironnant de sa «fin>>. Ily a encore des
chantiers en philosophie. Alors nous aimerions parvenir à cette attitude de pensée
qui consisterait à la continuer, en fidélité à ses problèmes, au lieu de nous laisser
emporterpar l'if.fondrement de ce quipourrait être l'une de ses caricatures- ou de
courir à d'autres caricatures, en substituts trop rapides. Tels pourraient être le
sens aussi bien de l'héritage husser!ien de l'exigence d'une philosophie scientifique,
quels que soient les réserves ou les aménagements qu'ilfaudraity Jaire, et!'espoir
que nouspoursuivons ici1•
Ce livre ne prétend guère qu'au titre d'une collection d'études préparatoires,
et cela à plus d'un point de vue. Tout d'abord il ne saurait pour nous se substi-
1. Les questions posées id ne sont pas pour nous tout à fait sans passé. Dans un
recueil précédent, on trouvera deux textes qui les annoncent et les préparent dans une cer-
taine mesure. Nous les signalons au lecteur, s'il a la curiosité de s'y reporter: «Sujet phé-
noménologique et sujet psychologique» et« L'origine du sens: phénoménologie et vérité»,
l'un et l'autre dans Autour de Husserl: l'ego et la raison, Paris, Vrin, 1994. Les deux orienta-
tions contradictoires (recherche d'un empirisme intégral/fidélité à une sorte de platonisme)
qui étaient ainsi mises en évidence dans ce livre n'ont pas id disparu. C'est leur tension
même qui fait la valeur et l'intérêt de cette recherche à nos yeux. Sur cette route, nous cher-
chons encore. Mais il nous plaît de penser que cette problématique (celle d'un platonisme
de l'expérience) fut probablement réell=ent celle de Husserl.
14 PHÉNOMÉNOLOGIE, SÉMANTIQUE, ONTOLOGIE
PROBLÈME ET FORMES
DE LA SIGNIFICATION
I
Husserl et le mythe
de la signification*
* C'est ici le lieu de dire tout ce que ces études doivent à Sandra Laugier. Sans elle,
jamais ces questions n'auraient pris pour nous une telle urgence, ni nous n'aurions entrevu
les moyens de les poser:.
1. Cf. là-dessus déjà notre essai L'origine du sens, in Autour de Husserl: l'ego et la raison.
2. Non sans distorsions toutefois : cf. Rudolf Bernet, Le concept de noème, in La vie
du slfiet, Paris, PUF, 1994, p. 65 sq.
22 PROBLÈJYIE ET FORJYIES DE LA SIGNIFICATION
Ce qui est récusé par là, c'est qu'il puisse y avoir tout simplement
quelque chose comme un stock de vécus psychiques correspondant à
tel ou tel terme et constituant sa« signification» comme telle. Mais à
ce niveau on ne sait pas si la réfutation porte sur le dispositif lui-même
ou sur sa simplicité. Il est possible qu'il soit somme toute acceptable,
qu'il y ait bien le signe et quelque chose comme du « sens» psychique
qui lui correspondrait, mais au prix de quelque complication, confor-
mément à la voie déjà empruntée par Frege (celle qui passe par la dis-
tinction du sens et de la référence, selon un usage des termes non hus-
serlien). C'est au fond ce que semblent suggérer les lignes qui suivent,
en mettant en avant le modèle de la nomination:
«En ce qui concerne spécialement les noms, tout ce qui a trait à ce sujet
a été, depuis longtemps déjà, remarqué. On a, pour chaque nom, distin-
gué entre ce dont il "informe" (kundgibt) (c'est-à-dite nos vécus psychi-
ques) et ce qu'il signifie (bedeutet). Et, de plus, entre ce qu'il signifie (le
sens, le "contenu" de la représentation nominale) et ce qu'il nomme
(l'objet de la représentation). »2
1. Ibid.
HUSSERL ET LE MYTHE DE LA SIGNIFICATION 25
1. Cf. RL V, Introduction, Hua XIX/1, p. 353 ; tt. fr. t. II/2, p. 142: « C'est donc une
importante condition préliminaire à la solution des tâches indiquées que ce concept soit
élucidé avant tous les autres.»
26 PROBLÈME ET FORMES DE LA SIGNIFICATION
n'en est pas moins déjà un acte de plein droit, au sens où il instaure en
lui-même et par lui-même un rapport à l'objet, susceptible de se
déployer indépendamment de la donation intuitive de l'objet. n faut
donc distinguer plusieurs composantes dans les actes associés à ce que
l'on nomme habituellement la signification (ce qui donne son contenu,
son« sens» à un mot, un énoncé).
C'est ce que fait Husserl, en séparant les actes conférant la signijica-
tion et les actes remplissant la signijication. C'est en vertu des premiers
qu'il y a «sens». Les seconds ne font qu'illustrer la signification. Mais
l'erreur serait de croire que les premiers donneraient pour autant accès
à une sorte de vestibule de l'objet que serait la signification correspon-
dante, et dont les seconds fourniraient l'illustration intuitive en tel ou
tel objet. Les actes conférant la signijication sont eux-mêmes des rapports à
l'oT:fet. Les actes :remplissant la signification ne font qu'« actualiser la
référence objective», ce qui veut dire aussi bien qu'elle leur préexiste,
dans les actes mêmes conférant la signification. L'intuition n'apporte
rien d'autre que l'« actualité».
« On ne devrait pas dire, par conséquent, à proprement parler que .
1
l'expression exprime sa signijication (l'intention). » La signification n'est
rien qui préexisterait à l'expression, ou plus exactement aux actes du
signifier qui caractérisent celle-ci, et que cette dernière devrait alors
« exprimer». Elle se tient bien plutôt dans l'expression elle-même en
2
tant que lieu des actes du signifier • Le fait que les actes du signifier
«animent l'expression d'un sens» doit s'entendre, loin de toute inclu-
sion réelle d'un « sens» dans l'expression, dans le sens de l'institution
d'un rapport à l'objet. Ainsi serait «plus adéquate l'autre conception
de l'acte d'exprimer, selon laquelle l'acte remplissant apparaît comme
celui qui est exprimé par l'expression complète: comme lorsque, par
exemple, on dit d'un énoncé qu'il donne expression à une perception
ou à une fiction» 3• Dire que c'est l'acte remplissant qui est exprimé
renvoyer à quelque chose qui n'est pas elle, qui la détermine comme
telle. Cela n'a pas de sens de vouloir se tenir dans l'immanence, que
cela soit physique ou psychique, de l'expression : celle-ci n'est gouver-
née par aucune autre loi que celle de la transcendance, que Husserl
appellera «intentionnalité» 1•
Que nous soyons retenus par la face physique de l'expression ou
que nous l'utilisions dans un vécu de signification «normal», nous
avons affaire de plein droit à un rapport à l'objet: dans un cas à l'objet
physique «expression», dans un rapport qui est un rapport intuitif
perceptif tout ce qu'il y a de plus classique; dans l'autre cas à l'objet
qui est« désigné» par l'expression, dans un rapport qui n'est pas intui-
tif (du moins pas nécessairement, donc pas essentiellement), que la
re RL n'a pas d'autre sens que d'essayer d'élucider. Or d'un rapport à
l'autre, dans la différenc~ même des objets, le contenu phénoménologique
immanent demeure le même (on «perçoit» la même chose). La différence
relève donc de ce que les Ve et VI" RL appelleront le « caractère
d'acte»2 , c'est-à-dire les modalités mêmes de l'intentionnalité. Le
signifier apparaît alors non pas comme une opération secondaire cons-
truite «sur la base» d'éléments intuitifs (même si assurément inter-
viennent en lui des combinaisons complexes qui relèvent de l'associa-
tion, notamment en ce qui concerne la part d'indication qu'il y a
toujours dans sa face expressivé), mais comme, de plein droit, une
autre modalité de l'intentionnalité. Le passage au signifier fournit dans
les RL une modification phénoménologique exemplaire: «Le phéno-
mène de l'objet demeure inchangé, le caractère intentionnel du vécu se
modifie. »4 Ce qui n'a d'autre fonction que de mettre en lumière le
phénomène fondamental de l'intentionnalité en tant que structurant la
conscience, dans ses différences modales mêmes. Ce sur quoi Husserl
attire notre attention, dans une remarque méthodologique qui anticipe
sur l'acquis majeur des RL: «Tous les objets et toutes les références
objectives ne sont, pour nous, ce qu'ils sont que par les actes de viser
essentiellement différents d'eux, dans lesquels ils nous deviennent pré-
sents, dans lesquels ils sont en face de nous justement en tant qu'uni-
tés visées.» 1 Le signifier apparaît alors clairement comme l'une des
catégories de ces« actes de viser».
C'est en tant que tel qu'il peut fonder quelque chose comme des
«significations» idéales, dans un :retournement («une objectivation»)
qui, s'il semble exposer de plein fouet Husserl à la critique du mythe de
la signification, ne mesure en fait que la dé:réalisation de la signification
elle-même, dans son impossibilité à constituer un objet par elle-même.
L'idéalité de la signification ne tient effectivement à rien d'autre qu'à
son caractère d' « acte» même, comme tel irréductible à la forme de tel
ou tel objet, mental ou physique. En effet, lorsque Husserl, au § 11,
«objective» la description en distinguant l'expression elle-même, son sens
et l' oijectité correspondante, le sens de l'entité intermédiaire (le« sens»
précisément) ne peut être que celui de l'idéal-spécifique des actes concernés :
il s'agit de l'unité des actes qyant telle ou telle signification. Si la signification
est cette unité même, cela veut dire qu'elle n'est justement rien que ces
actes puissent« avoir» comme une entité qui leur préexisterait ou serait
isolable en leur sein: la signification ne tient dans rien d'autre que dans
l'identité d' effectuation de l'acte, identité qui ne s'illustre et ne s'assigne
dans rien d'autre que dans sa répétition éventuelle. Pour Husserl aussi,
d'une certaine façon, donner la« signification» d'une expression, ce ne
peut être que la :répéter: l'identité qu'est la« signification» elle-même ne
s'assigne que dans la répétition idéalisante et n'a pas d'autre consistance.
Elle est« à même» l'acte, propriété de l'acte lui-même en tant qu'il se
spécifie. n n'en :reste pas moins que cette thèse de la «signification
idéale», dans sa provenance bolzanienne, confirmée ici par le retour en
force du mythe de la p:roposition2 , soulève de grandes difficultés, sur les-
quelles nous reviendrons.
l'objet lui-même. Mais est-ce à dire pour autant qu'il constitue à lui
seul un objet? Certainement pas, dans la mesure où le sens de l'état de
choses ne se découvrira à l'analyse autre que de définir une configura-
tion de :rapport à l'objet. C'est inscrit dans le ca:tactè:re intentionnel
même de la fonction de signification, une fois de plus :téaffi:tmé avec
fo:rce, à l'heure même de l'abstraction de la signification idéale, unique
solution trouvée, en bon platonisme, à la question de l'identité de la
signification: «Tout énoncé, qu'il exe:tce une fonction de connais-
sance ou non, a son intention, et la signification se constitue dans cette
intention comme étant son ca:ractè:te spécifique d'unité.» Telle ou telle
signification ne se détache donc comme rien d'autre que comme le
ca:ractè:te d'unité d'une famille d'intentions, dans l'identité indéfini-
ment :reprise et :répétée de l'acte lui-même.
A p:teuve: l'impossibilité d'use:t de ce concept idéal de significa-
tion au titre de l'inte:tp:tétation familière de l'énonciation qui voud:tait
que l'énoncé« exprime "sa" signification», depuis le début combattue
ou tout au moins :tendue problématique pa:t Husserl. Pa:rle:t de« signi-
fications exprimées» est fondamentalement équivoque et inadéquat.
Enco:re faut-il se :tappele:t que «toute expression, non seulement
énonce quelque chose, mais énonce sur quelque chose; elle n'a pas seule-
ment sa signification, mais elle se :rapporte aussi à des oijets quels
qu'ils soient» et que «jamais l'objet ne coïncide avec sa significa-
tion»1. Il y a ce qu'on dit et ce sur quoi on dit. Mais d'une certaine
façon l'un et l'autre sont indissociables, et c'est le mystè:te du sens en
tant qu'« acte» que d'articuler cette distinction impossible: «Naturel-
lement l'un et l'autre n'appartiennent à l'expression qu'en vertu des
actes psychiques donateurs de sens.» La :téfé:tentialité de la pa:tole en
tant que capacité à pa:rle:t de quelque chose n'est pas distincte du sens
lui-même en tant que non seulement celui-ci la pe:tmet, mais il est cette
:téfé:tentialité elle-même: il n'a d'autre sens que d'assigner à la pa:tole
un objet et le fait d'« énonce:t sur quelque chose» :relève des actes
donateurs de sens eux-mêmes (et non des actes :remplissant le sens) de
plein droit, sans même que l'on puisse dire qu'il s'agisse d'un acte
«édifié sur eux». On dit simultanément que et sur et c'est cette struc-
ture plutôt que l'une ou l'autre de ses faces qu'il faudra appeler le
«sens».
La structure est manifeste dans le cas de la nomination: « Ce sont
les noms qui offrent les exemples les plus clairs pour la distinction
entre la signification et la relation à l'objet. »1 Pour leur distinction
assurément, mais aussi pour leur association, qui n'est rien d'externe
mais leur principe même. Suivent les fameux exemples frégéo-husser-
liens sur Le vainqueur d'Iéna et Le vaincu de Waterloo. Ces noms signi-
fient différemment, mais ils nomment un seul et même objet. Mais la
différence du rapport met ici en lumière, tout autant que sa variabilité
et sa possible« déclinaison», sa fondamentale identité de rapport: dans
un cas et dans l'autre, il s'agit du même objet et surtout d'un rapport
à l'objet. La différence même des «sens» ne se concevrait pas en
dehors de cet horizon du rapport à l'objet.
Ce modèle est pour Husserl un modèle général, qui concerne
l'essence du langage (ou plutôt du« signifier», car le rapport de l'un
à l'autre demeure certes obscur) en tant que tel. D'où son extension
spectaculaire au-delà du cas de la simple nomination, à travers la
théorie de l'état de choses, ici réactivée: « n en va de manière ana-
logue [à celle des noms] pour toutes les autres formes d'expressions,
bien qu'en ce qui les concerne, parler de rapport à l'objet présente,
en raison de leur diversité, quelques difficultés. »2 Toutes n'en ont pour-
tant pas moins un oijet. D suffit pour cela de redéfinir correctement le
concept d'« objet», correctement c'est-à-dire conformément aux
réquisits propres de la modalité signitive de l'intentionnalit é en tant
que rapport à l'objet de plein droit, qui a «ses» objets, pour ainsi
dire taillés sur mesure pour elle. C'est ce que fait la théorie du
Sachverhalt, redéfini selon sa face objective (comme «objet» du dis-
cours, ce sur quoi l'on dit) comme Sachlage. Husserl fait ici un grand
pas en avant dans le sens de la mise en évidence de l'irréductibilité
1. La théorie de l' «intuition catégoriale» viendxa (dans une certaine mesure seule-
ment, voir notre chapitre IV) corriger ce déséquilibre initialement ouvert par la I'" RL en
faveur de la modalité signitive de l'intentionnalité. Il peut y avoir intuition de l'« état de
choses». Cf. RL VI, Hua XIX/2, § 48, p. 684-85; tr. fr. t. III, p. 190.
2. RL I, § 13, Hua XIX/1, p. 54-55; tr. fr. t. II/1, p. 55-56.
HUSSERL ET LE MYTHE DE LA SIGNIFICATION 35
vzse pa:t la signification». C'est ce sens qui est sens de l'oijet donné
(c'est-à-elire donné tel qu'il était visé dans le sens) que Husserl nomme
«sens remplissant». li n'y a pas besoin que l'objet soit actuellement
donné pour qu'il y ait intention de signification (donc sens), mais, s'il
est donné, cela ne modifie donc pas seulement l'intention de connais-
sance (~tuitive) correspondante , ily a aussi un remplissement propre au
signifier. Ce n'est rien elire d'autre si ce n'est que la signification est une
modalité intentionnelle de plein droit, ayant ses propres conditions de
satisfaction (de« :templissement »), même si celles-ci sont unies par des
liens complexes à celles des autres modalités - intuitives - de l'inten-
tionnalité, censées être gardiennes de l'objet.
Là où l'objet est visé signitivement et en même temps donné intui-
tivement sur le mode même selon lequel il est signifié, «l'objet à la
fois visé et donné ne nous est pas présent comme double, mais seule-
ment comme un». Le fait qu'il soit donné comme visé (selon les
conditions de sa visée) assigne le sens remplissant de l'expression à
travers laquelle il est visé, sens en lequel se déte:rmine le sens lui-même
de cette expression en tant qu'elle fait sens (c'est le propre des actes du
signifier), mais toujours d'une façon déte:rminée, comme telle ou telle
expression. Toute expression a un sens remplissant et c'est ce en quoi
elle se déte:rmine comme telle ou telle expression (les conditions de la
satisfaction délimitant toujours la capacité de l'intentionnalit é à se
déte:rminer, dans le registre signitif de l'intentionnalit é comme dans
les autres).
Le sens remplissant n'est rien d'autre que le «même» de la signifi-
cation, ce qui fait que des actes du signifier pluriels signifient «la
même chose» et peuvent être compris comme tels. li est par là même
ce en quoi l'objet de l'intention de signification (puisque, dans son
caractère intentionnel, il lui est essentiel d'avoir un objet) s'assigne
comme «le même»; mais il n'est pas lui-même cet oijet: il est l'objet en
tant que donné dans l'acte du signifier, en tant donc que sens réalisé
de cet acte, puisque cet acte est prestataire de «sens», «fait sens»
d'une manière accomplie. Le mode de présence de l'objet qui répond
à cet accomplisseme nt est conforme aux conditions de l'intention de
signification elle-même: c'est une présence proprement signitive, qui
HUSSERL ET LE MYTHE DE LA SIGNIFICATION 37
lois, qui sont propres au signifier: ce n'est rien d'autre que ce que l'on
appellera la grammaire1• L'existence de ces lois, dans la mesure où
elles se situent purement au niveau du signifier et ne garantissent rien
d'autre que sa possibilité, prouve l'autonomie de ces actes dans leur
spécificité. Ce qui garantit contre le «non-sens» ne relève de rien
d'autre que des exigences propres du signifier lui-même, dans la
mesure où il n'est pas informe, mais déploie une variété d'actes mor-
phologiquem ent déterminés. Il y va une fois de plus de la découverte
que le signifier constitue un acte de plein droit, c'est-à-dire un rapport
à l'objet plein et autonome, comportant ses gains et ses exigences pro-
pres. Ce que viennent confirmer les lignes suivantes :
« Cest dans la signification que se constitue le rapport à l'objet. Par
conséquent, employer une expression avec sens, et se rapporter par une
expression à l'objet (se représenter l'objet), c'est là une seule et même
chose. La question n'est nullement, en l'occurrence, de savoir si l'objet
2
existe ou s'il est fictif, voire même impossible. »
même. Bien plutôt, le fait que cette expression soit pourvue de signi-
fication, quel que soit du reste son rapport avec ce que l'on a coutume
d'appeler «le réel», n'indique rien d'autre que l'accomplissem ent en
elle d'une prestation d'objet, sur ce mode original, non forcément
recouvert par les autres modes de l'intentionnalit é, qu'est le signifier.
La «signification» alléguée n'est que le rapport à ce même objet. Le
caractère fictif de l'objet s'avère par après selon d'autres prestations
intentionnelles , qui ne relèvent pas en droit du signifier, mais il ne
saurait en rien identifier la signification concernée à un objet de sub-
stitution. En fait, il suffit de signifier pour avoir rapport à des objets,
mais l'inverse est vrai aussi bien: signifier, c'est toujours déjà avoir
rapport à l'objet, on ne peut retenir la signification sur la route de
l'objet. La signification« toute seule» ne peut jamais se rencontrer: tel
est paradoxalemen t le résultat du problème des «objets inexistants»,
qui nous conduirait si facilement à hypostasier la signification et à en
faire un mauvais substitut de l'objet. S'y reconnaît au contraire la
puissance d'objectivité immédiate du signifier, par mais aussi résolu-
ment au-delà de la signification, dans sa capacité de se rapporter à des
objets qui ne sont qu'à lui, et s'y manifestent la vitalité et l'originalité
de son activité intentionnelle en tant qu'elle est pleine et entière et n'a
pas besoin d'autre registre intentionnel pour l'étayer (même si elle en
a besoin pour la compléter, mais la réciproque serait aussi vraie).
Cette percée husserlienne en direction du caractère intentionnel
des actes du signifier (et simultanément de l'intentionnalit é en général,
puisque l'analyse des vécus du signifier en constitue le laboratoire)
trouve sa contre-épreuve au chapitre II de la rr• RL, dans ce qui ne se
présente comme rien d'autre que comme une critique du mythe de la
signification.
La théorie avec laquelle Husserl se débat au début de ce chapitre
est effectivement celle qui identifierait la signification à un stock
d'images mentales accompagnant l'acte du signifier, «représentatio ns»
de l'objet ou, sur un mode ou sur un autre,« quasi-objets». La signi-
fication n'est en aucun cas de l'ordre de l'image adjointe de manière
constante à l'expression, et comprendre une expression ce n'est pas
retrouver les images associées, comme si le signe réveillait simplement
40 PROBLÈME ET FOR1ŒS DE LA SIGNIFICATION
les mêmes entités déjà prêtes d'une boîte noire mentale à une autre. A
preuve: la conscience d'identité de la signification peut subsister
même là où les images associées à l'acte du signifier sont fort varia-
bles. Et que dire des «images» associées aux formes supérieures du
calcul mathématique? Ce qui se joue là, c'est le décrochage fondamen-
tal de la modalité signitive de l'intentionnalit é par rapport à l'en-
semble de ses modalités intuitives, qu'elles soient perceptives ou ima-
ginatives du reste. L'otiginalité et l'irréductibilité de la modalité
signitive y sont suspendues. C'est très exactement ce que mesure la
défaite du« mythe de la signification»: car qu'exptime-t-il d'autre que
le besoin irréfléchi de combler le déficit d'intuitivité constitutif de la
modalité signitive de l'intentionnalit é en réinventant en son sein
quelque chose comme les entités intuitives manquantes (les « significa-
tions» en guise d'images, ou même comme images), ce qui revient aussi
bien à ignorer son mode de fonctionnemen t propre, et même simple-
ment la propriété de son fonctionnemen t? De ce point de vue, dans sa
ctitique anti-mentaliste , la ?' RL de Husserl apparaît tout simplement
comme le terrain de la découverte du signifier comme tel, dans son originalité
irréductible, et démythologisée .
Dans le signifier, il n'y a pas d'images ou de contenus que l'on
pourrait retrouver, et c'est une mauvaise compréhension de la com-
préhension que de la comprendre de cette façon. n faut bien saisir
que le « sens» n'est pas une partie du vécu, ou tien qui existerait
comme tel dans la conscience du signifier et puisse par là revêtit la
dignité de l'image. Ce qui éloigne Husserl de toute théotie du sens-
image, c'est le ptincipe fondamental de l'imperceptibilité du sens, qui
révèle la structure même de l'acte du signifier. Signif;ier, ce n'est
jamais énoncer du sens, pas plus que comprendre ne serait le recueil-
lir comme une chose ou une image. Dans les actes du sens, dans
leur réciprocité, ce qui apparaît et se donne à connaître, c'est l'objet;
le sens lui-même n'apparaît pas.
Mais alors, à supptimer ainsi le «sens» et tous les doubles intuitifs
que l'on pourrait lui procurer, que nous reste-t-il par rapport à l'acte
du signifier, si ce n'est simplement le mot et !'oijet? En l'absence de
troisième terme-réel, c'est-à-dire isolable comme une entité spécifique
HUSSERL ET LE MYTHE DE LA SIGNIFICATION 41
naît dans un acte mental préalable (même si cela peut arriver, mais
c'est alors un problème de mémoire, non de langage). Le nom, en tant
qu'il est normalement utilisé, renvoie immédiatement à la personne qu'il
dénote: sa fonction est précisément d'orienter l'attention de la cons-
cience vers elle, en tant qu'elle est signifiée. On n'a pas les noms en
regard des choses, et il ne s'agit pas de coller des étiquettes, même
dans le cas du nom propre. On a la chose «à travers» le nom, à même
lui, et c'est là tout le problème de la signification, comme mode de
rapport à l'objet, et non au signe lui-même qui, comme tel, n'est
qu'une fonction. L'indication à nos yeux relie la matérialité de deux
«choses»: le nom et l'objet. La signification nous relie directement à
une seule et même chose Q.'objet désigné, «nommé»), sans que le rap-
port d'une chose à une autre soit autre chose qu'un étai 1• C'est en rai-
son de ce caractère fonctionnel du nom propre qu'il peut, au même
titre que les autres mots du langage, 'faire partie d'expressions signi-
fiantes complexes et donc se plier aux lois de composition de la signi-
fication: lui-même signifie.
Ainsi pour nous, dans la" compréhension d'un mot en général, « ce
n'est pas le simple symbole qui est présent, c'est bien plutôt la com-
préhension qui est là, ce vécu d'acte particulier qui se rapporte à l'ex-
pression, l'éclaire de part en part, lui confère une signification et par là
un rapport à l'objet» 2•
Cette modification a tous les caractères d'une modification inten-
tionnelle et, dans l'analyse husserlienne, n'a précisément d'autre fonc-
tion paradigmatique que de mettre en évidence le caractère intention-
nel du signifier lui-même, comme propriété d'aucun objet, pas plus
mental que physique, mais rapport à l'objet même. «La manière d'être
d'un objet ne se modifie pas quand celui-ci prend pour nous la valeur
d'un symbole. »3 C'est dire que d'une certaine façon les mots ne sont
que des objets comme les autres. Le fait de signifier ne modifie pas le
contenu de ce qui est expérimenté au titre du mot, et l'on ne peut
il n'est pas v:rai en :règle générale que nous ayons à inte.tp:réte:r les
signes, c'est-à-di:te à leu:r ajoute:r quelque chose, mais c'est.leu:r percep-
tion même (même« contenu» que leu:r perception physique) qui fait
immédiatement sens. «Nous n'effectuons pas un acte de :représentation
ou de jugement se :rapportant au signe en tant qu'objet sensible, mais
un acte tout différent, et d'une autre espèce, qui se :rapporte à la chose
ainsi désignée. »1 L'idéalité de l'objet du signifier s'évadant de la pré-
sence sensible du mot ne :renvoie d'autant et pourtant à aucun nou-
veau contenu. Le contenu est le même, et si l'objet se donne à di:te
(forme originale et i:t:réductible de donation) c'est dans le signe sen-
sible même, dans le même contenu sensible.
Ainsi s'énonce ce qui est le résultat fondamental de la f' RL, à savoi:t
le caractère purement intentionnel du signifier, en tant que « ca:ractè:re
d'acte», et rien que cela.
Cette intuition n'a pu se développer, dans une pe:rcée phénoméno-
logique :radicale et extrêmement problématique, que su:r les décombres
du mythe de la signification. Tout l'enjeu de l'analyse husse:rlienne en
effet était de se débarrasser d'une mauvaise entente du sens comme
«troisième terme», entente qui lui était connue et p:tenait pou:r lui la
valeu:r d'un obstacle épistémologique pa:rticuliè:rement important
puisque inte:rne à l'école même de Brentano, d'où lui vient l'acquis
fondamental des RL, à savoi:t le concept d'intentionnalité, mais sous
une forme inutilisable comme telle. La découverte du ca:ractè:re origi-
nairement et, faut-ille di:te, originalement intentionnel du signifier n'a
d'autre portée que de dét:rui:te une conception sémantique de l'inten-
tionnalité, qui, plaçant le sens dans l'intentionnalité et en faisant un
moyen de l'intentionnalité, un terme intermédiaire, a pou:r consé-
quences 1 /d'occulter le sens géné:ral de l'intentionnalité comme :rap-
port di:tect aux objets eux-mêmes, 2/ d'obstruer le sens intentionnel
du« sens» lui-même et de fai:te oublie:r que le sens est lui-même le pro-
duit d'une activité intentionnelle. C'est ce qui explique la fixation cri-
tique de Husse:rl su:r la théorie de l'image, qui en fait :relève d'un posi-
sens n'est rien qui serait (ou donc éventuellement pourrait ne pas
être) associé au signe de l'extérieur, mais une modalité intention-
nelle, dont ce qui est appelé le mode d'expression .rymbolique ne
représente jamais qu'un régime particulier, dont la phénoménologie
va cerner descriptivement les contours. Dans une langue formulaire,
précisément en tant qu'il s'agit d'une langue, «il ne s'agit pas des
signes conçus simplement en tant qu'objets prysiques, dont la théorie,
la combinaison, etc., ne pourraient nous être de la moindre utilité» 1•
Là aussi les signes ont un sens dans la mesure exacte où ils « font
sens», suivant des lois qui sont toutefois propres à cet usage particu-
lier - celui qui définit les langues .rymboliques. Ce qui caractérise
l'usage «symbolique», «formulaire» de l'intentionnalité signitive2,
c'est le concept de jeu. Le langage symbolique se spécifie comme un
jeu, dans lequel les signes ne prennent sens que pat et dans leur
usage, avec des valeurs qui ne sont rien d'autre qu'« opératoires».
Pour autant ils ne« signifient» pas moins: la signification opératoire
n'est qu'un mode entre les autres du fonctionnement de l'intention-
nalité signitive, dont il prouve l'originalité bien plutôt qu'il n'en
excède les limites. Ce n'est pas avec des signes dépourvus de signifi-
1. Celui-ci, du reste, est imputé par Quine à Bolzano et Frege (tradition à laquelle se
rattache alors Husserl) plus qu'au psychologisme.
50 PROBLÈME ET FORMES DE LA SIGNIFICATION
connaissance dont bien des actes intentionnels n'ont cure, est énoncée
par Husserl au titre de «l'absence de limites de la raison objective»,
qui, au ruveau des RL, pourrait bien constituer le principe - et aussi
la limite, éminemment critiquable - même de la phénoménologie,
dans sa capacité ouverte et sa prétention d'accueillir sans restriction
tous les objets (donc de les reconnaître tous comme oijets de plein
droit) et l'ensemble des modes de rapports à l'objet, dans leur diver-
sité originaire même1•
Cela ne veut absolument pas dire que ce qui est de l'ordre de la
signification pourrait simplement se« traduire» en termes de rapport
(cognitif) à l'objet, comme si la signification n'avait d'autre fonction
que de signifier un rapport à l'objet qui n'est pas le sien. L'idée de la
connaissance possible n'est pas celle de l'explicitation du «contenu»
de la signification corrélative2, ni même à proprement parler celle de la
donation du référent qui est le sien, donation éventuellement de facto
impossible et qui de toute façon ne conserve son sens propre de réfé-
rent que dans les limites de ce mode intentionnel particulier et irréduc-
tible qui est celui du signifier; mais il s'agit de l'assignation de l'iden-
tité juridique, de droit, de ce référent, qui n'est visé comme identique
- fait qui rend possible sa visée même - que sous l'idée, nécessaire,
« objectivante», d'une possible donation, :fictive ou non. La significa-
tion, ou plutôt l'acte de signifier, vise comme tel un objet; mais un
oije~ cela n'a d'autre sens que ce qui peut être en droit connu. Cette possibilité
mesure la transcendance constitutive du mouvement de la signification
en tant qu'acte intentionnel. Parler de quelque chose- ce qui est la
nature même du parler - c'est parler de quelque chose qui peut être
repris en droit comme la même chose et de la même façon, ce qui
assigne en droit l'unité de la visée langagière que l'on en a (sa« signi-
fication»). Mais à cette fondation le mythe de la connaissance pos-
sible, le «regard extérieur» de la connaissance (extérieur par rapport
au signifier) sont nécessaires, dans la mesure où ce mythe n'est rien
1. «Or cette interprétation est exigée non seulement par le fait qu'on parle normale-
ment, en pr=ant modèle sur les expressions stables, d'une signification qui serait toujours
identiquement la même, quel que soit celui qui énonce la même expression, mais elle est
exigée surtout en raison du but qui guide nos analyses» (op. cit., § 28, p. 97; tt. fr. p. 105).
2. Sur cette question difficile, qui déborderait ici le cadre de notre étude, et l'évolution
très importante de la pensée de Husserl en la matière, voir notre essai L'identité d'un sens:
Husserl des espèces à la grammaire, à paraitte dans le collectif Mathématiques, formes et pro-
cessus signitifs chez Husser~ dir. R. Brisart, Bruxelles, Presses des Facultés Universitaires
Saint-Louis, 1998.
3. RL I, § 30, p. 102; tt. fr. p. 111.
54 PROBLÈME ET FORMES DE LA SIGNIFICATION
signification même et en cela n'en est donc pas sépa1:able, même si elle
s'y oppose pa!: son idéalité (c'est celle-ci qui est fondatrice d'unité). En
ce sens elle n'est donc rien d'autre qu'unité idéale d'un rapport référen-
tiel à l'objet- en elle le rapport à l'objet est déterminé de telle ou telle
façon sur le mode du signifier, de sorte qu'en droit l'objet puisse aussi
être connu selon cette détermination même. Ainsi le « contenu» de la
signification n'est «rien moins que ce que la psychologie entend pa!:
"contenu", à savoir une partie réelle quelconque ou un aspect du
vécu» 1.lci la thèse de l'idéalité des significations en soi va donc en un sens à la ren-
contre de la critique du mythe de la signification comme entité réelle et de!' ajftrma-
tion du caractère fondamentalement intentionnel donc ir-réel du signifier. La
«signification»,« ce que cela veut dire», le« contenu logique» ne sont
«rien qui puisse valoir, au sens réel, en tant que partie de l'acte de com-
préhension correspondant». ll n'y a aucun reste psychique invariant,
comme élément réel, que l'on trouverait dans tous les actes pourvus de
«la même signification». Reste que d'autant le simple fait d'être un acte
de signification, le simple« ca!:actère d'acte» du signifier, ne suffit pas à
qualifier l'acte comme ayant telle ou telle signification. C'est dans ce fait
(que le signifier se donne toujours en l'espèce d'avoir telle ou telle signifi-
cation) que s'enracine le besoin d'unités de signification pour penser
l'acte même du signifier. L'identité de ces unités, suivant la contrainte
de la phénoménologie, ne s'entend en effet que pa!: rapport à la pluralité
des actes qu'elles mettent en jeu, comme invariants structurels «à
même» les actes mêmes. Mais ces invariants qu'elles sont en définitive
ne sont rien de réel ni qui ait besoin d'être représenté pa!: une compo-
sante réelle de l'acte. L'invariant est ce qui est produit dans la cons-
cience, non thématique mais toujours possible en droit (cette possibilité
est fondatrice du faire sens), que c'est «le même» qui est exprimé, au
sens du «même» qui serait exprimé dans les autres occurrences du
même acte d'expression. L'unité de signification est l'idée d'une identité
de visée, identité à laquelle il n'est besoin ni qu'il corresponde une iden-
tité réelle de l'acte, ni une identité réelle (c'est-à-dire effectivement don-
L'héritage de Bolzano·
l'analytique-formel
§ 1. L'HÉRITAGE KANTIEN
1. Fait trop souvent ignoré par une tradition phénoménologique qui s'est détournée
des questions logiques, et par vocation peu sensible à la distance prise par le texte
des RL vis-à-vis d'une problématique transcendantale de type post-kantien, comme par
une tradition analytique souvent prisonnière du cliché d'un Husserl intuitionniste et
inconscient de ce pouvoir des signes que pourtant toute la première partie de son œuvre n'a
de cesse d'interroger. Parmi les rares études qui fassent exception, outre les travaux pion-
niers de Jacques English, voir Peter Simons, Philosopqy and Logic in Central Europe from Bol-
zyno to Tarski, Dordrecht, Kluwer, 1992, et Jacques Bouveresse, Moritz Schlick et le pro-
blème des propositions synthétiques a priori, Actes du colloque de Saint-Malo (1994), Paris,
Vrin, 1997, qui, dans une recherche d'une nature un peu différente (l'examen de la critique
par Schlick de l'a priori synthétique matériel husserlien), établit fort clairement la prove-
nance bolzanienne du sens husserlien de l'analyticité.
2. Logique formelle et logique transcendantale, Appendice III, § 3, Hua XVII, p. 333;
tt. fr. p. 430.
L'HÉRJTAGE DE BOLZANO 61
1. Critique de la raison pure, Ak. III 38; tt. fr. Pléiade, t. I, p. 765.
2. LFLT, Hua XVII, p. 333; tt. fr., p. 430.
3. Prolégomènes à toute métapf?ysique future, § 2, Ak. IV 266; tt. fr. Pléiade, t. II, p. 30.
4. LFLT, Hua XVII, p. 333; tt. fr., p. 430.
5. Cf. LFLT, § 15 et§ 19. Là-dessus, voir Suzanne Bachelard, La logique de Husser~
Paris, PUF, 1957, nota=ent p. 203 sq.
62 PROBLÈME E'I' FORMES DE LA SIGNIFICATION
1. Kant, Sur une découverte selon laquelle toute nouvelle critique de la raison pure serait rendue
supeiflue par une plus ancienne, Ak.. VIII 238; tr. fr. Pléiade, t. II, p. 1360.
2. Cf. Wissenschajtslehre, Sulzbach, 1837, § 65, Bd. I, p. 288 sq.
3. Bolzano, Wissenschajtslehre, § 12, Bd. I, p. 52.
64 PROBLÈ1Œ ET FORMES DE LA SIGNIFICATION
1. Comme c'est le reproche général adressé à Kant par Bolzano. Cf. la présentation de
Jacques Laz, Bolzano critique de Kant, Paris, Vrin, 1993.
2. Cf. Frege dans Les Fondements de l'arithmétique, § 3, tr. fr. Claude Imbert, Paris,
Seuil, 1969, p. 127: «Les distinctions de l'a priori et de l'a posteriori, de l'analytique et du
synthétique, ne concernent pas à mon avis le contenu (lnhalt) du jugement, mais la légiti-
mité de l'acte de juger (die Berechtigung zur Urteiliflillung). »TI ne s'agit pas, à propos de la
proposition analytique, «de savoir par quel chemin on en vint, peut-être à tort, à la tenir
pour vraie, mais des raisons dernières qui justifient ce tenir-pour-vrai (Fiirwahrhalten) ».
L'HÉRlTAGE DE BOLZANO 65
1. RL III, § 12, Hua XIX/1, p. 259; tr. fr. t. II/2, p. 39, texte de la 2' éd.
L'HÉRITAGE DE BOLZANO 71
1. Cf. notre mise en perspective, in Kant et les limites de la .rynthèse, Paris, PUF, 1996,
p. 25 sq.
L'HÉRJTAGE DE BOLZANO 77
thèse de cet écart est aussi bien une thèse sur la signification et sur son
inconsistance gnoséologique, thèse qui se manifeste, comme dans des criti-
ques ultérieures du mythe de la signification, pat la récusation de la doc-
trine convenue des jugements analytiques, à savoir de la doctrine qui
voudrait que ceux-ci fussent analytiques en vertu de leur seule significa-
tion. Jamais en vérité la signification ne nous donnera à elle seule l'objet
sur le mode de la connaissance - ce qui .ne veut pas dite que le mode de
rapport à l'objet qu'elle instaure ne se vérifie et ne se confirme pas dans
la connaissance. Et« là où il est question de connaissances qui "décou-
lent" de l'analyse des simples significations des mots, est visé précisé-
ment autre chose que ce que suggèrent les mots» 1 • Ce qui est en jeu dans
un jugement analytique, ce sont les« essences conceptuelles» des objets
qui sont désignés par les mots, et, dans la donation effective (intuitive)
de ces essences, qui ne sont« nullement les significations des mots elles-
mêmes »2 , se joue la possibilité du templissement ou non de ces significa-
tions, templissement qui est la seule forme de connaissance possible.
«Analytique» et« synthétique» renvoient donc à deux formes de rem-
plissements différents, mais dans un cas comme dans l'autre à un rem-
plissement, certainement pas à la signification elle-même, et l'analytique
n'est rien qui se déciderait au niveau d'une signification alors traitée
comme un objet. L'analyse de la signification, pour autant qu'elle soit
possible (et elle ne le sera pour Husserl que dans l'horizon du grammati-
cal au sens de la grammaire pure logique, cf. RL IV) ne donnera jamais
que de la signification3, au sens où elle ne fera que déplier les lois de ce
rapport original à l'objet qu'est le signifier, et certainement jamais une
connaissance, rapport à l'objet subordonné, pour Husserl, à l'exigence
d'une donation en personne, sous une forme ou sous une autre (catégo-
riale ou non). Si le signifier ne saurait donner lieu en lui-même à une
connaissance, c'est précisément qu'il constitue un mode de rapport à
l'objet original, qui n'est pas de connaissance, et qui est juxtaposé et
De Brentano à Marty ·
la syntaxe
1. J. S. Mill, 0'stème de logique, tt. fr. Louis Peisse, Paris, 1866, rééd. Liège, Mardaga,
1988, p. 96.
2. Brentano, P.rychologie, Bd. II, p. 48; tt. fr. p. 213.
88 PROBLÈME ET FORMES DE LA SIGNIFICATION
1. C'est en effet bien à Hume le premier qu'il faut référer la remise en question de la
conception du jugement comme liaison ou séparation d'idées, et on pourra s'étonner de ne
pas voir Brentano mentionner ici cette source plus directement. Cf. Treatise of Human
Nature, éd. Nidditch, p. 96; tr. fr. Philippe Baranger et Philippe Saltel, Paris, GF, 1995,
p. 161: «ll est loin d'être vrai que, dans tous les jugements que nous formons, nous unis-
sons deux idées très différentes, puisque dans la proposition Dieu est, ou, en vérité, dans
toute autre proposition ayant trait à l'existence, l'idée d'existence n'est pas une idée dis-
tincte que nous unissons à celle de l'objet et susceptible de former, grâce à cette union, une
idée composée.» Marty, Ueber subjektlose Siitze, VI" article, Vierteijahrsschrift für
wissenschqftliche Philosophie, 19, 1896, p. 22 sq., remarque bien cette provenance de la thèse
brentanienne, défendant cette proximité avec Hume contre l'interprétation de Hume sou-
tenue par Benno Erdmann dans sa Logique.
2. Cf. Heidegger, Ga 21 (cours de 1925-1926 intitulé Logik. Die Frage nach der Wah-
rheit), p. 135 et p. 142 par exemple. Sur ces textes, voir Jean-François Courtine, Les
«Recherches logiques» de Martin Heidegger: De la théorie du jugement à la vérité de
l'être, et Franco Volpi, La question du logos dans l'articulation de la facticité chez le jeune
Heidegger lecteur d'Aristote, in].-F. Courtine éd., Heidegger 1919-1929, De l'herméneutique
de la facticité à la métapqysique du Dasein, Paris, Vrin, 1996. A défaut de se référer à la doc-
trine proprement brentanienne du jugement telle qu'elle est exposée dans la P{)'chologie
de 1874, mais exclusivement à la Dissertation de 1862 sur les divers sens de l'être chez Aris-
tote (où Brentano, plus classiquement, finit, dans l'analyse des différents sens aristotéliciens
du «vrai>>, par réduire la vérité à la mesure de la prédication), J.-F. Courtine, p. 22,
manque un emprunt très immédiat de Heidegger à Brentano.
3. Cf. là encore l'extraordinaire critique humienne de la logique, qui n'est pas assez
remarquée, in Treatise, éd. Nidditch, p. 175; tr. fr. p. 252.
4. Brentano, P{)'chologie, Bd. II, p. 50; tr. fr. p. 214. Voir]. Bouveresse, Langage, per-
ception et réalité, Nîmes, Jacqueline Chambon, 1995, p. 453.
94 PROBLÈJ:viE ET FORJ:viES DE LA SIGNIFICATION
Cette doctrine devait toutefois être sujette à une mise à jour dont
l'exposé est indispensable à l'intelligence de notre propos. On en
trouve le témoignage dans plusieurs notes de l'édition originale de la
conférence Vom Ursprung sittlicher Erkenntnis (1889). Non que Bren-
tano revienne sur la classification des phénomènes psychiques précé-
demment établie, et notamment sur le partage fondamental entre
représentations (ideae) et jugements (judicia), dont il attribue, dans sa
radicalité, l'origine à Descartes2, mais il est amené à nuancer l'univer-
salité de la forme monothétique (du type «A existe») qu'il avait pro-
posée en un premier temps pour les jugements. La simplicité supposée
de la «thèse» qui serait alors le sens du jugement ne lui paraît plus
1. Brentano, Psychologie, Bd. II, p. 54; tr. fr. p. 216 sq. A propos d'Aristote, Métaphy-
sique, 0, 10, 1051 b 17 sq. Pour la résurrection de ce thème chez Heidegger, voir Ga 21,
p. 170 sq.
2. Cf. la n. 21 de Vom Ursprung sittlicber Erkenntnis, reprise par I<:raus dans Brentano,
Wahrheit und Evidenv p. 33 sq. La référence est à Descartes, Meditatio ill, AT VII 36-37.
96 PROBLÈME ET FOIU:vŒS DE LA SIGNIFICATION
1. Brentano, Die Lehre vom richtigen Urteil, éd. Franziska Mayer-Hillebrand, Berne,
Francke Verlag, 19 56, p. 114. Cet exposé est emprunté au texte de Franz Hillebrand.
2. Cf. la n. 22 de Vom Ursprung, reprise dans Wahrheit und Eviden:{J p. 40 et 42.
98 PROBLÈ:ME ET FOR:MES DE LA SIGNIFICATION
1. Brentano, P{)'chologie, Bd. II, p. 185; tr. fr. p. 300 (voir la note de Gandillac).
DE BRENTANO A MARTY 101
1. Sur tout ceci, cf. op. cit., Bd. II, p. 193 sq.; tr. fr. p. 305 sq.
2. Anton Marty, Ueber subjektlose Satze und das Verhaltnis der Grammatik zur
Logik und Psychologie, sept articles dans le Vierteljahrsschrijt jür wissenschtiftliche Philosophie,
I-III en 1884, IV et V en 1894, VI et VII en 1896.
3. Anton Marty, Ueber das Verha!tnis von Grammatik und Logik, in 0Jmbolae pra-
genses. Festgabe der deutschen Gesellschtift for Altertumskunde in Prag zur 42. Versammlung deut-
scher Philologen und Schulmiinner in Wten 1893, Prague/Vienne/Leipzig, 1893.
DE BRENTANO A MARTY 103
1. Op. cit., VI, p. 56. Dans le cosignifier (mitbedeuten), qu'on retrouvera dans la
l" RL, il faut voir un écho de la théorie millienne de la connotation, ainsi traduite en alle-
mand. La mise en évidence par Mill (cf. 0'ste'me de logique, tr. fr. p. 30 sq.) de l'opposition
entre signes connotatifs et non connotatifs a une importance considérable dans l'invention
de la syntaxe par Marty et Husserl, quelles que soient les remises en question dont ils assor-
tissent cet héritage et qui rendent seulement possible leur découverte du reste.
106 PROBLÈME ET FORMES DE LA SIGNIFICATION
1. C'est la thèse de Claude Imbert dans Phénoménologies et langues formulaires, Paris, PUF,
1992.
110 PROBLÈME ET FORlYŒS DE LA SIGNIFICATION
d'autres, celles-ci étant reliées les unes aux autres par cette propriété
générale d'être «formelles» 1• Le catégorial s'identifie ici au formel en
général, la «forme» se définissant par l'abstraction du «contenu» en
un sens qui reste à préciser. Cette définition est tout à fait générale:
l'idée de forme n'y est pas rattachée à quelque structure préconçue
de l'objet qu'il faudrait «habiller», bien plutôt déploie-t-elle le pou-
voir illimité de structuration de l'objet lui-même. La forme n'est
donc pas ici à la mesure de l'objet, comme dans l'objet formel clas-
sique (l'objet transcendantal), tel qu'il est conformé par les catégo-
ries; c'est bien plutôt l'objet qui est à la mesure de la forme, dans
son pouvoir de formation libre des objets. Le catégorial n'est rien
d'autre ici que la grammaire de ce pouvoir. Il y a catégorie partout
où il y a possibilité de conformer un objet indépendamment de son
contenu. Ce point de vue part de l'expérience, toute nouvellement
acquise avec l'algèbre et la logique modernes, de nos pouvoirs appa-
remment illimités de composition formelle d'objets, et de notre
capacité de nous rapporter à des formes d'objectivité de degré supé-
rieur, purement formellement constituées. Certes, dans l'espèce de
généralité absolue (d'« universalité») de ces concepts que sont le
«un» et le «quelque chose», comment ne pas reconnaître l'écho des
philosophies transcendantales classiques, dans leur poursuite d'une
tinologie; mais l'introduction ici cl.'une référence à la «numération»
et aux concepts de la relation modifie sensiblement les choses.
L'universalité visée est celle de la formalisation en général, et non
d'une pure forme abstraite qui fournirait comme le support méta-
physique, le radical ontologique (le «quelque chose») sur lequel
viendraient se greffer toutes les autres propriétés. En fait, seule la
III< RL permettra de l'établir pleinement, dans la définition fort peu
kantienne qu'elle propose de l'analytique:forme/ (précisément?, il y a
catégorial partout où il y a fa possibilité d'une complète mise en variables
du point de vue de fa forme concernée.
C'est cette définition qui est déjà sous-jacente à la fin des Prolégo-
mènes, lors de la reprise du thème du catégorial introduit. dans la PA,
dans le contexte du projet d'une« ontologie formelle» corrélée à une
mathesis universalis. Le retour au «type catégorial », qui doit être
conquis par l'abstraction de tout contenu, c'est pour Husserl la même
chose que le retour à «la forme de théorie» 1• Cette corrélation du caté-
gorial au projet d'une mathesis universalis en tant que théorie de l'objet,
c'est-à-dire précisément théorie de la constitution de l'objet par la
théorie, n'a certes rien de nouveau. Mais ce qui est nouveau, c'est la
sensibilité à l'élément formel de la théorie, à la pluralité des « formes
de théorie» en tant qu'elles-mêmes productrices de «formes». Le sens
véritable de cet élément formel qui pour Husserl constitue le sol du
catégorial (il n'y a de catégorial que dans le déploiement déterminé de
«formes catégoriales » par les différents genres de théories) apparaît
nettement dans la référence qui est faite aux nouvelles géométries rie-
maniennes et au sens proprement catégorial que l'espace y conquiert,
problème qui avait beaucoup occupé Husserl dans les années qui ont
suivi la publication de la PA 2 et dont on peut penser qu'il a eu un rôle
majeur dans l'édification de la phénoménologie3 •
Toute science formelle définit un horizon de catégorialité qui lui
est propre, et ainsi l'espace de la géométrie, matériau traditionnel de
l'Esthétique transcendantale, qui est censée constituer le niveau infra-
catégorial de la connaissance, est-il fait « catégorial». Non pas que
Husserl récuse l' ~xistence d'un espace de l'esthétique; mais, à côté de
lui, il affirme l'existence d'un espace de la géométrie, catégorialement
constitué, que son existence catégoriale détache de l'espace intuitif
premier. Que signifie que cet espace soit « catégorial » ? C'est qu'il est
défini par des propriétés formelles par rapport auxquelles s'ouvre pré-
cisément le champ des variations qui les laissent intactes. L'« espace»
1. Cf. Riemann, Sur les 4Jpothèses qui servent de fondement à la géométrie, in Œuvres mathé-
matiques, tr. fr. L. Laugel, Paris, Gauthier-Villars, 1898, p. 280 sq.
2. Cf. toujours notre chap. II.
3. RL II, 3 22, Hua XIX/1, p. 166-167; tr. fr. t. II/1, p. 190.
LE CATÉGORIAL 115
opposition, le non-sens estle fait non d'un énoncé dont la question serait
de savoir si un objet au sens d'un oijet de connaissance peut lui répondre ou
non, mais d'un énoncé qui n'est manifestement pas recevable en tant
qu'énoncé. Ainsi le fameux Vert est ou. Que signifie cette irrecevabilité?
Certainement aucune incompatibilité d'éventuels « éléments intuitifs»
qui seraient censés remplir les différentes cases répondant à ces significa-
tions (ce serait l'erreur de Twardowski), mais l'incompatibilité de ces
signijications elles-mêmes. Les actes du signifier ne peuvent assurément se
composer de cette manière. Or la thèse de Husserl est que:
«Cette impossibilité [de combiner certaines significations] ne tient pas à
la particularité singulière des significations à combiner, mais bien aux
genres essentiels sous lesquels elles se rangent, c'est-à-dire aux catégories de
la signification.»1
1. Op. cit., § 10, p. 326; tr. fr. p. 112. Ici, il faudrait bien sûr tenir compte des critiques
de Jacques Bouveresse, dans Dire et ne rien dire, Nîmes, Jacqueline Chambon, 1997, parues
trop tard poux que je puisse les discuter ici.
2. «La forme de la loi en général est une forme catégoriale», RL ID, § 23,
Hua XIX/1, p. 290; tr. fr. t. II/2, p. 70.
3. RL N, § 10, Hua XIX/1, p. 327; tr. fr. t. II/2, p. 112.
4. Sauf à mettre des guillemets à Ils remuent (qui serait alors vert comme les Vqyelles
de Rimbaud) mais il s'agirait de ce que Husserl appelle une modification de signification
(en l'occ=ence une nominalisation), qui n'est rendue possible précisément que par l'exis-
tence même des lois de la signification qu'elle serait censée écorner.
LE CATÉGORlAL 125
mesure où alors les lois du sens elles-mêmes sont violées. ll est donc
impossible de viser par là un objet, même sur le simple plan de la
signification. C'est que «là où il y a une matière nominale, on peut
mettre la matière nominale que l'on veut, mais non pas une matière
adjective ou relationnelle, ni une matière propositionnelle tout
entière» 1• n y a des catégories de signification: nom, adjectif, relation,
proposition.
Que sont donc de telles catégories, et en quoi sont-elles catégo-
riales? Une catégorie de signification est ce qui assigne les limites
d'une substitution langagière salva significatione. Ce qui ne veut pas dire
que la signification demeure «la même» d'un équivalent à un autre,
bien au contraire; mais que l'énoncé, selon ces substitutions affectant
un de ses lieux formellement identique (ce que Husserl nomme l'un de
ses terme?), conserve une signification, au sens où il ne devient pas
incapable d'en porter une, incompatible du point de vue des significa-
tions. L'important ici évidemment, et ce qui définit cette catégorialité
sémantique en tant que telle, à l'image de la catégorialité logico-onto-
logique, c'est l'idée de forme, qui se trouve bientôt fondée par celle de
formalisation . Dans un rapprochement avec l'arithmétique, Husserl
suggère qu'il y a catégories partout où il y a des vérités «formelles»,
résultat d'une «formalisation», qu'elles soient «logiques» stricto sensu
ou non3• Or
«chaque signification concrète est un entrelacement de matières et de
formes, chacune est soumise à l'idée d'une forme, idée susceptible d'être
mise en évidence dans son état pur par la formalisation, et en outre à cha-
cune de ces idées correspond une loi de signification a priori. »4
1. Cf. toute la théorie de la « signification indirecte», op. dt., p. 330-332; tr. fr. p. 117-
118.
2. Cf. la note contre «l'interprétation erronée de Marty», op. cit., § 5, p. 316; tr. fr.
p. 100.
3. Op. dt., § 13, p. 340-341 ; tr. fr. p. 127-128.
128 PROBLÈME ET FORMES DE LA SIGNIFICATION
que nous avons ici en vue, ce n'est pas cependan t la compréh ension
1
des mots, mais celle des significa tions.»
Quoi qu'il en soit, il nous semble pourtant d'une part qu'il n'est
pas évident que l'on puisse entendre le fonction nement du langage en
dehors de toute référence à une certaine forme d'univers alité, fût-elle
construi te; et surtout d'autre part qu'on n'est pas en droit de sous-
estimer la percée accompli e pat Husserl avec et contre Marty pour
conquéri r le sens de lagrammatica!itépropre au langage, au fil conduc-
teur de cette probléma tique des catégorie s. La grammai re n'est en
effet rien d'extérie ur au langage, mais définit les condition s de fonc-
tionnem ent de la modalité signitive de l'intentio nnalité elle-mêm e, de
façon puremen t immanen te, sans aucune référence à une objectivi té
qui serait extérieur ement donnée sur un mode autre que cette moda-
lité signitive elle-mêm e, ni à une «pensée» qui existerai t indépend am-
ment du déploiem ent du langage lui-même . Certes, Husserl a fait cette
grammat icalité transcend antale, en raisonna nt en termes de « catégo-
ries», à la recherch e d'une sorte d'« éidétique linguistiq ue», suivant
un oxyrooro n proprem ent phénomé nologiqu e (celui d'un langage sans
langue détermin ée). Mais 11 il demeure que cette éidétique précisé-
ment est intégrale ment linguistiq ue, se tient à la hauteur du langage
lui-mêm e, dont il s'agit de penser les pouvoirs de constitut ion propres
et premiers ; 21 on peut se demande r si faite transcen dantal le langage
et déceler des catégories dans les langues elles-mêm es n'était pas la
seule solution dont disposait Husserl pour mettre en lumière, ce que
personne sauf peut-être Hurobol df et évidemm ent Marty avant lui
n'avait dit, à savoir le pouvoir du langage d'être source de constitu-
tion absolum ent originaire, donc sans origine autre que lui-mêm e, et
absolum ent essentiel pat rapport à la pensée- qui n'a d'autre «gram-
maire» que celle-ci: celle que la modalité signitive de l'intentio nnalité
1. RL IV,§ 11, Hua XIX/1, p. 330; tr. fr. t. II/2, p. 116. Nous avons déjà rencontré
de telles affirmations chez Bolzano.
2. Dont il se réclame, et avec raison, car au fond, tout comme pour celui-ci, pour Hus-
serl la langue est energeia et non ergon, puisque acte intentionne l - exercice de la modalité
signitive de l'intentionnalité. Cf. op. cit., Remarques terminales, 4, p. 351; tr. fr. p. 138.
LE CATÉGORJA L
131
pliquer que par une action spécifique au niveau sémantique, qui met
en jeu en fait une fonction de catégorisation sémantique.
Ce que Husserl nomme les «formes catégoriales » - et non «les
catégories » - constitue en effet le paradigme même du «moment
dépendant». Une forme catégoriale, en un sens, n'existe pas par elle-
même. Elle ne se déploie que dans ses incarnations dans différentes
figures concrètes qui conjuguent sa nécessité, mais en dehors de
l'inhérence auxquelles elle n'est pas à proprement parler. Comment
dès lors la viser comme telle? La solution est clairement sémantique,
et l'intuition de la forme est ici conduite par le langage, ou tout au
moins la modalité signltive de l'intentionnalit é, en vertu de sa
propre catégorialité, sémantique. Pour Husserl, la constitution de la
catégorie comme telle comme objet spécifique passe en effet par une
opération de nominalisa/ion au niveau de la visée signltive du moment
dépendant concerné.
<<Tout moment dépendant peut en général[ ... ] être tran.iformé en oljet d'une signi-
fication indépendante, comme pat exemple: rougeur, figure, égalité, grandeur,
unité, existence. On voit, d'après ces exemples, que ce n'est pas seulement
aux moments objectifs matériels, mais aussi aux formes catégoriales que cor-
respondent des significations indépendantes qui portent spécialement sur
ces formes, et, dans cette mesure, en font des objets en soi; tandis que ces
derniers ne sont pas pour autant en soi au sens de l'indépendance. »1
1. « Or, si l'on y regarde de plus près, cette question peut se transposer aux significa-
tions nominales, à supposer toutefois qu'elles ne soient pas justement sans forme, comme
les significations propres. Tout comme l'énoncé, le nom possède déjà dans son apparence
grammaticale , sa "matière" et sa "forme"», RL VI, § 40, Hua XIX/2, p. 658; tr. fr. t. III,
p. 160. Encore y aurait-il à redire même à cette dénégation de la forme qu'il faut pourtant
nécessaireme nt attribuer aussi aux noms propres si l'on prend au sérieux la critique faite à
la tbéorie millienne du nom propre dans la RL I (cf. notre chap. 1), qui conduit inévitable-
ment à les réintégrer au régime général de la signification (ils ne sont en aucun cas des
indices) et donc à leur reconnaître une forme de grammaticali té propre.
138 PROBLÈME ET FORMES DE LA SIGNIFICATION
1. Op. cit., § 49, p. 685-686 ; tt. fr. p. 191. Cf.§ 61, p. 715; tt. fr. p. 224.
2. Op. cit., § 56, p. 701 ; tt. fr. p. 208. Cf. § 48, p. 685; tt. fr. p. 190: « Celle-ci exige un
acte nouveau qui s'empare de ces représentations, qui leur donne forme et les relie adéqua-
tement.>>
142 PROBLÈ:ME ET FOR1ŒS DE LA SIGNIFICATION
1. Cf. op. cit., § 60, p. 712; tr. fr. p. 220: « ll est de la nature même des choses qu'en
deroière analyse tout ce qui est catégorial repose sur une intuition sensible, bien plus,
qu'une intuition catégoriale, donc une vision évidente de l'entendement, une pensée au
sens le plus élevé, qui ne serait pas fondée dans la sensibilité, est une absurdité.»
2. Op. cit., §59, p. 710; tr. fr. p. 219.
3. Op. cit., § 63, p. 720-721; tr. fr. p. 229-230.
LE CATÉGORIAL 143
LA CONTREPARTIE ONTOLOGIQUE
v
La logique de l'expérience ·
le tout et les parties
1. Sur tout cela, cf. notre Kant et les limites de la .rynthèse, Paris, PUF, 1996, p. 44 sq.
150 LA CONTREPARTIE ONTOLOGIQUE
1. Études psychologiques pour la logique élémentaire, I, Hua XXII, p. 92 sq. , tt. fr. in AL,
p.123 sq.
152 LA CONTREPARTIE ONTOLOGIQUE
sif de« moment», par opposition à celui de« fragment» 1, c'est aussi à une
révision du concept même de représentation en tant qu'élément à synthé-
tiser (l'objet étant censé alors reposer dans sa synthèse) qu'elle nous
conduit, et cela dès le début. La dépendance et l'indépendance- etc' est
ce qui sépare Husserl de Meinong - ne sont pas des propriétés des
«représentations», à partir desquelles l'objet pourrait être édifié, mais de
l'objet lui-même dans sa constitution intrinsèque, et rien qui pourrait
être obtenu à partir d'un usage ou un autre (une combinaison ou une ana-
lyse) de« représentations» préexistantes. La structure méréologique de
l'objet est au contraire ce qui exerce une contrainte·sur la représentation
que l'on peut en avoir, en tant que celle-ci doit se plier à l'invariance du
réseau relationnel qui lui est ainsi prescrit: c'est en cela que cette struc-
ture constitue comme un apriori, quelque chose de préalablement donné
par rapport à quoi seulement cela a un sens que d'être donné, conformé-
ment aux formes qui ont été dessinées par là. Aucun lien de représenta-
tions ne peut produire cette structure, qu'il présupposerait bien plutôt.
La structure est première: elle constitue un milieu universel dans
lequel tout ce qui est est déterminé, et en vertu duquel tout ne peut
être qu'en tant qu'il y est déterminé (d'où le caractère ontologique de la
seule III" RL, qui y est spécifiquement consacrée, souligné à plusieurs
reprises par HusserF). Or une différence fondamentale déploie cette
structure: celle des « contenus autonomes» (selbststandige Inhalte) et
des« contenus non autonomes» (unselbststandige Inhalte) 3•
«Chaque conscience globale (Gesamtbewujltsein) est une unité dans
laquelle tout se trouve en liaison avec tout. li y a cependant des diffé-
rences considérables dans le mode de la liaison, sa fixité relative, sa
médiateté ou son immédiateté. C'est à de telles différences que se rap-
porte (...) la division (...) entre les contenus autonomes (...) et les conte-
nus non autonomes.»4
1. Donc au niveau de ce que Hume aurait appelé les «relations d'idées», référence
constante de Husserl par rapport à ce problème de la constitution méréologique de l'objet
(cf. la Préface de 1913 aux RL, p. 321; tr. fr. in AL, p. 386). Twardowski aussi aurait son
mot à dire dans cette constitution de la méréologie husserlienne.
2. Du moins dans la première Critique.
3. Cf. Hua XXII, p. 93; tr. fr. in AL, p. 124.
LA LOGIQUE DE L'EXPÉRJENCE 155
que abstrait et concret sont des termes qui ne peuvent être employés que
pour des représentations, mais pas pour des choses représentées [vient
alors le renvoi à MeinoniJ. Pour des choses, certainement pas; mais pour-
quoi pas pour des contenus ? Les choses ne sont pas les contenus effec-
tifs de nos représentations, mais des unités objectives, donc des contenus
présumés (vermeintliche), simplement intentionnés (intendierte). »1
Les relations de dépendance et d'indépendance brouillent la
logique de la représentation, se placent nettement en excédent par
rapport à elle, et n'induisent aucune autre logique qu'une logique de
l'intentionnalité.n faut abandonner d'une seule main les «représenta-
tions» que l'on combinerait et les supposées «choses représentées»
auxquelles elles seraient censées renvoyer. Les unes sont les doubles
des autres. En fait les relations de dépendance et d'indépendance se
situent à un tout autre niveau: celui-là même de ce qui est donné, en
tant que possibilités et impossibilités matérielles de cette donation,
déclinaison de cet être-donné qui est le sien dans ses structures et ses
contraintes. C'est ce qui est donné qui est dépendant ou indépen-
dant, comme pouvant être donné «séparément de... » ou non. Or
qu'est-ce qui est donné? Rien d'autre que ce que Husserl appelle ici des
«contenus», rigoureusement immanents, qui n'ont pas d'autre sens
que d'être ce qui apparaît, contrairement à toute logique de la
«représentation», où l'apparition se dit comme dédoublement du
représentant et du représenté. Ce sont les contenus qui apparaissent,
les objets tels qu'ils sont donnés, qui présentent des relations de dépen-
dance et d'indépendance dont la conscience prend acte comme lois
de la présence des objets. En ce sens donc - celui où les objets ne
sont pas représentés, mais toujours aussi immédiatement «donnés» -
l'abstraction et la concrétion ne sont certainement pas des propriétés
psychologiques, mais ontologiques, en tant que propriétés des objets
eux-mêmes, non certes dans l'idéalité de leur transcendance supposée
(celle-ci, en tant qu'idéalité, n'aura en dernier ressort d'autre sens
que de se construire dans l'immanence), mais dans la pure et simple
immanence de leur donnée.
1. Qu'il s'agisse du «réal», de la teneur de l'objet en tant que donné comme tel ou tel,
est précisé par Husserl lui-même au début de la Recherche, op. cit., § 2, p. 231; tr. fr. p. 9.
LA LOGIQUE DE L'EXPÉRIENC E 163
les connaissons, nous obligent à énoncer qu'une pensée qui s'en écarte-
rait serait impossible. » La cognoscibilité de droit des choses impose
1
peut pas exister, et ce qui ne peut pas exister, nous ne pouvons pas le
penser» 1 : le p:remie:r membre de la formule dessine très exactement les
traditionnell es conditions de l'analyticité logique; le second :renverse
cette exigence, dans l'énonciatio n d'une exigence fondamenta le de ses
objets pa:r :rapport à la pensée: la pensée doit s'adapter aux conditions
matérielles qui sont prescrites pa:r la teneur de l'objet pensé, en tant
que tout :relationnell ement structuré. On n'est plus alo:rs dans l' o:rd:re
de la seule logique et du« formel» de l'objet. Un défaut de :relation ou
une incompatibi lité :rend l'objet impensable, dans la déficience de la
donnabilité de d:roit qui est la sienne, comme exigence fondamenta le
de l'existence, catégorie a priori absolue de la pensée, pa:r :rapport à la
pensée. Ce qui est pris en compte ici, c'est le fait que la pensée, même
la plus «subjective » et erronée soit-elle, ne saurait jamais se :réduire à
une simple «:représenta tion» subj ecrive (que cela soit du :réel ou non),
mais n'a de sens que pa:r :rapport au :réel lui-même, et à la teneur :réale
des choses concernées : « Cette équivalence définit la différence entre
le concept prégnant de pense:r et celui de se :rep:résente:r et pense:r au
sens habituel et subjectif. »2
Aux propriétés formelles («logiques» ) qui sont celles de l'objet
en général viennent donc s'adjoindre des propriétés qui ne sont pas
moins «ontologiqu es» (au sens où elles définissent pour ce qui est
déte:rminé comme étant la possibilité d'être), mais différentes les unes
des autres et même principe de différenciation selon les oijets: celles qui
:relèvent de cette logique du tout et des parties qui n'est pas « logi-
quement» comprise dans l'objet, mais qui est sa condition a priori en
tant que condition formelle de son existence même, possibilité pour
lui d'être pensé «comme existant». Ces propriétés fondent, à l'en-
contre des propriétés formelles de l'objet en général= toujours le
même X, une unique et fondamenta le différence des oijets, qui, comme
telle, mérite seule d'être nommée différence ontologique3 : celle de
n'est donc rien d'autre que l'idée d'une certaine légalité de l'exis-
tence elle-même. L'existence a ses propres conditions, immanentes,
de possibilité. Dresser la carte des dépendances, c'est les repérer.
Mais par là même, c'est aussi mesurer l'assignation essentielle de la
pensée à l'être, qui constitue, d'une certaine façon, une structure
a priori de la pensée.
Ainsi, en connivence et en concurrence avec Meinong, la première
phénoménologie de Husserl avait-elle essayé de jeter les bases d'une
ontologie du concret.
VI
Husse rl, Meino ng
et la questi on de l'onto logie
Il catalogo è questo
1. Husserl, Esquisse d'une Préface aux Recherches logiques (1913), § 12, Tijdschrijt voor
ftlosofte, 1, 1939, p. 338; tr. fr. in AL, p. 406.
2. C'est ce que Husserl fait lui-même (ce qui montre bien que cette image de la Préface
inédite des RL s'applique bien dans son esprit tout particulièrem ent à son rapport à
Meinong) dans sa lettre du 5 avril 1902 à Meinong, Briejivechsel, éd. Karl Schuhmann,
Dordrecht, Kluwer, 1994, Bd. I, p. 141. Jacques English relève ce rapprocheme nt dans sa
Présentation à Husserl-Twa rdowski, p. 64.
170 LA CONTREPARTIE ONTOLOGI QUE
1. On notera encore une fois, cependant, que, contrairement à ce qui se passe dans les
philosophies transcendantales classiques, cette forme n'est plus ici celle de la prédication
simple, mais celle définie par l'ensemble des combinaisons formelles rendues possibles sur
l'objet par les nouveaux outils de la logique mathématique, en tant que système de varia-
tions bien formées.
HUSSERL, MEINONG ET LA QUESTION DE L'ONTOLOGIE 175
1. RL ill, § 12, Remarque 1, Hua XIX/1, p. 260; tt. fi:. t. II/2, p. 40.
2. RL ill,§ 9, Hua XIX/1, p. 252; tt. fi:. t. II/2, p. 32. TI s'agit, il est vrai, d'une for-
mule de la deuxième édition. La première porte« différence objective».
3. Cf. notamment, pour le concept de Fundierung, Ueber Gegenstiinde hb'herer Ordnung
(1899), § 7, GA II, p. 399. Sur le terme, Meinong reconnaît toutefois une priorité à Husserl
(dans ses écrits plus anciens, quant à lui, il utilisait VoraussefiJiniJ : cf. Ueber Inhalt und
Gegenstand (1908), GA, Ergiinzungsband, p. 155, n. 2.
4. Cf. RL II, § 37, Remarque 2, Hua XIX/1, p. 205; tt. fi:. t. II/1, p. 235 et Lettre de
Husserl à Meinong du 27 août 1900, Briifwechsel, Bd. I, p. 136.
5. Cf. Über Gegenstiinde hb'herer Ordnung, § 6, GA II, p. 394.
HUSSERL, MEINONG ET LA QUESTION DE L'ONTOLOGIE 177
1. Über die Ste/Jung, § 26, GA V, p. 349 sq.; la proxinùté avec la critique husserlienne
des théories de l'attention dans la II' RL est ici évidente.
2. Über die Ste/Jung, § 26, GA V, p. 352.
3. Cf. Über Gegenstande hô'herer Ordnung, § 2, GA II, p. 381 sq., dans un parallélisme
avec Husserl souligné dans Über Gegenstandstheorie, § 7, GA V, p. 503.
4. Cf. l'essai posthume Übet lnhaJt und Gegenstand (1908), GA, Erganzungsband,
p. 147 sq. Sur cette tripartition, son enjeu et ses linùtes, voir notre étude «A l'origine de la
phénoménologie: au-delà de la représentation», Critique, juin-juillet 1995, p. 480-506.
5. Über Gegenstandstheorie, § 8, GA II, p. 504.
180 LA CONTREPARTIE ONTOLOGIQUE
1. Über Gegenstandstheorie, § 7, GA II, p. 502. Là-dessus, cf. aussi Über Annahmen, 3 14,
GA IV, p. 101.
182 LA CONTREPARTIE ONTOLOGIQUE
tence» 1 propre- mais où par là même en un sens le fait que cela soit
donné, la donation, ne fait absolument plus question. Elle est ramenée
au statut rassurant d'un contenu ou d'un pseudo-objet, qui, comme les
autres, vient s'aligner dans le catalogue meinongien.
Mais chez Husserl, la thèse de l'intentionnalité, comme on le sait,
dépasse de loin une simple caractérisation des phénomènes psychiques
(phénomènes dont, du reste, on verra que le Husserl des RL, dans sa
critique de la théorie brentanienne de la perception interne, doute
qu'on puisse les isoler et les départager, en tout cas de la façon dont le
faisait Brentano, c'est-à-dire par l'intentionnalité, des supposés phéno-
mènes physiques~. Il y va purement et simplement d'une détermina-
tion du phénomène en général, et d'une structure constitutive de la
phénoménalité, indépendamment de la référence à tout sujet. Que
veut dire que la «phénoménologie pure représente un domaine de
recherches neutres» 3, si ce n'est que, débordant toute psychologie,
empirique ou non, il ne s'y agit que de saisir, dans sa neutralité de
phénomène(= ce qui arrive, ce qui se manifeste), ce qui est un phéno-
mène, c'est-à-dire ce qui apparaît, dans la neutralité la plus grande de
ce terme, et de méttre en évidence ses lois, en tant que les structures
contraignantes autour et en vertu desquelles la phénoménalité se cons-
titue. En un sens, jamais on n'a été plus loin d'une psychologie, qui
supposerait la séparation préalable d'un sujet et d'un objet, puisqu'on
est dans la pure immanence de l'apparaître, d'un apparaître libéré dans
son absoluité, puisqu'affranchi de tout sujet donné qu'on lui présup-
poserait - dans les RL il ne lui est pas même imposé la centration
autour d'un moi, tenue pour un préjugé et un effet de théorie, que
rien ne peut illustrer dans la pure immanence qui est celle du champ
1. C'est le terme employé par Meinong pour désigner «l'existence dans la représenta-
tion», figure de l'intentionnalité, et sa solution personnelle au paradoxe des représentations
sans objets, expérience cruciale, mais dans des voies inverses, de la phénoménologie et du
mentalisme analytique naissants. Cf. Über Gegenstande Mherer Ordnung, § 2, GA II, p. 382 sq.
et Über die Eifahrungsgrundlagen unseres Wissens, § 10, GA V, p. 422 sq.
2. Voir notre chap. VIII.
3. RL, Introduction, § 1, Hua XIX/1, p. 6; tt. fr. t. II/1, p. 3. Là-dessus, voir nos
chap. VII et VIII.
184 LA CONTREPARTIE ONTOLOGIQUE
1. Cf. la critique aux résonances humiennes de RL V, § 8, Hua XIX/1, p. 373 sq.; tt.
fr. t. II/2, p. 159 sq.
HUSSERL, MEINONG ET LA QUESTION DE L'ONTOLOGIE 185
1. Cf. RL VI,§ 23, Hua XIX/2, p. 610 sq.; tt. fr. t. III, p. 102 sq.
186 LA CONTREPARTIE ONTOLOGIQUE
1. Selbstdarstellung, GA VII, p. 30. Cette phrase est inintelligible si l'on ne tient pas
compte de la distinction introduite par Meinong entre l'objet pur (reiner Gegenstand), forme
pure de l'objet cotnme en-face et corrélat, et l' Oijekt, qui est l'objet au sens ordinaire et res-
treint du terme, c'est-à-dire celui par rapport auquel- problème assurément purement local
aux yeux de Meinong -la question de l'existence et de l'inexistence peut se poser. Cf. Über
Gegenstandstheorie, § 4, GA II, p. 493 sq.
2. Über Annahmen, § 4, GA IV, p. 24 sq.
3. Ibid., p. 26.
HUSSERL, MEINONG ET LA QUESTION DE L'ONTOLOGIE 189
1
objets qui, si l'on peut dire, ne seraient que signijications • Là prend
alors tout son sens que la signification puisse être elle-même identifiée
à un objet (ce qui n'est plus la même chose que de dire que la
signification, c'est l'objet, en un sens prédéterminé de l'objet comme
objet de représentation), là où elle gagne une consistance ontologique
spécifique, dans cette sphère équivoque des objets non existants et
assomptions.
Le problème, comme on le sait, n'est pas étranger à Husserl. A
vrai dire, il est commun à toute l'école de Brentano et à toute la tradi-
tion que l'on peut nommer à bon droit celle de la philosophie autri-
chienne du siècle dernier, depuis Bolzano. Mais Husserl, quant à lui,
en tirera, et en a déjà tiré dans la Ire RL, des conclusions toutes diffé-
rentes, malgré des similarités de surface dans les termes employés.
Dans la lettre qui joue pour ainsi dire le rôle de lettre de rupture avec
Meinong, Husserl attire en effet son attention sur le point décisif: «Je
n'ai jamais employé le terme "signification" dans votre sens, jamais
pour l'objet (Gegenstand), l' "objectif" (ou tout autre analogon de l'ob-
jet), mais exclusivement pour le sens (Sinn), le contenu (Inha!t) de
représentation. »2
Refus de la confusion de la signification avec un objet, tout est là.
C'est aussi bien la divergence remarquée par Meinong lui-même dans
la seconde édition de Über Annahmen. Pour lui, le différend tient à ce
que Husserl «prend le concept d'objet en un sens plus étroit que ce
qui peut me paraître naturel» 3• Husserl refuserait donc de suivre Mei-
nong dans son élargissement du sens de l'objet à la mesure des signi-
fications (qui permet en dernier ressort à ces dernières d'être objets en
un sens renouvelé).
Mais Husserl, en posant ainsi obstinément un troisième terme
entre l'acte expressif et l'objet exprimé (qui pour lui n'est pas la signi-
ouvert par l'activité modale d'une conscience écartelée entre ses diffé-
rentes modalités et ses différents registres de fonctionnem ent, sens qui
ne pouvait être déterminé comme tel ou tel ( « existence», « inexis-
tence», absence de sens pour l'existence ou l'inexistence ) qu'a posteriori
par telle ou telle configuratio n de ce jeu.
C'est ce jeu que Meinong, dans son appétit ontologique démesuré,
avait pris le risque d'oublier ou de court-circuit er, dans un mépris ou
une instrumenta lisation pour le moins légère de la grammaire (perçue
alors pat lui comme obstacle ou moyen extérieur, et non comme une
condition intrinsèque du sens de l'objet), et, faudra-t-il dire, de toute
grammaire, celle du vécu comme celle de la langue, celle du sens
comme celle de la vérité. Restaient alors deux voies : celle qui consis-
tait à continuer, sans contrôle préalable de ses sources, l'inventaire des
différences, complétant, sans jamais que cela arrive à son terme et
pourtant trop facilement pour que cela ne soit pas suspect, la carte du
bassin d'un fleuve infiniment fertile en affluents toujours plus rami-
fiés; et celle qui consistait à d'abord tenir la source, étant entendu- ce
que le tournant transcendan tal devait certainemen t remettre en ques-
tion- que l'on ne pouvait remonter en deçà d'elle et déduite sa possi-
bilité, dans quelque phénoméno logie d'une origine décidément impos-
sible à atteindre, mais toujours déjà présupposée par la structure
fondamenta le (celle des différents actes constituants en vertu desquels
le sens et l'être, c'est-à-dire le sens qu'il y a à dire «sens» et le sens
qu'il y a à dire« être», se conforment) du cours du« flux» rencontré,
celui en lequel tout être et tout réel apparaissent . D'un point de vue à
un autre, il n'y avait que la différence du regard de deux voyageurs, le
même paysage sous les yeux sans doute. L'un, dans l'idée que ce pays
avait des limites assurément, et que celles-ci lui étaient immanentes ,
était plus attentif aux chemins peut-être, et l'autre, dans le souci de
mettre en fiches ce qui lui paraissait toujours plus illimité, aux arbres
de la forêt.
Ainsi, dans la confrontatio n inaugurale entre l'ontologie meinon-
gienne à laquelle un sens inédit de l'objet avait donné une nouvelle
liberté et la phénoméno logie hussetlienne qui n'avait d'autre sens que
d'interroger cette différence des objets que répertoriait Meinong, s'ou-
196 LA CONTREPARTIE ONTOLOGIQUE
tions les plus importan tes à la philosop hie de l'expérie nce du début de
ce siècle.
Reste qu'il serait naïf d'empris onner ce type de pensée dans une
alternativ e tradition nelle, et pour ainsi dire immuabl e, de Berkeley à
Russell, et au-delà. ll se pourrait bien que, se rattachan t à cette tradi-
tion, Husserl ancre aussi bien son interroga tion dans ce qu'il y a en
elle de plus vif et de plus problém atique, ce qui précisém ent déplace
les termes du problèm e en déjouant l'opposit ion métaphy sique du
réalisme et de l'idéalism e, et, refusant ce choix, opère à sa façon une
certaine forme de sortie de la métaphy sique, au sens d'un gel des
problèm es métaphy siques, et d'un désintérê t pour les question s
métaphy siques, sortie qui ne peut en aucun cas être présenté e
comme un dépassem ent, qui conserve rait l'urgence même de ce qu'il
dépasse, là où il s'agit bien plutôt ici d'un désarmement de la méta-
physique .
En cela, Husserl assuréme nt s'enrôle dans une école, ou du
moins un contexte , qui est celui d'une première forme de refus ou
de dépassem ent de la métaphy sique, à savoir tout simplem ent ce que
l'on a coutume d'appele r en France «positivi sme», mais en en
méconna issant souvent l'essentie l des thèses et des variantes . Le
positivis me est indubita blement une première tentative de sortie de
la métaphy sique. n en est peut-être aussi l'achèvem ent, là où sa posi-
tion serait censée selon certains illustrer le triomphe d'un rapport
particuli èrement non critique à son propre statut métaphy sique. Le
positivis te pourrait être présenté comme le penseur ivre de réalité\
celui qui se laisse envahir et encombr er par la donnée dans sa positi-
vité, sa plénitud e de res, voulant en thésauris er toujours plus, sans se
laisser inquiéter un seul instant de ce que signifie le fait qu'elle soit
donnée (question alors dénuée de sens).
1. Assurémen t cette ivresse n'est-elle pas sans rapport avec celle de la phénoméno logie
naissante qui est celle des RL, affairée à collectionn er les «données» , que décrit fort
bien
Jean-Luc Marion dans son article séminal La percée et l'élargissem ent, in Réduction
et dona-
tion, Paris, PUF, 1989.
200 LA CONTREP ARTIE ONTOLOG IQUE
1. Tout au moins le premier Husserl - et encore celui des RL. Le tournant transcen-
à
dantal induira certaineme nt une rupture avec ce sol de départ, rupture dont la question
notre sens reste ouverte de savoir si les problèmes abordés alors par Husserl la rendaient
tion
absolumen t nécessaire ou non. Alors la neutralité et l'exigence d'absence de présupposi
changeront définitivem ent de sens, comme s'en expliquent fort bien les ldeen I, qui précisé-
phé-
ment contestent tout rapprochem ent de l' épochè (mais celle-ci n'a de sens que pour une
noménolog ie transcendanta le) et de la neutralité d'attitude positiviste. Cf. ldeen I, § 32,
Hua ill/1, p. 66; tt. fr. p. 103.
LE STATUT MÉTAPHYSIQUE DES RECHERCHES LOGIQUES (I) 201
faut penser ici bien sû:t à Mach, mais on peut aussi songer à James,
deux auteurs que Husserl a passionnément lus pendant les années
décisives qui conduisent aux RL, tout :remontant certainement à une
certaine lecture du chapitre II de la Section IV du Livre I du Traité
de la nature humaine. Tel est, nous semble-t-il, le sol métaphysique
des RL, qui n'en est plus tout à fait un, mais celui de l'expérience
elle-même, en tant que limitée, mais pa:t rien d'autre que pa:r ses pro-
pres limites, de fait pou:r:rait-on dire, sur lesquelles aucune vue de
dehors n'est possible. Seule cette immanence :radicale dont Husserl
saluera plus tard la découverte chez Hume1 pouvait donner son sol
originaire et aussi critique, dans l'indéterminati on de son statut
même, à la phénoménolog ie, et seule elle, peut-être, pouvait donner
la matière à d'ultérieures :remises en question, d'inspiration phéno-
ménologique, de la métaphysique elle-même, celles-ci, :réintrodui-
sant le thème métaphysique dans l'exploration de l'immanence,
fussent-elles alors vouées, comme, nous semble-t-il, ce fut le cas de
Heidegger, à :retomber de plain-pied dans la métaphysique qu'elles
voulaient éviter.
1. Op. cit.
2. Op. cit., p. 168-169; tt. fr. p. 231. L'être est un concept, souligné par l'auteur, remar-
quons-le une fois de plus.
3. Cf. notre essai Sur une prétendue ontologie kantienne. Kant et la néo-scolastique,
in Kant: alternatives critiques, dir. C. Ramond, Bordeaux, Presses universitaires de Bordeaux,
1996.
LE STATUT MÉTAPHYSIQUE DES RECHERCHES LOGIQUES (I) 207
1. RL, Bd. II, Introduction,§ 1, Hua XIX/1, p. 6-7; tt. fr. t. II/1, p. 3.
LE STATUT MÉTAPHYSIQUE DES RECHERCHES LOGIQUES (I) 209
1. N'oublions jamais l'affitmation claironnante des Ideen I, dans son ambiguïté même
(critique de la restriction du cbamp de l'expérience proposée par les positivistes): «Si par
"positivisme" on entend l'effort, absolument libre de préjugé, pour fonder toutes les
sciences sur ce qui est "positif'', c'est-à-dire susceptible d'être saisi de façon originaire, c'est
nous qui sommes les véritables positivistes», Jdeen I, § 20, Hua III/1, p. 45; tt. fr. p. 69.
2. Cf. RL Bd. II, Introduction, § 7, Hua XIX/1, p. 25; tt. fr. t. II/1 p. 21.
LE STATUT MÉTAPHYSIQUE DES RECHERCHES LOGIQUES (I) 211
1. Op. cit., p. 26 ; tt. fr. p. 21-22, modifiée conformément à la première édition (voir
p. 264 de cette même traduction).
212 LA CONTREPARTIE ONTOLOGIQUE
1. RL, Bd. II, Introduction, Hua XIX/1, p. 27; tt. fr. t. II/1, p. 22.
2. Op. cit., p. 26.
3. Op. cit., p. 27-28; tr. fr. p. 23.
214 LA CONTREPARTIE ONTOLOGIQUE
1. Nous avons déjà abordé cette question, dans une optique un peu différente, mais
sans contradiction majeure avec la version que nous présentons ici, dans notre essai Sujet
phénoménologique et sujet psychologique, in Autour de Husserl: l'ego et la raison, Paris,
Vrin, 1994.
216 LA CONTREPARTIE ONTOLOGIQUE
1. RL, Bd. II, Introduction, § 1, Hua XIX/1, p. 7 ; tt. fr. t. II/1, p. 3, modifiée, en
tenant compte du texte de la première édition (voir trad. citée, p. 259).
2. Op. cit., § 6, appendice 3, 1'e éd., p. 24; tt. fr. p. 263.
LE STATUT MÉTAPHYSIQUE DES RECHERCHES LOGIQUES (l) 217
1. Op. cit., p. 24; tr. fr. p. 263. TI y a une erreur de traduction dans l'édition française,
car le «strictement descriptive» porte de toute évidence sur la « fondation psychologique»
(qui doit être« telle» qu'elle soit...), et non sur la logique elle-même.
2. Op. cit., p. 24 ; tr. fr. p. 263.
218 LA CONTREPARTIE ONTOLOGIQUE
entre elles, ni même être vraiment une science stricto sensu - elle n'est
que préliminaire à la science. A ce titre, elle est préliminaire même à la
psychologie, et ne peut donc être vraiment caractérisée elle-même
conime une psychologie. Seulement cette priorité de la phénoménolo-
gie par rapport à la psychologie et sa neutralité relative par rapport à
elle se voit ici rectifiée dans le sens de la mise en lumière d'un moment
-peut-être seulement préliminaire - de la p~chologie elle-même comme consti-
tuant précisément la phénoménologie! Tout le problème est de distinguer
ce qui doit l'être au sein des recherches psychologiques. La première
phase, descriptive, de la psychologie, qui consiste à décrire son objet,
serait alors le vestibule phénoménologique non seulement de la psy-
chologie elle-même, mais des autres sciences, au premier chef des-
quelles la logique.
n faut bien dire qu'il y a là une forte apparence d'une enfreinte
grave à la neutralité épistémologique de la phénoménologie (la psy-
chologie étant pour ainsi dire érigée en philosophie première, pre-
mière détermination de l'objet des autres sciences) et par voie de consé-
quence nécessairement à sa neutralité métapkJsique (une certaine forme
d'idéalisme empirique parait alors inévitable).
n faut toutefois naturellement être attentif au détail des distinctions
qui sont faites. La description des objets, comme pure description, est
opposée à la recherche des «relations génétiques», donc des processus
causaux qui relient les objets et président à leur production. Cette auto-
nomisation de la description par rapport à l'explication est une exigence
assez constituante et radicale en son genre pour qu'elle conduise Husserl
à formuler d'ores et déjà, au moment même où ille risque, des réserves
par rapport au concept de« psychologie», fût-elle descriptive:
«Étant donné qu'il est d'une importance tout à fait exceptionnelle pour la
théorie de la connaissance de différencier l'étude purement descriptive des
vécus de connaissance, menée indépendamment de toute préoccupation
d'une théorie psychologique, de la recherche proprement psychologique
par-
orientée sur l'explication empirique et génétique, nous avons raison de
1
ler plutôt de Phénoménologie que de psychologie descriptive.»
1. Op. cft., p. 24 ; tr. fr. p. 264 modifiée (il s'agit d'explication psychophysique, et non
«psychologique», comme on lit dans l'édition française).
220 LA CONTREPARTIE ONTOLOGIQUE
tive » - ne fait pas encore une «phénoménolo gie». C'est que la « psy-
chologie descriptive» brentanienne fait fond sur des présupposés
métaphysiques massifs avec lesquels le projet husse.rlien d'une phéno-
ménologie, description pure absolument et exclusivement descriptive, est
d'entrée de jeu incompatible, au premier chef desquels le présupposé
de l'expérience interne. Y a-t-il une expérience interne, et en quel sens?
Voilà la question sur laquelle le partage entre la psychologie descrip-
tive brentanienne et la phénoménolog ie husserlienne se fait, et sur
laquelle se décide sans doute que la phénoménolog ie husserlienne ne
puisse en fait plus du tout être déterminée comme psychologie, dans
la mesure même où dans la thèse de la prétendue« expérience interne»
et de son privilège il y va précisément de la détermination possible ou
non de la sphère d'une« psychologie». Nous y reviendrons.
Reste que le projet phénoménolog ique husserlien, tel qu'il est for-
mulé dans ces paragraphes trop rapides de l'Introduction de la pre-
mière édition, dans son refus de l' « explication génétique» et son pro-
jet d'une «description pure» du «vécu», demeure profondément
adossé au partage proprement brentanien d'une «psychologie descrip-
tive}} et d'une «psychologie génétique». n est donc indispensable d'y
revenir en un premier temps.
L'idée de la« psychologie descriptive» telle que l'amène Brentano,
toute «psychologiqu e» qu'elle soit, pourrait bien en effet introduire
en elle-même un horizon métaphysique assez radical et subversif 0J
compris par rapport à l'idée de psychologie elle-même) pour éclairer
déjà d'un jour singulier la prétention husserlienne à la «neutralité
métaphysique» dans les RL 1•
Dans la P.rycho!ogie du point de vue empirique, Brentano part de la défi-
nition classique de la psychologie comme «science de l'âme», telle
qu'Aristote a pu en assigner le site • Mais cette définition se voit vite
2
répondre à cette question, dans ce qui n'est rien d'autre qu'une carac-
térisation nouvelle des phénomènes psychlques dans leur spécificité,
caractérisation indépendante du concept d'âme. L'intentionnalité est
certainement du reste déjà chez Brentano une façon d'ouvrit l'âme sut
le monde, même si cette ouverture n'est pas sans teste, et le privilège
de la« perception interne» est (sur un mode cartésien) ici lourdement
établi. L'apologie de la priorité de la psychologie dans l'édifice du
savoir selon Aristote1 n'est dès lots elle-même pas sans ambigUïté. Si
la psychologie est première et si l'on est toujours obligé de passer pat
elle pout la contitution de tout savoir philosophique, c'est aussi
bien que è prychè ta onta pôs estitl, et cette formule comprend déjà
toutes les équivoques qui seront les siennes chez Heidegger: souligner
la portée immédiatement «ontologique» de la psychologie, dans la
mesure où l'âme est accès direct aux étants, c'est aussi bien la
dissoudre en tant que «psychologie» et la mettre à la hauteur de l'on-
tologie que, comme on pourrait en avoir l'impression, «psycho-
logis er» l' ontologie3•
Toujours est-il que la contrainte positiviste exercée sur la psy-
chologie par l'impératif brentanien de s'en tenir aux phénomènes
conduit le maître à une distinction fondamentale au sein de la psy-
chologie elle-même, distinction qui fournira son premier paradigme
à la phénoménologie husserlienne, quelles que soient les réticences
marquées ou les réserves formulées dès la première édition
des RL. C'est la distinction de la «psychologie génétique» et de la
«psychologie descriptive», telle qu'elle constitue encore la trame et
l'arrière-plan de la délimitation de la phénoménologie elle-même
dans le texte de l'introduction des RL.
1. Compte rendu sur Elsenhans, Hua XXII, p. 206; tt. fr. in AL, p. 279.
2. On peut tenir le cours de 1910, Les problèmes fondamentaux de la phénoménologie,
comme une première tentative de phénoménologie d'un tel monde.
3. La lecture de Der menschliche Weltbegriff, d'Avenatius, 1891, les 7 et 8 février 1902
(cf. Karl Schuhmann, Husserl-Chronik, p. 70) avait eu un effet profond sur Husserl, peut-
être perceptible ici. La mise en critique empiriocriticiste du «monde» donnait sans doute
après coup son intelligibilité ou tout au moins l'intelligibilité de toute sa mesure au projet
d'une phénoménologie de la conscience pure absolument neutre métaphysiquement. Sur le
rapport Avenarius-Husserl, voir Jacques English, in Husserl, Les problèmes fondamentaux de
la phénoménologie, Remarques particulières sur la traduction de certains termes, p. 281 sq.
LE STATUT MÉTAPHYSIQUE DES RECHERCHES LOGIQUES (I) 227
1. Compte rendu sur Elsenhans, Hua XXII, p. 206; tt. fr. p. 280.
230 LA CONTREPART IE ONTOLOGIQU E
«vécu» aussi bien pourrait bien l'être, tout au moins en tant qu'ob-
jet supposé évident et non problématiq ue de la «·psycholog ie».
D'une certaine façon, c'est elle-même qu'il faut déconstruire , dans la
constitution non problématiq ue de son domaine d'objets, qui préci-
sément sera à justifier, et dont assurément la phénoménol ogie ne
peut partir, si jamais elle doit y aboutir.
«Car, des personnes, de moi et des autres, de mes vécus et des vécus des
autres, elle ne sait rien et ne suppose rien; sur cela, elle ne pose aucune
question, elle n'avance aucune définition, elle ne fait aucune hypothèse.
La description phénoménolo gique considère ce qui est donné au sens le
1
plus strict, le vécu tel qu'il est en lui-même.»
«Le donné au sens le plus strict du terme, le vécu tel qu'il est en
lui-même», tel serait l'unique texte de la phénoméno logie en tant que
science purement descriptivem ent accomplie. Or ce tàte s'écrit en
deçà de toute «psychologi e» et des prétentions ontologique s qui
accompagne nt inévitablem ent le projet d'une telle science, dans « l'im-
2
manence» même du «pur donné», dont on ne sort pas • Ce dont par-·
3
lent les RL, contraireme nt à ce que disent de nombreux interprètes ,
et aussi bien à une tentation induite par le texte lui~même, au moins
dans sa première édition, ce n'est pas du p!Jchique.
§ 4. A:tv!BIGUÏTÉ ONTOLOGIQUE
ET PLAN D'IMMANENCE DE LA PHÉNOMÉNOLOGIE
1. Esquisse d'une préface aux RL, § 2, in Tijdscbrijt voor filosqfie, 1, 1939, p. 114-115;
tt. fr. in AL, p. 362.
234 LA CONTREPARTIE ONTOLOGIQUE
(avant même d'être une« donnée à», faudra-t-il dite) qul se voit dès lots
affectée d'une fondamentale ambiguité ontologique, pulsqu'elle précède
les partages constitués actx:quels on voudraitla mesurer. On pourrait dite
que l'extension de la psychè, si celle-ci est au départ considérée comme le
champ des données, ou le champ auquel c'est donné, la fait éclater.
L'élargissement est ici un facteur de modification et de conversion onto-
logique. La contrainte exercée sut l'apparaître par ce qul ne peut appa-
raître en un sens subjectif et psychique amène le concept même d'appa-
raître non pas à s'annihiler, mais à se transformer et à se dépsychologiser,
dans la conquête bien plus que le maintien d'une immanence qul, si elle
doit être immanence, par construction absolue (celle de l'apparaître), ne
peut plus être psychologique. Loin d'avoir pour sens un quelconque
«réalisme», le platonisme affiché des RL n'a donc d'autre sens qu'une
modification du sens même de l'apparaître, et cela hors toute hypothèse
métaphysique sut l'être, «réel» ou« phénoménal», de cet apparaître.
«Mon prétendu platonisme consiste non pas en de quelconques construc-
tions, hypostases, théories portant sur la métaphysique ou sur la théorie
de la connaissance, mais dans le simple fait d'indiquer nne certaine sorte
de données qui sont originaires, mais qu'en règle générale on élimine par
1
nne interprétation (weggedeuteter) erronée. »
2
Le platonisme des objets ou des espèces de signification ne renvoie
3
donc à aucune thèse ou aucun choix métaphysique , mais à l'ampleur et à
l'exigence du donné lul-même, précisément affranchi de toute décision
métaphysique. Par là même il ne peut que bousculer phénoméno-
logiquement les thèses implicites à la base des choix métaphysiques aux-
quels on voudrait toujours nous réduite, qul ne sont jamais que des
d'une illusion psychologique explicable; qu'il n'y a que-ce qui est imma-
nent à la conscience qui peut être à proprement parler perçu, représenté,
jugé, comme par exemple les données sensibles, les caractères d'actes, etc.
-nous penserions et répondrions immédiatement: en ce moment je porte
un jugement sur la table qui est là; ce n'est manifestement pas un vécu de
sensation, un caractère d'acte, etc.; c'est, vis-à-vis de toutes les données
"immanentes", quelque chose de "transcendant". Ce qui est visé en tant
que tel; je peux le voir directement et le saisir absolument. ll n'y a aucune
évidence qui puisse jamais dépasser cela; on ne peut pas éliminer par la
philosophie (wegphilosophieren) ce qui est "vu" ainsi, c'est là dans toute
philosophie correcte la mesure ultime.»1
L'idéalisme id n'est pas tant réfuté qu'écarté, désarmé. S'il est vrai,
il ne change rien au niveau phénoménologique, qui est aussi bien celui
de l'expérience naturelle. Cest celui-ci qu'il faut décrire, et de lui qu'il
faut partir, de l'intérieur, sans qu'il soit possible d'en sortir. A ce
~ niveau la question de la réalité du monde ne se pose pas : elle est évi-
dente, mais d'une évidence qui d'une certaine façon en annule la por-
tée. On est en effet à un niveau (celui où l'on ne peut pas douter de la
chose «extérieure», qui est là) où la question de savoir si cette chose
est« extérieure» ou non n'a pas de sens. Dans la mesure même où son
extériorité, comme extériorité à décrire, « transcendance» phénoméno-
logique, est évidente et ne peut jamais être remise en question, n'a pas
à l'être, elle ne présente aucun intérêt ou aucun message métaphysique
particulier. Husserl n'adopte id en rien le point de vue du «réalisme»
au sens métaphysique. D dit simplement que nous sommes tous natu-
rellement des «réalistes», mais en un sens interne à l'expérience
phénoménologiquement décrite, qui est vierge de signification méta-
physique, et peut-être aussi bien met en lumière, par contraste, l'ina-
nité de telles significations.
Dès lors, en deçà et en dehors de la question du réalisme et de
l'idéalisme, se déploie le plan d'immanence de l'expérience
phénoménologique, qui n'est rien d'autre que celui de l'expérience
naturelle elle-même, mais telle qu'elle ressort d'une description qui ne
serait . que description, ce qui est aussi bien la plus formidable des
1. Sur l'absence de limites de cette ontologie, qui déborde le seul domaine de ce qui
pourrait être naïvement caractérisé comme éléments de conscience, voir la remarque de
l'introduction de la III< RL, Hua XIX/1, p. 227; tt. fr. t. II/2, p. 5, sur la différence de
l'abstrait et du concret et la diversité des rapports de dépendance qu'ils engendrent respec-
tivement: cette différence «s'étend alors au-delà de la sphère des contenus de conscience et
devient une différence de la plus haute importance théorique dans le domaine des objets en
général».
2. Esquisse, § 8, p. 324 ; tt. fr. p. 390.
3. Cf. notre étude «A l'origine de la phénoménologie: au-delà de la représentation>},
Critique, juin-juillet 1995, p. 480-506.
4. Esquisse, § 8, p. 325; tt. fr. p. 390.
LE STATUT MÉTAPHYSIQUE DES RECHERCHES LOGIQUES (I) 239
1. RL VI, Appendice (sur lequel nous reviendrons), Hua XIX/2, p. 756-757; tr. fr.
t. rn, p. 275.
LE STATUT MÉTAPHYSIQUE DES RECHERCHES LOGIQUES (II) 243
bien comprendre, c'est que d'une certaine façon, c'est la seule chose
qui« apparaissse» et dont on puisse dire qu'elle soit sous le regard de
la conscience. En effet, le phénomène au sens 11 le ((vécu» lui-même n 1appa-
raît pas1 il est <( vécu>> précisément~.
Cette « inapparence » structurelle du phénomène est sans doute
une des thèses fondamentales des RL, dans leur invention de l'appa-
raître. L'apparaître lui-même n'apparaît pas. Ce qui apparaît, c'est
l'objet qui, comme tel, appartient au «monde phénoménal» de ce qui
apparaît. Mais le phénomène, quant à lui, qui n'est rien d'autre que
précisément l'apparaître de l'objet, n'« apparaît» pas, il est« senti» ou
«vécu». Cette opposition radicale entre Erscheinen et Er/eben constitue
la grammaire même de l'immanence telle que l'entend ici Husserl. Plu-
tôt que d'une opposition entre deux types de réalités disjointes (celle
du vécu et celle de la chose rencontrée dans la réalité extérieure), il
s'agit de la constitution d'une seule et même immanence, qui est celle
de l'apparaître: l'objet est manifesté (c'est ce qui est donné précisé-
ment dans l'immanence de l'apparaître, cette manifesteté de l'objet),
mais il n'est pas de manifestation qui ne soit accompagnée de
l'épreuve propre de l'apparaître, qui est expérience de l'immanence
elle-même, à savoir sentir originaire. Dès son départ la phénoménologie
ancre ici la manifestation dans un sentir primordial qui ne saurait être
dépassé: celui de l'apparaître ·lui-même, qui n'apparaît pas, mais
accompagne toujours l'apparaître comme l'expérience même qui est
faite, en son propre sein, de lui, sur un mode qui n'est pourtant pas le
sien (pas celui d'une« objectivation»). Les deux faces du phénomène
ne sont pas deux moments réellement disjoints, mais les deux dimen-
sions phénoménologiques du phénomène lui-même, comme appari-
tion d'un objet qui s'accompagne toujours de l'épreuve qui lui est
propre (son «vivre», en tant que «vécu», mais qui n'est pas un
contenu propre qui pourrait être isolé du vécu). Le fait de devoir être
vécu, pour le phénomène, ne mesure rien d'autre que son immanence,
et ne ménage aucun sas ontologique préalable qui gouvernerait l'accès
à lui. Dire que l'apparaître est toujours «vécu», c'est assigner en lui-
même le lieu de son épreuve, comme constitutive du fait même qu'il y
ait« apparaître».
Partant d'un dualisme apparent (vécu- objet), c'est donc à une
pure immanence que nous aboutissons, que le terme de «vécu»
même n'a d'autre fonction que de pointer. Le vécu est ce qui ne
peut rien avoir derrière lui: la conscience est adossée à son propre
vécu, et pat là même le vécu n'a d'autre sens que de mesurer les
limites de l'apparaître, mais des limites positives, et fondatrices,
celles de sa propre épreuve. Le vivre assure id la clôture de l'appa-
raître, mais une clôture dans laquelle aussi bien il y a les objets (il y
a tout ce qui apparaît, sans reste). Dans toute manifestation de la
conscience, il y a «ce qui, en elle, est vécu (Erlebnis), c'est-à-dire ce
qui la constitue réellement», qu'il faut distinguer «de ce qui, dans
un sens impropre ("intentionnel''), est en elle» 1• Mais cette référence
à une «réalité» première de la conscience, au sens d'une inclusion
réelle en elle, ne renvoie aucunement l'objet dans l'irréalité et ne
dessine aucune réserve ontologique première qui serait celle d'une
âme ou d'un ego. Ces termes à vrai dire ne signifient que pat rap-
port à l'apparaître, dont le point de vue exclusif id est constituant.
La «téalité» qui est expérimentée (celle de l'Erlebnis) n'est aucune
autre que celle de la conscience, c'est-à-dire de l'apparaître lui-même,
ce que, pout filet la métaphore hussetlienne, nous appellerons la
chair de la conscience. Mais ce qui est dans la conscience sans y être,
ce qui ne semble pas bénéficier de ladite réalité, à savoir l'objectité
transcendante en tant que visée, n'est là, n'a de consistance phéno-
ménologique à défaut d'ontologique (nous sommes id en deçà de
l'ontologie) que dans la mesure où il y a cette vie et cette chair,
qu'au sein de l'apparaître lui-même, et comme autre face du vécu
qui en est l'épreuve. La différence de nature de ces deux dimensions
d'expérience d'une seule et même conscience leur permet de coexis-
ter, sans faire de l'une une étape ou une voie d'accès vers l'autre,
1. Ernst Jünger, Orages d'acier, tr. fr. Henri Piard, Paris, Livre de Poche, 1995, p. 250.
254 LA CONTREPARTIE ONTOLOGIQUE
1. Op. dt., § 3, p. 363; tt. fr. p. 152. Nous soulignons, ainsi que dans la citation de la
première édition.
2. Op. cit., § 3, p. 362; tt. fr. p. 151 (1"' éd.).
LE STATUT MÉTAPHYSIQ UE DES RECHERCHE S LOGIQUES (II) 257
n'est id rien qui serait un moi, et cela au double sens où ce n'est rien
qui serait un moi ni rien qui serait un moi.
Qu'est-ce que le moi en effet ici, ce moi que la seconde édition
qualifiera d'« empirique», si ce n'est l'ensemble des «données phéno-
ménologiqu es» elles-mêmes ? A ce propos Husserl emploie l'expres-
sion de «faisceau» (Biindel) \ qui vient directement de Hume2, et du
fameux chapitre du Traité consacré à la critique de l'identité person-
nelle et de la notion de «moi» précisémen f. En vérité, le moi, comme
sphère pure d'apparaître , et faudra-t-il dire, de l'apparaître en général, ne
peut même pas être qualifié comme un moi: il n'est rien d'autre que le
pur flux des «vécus», pris eux-mêmes comme purs «apparaître », sans
aucune déterminati on ontologique préalable.
Aussi le paradoxe de l'analyse husserlienne est-il, au moment
même où elle semble avancer une déterminatio n égologique de la
conscience, de retirer toute signification proprement phénomé-
nologique au moi et à la supposée inclusion des «vécus» dans ce
moi, qui serait censée définir la «conscience »: «li est clair que la
relation selon laquelle nous rapportons les vécus à une conscience
qui les vit, ou un indivu psychique, ou un moi, ne renvoie à aucune
situation phénoménologique spécijique» 4• Autrement dit, le moi, si moi il
y a, n'apparaît pas et, comme tel, ne modifie pas vraiment le sens de
ce qui apparaît, n'a pas de signification phénoméno logique particu-
lière. Ou bien alors, selon les lignes fameuses qui inspireront Sartre
dans La transcendance de l'ego, il faut traiter le moi comme un objet
empirique comme un autre, objet possible de visée. Si quelque chose
comme un moi apparaît, il ne fait évidemmen t pas exception au
1. Cf. déjà la définition de la conscience au sens 1, RL V,§ 1, Hua XIX/1, p. 356; tr.
fr. t. II/2, p. 145 modifiée conformément à la 1'" édition (tr. fr. p. 344), et aussi RL V,
§ 12 b), Hua XIX/1, p. 390; tr. fr. t. II/2, p. 179: «Le moi ne représente pour nous pas
autre chose que "l'unité de la conscience", le "faisceau" momentané des vécus.»
2. Cf. ce que dit Rudolf Bernet, in La vie du stijet, Paris, PUF, 1994, p. 301, n. 2, du rôle
de la traduction du Treatise en allemand par Th. Lipps pour la fixation de ce vocabulaire.
3. Hume, Treatise, ed. Nidditch, p. 252: «They are nothing but a bundle or collection
of different perceptions>>, souligné par nous.
4. RL V,§ 4, Hua XIX/1, p. 363; tr. fr. t. II/2, p. 152.
258 LA CONTREPARTIE ONTOLOGIQUE
1. Op. cit., § 4, p. 363-364; tr. fr. p. 153, modifiée selon la première édition (voir cette
même traduction, p. 344).
2. Voir Leçons pour une phénoménologie de la conscience intime du temps, § 36.
LE STATUT MÉTAPHYSIQ UE DES RECHERCHE S LOGIQUES (TI) 259
1. Brentano, P{Jchologie, Bd. I, p. 28; tt. fr. p. 40. La traduction Gandillac, de façon
amusante, porte «affective» pour wirklich dans la première phrase. Plus grave: dans la der-
nière phrase, elle met « psyclûques » à la place de «physiques>> 1
2. Brentano, PDJchologie, Bd. I, p. 151; tt. fr. p. 119.
3. Cf. Vom Dasein Cottes, éd. A. Kastil, Leipzig, Meiner, 1929, p. 156.
262 LA CONTREPARTIE ONTOLOGIQUE
Et, si l'on peut dire, aggravant son cas, Brentano ajoute: «Cette
définition, elle aussi, caractérise suffisamment les phénomènes psychi-
ques.» Nous avons donc ici affaire à une définition des phénomènes
psychiques en tant que tels, alternative et concurrente de celle par l'in-
tentionnalité. A côté de la voie intentionnaliste, de provenance plutôt
aristotélicienne, même si elle peut être interprétée au sens proprement
moderne d'une métaphysique de la rea!itas oljectiva (et elle l'est tou-
jours malheureusement, dirons-nous), Brentano a, toute prête, une
définition cartésienne de la conscience, comme sphère d'évidence
propre d'une psychè. C'est celle qui réapparaît ici et qui en dernier res-
sort domine. Son héritage n'enracine-t-il pas la phénoménologie du
côté des métaphysiques de la conscience, comme sphère égologique
d'évidence, fût-elle sans «ego» apparent? D'abord vient la «percep-
tion interne» ; c'est elle qui au fond définit la conscience, et comme
telle, pour Brentano, elle est source de la psychologie en un sens
absolu et ultime3, même si elle demeure en un sens insaisissable, et
doit passer au filtre de la mémoire pour donner prise à une éventuelle
observation interné dont Auguste Comte, s'il a eu tort de la décréter
1. Cf. Brentano, P{Ychologie, tt. fr. p. 105, n. 1. Sur la persistance de ce jeu de mots
classique de la philosophie allemande chez Husserl, voir RL, tt. fr. t. rn, Remarques sur la
traduction de quelques termes, p. 316.
2. Brentano, P{Ychologie, Bd. I, p. 128-129; tt. fr. p. 104-105.
3. Cf. Brentano, P{Ychologie, Bd. I, p. 40; tt. fr. p. 48.
4. Sur cette distinction, fondamentale chez Brentano, entre perception interne (innere
Wahmehmung) et observation interne (innere Beobachtung), voir P{Ychologie, Bd. I, p. 180; tt.
fr. p. 138. Cf. aussi op. cit., Bd. I, p. 41; tt. fr. p. 48.
LE STATUT MÉTAPHYSIQUE DES RECHERCHES LOGIQUES (Il) 263
1. RL V,§ 5, Hua XIX/1, p. 365; tt. fr. t. II/2, p. 154 (1'" éd.).
LE STATUT MÉTAPHYSIQUE DES RECHERCHES LOGIQUES (II) 265
1. RL V,§ 5, Hua XIX/1, p. 365-366; tt. fr. t. II/2, p. 154 (1" éd.).
266 LA CONTREPARTIE ONTOLOGIQUE
Suit une mise au point décisive, qui devrait être prise en compte
pour toute spéculation sur le sens de cette « conscience» à l'étude de
laquelle la phénoménologie est thématiquement consacrée.
«Si certains auteurs, Brentano par exemple, établissent une étroite :relation
entre les deux concepts de conscience que nous avons traités jusqu'ici, cela
vient de ce qu'ils croient pouvoir interpréter la conscience de contenus (I.e
fait qu'ils sont vécus) selon le premier sens comme une conscience selon le
deuxième sens. Dans ce dernier sens est conscient ou vécu ce qui est perçu
intérieurement (et chez Brentano cela signifie toujours en même temps: adé-
quatement) ; conscient dans le premier sens signifiait ce qui, en général, est
présent psychiquement. L'équivoque qui pousse à concevoir la conscience
comme une sorte de savoir (Wissen) et, remarquons-le, de savoir intuitif,
pourrait bien avoir suggéré ici une conception que rendent insoutenables les
difficultés excessives qu'elle entraîne. »2
déjà qu'il y ait quelque chose à quoi cela pUisse être interne, ce dont,
au niveau phénoménologique fondamental, il ne saurait être question.
li y a là la distance du pur vécu, qui est purement et simplement vécu,
ou "senti", et qui en aucun cas n'est encore en lui-même objet, à une
réflexion ou à un regard intérieur qui le saisirait précisément comme
objet mental. Pour Husserl, l'un ne saurait en aucun cas se confondre
avec l'autre: on ne peut identifier l'être des vécus au sein de la cons-
denee comme sphère universelle de l'apparaître, non déterminée, avec
l'inclusion dans une conscience égologique sur laquelle se retournerait
un regard intérieur au sens d'une inspectio sui. La conscience n'est pas
savoir de soi ni sphère privée; elle est laisser être de l'apparaître. La
neutralité phénoménologique affirmée de la conscience ici va très loin,
car c'est ici aussi bien le modèle de la conscience comme savoir qui est
fugitivement remis en question. La conscience n'est pas savoir de soi,
mais elle n'est pas même immédiatement ni exclusivement savoir. Elle
laisse apparaître l'apparaître- elle est son recueillement ou son ouver-
ture même, accompagnée de ce sentir originaire qui est épreuve de
l'apparaître lui-même, mais certainement pas d'elle-même comme d'un
«Soi»- et ne le qualifie pas d'abord ni toujours en un sens théorique.
En fait, à ce niveau, elle ne s'oriente pas même comme regard: pure
ouverture au donné, laisser être de ce qui vient dans l'apparaître (c'est
le sens du« flux»), tel était donc le sens de la conscience au sens 1 du
terme, dont c'est ici le triomphe, contre Brentano et les métaphysiques
de la subjectivité.
Et Husserl de rappeler ici les apories inévitables des philosophies
de la réflexion, qui accordent une structure essentiellement et immé-
diatement réflexive à la conscience, comme regard retourné sur soi,
regard du regard qu'elle est à l'encontre des choses. Ne faudra-t-il pas
alors un autre regard pour embrasser la réflexion elle-même? On va
vers la régression à l'infini, que court-circuite résolument l'entente
phénoménologique de la conscience, adossée au sentir de sa propre
immanence, qui est immanence même du phénomène, et non d'un
sujet qu'il y aurait à «voir». La conscience ne voit pas son propre
départ. Et c'est pour cela qu'elle est conscience. Tel pourrait être un
des sens de l'immanence, comme limite, dans l'économie des RL.
LE STATUT MÉTAPHYSIQUE DES RECHERCHES LOGIQUES (II) 269
1. RL V, § 5, Hua XIX/1, p. 367; tr. fr. t. II/2, p. 155 (2:' éd.). La première édition
portait une version plus faible, faisant référence à la seule nécessité de préserver le caractère
empirique de l'analyse, en dehors de toute hypothèse (.Annabme).
LE STATUT MÉTAPHYSIQUE DES RECHERCHES LOGIQUES (II) 271
1. Op. cit., § 6, p. 367; tt. fr. p. 156. Husserl retrouve ici le déplacement de formule
opéré par Descartes entre le Discours de la méthode (AT VI 32) et les Méditations
(AT VII 25), dans le sens de la mise en évidence du fondement, purement existentiel, du
cogito, qui est d'abord ego sum, ego existo. Cf. dans nette Autour de Husser~ Égologie et dona-
tion. TI est vrai qu'ici, dans les RL, il n'est même plus question d'un ego sum, mais le sum est
réduit à la pureté de sa simple position d'existence, qui est celle de l'apparaitte même.
272 LA CONTREPARTIE ONTOLOGIQUE
ment comme chez Hume les impressions ne sont pas des idées et sont
donc d'une certaine façon l'être même1• Loin de tout subjectivisme, la
perception adéquate, adéquation de la conscience avec soi (avec sa
propre« chair») qui est fondement de la conscience chez Husserl n'est
rien d'immédiatement subjectif ou égologique en un sens privé ou
intérieur: elle n'est rien d'autre que le surgissement de la chair même
de l'apparaître et la prise de conscience de sa thèse sensuelle première
(qui est ce qu'on entend dans le sum), qui est aussi bien celle de la sen-
sation comme «contenu» primordial. Le cogito husserlien est ici un
cogito de la sensation ou de l'impression première, de l'impressionnalité
de la conscience comme rencontre de la vie avec soi et épreuve de la
facticité de l'apparaître. Il y a un ressentir premier qui n'est pas encore
un «je sens» - ce que les Leçons sur le temps nommeront Urimpression.
Jamais on n'a été aussi près de Hume. L'évidence du «Je suis», qui
est celle-là même de l'être («cela apparaît», voilà ce qui est évident)
doit id être rigoureusement déconnectée de toute entente du «moi» :
«L'évidence de la proposition je suis ne peut dépendre de la connais-
sance ni de l'adoption des concepts philosophiques du moi toujours
demeurés douteux. »2 Même dans son interprétation comme cogito,
l'adéquation est donc id encore déconnectée de toute entente précons-
tituée du moi. En fait, dans l'élargissement de la sphère adéquate à
tout apparaître dans lequel le contenu du flux de l'apparaître est mani-
festé en tant que tel, elle finit par s'identifier à la sphère ontologique
absolue (et pourtant absolument relative, puisque purement de l'ordre
de l'apparaître) du temps pur. Il n'y va de rien d'autre que de l'unité
continue de la conscience elle-même, en tant que «tout phénoménolo-
gique concret»3, entrelacs plein des vécus. On ne peut retirer sa chair
à l'apparaître, et sa propre immanence s'éprouve dans l'adéquation
comme incarnation, qui est celle de la sensation (celle qui marque de
son sentir originaire précisément la donnée adéquate de ce qu'on
1. Cf. Michel Malherbe, La philosophie empiriste de David Hume, Paris, Vrin, 1992,
p. 83 sq.
2. RL V, § 6, Hua XIX/1, p. 367; tt. fr. t. II/2, p. 156.
3. Op. cit., § 6, p. 369; tt. fr. p. 158.
LE STATUT MÉTAPHYSIQUE DES RECHERCHES LOGIQUES (II) 273
1. Op. cit., § 7 (n'existe que dans la 1'e éd.) p. 370; tr. fr. p. 347.
2. Op. cit., loc. cit. Souligné par nous.
274 LA CONTREPARTIE ONTOLOGIQUE
Mais, de ce point de vue, ce serait une lourde erreur de croire que les
prétendus« vécus psychiques» ou« intérieurs» fassent exception à cette
détermination épistémologique: «Eux-mêmes, les vécus psychiques et
1. Op. cit., loc cit. On a déjà affaire ici in nucleo au Husserl de la Krisis.
LE STATUT MÉTAPHYSIQUE DES RECHERCHES LOGIQUES (II) 275
«monisme». Mais, pour Husserl, cette question est sans enjeu méta-
physique immédiat. C'est tout au plus une question de grammaire, liée
à la façon dont on opère sm ces objets et dont on les déter:mine
conceptuellement (pour autant ils ne sauraient se confondre avec l'im-
manence même de l'apparaître dans laquelle ils apparaissent, ni entraî-
ner par voie de conséquence la phénoménologie dans quelque choix
métaphysique). n n'y a pas d'« abîme mystique», de «différence
incomparable» entre ces deux types d'objets, précisément dans la
mesure où ce sont des oijets, relevant de la même logique qui est celle
de l'intentionnalité, mais des distinctions intentionnelles qui sont
celles des sciences qui les ont constitués. «S'il y a une telle séparation,
c'est ce que seul peut nous apprendre le progrès des deux sciences. »1
On croirait lire du Mach, ce qui étonnera moins si on songe au formi-
dable pouvoir de relativisation qui est celui de l'intentionnalité,
comme problème posé aux objets de lem constitution par et dans l'im-
manence même.
En fait le phénoménalisme ici n'est absolument pas réfuté, et Hus-
serl le confesse avec la plus grande sérénité, qui prouve l'essentielle
indifférence de la question (et cela, c'est du Hume). On peut très bien
avoir une théorie fondée qui décrive les choses physiques comme les
effets de la corrélation réglée, subjective et intersuijective (y compris,
comme c'est le cas chez Berkeley, avec et par Dieu), de «vécus psychi-
ques», et Berkeley peut avoir métaphysiquement raison.
«Mais la signification des sciences ne serait pas supprimée pat l'accepta-
tion de cette théorie. La distinction entre les vécus (contenus de cons-
cience) et les non-vécus représentés dans les vécus (et même perçus ou
jugés comme existants) testerait. »2
1. Op. cit., loc. cit.: «C'est une théorie de cette sorte, engagée par avance dans une cer-
taine métaphysique, qu'est la théorie phénoménaliste. »
2. Cf. :tYiichel Malherbe, op. cit., p. 97 sq.
280 LA CONTREPARTIE ONTOLOGIQUE
(entre autres objets du monde) peut apparaître, n'est pourtant pas non
plus un double transcendantal de ladite subjectivité empirique, une
construction transcendantale «plaquée par le haut»\ selon l' expres-
sion qu'emploiera Husserl encore en 1913 contre le néo-kantisme et
son dédoublement transcendantal du sujet, créant un arrière-monde
d'entités abstraites comme source de toute constitution, mais qu'il
aurait aussi bien pu employer au § 8 de cette v· RL à propos de
l'aperception transcendantale vue par Natorp. Elle n'est rien d'autre
que le flux des vécus mêmes, et, sans reste, l'ensemble de l'apparaître,
tout ce qui apparaît, tout ce qui est donné en tant que tel, selon son
régime propre. Dans une première édition qui se tient, selon la for-
mule de la seconde, loin des «excès de la métaphysique du moi» 2, je
peux certes, dans cet univers immense du donné, prêter attention à
mon moi (mais alors à mon moi empirique, il n'y en a pas d'autre: c'est
le prix à payer pour la radicalité non psychologique de la phénoména-
lité, la psychologie elle-même ne peut dès lors être que strictement
empirique) et à sa relation empirique à ses vécus propres et aux objets
extérieurs, mais alors «"dehors" comme "dedans" il demeure toutes
sortes de choses auxquelles manque cette relation au moi» 3• Non seu-
lement un centre de référence nécessaire est donc inutile à toute com-
préhension de la phénoménalité comme telle, mais il y est même un
obstacle. A ce stade, il faut donc libérer la phénoménalité et de l'inté-
riorité, et du transcendantal.
Cela ne veut pas elire que les question de l'intériorité et de l' exté-
riorité, du réalisme et de l'idéalisme ne puissent pas se reposer à la
manière et selon l'échelle propre qui est celle de la phénoménologie,
c'est-à-dire celle de l'analyse des «vécus» et des «actes», de façon
purement immanente. :Mais cela, sur le terrain du concept de cons-
cience et d'apparaître dégagé jusqu'ici, exige assurément que l'on ait
recours au troisième concept de conscience, point culminant de l'inter-
rogation phénoménologique, qui est celui dont on verra en définitive
1. Op. cft., § 8, p. 375; tr. fr. p. 162. Souligné par nous. Dan Zahavi fait évide=ent
un sort tout particulier à cette formule.
2. Op. cft., § 8, p. 375; tr. fr. p. 162-163.
LE STATUT MÉTAPHYSIQUE DES RECHERCHES LOGIQUES Ql) 283
1. Cf. RL V, § 10, Hua XIX/1, p. 382-383; tt. fr. t. II/2, p. 171: «Que tous les vécus
ne sont pas intentionnels, c'est ce dont témoignent les sensations et les complexions de sen-
sations. N'importe quel fragment du champ visuel, senti, de quelque manière qu'il puisse
être rempli par des contenus visuels, est un vécu qui peut contenir toutes sortes de conte-
nus partiels, mais ces contenus ne sont pas en quelque sorte des objets visés par le tout,
c'est-à-dire contenus intentionnellement en lui.» ·
2. Op. cit., § 9, p. 378-379; tt. fr. p. 166-167.
LE STATUT MÉTAPHYSIQUE DES RECHERCHES LOGIQUES (II) 285
conscience dans le nouveau (et ultime) sens qui est découvert ici.
D'un tel être, par rapport à ses vécus,
«nous ne pourrions plus dire: qui les vivrait. L'origine du concept de
vécu réside bien dans le domaine des "actes psychiques", et si son exten-
sion nous a menés à un concept du vécu qui embrasse aussi des non-
actes, toutefois la relation à un contexte réel qui les intègre dans ou les
adjoint à des actes, bref à une unité de conscience, demeure si essentielle
que si elle venait à manquer, nous ne pourrions plus parler de vécus. »1
1. Cf. l'important appendice aux § 11 et 20 de laVe RL, Hua XIX/1, p. 436 sq.; tr. fr.
t. II/2, p. 228 sq., qui traite le problème en détail, et que nous ne commenterons pas ici.
Op. cit., p. 437; tr. fr. p. 229: «L'expression simpliste d'images internes (par opposition
aux objets extérieurs) ne doit pas être tolérée dans la psychologie descriptive (ni a fortiori
dans la phénoménologie pure).» On comprendra que cela soit de quelque conséquence
pour la question de l'idéalisme et du réalisme.
2. Personne ne l'a mieux mis en évidence que Dan Zahavi, dans son article: Intentio-
nality and the Representative Theory of Perception, in Man and World, 27, 1994, p. 37-47.
3. On peut être étonné de ne pas voir ce point figurer plus au centre de l'interrogation
de Jacques Bouveresse dans Langage, perception et réalité, dont le propos est pourtant expli-
citement de remettre en question la théorie représentationnelle de la perception, ce en quoi
assurément la phénoménologie aurait son mot à dire. Mais Husserl y est surtout mentionné
sous la figure sémantique, en fait idéaliste, et pour le moins discutable, du Husserl de
F01lesdal.
4. RL V, § 11, Hua XIX/1, p. 384-385; tr. fr. t. II/2, p. 173. Husserl prévient ici la
tendance, aujourd'hui à la mode, à tirer on ne sait trop quelle métaphysique d'une pré-
tendue folk p.rychology inscrite dans le langage lui-même.
288 LA CONTREPARTIE ONTOLOGIQUE
1. Op. cit., § 11, p. 385; tr. fr. p. 174 (1'" éd., cf. p. 351).
2. Cf. op. cit., § 25, p. 451 ; tr. fr. p. 242: «Qu'une représentation se rapporte à un cer-
tain objet, et cela d'une certaine manière, elle ne le doit assurément pas à une opération
qu'elle exercerait sur l'objet existant en soi, hors d'elle, comme si elle se "dirigeait" vers lui
au sens littéral de ce mot, ou comme si, de quelque autre manière, elle s'occupait de lui et
le manipulait par exemple, comme la main qui écrit a affaire à la plume; ce rapport à l'ob-
jet, elle ne le doit en aucune façon à quelque chose qui demeure de quelque manière exté-
rieur à elle, mais exclusivement à son caractère interne.» Sur cet exposé, qui intervient dans
l'examen de l'hypothèse, erronée, d'une différenciation purement qualitative des« représenta-
tions» ou vécus intentionnels, on pourra consulter notre essai L'origine du sens in Autour
de Husser~ p. 289 sq. Mais sa teneur descriptive, une fois libérée de l'hypothèque d'un
concept purement qualitatif de la représentation, demeure en un sens parfaitement valable.
Comme on le verra, c'est qu'ilfaut réviser le sens de l'« en soi;; même.
LE STATUT MÉTAPHYSIQ UE DES RECHERCHE S LOGIQUES (Il) 289
1. Cf. op. cit., appendice aux § 11 et 20, Hua XIX/1, p. 438-439; tt. fr. t. II/2, p. 231:
«C'est une grave erreur que d'établir d'une manière générale une différence réelle entre les
objets "simplement immanents" ou "intentionnels" d'une part et d'autre part les objets
"véritables" (wirklichen) et "transcendants " qui leur correspondent éventuellement .»
«L'objet intentionnel de la représentation est LE MÊME que son objet véritable (wirk!icher)
éventuellement extérieur et il est ABSURDE d'établir une distinction entre les deux.»
2. D'où notre gêne devant la traduction systématique de la phénoménologi e
des RL par Jacques English dans une langue métaphoriquem ent topologique: il ne fau-
drait pas donner ici à cette topologie un sens trop «réel».
3. RL V, § 11, Hua XIX/1, p. 386; tt. fr. t. II/2, p. 174, modifié suivant le texte dela
première édition.
4. Op. cit., § 11, p. 386; tt. fr. p. 174-175.
290 LA CONTREPARTIE ONTOLOGIQUE
1. Op. cit., § 11, p. 386; tr. fr. p. 175: «L'objet est visé, cela signifie que l'acte de le
viser est un vécu; mais l'objet est alors seulement présumé et, en vérité, il n'est rien.»
2. Op. cit., § 11, p. 386; tr. fr. p. 175.
3. Cf. Philippe de Rouilhan, Discours sans objet in Essais sur le langage et J'intentionna-
lité, D. Laurier et F. Lepage (éd.), Paris/Montréal, Vrin/Bellarmin, 1992.
LE STATUT MÉTAPHYSIQUE DES RECHERCHES LOGIQUES (II) 291
1. Op. cit., § 14, p. 394; tr. fr. p. 183. Cf. Paul Natorp, Einleitung in die P.rychologie, Frei-
burg-im-Breisgau, 1888, p. 18.
2. yc RL, § 14, p. 394; tr. fr. p. 183.
3. Sur ce sens du «sens>> phénoménologique , voir notre Origine du sens: phénomé-
nologie et vérité, in Autour de Husserl: l'ego et la raison.
294 LA CONTREPARTIE ONTOLOGIQUE
1
que Husserl nomme «le sens d'appréhension» de l'intentionnalité.
Les différences d'appréhension, qui constituent le sens de l'objet, ne
sont pas à référer à un appareillage transcendantal implicite ou
inversement à un processus empirique sous-jacent, l'un ou l'autre
prestataire de sens tout prêt pour la conscience, ce sont «avant tout
des différences descriptives; et ce sont exclusivement celles-là qui inté-
ressent la théorie de la connaissance, et non pas n'importe quels pro-
cessus cachés et admis par hypothèse dans les profondeurs incons-
2
cientes de l'âme ou dans la sphère des faits physiologiques » •
Assurément le monde ne se réduira-t-il jamais au «vécu» de
celui qui le vit. C'est qu'il n'est pas vécu, mais constitué par lui, il se
dessine dans le système de ses visées, avec leurs modes de validation
respectifs, qui n'ont jamais de sens que contextuel (compte tenu de
la nature de la visée elle-même). Les raisons pour lesquelles Husserl
échappe au phénoménisme sont exactement celles pour lesquelles il
ne peut pas être réaliste. n faut toujours interroger les objets en
direction de leur constitution (leurs règles de jeu), qui n'est pas une
production3 •
«Un contenu est [...] un vécu constituant réellement la conscience; la
conscience est elle-même la complexion des vécus. Mais le monde n'est
jamais un vécu de celui qui le pense. Le vécu c'est la visée-du-monde, le
monde lui-même c'est l'objet intentionné. Pour cette distinction, peu
importe- je le souligne encore expressément -la position qu'on adopte
vis-à-vis de la question de savoir ce qui constitue l'être objectif, l'être-en-
soi véritable et effectif du monde ou d'un autre objet quelconque, et
1. Cf. RL V, § 14, Hua XIX/1, p. 397; tt. fr. t. II/2, p. 186, en référence à la capacité
d'un même complexe sensible de présenter des objets différents:« Ne serait-il pas pertinent
de répondre qu'il y a sans doute dans les deux cas des contenus sensoriels différents, mais
qu'ils sont appréhendés, aperçus selon "le même sens", et que l'appréhension selon ce sens
est un caractère du vécu qui, seul, constitue l' "existence de l'objet pour moi" ?» La reprise
de la formule de Natorp («l'existence de l'objet pour moi») prouve bien qu'il s'agit là
d'une réponse, en fidélité à une pensée critique.
2. Op. cit., § 14, p. 398-399; tt. fr. p. 188.
3. Cf. la lettre à William Hocking du 25 janvier 1903: «L'expression selon laquelle
"des objets se constituent" dans un acte veut toujours dire la propriété qu'a l'acte de rendre
l'objet représenté: non pas "constituer" au sens propre 1»Ce primat de la constitution dans
les RL est au centre de l'étude de Dan Zahavi, lntentionalitat und Konstitution.
LE STATUT MÉTAPHYSIQUE DES RECHERCHES LOGIQUES (Il) 295
co=ent l'on définit l'être objectif co=e "unité" par rapport à l'être-
pensé subjectif dans sa "multiplicité", de même dans quel sens un être
immanent et un être transcendant doivent être opposés. n s'agit ici bien
plutôt d'une distinction qui, précédant toute métaphysique, se trouve au
seuil de la théorie de la connaissance qui, par conséquent aussi, ne présup-
pose co=e déjà résolue aucune des questions auxquelles précisément la
théorie de la connaissance est seule appelée à répondre.» 1
Id, en discussion avec le néo-kantisme de Natorp (pas celui des
constructions transcendantale s «plaquées par en haut» et autres écono-
mies imaginaires des facultés), s'accomplit le criticisme des RL. La dis-
tinction entre le vécu lui-même en tant qu'épreuve de l'immanence de
l'apparaître (ou« sensibilité») etl'objet qui y est intentionné n'estpas une
distinction métapi?Jsique, et ne déploie en aucun cas deux plans ontologi-
ques différents (pas plus qu'un seul). En fait elle précède toute détermi-
nation ontologique et en est la source, le lieu constitutif de l'ontologie
car le lieu même de la constitution qui y préside, et en assigne la gram-
maire, entre exercice dela modalité signitive del'intentionna lité et intui-
tion, qui en sont les deux bornes extrêmes.« Le monde n'est jamais un
vécu de celui qui le pense»: c'est qu'il est pure transcendance de ce qui
est donné, et objet de discours (cela fait partie de sa« donation»), et cela
ne sert à rien que de prétendre l'interroger en deçà de cette transcen-
dance. En même temps, par là aucune position ontologique n'est avan-
cée sur le statut réel du monde, ni du sujet qui serait censé se le représen-
ter. On est en deçà de tout cela, au niveau même de la grammaire par
rapport à laquelle cela a sens que de parler de «monde» ou de « sujet».
Alors la neutralité métaphysique de la phénoménolog ie, via la théorie de
l'intentionnalit é, s'accomplit comme thèse critique sur l'ontologie. n faut
décidément, en un premier temps- mais qui détermine toute la suite- veil-
ler à ce que ce qui apparaît ne soit pas« interprété dans un sens métaphy-
sique au lieu de l'être dans un sens phénoménolog ique» 2 • Tel est le sens
ultime de la phénoménolog ie.
1. RL V, § 14, Hua XIX/1, p. 400-401; tr. fr. t. II/2, p. 190 (1'" éd.).
2. Cf. la note 1 de RL V, § 16, p. 413; tr. fr. p. 354 (1'" éd.), sur le sens, trop méta-
physique, du mot <<réel» au sens de la réal-ité de la chose (real) pour désigner la cons-
cience.
296 LA CONTREPARTIE ONTOLOGIQUE
§ 4. AU-DELA DU J\ŒNTALISME,
LE SENS CRJTIQUE DE LA PHÉNOMÉNOLOGIE
1. Cf. la fameuse fable du Crépuscule des idoles, tt. fr. Jean-Claude Hémery, in Œuvres
complètes, t. VIII, Paris, Gallimard, 1974, p. 80-81. Le :rapprochement entre la «phénomé-
nologie» au sens machien et Nietzsche s'imposa tant et si bien en Allemagne à la fin du
siècle de:rnie:r que Mach en souffrit beaucoup, et s'employa avec énergie à en dissiper ce qui
pour lui en était l'équivoque.
2. Là certainement s'achèverait notre acco:rd avec Dan Zahavi, qui ne croit pas à ce
dépassement :relatif ou à cette :retenue propre à la position des RL, qui joue pour ainsi di:re
en touche par :rapport à la métaphysique (et par voie de conséquence par :rapport à la sub-
jectivité), n'y voyant d'autre accomplissement possible, quant à lui, que le tournant trans-
cendantal, au fil conducteur de la constitution - même si lui-même le critique. Cf. Dan
Zahavi, Constitution and ontology: Sorne :remarks on Husse:rl's ontological position in the
Logicallnvestigations, in Husserl Studies, 9, 1992, p. 119: «En ce qui concerne notre caracté-
risation de la position de Husserl comme ontologiquement neutre, il est important de sou-
ligner que ce gen:re de neutralité invoquée pa:r Husserl ne doit pas être comprise comme
transcendant en quelque manière le contraste entre :réalisme et idéalisme. C'est une neutra-
lité qui exprime purement et simplement une incapacité théorique à trouver une solution à
ces problèmes, incapacité due à certaines :restrictions méthodologiques. » Voilà un avis
qu'évidemment nous ne partagerons pas, une fois :replacée l'invention phénoménologique
des RL dans son contexte.
LE STATUT MÉTAPHYSIQUE DES RECHERCHES LOGIQUES (II) 297
«L'objet tel qu'il est en soi- en soi au seul sens intelligible dont il puisse
s'agir ici, sens que réaliserait le remplissement de l'intention perceptive-
n'est pas totalement autre que le réalise, quoique imparfaitement, la percep-
tion. Ce qui est, pour ainsi dire, impliqué dans le sens propre de la per-
. ception, d'être apparition de l'objet lui-même. »1
1. Appendice, Hua XIX/2, p. 751; tr. fr. t. III, p. 269. Ici on touche un sens nouveau
de la naïveté, comme attitude natutelle, au sens du «réalisme naïf».
2. Op. cit., p. 758-759; tr. fr. p. 277-278. ·Sans doute Locke serait-il à mettre à la
source de la phénoméno~ogie en un sens brentanien (co=e cartésianisme modifié), alors
que Husserl, dans les RL tout au moins, nous paraît souvent plutôt humien, dans son rap-
port très problématique à l'apparaître.
300 LA CONTREPARTIE ONTOLOGIQUE
n'a pas de sens en dehors de son contexte, qui est celui de l'expérience
en général, dans ses modalités essentiellement diverses, tel pourrait
être le sens, très simple, de la phénoménologie, comme restitution du
sol d'expérience sut lequel nous vivons, mais dont la structure même
de l'expérience veut qu'il passe habituellement inaperçu. Comme
dirait Austin, dans quels contextes et selon quelles procédures cela
a-t-il du sens que de se demander si la crème à laquelle on a affaire est
de la vraie crème ou la barbe du gentleman est une vraie barbe2 ? On
ne peut séparer le problème du réel (et de ce qui est réel et de ce qui
ne l'est pas) de son contexte et des voies d'accès à ses déterminations,
voies d'accès qui, dans la mesure où elles sont purement phénoméno-
logiques, au niveau de l'expérience et du langage, ne laissent pout
autant la place à aucune entité d'accès, à aucun double ou préalable de
l'objet.
Hilbert D., 78. Natorp P., 231, 233, 280, 292-295, 301.
Hillebrand F., 96-97. Nietzsche F., 296, 301.
Hofler A., 177. Nyiri J.-C., 8.
Humboldt (von) W., 104-106, 130.
Hume D., 87-88, 93, 154, 175, 184, 197, Pal:igyi M., 225.
200-201, 256-258, 271-272, 275-279, Philipse H., 230.
286, 299. Platon 170.
Prantl K., 103.
Imbert C., 109. Pro~stJ., 59-60.
Quine W. V., 22, 49, 52, 68, 78.
James W., 201, 304.
Jaspers K., 9. Ramond C., 206,302.
Jünger E., 253-254. Ri=ann B., 113-114.
Rimbaud A., 124.
Kant I., 9, 59-67, 70, 74, 76-78, 85-86, 89- Rouilhan (de) P., 290.
90, 111-112, 116-117, 131, 134, 148- Russell B., 186, 189, 199.
151, 154-155, 158, 161-162, 164, 175,
185, 206, 211, 297, 302. Sachs-Rombach K., 203, 221.
Kraus 0., 95, 98, 223. Sartre J.-P., 257, 281.
Kusch M., 225. Schelling F. W. J., 9.
Schérer R., 5, 59.
Lange F. A., 221, 279. Schleiermacher F., 99.
Laugier S., 15, 21-22, 52, 78, 129, 305. Schlick M., 8, 15, 60, 71, 78.
Laz]., 64. Schopenhauer A., 301.
Leibniz G. W., 65, 171, 212. Schroder E., 48.
Lipps T., 257. Schuhmann K., 9, 226.
Locke J., 275, 299. Sigwart (von) C., 89.
Lotze H., 10, 237. Simons P., 10, 60.
Lykos K., 247. Smith B., 10.
Speke J.H., 169.
MachE., 14, 201, 205, 228, 248-249, 278-
279, 296, 300-301, 304. Tarski A., 68.
Malherbe M., 272,279. Trendelenburg F. A., 203.
MarionJ.-L., 15, 199, 243, 255. Twardowski K., 23, 35, 46, 124, 154, 179,
Marty A., 14, 83, 89, 93, 102-108, 121, 188-189, 191-192, 286.
127, 130.
Mayer-Hillebrand F., 96. Voigt A., 48.
Meinong (von) A., 8, 12, 14, 83, 120, 152, Volpi F., 93, 260.
155-157, 167, 169-195, 290, 306.
:Mi.klosich F., 98-103. Wittgenstein L., 12, 15, 22, 62, 71, 129,
Mill]. s., 42, 87-88, 91, 105, 137. 131, 136.
Mulligan K., 10.
Musil R., 8. Zahavi D., 245, 282, 287, 294, 296.
Table des matières
PRÉFACE,5
Note bibliographique, 17
PREMIÈRE PARTIE
IV - Le catégorial, 109
§ 1. Au-delà des catégories : le « catégorial-formel », 111
§ 2. L'impensé des catégories : le catégorial-sémantique, 119
§ 3. Catégorial sémantique et catégorial ontologique : transcen-
dance du sen~ et catégorialité, 132
DEUXIÈME PARTIE
LA CONTREPARTIE ONTOLOGIQUE