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C’est pourquoi L’Imaginaire métaphysique offre une belle occasion de découvrir le travail
critique de l’un des plus grands poètes de notre temps. Ce remarquable essai, écrit dans une
langue magnifique, regroupe diverses études, initialement publiées de façon indépendante, qui
visent à retracer dans des œuvres de la poésie ou des arts le travail de «l’imagination
métaphysique». Or que recouvre cette expression ?
Yves Bonnefoy se montre d’emblée très critique avec cette disposition fondamentale de l’âme
occidentale. Cette sorte de rêve, qu’il caractérise à dessein comme «gnostique» (p.10),
détermine «la plus grande part des entreprises de nos sociétés (…) qui trouvent là beaucoup
moins la paix de l’esprit que des raisons pour leurs guerres sans fin, dans des redoublements
de l’angoisse» (p.9). Mais pourquoi le poète tend-il à condamner cet imaginaire alimenté par le
désir d’évasion vers une réalité autre ? C’est que cette tension vers un là-bas, un ailleurs visé à
la fois comme concept et comme image, nous détourne tragiquement de l’ici-bas, du hic et nunc
de notre existence immédiate et concrète. L’imagination métaphysique, en mettant en scène
«l’éclat de là-bas» (p.23) à travers la représentation, nous éloigne de notre condition d’homme
mortel et empêche l’esprit de s’ouvrir à la présence du monde : en tant que refus d’adhérer à ce
qui existe ici et maintenant, le rêve gnostique «ne sait pas la réalité en sa profondeur, dont la
finitude est la clef» (Idem).
complexité de la position du poète français : malgré le rappel récurrent du danger que constitue
la visée, exclusivement en image, de la «vraie vie», il reconnaît qu’il ne saurait être question de
«vouloir délivrer la conscience de cet espoir d’un salut au sein même de la parole dont nous
leurre la nostalgie d’une réalité plus transparente, plus haute» (p.23). Nous sommes des êtres
parlant et le rêve est en nous, indéracinable ; nous pouvons tenter de le surveiller, essayer
«d’en tirer parti pour le bien de l’autre désir, ce besoin terre à terre de possession qui porte en
soi la violence, la guerre, le malheur, mais qui est aussi la seule voie vers l’amour» (p.24).
Les différentes études de l’essai se proposent alors d’explorer les figures fondamentales de
l’imaginaire métaphysique en Occident et s’interrogent, à partir de ce déploiement, sur
l’essence du verbe poétique. La section "Aut lux nata est aut capta hic libera regnat", tout en
pointant la tension entre la lucidité et la simplicité de l’art roman, et la tentation des belles
inventions fondées sur le nombre, développe un rapprochement aussi fécond que passionnant
entre la lumière et la parole. De même que la lumière est la métaphore de l’être, de même le
poème, intensification de la clarté, se propose de dire l’être en sa présence. Le Post-scriptum
de cette étude révèle la puissance de l’imaginaire métaphysique sur le poète même qui tente
d’en dénoncer l’illusion : malgré lui, Bonnefoy a opéré, au cours de sa méditation sur la formule
latine, la substitution d’un lieu rêvé (Sainte-Sophie) à un lieu réel (chapelle de Ravenne).
La partie intitulée «Le regard du peintre sur l’architecte» oppose de façon ontologique la
peinture et l’architecture. Parce qu’il n’est pas capable de l’espace, l’art du peintre figuratif, voué
à toutes les rêveries, ne peut que penser à la finitude sans jamais la rejoindre directement.
L’architecture, en revanche, est «l’art majeur» (p.49) parce qu’en appréhendant les
enseignements de l’espace, il épouse immédiatement la réalité contingente et notre existence
hic et nunc.
Le texte «La mélancolie, la folie, le génie, − la poésie» est l’un des plus captivants du volume. Il
envisage les premiers termes comme trois aspects d’un événement unique qui se produit au
plus intime de la relation entre l’homme et le monde. Résultant de l’acte de placer la vérité dans
la pensée conceptuelle, ces trois positions face au réel consacrent l’oubli de ce qu’a d’infini la
chose existante. La mélancolie consiste à aimer une image du monde dont on sait qu’elle n’est
qu’une image ; c’est une espérance à la fois toujours renaissante et sans fin déçue. A la fois
rêveurs et lucides, les mélancoliques instituent un mode d’être profondément ambigu :
conscient de la vanité de leurs représentations, «ils n’ont pas assez le désir d’une pleine
incarnation pour en secouer l’illusoire» (p.64). Or, les plus grands artistes sont mélancoliques
parce que l’art est facilement une incitation au rêve lucide. Mais la création artistique est en
même temps ce qui permet à l’artiste de replacer sa mélancolie au sein de son existence
concrète. Ainsi, la poésie, qui est la «mémoire de cette intimité à la finitude que le concept nous
fait perdre» (p.65), s’efforce de signifier l’arrachement à la représentation, et le poème,
constitué du refus de la mélancolie, mais d’un refus sans cesse oublié et sans cesse réaffirmé,
peut ouvrir à la présence du monde. Quant au génie, il renvoie à une aggravation de la
contradiction qui anime l’attitude mélancolique : au moment où l’évidence de la finitude
s’affirme, le rêve qui devrait se dissiper impose sa réalité de façon aussi radicale que l’existence
terrestre. Alors que le mélancolique jouit, certes tristement, du dilemme entre la vie et le songe,
le génie est emprisonné dans le heurt de deux façons de comprendre l’existence dont ni l’une ni
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s’affirme, le rêve qui devrait se dissiper impose sa réalité de façon aussi radicale que l’existence
terrestre. Alors que le mélancolique jouit, certes tristement, du dilemme entre la vie et le songe,
le génie est emprisonné dans le heurt de deux façons de comprendre l’existence dont ni l’une ni
l’autre ne désarme. Il s’incarne dans l’état de conscience qui, loin d’être un don du ciel, refuse
obstinément l’aporie dans des œuvres. Seule la poésie, véritable déni de l’ambiguïté de la
mélancolie et du déchirement du génie, constitue un accès de la finitude à la conscience de soi
et nous ramène à la présence du monde.
Tandis que la section «Une terre pour les images» cherche à dévoiler la double postulation
(désir d’être et finitude) qui fonde la pensée des artistes italiens, «Ecrire en rêve» révèle
comment l’Italie affermit la conviction de l’auteur qu’il y a sous les représentations issues de la
parole ordinaire, rationnelle ou fantasmatique, la présence d’une réalité non fragmentée
(l’«indéfait») et susceptible, comme la poésie, de nous «parler de façon tout autre» (p.95). «La
hantise du ptyx», en même temps qu’une extraordinaire lecture de l’œuvre de Mallarmé qui ne
parvient pas à s’extirper des griffes de la chimère métaphysique, est une méditation sur
«l’inaccessible second degré du langage» (pp.108-109) et sur la capacité du dire poétique à
saisir, par-delà le Néant, «la beauté latente du lieu terrestre» (p.111). Dans «L’attrait des
romans bretons» et «L’âge d’or de la littérature secondaire», le poète analyse comment seul le
sens de la poésie, entendue comme brèche anti-conceptuelle au sein de laquelle la présence
se montre, peut introduire à une approche authentique de la matière de Bretagne, et traque les
formes étonnantes de l’imaginaire métaphysique dans les travaux d’historiens de l’art pourtant
animés d’un souci positiviste.
A la fois réflexion magistrale sur les puissances ambivalentes du verbe poétique et méditation
sur l’imaginaire métaphysique qui informe les plus grandes créations de l’Occident, l’ouvrage
d’Yves Bonnefoy, tout en constituant une excellente introduction à ses œuvres de poésie,
révèle à chacun d’entre nous son désir d’être, partagé entre l’évasion chimérique vers là-bas et
notre présence ici-bas. Etrangement proche en cela d’Emmanuel Lévinas (Totalité et Infini), il
nous rappelle que même si «la vraie vie est ailleurs», nous sommes au monde.
Sylvain Roux
( Mis en ligne le 16/05/2006 )
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