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№ 6

Décembre
2012

Zoologie Botanique Géologie Entomologie Ornithologie Ichtyologie Océanographie Systématique Herpétolo


Géophysique Climatologie Paléontologie Épistémologie Malacologie Primatologie O
Génétique Arachnologie Éthologie Mammalogie Systématique
Zoologie Botanique

Primatologie :
Apprendre des singes
■ Japon : Les macaques de l'île montagne
L 15519 - 6 - F: 7,50 € - RD

■ Guinée : Des chimpanzés suivis par satellite


■ France : L'invasion du frelon asiatique Génétique Ar
■ Maroc : Paléontologie, les géants des Kem Kem
■ Pacifique nord : La fin de la rhytine de Steller
Climatologie Minéralogie Ornitholo
■ Monde : La pollution lumineuse Zoologie Botanique Géologie Entomol
Prix FCE METRO : 7,50 € - BEL - LUX : 7,90 € - DOM/S : 7,90 € - CAL/S : 1200 CFP – POL/S : 1 250 CFP Géophysique Clima
iologie Ours & Conseil scientifique Botanique Archéozoologie Géologie Océanographie
Espèces est édité par
Kyrnos Publications Conseil scientifique :
Association loi 1901 - SIRET : 449 685 569 00013 Robert Barbault, directeur du département écologie et gestion
7, Le Vieux Chêne - 20 225 Avapessa de la biodiversité du MNHN.
Directrice de publication et rédactrice en chef : François Bonhomme, directeur du département biologie
Cécile Breton /c.breton@especes.org / Tél. : 06 14 72 25 94 intégrative de l’institut des sciences de l’évolution de
Montpellier.
Journaliste : Emmanuelle Grundmann
Gilles Boeuf, président du MNHN.
Responsable photo : Emmanuel Boitier / e.boitier@especes.org
Marc Cheylan, maître de conférences à l’EPHE.
Secrétaire de rédaction :
Yves Coppens, professeur honoraire aux MNHN et Collège
Jean-Michel Jager / jean-michel.jager@orange.fr
de France, membre de l’Académie des sciences.
Graphiste (création/réalisation de la maquette et illustrations) :
Thomas Cucchi, chercheur CNRS au laboratoire
Arnaud Rafaelian / arnaud.rafaelian@gmail.com
archéozoologie et archéobotanique du MNHN.
Conception, photogravure, prépresse : Élisabeth Dubois-Violette, directrice de recherche émérite
Les éditions du Grand Chien (Ville-di-Paraso) au CNRS, laboratoire de physique des solides.
www.grand-chien.fr / 06 14 72 25 94
Guillaume Lecointre, directeur du département systématique
Contact insertions publicitaires : et évolution du MNHN.
Marie-Anne Ramond / limpresa@sfr.fr / Tél. 04 20 04 41 83
Emmanuel Le Roy Ladurie, professeur honoraire au Collège
Abonnements et vente au numéro de France et membre de l’Institut.
Espèces - Service clients - 12 350 Privezac Frédéric Médail, professeur à l’université d’Aix-Marseille, au
Tél. : 05 65 81 54 86 / Fax : 05 65 81 55 07 / contact@bopress.fr sein de l’institut méditerranéen de biodiversité et d’écologie.
Site internet : www.especes.org Daniel Nahon, directeur de recherche au centre européen de
recherche et d’enseignement en géosciences de l’environnement
Trimestriel (4 numéros par an) (université d’Aix-Marseille).
n° 6 - decembre 2012 - février 2013
Michel Pastoureau, directeur d'études à l’EHESS et à l’EPHE,
Version numérique : ISSN en cours
chaire d’histoire de la symbolique occidentale
Dépôt légal à parution / © Kyrnos publications
Commission paritaire : 1113 G 91119 Pascal Picq, maître de conférences en paléoanthropologie au
Collège de France.
Diffusion MLP Philippe Taquet, ancien directeur et professeur émérite au
Imprimé par Rotimpress MNHN, membre de l’Académie des sciences.
Pol. Ind. Casa Nova - Carrere Pla de l’Estany Stéphanie Thiébault, directrice de recherche au CNRS
17181 Aiguaviva (Girona, Espagne). UMR 7209, archéozoologie, archéobotanique, sociétés,
Espèces est imprimé sur papier PEFC pratiques, environnement.

Appel à contribution
Vous êtes chercheur, étudiant
ou amateur éclairé ? Envoyez vos articles
à c.breton@especes.org
(les contributions sont bénévoles)

Parrainage :
Patrick Poivre d'Arvor, journaliste et écrivain.
André Santini, ancien ministre, député et maire
d’Issy-les-Moulineaux.

Ont participé à ce numéro :


Jean-Michel Bichain, Lionel Cavin, Bruno Corbara,
Alain Couté, Éric Darrouzet, Marie Garrido, Fabrice Genevois,
Jérémy Gévar, Jérôme Grenèche, Emmanuelle Grundmann,
Frédéric Joulian, Émilie Läng, Chloé Laubu, Guillaume
Lecointre, Thomas Le Tallec, Vanina Pasqualini, Béatrice
Pellegrini, Catherine Perrette et Laurent Tarnaud.
Géologie Microbiologie Palynologie Ichtyologie - Éditorial Archéozoologie Phylogénétiq
3

Les jeunes macaques du Japon (Macaca fuscata yakui) apprennent à sélectionner leurs
nourritures solides au contact des adultes. Ici, un jeune explore des fruits verts de
Mokutachibana (Ardisia sieboldii) sur une grappe abandonnée par un adulte qui en a
consommé les fruits mûrs (cliché L. Tarnaud).

Méfiez-vous

Par Cécile Breton


des images
Rédactrice en chef

D
ans l’ambiance pré-apocalyp- Il faudra, en effet, plus de 40 ans pour
tique qui baigne le bouclage comprendre que ce crâne n’était qu’un
de ce numéro, nous aurions habile assemblage entre une mandibule
été curieux de voir monter de la mer d’orang-outan et un crâne médiéval
la « bête qui avait dix cornes et sept têtes » humain.
dont parle saint Jean, ne serait-ce que
par intérêt pour l’anatomie d’un ani- Craniométrie, phrénologie ou ADN, les
mal portant 1,4285714 corne par tête. outils changent, les idées reçues restent,
Contre toute attente, c’est le yéti qui véhiculées par des raccourcis efficaces
(res)sort du bois. En effet, en cette fin comme « l’homme descend du singe » et
novembre 2012, une vétérinaire texane des images simplistes. C’est contre ces
a lâché une bombe sur la toile : grâce à images que Stephen Jay Gould nous met
des analyses ADN (non encore publiées particulièrement en garde, évoquant l’il-
et réalisées sur… quoi ?) elle est par- lustration des milliers de fois reproduite
venue à prouver que non seulement le montrant sapiens (dressé) guidant les
sasquatch existait bel et bien mais aussi autres hominidés (courbés) sur le chemin
qu’il aurait aggravé son cas en fautant du progrès. Flattant notre ego, encou-
L’échelle des races humaines selon Nott
avec des femelles Homo sapiens. En mai, et Gliddon dans Types of Manking (1854).
rageant notre paresse à la réflexion, les
c’était un généticien britannique et un Pour S. J. Gould, qui reproduit cette planche images s’incrustent définitivement dans
zoologiste suisse qui se lançaient dans dans La mal-mesure de l’homme, le crâne du notre imaginaire.
l’analyse des “nombreux échantillons” chimpanzé a été volontairement augmenté On peut légitimement espérer que
du yéti. On attend de leurs nouvelles. et la mâchoire du Noir allongée. l’homme entre le Grec et l’animal figu-
rant sur cette planche a définitivement
Après tout, il semble aussi logique disparu de l’esprit de la plupart d’entre
qu’Homo sapiens ne soit pas la seule espèce à peupler la nous ; mais, comme le souligne Frédéric Joulian, nous
terre aujourd’hui, que paraissait évidente à J. C. Nott et comparons encore hommes et singes en distribuant les
R. Gliddon, en 1854, la raison pour laquelle le profil du bons et les mauvais points. Ne cherchons pas seulement
Noir s’intercale si parfaitement entre celui du chimpanzé chez les singes ce qu’ils peuvent nous apprendre de nous.
(prognathe) et de l’Apollon du Belvédère (rétrognathe). Il
n’y a pas de fumée sans feu. Il y a dans le mythe de l’homme-singe un peu de sur-
Bien malgré lui, Darwin a rendu l’homme-singe pos- homme (grand et fort) et un peu de sous-homme (à l’esprit
sible, voire probable, et provoqué une chasse frénétique lent). Cet incontournable de la cryptozoologie incarne
au “chaînon manquant”, frénésie à laquelle on doit l’un notre idée de l’animalité. C’est pourquoi la réapparition de
des canulars les plus réussis de l’histoire de la paléontolo- l’indestructible icône du yéti, paré de justifications géné-
gie : l’homme de Piltdown (Homo (Eoanthropus) Dawsoni). tiques, est si inquiétante. 

ESPÈCES №6 - Décembre 2012


Sommaire

№ 6 3
4
Éditorial
Décembre 2012 par Cécile Breton

4 Sommaire
9 BD La chronique de
Raymond le bousier
par Arnaud Rafaelian

6 Actualités

10 Primatologie
Dossier :

30 Recherche
10 Frédéric Joulian
Primates en culture
Entretien avec Cécile Breton 30 La France peu à
peu envahie par le
frelon asiatique
14 Les yakuzarus
macaques
par Éric Darrouzet
et Jérémy Gévar

de l’île montagne
par Laurent Tarnaud
36 Les géants
des Kem Kem
22
par Béatrice Pellegrini,
Chimpanzés Émilie Läng et Lionel Cavin
de Guinée
une liberté…
suivie par satellite
par Jérôme Grenèche

ESPÈCES №6 - Décembre 2012


Sommaire

44 Conservation
60 Carnet d’expédition
Le Matarombeo,
l’entre deux mondes
44 LaChronique
rythine de Steller
d’une
par Jean-Michel Bichain

extinction programmée
par Fabrice Genevois
66 Vous n’avez
rien compris à…
52 Lalumineuse
pollution Le phytoplancton
par Marie Garrido, Alain Couté,
écologique Catherine Perrette,
par Thomas Le Tallec Vanina Pasqualini

72 Carte blanche
Petits et moches :
les oubliés
de la biodiversité
Guillaume Lecointre

74 Entr’espèces
Des abeilles pour
éloigner les éléphants
par Bruno Corbara

76 Portrait d’espèce
La valse du pipa
par Emmanuelle Grundmann

78 À voir et à lire…

ESPÈCES №6 - Décembre 2012


ologie Actualités Ophiologie Botanique Ichtyologie Systématique Zoologie Volcanologie
6

L’ADN environnemental : par Chloé Laubu


Étudiante en master biologie

un outil de détective
des organismes et des populations
à l’université de Bourgogne

L ’utilisation de l’ADN environne-


mental (ADNe) est digne de figu-
rer dans un épisode des “Experts”  :
qu’elle soit aussi utilisée pour les
mammifères marins, bien que l’eau
de mer amène plusieurs difficultés
cette technique permet de détecter la (salinité, courants, etc.) rendant la
présence d’animaux sans qu’il n’y ait technique moins efficace. Elle a été
plus de trace visible de leur passage. testée pour la présence et l’abon-
Sur la terre, l’analyse de traces, fèces dance du marsouin commun dans
ou poils sont fréquents pour les la mer Baltique grâce à des amorces
inventaires ou suivis d’espèces, mais d’ADN mitochondrial, et comparée à
comment faire avec les animaux des relevés acoustiques. Même si elle
aquatiques ? L’utilisation de l’ADNe ne s’est pas avérée aussi efficace que
(ADN persistant provenant de mue l’identification acoustique, elle a tout
de peau, fèces, urine, etc.) pourrait de même permis la détection d’es-
permettre de résoudre ce problème. pèces rares comme le globicéphale
Il s’agit d’échantillonner une colonne noir.  ❁
d’eau et d’en extraire l’ADN présent
afin de détecter, grâce à des mar- >T
 . Dejean, A. Valentini, C. Miquel,
queurs génétiques, si une espèce est P. Taberlet, E. Bellemain and C.
Miaud, 2012 - “Improved detection
présente dans cet environnement. of an alien invasive species through
La technique a fait ses preuves dans environmental DNA barcoding : the
la détection d’espèce d’eaux douces. example of the American bullfrog
Lithobates catesbeianus”, Journal of
Par exemple, en France, la présence Applied Ecology, 49, p. 953-959.
du ouaouaron américain, espèce >F
 oote A.D. , Thomsen P. F.,
invasive, a été détectée dans plusieurs Sveegaard S., Wahlberg M.,
environnements grâce à cette tech- Kielgast J., Kyhn L. A., Salling
A. B., Galatius A., Orlando L.,
nique. Cette méthode s’est révélée Thomas M. and Gilbert P., 2012
plus efficace que les méthodes tra- - “Investigating the Potential Use
ditionnelles puisqu’elle a détecté la of Environmental DNA (eDNA)
for Genetic Monitoring of Marine
présence de l’amphibien dans 38 sites Mammals”, PLOS ONE, Vol 7, Issue
contre 7 pour les méthodes d’obser- 8, e41781.
vation sur le terrain. Il se pourrait

Le plaisir est à gauche >Q


 uaranta A., Siniscalchi M. & Vallortigara G., 2007 -
“Asymmetric tail-wagging responses by dogs to different
emotive stimuli” Current biology, Vol. 17, n° 6

D ans la série des études qui, à première vue, n’ont aucune utilité évidente,
trois chercheurs italiens ont mis en évidence une certaine asymétrie
dans les mouvements de la queue des chiens soumis à différents stimuli. La
présence du maître, d’un inconnu ou d’un chat provoque des battements plus
marqués à droite, alors que l’apparition d’un mâle dominant, provoque une
asymétrie à gauche. Cette étude semblerait confirmer l’hypothèse selon laquelle
l’hémisphère gauche (asymétrie droite) contrôlerait les processus d’approche et
le droit (asymétrie gauche) de retrait. Le contrôle des fonctions liées à l’émotion
serait donc latéralisé dans le cerveau (gauche = positif et droit = négatif ) comme
ceci a déjà été observé chez d’autres espèces dont l’homme. [C. B.] ❁

ESPÈCES №6 - Décembre 2012


Entomologie Climatologie Ornithologie Mammalogie Actualités Herpétologie Malaco
7

Chez les orques,


les mères ménopausées prennent soin de leurs grands garçons

D es chercheurs de l’université
d’Exeter, au Royaume-Uni, ont
essayé de comprendre l’avantage évo-
lutif de la très longue ménopause des
femelles orques. Après les humains,
les orques ont la plus longue vie
post-reproductive.
Après avoir analysé les probabili-
tés de survie de plus de 500 indivi-
dus sur de nombreuses générations
d’orques de la côte ouest américaine
et canadienne, les scientifiques ont
observé que la probabilité de survie
des adultes sans mère était beaucoup
plus faible. Cela est particulièrement Cliché N. Novack/Horizon.
vrai pour les mâles, et surtout pour
ceux de plus de 30 ans. Cette relation les fils plus que les filles ? Les sociétés rester au sein du groupe, augmentant
entre survie des adultes et présence de d’orques sont matrilinéaires et mul- la densité du groupe et donc la com-
la mère est très forte quand la mère ti-générationnelles : les jeunes (mâles pétition interne au groupe pour les
est ménopausée. Ainsi, un mâle âgé et femelles) restent toute leur vie ressources. Alors que la progéniture
de plus de 30 ans sans mère méno- avec leur mère. Dans un groupe, on du fils naîtra et restera dans un autre
pausée, a une probabilité de survie trouve la mère avec ses enfants et ses groupe. La mère orque qui aide son
14  fois inférieure à celle d’un mâle petits-enfants. Les accouplements se fils adulte s’assure donc de la trans-
qui a encore sa mère. Il semble que font avec un autre groupe lors d’une mission de ses gènes sans augmenter
les mères assistent leurs fils dans leur rencontre éphémère. Ainsi la progé- le nombre de bouches à nourrir dans
recherche alimentaire et lors d’af- niture d’une fille va-t-elle naître et son groupe. [C. L.] ❁
frontements avec d’autres mâles. En
termes de transmission de gènes, on
>F
 oster E., Franks D., Mazzi S., Darden S., Balcomb K., Ford J., Croft D., 2012 -
comprend donc aisément l’avantage “Adaptive Prolonged Postreproductive Life Span in Killer Whales”, SCIENCE, vol. 337,
adaptatif de l’aide aux jeunes en âge sept 2012.
de se reproduire. Mais pourquoi aider

Le trafic de la faune sauvage


rapporte 10 milliards de dollars
L a secrétaire d’État américaine, Hillary Clinton, a récemment publié un avertissement
sévère contre le trafic illicite de la faune, soulignant que sa valeur atteignait les 10 mil-
liards de dollars par an, ce qui le classe en haut du “hit-parade” de la criminalité interna-
tionale, aux côtés des trafics d’armes, de drogue et même d’êtres humains. L’International
police (Interpol), – qui fêtera ses 90 ans l’année prochaine – s’est adaptée, depuis 1992, à
cette nouvelle forme de criminalité en créant le comité sur la criminalité de l’environnement, assisté de deux groupes de
travail (pollution et espèces sauvages) et encourage les scientifiques à y participer. Les dix-huit criminels internationaux
recherchés dans la section Environmental crime sont épinglés sur le site www.interpol.int. [C. B.] ❁

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ologie Actualités Ophiologie Botanique Ichtyologie Systématique Zoologie Volcanologie

Vieille collection, nouveau reptile


I l n’est parfois nul besoin d’aller chercher très loin de nouveaux fossiles,
mais seulement de revisiter la très riche collection du Muséum national
d’histoire naturelle de Paris. C’est ce qu’ont fait Jocelyn Falconnet et Jean-
Sébastien Steyer de l’équipe du centre de recherche sur la paléobiodiversité
et les paléoenvironnements (MNHN/CNRS/UPMC) en étudiant, à
la lumière des connaissances actuelles, un petit reptile de Madagascar
rapidement décrit dans les années soixante. Lasasaurus beltanae (nouveau
genre, nouvelle espèce) appartient à l’un des très rares groupes ayant survécu
à la grande crise d’extinction du Permien (-250 millions d’années). Près de
90 % des genres furent alors radiés de la surface de la Terre 185 millions
d’années avant la crise, plus connue mais pourtant moins radicale, qui verra
l’extinction des dinosaures non-aviens au Crétacé. C’est là tout l’intérêt de
ce petit fossile de 25 cm de long, qui livrera peut-être les raisons pour
lesquelles son mystérieux groupe a échappé au cataclysme. Son excellent
état de conservation a déjà permis, entre autres, de déterminer que son
système digestif s’aidait de petits cailloux émoussés (gastrolithes), comme
c’est encore aujourd’hui le cas chez les poules. Les chercheurs envisagent
aujourd’hui de retourner sur le gisement pour déterminer si Madagascar
aurait joué le rôle de zone refuge durant cette crise. [C. B.] ❁
>F
 alconnet J., Andriamihaja M., Läng E. & Steyer J.-S.,
2012 - “First procolophonid (Reptilia, Parareptilia) from
En haut, le fossile ; en bas, le moulage en silicone réalisé pour la nouvelle analyse the Lower Triassic of Madagascar”, Comptes Rendus
(cliché P. Loubry and C. Lemzaouda, CNRS/MNHN). Palevol, 11 (5): p.357–369.

Des coléoptères
de la Renaissance
S uite à l’accélération des mouvements de popula-
tion de ces cent dernières années, de nombreuses
espèces d’insectes – et notamment les coléoptères
xylophages qui ont profité du commerce du bois – se
sont répandues dans toute l’Europe. Mais ce n’était
pas encore le cas à la Renaissance : c’est ce qu’a pu
déterminer Blair Hedges, professeur à l’université de
Penn State (Pennsylvanie), grâce à une étude origi-
nale qui a porté sur près de 500 ouvrages imprimés
en Europe entre le xve et le xixe siècle et utilisant la
technique de la gravure sur bois. Les trous creusés par
les larves pour se nourrir laissent, lors de l’impres-
sion, des “blancs”, et leur action est aussi détectable
À gauche, travail de l’espèce du nord de l’Europe. À droite, travail de l’espèce
du sud sur des gravures imprimées montrant les “manques” provoqués par les
dans les reliures ainsi que dans les blocs gravés. Le
galeries des larves et des blocs gravés percés par ces mêmes galeries. En bas, chercheur a pu ainsi identifier une espèce “nordiste”
coupe schématique des galeries des deux espèces dans le bois (Biology Letters, et une espèce “sudiste” (probablement Anobium
Royal Society). punctatum et Oligomerus ptilinoides), en fonction de la
taille et de la forme de ces empreintes. Outre l’inté-
>H
 edges S. B., 2012 - “Wormholes record species history in space and rêt purement biologique de l’étude, cette découverte
time”, Biology Letters 9 (http://dx.doi.org/10.1098/rsbl.2012.0926) permettra aussi aux “bibliologues” de connaître le
lieu d’impression de certains ouvrages. [C. B.]  ❁

ESPÈCES №6 - Décembre 2012


Climatologie Entomologie Écologie Physiologie - BD Épistémologie Systématique Arch
9

ESPÈCES №6 - Décembre 2012


Dossier

Primatologie
Frédéric Joulian
Propos recueillis
par Cécile Breton

Primates en culture
Lorsqu’une question le taraude, Frédéric Joulian ne recule devant
rien pour la résoudre, même s’il faut user de la machette dans les
forêts de la Côte d’Ivoire ou convaincre des préhistoriens de faire
de la primatologie. On pourrait dire, en paraphrasant Boris Vian,
qu’il aime à se poser les questions « auxquelles il pense que les
autres ne penseront pas », car lorsqu’on parle de l’homme et du
singe, le plus difficile est surtout de se poser les bonnes !

Vous êtes à la fois anthropologue, parcimonieuse pour rendre compte de l’outil, la pensée réfléchie, le langage,
ethnologue, primatologue, la continuité comportementale, cogni- et les archéologues avaient du mal à
préhistorien. Il n’est pas facile de tive et sensible entre “eux” et “nous”. accepter que ces outils en pierre, qui
constituent leur principale matière à
vous “définir”.
Votre premier amour, c’est tout de étude, aient pu être utilisés, voire fabri-
même la préhistoire ? qués par des animaux.
Je suis un anthropologue au sens Ma première idée était donc de travail-
anglo-saxon du terme. L’anthropologie Oui, comme discipline attachée à la ler sur les techniques des chimpanzés
dépasse l’ethnologie et peut intégrer matérialité et aux questions d’origine, et j’ai déposé un sujet de maîtrise en
la dimension diachronique contenue mais je suis parti très vite sur les pri- archéologie qui a été refusé et c’est
dans l’étude des hommes anciens, mais mates, dès le début des années quatre- un anatomopathologiste du musée de
aussi d’autres disciplines, dont l’étude vingt : j’étais fasciné par la littérature l’Homme, Michel Sakka, qui m’ins-
des primates. En fait, je suis un anthro- éthologique, les travaux comme ceux crivit. J’ai ensuite travaillé en anthro-
pologue un peu particulier qui déplace de Jane Goodall ou de Benjamin Beck pologie funéraire sur les sépultures
les concepts et méthodes des sciences qui décrivaient des outils complexes collectives de la fin du Néolithique, et
de l’homme pour les appliquer à des chez les primates. Or, c’était en contra- alterné fouilles de sites paléolithiques
“non-humains”. Et cela parce qu’il m’a diction avec ce qu’on m’enseignait à la et technologie culturelle, avec les
semblé, dès le début de mes recherches, Sorbonne et avec la doxa paléoanthro­ anthropologues de l’équipe Techniques
que c’était la voie la plus juste et pologique d’alors  : l’homme, c’était et culture qui publiaient la revue que je

ESPÈCES №6 - Décembre 2012


Rencontre Mammalogie Anatomie Primatologie - Frédéric Joulian Herpétologie Malacolo
11

dirige aujourd’hui. C’est la rencontre permis de poser les pieds sur terre et
avec Glynn Isaac, un grand préhisto- de me méfier des envolées théoriques
rien américain des années 1970-1980, des scientifiques de cabinet ou de zoo
qui va me permettre de réaliser la jonc- sur les cultures animales ! Ce sont mes
tion. Il travaillait en Afrique de l’Est étudiants qui mesurent aujourd’hui les
et s’était déjà intéressé aux modèles forêts ! [rires]. Puisque la méthodolo-
territoriaux des primates pour ten- gie était identique sur tous les lieux
ter de mieux comprendre les sites du étudiés, il a été possible de constituer
Plio-Pléistocène d’Afrique de l’Est. des bases de données environnemen-
Je suis donc finalement parti (après tales et comportementales et de mettre

en évidence, ou non, les variantes et


« L’homme c’était l’outil, “choix traditionnels” des chimpanzés.
la pensée réfléchie, le Je dressais une carte des différentes
communautés de chimpanzés en Côte
langage… » d’Ivoire afin de comprendre les limites
géographiques des variantes tech-
plusieurs rebondissements) aux États- niques que nous constations. Certaines
Unis, à Madison, pour me former à la populations de chimpanzés n’utilisent
primatologie en 1986, puis, en 1988, quasiment pas d’outils et d’autres
en Côte d’Ivoire pour travailler avec jusqu’à trente types différents ! Il y a
Christophe Boesch sur les chimpanzés une grande variabilité au sein de la
de Taï. Le préhistorien Jean Chavaillon même espèce… Si l’on applique cela
avait accepté de diriger ma thèse qui aux hominidés anciens, sur des sites
visait à mettre au point une méthode de 2 ou 2,5 Ma occupés par plusieurs
“étho-archéologique” en fouillant en espèces (ou genres) d’hominidés, cela
archéologue les sites de cassage de noix complique grandement le travail d’in-
des chimpanzés et en les comparant terprétation : difficile de dire qui a fait
ensuite aux sites d’hominidés anciens. quoi !
C’est à ce moment-là que j’ai fixé Cliché C. Breton.
les grands axes des recherches que je L’expression “culture animale” est
poursuis depuis vingt-cinq ans main- très en vogue dans les médias, de points : outils, religion, normes, etc.
tenant : l’étude des techniques d’un pensez-vous qu’elle est juste ? Ce sont aussi des façons de transmettre,
point de vue inter-spécifique, celle de faire, des représentations qui sont
des significations et de l’émergence du Je pense qu’il y a beaucoup de discours imbriquées de façon complexe et que
phénomène culturel et une anthropo- démagogiques dans ce domaine, non l’on ne va pas forcément retrouver à
logie des relations à la nature et aux seulement de la part des journalistes, l’identique dans le monde animal…
animaux. mais de certains chercheurs qui ten- mais peu importe ! Il ne faut pas hié-
tent soi-disant de faire reculer plus loin rarchiser, ce sont deux ordres de com-
Concrètement, comment procédiez- les frontières entre l’homme et l’ani- plexités différents et la “culture” est un
vous sur le terrain ? mal (et obtenir des financements  !). mot-valise extrêmement trompeur.
Ceci étant, il n’empêche qu’il y a, bien Pour ma part je défends une approche
Nous utilisions les méthodes de l’éco- sûr, des comportements appris, trans- scientifique des questions culturelles
logie de terrain et de l’archéologie, mis et variants dans différentes sociétés que je dés-essentialise, ce qui est très
nous tracions des transects, des lignes animales. Je m’inscris dans une lignée rarement fait et source de malentendus
droites dans la forêt (parfois avec des éthologique naturaliste et préfère par- entre les sciences sociales et sciences de
dénivelés à plus de 40 %, dans les monts ler de “traditions” que de “cultures”. la nature. Il n’y a pas plus d’être “de
Nimba), et ce sur des dizaines de kilo- Mais sont-elles de même nature que nature” que “de culture”… ou alors
mètres. Nous décrivions systématique- chez l’homme ? Souvent, les biologistes nous en restons aux années cinquante
ment tout l’environnement et les traces travaillent avec des conceptions de la et aux Animaux dénaturés de Vercors.
des chimpanzés, les nids et les sites de culture héritées du début du xxe siècle Pour moi, il importe de justifier toutes
cassage de noix qui nous intéressaient et abandonnées depuis longtemps par les comparaisons et, surtout, de savoir
alors. C’était de la science pratique, les sciences sociales. Les phénomènes pourquoi on compare. Les discours
une période d’apprentissage… qui m’a culturels ne se limitent pas à une liste biologiques, qu’ils soient génétiques

ESPÈCES №6 - Décembre 2012


iologie Dossier - Rencontre Anatomie Microbiologie Ichtyologie Systématique Zoologie
12

« La “culture” est un ou cognitifs, sont puissants mais sou-


vent réducteurs : ce n’est pas parce que
eux-mêmes… C’est le seul moyen de
comprendre qui étaient réellement
mot-valise extrêmement nous partageons 99 % de notre ADN Lucy ou un Homo habilis d’il y a deux
trompeur » avec les chimpanzés que nous pouvons
rapprocher sans méthode ni cadrage
millions d’années.
C’est pour ça que j’ai mêlé dans mes
nos comportements ou nos produc- recherches trois corps de disciplines,
tions matérielles. Les grands singes l’anthropologie (au sens de l’ethno-
produisent des objets et ont évidem- logie), la préhistoire et les sciences
ment des comportements qui sont plus du comportement (éthologie et psy-
Proie et animal de compagnie à la fois : proches de ceux des hominidés que de chologie animale), avec pour objectif
singe hocheur sur l’épaule d’un chasseur ceux des éléphants, mais la seule légiti- d’éliminer le plus possible les a priori
(Village de Kobriso, Ghana 2007, cliché
Frédéric Joulian).
mation biologique et généalogique ne et de refonder autrement l’étude des
suffit pas, loin de là. origines de l’Homme.

La question du “propre de l’homme” Un exercice qui doit s’avérer difficile


n’est donc pas une “bonne dans un monde où les parois entre
question” ? les disciplines sont parfois très
étanches ?
Oui et non. Avoir cherché la spéci-
ficité de l’homme a été important Je suis issu de l’école Leroi-Gourhan,
historiquement. Si l’on n’avait pas j’ai eu aussi une formation en ethno-
pensé en terme dualiste, en opposant logie avec le courant de la technologie
“nature” et “culture” en préhistoire culturelle. Je suis allé chercher chez les
et en anthropologie depuis le milieu ethno-archéologues nord-américains
du xixe  siècle, peut-être n’aurions- et la new archeology une approche plus
nous pas identifié les outils dans le sol, théorique et comparative des phéno-
séparé “l’artefact” du “géofact”. Mais mènes humains. C’est en maîtrisant les
cette bipolarisation des origines n’est méthodologies de la technologie cultu-
plus productive depuis plus de trente relle (“chaînes opératoires”, systèmes
ans, tant en philosophie que dans les techniques, réseaux, etc.) – que j’en-
sciences sociales. Il faut cesser de faire seigne aujourd’hui à l’École des hautes
des colonnes en mettant des “plus” et études en sciences sociales – et celles
des “moins” en fonction, d’un côté, de l’éthologie naturaliste que j’ai pu
de ce que nous avons (outil, langage, dépasser certains carcans disciplinaires.
conscience réfléchie) et, de l’autre, de Mais il a fallu lutter incessamment
ce qu’ils n’ont pas. Penser l’animalité, pour convaincre, même si j’avais l’ap-
c’est s’intéresser aux animaux pour pui convaincu de chercheurs ouverts

Les anthropomorphes, d’après Christian


Emmanuel Hoppius, élève de Linné
(1763). Deuxième en partant de la
gauche, le singe lucifer (Simia lucifer)
ou homme à queue (Homo caudatus)
dont l’existence était encore débattue
à la Société d’anthropologie de Paris,
au début du xxe siècle.

ESPÈCES №6 - Décembre 2012


Climatologie Entomologie Géologie Physiologie - Frédéric Joulian Herpétologie Malacol
13

travaillé par exemple sur les relations


hommes/primates dans les zoos : leurs
comportements, mais aussi la mise en
scène des animaux, les discours des
visiteurs… ou encore les relations aux
primates en Afrique et au Japon.

Vous devez avoir une vision bien


particulière de la notion d’espèce ?
La notion d’espèce est fondée sur la
biologie et elle est évidemment cru-
ciale. Mais tout ce que je viens d’évo-
quer montre que les variations, en
termes d’activité, de comportement,
d’intelligence, de socialité, etc., trans-
cendent cette notion. Est-ce que les
comportements que l’on observe
dans les sociétés complexes de cétacés,
Frédéric Joulian et Éric Gantuah (interprète) avec les villageois dans le centre du Ghana. Mission d’oiseaux ou de primates peuvent être
“Looking for the missing chimp”, sur les relations hommes/primates dans le Dahomey-Gap. Les cadrés par la notion d’espèce ? Je pense
chimpanzés étaient supposés avoir disparu de cette zone depuis la fin des années cinquante… qu’il y a des plans différents qu’il ne
alors qu’ils y ont été observés en 2007 (cliché N. Govoroff).
faut pas confondre : l’espèce est tou-
jours utile lorsque l’on parle d’adap-
aux transversalités thématiques comme avec les chasseurs et villageois dans tation, d’évolution, etc., mais lorsque
Pierre Lemonnier, Alain Schnapp, différentes régions et pays d’Afrique l’on aborde d’autres dimensions, elle
François Poplin, Bill McGrew, Shirley de l’Ouest, j’ai pu mettre en évidence est plus problématique sachant que, par
Strum ou Yves Coppens, pour n’en leurs connaissances réelles sur les chim- exemple, on observe des espèces diffé-
citer que quelques-uns. Mon constat panzés et ce que leurs coutumes ou rentes de primates qui ont des tech-
est que l’éthologie est toujours sinis- leurs représentations les empêchaient niques identiques. Le facteur impor-
trée au CNRS, et l’espace de travail de voir. La plupart ne savaient ni que tant, dans ce cas, est celui du milieu.
entre sciences de la nature et sciences les singes chassaient, ni qu’ils fabri- Mais en disant cela, je revisite, d’une
de l’homme encore à construire. quaient des outils, alors que les traces certaine façon, ce qu’Imanishi ou
de ces comportements étaient visibles. Leroi-Gourhan découvraient, chacun
Qu’est-ce qui choquait précisément En Afrique de l’Ouest, les chimpanzés à leur façon, au début des années qua-
dans votre démarche ? sont souvent considérés comme des rante, dans leurs programmes fonda-
cousins des hommes ou des hommes teurs pour la primatologie et l’anthro-
Le fait d’associer intimement une retournés à l’état de nature. Phylogénie pologie. a
véritable ethnologie à une véritable et savoirs traditionnels se rejoignent
étho-archéologie. Les clivages français alors !
entre science de la nature et science de Sur ces thèmes et terrains, j’ai diri-
l’homme sont radicaux dans nos ins- gé pendant plus de dix ans l’équipe Frédéric Joulian est maître de
conférences à l’École des hautes
titutions et les chercheurs aux inter- EHESS “Hommes et primates en pers- études en sciences sociales. Il a
faces sont souvent broyés. Par ailleurs, pectives” qui réunissait psychologue, été directeur adjoint du laboratoire
bien des primatologues ou psycholo- sociologue, ethnologue, archéologue, d’Anthropologie sociale et responsable
gues travaillent sur des communautés paléontologue et historien et dont le du programme interdisciplinaire
animales très circonscrites dans des principe était de construire une véri- “Évolution, natures et cultures” de
l’EHESS jusqu’en 2011.
zones protégées ou sur des animaux table interdisciplinarité autour du
captifs ; ils oublient que les singes sont rapport aux primates. Il ne fallait pas Depuis 2007, il est rédacteur en chef
de Techniques et Culture, revue de
entourés d’hommes, ont des histoires simplement que les autres disciplines sciences humaines interdisciplinaire
communes et ont “coévolué”. Il m’a viennent “en renfort” d’une question et thématique visant un large public
fallu développer, en parallèle à mes et d’une discipline “centrales” comme de spécialistes et d’amateurs (voir en
recherches éthologiques, une anthro- c’est souvent le cas. Le dialogue a été troisième de couverture).
pologie de l’animal. En travaillant long à installer mais nous avons ensuite frederic.joulian@ehess.fr

ESPÈCES №6 - Décembre 2012


iologie Dossier - Primatologie Herpétologie Ornithologie Bactériologie Archéozoologie

Les forêts perlées de pluie et les reliefs escarpés de l’île de Yakushima ont
inspiré l’animation Princesse Mononoké, ode à la nature du réalisateur
japonais Miyazaki. Les primatologues, quant à eux, se sont passionnés pour
la petite société de macaques qui l’occupe. Interactions sociales com-
plexes, apprentissage, exploitation du milieu, les macaques du Japon nous
parlent un peu de nous.

Les macaques japonais de l’île de Yakushima (Macaca fuscata yakui)


vivent dans les différents faciès forestiers de l’île, se répartissant entre
le niveau de la mer et l’étage montagnard.

ESPÈCES №6 - Décembre 2012


Géologie Microbiologie Palynologie Ophiologie - Les yakuzarus Zoologie Systématique A
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Les yakuzarus :
macaques de l’île
montagne
Texte et clichés Laurent Tarnaud
Chercheur associé au laboratoire d’éco-anthropologie
et d’ethnobiologie du Muséum national d’histoire naturelle

Yakushima (屋久島), l’île montagne

Au sud de l’île de Kyushu, une des quatre grandes îles de


l’archipel japonais, l’île de Yakushima dresse avec majesté, au-
dessus des vagues, 42 sommets granitiques de plus de mille
mètres d’altitude. Le plus haut, le Miyanoura daké, culmine à
1935 mètres. Couverts de neige en hiver, ses reliefs verdissent
aux printemps d’un tapis de bambous d’où émergent des
rocs nus et dressés qui parsèment les crêtes sommitales et
dont les habitants disent qu’ils abritent des dieux… Dessous,
des forêts, dont certaines sont plusieurs fois séculaires,
dévalent les pentes jusqu’à la mer. Le relief accidenté de l’île
est traversé par de nombreux torrents et cascades alimentés
par les précipitations annuelles qui peuvent atteindre 10 m
sur les sommets (4,4 m sur le littoral).

Avec l’île voisine de Kirishima, Yakushima forme le parc


national de Kirishima-Yakushima. Il englobe 21 % des terres
émergées de Yakushima et abrite une biodiversité patri-
moniale, notamment pour sa flore subalpine et forestière.
Yakushima est située à la frontière des régions biotiques pa-
léarctique et orientale. Elle est couverte à basse altitude de
forêts sempervirentes subtropicales, tandis que, dans les der-
niers étages, croissent des forêts tempérées. Les écosystèmes
rencontrés sont uniques et abritent des plantes remarquables
par leur endémisme (94 espèces) ou leur distribution à la
limite sud de leur aire géographique (plus de 200 espèces).

ESPÈCES №6 - Décembre 2012


iologie Dossier - Primatologie Herpétologie Ornithologie Bactériologie Archéozoologie
16

Cette flore est aussi caractérisée par un très grand nombre pour écrire son film d’animation mondialement connu,
d’épiphytes et de ptéridophytes (plus de 300 taxons), ainsi Princesse Mononoké.
que par plusieurs espèces rares de lichens. Yakushima abrite,
en outre, la mangrove la plus septentrionale du globe. Quatre Les yakuzarus (ヤクザル)
sous-espèces de mammifères et d’oiseaux endémiques y
vivent, dont les macaques et les cerfs du Japon (Cervus nip- Pour le primatologue, Yakushima présente l’intérêt d’abriter
pon yakushimae). C’est, enfin, un lieu de ponte pour les tor- une population de primates non approvisionnée en
tues vertes (Chelonia mydas) et caouannes (Caretta caretta). nourriture et étudiée depuis les années soixante-dix : la sous-
C’est aussi au cœur des forêts millénaires de Yakushima, où espèce de macaques japonais Macaca fuscata yakui, localement
croissent les yakusugi (les cèdres du Japon, Cryptomeria japo- et trivialement désignée sous le vocable de yakuzaru, le
nica) – dont les plus célèbres sont âgés de 1000 à 3000 ans singe de Yakushima, “saru” signifiant singe, en japonais.
–, que le cinéaste japonais Miyazaki a puisé son inspiration Son observation a permis d’importantes découvertes dans

À Yakushima, macaques et cerfs partagent les mêmes espaces


forestiers et communiquent. Les cerfs suivent les macaques et
consomment les feuilles et fruits qu’ils font tomber au sol. Ils
se laissent aussi toiletter ou grimper sur le dos.

En altitude, les forêts de Yakushima offrent aux visiteurs une


atmosphère de conte. C’est dans la forêt de Shiratani unsui-kyô
(littéralement “gorgée d’eau et de nuages de Shiratani”), dont la partie
la plus haute est aussi appelée “Mononoke-hime no mori” (la forêt
de la princesse Mononoké), que le réalisateur de films d’animation
H. Miyazaki a trouvé, en partie, l’inspiration pour son film Princesse
Mononoké.

ESPÈCES №6 - Décembre 2012


Géologie Microbiologie Palynologie Ophiologie - Les yakuzarus Zoologie Systématique A

le domaine de l’écologie sociale et des relations complexes


que ces singes entretiennent avec le milieu. En 2008, un
apprentissage alimentaire inconnu pour l’espèce a été mis en
évidence par l’auteur.
Les yakuzarus se distinguent des macaques japonais des
îles principales (Macaca fuscata fuscata) par leur petite
taille et le gris clair de leur pelage. Ces différences
morphologiques s’expliquent par la règle empirique du
zoologue allemand Bergmann qui stipule que la masse des
animaux homéothermes tend à être négativement corrélée
avec les températures. Parmi les mammifères et les oiseaux,
les individus d’une même espèce s’affinent généralement

Les femelles protègent leurs jeunes des démonstrations de


force des mâles en produisant un sourire de soumission.

Pendant que les adultes se reposent, les jeunes jouent souvent


ensemble ou fourragent de concert. Les jeux participent à
l’établissement des futures relations sociales au travers de
l’apprentissage des rangs de dominance.

selon un axe nord-sud. Une grande taille permet d’avoir un


rapport “surface de contact-volume” inférieur à celui d’un
animal de petite taille, et donc d’économiser de l’énergie.
La tonalité claire du pelage des yakuzarus pourrait obéir à la
même contrainte de thermorégulation dans un climat plus
clément. Autres particularités, la queue des yakuzarus est plus
longue que celle des macaques de la sous-espèce fuscata et
leurs yeux ont une forme en amande plus allongée.

Régime alimentaire et habitat

Les macaques de l’île de Yakushima vivent en groupes de


25 à 30 individus qui exploitent de petits domaines vitaux
qui se recouvrent à plus de 60 %. Ces domaines vitaux,
de 90 ha en moyenne, sont près de 2,5 fois plus petits que
ceux des groupes du nord du Japon (220 ha). La richesse de
l’habitat explique cette différence : au nord, les hivers sont
plus rigoureux et les forêts moins riches en termes d’espèces
et de densité végétale. Les forêts de Yakushima abritent, par
exemple, plus de 13 fois plus d’arbres à l’hectare que celles de
l’île de Kinkazan, l’autre site d’étude historique des macaques
japonais.

Les macaques sillonnent ces domaines pendant la journée


à la recherche de fruits, de graines, de glands, de feuilles,
d’invertébrés (insectes) et de vertébrés (lézards). Ils parcourent
en moyenne un kilomètre et demi par jour. Consommateurs

ESPÈCES №6 - Décembre 2012


iologie Dossier - Primatologie Herpétologie Ornithologie Bactériologie Archéozoologie
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opportunistes, omnivores, ils exploitent un très large éventail (Macaca tonkeana), ont organisé leurs relations sociales autour
de nourriture : plus de 250 espèces végétales ingérées par de la tolérance. Comme chez la plupart des autres simiens, les
ces singes ont ainsi été recensées. En 2008, il a été mis en mâles dominent les femelles et chaque sexe obéit à des règles
évidence la consommation de feuilles de graminées dentées de dominance qui lui sont propres. Les comportements
et agrémentées de poils que les animaux roulaient en boule agonistiques indirects ou de soumission comme le “sourire”
dans leur bouche avant de les avaler. Ces observations (retroussement des lèvres qui découvre la dentition)
complètent les preuves déjà nombreuses de l’utilisation des sont fréquents. À l’approche d’un dominant, l’individu
plantes par les primates pour se soigner. Les macaques roulent subordonné tourne généralement le dos ou s’esquive. Les
aussi les chenilles entre les paumes des deux mains pour combats sont d’autant plus violents chez cette espèce qu’il
retirer leurs poils urticants, puis ingèrent immédiatement existe un système d’alliances où mâles et femelles peuvent
après des feuilles matures ou mortes, certainement pour prêter main-forte à un individu agresseur ou agressé. Ces
piéger les poils restants et faciliter la digestion. alliances dépendent des “intérêts” de chacun : se faire bien voir
des dominants ou défendre un “parent” (pour les femelles).
Organisation sociale Pour apaiser les tensions, les macaques se réconcilient en se
toilettant mutuellement. Le toilettage est aussi un moyen de
Les macaques du Japon sont des primates dont l’organisation marquer son rang hiérarchique, le subordonné toilettant le
sociale repose sur une hiérarchie stricte et sur le népotisme. dominant plus souvent et plus longuement que ce dernier
Le non-respect des rangs de dominance donne lieu à des ne le fait.
comportements agressifs (agonistiques). A contrario, d’autres Les groupes sociaux de macaques japonais sont matrili-
espèces du genre Macaca, comme le macaque de Tonkéan néaires. Ils sont constitués de plusieurs lignées de femelles

La journée du groupe est entrecoupée de nombreuses périodes de


repos pendant lesquels les animaux se toilettent et réaffirment ainsi
“pacifiquement” leur rang de dominance. L’entretien des relations
sociales va de pair avec les bienfaits anti-parasitaires du toilettage.
Géologie Microbiologie Palynologie Ophiologie - Les yakuzarus Zoologie Systématique A
19

ratio) en faveur des mâles est observé chez les sujets de plus
de trois ans. Un même déséquilibre du sexe-ratio est observé
les années de forte production fruitière (“mast-fruiting”). Le
développement d’un mâle est énergiquement plus coûteux
pour la mère que celui d’une femelle. Les jeunes macaques
naissent à la fin du printemps, alors que le milieu est riche
en ressources alimentaires. Cette richesse et cette diversité
permettent aux mères de satisfaire leurs besoins énergétiques
accrus par l’allaitement et le transport du jeune.
Dès la seconde semaine de vie, sous la surveillance
maternelle, les jeunes macaques japonais explorent leur
environnement. Jusqu’à la fin de leur première année, leur
mère leur servira de modèle pour apprendre à sélectionner
et manger les ressources du milieu. Au contact de leurs
congénères, ils maîtriseront aussi, peu à peu, les règles de la

La période de sevrage débute lorsque le jeune atteint


l’âge de 4 mois. Sa mère refuse de plus en plus
fréquemment de l’allaiter et de le transporter.

apparentées qui entretiennent des relations privilégiées, les


plus vieilles dominant les plus jeunes. Devenues mères, elles
exercent un contrôle strict des interactions de leur enfant
avec les membres du groupe placés plus haut dans la hié-
rarchie. Leurs descendants hériteront de leur rang de domi-
nance et domineront des individus plus âgés et adultes. Les
mâles, à leur maturité sexuelle (aux alentours de cinq ans),
émigrent et cherchent un nouveau groupe. Ils y resteront en
moyenne trois ans, un peu plus s’ils deviennent des individus
dominants.

Reproduction et développement

Les macaques du Japon sont des reproducteurs saisonniers. Ils


se reproduisent à l’automne, de septembre à novembre. Une
de leur stratégie de reproduction est le “gardiennage” assuré

par le mâle dominant qui maintient la femelle en œstrus à Les mâles dominants accaparent autant que faire se peut les femelles
son contact, dissuadant ainsi les autres prétendants. Mais, les en œstrus. Le couple copulera de nombreuses fois pendant cette
femelles peuvent choisir de quitter le groupe pendant cette période qui dure 2 à 3 jours.
période. À Yakushima et dans l’île de Kinkazan, il a ainsi été
estimé que 41 % des copulations étaient le fait de mâles d’un
autre groupe.
Les jeunes naissent après 172 jours de gestation en moyenne,
aux mois de mai et juin de l’année suivante. Les femelles,
devenues reproductrices à l’âge de cinq ans, mettent bas
tous les deux ans (un peu plus fréquemment à Yakushima
que dans le reste de l’aire de répartition de l’espèce,
respectivement 2,2 ans pour 2,4 ans). Un quart des jeunes
succomberont avant la fin de leur première année de vie.
S’il naît autant de mâles que de femelles à Yakushima, un
déséquilibre entre le nombre de mâles et de femelles (sexe-

ESPÈCES №6 - Décembre 2012


iologie Dossier - Primatologie Herpétologie Ornithologie Bactériologie Archéozoologie

La primatologie japonaise
La primatologie japonaise est, à bien des égards, précurseur de la
primatologie occidentale moderne. En 1948, le chercheur Imanishi est
allé étudier, avec deux étudiants devenus célèbres, Itani et Kawamura,
les macaques de l’île de Koshima. Son objectif était de comprendre
l’origine de la société humaine. Pour ce faire, il a utilisé une méthode
éthologique devenue classique en primatologie  : l’identification et
l’observation individuelle des animaux. Il a aussi eu recours à la
distribution de nourriture pour les habituer à l’homme, méthode qui sera
employée par Jane Goodall avec les chimpanzés, quelques années plus
tard. L’observation quotidienne d’animaux dans leur milieu naturel faisait
écho à la démarche méthodologique et contemporaine des éthologues
européens Tinbergen et Lorenz. Aux États-Unis, cette approche fut
novatrice, car les chercheurs travaillaient, sous l’impulsion du courant
behavioriste, sur des animaux captifs.
Les apports scientifiques d’Imanishi, d’Itani et de Kawamura sont
nombreux. Ce sont les premiers à avoir mis en évidence les mécanismes
sociaux régissant la vie de groupe des macaques sauvages. Imanishi
proposa le concept de culture animale pour les décrire, concept qui
continue de faire débat en sciences… et bien au-delà de la seule
primatologie. En 1953, Kawamura rapporta le comportement innovant
d’une jeune femelle, Imo, qui lavait dans l’eau de mer les patates douces
distribuées par l’homme pour en retirer les grains de sable. Elle fera de
même, plus tard, avec du riz. Ce comportement de lavage s’est ensuite
Apprendre “quoi”, “où”, “quand” et “comment” manger au contact transmis aux autres jeunes puis a été diffusé entre les générations.
d’individus expérimentés est vital pour le jeune macaque qui sera sevré Imanishi et Itani seront aussi les premiers primatologues à étudier
à l’entrée de l’hiver. les grands singes en Afrique. Leurs travaux influenceront de nombreux
étudiants et chercheurs.
Nous devons à Imanishi Le monde des êtres vivants, un livre dans
vie en société. Les apprentissages précoces sont primordiaux
lequel il propose une approche globale (holistique) et philosophique de
et se déroulent au contact des autres membres du groupe qui la biologie pour expliquer pourquoi l’homme vit en société. Largement
offrent, de manière répétée, à la fois des mises en situation ignoré hors des frontières japonaises, bien que proposant une alternative
(expositions) et des modèles : au jeune, ensuite, d’apprendre à un certain réductionnisme de la théorie darwinienne, cet ouvrage a
individuellement par essais et erreurs. Ces apprentissages se façonné la primatologie japonaise moderne… dont le dynamisme est
déroulent pendant des périodes sensibles de développement. toujours salué.
Il a ainsi été montré que, si le jeune macaque observe avec
attention sa mère manipuler des aliments dès son premier
mois d’existence, ce n’est qu’une fois sevré qu’il se met à
les manipuler, à flairer la bouche de l’adulte et à fouiller là À Yakushima, plusieurs groupes de macaques ont été habitués
où son modèle a fouillé avant lui. Cette phase d’exploration à la présence d’observateurs scientifiques.

ESPÈCES №6 - Décembre 2012


Géologie Microbiologie Palynologie Ophiologie - Les yakuzarus Zoologie Systématique A

alimentaire suivie de manipulations et d’ingestions (qui


participent certainement d’un renforcement du goût et du
début de la digestion chez l’apprenant) dure jusqu’à la fin de
la première année de vie, puis n’est quasiment plus observée
ensuite. Cette recherche éthologique vient conforter les rares
études sur les apprentissages alimentaires qui montrent que
les primates, lémuriens ou simiens acquièrent leur régime
alimentaire en bas âge, à une période correspondant à la fin
de l’enfance et au début de la juvénilité. Cette temporalité
éclaire le processus des apprentissages alimentaires chez
l’homme, apprentissages que l’on soupçonne fortement
d’intervenir avant l’âge de cinq ans, chez l’enfant.

Yakuzaru et conservation

La population de macaques japonais de l’île de Yakushima est


recensée chaque année et compte entre 4 000 et 5 000 indi-
vidus qui recolonisent peu à peu le milieu. L’augmentation
de cette population provoque des tensions avec les agricul-
teurs locaux, et notamment avec les producteurs des oranges
“Ponkan”, appréciées des Japonais. Les propriétaires d’oran-
geraies sont obligés d’ériger des défenses électriques coû-
teuses autour de leurs plantations.
Cependant, Yakushima profite d’une dynamique singulière
qui a permis de préserver la biodiversité unique de l’île :
la relation durable de la communauté scientifique avec les
habitants. C’est sous l’impulsion des chercheurs que le parc
national des îles Kirishima-Yakushima a été créé en 1964,
puis que certaines parties sont devenues des réserves inté-
grales en 1974 et 1992 ; c’est encore sous leur égide que l’île
a été déclarée patrimoine mondial de l’Unesco, en 1994.
Enfin, c’est grâce à leur combat que la route appelée Seibu-
rindo, réputée comme incontournable pour qui veut décou-
vrir Yakushima, n’a pas été agrandie. Cette route serpente à

L’exploration permet aux jeunes macaques de se familiariser avec leur


environnement. Les quatre premiers mois de vie, ils ne s’éloignent
guère de leur mère qui les nourrit, les protège et les transporte.

travers le parc national sous le couvert des arbres qui, en se


rejoignant par endroits, forment un tunnel végétal.
Ce travail de protection a renforcé l’attractivité de l’île
en tant que destination touristique. Ce succès repose sur
la relation étroite que, dès le départ, les chercheurs ont
nouée avec les habitants et les autorités administratives. De
nombreuses associations ont été créées et, régulièrement, des
conférences sont organisées. Informations et préoccupations
Le long de la route Eibu-rindo, les panneaux rappellent y sont partagées afin que d’une réflexion collective émergent
la présence de macaques qui, souvent, utilisent la route des solutions associant respect des activités humaines et
pour se reposer. D’autres invitent à ne pas les nourrir. conservation. ❁

ESPÈCES №6 - Décembre 2012


ologie Dossier - Primatologie Herpétologie Épistémologie Bactériologie Phylogénétique

Chimpanzés
22

Lors des sorties en brousse, la cohésion


du groupe est très importante (avec, ici,
le groupe des petits), notamment lorsque
les chimpanzés orphelins traversent
des zones de savane pour accéder aux
parcelles de forêt (cliché PPF/CCC).

ESPÈCES №6 - Décembre 2012


Géologie Microbiologie Palynologie Ophiologie - Les chimpanzés de Guinée Zoologie Syst

de Guinée :
23

une liberté… suivie par satellite


Par Jérôme Grenèche
Journaliste scientifique et docteur en sciences cognitives,
chargé de communication scientifique pour l’association
Projet Primates France (jeromegreneche@yahoo.fr)

En 2008, douze chimpanzés adultes ont été réintroduits au cœur du


parc national du haut Niger, en République de Guinée. Victimes du
braconnage et du commerce illégal, ces orphelins retrouvent enfin la
liberté, tout en restant suivis par satellite.

C
’est une première mondiale. Nanou, Lottie, Robert,
Albert, Rappa, Zira, Mama, Andrew ont enfin
retrouvé leur liberté… Au total, ce sont douze
chimpanzés adultes qui sont retournés à l’état sauvage en
2008, dans les forêts sèches du parc national du haut Niger,
leur habitat privilégié en République de Guinée. Suivis
grâce à des colliers Argos qui enregistrent régulièrement
leurs positions GPS, ces chimpanzés rescapés ont pu goûter
au plaisir d’une liberté volée quelques années plus tôt.
Victimes du braconnage dès leur plus jeune âge et confrontés
à la destruction galopante de leur habitat, nos plus proches
cousins de Guinée sont en effet menacés d’extinction. Seuls
550 d’entre eux subsistent dans le parc national du haut
Niger. La lutte contre le braconnage de cette sous-espèce
d’Afrique de l’Ouest (Pan troglodytes verus), déjà menacée par
la surexploitation forestière, est plus que jamais déterminante.
C’est dans cette perspective qu’a été créé, en 1997, le Centre

Carte simplifiée du parc national du haut Niger (Guinée), mettant en


évidence l’aire centrale de la forêt de la Mafou et les emplacements
respectifs du sanctuaire (Somoria) et du site de réintroduction
(adaptée par Brugière et al. en 2005 et par Humle et al. en 2011).

Au moyen d’une antenne VHF, Albert Sonomi, un soigneur guinéen du


CCC, tente de repérer le groupe de chimpanzés réintroduits dans le
parc national du haut Niger (cliché PPF/CCC).

ESPÈCES №6 - Décembre 2012


ologie Dossier - Primatologie Herpétologie Épistémologie Bactériologie Phylogénétique
24

de conservation pour chimpanzés (CCC), qui prend en charge


des chimpanzés orphelins en Guinée. Devant l’urgence de les
sauvegarder, ce sanctuaire, situé à Somoria, à plus de 400 km
de Conakry, a décidé, dès 1999, de lancer un programme de
réhabilitation visant à réintroduire durablement ces grands
singes. Sous la tutelle de l’alliance américaine des sanctuaires
africains (Pan African Sanctuary Alliance), il est le deuxième au
monde à permettre à des chimpanzés orphelins de retrouver Léonie, une jeune femelle chimpanzé originaire de Sierra Leone a été
leur habitat naturel, en présence de leurs congénères sauvages. recueillie par l’équipe du CCC, fin 2011. Blessée par balle à la tête, elle
Au-delà de l’objectif scientifique, ce programme de occupe toute l’attention de l’équipe du CCC (ici Jeanne Legras, une
réintroduction* vise à renforcer les populations de chimpanzés bénévole expatriée, cliché D. Greyo/S. Millet).
vivant dans la forêt de la Mafou et la protection du parc
national du haut Niger. Ce parc de 10 000 km2, composé
d’une des dernières formations en mosaïque de forêts
sèches et de savanes, est en effet une zone prioritaire pour la
conservation des chimpanzés d’Afrique de l’Ouest, comme
l’ont montré Rebecca Kormos et ses collègues, en 2003.
Le programme de réintroduction du CCC est également
un message fort adressé à la communauté scientifique
internationale. L’étude qui l’accompagne apporte en effet la

Les chimpanzés orphelins sont parfois victimes d’infections ou de


blessures pour lesquelles ils reçoivent des soins vétérinaires appropriés.
Carole Geernaert, l’une des vétérinaires bénévoles du CCC, pratique ici
une biopsie sur Ama, une jeune femelle de 5 ans (cliché PPF/CCC).

preuve qu’un long processus de réhabilitation de chimpanzés


orphelins peut aboutir à une réintroduction prometteuse.
Des années de patience ont toutefois été nécessaires pour
arriver à ce résultat…

Un sanctuaire au secours des chimpanzés

Depuis 1997, le CCC prend en charge de jeunes chimpanzés


orphelins vendus illégalement comme animaux de
compagnie saisis par les autorités guinéennes. « Il y a encore
quelques jours, nous avons recueilli Sam, Baïlo et Ndama, trois

Portraits de Annie, Mama, Robert et Lola (clichés PPF/CCC).

ESPÈCES №6 - Décembre 2012


Géologie Microbiologie Palynologie Ophiologie - Les chimpanzés de Guinée Zoologie Syst
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Le groupe de chimpanzés adultes affectionne tout particulièrement les “gbéis”, également connues sous le nom de lianes à caoutchouc du Sénégal
(Landolphia heudelotti, cliché PPF/CCC).

bébés orphelins qui étaient sur le point d’être envoyés en Chine où lors de sorties en forêt pendant six heures chaque jour », explique
sévit un important trafic », explique Estelle Raballand, directrice Tatyana Humle, primatologue à l’université de Kent (Durell
du CCC. Extraits de leur habitat pendant de nombreuses Institute for Conservation and Ecology) et conseillère
années, ces orphelins ont tout à réapprendre, de la vie en scientifique du CCC. « Réparties sur plusieurs années, elles
groupe à la capacité à se nourrir de façon autonome. Leur constituent l’approche principale de la réhabilitation des chimpanzés
réintroduction peut donc sembler relever du défi au regard et font la particularité du centre ». Organisées dans diverses zones
de leurs traumatismes psychologiques (troubles émotionnels, proches du sanctuaire en présence d’un soigneur guinéen et

tics de balancement, automutilation) liés à leur détention d’un bénévole expatrié, ces sorties ont été mises en place dans
chez des particuliers. C’est dire le travail colossal réalisé l’espoir de réintroduire le plus grand nombre de chimpanzés
quotidiennement au CCC pour répondre aux besoins de orphelins dans leur milieu naturel. Indispensables à leur
ses cinquante pensionnaires actuels et permettre à certains bien-être, elles leur permettent de redécouvrir leur habitat
d’entre eux de retrouver la vie sauvage. d’origine et de tisser des liens avec les autres chimpanzés
À leur arrivée au centre, chaque chimpanzé reçoit les soins du centre. Pour qu’ils puissent retrouver leur autonomie, le
vétérinaires nécessaires à son état et est nourri selon ses contact avec l’homme est donc limité au strict minimum.
besoins propres. Les plus jeunes, qui manquent souvent de Le succès de leur réintroduction dépend en effet de leurs
réconfort maternel, reçoivent une attention particulière. connaissances relatives à leur nouvel environnement et de la
Après une mise en quarantaine de trois mois destinée à force de cohésion du groupe sélectionné.
réduire les risques de transmission d’éventuelles maladies en
apportant les traitements nécessaires et en accomplissant un Une réintroduction suivie par satellite
panel complet de tests vétérinaires, les nouveaux arrivants
sont intégrés dans un groupe d’âge équivalent pour faciliter La réhabilitation des chimpanzés du sanctuaire a fait l’objet
les relations sociales avec les autres orphelins. « Le travail au de plusieurs études comportementales et écologiques –
CCC consiste à réhabiliter en groupe les chimpanzés orphelins menées dès 2006 – pour repérer les meilleurs candidats à

ESPÈCES №6 - Décembre 2012


ologie Dossier - Primatologie Herpétologie Épistémologie Bactériologie Phylogénétique
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Le fleuve Niger à Somoria (cliché PPF/CCC).

Bébés chimpanzés en pleine séance de jeu dans les arbres, lors d’une
sortie en forêt à proximité du sanctuaire (cliché PPF/CCC).

chimpanzés hébergés au Centre. Lors de la préparation de


leur réintroduction, un véritable bilan de santé a été réalisé :
examen de leurs selles, tests de tuberculose et analyses de
sang pour s’assurer qu’ils n’étaient pas porteurs de virus,
d’hépatites diverses ou de parasites sanguins. Ils ont également
été soumis à des tests génétiques afin de vérifier qu’ils
appartiennent bien à la même sous-espèce vivant dans le parc
national du haut Niger. Plusieurs transects* ont été réalisés
conjointement pendant quatre mois dans différentes zones
du parc, selon les critères de l’UICN (Union internationale
pour la conservation de la nature), pour sélectionner le
meilleur site de réintroduction. Les principaux critères
la réintroduction et identifier le site le plus propice pour prenaient notamment en compte le niveau de protection du
les accueillir. Lors des étapes de préparation, leur bien-être site, la distance qui le sépare des habitations humaines et la
psychologique et la qualité du site de relâcher ont pu être présence de congénères sauvages (ces derniers constituent un
évalués. Seuls ceux jugés capables de survivre à l’état sauvage danger potentiel pour les chimpanzés réintroduits). En effet,
ont été choisis par l’équipe du CCC. Des observations ont l’un des enjeux est de s’assurer que la zone de réintroduction
ainsi permis de constituer un groupe solide de 12 chimpanzés, ne chevauche pas l’aire centrale de répartition de chimpanzés
composé de six femelles adultes âgées de 9 à 19 ans et de six sauvages, comme l’ont souligné Benoît Goossens et ses
mâles adultes de 8 à 20 ans, dont un dominant. « À travers collègues dans une étude publiée en 2005. « Nos transects
la réintroduction de femelles adultes, nous espérions également couvraient une superficie de 30 km2 et ont permis de constater que les
encourager leur intégration dans des groupes de chimpanzés groupes de chimpanzés sauvages n’étaient pas présents régulièrement
sauvages », explique Estelle Raballand. Très sociaux et à la périphérie du site de réintroduction », précise Tatyana Humle.
autonomes, ils comptent parmi les plus expérimentés des C’est le site de Bakaria, situé au cœur de l’aire centrale de la

ESPÈCES №6 - Décembre 2012


Géologie Microbiologie Palynologie Ophiologie - Les chimpanzés de Guinée Zoologie Syst
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forêt de la Mafou, à 32 km du sanctuaire, qui a finalement


été sélectionné pour réintroduire les douze chimpanzés.Tous
sont unis par de solides liens sociaux, construits depuis plus de
Balises Argos
sept ans. C’est donc ensemble qu’ils ont retrouvé leur liberté, Le système Argos est un système mondial de localisation et de
le 27 juin 2008, dans cette zone protégée de 554 km2, avec le collecte de données géopositionnées par satellite. Cette technique
fleuve Niger comme barrière naturelle. Équipés d’un collier sophistiquée permet de localiser les balises n’importe où à la surface
VHF (Very High Frequency) et GPS (Global Positioning System) de la Terre, avec une précision d’environ 150 mètres. Avant tout
associé au système Argos, les deux tiers des chimpanzés du destinées à l’étude et à la protection de l’environnement à l’échelle
groupe sont, encore aujourd’hui, suivis à distance. « Depuis planétaire, les balises Argos peuvent être installées sur des animaux
2006, nous souhaitions suivre les chimpanzés à distance, grâce au pour suivre à distance leurs déplacements. Grâce à une faible
système Argos, pour limiter les risques d’agression et de transmission consommation électrique et à une miniaturisation très poussée,
elles peuvent être fixées sur des oiseaux ou des mammifères et
de maladies entre chimpanzés et humains », souligne Estelle
fonctionner pendant plusieurs mois. Dans le cadre du programme de
Raballand. réintroduction des chimpanzés, les positions GPS collectées par leurs
Jusqu’ici inédite chez des primates, l’utilisation de colliers colliers de 6 h à 18 h sont transmises au satellite par la balise Argos
Argos chez les chimpanzés réintroduits constitue une durant 6 heures, de 20 h à 2 h du matin, lorsque les chimpanzés sont
véritable innovation. « Les données GPS nous permettent couchés dans leur nid. Les candidats sélectionnés ont porté de “faux”
de mieux comprendre leur profil de déplacement et d’utilisation colliers pendant les deux années qui ont précédé leur réintroduction
du milieu depuis la première année du relâcher, précise Tatyana afin de les habituer à ce dispositif.
Humle. Seuls les mâles étaient équipés de ce système, car ils se
déplacent beaucoup plus que les femelles, avec un risque accru
d’agression par des congénères sauvages si leurs territoires se
chevauchent. » Les colliers VHF-GPS simples, portés par cinq
femelles, ont néanmoins permis de localiser les chimpanzés
sur des distances de 3 à 8 km pour les approvisionner en fruits
pendant quelques mois, lors des deux premières années du

relâcher. Ce suivi a permis de s’assurer de leur fidélité au site


de réintroduction et de les aider à faire face à une raréfaction
des fruits pendant la saison sèche. La priorité était toutefois
mise sur leur capacité à se nourrir de façon autonome. Dès
2009, le groupe de chimpanzés réintroduits s’est d’ailleurs Tatyana Humle en séance d’épouillage
progressivement désintéressé de cet apport alimentaire, avec les jeunes chimpanzés orphelins
préférant éviter tout contact humain. Signes d’un retour à la du CCC (cliché PPF/CCC).
vie sauvage réussi, ces observations ont nourri l’espoir que
des chimpanzés orphelins étaient capables de se réapproprier
leur habitat naturel après plusieurs années de réhabilitation.

Un retour à la vie sauvage prometteur

La même année, le CCC a pu analyser leurs déplacements


à partir des données GPS enregistrées par les colliers Argos
entre juin 2008 et mai 2009. Les résultats obtenus indiquent
que les chimpanzés du groupe se sont séparés peu de temps
après leur réintroduction. « Les mâles se sont beaucoup plus
éloignés que les femelles, qui sont plus fidèles au site de réintroduction,
s’étonne Tatyana Humle. Sans les colliers Argos, nous aurions
certainement perdu leur trace. » Le système Argos donne en

Établie à partir de leurs positions GPS enregistrées par Argos, cette


carte satellitaire de l’aire centrale de la Mafou, située dans le parc
national du haut Niger (Guinée), met en évidence les profils de
répartition des chimpanzés réintroduits dans les différents habitats
(crédits : Tatyana Humle et al., International journal of Primatology).

ESPÈCES №6 - Décembre 2012


ologie Dossier - Primatologie Herpétologie Épistémologie Bactériologie Phylogénétique
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La directrice du CCC,
Estelle Raballand, avec
Mama, l’une des six
femelles adultes équipées
d’un collier VHF/GPS
(cliché PPF/CCC).

Ibrahima Keita montre aux jeunes chimpanzés


comment récupérer le miel des mout mouts,
petites abeilles guinéennes (cliché PPF/CCC).

effet la possibilité de récupérer des chimpanzés trop éloignés Les chimpanzés réhabilités parviennent donc à repérer leurs
de la zone protégée. « Leur dispersion pourrait être due au fait congénères sauvages, ce qui est très prometteur quant à
qu’ils ont échangé moins de vocalisations lorsqu’ils se trouvaient à leurs chances de survie. Une carte de la végétation du parc
proximité de chimpanzés sauvages, dans l’aire centrale de la forêt de national du haut Niger, obtenue à partir d’images satellitaires,
la Mafou, concède la primatologue. Les chimpanzés réintroduits, a permis d’identifier les habitats utilisés par les chimpanzés
notamment les mâles, ont un profil particulier d’utilisation du réintroduits. Les profils de répartition, établis à partir des
milieu. Ils évitent l’aire centrale de la Mafou où vit une importante données GPS, montrent que leur utilisation de l’habitat
communauté de chimpanzés sauvages. » ressemble à celle des chimpanzés sauvages, ce qui présage

Répartition des chimpanzés réintroduits selon différents types Distance moyenne parcourue au cours de la journée par les mâles et
d’habitat (d’après Tatyana Humle et al., International journal of les femelles chimpanzés adultes réintroduits (d’après Tatyana Humle et
Primatology). al., International journal of Primatology).

ESPÈCES №6 - Décembre 2012


Géologie Microbiologie Palynologie Ophiologie - Les chimpanzés de Guinée Zoologie Syst
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du succès de leur réintroduction. « Les chimpanzés réhabilités


préfèrent les zones de forêt au détriment de la savane, qu’ils ont
tendance à éviter », souligne Tatyana Humle. Les femelles
passent le plus clair de leur temps dans une ou deux zones
distinctes du parc, alors que les mâles, plus actifs, parcourent
de plus longues distances et passent plus de la moitié de leur
temps dans trois zones différentes.

Deux ans après leur réintroduction, les résultats sont rassu-


rants : sur les douze chimpanzés réintroduits, neuf se sont
parfaitement adaptés à leur nouvelle liberté, tant d’un point
de vue écologique que social. Depuis septembre 2010, deux
mâles et trois femelles forment un groupe très soudé sur le
site de réintroduction. « Maintenant qu’ils se comportent comme
un groupe sauvage, avec leur propre territoire, on peut précisément
analyser leurs relations sociales », confie la primatologue. Preuve
de leur bien-être : deux femelles ont donné naissance à des
petits, respectivement 16 et 20 mois après leur réintroduc-
tion ! Une autre s’est même intégrée à un groupe de chim-
panzés sauvages. « Tous les chimpanzés aperçus en 2010 étaient
en bonne santé, à l’exception de deux mâles : Rappa semblait avoir
perdu du poids et Albert a été légèrement blessé lors d’une attaque de
chimpanzés sauvages alors qu’il se trouvait isolé dans la partie sud
de la forêt de la Mafou, explique Estelle Raballand. Aujourd’hui,
ces deux mâles se portent bien et la cohésion du groupe est plus
solide, ce qui réduit les risques d’agression. »
Les informations inédites fournies par le système Argos –
qui sont d’une aide précieuse pour d’autres sanctuaires – Tango, un jeune mâle de quatre ans, est
devraient augmenter les chances de réussite des réintroduc- arrivé au CCC en juin 2010. Malgré un
tions futures. « Notre étude montre que des chimpanzés adultes doigt cassé, il a rapidement démontré
nés dans la nature et progressivement réhabilités en groupes dans de grandes aptitudes à grimper aux
arbres, à construire des nids, à trouver
un environnement similaire au futur site de réintroduction sont
de la nourriture et… à chasser les singes
capables de survivre dans leur nouvel habitat. Il reste néanmoins des verts (cliché D. Greyo/S. Millet)
leçons à tirer de la préparation au relâcher et du suivi post-relâcher »,
conclut Tatyana Humle. Depuis 2009, la mise en relation des
connaissances sociales et écologiques des chimpanzés orphe-
lins avec leur vécu personnel avant leur arrivée au sanctuaire
Pour en savoir plus :
permet d’améliorer le processus de réhabilitation et d’affiner
la sélection des candidats. > www.projetprimates.com/fr
Le programme de réintroduction du CCC semble avoir >H
 umle T., Colin C., Laurans M., & Raballand E., 2011 - “Group
découragé l’exploitation forestière illégale et le braconnage Release of Sanctuary Chimpanzees (Pan troglodytes) in
dans le parc national du haut Niger. Le 5 août 2011, le CCC the Haut Niger National Park, Guinea, West Africa : Ranging
Patterns and Lessons So Far”. International Journal of
a réintroduit avec succès cinq autres chimpanzés adultes. Bien Primatology, 32, p. 456-473.
qu’onéreux, nul doute que les colliers Argos permettront aux
>G
 oossens, B., Setchell, J. M., Tchidongo, E., Dilambaka, E.,
satellites de garder longtemps un œil sur eux… ❁ Vidal, C., Ancrenaz, A., et al., 2005 - “Survival, interactions
with conspecifics and reproduction in 37 chimpanzees released
into the wild”. Biological Conservation, 123 (4), p. 461-475.

Glossaire >K
 ormos, R., Humle, T., Brugière, D., Fleury-Brugière, M.-C.,
Matsuzawa, T., Sugiyama, Y., et al., 2003 - “Status surveys
Transect : itinéraire rectiligne de prospection ou d’échantillonnage and recommendations : Country reports : The Republic of
de la diversité des espèces animales et végétales. Guinea” In R. Kormos, C. Boesch, B. M.I. & T. M. Butynski
Réintroduction : processus qui vise à restaurer des noyaux viables de (Eds.), Status survey and conservation action plan : West African
population d’espèces dans des régions où leurs populations sauvages chimpanzees, p. 63-76. Gland, Switzerland and Cambridge, UK :
ont disparu. Par souci de clarté, le terme “réintroduction” est utilisé ici, IUCN/SSC Primate Specialist Group.
bien que les chimpanzés aient été relâchés dans une zone où vivent
encore des chimpanzés sauvages.

ESPÈCES №6 - Décembre 2012


iologie RECHERCHE - Entomologie Mycologie Primatologie Pédologie Paléontologie
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La France peu à peu


envahie par
Texte Éric Darrouzet et Jérémy Gévar
Université de Tours, faculté des sciences, institut de
recherche sur la biologie de l’Insecte (IRBI, UMR CNRS),
parc de Grandmont, 37 200 Tours.
Photos Éric Darrouzet
Deux ouvrières collectent côte à côte du sucre.

L
Celle de gauche est un frelon européen Vespa crabro,
et celle de droite un frelon asiatique Vespa velutina. e frelon asiatique est présent dans plus de la moitié du
pays, en l’occurrence dans le grand ouest. L’hypothèse
actuelle est qu’il aurait été introduit accidentellement
dans le Lot-et-Garonne par l’importation de poteries en
provenance de Chine. L’espèce s’est acclimatée sans problème
en France. En 2011, son aire de répartition couvrait une
cinquantaine de départements, des Pyrénées-Orientales à la
Normandie (en passant par l’Indre-et-Loire) et des côtes de
l’Atlantique au Languedoc-Roussillon. Il est présent aussi,
de manière ponctuelle, dans d’autres départements. Le frelon
continue année après année son expansion qui est facilitée
par les transports de biens et de personnes, comme l’attestent
des observations de nids en Ille-et-Vilaine et en Côte-d’Or.
On le retrouve aussi dans le Pays Basque espagnol et des
observations ont été effectuées dans le nord du Portugal et
en Belgique.

Un frelon de couleur noire et orangée

Le frelon asiatique se distingue aisément du frelon commun


(Vespa crabro). Son thorax est brun-noir, les segments
abdominaux sont bruns et bordés d’une fine bande jaune-
orangé et le quatrième segment est orangé en position
dorsale. L’extrémité des pattes est jaune. La tête est noire avec
la face orangée. A contrario, le frelon commun est noir avec

ESPÈCES №6 - Décembre 2012


Climatologie Entomologie Écologie Physiologie - Le frelon asiatique Océanographie Zoo
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Jusqu’en 2004, il n’y avait qu’une seule espèce de frelon présente en


France, le frelon commun ou Vespa crabro. Cet insecte est la grosse guêpe
jaune qui inquiète parfois un grand nombre d’entre nous. Cependant, une
nouvelle espèce de frelon, Vespa velutina nigrithorax, est arrivée dans le
sud-ouest français et, depuis cette date, se répand petit à petit sur tout le
territoire national ainsi que dans le reste de l’Europe. V. vetulina pose des
problèmes économiques, sociaux et de biodiversité.

le frelon asiatique

Ouvrière du frelon asiatique (Vespa velutina).

ESPÈCES №6 - Décembre 2012


iologie RECHERCHE - Entomologie Mycologie Primatologie Pédologie Paléontologie
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Nid d’une colonie de frelons asiatiques


Vespa velutina. au sommet d’un arbre.

une dominance de jaune. L’abdomen est jaune rayé de noir.


De plus, le frelon asiatique est en général plus petit que le
frelon européen.

Des nids au sommet des arbres


Le frelon asiatique est capable d’élaborer des nids de taille
impressionnante que l’on peut retrouver en divers endroits :
dans des bâtiments, des buissons, et, le plus souvent, en
hauteur dans des arbres. C’est la seule espèce, en France,
capable de construire un nid à l’air libre au sommet des arbres.
Certains nids peuvent êtres observés à plus de 30 mètres
de hauteur. Après la chute des feuilles, les nids deviennent
plus facilement repérables. Ils ont une forme sphérique
lorsqu’ils sont élaborés sous abri (60-80 cm de diamètre) à
ovoïde quand ils sont soumis aux intempéries (60 cm à 1 m de long pour 80 cm de diamètre). Comme pour le frelon
commun, les nids sont à base de fibres végétales, c’est-à-dire
de fragments d’écorces malaxés avec de la salive. Les nids
sont constitués de plusieurs galettes parallèles, horizontales,
portant des cellules alvéolaires ouvertes vers le bas. Chaque
cellule permet le développement d’un individu. Le tout est
entouré d’une enveloppe épaisse qui protège la colonie de
l’environnement (température, pluies, prédateurs éventuels).

Le cycle de vie des frelons

Comme pour V. crabro, une colonie de frelons asiatiques


ne vit que de sept à huit mois. En fin d’été, des individus
sexués sont produits : mâles et futures reines. Ceux-ci vont
quitter leur colonie et chercher des partenaires sexuels.
Les jeunes reines recherchent ensuite un endroit protégé
(souche de bois mort, cavité souterraine, sous un toit) pour
passer l’hiver endormies, à l’abri des intempéries. Dès les
beaux jours, en général vers avril-mai (voire plus tôt si les
conditions climatiques s’y prêtent), certaines reines ayant

ESPÈCES №6 - Décembre 2012


Climatologie Entomologie Écologie Physiologie - Le frelon asiatique Océanographie Zoo
33

survécu au froid recherchent un endroit adéquat pour


nidifier et constituer chacune une nouvelle colonie. Elles
vont élaborer un petit nid de la taille d’une balle de ping-
pong et pondre un œuf dans chaque alvéole (environ 10 à
15), ce qui donnera la première génération d’ouvrières. Ces
ouvrières vont s’occuper de toutes les tâches de la colonie :
Fragment d’une galette d’un nid de V. crabro. Dans chaque agrandissement du nid, quête de matériaux de construction
alvéole, on peut discerner un œuf pondu par la reine. et de nourriture, soin aux larves. À ce moment, la reine se
consacrera exclusivement à la ponte. À l’arrivée de l’hiver,
la reine puis les individus encore présents vont mourir à
cause du froid et du manque de nourriture. Vers janvier-
février (selon les conditions climatiques), les nids sont donc
inhabités : de fait, ils ne représentent plus aucun danger. Le
cycle recommencera ensuite au printemps suivant. Les nids
élaborés l’année précédente ne sont jamais réutilisés.

Les abeilles, des proies de choix ?

Les frelons sont des prédateurs qui chassent toutes sortes


d’insectes… dont les abeilles. Les apiculteurs ont observé de
nombreuses attaques sur leurs ruches. Ces attaques répétées
font de V. velutina la “bête noire” des apiculteurs du Sud-
Ouest. Les attaques se déroulent selon un mode d’action
précis : un frelon est en vol stationnaire à proximité d’une
ruche et dès qu’une abeille butineuse chargée de pollen
revient à la ruche, il se jette dessus, la saisit, la décapite, la
découpe pour ne conserver que le thorax qui est réduit
en une boulette de chair (riche en protéines). Il l’emporte
ensuite au nid afin de nourrir les larves. En échange, les larves
vont produire des sécrétions riches en glucides (sucres) et en

Le frelon européen (Vespa crabro,


Wikipedia commons, D. Descouens).

Une ouvrière V. velutina a capturé une abeille.


Elle dépèce le corps pour ne conserver que le thorax,
riche en protéines, pour nourrir des larves dans son nid.
iologie RECHERCHE - Entomologie Mycologie Primatologie Pédologie Paléontologie
34

acides aminés (molécules constitutives des protéines) que les


ouvrières vont lécher pour se nourrir.

V. velutina est-il dangereux pour l’homme ?


Le frelon asiatique semble se montrer peu agressif envers
l’homme. Des frelons loin du nid ne présentent pas de
signe d’agressivité particulier. Toutefois, des attaques ont été relevées à proximité du nid. On considère qu’une présence
humaine à moins de 10 mètres d’un nid peut entraîner une
attaque. Mieux vaut être prudent, et ne pas s’approcher d’un
nid sans un équipement de protection adéquat.
La piqûre est tout aussi douloureuse que celle du frelon
commun ou d’une guêpe et n’est a priori pas plus dangereuse.
Le problème est plutôt lié au nombre de piqûres (en raison
du grand nombre d’ouvrières), et surtout si la personne
attaquée est allergique au venin d’hyménoptère. Ce risque
est identique dans le cas de piqûres infligées par des guêpes
ou le frelon européen. Seules les femelles possèdent un dard.
La piqûre peut entraîner une réaction allergique d’intensité
variable (d’une rougeur, gonflement et douleur locale, au
malaise, difficulté respiratoire, etc.). Dans le cas d’une réaction
prononcée, il faut consulter d’urgence un médecin.

Que faire si des frelons ou une colonie


sont repérés ?
Si un nid ou des frelons sont repérés, il est nécessaire
d’informer la mairie et le GDSA (Groupement de défense
Une ouvrière V. velutina en activité de chasse sur une ruche. sanitaire apicole) du département pour permettre une

La lutte s’intensifie
Le frelon asiatique pose un problème en apiculture. Quand de nombreux
frelons attaquent une ruche, l’activité des abeilles à l’extérieur du nid
diminue : elles se consacrent principalement à la défense de la colonie.
Les ouvrières se massent alors sur la planche d’envol pour attaquer un
frelon qui s’approche de la ruche, ceci sans réel succès. La diminution
de la collecte de nourriture et le prélèvement de nombreuses ouvrières
abeilles par les frelons prédateurs vont conduire à une fragilisation de
la colonie, voire à son élimination. Face à cette situation, les apiculteurs
ont mis en place des campagnes de piégeage en vue de capturer les
frelons. Il existe différentes formes de pièges, mais tous ont en commun
un appât alimentaire pour attirer les frelons. Ces appâts sont constitués
soit d’un mélange de bière, de sirop de jus de fruit et de vin blanc, soit de
jus de cirier, soit de poissons ou de crevettes. Plus ou moins efficaces en
ce qui concerne le frelon asiatique, ces appâts présentent un problème
majeur : leur non-sélectivité vis-à-vis des autres insectes. En effet, les
pièges capturent divers diptères, des papillons, des guêpes, du frelon
européen (V. crabro) et parfois même… des abeilles. Pour cette raison, il
est fortement conseillé que seuls les apiculteurs posent des pièges sur
leur rucher en vue de protéger leurs abeilles, et ceci seulement quand
la présence de frelons asiatiques est avérée. D’autres personnes qui
souhaiteraient poser des pièges, dans le but louable de protéger les
abeilles, risqueraient de capturer de nombreux insectes autres que le
frelon visé et, ainsi, auraient un impact très négatif sur l’entomofaune

ESPÈCES №6 - Décembre 2012


Climatologie Entomologie Écologie Physiologie - Le frelon asiatique Océanographie Zoo
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surveillance du territoire et suivre l’expansion de cette


espèce. Si le nid est localisé, une entreprise de désinsectisation
pourra intervenir pour en assurer l’élimination. L’animal
pouvant être dangereux, il est important de faire appel à des
professionnels.

Des études scientifiques en cours

Dans le cadre d’un projet de recherche financé par la région


Centre, une équipe de chercheurs de l’université de Tours
étudie la biologie et l’écologie du frelon asiatique. Par
exemple, l’impact écologique des colonies et le nombre d’in-
dividus qu’elles produisent sont en cours d’analyse. Des tra-
vaux sont aussi réalisés pour déterminer si plusieurs colonies
peuvent chasser sur un même site (un rucher, par exemple).
La structure des nids est aussi analysée par des techniques de
tomographie à rayons X. Enfin, les chercheurs travaillent sur
la mise au point d’un piège efficace et sélectif contre ce fre-
lon dans le but de protéger le reste de l’entomofaune, donc
la biodiversité. ❁

Nid d’une colonie de frelons asiatiques élaboré dans une cabane.

locale. Les apiculteurs peuvent mettre en place des pièges dans les
ruchers quand des frelons attaquent les colonies d’abeilles, ceci du
début de l’été à l’automne. Ces pièges servent à capturer les ouvrières
frelons cherchant des proies pour nourrir leurs sœurs au stade larvaire.
Certains apiculteurs ont mis en place d’autres campagnes de piégeage
au printemps, dans le but de capturer les fondatrices, c’est-à-dire les
reines qui vont créer des colonies. Ce type de piégeage est très contesté
par certains scientifiques. En effet, la littérature scientifique montre que
le piégeage des “reines” présente peu d’effet sur la mise en place des
colonies de l’espèce de guêpe ou de frelon visée. En effet, un nombre
restreint de ces femelles construit un nid pour y pondre leurs œufs ; Vue interne d’un nid analysé dans un scanner
les autres cherchent plutôt à éliminer les premières pour leur voler médical (technique de tomographie à rayons X).
le nid. Pour cette raison, le piégeage risque de diminuer les combats
entre “reines” (capture plutôt de femelles non fondatrices) et, de ce fait, uniquement les ouvrières frelons, quand celles-ci sont repérées. Ensuite,
pourrait faciliter l’installation des vraies reines. Les apiculteurs pratiquant quand un nid de frelon asiatique est repéré par quelqu’un, il faudrait le
ce piégeage de printemps considèrent qu’ils diminuent ainsi année par faire éliminer par des professionnels (désinsectiseurs) pour éviter que la
année le nombre de nids de V. velutina ; toutefois, comme aucune étude colonie ne produise des femelles reproductrices, c’est-à-dire de futures
n’a été menée pour démontrer le bien-fondé de leur affirmation, la reines. Enfin, des études sont menées à l’université de Tours dans le but
question reste posée. Il faut toutefois noter que les pièges n’étant pas de mettre en place des pièges sélectifs qui soient efficaces contre le
sélectifs, ils ont un impact non négligeable sur la biodiversité. frelon asiatique et qui ne capturent pas d’autres insectes. Deux pistes
Que faire  ? Quels conseils donner  ? Trois pistes semblent être sont à l’étude : rendre l’architecture du piège la plus sélective possible et
intéressantes. Tout d’abord, on peut conseiller que, pour protéger leurs rechercher un appât non pas alimentaire, mais à base de phéromone(s)
ruchers, seuls les apiculteurs fassent du piégeage, et ceci en ciblant spécifique(s) de V. velutina.

ESPÈCES №6 - Décembre 2012


ologie RECHERCHE - Paléontologie Carcinologie Primatologie Malacologie Écologie

Les géants des


Les sédiments du Crétacé contenant les fossiles affleurent sous forme d’une falaise qui se prolonge sur 250 kilomètres dans le Sud-Est marocain.

En février 2012, une équipe de paléontologues et de géologues


suisses, marocains et français a mené des recherches dans le
Sud-Est marocain, une région surexploitée par les marchands
de fossiles mais encore pleine de surprises pour les scientifiques.
Son objectif : mieux connaître la faune “géante” qui y vivait il y a
environ 100 millions d’années.

Kem Kem
ESPÈCES №6 - Décembre 2012
Climatologie Entomologie Écologie Physiologie - Les géants des Kem Kem Océanographie
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D Texte de Béatrice Pellegrini, Émilie Läng


ans l’imaginaire collectif, le paléontologue accompli
a forcément découvert un bon gros dinosaure d’au et Lionel Cavin, Muséum d’histoire naturelle de Genève
moins dix mètres de long, de préférence un carnivore
aux dents acérées. Dans la réalité, le paléontologue s’intéresse Photos de Philippe Wagneur, Muséum d’histoire
à tous les êtres vivants fossiles et il sait souvent se contenter naturelle de Genève
de petits restes pour reconstituer non seulement l’apparence
de leur propriétaire, mais également leur mode de vie. Bien
entendu, il ne détournera pas le regard le jour où il tombera
sur les restes d’un dinosaure entier !

C’est une équipe de paléontologues et de géologues qui s’est


La faune des Kem Kem
rendue en février 2012 dans le Sud-Est marocain, et plus
Les niveaux stratigraphiques des Kem Kem, dits Kem Kem Beds
précisément dans une région fossilifère qui n’a pas encore (ensemble stratigraphique d’origine continentale et deltaïque daté
révélé tous ses mystères, les Kem Kem. Proches de la frontière du Cénomanien – Crétacé “moyen” – et recouvrant les formations
algérienne, 250  km de falaises abritent de nombreux géologiques Ifezouane et Aoufous), fournissent depuis presque cent
fossiles du Crétacé*. C’est la période très particulière du ans des fossiles de vertébrés en abondance. C’est dans les années
Cénomanien (de 100 à 94 millions d’années) qui intéresse 1920-1930 que les premiers restes de poissons y ont été trouvés
nos chercheurs. À l’époque, les températures atteignent des par des géologues français. Le paléontologue René Lavocat, durant
sommets rarement égalés au cours de l’histoire du globe, les hivers des années 1948 à 1951, découvre, dans le sud des Kem
notamment celles des mers qui pouvaient dépasser les 30 °C Kem, des restes de crocodiles et surtout ceux d’un grand dinosaure
sauropode nommé Rebbachisaurus garasbae (étymologiquement :
en moyenne. Les pôles ne sont alors pas recouverts de glace
lézard du territoire des Aït Rebbach, de la butte Gara Sba). Depuis,
et le niveau des mers est considérablement élevé, jusqu’à quelques missions scientifiques ont été conduites et ont mis au
inonder de grandes surfaces continentales (transgression jour des vertébrés nouveaux ou déjà répertoriés dans des niveaux
marine), dont une grande partie de l’Afrique du Nord, il y a équivalents d’Afrique du Nord. Mais la majorité des publications
environ 94 millions d’années. récentes proviennent de l’achat de spécimens (voir encadré “la
commercialisation des fossiles” en page suivante), avec leur lot
d’incertitudes géographiques et stratigraphiques. Une révision
récente de l’ensemble de la faune des Kem Kem Beds dénombre
plus de 60 vertébrés différents. La faune des Kem Kem est bien sûr
très connue par ses célèbres dinosaures comme les gigantesques
carnivores Carcharodontosaurus et Spinosaurus, mais elle est
largement dominée par de grands poissons (principalement des
requins, des poissons à nageoires rayonnantes et quelques
dipneustes et cœlacanthes) et également par de nombreuses
espèces de tortues. Des études récentes ont d’ailleurs montré que
le Spinosaurus était probablement un dinosaure piscivore et qu’il
devait passer une bonne partie de sa vie dans l’eau. S’ajoutent à
ce paléo-environnement deltaïque perturbé et complexe des reptiles
volants, des crocodiles, des serpents et de petits amphibiens, ce qui
classe cette région parmi les sites continentaux du Cénomanien les
plus riches au monde.

Reconstitution de Spinosaurus par Brian Engh.

Localisation de la région où s’est déroulée la mission.

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En marche d’approche, géologues et paléontologues avancent de


concert… avant de se séparer pour couvrir leurs terrains respectifs.

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De la commercialisation “légale” leur vie à chaque coup de burin. Bien sûr, nous sommes loin des trafics
des “diamants de sang”, mais l’achat et la vente de fossiles du Sud
au trafic de fossiles marocain entretiennent et promeuvent indirectement ces conditions plus
que précaires.
Depuis une vingtaine d’années, la région des Kem Kem, entre autres,
se vide de ses fossiles : ceux-ci viennent alimenter, la plupart du temps
illégalement, un commerce très florissant, allant du petit vendeur local
pour touristes jusqu’aux salles de vente aux enchères réputées.
Il arrive que des musées étrangers achètent des fossiles provenant des
Kem Kem, ce qui permet de “sauver” le fossile qui serait perdu pour
la science s’il était acquis par un collectionneur privé. Cet acte n’est
pas condamnable en soi s’il s’exerce dans le cadre légal national et
international et sous couvert de l’autorisation à l’export des autorités.
Mais ce qui se retrouve sur les étals des bourses aux minéraux et autres
ventes aux enchères provient bien souvent d’un trafic complètement
illégal. Beaucoup ferment les yeux car certains fossiles sont considérés
comme abondants, mais ce qu’on oublie souvent de préciser à l’acheteur
lambda et aux collectionneurs, ce sont les conditions de travail des Une entrée minuscule, des boyaux qui suivent les “filons” de fossiles
“collecteurs” qui suffoquent dans des boyaux rocheux instables, risquant jusqu’à plus de dix mètres et… aucun étaiement.

Le choix des falaises des Kem Kem comme lieu de recherche les espèces et mener des études comparatives. Les premiers
ne doit rien au hasard. C’est une région connue pour livrer résultats publiés ont révélé de grosses surprises aux
des fossiles abondants et d’une grande diversité, exploités paléontologues. La faune de vertébrés du Cénomanien
localement depuis plus de trente ans afin d’être vendus possède deux caractéristiques troublantes. Tout d’abord, elle
aux touristes ou à certains musées (voir encadré). Mais ces contient de nombreux “géants” : des espèces de dinosaures,
fossiles, qui sont parfois des crânes de crocodiles entiers, des mais aussi de poissons et de crocodiles qui ont des tailles
dinosaures partiels, le plus souvent des dents ou des vertèbres parfois bien supérieures aux espèces équivalentes d’autres
de poissons, sont alors “perdus” pour la science : découverts époques géologiques et d’autres régions. Cette particularité
sans données géographiques et stratigraphiques (on ignore se double d’une répartition inhabituelle de certaines
de quelle couche géologique ils ont été extraits), il est espèces dans la chaîne alimentaire : les dinosaures carnivores
impossible de les rattacher à des périodes de temps même semblent surreprésentés. En quoi est-ce une curiosité ? Tout
approximatives, sans parler du fait qu’ils disparaissent parfois simplement parce que la pyramide alimentaire, avec tous
complètement dans le circuit du commerce des fossiles. ces carnivores au sommet, ne ressemble alors plus à… une
pyramide.
Une faune intrigante On ne connaît pas de configuration environnementale
actuelle qui permettrait d’expliquer l’existence d’animaux de
Même si les spécimens entiers sont rares, le nombre de grande taille et se répartissant aussi bizarrement dans la chaîne
fossiles découverts est maintenant suffisant pour inventorier alimentaire. Si les biologistes découvraient une faune actuelle

avec de telles particularités, ils en seraient tout excités ! Et


ils soupçonneraient qu’une influence environnementale est à
l’œuvre ou alors qu’un biais lié à l’observation les induit en
erreur. Même réflexe chez les paléontologues : avant d’être
sûr d’avoir mis la main sur une curiosité de l’évolution,
mieux vaut prendre le temps d’éliminer les autres causes qui
pourraient l’expliquer.
C’est justement l’objectif que s’est fixé l’équipe de
scientifiques qui s’est rendue dans les Kem Kem récemment.
Leur mission : effectuer des échantillonnages représentatifs
afin de préciser la proportion des différents fossiles de
vertébrés et, dans le même temps, d’établir une stratigraphie
la plus complète possible du Cénomanien de la région. Avec
cette double approche (et de la chance !), les scientifiques
La préparation de la mission est une phase importante, en particulier devraient obtenir une image moins déformée de la faune et
pour déterminer les endroits intéressants à prospecter. pouvoir enfin préciser la chronologie relative des couches

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Les sommets : rien de tel pour découvrir de nouveaux sites ou


pour identifier des couches géologiques intéressantes.

dans lesquelles des fossiles ont été trouvés depuis des


décennies.

Avant de partir

Les missions scientifiques actuelles ne durent plus des mois


ou des années, comme au xixe  siècle. Souvent pour des
raisons financières tout doit se jouer en peu semaines, deux
dans notre cas. La préparation est donc cruciale afin que tout
(si possible) se déroule dans des conditions logistiques et L’observation du grain de la roche permet de reconstituer,
scientifiques optimales : la phase préparatoire est au moins déjà sur le terrain, les environnements du passé.
aussi importante que le travail sur le terrain lui-même. Dans
notre cas, tout a commencé deux années auparavant avec
une récolte et une analyse minutieuse de toutes les données de retourner collecter des données paléontologiques et
disponibles sur les vertébrés du Cénomanien d’Afrique du géologiques en Afrique du Nord, au Maroc notamment.
Nord. C’est la phase « sur les épaules des géants », où l’on
tente de faire émerger de nouveaux résultats en synthétisant Le projet accepté et financé, c’est la préparation logistique qui
les travaux produits par d’autres. C’est aussi ce qui a permis démarre. La région ayant déjà été visitée par plusieurs membres
à notre équipe de cerner au mieux les données manquantes de l’équipe, le choix général des zones à prospecter est assez
et de déposer ainsi un projet argumenté sur la nécessité vite fait ; mais pour affiner ce choix, nos paléontologues ont

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Climatologie Entomologie Écologie Physiologie - Les géants des Kem Kem Océanographie
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passé un nombre d’heures impressionnant le nez collé sur récoltées sur les deux premières zones visitées, la stratigraphie
l’écran d’un ordinateur. Les images satellitaires disponibles sur du Cénomanien des Kem Kem est maintenant complète et
Internet sont étudiées en rapport avec les cartes géologiques pourra être analysée dans le détail au retour de mission ! Cela
et les informations récoltées lors de précédentes missions. peut paraître anodin comme résultat, mais nos géologues
Nos paléontologues sont à la recherche de fossiles en place n’étaient absolument pas certains d’y parvenir. Comme dans
dans la stratigraphie : cette dernière devrait idéalement être beaucoup de régions, l’empilement des couches géologiques
complète, c’est-à-dire couvrant tout le Cénomanien, ainsi des Kem Kem est très compliqué et celles-ci s’interrompent
que la transgression marine qui le “chapeaute”. parfois brutalement.
Mais la vie d’une mission scientifique sur le terrain, même Lorsque la stratigraphie sera peaufinée (notamment avec des
minutieusement préparée, n’est pas un long fleuve tranquille. études granulométriques*), des informations très importantes
Arrivés sur la zone souhaitée, interdiction nous est signifiée vont émerger. D’abord, les scientifiques auront une vision
par les militaires d’entrer dans la zone la plus intéressante en beaucoup plus claire des environnements dans lesquels
raison de l’insécurité régnant près de la frontière. Un sacré vivait l’étrange faune des Kem Kem. Ceci d’autant plus si
coup de théâtre, qui aurait pu sérieusement compromettre des microfossiles sont découverts, car ce sont d’excellents
la mission ! Mais la décision est aussitôt prise de se diriger marqueurs pour dater plus précisément les couches.
vers d’autres sites, également choisis avant le départ. Les Enfin, une stratigraphie complète pourrait voir le jour,
chercheurs restés à Genève sont contactés pour que la c’est l’outil qui manquait aux paléontologues pour mettre
prospection continue de leur côté et qu’ils nous envoient de l’ordre dans les fossiles qui commencent à s’accumuler.
le plus rapidement possible des informations sur d’autres Savoir précisément de quelles couches ils proviennent, c’est
“spots”. enfin savoir de qui on parle, de quelle période et dans quel
environnement !
Des géologues comblés
Un puzzle géant
Du point de vue scientifique, malgré ce changement de
programme de dernière minute, la mission s’est bien déroulée. De leur côté, sur les mêmes sites, les paléontologues se sont
En plus de plusieurs repérages, trois sites ont été sondés de appliqués à ramasser tous les bouts de fossiles qu’ils trouvaient,
manière systématique et, pour ce qui concerne les géologues, sans effectuer de tri, afin de disposer des échantillons les
l’objectif de départ est atteint après moins d’une semaine : plus représentatifs possibles de la faune de Kem Kem et en
en croisant les données de précédentes missions avec celles travaillant par niveau stratigraphique pour éviter de mélanger

Beaucoup de fossiles sont ramassés à même le sol, mais parfois, comme


pour cette dent de crocodile, il faut les extraire de leur matrice de grès.

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Nouvelles découvertes
Parmi les nombreux fossiles collectés lors de la mission de février 2012,
deux d’entre eux présentent un intérêt particulier pour la reconstitution Reconstitution du cœlacanthe géant des Kem
des espèces auxquelles ils appartenaient. Il s’agit d’une part d’un Kem avec le morceau de mâchoire découvert
fragment de crâne de ptérosaure appartenant apparemment à un (barre d’échelle du fossile : 10 cm).
représentant de la famille des Tapejaridae. Bien qu’incomplet, ce fossile
est important. En effet, la plupart des spécimens de Tapejaridae connus la paléobiologie des Tapejaridae, des reptiles volants très particuliers,
sont des squelettes écrasés sur des plaques de roche qui ne fournissent au crâne court surmonté d’une énorme crête. D’autre part, un élément
que peu de détails sur l’anatomie crânienne. Le fossile marocain, en de la mandibule d’un cœlacanthe a été trouvé. Si l’interprétation de cet
trois dimensions, permet de reconstituer l’articulation de la mâchoire et os de 15 centimètres de long se confirme par une étude plus poussée,
fournira donc des informations nouvelles sur l’anatomie fonctionnelle et il correspondrait à un poisson mesurant près de trois mètres de long.

Les fossiles sont identifiés et triés chaque jour.

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Climatologie Entomologie Écologie Physiologie - Les géants des Kem Kem Océanographie
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La science se loge parfois dans une multitude


de sachets plastiques…

La mission était soutenue par le Muséum d’histoire naturelle de la ville


des faunes qui ne seraient pas contemporaines. En dix de Genève et par un projet du Fonds national suisse de la recherche
jours, sur trois sites et quatre niveaux stratigraphiques, nos scientifique intitulé Spatial extension and ecological oddities of the
chercheurs ont récolté plus de 800 fossiles… en tout petits ‘mid-Cretaceous’ continental vertebrate ecosystem from North Africa
morceaux. Sur place déjà, chaque soir, ces précieux restes ont (Extension spatiale et particularités écologiques de l’écosystème
été inventoriés, photographiés et même identifiés lorsqu’ils continental du ‘Crétacé moyen’ d’Afrique du Nord). L’équipe était
étaient assez caractéristiques. L’équipe étant composée de composée de chercheurs et d’un étudiant rattaché à des institutions
spécialistes des dinosaures, des tortues et des poissons, une suisses (muséum et université de Genève), marocaine (université
grande partie de la faune était couverte. Mais l’essentiel du d’Errachidia) et françaises (musées des dinosaures d’Espéraza et
d’Elbeuf).
travail d’étude sur les fossiles aura lieu au retour.
Pour une synthèse récente sur les faunes des niveaux fossilifères
Si vous imaginez encore qu’un paléontologue fouille le sol des Kem Kem, on pourra consulter Cavin, L. et al. (2010) Vertebrate
assemblages from the early Late Cretaceous of southeastern Morocco :
à la recherche de précieux fossiles douze mois par an, sachez
An overview. Journal of African Earth Sciences, 57, p. 391-412.
que, pour espérer résoudre définitivement l’énigme des
Un article de vulgarisation sur la faune des Kem Kem : http://www.
géants des Kem Kem, nos paléontologues ont plutôt devant
futura-sciences.com/fr/doc/t/paleontologie-1/d/dinosaures-et-autres-
eux de longs mois de bureau et de laboratoire pour préciser vertebres-geants-du-cretace-au-maroc_1148/c3/221/p1
– quand cela est possible – l’appartenance systématique des
Le blog de la mission avec de nombreuses photos: http://www.
fossiles récoltés, ainsi que leurs caractéristiques. Mais le tri
pwagneur.com/blogmaroc
effectué en parallèle aux études sur le terrain avait un autre
but : tous les fossiles appartenant au Maroc, les spécimens qui
L’équipe.
quitteront bientôt le pays pour être étudiés dans différents
pays, le seront après inventaire et autorisation officielle. Ce
qui sera chose faite trois mois plus tard. Après étude, ils
referont le chemin inverse, pas avant – espérons-le – que les
géants de Kem Kem n’aient révélé leur étrange secret. ❁

Tous les fossiles, même les plus communs,


sont prélevés (ici des vertèbres de poissons).

Glossaire
Crétacé : la dernière période du Mésozoïque, qui s’étend de 145 à
66 millions d’années. La fin du Crétacé est marquée par une extinction
en masse, notamment des dinosaures.
Granulométrie : mesure de la taille des grains qui composent les roches
et les sédiments afin d’en déduire les phénomènes qui ont conduit à
leur dépôt.

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La rhytine
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de
Steller :
chronique d’une extinction programmée

En 1768, moins de trente ans après sa découverte, un lamantin géant


confiné à un petit archipel du Pacifique nord s’éteignait sous les coups
des chasseurs, emportant avec lui sa part de mystère. C’est au natura-
liste Georg Steller que l’on doit l’unique description de cette espèce qui
détient le triste privilège d’être le plus gros animal exterminé par l’homme
à l’époque historique. Pour les biologistes spécialisés dans les processus
d’extinction, ce paisible mammifère marin constitue un exemple typique
des conséquences de l’irruption de l’Homo sapiens dans un nouvel envi-
ronnement et de sa gestion irrationnelle d’une ressource limitée.

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Climatologie Entomologie Écologie Physiologie - La rhytine de Steller Océanographie Zo
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Squelette d’une rhytine


de Steller (cliché
J. P. Sylvestre).

Par Fabrice Genevois


Diplômé de l’École pratique des hautes études,
section biogéographie et écologie des vertébrés.

Aire de distribution des “vaches de mer” à la fin du


Pléistocène dans le Pacifique nord (en rose sur la carte).

A
u matin du 5 novembre 1741, une expédition Les baies abritées et peu profondes constituaient l’habitat typique
des vaches de mer dans les îles du Commandeur (cliché J. Ross).
russe mandatée par la tsarine Anne et commandée
par le marin danois Vitus Béring quitte le petit
port de Petropavlovsk, afin de déterminer précisément “où
commencent les côtes de l’Amérique”. Cinq mois plus tard,
au retour d’une longue et périlleuse navigation à travers le
Pacifique nord, les marins du Saint-Pierre (Svetoi-Piotr), minés
par le scorbut, aperçoivent la côte, convaincus d’avoir enfin
regagné l’Asie. L’avenir dira qu’ils se trompaient lourdement.
La terre qu’ils approchaient en ces premiers jours de
novembre était un archipel inconnu, situé à 250 kilomètres à
l’est des côtes du Kamchatka. Il sera baptisé quelques années
plus tard “îles du Commandeur”, en l’honneur de Béring,
qui y trouva la mort.
Georg Steller, naturaliste et médecin de l’expédition, est
le premier à débarquer et part aussitôt explorer la côte. Au
iologie CONSERVATION - Entomologie Mycologie Botanique Primatologie Zoologie
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bout de quelques heures à peine, son attention se porte sur


d’étranges créatures marines dont le dos émerge dans une
petite crique abritée de la houle du large. Ces animaux lui
rappellent les illustrations qu’il a vues des fameuses “vaches
de mer”, nom donné à l’époque aux Siréniens par les
navigateurs revenant d’Amérique, à cause de leur propension
à brouter la végétation marine et de leur tête qui évoque
celle d’un bovin. Chez les francophones, ce nom s’est peu à
peu effacé au profit du terme “lamantin” car, selon Diderot
et D’Alembert, « cet animal se plaint lorsqu’on le tire de l’eau ; il
soupire et a un cri qui ressemble à une sorte de lamentation. »

Une vie paisible dans les algues


Dessin des plaques masticatoires d’une vache de mer ramenées
Totalement inconnu du cercle des savants européens, au Kamchatka par Steller en août 1742, puis expédiées
l’animal qu’observait Steller était une version géante des à Saint-Petersbourg.

dugongs : les plus gros spécimens atteignaient 8 mètres


Des sirènes herbivores pour un poids approchant 6,5 tonnes, soit l’équivalent
Probablement à l’origine du mythe des sirènes (à cause de leur surpre­ d’un éléphant d’Afrique ! Comme les bovins, ils vivaient en
nante poitrine située sous les bras), les Siréniens constituent le seul troupeaux et menaient une existence paisible, rythmée par
ordre de mammifères marins herbivores. Les algues et les herbes marines les festins d’algues et les longues siestes dans les baies peu
dont ils se nourrissent ont besoin de lumière pour la photosynthèse et profondes et abritées des tempêtes du large. Au cours des
ne poussent donc pas au-delà d’une certaine profondeur, limitant la premiers mois, ces gros animaux indolents n’avaient pas eu
distribution de ces animaux aux régions côtières tropicales. Parmi eux, à craindre ces hommes qui avaient aménagé un campement
les lamantins sont propres à la région atlantique et sont regroupés au en arrière de la plage. Seul Steller leur portait une réelle
sein d’une seule et même famille, les Trichechidae. Certains, comme le
attention, observant leurs comportements et consignant leurs
lamantin d’Amazonie (Trichechus inunguis) vivent dans les eaux douces
des grands fleuves et de leurs affluents. D’autres, comme le lamantin habitudes dans son carnet. À l’époque, la population totale
d’Afrique (Trichechus senegalensis) et le lamantin d’Amérique du Nord ne devait pas excéder 3 000 individus, vraisemblablement
(Trichechus manatus), le plus marin de tous, s’aventurent régulièrement cantonnés dans le seul archipel des îles du Commandeur.
en mer et fréquentent les estuaires et les eaux peu profondes du littoral. Pourtant, à en juger par les fossiles mis au jour, l’espèce avait
Le lamantin d’Amérique du Nord est le plus imposant des trois et affiche eu, jadis, une distribution bien plus vaste : au Pléistocène, sa
un poids moyen de 450 kg, pour une longueur de 3 mètres. distribution formait un arc de cercle dans le Pacifique nord,
Une quatrième espèce de Sirénien paresse dans les eaux peu profondes depuis la Californie jusqu’au Japon, en passant par les îles
de l’océan Indien et de l’ouest du Pacifique ; appelée “dugong” (Dugong Aléoutiennes. Comment est-on, alors, parvenu à une telle
dugon), elle se distingue des lamantins par quelques particularités
situation ?
morphologiques suffisamment marquées pour justifier une famille
distincte, celle des Dugongidae, dont faisait également partie la “vache
de mer” de Steller. Illustration d’une vache de mer datant de la fin du xixe siècle. L’animal
est représenté dans son milieu et broute les algues à faible profondeur.

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Grossir ou disparaître
L’ancêtre des vaches de mer des îles du Commandeur avait des dimen­
sions comparables à celles des lamantins actuels. Il colonisa le Pacifique
depuis l’ouest de l’océan Atlantique, voici 20 millions d’années, à la
faveur d’un passage éphémère au niveau de l’Amérique centrale.
Progressivement, les nouveaux arrivants remontèrent la côte nord-améri­
caine, pour finalement atteindre les rivages asiatiques du Pacifique. Au
cours des millions d’années qui suivirent, des modifications majeures
affectèrent la région. Le climat connut des cycles de refroidissement
sensibles, conduisant à la raréfaction de la végétation marine. Dans le
même temps, la collision des plaques tectoniques souleva de grandes
portions de côtes et les vastes lagunes côtières tapissées d’herbes
marines firent place à des côtes rocheuses accidentées. Placées face
à leur destin, les vaches de mer furent contraintes de s’adapter à ce
nouvel environnement. En réponse à la chute significative de la tem­
pérature de la mer, elles développèrent une épaisse couche de graisse
et leur taille connut une augmentation spectaculaire. Ce gigantisme
atteignit son paroxysme chez Hydrodamalis cuestae, un autre Sirénien
du Pacifique nord, disparu il y a 3 millions d’années (Pliocène), qui
atteignait 9 mètres de long pour un poids approchant 10 tonnes. Pour
s’adapter à une végétation coriace ancrée sur les fonds rocheux, les
mâchoires gagnèrent en puissance et les dents se modifièrent au profit
de deux grandes plaques broyeuses agissant comme la plus efficace des
meules ; le cou devint plus flexible, permettant aux animaux d’arracher
la végétation sans changer de position dans une mer houleuse. Ainsi
transformées, les vaches de mer furent armées pour faire face aux rudes
conditions du Pacifique nord, bien loin de la douceur de vivre tropicale
où baignaient jadis leurs ancêtres.

Les vaches de mer affectionnaient tout particulièrement les grands


herbiers d’algues laminaires dont elles se nourrissaient.

La rhytine de Steller a fait l’objet de nombreuses maquettes grandeur


nature permettant d’apprécier la taille de l’animal, comme cet
exemplaire exhibé à Dinard durant l’été 2012, lors de l’exposition
20 000 monstres sous les mers (cliché P. Chevalier).

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Dans cette carte sommaire rapportée par les rescapés de l’expédition


du Saint-Pierre figure l’une des toutes premières représentations d’une
vache de mer (à gauche, des otaries).

Pour vivre heureux, vivons cachés


Les premiers signes de déclin coïncident avec l’arrivée des
premiers hommes dans la région. Encore vêtus de peaux
de bêtes et équipés d’armes rudimentaires, ces envahisseurs
préhistoriques découvrirent une proie peu agressive, à portée
de lance dans les criques peu profondes. Pour ces vaches
de mer, rien ne serait donc jamais plus comme avant. De
rivage en rivage, d’île en île, elles furent décimées, les unes
après les autres, toujours plus loin, toujours plus vite… Leur voici 10 000 ans. Plus proches de nous, d’autres grands
distribution se réduisit comme peau de chagrin et nul doute animaux connurent une disparition bien plus expéditive suite
que cette longue traque s’étala sur plusieurs millénaires. Sur à l’irruption de l’homme dans leur environnement. C’est le
le continent nord-américain, des paresseux géants (Megalonyx cas des moas de Nouvelle-Zélande : incapables d’échapper
jeffersonii), eurent le même destin et furent probablement à leurs agresseurs, ces grands oiseaux marcheurs aux allures
exterminés par les premiers groupes de chasseurs nomades, d’autruches géantes furent exterminés en moins d’un siècle

À peu près inconnu des géographes au milieu du xviiie siècle, le mystérieux archipel des îles du
Commandeur (Commandorsky Ostrova en russe) a longtemps constitué le dernier refuge d’une
population de vaches de mer hors de portée des hommes (cliché S. Blanc).

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par les Maoris qui, à bord de leurs pirogues, débarquèrent


dans l’archipel vers 1300. Les vaches de mer eurent plus de
chance et les îles du Commandeur leur offrirent un dernier
refuge, en marge d’une aire de répartition autrefois bien
plus vaste. Cette population relique fut ainsi protégée de
l’invasion des bipèdes… jusqu’à l’arrivée de Steller et de ses
compagnons, un matin de novembre 1741.

Un sordide compte à rebours

En août 1742, après dix mois passés dans l’île, les naufragés


regagnèrent le Kamchatka grâce à un petit bateau de fortune.
Leurs récits d’îles peuplées de loutres de mer et d’otaries ne
tardèrent pas à attirer l’attention des trafiquants de fourrures
qui régnaient en despotes dans cette partie reculée de la
Russie. L’année suivante, le premier commando de merce-
naires débarqua dans les îles du Commandeur. Dans l’hystérie
du départ, ils n’avaient embarqué que très peu de provisions
car ils avaient eu vent de l’existence d’énormes animaux ma-
rins faciles à capturer. Les rivages des îles du Commandeur
devinrent alors théâtre de l’horreur et les vaches de mer
furent massacrées à tour de bras. Le record fut atteint en
1755, lorsque 534 animaux furent froidement exécutés par
quatre expéditions conjointes totalisant 133  hommes. Les
chasseurs faisaient preuve du plus sordide des gaspillages en Steller et deux assistants mesurant une vache de mer sur la plage.
(Dessin de P. Pavoni, modifié d’après Stejneger, 1887).
blessant de nombreuses victimes qui finissaient par mourir en

mer. Les cales remplies de provisions, ils poursuivaient en-


suite leur navigation vers les Aléoutiennes où ils traquaient
sans relâche les loutres de mer dont la peau était vendue à
prix d’or en Chine. Ailleurs dans le monde, ces méthodes
d’approvisionnement lors des escales contribuèrent à l’éra-
dication d’autres vertébrés insulaires, notamment le fameux
dodo de l’île Maurice et de nombreuses tortues terrestres.
Malgré des signes de régression alarmants, rien ne vint frei-
ner le supplice de vaches de mer, et la dernière victime ren-
dit l’âme au cours de l’hiver 1768.

Un géant aux pieds d’argile

Plus de deux siècles et demi après leur disparition, une


question subsiste : ces gros mammifères auraient-ils survécu
à une chasse raisonnée ? Au regard de leur démographie,
rien n’est moins sûr. Une faible fécondité (probablement un
seul petit tous les trois ans) associée à une maturité sexuelle
tardive (entre 10 et 15 ans) et une forte longévité (de l’ordre
de 90  ans), faisaient de cette espèce un parfait exemple
de stratège “K”. Le renouvellement de la population par
l’intégration de cohortes de jeunes individus était donc
particulièrement lent et tous les modèles mathématiques
confirment ce constat implacable  : une hausse même
minime de la mortalité adulte aurait eu des conséquences
désastreuses. De surcroît, leur habitat était limité, et seule
une quinzaine de baies peu profondes semblait correspondre

ESPÈCES №6 - Décembre 2012


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50

Des intestins longs comme


trois piscines olympiques
Au cours de l’été 1742, les naufragés tuèrent six vaches de mer à
l’aide d’un harpon embarqué à bord d’une chaloupe. L’entreprise était
périlleuse mais elle en valait la peine, car la viande de ces énormes
créatures pouvait subvenir aux besoins du camp pendant quinze jours.
Steller profita de l’occasion pour réaliser l’inspection complète d’une
femelle qu’il mesura et dont il disséqua les organes. Grâce à ce travail,
on dispose aujourd’hui d’une idée assez précise de cet animal, dont la
description couvre à elle seule la moitié de l’ouvrage De Bestiis marinis.
Le dugong (Dugong dugon) représente le plus proche cousin actuel
On apprend ainsi que sa peau était « aussi dure que l’écorce d’un vieux de la rhytine de Steller. Tous deux font partie de la famille des
chêne, complètement dépourvue de poils, très plissée et tellement Dugongidae et ont une queue fendue d’un sillon médian, alors que
rugueuse qu’elle peut difficilement être percée à l’aide d’un crochet ou celle des lamantins (famille des Trichechidae) est en forme de palette
d’une hache ». Sous un gros museau aplati surmonté de deux narines arrondie (cliché J. P. Sylvestre).
profondes, la bouche était bordée par deux rangées de lèvres « plus
dures et plus résistantes que celles d’aucun animal terrestre ». De tous
les organes internes, c’est le tube digestif qui étonna le plus Steller.
L’estomac était une énorme poche oblongue d’1,5 m de large, bourrée à leurs exigences dans les îles du Commandeur. Steller avait
d’algues et si lourde que quatre hommes parvenaient péniblement à remarqué que l’hiver était une période très difficile, où
la hâler sur la plage à l’aide d’une corde. Les intestins aussi étaient elles connaissaient une longue période de disette. Selon lui,
impressionnants : enroulés sur eux-mêmes, ils baignaient dans le gras et
« Elles étaient alors si maigres et efflanquées que l’on devinait leurs
mesuraient 15 centimètres de diamètre. Steller entreprit de les dérouler
sur la plage et l’opération lui parut interminable : d’une extrémité à côtes ainsi que les vertèbres de leur dos. » Ces indices étaient le
l’autre, le long boyau mesurait 150 mètres ! signe d’une population en déclin, vivant sur la corde raide
dans un habitat tout juste capable de subvenir à ses besoins.
Il n’en fallait pas davantage pour que la frénésie meurtrière
Crâne de rhytine de Steller. En lieu et place des dents, l’espèce était des hommes ne sonne le glas de l’espèce. Tout est allé si vite
munie de deux plaques masticatoires qui lui servaient à broyer que la science ne dispose aujourd’hui que des observations
les algues (cliché J. P. Sylvestre). réalisées par Steller pour se faire une idée de la vie de cette
vache de mer… qui détient le triste privilège d’être le plus
gros animal exterminé par l’homme à l’époque historique.
C’est également l’exemple classique donné par les biologistes
spécialisés dans l’étude des processus d’extinction, qui

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Climatologie Entomologie Écologie Physiologie - La rhytine de Steller Océanographie Zo
51

Pour appréhender la forme générale de l’animal après sa disparition,


les savants se sont inspiré des squelettes collectés dans les îles du
Commandeur, dont l’un des premiers exemplaires complets fut mis au
jour dans des dépôts tourbeux du Pléistocène, à la fin du xixe siècle.

désignent sous le terme de blitzkrieg (“guerre éclair”, en


Dessin de P. Pavoni
allemand) ce type de disparition expéditive due à une chasse
excessive et irrationnelle.
Pour en savoir plus :
La “grande génisse de mer”, attraction des musées >A
 nderson P., 1995 – “Competition, predation, and the
extinction of Steller’s Sea Cow, Hydrodamalis gigas”, Marine
Mammal Science, 11, p. 391-394.
En 1780, le zoologiste allemand Eberhard von Zimmermann
fit une description posthume de l’espèce et proposa le nom >D
 omning D. P., 1976 – “An ecological model for late tertiary
sirenian evolution in the North Pacific Ocean”, Systematic
scientifique de Manati gigas. Ce nom évolua sensiblement Zoology, n° 25 (4) : p. 352-362.
par la suite, passant par différentes étapes comme Stelleris >D
 omning D. P., 1978 – “Sirenian evolution in the North Pacific
borealis (Desmarest 1822), Rhytina gigas (Woodward 1885), Ocean”, University of California Publications in Geological
ou encore Hydrodamalis Stelleri (Retzius 1822). Finalement, Sciences, 118, p. 1-176.
le nom scientifique d’Hydrodamalis gigas (Palmer 1895) fut >M
 artin P. S., 1984 – “Prehistoric overkill : the global model”,
retenu et signifie littéralement “grande génisse de mer”. Le Quaternary extinctions, Arizona University Press, Tucson,
p. 354-403.
nom vernaculaire évolua aussi et le terme de “vache de mer
>S
 tejneger L., 1887 – “How the great northern sea-cow
de Steller”, autrefois répandu, tomba en désuétude. Il fut (Rhytina) became exterminated”, American Naturalist, 21,
remplacé par “rhytine de Steller”, terme qui fait référence p. 1047-1054.
aux nombreux plis sur la peau de notre animal (Rhytina >S
 teller G. W., 1751 – “De Bestiis marinis”, Novi Commentarii
provient d’un mot grec signifiant “plissement”). Dans Academiae Scientarum Imperialis Petropolitanae, 2, p. 289-
l’index des livres de zoologie, c’est donc à la lettre R qu’il 398.

faut rechercher ce mammifère marin, dont quelques rares >T


 urvey S. T. & Risley C. L., 2006 – “Modelling the extinction of
Steller’s sea cow”, Biology Letters, 2, p. 94-97.
squelettes et des maquettes grandeur nature constituent
l’attraction de certains musées.
Les plus optimistes (où les plus rêveurs) aiment à croire que Cet article est un extrait d’une version plus
extensive parue dans le livre Le crépuscule
quelques individus auraient survécu dans le plus profond se- des vaches de mer, retraçant les aventures
cret et ne désespèrent pas de voir à nouveau se profiler leur du naturaliste Georg Steller et la découverte
silhouette massive dans les brumes du Pacifique. Après tout, de l’Alaska par l’expédition de Vitus Béring
(F. Genevois, 2012, éditions du Guetteur
dans son célèbre roman, Le phoque blanc, Rudyard Kipling www.leguetteur-editions.fr).
n’a-t-il pas imaginé un passage secret dans la mer de Béring,
le fameux “tunnel des vaches de mer”, où ces paisibles créa-
tures vivraient à l’abri du regard des hommes ? ❁

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La pollution
lumineuse écologique
Éclairer nos rues et nos maisons la nuit, voici un acquis qui nous semble
bien légitime et même “naturel”. Pourtant, pour les êtres vivants avec
qui nous partageons la planète, cet éclairage permanent n’est qu’une
source de perturbation : une nouvelle pollution dont nous n’avons pris
conscience que bien tardivement…

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Climatologie Entomologie Géologie Physiologie - La pollution lumineuse Océanographie
53

La pollution lumineuse dans le monde : cette carte a été


élaborée à partir de relevés satellitaires des années 1996-
1997, effectués de nuit, au zénith, avec une atmosphère
claire. Les différents niveaux de pollution lumineuse sont
exprimés en fonction du ratio luminosité artificielle/
luminosité naturelle du ciel nocturne et sont représentés
par différentes couleurs. Ratio : 0,11-0,33, bleu ; 0,33-1,
vert ; 1-3, jaune ; 3-9, orange ; 9-27, rouge ; supérieur à 27,
blanc (carte extraite de : Cinzano P. et al., 2001 – The first
world atlas of the artificial night sky brightness).

– qui coïncide avec la commercialisation des premières


ampoules électriques – que plusieurs ornithologues ont mis
en évidence une interaction entre les éclairages artificiels des
grands bâtiments et diverses espèces d’oiseaux migrateurs.
Dans les décennies qui ont suivi, ces observations se sont
multipliées et diversifiées, démontrant que la plupart des
taxons – vertébrés, invertébrés et plantes – pouvaient être
affectés.
Depuis la fin du xxe siècle, la pollution lumineuse a été
définie, qualitativement et quantitativement. Du point de
vue qualitatif, et selon la définition de Verheijen (1985), la
pollution lumineuse (ou “photopollution”) désigne les effets
néfastes sur la vie sauvage dus aux lumières artificielles. Pour
Rich et Longcore (2004), la pollution lumineuse concerne
plus précisément les lumières artificielles qui altèrent le
cycle naturel jour/nuit et qui, en conséquence, peuvent
affecter les organismes vivants et leurs écosystèmes. Ces
Par Thomas Le Tallec deux auteurs parlent de “pollution lumineuse écologique”.
Doctorant au département d’écologie Enfin, du point de vue quantitatif, et selon la définition de
et gestion de la biodiversité du Muséum l’Union astronomique internationale (1979), il y a pollution
national d’histoire naturelle, Brunoy. lumineuse, pour une région clairement délimitée, quand
la luminosité artificielle propagée dans le ciel nocturne est
supérieure à 10 % de la luminosité naturelle.

L
a pollution lumineuse est un phénomène d’origine Sur la base de cette définition, Cinzano a caractérisé, en 2001,
anthropique, associé au développement de l’urbanisation l’étendue de la pollution lumineuse à travers le monde. À
et des activités humaines, et qui implique les éclairages partir de relevés satellitaires des années 1996-1997, il a révélé
artificiels. Encore méconnu du grand public, cette pollution que le phénomène concernait, à cette époque, 85,3 % du
a été, jusqu’à récemment, relativement peu étudiée par la territoire de l’Union européenne, 61,8 % du territoire des
communauté scientifique. Pourtant, de par sa nature, la États-Unis – Hawaï et Alaska exclus – et, à l’échelle du globe,
pollution lumineuse peut altérer les cycles naturels (journaliers 18,7 % des terres émergées. Par ailleurs, les travaux réalisés
ou saisonniers) de la lumière et affecter l’une des composantes ont estimé la croissance du phénomène à 10 % par an pour
fondamentales de l’environnement, la composante nocturne. les pays européens, chiffre qui a amené plusieurs écologues à
Il s’agit donc d’un phénomène d’importance, et c’est ce dont penser que, de nos jours, la pollution lumineuse pourrait être
a pris conscience la communauté scientifique au cours des l’une des pollutions environnementales qui croît le plus vite
années 1980-1990. Aujourd’hui, les connaissances relatives au et qui est la plus envahissante.
sujet ont nettement progressé et, bien qu’elles se heurtent Or, si la lumière artificielle est indispensable aux sociétés
encore à divers obstacles, il est possible d’en dresser un bilan. humaines, ne serait-ce qu’en termes de production, de
sécurité ou encore de confort, il ne faut pas oublier que
Historiquement, les premières observations relatives à la lumière, qu’elle soit naturelle ou artificielle, est aussi un
la pollution lumineuse et à ses effets sur les êtres vivants puissant agent d’interaction avec les organismes vivants.
remontent à la fin du xixe siècle. En effet, c’est à cette époque En effet, au cours de l’évolution, ces derniers ont vu leurs

ESPÈCES №6 - Décembre 2012


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rythmes biologiques, leurs comportements et leurs fonctions


physiologiques se synchroniser avec les différents cycles de la
lumière ; c’est même cette synchronisation qui a permis aux
organismes de s’adapter à leur environnement. Par ailleurs,
la composante nocturne est fondamentale pour 28 % des
vertébrés et 64,4 % des invertébrés qui vivent partiellement
ou exclusivement la nuit. La pollution lumineuse, par son La pollution lumineuse et l’attraction : utilisant d’ordinaire la lumière
des astres pour naviguer dans les environnements obscurs, les insectes
effet sur les cycles naturels jour/nuit et sur l’environnement
nocturnes sont attirés par la lumière artificielle. Lorsqu’ils ne peuvent
nocturne, est donc susceptible de modifier, voire d’altérer s’en détacher, ces insectes courent le risque de s’épuiser autour des
les rythmes biologiques, les comportements et les fonctions sources de lumière artificielle, de se déshydrater, voire de se brûler
physiologiques des organismes vivants. C’est ce que mortellement (cliché Wikimedia Commons).
démontrent de récentes études scientifiques.

Impact de la pollution lumineuse


à l’échelle de l’individu
Pour comprendre comment la pollution lumineuse peut
affecter les organismes vivants, il faut d’abord garder à
l’esprit que celle-ci modifie l’attrait des individus pour
un environnement donné (attraction/répulsion) et leurs
capacités à s’y orienter (orientation/désorientation). Ainsi,

La pollution lumineuse et la répulsion : chez les petits mammifères


nocturnes, l’exposition à la pollution lumineuse entraîne une
diminution des activités et de la prise alimentaire. Ce comportement
permet aux individus de limiter les risques de prédation, mais peut
aussi détériorer leurs conditions physiques. Ici, un hérisson commun
(Erinaceus europaeus, cliché C. Breton).
Climatologie Entomologie Géologie Physiologie - La pollution lumineuse Océanographie
55

chez les petits mammifères nocturnes (63,8 % des espèces de La lumière et ses mécanismes d’attraction
mammifères vivent partiellement ou exclusivement la nuit),
l’exposition à la pollution lumineuse entraîne une réponse Les insectes nocturnes : pour naviguer dans les milieux obscurs, les
répulsive : les individus, lorsqu’ils en ont la possibilité, évitent insectes nocturnes utilisent la lumière des astres. En effet, les rayons
de lumière qui proviennent des astres décrivent un trajet rectiligne, les
les milieux exposés aux fortes illuminations ou modifient,
photons naviguant parallèlement les uns aux autres. En maintenant un
voire diminuent, leurs activités. Ce comportement permet
angle de vol constant par rapport à ces rayons, les insectes peuvent
vraisemblablement de limiter les risques de prédation. donc, eux aussi, effectuer des trajets rectilignes. S’ils modifient cet angle,
Au contraire, chez les insectes nocturnes et les oiseaux ils peuvent changer de direction, puis poursuivre un nouveau trajet en
migrateurs, organismes qui utilisent la lumière des astres conservant le nouvel angle de vol. De cette manière, les insectes sont
pour se déplacer dans l’obscurité, l’exposition à la pollution capables de s’orienter et de naviguer dans l’obscurité. Or, en présence
lumineuse entraîne une réponse attractive. Autrement dit, de pollution lumineuse, l’illumination du milieu peut être modifiée et
les individus approchent les milieux exposés aux fortes la lumière qui provient des astres peut être masquée. Cela crée une
illuminations. Or, ce comportement, loin d’être sans risques, désorientation par perte de repères. Pour compenser, les insectes
peuvent prendre comme nouveau point référent une source de lumière
peut être cause d’erreurs d’orientation : en utilisant la source
artificielle. Ils se retrouvent donc inéluctablement attirés vers celle-ci,
de lumière artificielle comme point référent, les individus
puisqu’elle est alors leur unique repère pour naviguer. Or, les sources de
peuvent être détournés de leurs trajets initiaux. Pis, en lumière artificielle émettent leurs rayons à 360°. Ces derniers ne sont
s’approchant des éclairages artificiels, ils peuvent entrer en donc pas parallèles, mais divergents. Aussi, un insecte qui maintient un
collision avec les grands bâtiments (c’est le cas des oiseaux angle de vol constant, mais qui le réajuste en permanence par rapport
migrateurs) ou se déshydrater, voire se brûler au contact des à ces rayons divergents, va décrire un vol en spirale. Inexorablement,
lampes (c’est le cas des insectes nocturnes). l’insecte se rapproche donc de la source de lumière, au risque d’être
Les changements d’illumination ambiante, notamment blessé. Ainsi, il a été déterminé que chaque année, jusqu’à 150 insectes
lorsqu’ils brouillent les repères traditionnels, peuvent aussi nocturnes meurent par nuit d’été et par lampadaire. Une véritable
hécatombe lorsque l’on considère que, d’après l’ADEME (Agence de
gêner et désorienter les individus. C’est le cas des tortues de
l’environnement et de la maîtrise de l’énergie), le parc d’éclairage public
mer qui, après l’éclosion, faute de percevoir correctement le
français comporte près de 9 millions de points lumineux.
contraste entre la clarté de l’océan et l’obscurité des dunes
Les oiseaux migrateurs, communément, migrent de nuit et se servent
de sable, se dirigent vers les terres et leurs éclairages artificiels,
de la lumière des astres (à l’instar des insectes nocturnes) et du champ
où elles meurent d’épuisement, de déshydratation ou encore magnétique terrestre (magnétoréception) pour s’orienter. Or, en présence
de prédation. de pollution lumineuse, et notamment à l’approche du halo lumineux
qui se forme autour des agglomérations, les oiseaux parviennent
Ensuite, en modifiant l’attrait des individus pour un envi- difficilement à percevoir les étoiles et leur magnétoréception, dont le
ronnement donné ainsi que leurs capacités à s’y orienter, la mécanisme est aussi dépendant de la lumière, peut être affectée. Les
pollution lumineuse peut affecter les comportements loco- individus, par perte de repères, se retrouvent donc désorientés, peuvent
moteurs, alimentaires, reproducteurs et la communication. s’écarter de leur chemin migratoire et effectuer de longs détours. Pour
Ainsi, en termes de comportements locomoteurs et alimen- compenser, les oiseaux migrateurs peuvent prendre comme nouveau
point référent une source de lumière artificielle, tel qu’un édifice illuminé,
taires, les réponses répulsives entraînent une diminution des
au risque d’entrer en collision avec celui-ci. Or, de tels accidents sont loin
activités et des déplacements nocturnes et une diminution d’être rares et, selon une organisation canadienne, la FLAP (Fatal Light
de la prise alimentaire. C’est ce qui s’observe chez les petits Awareness Programm), ce sont plusieurs millions d’oiseaux migrateurs
mammifères nocturnes qui voient alors leur condition phy- qui meurent sur le continent nord américain chaque année, suite à ces
sique se détériorer. collisions.

La pollution lumineuse et la communication visuelle : pour


communiquer entre congénères et pour attirer les partenaires sexuels,
les vers luisants et les lucioles émettent des signaux lumineux.
En l’absence de pollution lumineuse, les flashes émis par une femelle
ver luisant peuvent attirer un mâle jusqu’à 45 mètres. En présence
d’une forte illumination, la visibilité de ces flashes est réduite, ce qui
peut compromettre la communication. Ici un ver luisant
(Lampyris noctiluca, cliché M. Viard/Horizon).

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a) Lumière naturelle (astres),  b) Lumière artificielle, source locale,


source lointaine, rayons parallèles rayons divergents

c) angle de vol constant

La pollution lumineuse et les insectes : a – Les insectes peuvent suivre un trajet rectiligne en maintenant un angle de vol constant (c) avec les
rayons de lumière parallèles qui proviennent des astres. b – en maintenant un angle de vol constant en présence de rayons de lumière divergents
(tels les rayons émis par les sources de lumière artificielle), les insectes tournent alors en spirale et se rapprochent de la source de lumière, au risque
d’être blessés (schéma d’après Lloyd J. E. “Stray light, fireflies, and fireflyers”, in Rich C. & Longcore T., 2006 – Ecological consequences of artificial
night lighting. Island Press, Washington, D.C.).

En termes de communication et de reproduction, la pollution


lumineuse peut affecter l’efficacité de la communication
visuelle. Les espèces bioluminescentes sont particulièrement
concernées, à l’image des lucioles et des lampyres (plus
communément appelés vers luisants) qui utilisent des signaux
lumineux pour la communication à but sexuel. Or, lorsque
l’illumination ambiante est importante, la visibilité de ces

La pollution lumineuse et la désorientation : privées du contraste


naturel entre la clarté de l’océan et l’obscurité des dunes de sable,
les tortues de mer nouvellement nées sont désorientées. Au lieu de se
précipiter vers l’océan, elles se dirigent vers ce qui leur apparaît le plus
clair : les sources de lumière artificielle (cliché L. Richardson).

La pollution lumineuse et les plantes jour. Or, ce changement peut promouvoir la croissance continue des
plantes en inhibant la dormance qui leur permet de survivre aux rigueurs
de l’hiver – il n’est pas rare d’observer en milieu urbain un retard de la
Les plantes, comme les animaux, sont sensibles à la lumière, à
chute des feuilles pour les arbres situés à proximité des lampadaires –
sa qualité (spectre lumineux), à sa quantité et à sa photopériode
et favoriser l’expansion foliaire, les exposant davantage aux pollutions
(rapport entre la durée du jour et celle de la nuit). En particulier, la
atmosphériques et aux stress hydriques.
lumière est indispensable à la photosynthèse et à la régulation des
rythmes biologiques des plantes. Ainsi, les lumières bleues et rouges Cependant, toutes les plantes ne réagissent pas de la même manière
de forte intensité sont requises pour la photosynthèse, tandis que les face à la pollution lumineuse. En effet, elles peuvent être sensibles à
lumières rouges et infra-rouges de faible intensité interviennent dans le différentes photopériodes, à l’image des espèces qui fleurissent lorsque
contrôle des rythmes biologiques, comme la germination des graines, la durée du jour est longue, courte ou intermédiaire, ou bien, au contraire,
l’élongation des tiges, l’expansion des feuilles, le développement des se montrer parfaitement insensibles, telles les plantes dont la floraison
fleurs et la dormance. Aussi, en présence d’éclairages artificiels, si est indépendante de la photopériode.
l’intensité lumineuse n’est, le plus souvent, pas suffisante pour affecter En définitive, la pollution lumineuse peut bel et bien affecter la flore,
la photosynthèse, elle peut l’être pour dérégler les rythmes biologiques. mais non de manière systématique. Plus dramatique serait la disparition
En effet, les lumières artificielles sont susceptibles d’altérer la perception locale des insectes nocturnes pollinisateurs sous l’effet de la pollution
jour/nuit des plantes et, ainsi, d’augmenter artificiellement la durée du lumineuse et des autres pollutions d’origine anthropique.

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signaux est réduite et les communications entre individus La pollution lumineuse et la reproduction : exposés aux fortes
peuvent être altérées, et donc leur reproduction réduite. illuminations, certains amphibiens inhibent leurs chants nuptiaux ou
se montrent moins sélectifs quant aux choix de leur partenaire. Ces
Enfin, la pollution lumineuse peut aussi affecter la communi- comportements permettent d’accélérer la vitesse d’accouplement et
de limiter l’exposition aux prédateurs mais peuvent entraîner une
cation et la reproduction des espèces non bioluminescentes.
diminution du succès reproducteur. Ici, un couple de grenouilles
Ainsi, chez les amphibiens, les fortes illuminations peuvent rousses (Rana temporaria, cliché F. Brasselet/Horizon).
inhiber les chants nuptiaux. De même, en présence de pollu-
tion lumineuse, il arrive que les individus se montrent moins
sélectifs quant aux choix de leur partenaire, et ce, pour accé-
lérer la vitesse d’accouplement et limiter le risque de préda-
tion. Or, le succès d’une reproduction passe, entre autres, par
la sélection du dit partenaire.

Effets de la pollution lumineuse à l’échelle


des populations et des écosystèmes prédateurs. En effet, au sein des communautés naturelles, les
moments propices aux diverses activités que pratiquent les
À l’échelle des populations et des écosystèmes, la pollution individus sont différents en fonction des espèces et de leur
lumineuse peut engendrer un certain nombre de déséqui- préférence pour un niveau d’illumination spécifique. Or, si
libres écologiques. l’illumination du milieu est modifiée, cette “organisation”
Tout d’abord, les espèces photosensibles, c’est-à-dire qui l’est aussi et des espèces qui, auparavant, n’étaient pas en
affichent une faible tolérance à la lumière, peuvent être compétition peuvent le devenir.
perturbées, voire menacées. Ici, la pollution lumineuse peut C’est ce qu’il est possible d’observer avec les prédateurs
donc agir comme un facteur de sélection excluant certaines diurnes qui mettent à profit les augmentations d’illuminations
espèces (les espèces photosensibles) et en favorisant d’autres de nuit pour prolonger leurs plages d’activités. Ces espèces
(les espèces non photosensibles). “colonisent”, pour ainsi dire, les habitats nocturnes exposés
D’autre part, la pollution lumineuse peut modifier les aux éclairages artificiels. De ce fait, ils entrent en compétition
compétitions entre espèces et les équilibres entre proies et avec les prédateurs nocturnes et modifient les équilibres entre

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Microcèbe murin (Microcebus


murinus) exposé à la pollution
lumineuse en laboratoire. Grâce
à ce petit primate dont les
activités et les cycles de vie
sont strictement dépendants
des cycles de la lumière,
les chercheurs de l’UMR
7179 CNRS/MNHN basée au
laboratoire d’écologie générale
de Brunoy visent à déterminer
et caractériser l’effet de la
pollution lumineuse sur les
petits mammifères. Pour cela,
des microcèbes sont exposés de
nuit à la lumière d’une diode
électroluminescente et leurs
rythmes biologiques, leurs
comportements et leurs fonctions
physiologiques sont étudiés en
conditions contrôlées
(cliché T. Le Tallec).

Les moyens pour lutter


contre la pollution lumineuse
De nos jours, il existe plusieurs méthodes pour lutter contre la pollution
lumineuse. Concrètement, il est possible d’utiliser des lumières
artificielles dont le spectre est peu attractif, de limiter l’éclairage vers
le ciel ou les zones sensibles – pour cela des réflecteurs peuvent être
La pollution lumineuse et les compétitions inter-espèces : en présence posés –, de limiter le nombre d’installations d’éclairages artificiels, ou
de pollution lumineuse, les chauves-souris à vol rapide comme la encore d’éteindre totalement ou partiellement ces éclairages la nuit,
pipistrelle commune (Pipistrellus pipistrellus) sont capables de tirer dans les zones où le trafic des usagers est le plus faible. Pourtant, si
profit des fortes illuminations qui attirent les insectes pour chasser ces méthodes peuvent se montrer efficaces, elles doivent encore être
plus efficacement. En revanche, les espèces à vol lent tel que le petit améliorées. C’est notamment le cas pour l’utilisation des lumières au
rhinolophe (Rhinolophus hipposideros ; photographie) ne tolèrent spectre dit “peu attractif”. En effet, chaque organisme vivant a sa propre
pas les fortes illuminations et évitent donc les sources de lumière perception du monde via des capacités sensorielles qui lui sont propres.
artificielle. Ces dernières voient les opportunités de s’alimenter Aussi, ces éclairages peu attractifs ne le seront que pour quelques
diminuer et se retrouvent exclues de la compétition. Sur le terrain, espèces et non l’intégralité d’entre elles. Reste alors à définir quels sont
pour le petit rhinolophe, cela se traduit par un déclin des populations les enjeux et les priorités… en somme, quelles espèces protéger.
(cliché F. C. Robiller/Wikimedia Commons).
De même, l’extinction totale ou partielle des éclairages, si elle est
mal appliquée, peu s’avérer sans effet. D’une part, l’extinction totale
est à privilégier, puisqu’une extinction partielle peut encore altérer la
perception du cycle naturel jour/nuit. D’autre part, lorsque ces éclairages

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59

proies et prédateurs en accentuant la pression de prédation


sur les espèces nocturnes.
Enfin, la pollution lumineuse peut contribuer à la
fragmentation des habitats. Pour illustrer ce propos, il suffit
de considérer le cas des insectes nocturnes et des lampadaires.
La pollution lumineuse et l’attraction/désorientation : à l’instar des
tortues de mer nouvellement nées, le premier envol des pétrels et En effet, les nuits d’été, la lumière des lampadaires peut attirer
des puffins, des oiseaux marins nocturnes, peut être perturbé par la les insectes nocturnes sur un rayon de 400 à 700 mètres. Or,
présence d’éclairages artificiels. Ici, un pétrel des Bonin (Pterodroma les lampadaires étant espacés de 30 à 50 mètres en milieu
hypoleuca). En effet, chez ces oiseaux qui se nourrissent de proies urbain, les voies éclairées peuvent constituer de véritables
bioluminescentes, les juvéniles inexpérimentés sont attirés par la barrières artificielles qui se dressent sur les itinéraires des
lumière, y compris la lumière artificielle. Or, cette attraction conduit
parfois les juvéniles dans les terres où ils meurent d’épuisement,
individus, et donc limiter leurs déplacements et fragmenter
de déshydratation ou de prédation (cliché D. Wright, Wikimedia leur habitat.
Commons).
En somme, bien qu’encore méconnue, la pollution lumineuse
est un phénomène bien réel et dont l’étendue actuelle, déjà
importante à travers le monde, ne cesse de croître à un
rythme soutenu. Or, cette pollution, en altérant les cycles
naturels de la lumière, peut modifier les rythmes biologiques,
les comportements et les fonctions physiologiques des
organismes vivants et avoir un impact non négligeable sur les
communautés écologiques.
Toutefois, en dépit des connaissances déjà acquises,
l’ensemble des mécanismes impliqués et qui caractérisent les
effets de la pollution lumineuse sur les organismes vivants
reste mal compris. Pour remédier à cela, l’unité mixte de
recherche 7179 CNRS/MNHN du laboratoire d’écologie
générale de Brunoy consacre depuis l’année 2011 une
thèse sur ce sujet. Grâce à un petit primate nocturne, le
microcèbe murin, Microcebus murinus, dont les activités et les
cycles de vie sont strictement dépendants des cycles de la
lumière, les chercheurs visent à déterminer avec précision

les effets de la pollution lumineuse sur les petits mammifères,


ainsi que les mécanismes impliqués, tant aux points de vue
ne peuvent être éteints toute l’année, il convient de déterminer à quelles chronobiologique que comportemental et physiologique.❁
périodes ils devraient l’être et, afin d’établir un calendrier judicieux,
il importe de connaître la saisonnalité des espèces à protéger. Par
exemple, pour les oiseaux migrateurs, il pourrait être utile d’éteindre les
éclairages artificiels au cours des migrations de printemps et d’automne ;
pour les insectes nocturnes, d’éteindre les éclairages les nuits d’été. Par
ailleurs, il est possible de recourir à des méthodes qui restent encore
peu utilisées. Tout d’abord, il pourrait être pertinent de lutter contre la
pollution atmosphérique qui concourt à diffuser la lumière artificielle Pour en savoir plus :
dans le ciel nocturne. >A
 ssociation française de l’éclairage, 2006 – Les nuisances
Il est également possible d’utiliser des revêtements de chaussée peu dues à la lumière.
réfléchissants, comme le suggère le laboratoire central des ponts et >C
 haney W. R., 2002 – “Does night lighting harm trees ?”,
chaussées de Paris (LCPC) lorsqu’il indique que, grâce à des revêtements Forestry and Natural Resources, Purdue University.
adéquats, il est possible de limiter la quantité de lumière réfléchie vers >C
 inzano P., Falchi F., Elvidge C. D., 2001 – “The first world
le ciel. atlas of the artificial night sky brightness”, Monthly Notices of
Enfin, il pourrait être utile de constituer une trame nocturne, c’est-à- the Royal Astronomical Society, vol. 328, p. 689-707.
dire des réservoirs et des corridors écologiques non éclairés, à l’image >H
 ölker F., Wolter C., Perkin E. K., Tockner K., 2010 – “Light
des trames vertes et bleues mises à l’honneur par le Grenelle de pollution as a biodiversity threat”, Trends in Ecology and
Evolution, vol. 25, p. 681-682.
l’Environnement de 2007 et qui permettent aux différentes espèces de
circuler, de communiquer, de s’alimenter et de se reproduire dans des >R
 ich C., Longcore T., 2006 – Ecological consequences of
artificial night lighting, Island Press, Washington, D.C.
milieux naturels protégés. À terme, les effets de la pollution lumineuse
pourraient donc être limités… géographiquement, au moins.

ESPÈCES №6 - Décembre 2012


iologie Carnet d’expédition Phylogénie Archéozoologie Malacologie Éthologie Zoologie
60

Matarombeo, l’entre
Le massif karstique* du Matarombeo est une
zone vierge de toute exploration. Situé sur l’île
de Sulawesi (île Célèbes), au cœur de l’archipel
indonésien, il constitue une véritable enclave
au sein d’une zone biologique exceptionnelle,
la Wallacea. Dernier lambeau planétaire de
naturalité, le piémont du massif est aujourd’hui
menacé par la monoculture du palmier à huile.

La rivière Lindu longe le flanc nord-est du


Matarombeo et, à plusieurs reprises, passe
sous des ponts naturels d’une soixantaine
de mètres de hauteur.

ESPÈCES №6 - Décembre 2012


Mammalogie Primatologie Zoologie Palynologie - Le massif du Matarombeo Mycologie Ph
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deux mondes
Par Jean-Michel Bichain,
Biologiste, docteur du Muséum national d’histoire naturelle
Photographies d’Évrard Wendenbaum

L
es eaux de la rivière Lindu ser-
pentent dans une jungle épaisse,
bien ancrée sur des reliefs acérés.
Depuis trois jours, nous en suivons
le cours sur nos rafts gonflables, nous
enfonçant encore plus dans cette par-
tie encore jamais explorée du massif.
Cependant, notre navigation est stop-
pée brutalement par un rapide qui,
flots hurlants, pénètre dans un étroit
canyon. Nous n’en connaissons ni le
développement, ni la puissance. S’y
engager peut se révéler d’une impru-
dence insensée. Une lourde appréhen-
sion s’abat sur notre équipe composée
d’Évrard (voir Espèces n° 4, juin 2012),
l’éternel premier de cordée, d’Edwin,
notre guide-traducteur indonésien et
de moi-même. Si ce canyon s’avère
infranchissable, il nous faudra soit
faire demi-tour et affronter la rivière
à contre-courant soit traverser cette
forêt étouffante afin de trouver une
voie de sortie.
Alors qu’Évrard grimpe sur les parois
pour tenter d’évaluer l’étendue de
l’obstacle, le fil de ces derniers jours
– chargés de rebondissements – me
revient à l’esprit. Notre objectif était
de réaliser une reconnaissance dans
le massif karstique du Matarombeo,
dans ses parties a priori vierges de toute
observation. Les seules voies d’accès
évidentes sont les rivières Matarombeo
et Lindu qui confluent au nord-est
du massif : une traversée de plus de
40 km dans le piémont, puis à l’inté-
rieur même de ce monstre minéral.
Notre navigation a commencé sur la
rivière éponyme du massif, située sur
son flanc nord, afin de pénétrer dans le

ESPÈCES №6 - Décembre 2012


iologie Carnet d’expédition Phylogénie Archéozoologie Malacologie Éthologie Zoologie
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karst pour ensuite rejoindre la Lindu,


puis en sortir. Progression fluviale ini- Les hydrosaures sont très communs le long des rivières
tialement des plus agréables, nous per- de la région. À notre approche, les plus jeunes courent
mettant d’observer hydrosaures*, babi- littéralement à la surface de l’eau.
roussas, singes et aigles pêcheurs sur-
pris sur les berges. Or, à proximité de
la confluence des deux rivières, 25 km
en aval de notre point de départ, un
obstacle imprévu bouleverse radicale-
ment nos prévisions : la Matarombeo
disparaît dans les entrailles du karst.
Aucune carte ni cliché satellitaire n’in-
dique cette particularité hydrogéolo-
gique. Au beau milieu de nulle part se
dresse devant nous une barrière miné-
rale entaillée de dolines*, de canyons
et de lapiaz* cinglants, l’ensemble
étant couvert d’une végétation extra-
ordinairement dense. Nous bataille-
rons une journée et demie à coups de
machettes, alternant escalades et des-
centes en rappel, pour franchir 800 m

est, point à partir duquel la rivière est Naturevolution, avait pour objec-
réputée navigable. Encore 17 km ! tif d’évaluer la possibilité de pénétrer
Cartes et notes sur mes genoux dans le au cœur d’un massif karstique réputé
tumulte de la rivière qui déferle à mes pour n’avoir jamais été exploré : un
pieds, je vois réapparaître Évrard, après véritable monde perdu. La finalité
plus d’une heure de reconnaissance. Ça étant de mener une expédition de
passe ! Encore deux rapides navigables plus grande envergure pour y étudier
et le canyon fait place à des reliefs non seulement sa biodiversité, mais
moins escarpés. Il nous faudra encore aussi ses trésors archéologiques. Situé
deux jours d’efforts pour atteindre le dans le sud-est de Sulawesi, une des
point GPS qui annonce le retour en grandes îles de l’archipel indonésien,
terre connue. Deux jours pour franchir le Matarombeo s’étend sur une sur-
d’autres obstacles, mais aussi observer face d’environ 900 km2 et culmine à
ces prodigieuses arches cyclopéennes 1 520 mètres d’altitude. Il est encadré
La progression dans le karst est lente et
périlleuse. Pour franchir certains obstacles,
sous lesquelles la rivière s’engouffre, au sud par la rivière Solo, au nord par
il est nécessaire d’utiliser du matériel cette vertigineuse et improbable cas- la Matarombeo et à l’est par la Lindu.
d’escalade. cade jaillissant de la jungle et ces eaux Ces deux dernières confluent dans sa
souterraines aux reflets de turquoise marge nord-est et offrent une fenêtre à
de ce terrain extravagant et rejoindre la qui se mêlent à la Lindu. Le passage est l’intérieur du karst.Actuellement, seule
rivière Lindu, à la vitesse moyenne de ouvert. L’exploration du Matarombeo la périphérie du massif a été explorée
50 mètres par heure. Malgré le soula- est désormais possible par voie fluviale par des équipes de spéléologues fran-
gement de l’obstacle franchi, la Lindu pour mener les premières explorations çais, via le cours aval de la Lindu. Les
nous réserve de nouveaux tourments. scientifiques dans cet entre-deux de premières observations ont permis
Des canyons plus ou moins resserrés où mondes vierge. de cartographier plus de 6 500 m de
se forment des rapides nous imposent galeries souterraines – dont certaines
de passer sur leurs flancs escarpés et Une île dans une île ont révélé matériel archéologique et
glissants. Nous sommes totalement peintures rupestres –, mais elles laissent
engagés dans le massif et condamnés à Cette mission de repérage, menée cent kilomètres de rivières vierges de
avancer, coûte que coûte. Il nous faut en juillet 2012 et organisée toute investigation, et le cœur même
atteindre 122° 03’ 53” de longitude par l’association environnementale du karst reste inconnu.

ESPÈCES №6 - Décembre 2012


Mammalogie Primatologie Zoologie Palynologie - Le massif du Matarombeo Mycologie Ph
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Mais pourquoi cet entêtement à “de Lyddeker”. L’aire entre ces deux
explorer cette parcelle de terre perdue lignes, nommée Wallacea, englobe par
au bout du bout du monde ? Deux ailleurs les Maluku (Moluques), le
particularités biologiques le justifient : Timor et les petites îles de la Sonde. Le
l’extrême richesse biologique de l’île Sulawesi – qui présente la plus grande
de Sulawesi et l’isolement des forma- surface de la Wallacea – abrite donc un
tions karstiques. Une île dans une île, fabuleux patrimoine naturel. À travers
en somme. sa mosaïque d’habitats, 98 % des mam-
En effet, dès le milieu du xixe siècle, mifères terrestres, un tiers des oiseaux
A. R. Wallace* attire l’attention sur et près de 80 % des amphibiens sont
la place remarquable qu’occupe cette endémiques de l’île. Certaines de ces
île dans la biodiversité planétaire. espèces sont emblématiques, comme
Le célèbre biologiste observe que le le babiroussa, ce cochon aux longues
centre de l’archipel indonésien consti- canines recourbées, unique repré-
tue une zone de transition entre les sentant de son genre, ou le maléo,
faunes et les flores australo-pacifiques cet oiseau qui enterre ses œufs pour
et celles du Sud-Est asiatique, avec,
en sus, des espèces qui lui sont exclu-
sives. Les frontières théoriques de cette
transition sont situées globalement de
part et d’autre du Sulawesi et figurées
aujourd’hui par les lignes “Wallace” et

Les tarsiers sont de minuscules


primates nocturnes, d’une quinzaine
de centimètres de long, uniquement
présents en Asie du Sud-Est.

Crâne de babiroussa (Babyrousa celebensis, profiter de l’énergie solaire ou géo-


cliché D. Descouens/Wikipedia commons).
thermique afin de les incuber, ainsi
que la très rare civette palmiste géante,
carnivore strictement endémique du
nord et du centre du Sulawesi.
Mais, de manière surprenante, les éco-
systèmes de cette île sont les moins
bien connus de l’archipel indoné-
sien. Évidemment, les invertébrés se
positionnent au premier rang de ces
illustres anonymes. En effet, avant 1985,
une seule espèce de collembole était
documentée au Sulawesi. En quelques
semaines de récoltes, pas moins de
120 espèces, appartenant à 70 genres,
ont été identifiées. Pour les hydrobies
(minuscules escargots aquatiques), une
vingtaine d’espèces ont été décrites
dans trois genres nouveaux, alors
qu’une seule était connue sur l’en-
semble de l’île jusqu’en 1999. En une
campagne scientifique dans la région
de Maros, au sud-est du Sulawesi, une
Imprévisible, la rivière Lindu peut disparaître pendant des centaines centaine d’espèces de guêpes para-
de mètres, voire plusieurs kilomètres, sous terre. sites des figues ont été recensées, dont

ESPÈCES №6 - Décembre 2012


iologie Carnet d’expédition Phylogénie Archéozoologie Malacologie Éthologie Zoologie

liées à ces milieux karstiques. Outre


les invertébrés, les vertébrés sont bien
représentés, comme les salanganes*
ou les chauves-souris – qui utilisent
les cavités naturelles comme refuges –,
ainsi que les poissons et les crustacés
dulcicoles*, particulièrement sensibles
aux pressions évolutives dues à l’isole-
ment des réseaux hydrologiques.
Alors qu’en surface l’eau façonne ces
paysages accidentés, elle forme, en pro-
fondeur, des écosystèmes souterrains
qui accueillent, eux aussi, une faune
très spécifique.
Tous ces éléments conjugués  : iso-
lement, spécificité, fragmentation et
diversité des habitats font des milieux
karstiques des zones d’une extrême
richesse biologique mais par ailleurs
sous-échantillonnées, car difficiles
d’accès.
Entre 1985 et 2004, moins de 3 %
des recherches conduites en Asie du
Sud-Est concernent les karsts alors
que 80 % sont centrées sur les forêts
pluviales. Autant dire que les connais-
sances sur ces milieux sont lacunaires,
et en particulier si l’on considère les
habitats souterrains. Maros est la seule
zone karstique du Sulawesi ayant fait
l’objet de programmes de recherche.
Elle est considérée, en termes de
biodiversité souterraine, comme la
Les flancs du karst donnent une bonne image zone la plus riche des karsts tropi-
de la difficulté à explorer un tel milieu.
caux de la planète. Sur les 150 cavités

les deux tiers sont nouvelles pour la et volcanique de la région. Parmi ces
science. D’une manière générale, on terrains se trouvent isolées quelques
estime que la plupart des invertébrés, poches de roches carbonatées plus
de la microflore, des amphibiens et des où moins karstifiées comme le
reptiles sont sous-étudiés par rapport Matarombeo, la région de Maros ou
aux autres îles de l’archipel indonésien. le massif du Mekkonga, qui culmine à
Une zone jamais explorée comme le 2 800 m d’altitude. Ce dernier étant le
Matarombeo représente par consé- karst le plus élevé d’Asie du Sud-Est.
quent un large réservoir de décou- Ces karsts abritent de véritables “arches
vertes, notamment parce qu’il s’agit de Noé” de la biodiversité en raison de
d’un karst. la multitude et de la fragmentation des
habitats et de leur isolement au sein
Les milieux karstiques, des d’ensembles géologiques différents.
“arches de Noé” de biodiversité Ainsi, certains groupes taxinomiques
à faible capacité de dispersion, comme
En plaine, 30 000 hectares de forêts ont
En effet, le Sulawesi est constitué de les gastéropodes ou les plantes calci- été détruits pour laisser la place à la
différents terrains géologiques large- coles*, ont subi des radiations évolu- monoculture du palmier à huile.
ment affectés par l’activité tectonique tives hyper-diversifiées uniquement En arrière-plan, le massif du Matarombeo.

ESPÈCES №6 - Décembre 2012


Mammalogie Primatologie Zoologie Palynologie - Le massif du Matarombeo Mycologie Ph
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inventoriées, un seul système souter- Si l’inaccessibilité du massif permet de le


rain cumule plus de 24 km de gale- préserver de toute dégradation, c’est aussi
ries et 10 km de rivière souterraine. un frein pour l’inventaire de son patrimoine
Une centaine d’espèces, tous groupes biologique. Une des dernières terres
inconnues de la planète.
confondus, y ont été inventoriées dont
près de 30 % sont strictement souter-
raines. Comparé aux écosystèmes de
surface, ce chiffre peut paraître faible, aujourd’hui touchés par l’extraction
mais le nombre de réseaux souterrains des roches carbonatées pour la cimen-
sur la planète susceptibles de rivaliser terie et l’exploitation du marbre : le
avec ce système ne dépasse pas vingt. deuxième foyer de disparition des
Le karst du Matarombeo, dont la sur- habitats naturels en Asie du Sud-Est
face atteint le double de Maros, pour- et le taux d’exploitation en carrière le
rait très bien battre l’ensemble de ces plus fort du monde. Globalement, il ne
records et révéler non seulement des resterait que 15 % des habitats naturels
espèces nouvelles, mais aussi apporter sur l’ensemble de la Wallacea, alors que
un nouvel éclairage sur l’origine des plus de 10 % des mammifères, oiseaux
faunes souterraines du Sulawesi. et amphibiens sont inscrits sur la liste désolation, les camps d’ouvriers agri-
rouge mondiale des espèces menacées coles, tous transmigrants*.
Écocide au Matarombeo de l’UICN. Je ne veux garder en mémoire que le
La menace constituée par la course à spectacle saisissant des hautes murailles
Si l’inaccessibilité du Matarombeo est la déforestation se confirme, puisque la du Matarombeo, du vol glissant des
un frein pour y mener des programmes culture du palmier à huile intervient calaos et de la silhouette des singes
de recherche, c’est aussi la raison de désormais à hauteur de 27 % dans la curieux nous observant des plus hautes
sa préservation jusqu’à aujourd’hui. déforestation de l’archipel, et que 40 % cimes. Derniers témoins d’un monde
Cependant, la puissance financière et sont prévus pour 2020. L’huile extraite entre deux mondes. ❁
technologique des grandes compa- du fruit de ce palmier originaire
gnies minières, forestières ou agro-ali- d’Afrique de l’Ouest entre en effet
mentaires ne permet plus de parier sur dans la composition de nombreux Glossaire
la conservation à terme de ces derniers produits alimentaires, cosmétiques et, Alfred Russel Wallace (1823-1913) :
lambeaux planétaires de naturalité. de manière marginale, dans les agro- Explorateur et biologiste britannique et co-
En effet, la déforestation liée au bois carburants. C’est aujourd’hui l’huile découvreur de la théorie de l’évolution avec
Charles Darwin (il fut l’élément déterminant
d’œuvre ou à l’agriculture a provoqué végétale la plus consommée dans le dans la publication de son célèbre ouvrage).
la disparition de 80 % des forêts du monde, avec une production annuelle Calcicole : espèces qui se rencontrent
Sulawesi. Concernant les karsts, ils sont estimée à 45 millions de tonnes, impli- exclusivement ou préférentiellement sur les
quant 15 millions d’hectares de surface sols riches en calcium.
exploitée. L’Indonésie, premier pro- Doline : dépression ou cavité fermée de
forme ovale ou circulaire, parfois entourée
ducteur mondial, prévoit de doubler sa d’escarpements, caractéristique des reliefs
production d’ici 2030. Parmi ses bons calcaires.
clients, l’Europe figure en troisième Dulcicole : qualifie un organisme vivant en
place, derrière l’Inde et la Chine. eau douce.
Hydrosaure : reptile agamidé qui peut
atteindre une longueur d’un mètre et courir
Notre arrivée dans la région au nord sur l’eau sur de courtes distances.
du Matarombeo a été un véritable Karst : massif calcaire façonné (aussi bien
choc. Nous nous attendions à tra- en surface qu’en profondeur) par l’action de
verser, dans notre étape finale pour l’eau.
atteindre le karst, une zone forestière Lapiaz (ou lapié, lapiez, lapiès) : ciselure
superficielle formée par le travail des eaux
continue. Or nous avons traversé plus sur un substrat calcaire.
de 30 000 hectares de palmiers à huile. Salangane : martinet du Sud-Est asiatique
Des plantations à perte de vue, bordées dont le nid est utilisé notamment dans la
par un front de déforestation fumant cuisine chinoise de luxe.
où gisent des géants fraîchement abat- Transmigration : programme gouvernemental
de transfert des populations des zones
tus. Un massacre, un écocide ! De loin surpeuplées vers les zones les moins
en loin, on devine dans ce paysage de peuplées de l’archipel.

ESPÈCES №6 - Décembre 2012


ologie Vous n’avez rien compris à... Botanique Archéozoologie Paléontologie Anatomie
66

Marie Garrido
est doctorante en “biologie et écologie des populations”,
à l’université de Corse.
Alain Couté
est professeur émérite au Muséum national d’histoire naturelle.
Catherine Perrette
est collaboratrice du professeur A. Couté, au Muséum national
d’histoire naturelle.
Noctiluca, vu en microscopie
Vanina Pasqualini est professeur à l’université de Corse. photonique (cliché H. Frehi).

Le phytoplancton :
petit par sa taille,
mais grand par son rôle

Cellule de dinophyte portant un coccolithe d’Emiliania


(Coccolithophoridées) collé sur sa thèque (1), avec, sur sa gauche, une
cellule de Rhabdosphaera (2) (Coccolithophoridées) (clichés A. Couté
et C. Perrette, MNHN)

ESPÈCES №6 - Décembre 2012


Mammalogie Primatologie Zoologie Palynologie - Le phytoplancton Mycologie Phylogén
67

L
’écosystème planctonique était flottent dans l’eau à la merci des courants, CNRS, avait débuté une conférence en
encore méconnu au début du mais indépendants du fond comme de la disant que ces deux-là auraient « mieux
xixe siècle. Dans le passé, de rares rive ». À cette époque, il n’apparaissait fait de ne pas utiliser leurs plumes  » !
allusions au plancton concernaient pas encore fondamental de s’intéresser En effet, l’évolution des techniques de
essentiellement des organismes visibles au plancton. Ernst Haeckel, biologiste, prélèvement et d’observation a permis
à l’œil nu. Le terme planktos, employé philosophe et libre penseur allemand, l’étude d’organismes de plus en plus
à l’origine par Homère, dans l’Odys- écrivait, en désignant ces micro-orga- petits. Les scientifiques ont ainsi pu
sée, au viiie siècle avant Jésus-Christ, nismes : «  ce qui est petit est beau, mais constater la variabilité géographique
pour désigner les animaux errant à la sans importance », un avis qui concorde de la distribution du plancton et mettre
surface des flots, a été défini scientifi- avec les idées d’Otto Friedrich Müller, en évidence que son existence et son
quement lors des études pionnières en zoologiste danois, pour qui l’étude du abondance sont en étroite corres-
planctonologie. C’est Victor Hensen, plancton correspondait à « une poussière pondance avec les caractéristiques du
zoologiste allemand, qui donne une philosophique ». En 2009, Guy Jacques, milieu. Le rôle des micro-organismes
première définition du plancton, en spécialiste du phytoplancton marin, planctoniques dans le fonctionnement
1887 : « ensemble des organismes qui directeur de recherche émérite au des écosystèmes aquatiques est ainsi
apparu essentiel.
Parmi les êtres qui vivent sur notre
planète, un grand nombre passe tota-
lement inaperçu, et c’est le cas du
phytoplancton. Pour cause, la taille des
micro-algues qui le composent varie
entre 0,002 mm et 1 mm, et seule
l’utilisation d’un microscope permet
leur observation.

Catégories dimensionnelles du plancton,


comparées à une tête d’épingle, a) Stentor,
b) amibe, c) paramécie, d) Trachelomonas,
e) Euglena, f) Closterium, g) Scenedesmus,
h) Chlamydomonas, i) Monoraphidium, j)
bactérie (dessin A. Couté d’après Finlay,
2002).

Étymologiquement, le terme phyto-


plancton vient du grec : phyton (plante)
et planktos (errant). Assimilé au monde
végétal aquatique, son originalité est
due à une constitution unicellulaire
ou limitée à un nombre réduit de
cellules. Les formes sont très variées,
allant du bâtonnet à la sphère en pas-
sant, entre autres, par celle d’une étoile.
Les individus à la morphologie la plus
spectaculaire appartiennent au micro-
plancton (0,02 à 0,2 mm), comme les
diatomées, dont le squelette externe
ou frustule est en verre (silice), et les
dinoflagellés (= Dinophytes), dont
l’enveloppe est composée de cellu-
Cellule de diatomée Cellule de Gonyaulax (Dinophytes) lose et de pectine. On compte aussi
parmi eux les Coccolithophoridées,
rangées dans le nanoplancton (0,002 à
0,02 mm) qui présentent un squelette

ESPÈCES №6 - Décembre 2012


ologie Vous n’avez rien compris à... Botanique Archéozoologie Paléontologie Anatomie
68

(ou coccosphère) fait de plaques de


carbonate de calcium de formes très
variées.
L’existence de ces micro-algues se
manifeste seulement lorsqu’elles pro-
lifèrent et provoquent l’apparition
d’eaux colorées (bleues, rouges, vertes,
etc.). On appelle ce phénomène un
“bloom” ou une efflorescence.

Le phytoplancton joue deux rôles


fondamentaux dans l’écosystème du
globe terrestre. En premier lieu, il est
le premier producteur d’oxygène. Ceci
est dû principalement au fait de son
importante biomasse et de sa présence Efflorescence de Noctiluca
dans tous les écosystèmes aquatiques (Dinophytes) sur les côtes
(plus de 71 % de la surface du globe algériennes (cliché H. Frehi).

Représentation schématique d’un réseau sont occupés par les eaux). En second de développement de ces populations
trophique marin (Infographie R. Rafaelian lieu, il constitue le premier maillon conditionne celui de leurs consomma-
d’après M. Garrido) de la chaîne trophique* ; autrement teurs (consommateurs primaires), et
dit, il est le premier producteur de ces derniers régulent à leur tour celui
matière nutritive pour tous les êtres des carnivores qui s’en nourrissent
vivants. C’est pourquoi la biodiversité (consommateurs secondaires).
des peuplements phytoplanctoniques
est d’importance capitale. Le rythme À l’origine de la vie sur Terre

Invisible à l’œil nu, le phytoplancton


n’en est pas moins un élément vital,
fondamental. En effet, la vie sur Terre,
telle que nous la connaissons, n’a été
possible que grâce aux micro-algues. Il
y a 3,7 milliards d’années, la vie naissait
dans l’eau. La mer est alors une sorte
de “soupe primitive” sans oxygène,
contenant des molécules chimiques
dissoutes. Dans cette soupe, apparaît
la toute première cellule vivante : une
bactérie anaérobie* ; celle-ci se mul-
tiplie ensuite par chimiosynthèse* en
rejetant, par sa respiration, des bulles de
gaz carbonique. Après plusieurs muta-
tions, l’une de ces bactéries anaérobies
se perfectionne en élaborant une nou-
velle substance, un pigment, la chloro-
phylle*. Cette première micro-algue,
ou cyanobactérie (algue bleue), va pou-
voir, à l’aide de cette molécule de cou-
leur verte, effectuer la photosynthèse :
elle va alors révolutionner complète-
ment la planète. Les premières traces
qu’elle a laissées datent de 3,7 milliards
d’années ; ce sont les stromatolithes,

ESPÈCES №6 - Décembre 2012


Mammalogie Primatologie Zoologie Palynologie - Le phytoplancton Mycologie Phylogén
69

bioconstructions consolidées par la


précipitation des minéraux (carbo-
nate de calcium). Il s’en forme encore
actuellement, entre autres, en Australie
et aux Bahamas. Ils témoignent de
l’activité des cyanobactéries.

Du phytoplancton à la roche

Le terme de “roche” évoque ce qui


est robuste, visible, éternel, en oppo-
sition avec celui de “phytoplancton”
qui sous-entend microscopique et
éphémère. Cependant, malgré leur
petite taille, certaines micro-algues
sont à l’origine de roches. Ainsi, par
exemple, la diatomite est une roche
sédimentaire siliceuse, biogénique

(générée par des êtres vivants), consti-


tuée essentiellement ou entièrement
par l’accumulation de frustules de dia-
tomées fossilisées. Cette roche légère,
poreuse et friable est exploitée indus-
triellement. De nos jours, l’essentiel de
la production est destiné à la filtration
des liquides dans l’industrie alimen-
taire (bière, vin) et pharmaceutique. La
craie, également, s’est formée par dépôt
de squelettes de Coccolithophoridées, Frise chronologique retraçant l’origine de la vie sur Terre et l’importance du phytoplancton
principalement à l’époque géologique (infographie A. Rafaelian d’après G. Jublin, Océanopolis)
du Crétacé, à laquelle elle a donné
son nom. Certains paysages fami-
liers, comme les falaises d’Étretat, en
Normandie, ont été façonnés par le
dépôt des coccolithes de ces micro-
organismes en décomposition dans les
fonds océaniques.
Le pétrole ou encore certains charbons
ont aussi pour origine des algues vertes
microscopiques comme le Botryococcus.
Des gisements datés de plus de
500 millions d’années ont été exploi-
tés, en France, dans la région d’Autun.

Thermorégulateur planétaire

Le phytoplancton a aussi l’étonnante


faculté de transporter le gaz carbo-
nique atmosphérique au fond des
océans par un mécanisme connu sous
le nom de “pompe biologique du car-
bone”. En effet, à l’interface air/océan, Stromatolithes à marée basse (Shark bay, Australie occidentale,
ce gaz se dissout naturellement dans cliché P. Harrison/Wikipedia commons).

ESPÈCES №6 - Décembre 2012


ologie Vous n’avez rien compris à... Botanique Archéozoologie Paléontologie Anatomie
70

l’eau de mer. Il peut alors être capturé Glossaire


par les micro-algues qui l’incorporent Anaérobie : qui n’a pas besoin d’oxygène
à leurs molécules lors de la photosyn- pour vivre.
thèse. Lorsque ces dernières meurent Chimiosynthèse : synthèse, par les bactéries,
et sédimentent dans les fonds marins, de matière organique à partir des molécules
elles retiennent pour plusieurs mil- environnantes grâce à l’utilisation de
lénaires une partie du carbone assi- l’énergie libérée dans le milieu par les
diverses réactions exothermiques.
milé. Le phytoplancton joue donc un
rôle important dans le changement Chlorophylle : molécule pigmentaire
climatique. commune à tous les végétaux permettant
de capter l’énergie lumineuse et de la
transformer en énergie chimique pour
Détail d’un coccolithe d’Emiliania Pour conclure sur la présentation som- fabriquer des molécules organiques à partir
(Coccolithophoridées). maire de ces organismes invisibles à du gaz carbonique atmosphérique. C’est
l’œil nu et fantastiques que sont les la photosynthèse qui aboutit à un rejet de
l’oxygène indispensable à notre survie.
micro-algues, nous portons à votre
réflexion un article publié en 2010 Trophique : ce terme se rapporte à tout ce qui
est relatif à la nutrition d’un être vivant, d’un
dans la revue Nature par une équipe
organe ou d’un tissu. Un réseau trophique
de chercheurs internationaux qui nous est un ensemble de chaînes alimentaires
alarme sur le déclin du phytoplancton : reliées entre elles au sein d’un écosystème.

Frustule de diatomée, élément constitutif de la diatomite


Falaise de craie à Étretat, France. (cliché A. Couté et C. Perrette, MNHN).

« Nous observons depuis 1899 que la


masse du phytoplancton a baissé au rythme Pour en savoir plus :
de 1 % par an dans huit régions océaniques
>B
 oyce D. G., Lewis M. R., Worm B.,
étudiées sur dix. » Nous compléterons 2010 - Global phytoplankton decline
ce constat lourd de conséquences pour over the past century, Nature, 466,
l’espèce humaine par « Ce n’est pas p. 591-596.
parce qu’une chose est invisible à l’œil nu, >F
 inlay B. J., 2002 - Global dispersal
of free-living microbial eukaryote
qu’elle n’est pas indispensable à l’homme species, Science, 296 (5570),
et à sa survie. » ❁ p. 1061-1063.
> J acques G., 2006 - Écologie du
plancton, Lavoisier Tec & Doc,
p. 283.
> J acques G., Le Treut H., 2004 - Le
changement climatique, Unesco,
collection COI, Forum Océans,
Cellule entière de Rhabdosphaera
p. 160.
(Coccolithophoridées) (clichés A. Couté
et C. Perrette, MNHN).

ESPÈCES №6 - Décembre 2012


iologie Carte blanche à... Phylogénie Archéozoologie Malacologie Éthologie Ichtyologie
72

Petits et moches :

Les oubliés
uiconque a feuilleté plusieurs
de la biodiversité
Guillaume Lecointre
ouvrages de zoologie ou de Directeur du département “systématique et évolution”
botanique avec suffisamment du Muséum national d’histoire naturelle
d’assiduité a pu re- Illustration Arnaud Rafaelian
marquer ces groupes dont on connaît
peu de chose. Ces groupes d’espèces la diversité de ces espèces qui, par ail- dans nos lits et dans nos poussières, et
n’ont généralement pas d’intérêt ali- leurs, ne nous font pas rêver, comme le leurs déjections provoquent chez nous
mentaire, donc pas d’intérêt ni éco- font les dauphins ou les albatros. des éternuements et des allergies. Du
nomique ni agronomique, comme coup, la punition du zoologiste retar-
en ont les cochenilles, ces minuscules Les oubliés de la biodiversité n’ont pas dataire consistera à étudier non pas ces
insectes hémiptères coccoïdes, petits et non plus d’impact sanitaire, comme en superbes scarabées aux élytres rutilants
moches, mais qui sont de redoutables ont, par exemple ces acariens, toujours – désolé, la place est déjà prise ! – mais
parasites de nos plantes cultivées. On aussi petits et moches, mais si proches les acariens, dont les photos en micros-
se doit donc d’étudier la biologie et de nous… ces derniers sont, en effet, copie électronique donneraient des

ESPÈCES №6 - Décembre 2012


Mammalogie Primatologie Zoologie Palynologie - Guillaume Lecointre Mycologie Botani
73

cauchemars au docteur Frankestein retenus pour leur extrême laideur,


lui-même. comme le sont les téléostéens lophii-
formes cératoïdes, les haches d’argent
Les oubliés de la biodiversité ne sont et les concombres de mer des grands
pas non plus retenus pour leur esthé- fonds marins. Ils ne nous laissent même
tique, comme le sont les papillons ou pas la possibilité de nous projeter en
les mantes religieuses. Les laissés-pour- eux, comme le font si bien les singes
compte du vivant sont également dé- devant lesquels on se bouscule dans les
pourvus de toute dimension symbo- zoos. Bref, ils sont insignifiants, et leur
lique, comme peut en être pourvu le extinction ne provoquerait aucun lever
cœlacanthe – autre animal par ailleurs de banderoles, comme on en voit dès
pas très beau, et dont le rôle écologique qu’on évoque la disparition de la pan- Psocoptère du genre Liposcelis
(dessin G. Bosquet).
est négligeable. Les limules peuvent thère des neiges ou du grand panda.
être rangées dans la même catégorie :
comme le cœlacanthe, elles ont béné- Mais alors, qui sont ces organismes qui même 700 espèces, mais ce chiffre est
ficié d’une charge symbolique de “fos- ne suscitent aucune vocation ? Prenons très probablement très sous-estimé, car
sile vivant”, titre usurpé puisqu’il sug- pour exemple les protoures. Dans les le nombre de spécialistes s’étant pen-
gère que l’évolution organique pour- traités d’entomologie leur existence se chés sur leur cas n’est pas très élevé.
rait s’arrêter, ce qui n’est pas le cas. En résume généralement en cinq lignes.
conséquence, on ne risque pas de re- Ce sont de petits hexapodes au corps On peut citer aussi les psoques. Les
trouver ces invisibles sur des armoiries, allongé, d’une taille comprise entre psocoptères sont de petits insectes de
comme on peut trouver l’aigle, qui 0,5 et 2,5 mm. L’abdomen comporte 1 à 10 mm de long, proches cousins
figure sur les armoiries d’une dizaine douze segments, dont les trois premiers des poux. Ils vivent dans la matière
de pays européens, et de pas moins portent des appendices rudimentaires végétale de la litière, dans le compost,
de douze pays ailleurs dans le monde, parfois interprétés comme des pattes sous les souches ou sous les pierres,
dont les États-Unis d’Amérique. vestigiales. Bien qu’ils aient six pattes dans les galeries des insectes foreurs du
au thorax, ils sont fonctionnellement bois, dans les nids des insectes sociaux.
Les inconnus des Trivial Poursuite sont tétrapodes : en effet, la paire de pattes Solitaires ou grégaires, ils se nour-
en général suffisamment petits pour antérieure est dirigée vers l’avant et rissent en grattant les films bactériens,
qu’on ne les voie pas. On ne risque pas ne sert pas à la locomotion ; elle est les spores, les filaments fongiques, les
d’y trouver des girafes, des éléphants et pourvue de soies sensorielles et joue algues et les lichens à la surface des
autres baleines. Leur existence n’a pas finalement le rôle d’antennes. Leur végétaux pourrissants ou bien vivants ;
posé à la biologie de grands problèmes tête conique est par ailleurs dépourvue il leur arrive aussi de consommer des
théoriques, comme en ont posé les d’antennes et d’yeux. Ils sont généra- œufs d’autres insectes. On en connaît
rotifères bdelloïdes, autres minuscules lement de couleur pâle, blanchâtre, ou environ 4 400  espèces ; mais ils font
mochetés dont on ne connaît aucun translucides. On les trouve dans le sol, partie des moins connus des insectes.
mâle et qui pratiquent la parthénoge-
nèse depuis si longtemps que leur pé- Il existe beaucoup d’autres groupes
rennité est devenue un mystère pour actuels ou fossiles dont on imagine
les biologistes ; ou comme les tardi- mal comment un étudiant pourrait
grades, eux aussi repoussants et infra- s’enticher au point de vouloir faire
millimétriques, mais qui sont capables carrière dessus, du genre : « Professeur,
de ressusciter après dessiccation, après je suis passionné des myxines, où puis-je
passage à l’hélium liquide ou de sup- Protoure du genre Baculentus travailler dessus ? ». On peut remplacer
(dessin J.-F. Dejouannet).
porter des doses de rayons X équiva- “myxines” dans la phrase précédente
lentes à mille fois la dose mortelle pour par “hyracoïdes”, “échiuriens”, “ré-
l’homme. les litières de feuilles dans lesquelles mipèdes”, etc. On en voit davantage
ils se nourrissent principalement de touchés par le syndrome du gentil
S’ils ne sont pas retenus pour leur champignons mycorhiziens, par suc- dauphin si intelligent ou des mignons
extrême beauté, comme le sont les cion. Leur densité est faible, compa- petits singes. Ne craignons pas, cepen-
mollusques gastéropodes nudibranches rativement aux collemboles et autres dant, d’espérer davantage de connais-
aux couleurs éclatantes, le paon ou la arthropodes du sol. On les trouve sances sur ces oubliés de la biodiver-
panthère longibande, les “sans domi- également dans les mousses et le bois sité : qui la connaît bien sait ce qu’elle
cile fixe” du savoir ne sont même pas pourrissant. On en connaît tout de peut receler de surprises. a

ESPÈCES №6 - Décembre 2012


ologie Entr’espèces Botanique Archéozoologie Paléontologie Systématique Exobiologie
74

Des abeilles pour


La rubrique des interactions
dans le monde vivant

par Bruno Corbara « …entre nos ennemis


CNRS/université Blaise Pascal,
Clermont-Ferrand
Les plus à craindre sont souvent les plus petits »
« …on a souvent besoin d’un plus petit que soi »
Jean de La Fontaine,
Le lion et le moucheron, Le lion et le rat et La colombe et la fourmi
(Fables, 1668)

commerce de l’ivoire, édictée en 1989.


Le revers de la médaille est que, en rai-
son d’une forte démographie humaine
(la population du Kenya, par exemple,
a triplé depuis 1973), le nombre de
situations conflictuelles entre humains
et éléphants a considérablement aug-
menté. Herbivores voyageant sur de
grandes distances, les éléphants occa-
sionnent régulièrement des dégâts.
Une réduction importante de ces
conflits est essentielle pour l’avenir des
géants de notre faune terrestre, une
politique de conservation ne pouvant,
pour être efficace, s’aliéner les popula-
tions rurales. Il reste cependant à trou-
ver des solutions pour que cohabitent
durablement agriculteurs et grande
faune sauvage.
Un éléphant s’asperge de poussière Les éléphants, consommateurs de feuil-
en réponse à la présence d’abeilles lages, se heurtent parfois à la présence
(cliché B. Neveu/Horizon). d’insectes qui, en raison de leur grand
nombre et des piqûres qu’ils peuvent

L
infliger, indisposent nos grands her-
’éléphant d’Afrique, Loxondonta éléphants informent leurs congénères bivores. C’est le cas des fourmis rési-
africana, est le plus gros des ani- de la présence d’un danger (des lions, dentes des épines creuses de certains
maux terrestres actuels. Sa taille par exemple). Espèce emblématique acacias. En échange de ce logement
le préserve de la plupart des prédateurs par excellence, l’éléphant d’Afrique et d’aliments fournis par la plante sous
et on lui connaît peu d’ennemis, si l’on a bénéficié, au cours des dernières forme de “corps nourriciers”, elles
fait exception de l’espèce humaine. décennies, de mesures de protection protègent leur arbre des mangeurs de
Les éléphants ont une vie sociale basée qui commencent à porter leurs fruits. feuilles, insectes ou pachydermes. Les
sur des petits groupes de femelles et En Afrique de l’Est, même si l’espèce éléphants évitent donc ces myrméco-
de jeunes – les mâles adultes vivent pâtit régulièrement du braconnage phytes (voir Espèces nº  1, “L’arbuste,
à l’écart – et, entre autres, sur des dans certaines zones politiquement les fourmis et le champignon”), ce qui
modalités de communication sonore instables, les effectifs sont globale- réduit d’autant leur impact destruc-
dont on n’a pas encore décrypté ment en augmentation grâce aux parcs teur sur la savane arborée. L’abeille
toute la complexité. On sait notam- nationaux (notamment au Kenya et en mellifère africaine, Apis mellifera scu-
ment que c’est par ce biais que les Tanzanie) et surtout à l’interdiction du tellata, dont les colonies s’installent

ESPÈCES №6 - Décembre 2012


Mammalogie Primatologie Zoologie Palynologie - L’abeille et l’éléphant Mycologie Phylog
75

éloigner des éléphants


Dessin de Florine Corbara/AdBA-Urbino
fréquemment dans un trou d’arbre,
leur pose un problème encore plus
“épineux”. En effet, un nid d’abeilles
accidentellement endommagé par un
éléphant en quête de nourriture est
source de grand danger pour tout son
groupe : quand des abeilles attaquent
en masse, leur cible a peu de chances
d’échapper à leurs dards. Si une peau
épaisse (c’est le sens étymologique de
“pachyderme”) couvre l’essentiel de
sa surface corporelle, un éléphant pos-
sède des zones très sensibles, en parti-
culier autour des yeux et au niveau de
la trompe. Des témoignages recueillis
auprès de populations autochtones cer-
tifient ainsi le cas, certes exceptionnel,
d’un éléphant adulte tué à la suite de
nombreuses piqûres. Que dire, alors, tête, battent des oreilles, s’aspergent de l’apiculture. Les abeilles qui protègent
des éléphanteaux dont la peau n’est pas poussière (“dusting”) – des comporte- les cultures fournissent du miel, un
encore celle d’un “pachyderme” ? ments efficaces pour écarter des abeilles complément économiquement non
C’est dans ce contexte que Fritz – et fuient. Ils émettent aussi des voca- négligeable.
Vollrath, de l’université d’Oxford, a lisations caractéristiques qui, enregis- Si, transposé à grande échelle, l’usage
voulu évaluer la réaction des éléphants trées et diffusées à d’autres groupes des barrières à ruches s’avérait efficace,
à la présence d’abeilles. Pour cela, il d’éléphants déclenchent (en l’absence l’éléphant d’Afrique pourrait, parado-
a diffusé l’enregistrement d’un essaim d’abeilles ou de bourdonnement) les xalement, devoir sa survie future à des
à un mâle solitaire repéré pour avoir mêmes comportements chez ces der- insectes qu’il craint par-dessus tout.
été récemment (et douloureusement) niers : battements d’oreilles, dusting et Ce qui aurait pu inspirer le fabuliste :
confronté à ces insectes. Vollrath fuite. Ainsi, non seulement les élé-
observe que l’animal fuit rapidement phants sont très réactifs aux sons émis C’est en l’abeille, entre ennemis
les lieux. Dès lors émerge l’idée que par un essaim, mais les vocalisations le plus petit
les abeilles pourraient servir d’auxi- qu’ils émettent alors semblent signifier Et le plus craint, que l’éléphant
liaires aux agriculteurs, des ruches “danger : abeilles”. Sur la base de ces voit sa survie. ❁
judicieusement disposées pouvant résultats encourageants, Lucy King a
maintenir les éléphants à l’écart des développé un programme expérimen-
cultures. Sous la direction de Vollrath, tal de protection des cultures dans une Pour en savoir plus :
Lucy King, jeune chercheuse bri- communauté villageoise turkana du Un dossier avec des compléments
tannique et bonne connaisseuse de Kenya. Une partie des exploitations a d’information sur les relations élé-
phants/abeilles/humains et un article
l’Afrique de l’Est, a entrepris des tra- été entourée d’une barrière intégrant
sur un sujet voisin (“Hommes et
vaux soutenus par l’ONG Save the ele- des ruches traditionnelles locales. Pour dauphins, des pêcheurs qui s’entrai-
phants, avec comme double objectif de comparaison, une zone analogue a été dent”), sur le site de la revue : www.
especes.org, rubrique “compléments
confirmer que les éléphants craignent protégée par une barrière de buissons
d’articles”.
bien les abeilles et que cela peut être épineux. King et ses collaborateurs ont Les “compléments d’articles” de la
une piste pour limiter les conflits avec montré que la barrière à ruches était rubrique Entr’Espèces sont tenus à
jour et enrichis. Ce trimestre, du nou-
les agriculteurs. Elle a montré que des beaucoup plus efficace pour réduire le
veau sur la pollinisation (voir Espèces
enregistrements d’essaims diffusés à nombre d’incursions d’éléphants. Qui nº 2) avec “L’orchidée de Darwin,
des éléphants ont un effet spectacu- plus est, ce dispositif introduit une 150 ans après”.
laire sur ces derniers : ils secouent leur activité nouvelle dans la communauté :

ESPÈCES №6 - Décembre 2012


ologie Portrait d’espèce Botanique Entomologie Paléontologie Systématique Phycologie
76

ESPÈCES №6 - Décembre 2012


Mammalogie Primatologie Zoologie Palynologie - Le Pipa pipa Mycologie Phylogénétiqu
77

La valse
du pipa
Par Emmanuelle Grundmann,
primatologue et journaliste scientifique
Dessin de Marcello Pettineo

Au premier temps de la valse, Malgré son appellation tout aussi ornée d’une centaine d’œufs sur le
Toute seule, elle sourit déjà. fantaisiste que son allure, le Pipa pipa dos. Car le collage est sélectif chez le
est bien réel ; un crapaud en costume Pipa pipa et la sécrétion cloacale de la
Au premier temps de la valse,
pustuleux à souhait. Mais ne vous y femelle ne fait office de glu que sur
Le pipa est seul, mais il l’aperçoit. méprenez pas, il n’a rien de princier et elle-même.
Au deuxième temps de la valse, n’allez pas l’embrasser, vous en seriez Mais un étrange phénomène se pro-
fort dépité. Mais, trêve de bavardage, duit dans les heures qui suivent la
Ils sont deux, elle est dans ses bras. la compétition vient de démarrer ! clôture de la compétition. Ces œufs
Au troisième temps de la valse, Observez ce mâle, il vient de trou- s’enfoncent lentement dans la peau
ver sa belle et se cramponne sur son du dos de leur génitrice jusqu’à y dis-
Ils valsent enfin tous les deux.
dos. Celui-ci aussi, et celui-ci. Les paraître totalement. Cannibalisme  ?
Au troisième temps de la valse, couples formés, nos concurrents Que nenni ! Car notre crapaude n’est
Il y a elle, y’a lui et y’a l’amour cramponnés l’un à l’autre dans une point du genre mère indigne, prête à
Dans cette valse des Pipa pipa… posture répondant au nom savant abandonner sa ponte dans n’importe
d’amplexus se dressent à la verticale quelle flaque d’eau. Elle va les garder
et se hissent de leurs quatre longues près d’elle, sur son dos, dans des replis
pattes arrières palmées vers la sur- de peau venus former de petites pis-

D
face. Quelle prouesse de natation cines fermées hermétiquement. Dans
ans une petite mare, au cœur synchronisée ! Là, une goulée d’air et ces capsules, l’œuf va se développer en
de la forêt de Trinidad, se les voici qui se retournent pour flot- vase clos, il va même acquérir, à l’abri
déroule un étrange concours. ter désormais sur le dos, entre deux des regards, une queue qu’il utilisera
Là, dans la fange habituellement si eaux. C’est alors que madame en pro- comme surface d’échange pour puiser
tranquille, des créatures ratatinées fite pour pondre de 3 à 10 œufs… qui dans l’eau un maximum d’oxygène.
s’activent. Chacune cherche un parte- tombent sur le ventre de son parte- Puis, dix à vingt semaines plus tard,
naire pour participer au grand bal de naire. Puis, troisième temps de cette au gré de la météo, les capsules vont
l’année. Comme le veut la tradition, valse aquatique, le couple se retourne s’ouvrir, parfois avec un petit coup de
ce sera sur une valse à trois temps que et offre son ventre au lit de la rivière. patte maternel, et une ribambelle de
les candidats seront départagés. Les Le mâle relâche alors son étreinte et mini Pipa pipa de deux centimètres
gagnantes de cette célébrissime com- laisse les œufs rouler sur le dos de sa émerge. Un timing plus que parfait,
pétition repartiront avec un magni- belle tandis qu’il les ensemence. Puis, coïncidant avec le changement de
fique cadeau sur le dos. Eh oui, seules le couple reprend position pour un garde-robe de leur mère. C’est dans
les femelles remportent des prix, il en nouveau triplé dansant. Une quin- la discrétion du fond des mares que
est ainsi chez les Pipa pipa. zaine de figures plus tard, la valse du les Pipa pipa attendront la prochaine
Les quoi ? Est-ce un nom que cela ? pipa s’achève et la femelle se retrouve édition du concours de valse. ❁

ESPÈCES №6 - Décembre 2012


ologie À voir Mammalogie Botanique Ichtyologie Systématique Ichtyologie Exobiologie
78

À voir Rossellini, expliquent par l’humour


certaines stratégies de reproduction
animale.
Cinquième et dernière partie de
l’exposition : l’homme. Difficile d’y
présenter des spécimens taxidermi-
sés comme pour les autres espèces,
mais mis à part l’évocation d’études
statistiques sur l’attirance (symé-
trie du visage, corpulence, talons
aiguilles), on y invite surtout le visi-

Bêtes de sexe teur à répondre à des questionnaires


sur son idée de l’amour. On regrettera
un peu la différence trop radicale de
La séduction dans le monde animal traitement ainsi que la sous-représen-
Paris, jusqu’au 25 août 2013 tation des stratégies de reproduction
des plantes qui auraient peut-être pu
nous aider à remettre à sa véritable

E xposer la sexualité est un pari


ambitieux car de nombreuses
chausse-trappes attendent le muséo-
géant (Argusianus argus, notre photo)
illustre la théorie de sélection sexuelle
que Darwin élabora, entre autres, à
place notre conception du sexe. Pari
réussi néanmoins, sans racolage et
avec humour…
graphe. Nous ne vous dirons pas que partir de son observation. La seconde
“Bêtes de sexe” les a toutes évitées, partie s’attarde rapidement sur la place
mais saluons la prise de risque ! de la reproduction sexuée parmi les
Le Palais de la découverte est le pre- autres modes de reproduction, avan-
mier musée étranger à accueillir tages et inconvénients à l’appui.
cette exposition du Natural History Hermaphrodisme, parthénogénèse ou
Museum de Londres qui réunit une abandon de la reproduction sexuée,
centaine d’animaux taxidermisés (aux- comme dans l’exemple du lézard à
quels on doit sans doute une ambiance queue en fouet (Cnemidophorus spp.)
assez sombre). Les 700 m2 de l’expo- dont les populations sont désormais
sition sont organisés en cinq grandes uniquement féminines. Les deux sec-
thématiques commençant logique- tions suivantes sont les plus vastes : “À
ment par un “historique” expliquant la recherche du bon partenaire” et
l’origine de cette forme de repro- “Comment s’y prendre ?” concernent
duction et les processus évolutifs qui respectivement la séduction et la diver-
ont permis sa “sortie des eaux”. Le sité des comportements. Une série de
magnifique plumage du faisan argus petits films Green Porno, avec Isabella

Palais de la découverte, avenue Franklin-Roosvelt 75008 Paris Clichés C. Breton


http://www.palais-decouverte.fr/betes-de-sexe

ESPÈCES №6 - Décembre 2012


Entomologie Climatologie Ornithologie Mammalogie À lire Herpétologie Malacolog
79

Focus sur

À lire
Sommes-nous tous
voués à disparaître ?
Idées reçues sur l’extinction des espèces
Éric BUFFETAUT
Le cavalier bleu, 2012

É ric Buffetaut, paléontologue des


vertébrés et spécialiste de la dis-
parition des dinosaures, revient dans
à la fin du Crétacé, environ 70 %
des espèces vivantes ont disparu
à l’échelle mondiale, ce pourcen-
parce qu’elle n’a plus de descendance
(Tyrannosaurus rex), soit parce qu’elle
s’est transformée en une autre espèce,
cet ouvrage synthétique sur la ques- tage atteignit 90 % à la fin du Per- distincte, au cours de l’évolution
tion des extinctions de masse qui ont mien. Les causes évoquées sont mul- (Homo erectus). L’abaissement d’un seuil
façonné le monde vivant. tiples : volcanisme, anoxie, glacia- critique d’abondance, le déclin des
Si nous savons que nous n’aurons tion, impact météorique, rupture de effectifs d’une population et la rareté
jamais accès à l’inventaire exhaus- chaînes alimentaires, réchauffement des individus sont des signes d’extinc-
tif des espèces, nous pouvons tout climatique, déforestation, destruction tion potentielle. Prenant conscience
de même nous appuyer sur un cer- des habitats, chasse, pollution, sélec- de cette menace à grande échelle,
tain nombre de matériaux pour nous tion naturelle, introduction et colo- sur tous les continents, l’homme s’est
faire une idée des organismes dispa- nisation d’espèces invasives… phéno- engagé dans un processus de sauve-
rus connus à ce jour, comme l’étude mènes quelquefois associés et créant, tage des groupes vulnérables (végé-
des fossiles (sachant que “fossile” ne le plus souvent, des effets secondaires taux, animaux, insectes, etc.) avec
signifie pas forcément “éteint”), ou les aggravants. un souci de préservation de la biodi-
récits de naturalistes dont il convient Les extinctions de masse passées versité (inventaires, réserves et parcs
de faire le tri entre les descriptions ont fortement perturbé et modi- naturels, etc.). Mais l’homme peut
d’espèces ayant réellement existé fié l’ensemble des milieux naturels, lui aussi s’éteindre, comme n’importe
(Raphus cucullatus) et celles purement engendrant de multiples migrations quelle autre espèce, en particulier
imaginaires (Leguatia gigantea). et transformations d’espèces, mais s’il ne prend pas en compte les pro-
Par convention, on dénombre cinq également décimant une quantité très fondes perturbations qu’il engendre
périodes d’extinction de grande importante de prédateurs. Ce qui a sur l’écosystème, s’il n’en mesure pas
ampleur (Ordovicien-Silurien, Dévo- permis, pour celles qui ont pu s’adap- les conséquences à venir, s’il est inca-
nien-Carbonifère, Permien-Trias, ter aux nouveaux environnements, le pable de s’adapter aux changements
Trias-Jurassique, Crétacé-Tertiaire) développement de certaines espèces, de l’environnement, et enfin s’il est
auxquelles on rajoute une sixième, leur évolution et leur diversification, victime de catastrophes artificielles
l’Holocène, qui serait en cours de mais aussi et surtout l’émergence de ou naturelles majeures.
réalisation du fait de l’action intensive nouvelles espèces. Nous voyons donc  Valéry Rasplus
de l’homme sur l’environnement. Si, qu’une espèce peut s’éteindre soit 160 pages – 18 €

ESPÈCES №6 - Décembre 2012


iologie À lire Ornithologie Exobiologie Ichtyologie Systématique Géologie Primatologie
80

Graines et fruits Les oiseaux d’Europe, La chimie et la nature


Une histoire botanique, d’Afrique et du Collectif coordonné par
poétique et gourmande Moyen-Orient Minh-thu Dinh-Audouin,
Emmanuelle Grundmann Killian Mullarney, Danièle Olivier & Paul Rigny
& Muriel Hazan Dan Zetterström EDP Sciences, 2012
Rouergue, 2012 & Lars Svensson
Delachaux & Niestlé, 2012

L es lecteurs d’Espèces (et de bon


nombre d’autres magazines non
moins prestigieux) savent combien
G ageons que la chimie n’évoque
à la plupart d’entre vous que
de terrifiantes images de raffineries
Emmanuelle Grundmann est habile fumantes et que juxtaposer chimie
pour allier science et poésie. Voici son
ode aux graines et aux fruits, con-
coctée avec Muriel Hazan, elle aussi
T ous les amateurs d’oiseaux glis-
sent dans leur sac à dos le Guide
ornitho de Delachaux et Niestlé : pra-
et nature vous semble une hérésie.
La chimie est l’une des rares sciences
qui a eu la mauvaise idée de porter le
artiste (mais cette fois photo­g raphe) tique et robuste, c’est l’indispensable même nom que son industrie et il est
et scientifique. Il pourrait sembler outil d’identification ornithologique. temps de la réhabiliter, car la chimie
qu’observer la nature à partir de ce Avec ses 2,3 kg, vous n’emmènerez peut être naturelle, et même travail-
qu’elles appellent tendrement des pas celui-ci en randonnée. C’est ler pour l’environnement… Ce ne
“petites capsules spatio-temporelles”, pourtant son grand frère : une édi- sont pas moins de 15 scientifiques de
c’est la regarder par le “petit bout tion revue en 21 × 31 cm. On res- renom, professeurs émérites, mem-
de la lorgnette”. Détrompez-vous, sentait, avec l’édition de poche, une bres de l’Académie des sciences – et
les deux complices vous prouveront certaine frustration à devoir plis- j’en passe – qui vous l’expliquent en
combien l’inventivité de la nature ser les yeux pour profiter des mag- quatre parties. Tout d’abord, “la
s’exprime dans ces graines déployant nifiques planches des deux artistes chimie pour comprendre la nature”
des trésors d’ingéniosité pour se faire naturalistes Killian Mullarney et Dan puis “comment la nature a pu inspirer
transporter. Elles sont aussi un sujet Zetterström, ou pour lire les cartes la chimie” où vous apprendrez, par
idéal pour pouvoir en aborder plu­ de répartition. Le plumage du torcol exemple, que le TGV japonais a le
sieurs : la biologie, bien entendu, la fourmilier ou du bécasseau minute profil du martin-pêcheur. Les deux
beauté au travers de portraits légendés apparaissent désormais dans toute la derniers chapitres sont consacrés aux
en vers, l’ethnographie – une moitié beauté de leur précision. La présen- problématiques de protection de la
du livre y est consacrée – mais aussi la tation est presque identique (descrip- nature et à l’utilisation des ressources
cuisine ! Saluons au passage Noémie tion à gauche et planche à droite), naturelles. Un livre aux allures de
Levain qui a su mettre en valeur ce mais un travail important a été réalisé manuel, largement illustré, légendé et
travail original pour le Rouergue, pour actualiser la classification des émaillé d’encadrés et de rappels. Ne
grâce à une maquette qui ne l’est pas espèces et mettre à jour les cartes. Un vous laissez pas impressionner par les
moins. beau complément de salon au guide ! schémas, ils sont là pour vous aider !
 252 pages – 35 € 448 pages – 45 €  300 pages – 24 €

ESPÈCES №6 - Décembre 2012


Entomologie Climatologie Ornithologie Mammalogie À lire Herpétologie Malacolog
81

Reliques
Voyages à la découverte des Biohistoire des papillons
témoins vivants de l’évolution, Diversité et conservation des lépidoptères rhopalocères
Piotr Naskrecki en Loire-Atlantique et en Vendée,
Ulmer, 2012 Christian Perrein, Presses universitaires de Rennes, 2012

6 24 pages, et cet ouvrage ne réunit


les connaissances que sur les papil-
lons de jour de deux départements
français ! Il suffit de le soupeser pour
avoir une idée de l’ampleur de leur
diversité, ne serait-ce que sur notre
territoire. La plus grande partie de
l’ouvrage est évidemment consacrée
aux espèces observées, détaillant les
lieux où elles ont été identifiées (cartes
et photos), et le tout est magnifique-
ment illustré. Cet ouvrage inhabituel,
réunissant une documentation scien-

«  Peu de désirs humains sont si forts


– et en même temps aussi irréali-
sables – que notre envie de voyager dans
tifique gigantesque des plus détaillées,
une iconographie et une mise en page
de grande qualité, n’intéressera sans données ont été compilées dans cet
le temps. » C’est par cette phrase que doute pas que les spécialistes. Car il est ouvrage impressionnant, et on appré-
Piotr Naskrecki, entomologiste et aussi une véritable ode à la beauté dis- ciera une large introduction à l’histoire
chercheur associé au muséum de zoo- crète et souvent méconnue des papil- de la discipline. Il s’agit donc d’un atlas
logie comparée de l’université d’Har- lons de nos régions qui, on l’espère, des espèces recensées, mais aussi d’un
vard, introduit son livre. Fait rare, en suscitera des vocations. hommage rendu aux passionnés qui,
plus de ses compétences scientifiques On peut dire que Christian Perrein depuis le xviie siècle ont contribué à
il est un merveilleux photographe qui a atteint l’exhaustivité dans l’espace l’accumulation des connaissances. En
nous prend par la main (et par l’image) comme dans le temps  ! Pas moins cela, cet ouvrage n’usurpe pas son titre
pour nous faire partager ses voyages de 170 pages sont consacrées aux de Biohistoire des papillons. 
(de la Nouvelle-Guinée à l’Amé- “lépidoptéristes et témoins” dont les 624 pages – 54 €
rique du Nord) à la recherche de pré-
cieuses “reliques” du monde vivant. Il
insiste sur le fait que ces organismes Ces ouvrages sont disponibles à la
ne sont pas des “fossiles vivants” mais
bien des animaux parfaitement adap- LIBRAIRIE BEDI THOMAS
tés aux conditions actuelles. Les prêles Librairie internationale
peuvent néanmoins nous donner une spécialisée dans les sciences naturelles
idée des forêts du Crétacé et le com-
portement des limules des indices sur 28, rue des Fossés-Saint-Bernard
les dangers qui menaçaient leur lignée 75 005 PARIS
au Mésozoïque. Insectes multicolores (métro Jussieu ou Maubert-Mutualité)
ou amphibiens aplatis (comme notre
Pipa pipa), il est vrai que ces êtres ont Tél. 01 47 00 62 63
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quelque chose d’un peu magique
auxquelles ces 300 pages de photos www.bedilib.com
rendent un vibrant hommage. Ouvert tous les jours de 9 h 30 à 19 h
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ESPÈCES №6 - Décembre 2012


Revue d’histoire naturelle
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