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De la dépendance dans le transfert au transfert délirant

par Philippe JAEGER

| Presses Universitaires de France | Revue française de psychanalyse

2004/2 - Volume 68
ISSN 0035-2942 | ISBN 2130544347 | pages 641 à 655

Pour citer cet article :


— Jaeger P., De la dépendance dans le transfert au transfert délirant, Revue française de psychanalyse 2004/2,
Volume 68, p. 641-655.

Distribution électronique Cairn pour Presses Universitaires de France .


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De la dépendance dans le transfert
au transfert délirant

Philippe JAEGER

Le lien de dépendance à l’objet peut être évoqué quand l’analyste devient


l’objet d’une fixation tenace qui s’oppose à tout déplacement transférentiel.
L’analyste est irremplaçable et la dépendance se présente comme « un attribut
paradoxal du transfert négatif »1. Sommes-nous confrontés au « roc de la
dépendance » évoqué par les rédacteurs lorsque nous quittons les eaux claires
de la névrose de transfert, où l’altérité et l’ambivalence sont des évidences, pour
nous enfoncer dans les eaux profondes de la dépendance à l’objet primaire ?
Est-ce le roc de la dépendance qui a incité Freud à fixer un terme à l’ana-
lyse de l’Homme aux loups ? Wulff, qui l’avait bien connu pendant son épi-
sode d’allure psychotique, a écrit à Ruth Mack Brunswick, son deuxième ana-
lyste : « Il ne joue plus un rôle, celui de sa mère, il est2 la mère, jusque dans les
moindres détails. »3 L’histoire clinique de ce patient, dont nous savons main-
tenant qu’il s’agit d’un cas limite, a sans doute influencé Winnicott dans ses
élaborations concernant la dépendance et le transfert délirant.
Lorsque les patients dépendants ou profondément régressés ne disposent
pas de l’espace transitionnel nécessaire au jeu analytique, la qualité de la
réponse de l’objet devient une question centrale. Ces patients ont, selon
Winnicott, davantage à apprendre à l’analyste que l’observation directe du
nourrisson. D’ailleurs, « un nourrisson, ça n’existe pas ! ». Si tout le monde
s’accorde sur la nécessité de construire d’abord un espace de jeu partagé
quand celui-ci est absent, les moyens proposés pour y parvenir restent très dis-
cutés, voire discutables pour certains auteurs.
1. Paul Denis, Le transfert monovalent, in Revue française de Psychanalyse, t. LXIV, no 2, 2000,
« Le transfert négatif ».
2. En italique dans le texte.
3. Ruth Mack Brunswick, En supplément à l’ « Histoire d’une névrose infantile » de Freud,
Revue française de Psychanalyse, t. XXXV, no 1, 1971, 5-46 (publiée dans l’IJP en 1928).
Rev. franç. Psychanal., 2/2004
642 Philippe Jaeger

Je commencerai par évoquer le tournant, qui s’est produit au cours d’un


traitement psychanalytique d’une patiente dont la souffrance existentielle se
traduisait par le sentiment de ne pas exister, souffrance bien dissimulée d’ail-
leurs. Pendant ces années d’attente, j’ai appris à m’ajuster métaphoriquement
à ses besoins qui étaient surtout ceux d’un nourrisson dépendant de la réponse
de l’objet, en attendant d’être reconnu et d’exister. Il m’a fallu travailler
surtout avec mes propres carences1 dès que des difficultés importantes se pré-
sentaient.
Avant de rappeler l’importance de la théorie du développement précoce,
élaborée par Winnicott, pour assurer le holding avec les « états limites »,
j’esquisserai ici les positions de quelques grands auteurs anglo-saxons qui ont
discuté de la question de la dépendance. J’ai été frappé par les convergences
entre Winnicott et Searles à propos de la régression dans la dépendance. Chez
Searles, il s’agit de la dépendance du schizophrène chronique dans la symbiose
de transfert. Ce rapprochement entre psychose et états limites au travers de la
dépendance nous mène à la question du transfert délirant dans la régression
dans la dépendance, transfert délirant qui peut survenir comme réponse aux
défaillances de l’analyste2.
La patiente dont il va être question, en analyse à trois séances, peut être
considérée comme état limite. Elle présente des troubles du caractère et des
symptômes psychosomatiques fonctionnels qui disparaissent progressivement.
Son caractère difficile fait souffrir son entourage. Quand elle remarque que
d’autres sont avantagés, cela vire au sentiment de préjudice. Nous entrons
maintenant dans une période où s’articulent plusieurs niveaux de fonctionne-
ment jusqu’à présent bien clivés : une problématique névrotique discrète, un
secteur de déprivation (avec petits vols) et une dépendance forte à son milieu
de vie professionnelle, une organisation humanitaire, enfin un secteur projec-
tif. Ces défenses contre la passivité, la culpabilité dépressive et la relation
triangulaire comportaient le déni massif de mon existence indépendante. Nous
savons que la réalité est une injure intolérable dans ces structures où un self
narcissique omnipotent ne dispose pas d’un espace transitionnel suffisant pour
évoluer et se transformer. Rien ne venait me suggérer que je pouvais avoir une
existence en dehors d’elle et cela était éprouvant dans le contre-transfert. Son
emprise était parfois si forte que je pouvais me sentir immobilisé dans une
étouffante attente de persécution à laquelle elle répondait massivement dans

1. Philippe Jaeger, Défaillances du cadre, interprétation des défaillances du psychanalyste et


somatisations, Revue française de psychosomatique, no 17, 2000, 107-121.
2. Dans « Les aspects métapsychologiques et cliniques de la régression au sein de la situation
psychanalytique » (1954), Winnicott procède à une réévaluation de la conception du transfert dans les
états limite.
De la dépendance dans le transfert au transfert délirant 643

un transfert violent et peu libidinalisé qui me terrorisait parfois. Le transfert


délirant survient fréquemment dans les phases de régression. Son attitude per-
sécutrice de surveillance intrusive, d’abord projetée de manière délirante sur
les femmes de mon quartier puis de mon immeuble, se concentra ensuite dans
un transfert prégénital proche de l’agir.
Quand je devenais un objet non-moi, cela lui était intolérable : les inter-
prétations n’étaient pas recevables car elles nous séparaient brusquement. Il
me fallut du temps pour le comprendre. Il s’agissait de réussir à me présenter
comme un objet créé-trouvé de son monde subjectif et omnipotent, tout en
maintenant clairement mon attitude professionnelle1. Aussi, je déployai mes
efforts pour être perçu comme un objet subjectif non différencié ; sa destructi-
vité diminuait lorsque j’y parvenais. Plusieurs années d’attente furent nécessai-
res avant de pouvoir interpréter un transfert par retournement massif où
j’occupais sa place de bébé, elle-même terrorisée, au bord de l’anéantissement
dans un environnement hostile auquel elle était identifiée.
Elle se remémora, ensuite, quelques rares souvenirs d’une mère affectueuse
et capable, alors que jusqu’à présent elle avait méprisé cette mère, objet de
honte, qu’elle trouvait infantile, nulle. Cela la plongea dans un travail émou-
vant et douloureux de deuil de sa mère, morte au début de l’analyse, mère
qu’elle n’avait pas encore pleurée. Soumise à un mari tyran, cette femme deve-
nait confuse et perdait tous ses moyens lorsqu’il critiquait son désordre. Ce
qu’elle obtenait, auparavant selon elle, de l’analyste, était toujours la consé-
quence de ses efforts incessants pour faire céder l’objet indifférencié du trans-
fert. À partir de cette phase de deuil de sa mère, elle supporta mieux les fins de
séance et les séparations.
L’expérience du créé-trouvé ayant échoué jadis, il ne lui restait qu’à con-
traindre l’objet et exercer sur lui une emprise sadique. Mais si la contrainte ne
marchait pas, survenaient des expressions diverses de l’analité primaire
accompagnées de passages à l’acte en séance ou à l’extérieur. Les premières
années, la patiente croyait que je lui obéissais sous la menace ou bien qu’elle
me terrorisait par son identification à l’agresseur, le père violent qui était
rentré trop tôt dans sa vie. Après une longue période d’ajustement par le
« holding », la confiance se renforça, le contrôle omnipotent cédant du ter-
rain. Cependant l’idée délirante que je la jetterais dehors dès qu’elle irait bien
restait présente. Lorsqu’elle me terrorisait, elle était identifiée primairement à
un père lui mettant la tête sous l’eau du robinet glacée pour la sortir de ses
cauchemars. Que je reste silencieux en fin de séance lui était tout à fait intolé-

1. L’attitude professionnelle du psychanalyste introduit le symbolisme, selon Winnicott, qui défi-


nit le symbolisme comme l’écart entre l’objet subjectif et l’objet objectif.
644 Philippe Jaeger

rable. Je ne représentais pas le père mais j’étais le père qui allait lui « mettre la
tête sous l’eau ». Quand l’évidence s’imposa que je la sortais brutalement de
son rêve à la fin de chaque séance et qu’elle se sentait alors menacée
d’anéantissement, cela représenta un allégement dans la relation. Il s’agissait
d’un transfert de situation et par retournement, si bien décrit par Michel Fain.
Elle réalisa, un jour, que je ne répondais jamais au téléphone pendant les
séances parce que « je prenais soin d’elle ». L’acceptation et la prise de cons-
cience de la dépendance dans le transfert annonce l’entrée dans la position
dépressive avec les sentiments de sollicitude et de culpabilité vis-à-vis de l’objet.
Lors d’une séquence, la patiente fut capable de rester silencieuse et de se
détendre pour la première fois.
Après un long silence : « Je suis le moi-bébé [expression inventée ce jour-
là par la patiente] pendant que son papa et sa maman sont ensemble. Depuis
tout à l’heure, pendant qu’ils font les amoureux, j’ai grandi. J’ai trouvé pour-
quoi je n’arrivais pas à m’endormir, [elle commence à intégrer une version
libidinale de la scène primitive]. Enfant, j’attendais mon père qui ne rentrait
pas. [Elle ne permettait pas à son père de jouer son rôle dans la scène primi-
tive ni à moi de jouer pleinement mon rôle d’analyste. Elle était insomniaque
depuis toujours et dort depuis peu.]
Patiente : Vous aviez dit un jour qu’il y avait en moi une petite fille qui
attendait que vous lui donniez un bébé.
Analyste : Oui c’est vrai, un jour j’ai dit cela.
Patiente : (Silence) Avant j’avais besoin de penser à vous comme à un
mur, pas à quelqu’un à qui je fais du bien ou à qui je fais du mal.
Analyste : Aussi, vous ne ressentiez pas de pénibles sentiments de culpabi-
lité. Mais maintenant vous sentez que vous pouvez m’atteindre en tant que
personne, me faire du bien ou me faire du mal.
Patiente : (Après un long silence) Je sens que je suis seule avec vous. Sous
vos airs distants, vous êtes tendre, vous pouvez prendre un bébé dans vos
bras. Ou bien alors vous êtes là, silencieux en train de lire... en écoutant pour
voir si ça va bien. Mon papa était toujours très loin dans son sommeil alors
que vous, vous êtes tout près de moi. (Silence.)
À la fin de la séance, reprenant ses esprits, elle dit en s’asseyant : Est-ce
que j’ai pas inventé tout ça pour vous faire plaisir et parce que ça fait partie
de la psychanalyse ? (Elle joue avec moi et découvre le « comme si ».)
Analyste : Cela fait maintenant partie de votre psychanalyse de pouvoir
jouer et inventer en ma présence.
La séance suivante est exceptionnelle : la patiente est silencieuse et moi
également. À la fin elle dit : Vous n’avez rien dit, vous avez compris ce dont
j’avais besoin.
De la dépendance dans le transfert au transfert délirant 645

À 8 mois, époque du sevrage, elle a subi un grave traumatisme qui lui a


laissé des séquelles qui ne pouvaient que confirmer l’échec du « créé-trouvé »
(Winnicott) et du « trouvé-détruit » (Roussillon). L’importance de la destruc-
tivité chez cette patiente m’apparaît comme la conséquence d’une contrainte
d’avoir dû reconnaître prématurément la distinction moi/non-moi. Sa destruc-
tivité pourrait être l’expression d’une « vengeance primitive » vis-à-vis de ses
objets parentaux inadéquats ou violents, objets défaillants du besoin. Une
part de cette destructivité trouverait également une issue dans le transfert déli-
rant. « Chaque usage transférentiel de l’analyste est, sous certains rapports,
une destruction de la vraie personnalité de l’analyste, et cet emploi cruel de
l’analyste est indispensable au patient pour évoquer l’environnement dans
lequel il a baigné au début de sa vie. »1
Elle peut maintenant faire l’expérience de sa capacité nouvelle d’être seule
en présence de l’analyste qui a survécu, intériorise la mère-environnement fiable
– condition de l’introjection pulsionnelle –, éprouve une certaine culpabilité
dépressive et peut imaginer une scène primitive libidinale en s’identifiant alterna-
tivement au bébé qui en est exclu et à la mère qui reçoit un enfant du père. Dans
ce type de traitement, l’expérience d’être seul en présence de l’autre, seul en pré-
sence de la scène primitive et l’expérience de l’absence sont des étapes décisives.
Cette analyse dura dix ans et sa terminaison se déroula tranquillement.

LA DÉPENDANCE CHEZ WINNICOTT, SEARLES ET ROSENFELD

Parmi les contributions de Winnicott, il y a la dépendance, écrit A. Green


en 1975 à propos des états limites : « Le problème de ces états est la dépen-
dance2. Le comportement de l’analyste devant la régression du patient ou sa
complicité au refus de la régression entraîne la collusion de l’analyste avec le
faux self. L’analyse interminable ou la rupture psychotique en sont la consé-
quence. »3 J’ajouterai aussi la maladie somatique où les besoins de dépen-
dance sont pris en compte.
« Les besoins présents dans le processus de dépendance comportent un
désir de voir l’autre offrir un amour et une protection constants et assumer

1. C. Bollas, Les forces de la destinée, Paris, Calmann-Lévy, 1989, p. 57.


2. C’est moi qui souligne.
3. Dans L’analyste, la symbolisation, l’absence (1974), A. Green montre combien les cas limites
ont horreur du vide et de la disparition du mauvais objet. Il se sent en accord avec la technique de
Winnicott parce qu’elle lui semble être la seule à faire une place à la notion d’absence. Il écrit :
« L’analyste ne vise peut-être qu’à la capacité du patient à être seul mais dans une solitude peuplée par
le jeu » et plus loin il ajoute : « Un jeu entre processus primaires et processus secondaires. » Ce jeu
constitue les processus tertiaires.
646 Philippe Jaeger

entièrement la direction de son existence », selon H. Searles qui considère


qu’aucun des processus concernant la dépendance n’est caractéristique du seul
schizophrène mais qu’on les retrouve chez le sujet normal comme chez le bor-
derline. Existe une puissante défense inconsciente contre la reconnaissance de
l’importance de la dépendance à l’analyste, défense masquée par l’hostilité ou
la projection sur l’analyste des besoins de dépendance.
Winnicott et Searles1 regrettent que Rosenfeld et Bion ne tiennent pas
compte de ce facteur de dépendance familiale de la première enfance2. Cepen-
dant, Bion a montré avec la fonction alpha l’extrême dépendance du nourrisson
à la capacité de rêverie de la mère pour convertir et psychiser les impressions bru-
tes. Si Searles évoque un envahissement par le(s) parent(s) symbiotique(s)
comme facteur étiologique dans la schizophrénie, Winnicott constate que cet
envahissement prématuré peut constituer un matériel persécutif que le bébé (ou
le patient) n’a aucun moyen de rejeter et qu’il y a « danger que cet espace poten-
tiel s’emplisse de ce qui lui a été injecté par quelqu’un d’autre que le bébé » (Jeu
et réalité, p. 142).
Searles a décrit les fortes tendances maternelles du patient qui réactivent
chez l’analyste les besoins infantiles de dépendance. Devant les besoins de
dépendance, l’angoisse se manifeste par une compulsion à aider ou, a contra-
rio, à décourager le patient d’exprimer ses besoins. Préférant le mot « sym-
biotique » à celui de « transitionnel »3, Searles considère pourtant que, durant
la phase de symbiose thérapeutique, « les symptômes du patient deviennent
simultanément des objets transitionnels pour le patient comme pour le thé-
rapeute ». La symbiose thérapeutique est de même nature, dit-il, que le rôle de
« la mère qui aide l’enfant à accepter la réalité extérieure, non pas comme
quelque chose d’étranger à lui-même mais comme quelque chose qui s’est créé
tout seul ». Searles considère les phénomènes transitionnels comme nécessaires
à la reconnaissance progressive de l’objet externe4. Le transfert délirant, selon
1. Winnicott publie Les aspects métapsychologiques de la régression en 1954, et Searles, Le pro-
cessus de dépendance dans la psychothérapie de la schizophrénie en 1955. L’effort pour rendre l’autre fou
du premier est publié en 1959. En 1960, Winnicott : « Distorsion du Moi en fonction du Vrai-Self et
du Faux-Self » puis en 1963, à Boston : « L’état de dépendance dans le cadre des soins maternels et
infantiles et dans la situation analytique. » Searles publie Les phénomènes transitionnels et La symbiose
thérapeutique en 1976.
2. H. Searles, La psychose de transfert dans la psychothérapie de la schizophrénie chronique
(1963), in L’effort pour rendre l’autre fou, Paris, Gallimard, 1977.
3. H. Searles (1976), Les phénomènes transitionnels et la symbiose thérapeutique, Le contre-
transfert, Paris, Gallimard, 1979.
4. C’est l’idée du voyage : A. Green considère que Winnicott développe une alternative à la
théorie freudienne de la pulsion car l’objet transitionnel se réfère à un symbolisme dans le temps.
« L’espace transitionnel n’est pas simplement un “entre-deux” ; c’est un espace où le futur objet est en
transit, transit au cours duquel il prend possession d’un objet créé dans la proximité d’un objet externe
réel, avant de l’avoir atteint » (in A. Green, L’intuition du négatif, in Jeu et réalité, IJPA, 1978, 1071-
1984, trad. Thierry Bokanowski).
De la dépendance dans le transfert au transfert délirant 647

Searles, où l’analyste est une partie inanimée du patient, est une forme pre-
mière de relation saine et créatrice avec la réalité extérieure.
Dans la symbiose de transfert, l’analyste, avant de promouvoir l’indivi-
duation, se présente comme une partie du patient pouvant incarner une repré-
sentation transférentielle des parties subjectivement mortes de son self (un peu
comme dans le cas de la patiente citée plus haut). On imagine l’engagement de
Searles dans la symbiose thérapeutique ! Mais Winnicott ne dit pas autre chose
à son patient de Holding and interpretation : « Ce n’est que si je suis pris dans ce
processus de votre analyse et de votre retour à la dépendance infantile...,
comme vous l’êtes, que vous pouvez alors commencer à exister. »1 Ces deux
analystes pensent que le thérapeute a souvent recours aux interprétations de
transfert pour se protéger de la relation symbiotique ou de la régression dans la
dépendance. Il faudrait donc pouvoir attendre que le patient soit capable de
jouer et d’utiliser les interprétations, voire les détruire plutôt que de se sou-
mettre. Ils pensent pouvoir atteindre l’identification primaire dans la situation
clinique, stade qui précède l’acceptation de la dépendance.
La symbiose de transfert avec les schizophrènes, décrite par Searles, bien
qu’impliquant une régression moins profonde et moins totale, ressemble, à
bien des égards, au holding maternel de l’analyste comprenant défaillances et
désillusions inévitables avec les patients limites2.
Durant cette phase de symbiose, le patient fait l’expérience d’ « être abso-
lument seul » (H. Searles) et connaît un état de « solitude essentielle » (Winni-
cott), état à partir duquel émerge le nouvel individu : « Au commencement est
une solitude essentielle. Mais, au même moment, cette solitude ne peut exister
que dans des conditions de dépendance maximale »3 avant que la dépendance
soit reconnue. Ces deux analystes endossent le transfert délirant, travaillent
avec leur moi corporel et passent au crible leur contre-transfert quand des dif-
ficultés apparaissent. Le patient pourra renoncer à ses idées délirantes, dit
H. Searles, s’il a affaire à « un thérapeute capable de jouer de manière déli-
cieusement folle »4. Alors, le patient s’apercevra qu’il n’est pas un être fonciè-
rement mauvais parce qu’il a voulu jouer. Mais « il faut que la thérapeute
s’habitue à l’idée que le patient joue de la lyre pendant que Rome brûle ».
Dans la phase de symbiose de transfert ambivalente, l’analyste, selon Searles,
peut avoir la tentation d’interpréter, en opposant deux parties de la personna-
lité du patient, afin de rendre celui-ci effectivement fou. Searles ne dirait donc
1. Winnicott (1975), Holding and Interpretation, Karnac Books. En français : Fragment d’une
analyse, Payot, 1983, p. 256.
2. Philippe Jaeger, Élaboration sans fin du deuil de l’objet primaire chez Winnicott ou le
paradoxe de la séparation, Revue française de Psychanalyse, t. LXV, no 2, 2001, p. 381-393.
3. Winnicott, La nature humaine, Paris, Gallimard, 1990, chap. 5 : « Un état primaire de l’être ».
4. H. Searles, op. cit., p. 416.
648 Philippe Jaeger

pas au patient que « celui-ci pense » que « l’analyste veut le rendre fou » s’il
interprétait durant cette phase.
C’est la prise de conscience de la séparation, dans un cadre qui reste clas-
sique, selon H. Rosenfeld1 qui conduit aux sentiments de dépendance avec les
inévitables frustrations. Il en résulte, chez les patients ayant un narcissisme des-
tructeur, des relations d’objet omnipotentes, envieuses et destructrices devant la
dépendance. De sévères réactions thérapeutiques négatives se produisent quand
la partie saine libidinale et non psychotique de la personnalité se trouve
engagée dans une relation de dépendance à l’analyste. Le risque d’état psycho-
tique aigu et de désinvestissement du monde extérieur est grand car la part psy-
chotique du soi englobe la partie saine et dépendante en rapport avec la capa-
cité de penser. Se produit alors une fusion pathologique et un repli narcissique :
la partie saine perd son identité. Le travail de l’analyste serait d’aider le patient
à découvrir sa partie saine et dépendante et à lui montrer comment la partie
narcissique omnipotente et destructrice tient le patient à l’écart des objets qui
pourraient l’accompagner.

DE LA DÉPENDANCE À L’INDÉPENDANCE
DANS LA THÉORIE DU DÉVELOPPEMENT PRÉCOCE

Au début la dépendance est absolue. Il y a précession du développement


du moi sur le développement pulsionnel : le ça n’existe pas avant le moi. C’est
la non-intégration. Au stade de l’identification primaire, le nourrisson n’a pas
conscience de l’environnement ; il fait partie de la mère et la mère fait partie
de l’enfant. « Au stade le plus précoce, la dépendance de l’environnement est
si complète que penser au nouvel être humain individuel comme à une unité
n’a pas de valeur » (Winnicott).
La mère suffisamment bonne prend soin de son bébé, son regard renvoie
sans cesse à l’enfant la psyché au corps et le corps à la psyché. Elle fournit
le holding nécessaire à la cohésion psychosomatique qui ancre la psyché à
l’intérieur des limites du corps. C’est la personnalisation.
Sans le renforcement du moi immature et dépendant par la sollicitude ma-
ternelle primaire, la pulsion ne serait que pur trauma. La mère-environnement
doit survivre à la destruction de la mère-objet des pulsions. À ce stade, relation
d’objet et présentation de l’objet se confondent. La mère présente l’objet là où il
est attendu et le bébé vit l’illusion nécessaire, qui doit précéder la désillusion, de

1. H. Rosenfeld (1971), Les aspects agressifs du narcissisme. Un aspect clinique de la théorie des
instincts de vie et de mort, in Narcisses, Paris, Gallimard, « Folio/Essais », 1976.
De la dépendance dans le transfert au transfert délirant 649

créer l’objet qui se trouve là. Alors émergent les phénomènes transitionnels,
l’auto-érotisme et la capacité de jouer qui rendent tolérable la réalité. Sans les
phénomènes transitionnels entre le moi et le non-moi, l’acceptation de la réalité
se fait par clivages successifs de la personnalité et soumission.
Après le temps de la dépendance absolue advient le temps de la dépen-
dance relative et celui de la désillusion progressive contemporaine du sevrage.
L’infans commence à admettre l’existence de la mère et du père dans le monde
de la réalité partagée. Le repos, la détente et la non-intégration qui précèdent
l’acte créateur sont possibles dans l’espace transitionnel où l’effort fait pour
distinguer la réalité externe de la vie imaginaire n’a plus cours. Si, par défaut
de sollicitude maternelle primaire, la mère ne répond pas aux besoins fonda-
mentaux, le bébé ne ressent pas la frustration mais la déprivation ou bien des
angoisses impensables et la désintégration.

LA RÉGRESSION DANS LA DÉPENDANCE1

Si l’analyste parvient à manier la dépendance dans le cadre de la régres-


sion dans la dépendance2 dans le transfert, un cadre est alors fourni aux
modalités régressives classiques. « La régression dans la dépendance est bien
la matrice des régressions. »3 Expérience appropriée aux sujets qui ne peuvent
ni jouer, ni symboliser, ni opérer la régression nécessaire au processus psycha-
nalytique. Dans ces conjonctures cliniques où la peur de la folie prévaut sou-
vent, on retrouve des formations défensives sophistiquées avec dissociations
multiples afin de lutter contre le retour des agonies primitives. Le sujet se sent

1. Dans un livre collectif sur l’œuvre de Winnicott à paraître en 2004 sous la direction de
F. Duparc, je traite de cette question de la régression dans la dépendance comme voie d’accès à la
position dépressive.
2. Les critiques contre la régression dans la dépendance sont souvent étayées sur le témoignage
spectaculaire de Margareth Little, patiente de Winnicott devenue membre titulaire de la Société britan-
nique, qui évoque des contacts physiques avec Winnicott au cours de cette phase (la tête dans ses
mains ou les mains tenues serrées). Dans une lettre à C. Scott (24 janvier 1954), Winnicott parle d’une
patiente qui le frappait et qui devenait dangereuse. Il était, dit-il, nécessaire de lui tenir les mains pen-
dant toute la durée de la séance, « ce qui était au fond la même chose que de la déclarer atteinte
d’aliénation mentale ». Dans le récit d’une cure dans Holding et interprétation (pp. 273-274), quand le
patient parle de son besoin de contact physique et considère cela comme un progrès, Winnicott lui dit :
« Je dirai qu’une interprétation correcte au bon moment est une sorte de contact physique. » Ailleurs
Winnicott ajoute que le contact physique de la part de l’analyste signe toujours un regard dans la com-
préhension de l’analyste. Searles, lui, ne partage pas du tout l’enthousiasme de M. Little pour le
contact physique mais souligne que craindre névrotiquement le contact physique ralentit le processus
de guérison. Quand il y a contact physique, dit Searles dans La psychose de transfert... (1963), c’est le
patient qui rassure l’analyste sur sa propre capacité d’amour.
3. J. Press, Mouvements de mentalisation-démentalisation, présence de l’analyste et processus de
somatisation, in Revue française de Psychosomatique, t. LXV, no 19, 2001.
650 Philippe Jaeger

futile et n’a pas le sentiment d’exister vraiment car le faux self est devenu le
centre de gravité de la personnalité. Rançon d’une indépendance et d’une
invulnérabilité chèrement acquises, le faux self est une distorsion de la person-
nalité contre le retour d’une expérience psychotique.
Après une période suffisante d’adaptation aux besoins, la confiance se
renforce et le patient peut renoncer à sa dissociation par le faux self et accep-
ter la dépendance dans le transfert. Les replis cliniques se transforment sou-
vent en régression quand un milieu adéquat est offert. Au cours de la phase
de régression dans la dépendance, au stade de l’amour impitoyable, la pulsion
est destructrice, il n’est pas vraiment question de transfert négatif : amour et
haine sont concomitants et non distincts1. Les défaillances de l’analyste sont
inévitables et prendront même la forme de la défaillance originelle de
l’environnement (si l’analyste, insuffisamment formé ou intéressé par cette
technique, n’échoue pas prématurément). Le désillusionnement fait partie du
holding maternel. Il en résultera soit de la colère vis-à-vis de l’analyste, colère
qui favorise le rétablissement de la continuité d’être, soit de la désintégration
suivie d’un nouveau repli et une attente de persécution. Ainsi, du fait d’une
défaillance de l’analyste, le patient peut faire pour la première fois l’expérience
d’une chose passée qui concerne l’effondrement, la mort et le vide, la crainte
de la folie, expérience équivalant à une remémoration chez le névrosé.
Durant la période de régression dans la dépendance, la qualité de la pré-
sence de l’analyste, son comportement, son engagement, le maintien de son
objectivité, son respect du cadre sont décisifs. Il s’agit d’être constant et prévi-
sible afin que l’objet puisse être créé-trouvé à partir de l’omnipotence res-
taurée du sujet. La rencontre entre l’analyste et le patient a lieu dans l’espace
transitionnel, au lieu même où relation d’objet et présentation de l’objet se
confondent, lieu où l’analyste est et n’est pas l’analyste.
Nous croyons que la théorie du faux self et son abord par la régression
dans la dépendance ont été élaborés par Winnicott avec et pour des patients
ayant déjà présenté une réaction thérapeutique négative ou ayant subi
antérieurement une rupture traumatique dans leur première analyse. Il fallait
toute l’inventivité et la liberté d’un Winnicott pour proposer une nouvelle
expérience avec des aménagements nécessaires à la relance d’un processus
interrompu où, parfois, un état délirant était resté masqué2. Je pense à

1. À la même époque, B. Grunberger suivait un cheminement parallèle quand il évoquait une


nécessaire régression narcissique préambivalente dans Préliminaires à une étude topique de narcissisme
(1958) comme expérience préalable à l’instauration d’une névrose de transfert et son interprétation.
Dans ce texte, il décrit, comme Winnicott, une forme de collusion défensive analyste-patient où « le
transfert sur tous les modes est abondamment analysé, sans résultat. Il s’agit d’analyses imposées et
qui, par conséquent, vont d’emblée à l’encontre du sens du narcissisme du sujet ».
2. R. M. Brunswick, op. cit., 1971, p. 43.
De la dépendance dans le transfert au transfert délirant 651

l’Homme aux loups dont le reliquat de transfert délirant a pu être analysé par
R. M. Brunswick. Elle a pensé que « le transfert lui-même n’avait pas été
revécu suffisamment »1 et que, « quand l’analyste considère un cas comme ter-
miné, cela ne veut pas dire que le patient puisse en faire autant ».

LE TRANSFERT DÉLIRANT

L’état délirant est souvent masqué chez les cas limites. Winnicott proposa
une interprétation2 au patient homme qui était sur le point de renoncer à sa
dissociation presque complète entre le féminin et le masculin. Cette interpréta-
tion permettait au patient de se voir fille depuis la place de l’ « analyste-mère
folle ». Bien que déterminante, cette interprétation suscita une résistance qui
se mua en un déni de l’importance des mots prononcés par Winnicott3. « Il
tenta de passer outre en les considérant comme une façon qui m’était person-
nelle de dire les choses – une figure de style qu’on pouvait oublier. Mais pour
moi il s’agissait d’un de ces exemples de transfert délirant qui déconcerte
l’analyste autant que l’analysé4. Le point crucial résidait justement dans cette
interprétation que, je dois l’avouer, j’eus du mal à me permettre de faire. »
La défense du patient de Winnicott m’évoque l’attitude de l’Homme aux
loups avec R. M. Brunswick. Elle le trouvait inaccessible mais leurs rapports
étaient excellents avant que s’installe l’épisode délirant. « Il se refusait à discu-
ter ce qui touchait son nez ou ses rapports avec les dermatologues. Il écartait
toute mention de Freud avec un petit rire étrange et indulgent. Il discourait
longuement des merveilles de l’analyse en tant que science... »5 Tout cela jus-
qu’à l’apparition du transfert délirant ! Elle discutait, croyait-il, avec Freud de
tous les détails de son analyse avant d’agir6 ! Sans y voir ni contradiction ni
conflit, il pouvait accuser Freud de la perte de sa fortune et affirmer qu’il était

1. Winnicott a connu des échecs dramatiques comme celui avec Masud Khan ainsi que le rap-
pelle justement le numéro précédent de la Revue française de psychanalyse sur la Perversion narcis-
sique, 4/2003.
2. Winnicott, Jeu et réalité, p. 103. Winnicott dit : « Je suis en train d’écouter une fille. Je sais
parfaitement que vous êtes un homme, mais c’est une fille que j’écoute, et c’est à une fille que je
parle. » Je dis à cette fille : « Vous parlez de l’envie de pénis. » Patient : « Si je me mettais à parler de
cette fille à quelqu’un, on me prendrait pour un fou. » Winnicott : « Il ne s’agissait pas de vous qui en
parliez à quelqu’un ; c’est moi qui vois une fille et qui entends parler une fille alors qu’en réalité c’est
un homme qui est sur mon divan. S’il y a quelqu’un de fou c’est moi. »
3. Le délire est un objet transitionnel manqué, selon Racamier. L’espace à délire ou quatrième
espace est fondé sur le déni, alors que le troisième espace, transitionnel, est ambigu. In Un espace pour
délirer, Revue française de Psychanalyse, t. LXIV, no 3, « La Projection », 2000.
4. C’est moi qui mets en italique.
5. Op. cit., p. 20.
6. Ibid., p. 25.
652 Philippe Jaeger

son fils favori. L’analyse progressa rapidement jusqu’au point où « le père a


châtré le fils, c’est pourquoi le fils doit le tuer », mais il fallut un bien plus
grand effort, affirme-t-elle, pour que le patient arrivât à comprendre « le
mécanisme ultérieur par lequel sa propre hostilité était projetée sur le père et
alors perçue par le fils en tant que persécution ». La « destruction », selon
R. Mack Brunswick, des idées mégalomaniaques par l’interprétation permet-
tait aux idées délirantes de persécution d’apparaître dans leur intégralité.
Remarquons que le patient cessa de « parler comme un fou » à partir du
moment où il raconta un rêve de transfert maternel dans lequel l’analyste
apparaissait sous les traits de sa mère brisant les icônes pieuses. Il renonça à
son identification au Christ, jadis à l’origine de sa névrose obsessionnelle.
Quand la confiance se renforce, le patient renonce parfois à son faux self,
accepte la dépendance dans le transfert et prend le risque de vivre sa folie
localisée dans le transfert délirant à la moindre carence de l’analyste, alors
que sa haine reste inconsciente1. Mais avant de parvenir au transfert délirant,
les patients font souvent de leur mieux pour inciter l’analyste à les haïr. Ils
exploitent par exemple ses erreurs pour être persécutés sans avoir le sentiment
d’être fous.
Une patiente, état limite dépressive, en face-à-face, a toujours pensé que
sa mère ne l’écoutait pas et que son père avait pour elle une préférence
marquée. Il attendait d’elle qu’elle obtienne le meilleur diplôme, qu’elle obtint
d’ailleurs, avant de s’écrouler. Pas de fantasmes, pas de rêves, aucune évoca-
tion sexuelle. La réaction thérapeutique négative est persistante dans ce traite-
ment, malgré une évolution favorable de sa vie personnelle. Séquence : je me
lève quelques instants en début de séance après l’avoir prévenue que j’allais
répondre à un coup de sonnette intempestif. À mon retour la patiente éclate
en sanglots comme un nourrisson désespéré. Elle exprime pour la première
fois un chagrin immense en séance. Puis, se reprenant : « C’est pour me faire
comprendre quelque chose que vous avez décidé de vous absenter, c’est un jeu
pervers que vous faites avec moi ! » La séance suivante, elle a une amnésie et
me demande de lui parler de cette séance : « Vous avez pensé à un jeu pervers
de ma part quand je vous ai laissée quelques instants au début de la séance
précédente », lui dis-je. Émue à nouveau, elle raconte qu’entre 4 et 7 ans elle
était régulièrement confiée par ses parents à un jeune homme. Il l’installait sur
ses genoux, le pénis en érection, puis il regardait la télévision sans rien dire.
Elle était pétrifiée. Elle n’a jamais pu en parler. Ma carence a certainement
répété la carence parentale et contribué à l’évocation du souvenir clivé : les

1. Questions étudiées dans R. Cahn, Le procès du cadre, Revue française de Psychanalyse,


t. XLVII, no 5, 1983.
De la dépendance dans le transfert au transfert délirant 653

parents s’absentent et la confient à un jeune homme pervers. Avant cette


remémoration elle me reprochait souvent ma neutralité et ma froideur tout en
veillant à éviter le moindre réchauffement de la relation. Pendant toutes ces
années, quand mon regard la quittait quelques instants, elle croyait que je la
laissais tomber. Toute interprétation transférentielle était considérée comme
arbitraire et ressentie comme une manipulation. Winnicott pense que, lorsque
le patient a été un enfant séduit dans l’enfance, toute interprétation transfé-
rentielle de la névrose de transfert équivaut à une séduction sexuelle de
l’enfant. Et aussi que le transfert délirant ne doit pas être interprété
immédiatement mais endossé par l’analyste : le moi du patient n’est pas assez
fort pour éprouver de la haine envers l’objet qui vient de se montrer défaillant
et a changé brusquement1.
Le traumatisme flagrant vient heurter l’omnipotence, alors que les
besoins de dépendance sont assurés par la fonction maternelle. Se produit un
effondrement « dans l’aire de la confiance à l’égard d’un environnement géné-
ralement prévisible »2 : une organisation du moi, en tout ou en partie, ne peut
s’établir. Si la colère appropriée ne survient pas, l’idée délirante de persécution
de la part des bons objets3 survient alors.
Une vignette clinique de Winnicott avec une fille prépubère4 : il observe que
le même scénario se répète et qu’il lui faut accepter le rôle qui lui est alloué. Tout
cela se déroule dans le cadre d’un transfert positif puissant : « Si cette analyse
réussit, ce sera en raison d’une longue série de traumatismes minimes mis en
scène par la patiente, et qui impliquent des phases de transfert délirant. » Cette
patiente va enfin pouvoir se sentir très mal à propos de quelque chose. Seule,
l’expérience de la détresse absolue lui procure la satisfaction de faire une expé-
rience bien réelle. Comme à l’habitude, son besoin est que Winnicott lui accorde
toute son attention et qu’il reste sous contrôle. Quand les conditions sont très
bonnes, elle a besoin de l’entendre parler. Mais il sait que s’il parle elle sera per-
turbée. Il doit parler : « Vous avez besoin de m’avoir sous votre contrôle comme
si j’étais une partie de vous. » La patiente se replie, inconsolable, profondément
blessée. Puis apparaît le transfert délirant et le sentiment de persécution : « Vous

1. M. Little, Des états limites. L’alliance thérapeutique, trad. G. Nagler, Paris, Des Femmes,
1991. Un peu trop péremptoirement, selon nous, M. Little affirme qu’il faut absolument détruire
(breaking up) par l’interprétation de cette « folie à deux » et que la guérison arrive quand
l’identification primaire à l’analyste est rompue (break up) « afin que la réalité soit présentée de
manière indéniable et incontournable ». M. Little parle du transfert délirant comme d’une psychose de
transfert qu’il faut combattre. Elle me paraît sous-estimer l’importance du jeu et de la transitionnalité
comme issue possible et favoriser plutôt un affrontement du patient à la réalité.
2. Winnicott, op. cit., 1965.
3. Winnicott (1965), Le concept de traumatisme par rapport au développement de l’individu au sein
de la famille, in La crainte de l’effondrement et autres situations cliniques, Paris, Gallimard, 2000, p. 311.
4. Op. cit., 1965.
654 Philippe Jaeger

aviez l’air en colère quand vous avez dit... » La haine ici est d’abord projetée de
manière délirante avant que la patiente puisse éprouver de l’ambivalence. La
persécution est une étape vers la haine contre l’objet idéalisé qui a failli1.
Dans le transfert délirant, les étapes se succèdent souvent dans cet ordre :
1 / adaptation maximum de l’analyste au besoin omnipotent ; 2 / un « léger
mouvement » et l’analyste est hors du contrôle omnipotent ; 3 / la haine reste
inconsciente ; 4 / l’analyste est un persécuteur ; 5 / prise de conscience qu’il
s’agit d’une idée délirante ; 6 / la haine commence à pouvoir être éprouvée ;
7 / l’ambivalence peut survenir.
« Dans son analyse c’est le traumatisme subtil et pas le traumatisme flagrant
qui a été significatif et qu’elle a été capable d’utiliser. » Au cours de la séance,
chaque traumatisme même bénin peut faire apparaître l’idée délirante d’être haï.
Le patient pourra haïr l’analyste pour une carence vécue dans la sphère de son
contrôle omnipotent, sphère régie par les mécanismes de projection et
d’introjection. Le patient deviendra ensuite capable de susciter lui-même une
carence qui se présentait jadis comme un facteur imprévisible de
l’environnement. Au cours de la régression, il faut donc atteindre l’état délirant
selon lequel l’analyste est hostile, là où il occupe la place de la mère ou du père.
Alors seulement le transfert délirant peut être interprété.

En guise de conclusion :
Par la technique du « holding », l’analyste ne satisfait pas le besoin du
patient mais y répond. Il ne s’agit donc pas d’une gratification. Seul le désir
peut être frustré. Au stade du narcissisme primaire, la dépendance de l’enfant
au réfléchissement du self que lui renvoie sa mère est absolue. Si l’analyste ne
répond pas, le patient est immédiatement confronté aux angoisses impensables
d’où il résulte un renforcement de l’organisation des défenses primaires par la
dissociation et le clivage. « Si le visage de la mère ne répond pas, le miroir
devient alors une chose qu’on peut regarder, mais dans laquelle on n’a pas à
se regarder. »2 La régression dans la dépendance peut convenir aux patients
qui ont été prématurément séduits et restent prisonniers de la « confusion des
langues ».
Il faudra attendre longtemps, parfois très longtemps, avant que tout
puisse être interprété en termes de projection sur la personne de l’analyste,
dans le « comme si » de la névrose de transfert. Avant d’y parvenir, on a sou-

1. Dans la consultation d’une adolescente, Sarah, dans le chapitre 10 de Jeu et réalité, on voit
apparaître l’idée délirante, l’hostilité d’une femme, au moment où la confiance est transférentiellement
forte. Idée délirante reliée à la haine vis-à-vis de la mère responsable de la désillusion originelle, colère
contre la femme bonne qui devient brusquement méchante.
2. Winnicott, Jeu et réalité, op. cit., p. 167.
De la dépendance dans le transfert au transfert délirant 655

vent l’impression de parcourir les chemins qui ont précédé et conduit à la


découverte de la psychanalyse... tout en pouvant disposer des conceptions
récentes qui peuvent nous aider à construire le cadre nécessaire au jeu analy-
tique. Avec ces patients qui vivent dans « la terreur de la dépendance à
l’objet » et qui désavouent « un transfert qui demeure inqualifiable et innom-
mable »1, la régression dans la dépendance peut constituer aussi bien un pare-
excitation efficace qui a manqué jadis, qu’un cadre accueillant pour l’expres-
sion d’une folie localisée. Alors ce qui comptera surtout dans l’analyse, à ce
stade, c’est le traumatisme analytique bénin et subtil coproduit dans la situa-
tion analytique que le patient peut expérimenter dans le transfert. Ainsi peut-
on approcher l’angoisse impensable autour de laquelle les défenses furent
organisées.
Philippe Jaeger
51, rue Nicolo
75116 Paris

1. T. Bokanowski, L’Homme aux loups : un transfert innommable ?, in Penser les limites. Écrits
en l’honneur d’André Green, Neuchâtel-Paris, Delachaux & Niestlé, 2002.

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