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Le triangle pauvreté - Croissance - Inégalités

Article  in  Afrique contemporaine · January 2004


DOI: 10.3917/afco.211.0029

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Francois Bourguignon
Ecole d'économie de Paris
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Le triangle pauvreté
- croissance - inégalités

François Bourguignon*

Faut-il plutôt axer les stratégies de développement sur la croissance,


sur la pauvreté et/ou sur les inégalités ? Cette question revient sou-
vent dans les débats sur le développement. Nous sommes d’avis – et
nous tenterons de le démontrer ici – qu’il s’agit là d’un faux problè-
me dont la résolution tient en deux propositions : i) l’élimination
rapide de la pauvreté absolue, sous toutes ses formes, est un objectif
essentiel du développement ; ii) cette réduction de la pauvreté abso-
lue passe par des stratégies de croissance et des politiques distribu-
tives dont la combinaison est propre à chaque pays.

Aussi évidentes soient-elles, ces deux propositions soulèvent néan-


moins des questions d’ordre conceptuel, quantitatif, empirique et
théorique que nous allons aborder, après un rappel indispensable sur
la distinction entre pauvreté absolue et pauvreté relative.

La pauvreté absolue est définie par référence à un seuil de pauvreté


associé à un pouvoir d’achat fixe permettant de couvrir l’ensemble des
besoins essentiels, qu’ils soient physiques et sociaux. Faire de la
réduction de la pauvreté absolue le but primordial du développement
revient à dire que l’un de ses objectifs premiers est de garantir la
satisfaction des besoins fondamentaux de chacun. Mais, à l’image des
besoins fondamentaux, le seuil de pauvreté est pluridimensionnel,
recouvrant principalement deux aspects – un seuil de pauvreté lié aux
revenus (pour les besoins que l’on peut satisfaire grâce à ses gains) et
des seuils non monétaires (pour les autres besoins). Les besoins fon-
damentaux étant susceptibles d’évoluer avec le temps et dans l’espa-
DOSSIER

ce, le seuil de pauvreté absolue peut varier d’un pays à l’autre, même
après correction de la parité du pouvoir d’achat pour la pauvreté-reve-
nu, de même qu’il peut varier, pour un même pays, sur de longues
périodes.

* Economiste en chef et premier vice-président de la Banque mondiale.

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La croissance et son impact sur la pauvreté et les inégalités

Cette définition absolue de la pauvreté, que de nombreux pays utili-


sent, doit être opposée à une définition relative où le seuil de pauvre-
té est défini non pas en termes de besoins fondamentaux bien établis,
mais comme une proportion fixe du revenu moyen de la population.
Ainsi, l’Union européenne considère comme pauvres les individus
dont les ressources économiques sont inférieures de moitié au revenu
moyen de ses pays membres. Naturellement, on peut voir dans cette
définition relative de la pauvreté-revenu – où le seuil de pauvreté est
en permanence revu et explicitement fondé sur les variations du reve-
nu moyen, au lieu d’être défini par intervalles relativement longs et
sur une base plus discrétionnaire – la limite de la définition absolue
de la pauvreté. Mais ce qui importe ici, c’est que cette définition de
la pauvreté relative – parfois qualifiée de «privation relative» –
devient en quelque sorte indépendante de la croissance. Le niveau
absolu de revenu et, partant, une grande partie du processus de déve-
loppement, ne présentent plus d’intérêt ; seuls comptent les revenus
relatifs ou les caractéristiques distributives pures. Le fait de fixer le
seuil de pauvreté par rapport à un revenu moyen peut faire apparaître
une pauvreté croissante, même si le niveau de vie des pauvres a en fait
augmenté. Si les économistes conviennent de plus en plus de l’im-
portance de la privation relative, ils ne sont pas d’accord sur le fait
que le bien-être de chacun dépende uniquement de sa position rela-
tive et non d’un niveau de vie absolu déterminé par le revenu1.

Une fois admise l’importance de la réduction de la pauvreté-revenu


absolue en tant qu’objectif du développement, il est possible d’éta-
blir un lien direct entre développement, croissance et distribution.
En quelque sorte, une identité arithmétique associe la croissance du
revenu moyen d’une population donnée à la variation de la distribu-
tion (ou du revenu «relatif») et à la réduction de la pauvreté absolue.
En d’autres termes, la réduction de la pauvreté dans un pays donné et
à un moment précis est entièrement déterminée par le taux de crois-
sance du revenu moyen de la population et par les variations de la dis-
tribution du revenu. Comme le montre le triangle «pauvreté–crois-
sance–inégalités» (PCI) de la figure 1, toute stratégie de développe-
ment est ainsi totalement fonction du taux de croissance et des varia-
tions distributives au sein de la population.
DOSSIER

Formellement, les relations implicites qui sous-tendent le triangle


PCI sont moins simples. Ainsi, à distribution constante, l’élasticité
de la pauvreté par rapport à la croissance n’est constante ni dans des
pays ayant une distribution et des niveaux de développement diffé-

1) On peut aussi de définir la pauvreté en combinant les définitions de la pauvreté relative et de la pau-
vreté absolue - voir Foster (1998), Atkinson et Bourguignon (2000) ou Ravallion (2003a).

30 Afrique contemporaine - Automne 2004


La croissance et son impact sur la pauvreté et les inégalités

rents, ni d’une méthode de quantification de la pauvreté à l’autre. Ce


constat vaut aussi pour l’élasticité de la pauvreté par rapport à des
indicateurs d’inégalités.

Le véritable enjeu de l’élaboration d’une stratégie de développement


visant à réduire la pauvreté réside davantage dans les interactions
entre distribution et croissance que dans les relations entre, d’une
part, pauvreté et croissance et, d’autre part, pauvreté et inégalités,
qui restent essentiellement arithmétiques. Les économistes convien-
nent de fait en général que la croissance est essentielle pour réduire
la pauvreté (-revenu), à condition que la répartition du revenu reste
plus ou moins constante. La réalité tend d’ailleurs à le confirmer
(Deininger et Squire, 1996 ; Dollar et Kraay, 2001 ; Ravallion, 2001
et 2003 ; Bourguignon 2003). De même, les données montrent
qu’une détérioration de la distribution tend à augmenter la pauvreté.
Cependant, le vrai problème de l’élaboration d’une stratégie de déve-
loppement est de savoir si la croissance et la distribution sont indé-
pendantes ou si, au contraire, elles sont étroitement liées. Une crois-
sance accélérée va-t-elle ainsi réduire les inégalités ou bien les ren-
forcer ? Des inégalités trop importantes dans un pays vont-elles
ralentir la croissance ou bien l’accélérer ? Plusieurs études micro-éco-
nomiques récentes concernant les effets de la croissance sur la répar-
tition du revenu indiquent clairement que la relation est à la fois
robuste et complexe. Cela contredit les nombreuses régressions trans-
nationales qui n’établissent aucune relation significative entre crois-
sance et inégalités et qui pourraient amener à conclure que «la crois-
sance (quelle qu’elle soit) est bonne pour les pauvres». Les analyses
transnationales ne sont pas non plus très parlantes quant aux effets
des inégalités sur la croissance. De fait, il est difficile de réunir les
variables explicatives micro-économiques qui permettraient d’identi-
fier cette relation.

Nous tenterons ici de clarifier le débat sur les stratégies de dévelop-


pement opposant croissance et distribution, en proposant une analy-
se rigoureuse des relations qui existent entre les trois sommets du tri-
angle PCI. La première section décrira ce triangle pauvreté-croissan-
ce-inégalités d’un point de vue arithmétique alors que la deuxième
section examinera rapidement la relation réciproque entre croissance
DOSSIER

et distribution. La dernière section proposera des conclusions sur la


portée et le rôle des stratégies de redistribution.

Afrique contemporaine - Automne 2004 31


La croissance et son impact sur la pauvreté et les inégalités

FIGURE 1 : LE TRIANGLE PAUVRETÉ - CROISSANCE - INÉGALITÉS (PCI)

Pauvreté absolue
et réduction
de la pauvreté

“Stratégie de développement”
Distribution et Niveau de revenu
changements agrégé et croissance
distributifs

Arithmétique du triangle pauvreté-croissance-


inégalités
Une variation de la distribution des revenus peut se décomposer en
deux types d’effet : une variation proportionnelle de tous les revenus,
qui ne modifie pas la distribution du revenu relatif (effet de croissan-
ce) ; une variation de la distribution des revenus relatifs qui, par défi-
nition, est indépendante du revenu moyen (effet distributif)2.

Les définitions suivantes vont aider à clarifier ces liens :


• la «pauvreté» est mesurée par l’indice numérique de pauvreté
absolue, c’est-à-dire la proportion de la population en deçà d’un
seuil de pauvreté donné (par exemple, 1 USD par jour) telle qu’elle
est établie par les données des enquêtes auprès des ménages.
D’autres indices peuvent être utilisés (avec le même seuil de pau-
vreté) ;
• l’«inégalité» (ou la «distribution») fait référence aux écarts de
revenu relatif dans l’ensemble de la population, c’est-à-dire aux dif-
férences de revenu obtenues après normalisation des données
observées par rapport à la moyenne de la population de façon à les
rendre indépendantes de l’échelle des revenus ;
DOSSIER

• la «croissance» est le changement, exprimé en pourcentage, du


niveau de bien-être moyen (par exemple, le revenu) qui apparaît
dans l’enquête auprès des ménages.

2) Cette décomposition a été abordée en détail dans Datt et Ravallion (1992) et Kakwani (1993). Voir
aussi Fields (2002) et Bourguignon (2003).

32 Afrique contemporaine - Automne 2004


La croissance et son impact sur la pauvreté et les inégalités

Ces définitions permettent de montrer qu’une variation de la pauvre-


té est une fonction de la croissance, de la distribution et de la varia-
tion de la distribution. Ce principe est illustré par la figure 2, où l’in-
dice numérique de pauvreté correspond à la zone située sous la cour-
be de densité à gauche du seuil de pauvreté (fixé ici à 1 USD par
jour). Cette figure fait apparaître la densité de la distribution du reve-
nu, à savoir le nombre d’individus à chaque niveau de revenu (repré-
senté sur l’échelle logarithmique en abscisse). Le passage de la distri-
bution initiale à la nouvelle distribution s’effectue via une étape
intermédiaire qui est la translation horizontale de la courbe de den-
sité initiale vers la courbe (I). L’échelle logarithmique figurant en abs-
cisse, cette variation correspond à la même augmentation propor-
tionnelle de tous les revenus de la population et tient lieu d’«effet de
croissance» pur, sans que la distribution des revenus relatifs ne soit
modifiée. Ensuite, le déplacement de la courbe (I) vers la nouvelle
courbe de distribution se produit à revenu moyen constant et corres-
pond à la variation du revenu «relatif» dans la distribution ou à
l’«effet distributif».

Il y a bien entendu dans cette décomposition une certaine dépendance


de trajectoire (path dependence) : au lieu d’observer, comme à la figure 2,
un déplacement vers la droite puis vertical, on aurait pu avoir un dépla-
cement d’abord vertical et ensuite vers la droite. Même si ces deux tra-
jectoires ne sont vraisemblablement pas strictement équivalentes, nous
supposerons que les différences sont suffisamment minimes pour que
cette dépendance ne soit pas un problème.

FIGURE 2 : DÉCOMPOSITION DES VARIATIONS AFFECTANT LA DISTRIBUTION ET LA


PAUVRETÉ EN EFFETS DISTRIBUTIFS ET DE CROISSANCE

DOSSIER

Afrique contemporaine - Automne 2004 33


La croissance et son impact sur la pauvreté et les inégalités

Pour des variations assez limitées du revenu moyen et de la distribu-


tion, la décomposition précédente correspond à une identité qui
exprime l’évolution de la pauvreté sous forme d’une fonction de la
croissance du revenu moyen et des variations de la distribution du
revenu relatif.

Variation de la pauvreté ? F (croissance, distri-


bution, modification de la distribution)
Un énoncé formel de cette identité – c’est-à-dire l’expression de la
fonction F(°) – est proposé dans Bourguignon (2003) qui pose en
hypothèse que la fonction de distribution est log-normale (approxi-
mation standard des distributions empiriques dans la littérature
appliquée). L’analyse montre que la croissance et l’élasticité de la pau-
vreté par rapport aux inégalités sont des fonctions croissantes du
niveau de développement et des fonctions décroissantes du degré
d’inégalités des revenus relatifs. Ce même article montre aussi com-
ment l’identité de décomposition est applicable aux périodes de
croissance observées pour lesquelles des données de distribution sont
disponibles en début et fin de chaque période.

Cette discussion met en lumière quelques conclusions simples. Les


variations de la croissance et des inégalités jouent un rôle fondamen-
tal dans l’évolution de la pauvreté. Cependant, leur impact dépendra
du niveau initial de revenu et d’inégalités. En outre, les effets relatifs
des deux phénomènes peuvent différer très sensiblement d’un pays à
l’autre.

La figure 3 est une première illustration de cette conclusion. Elle


s’appuie sur un échantillon réel de périodes de croissance où l’on a
observé des variations aussi bien du revenu moyen par habitant – ou
de la consommation, selon les sources – que de la distribution du
revenu relatif. L’application de l’identité présentée plus haut permet
assez facilement d’identifier la part de variation de la pauvreté obser-
vée due à la croissance (en supposant une distribution constante des
DOSSIER

revenus relatifs) et celle due à l’évolution de la distribution des reve-


nus relatifs. La figure 3 met en évidence l’influence des changements
distributifs dans le pourcentage observé de variation de la pauvreté
pour les différentes périodes de croissance enregistrées. Les variations
réelles de la pauvreté apparaissant en abscisse, la distance entre un
point de ce graphe et la première bissectrice mesure l’effet de la crois-
sance sur les variations de la pauvreté. Ainsi, les points situés au-des-
sus de la bissectrice correspondent aux périodes de croissance positi-
34 Afrique contemporaine - Automne 2004
La croissance et son impact sur la pauvreté et les inégalités

ve qui contribuait à réduire la pauvreté, alors que les points situés en


deçà correspondent aux périodes de croissance négative.

L’importance de la variation de la pauvreté liée à la distribution, telle


qu’elle apparaît à la figure 3, est particulièrement frappante.
Naturellement, ce n’est pas la moyenne qui compte ici (arbitraire-
ment définie à zéro dans l’identification de l’effet distributif), mais la
dispersion de cet effet. Une simple observation de la figure 3 permet
de constater que des variations de l’indice numérique de pauvreté
supérieures à 20 % (en valeur absolue) sur quelques années sont tout
à fait possibles. De fait, environ 30 % des observations illustrées à la
figure 3 sont de cet ordre et près du double indiquent des variations
de la pauvreté liée à la distribution supérieures à 10 %.
FIGURE 3 : EVOLUTION DE LA PAUVRETÉ LIÉE À LA DISTRIBUTION DANS UN
ÉCHANTILLON DE PÉRIODES DE CROISSANCE (POURCENTAGES)

Il s’ensuit de ce simple exercice que la distribution joue un rôle dans la


réduction de la pauvreté. A moyen terme, les variations distributives
peuvent être responsables d’évolutions non négligeables de la pau-
vreté qui peuvent même, dans certains cas, neutraliser les effets favo-
rables de la croissance. Ainsi en Éthiopie entre 1981 et 1995, la crois-
sance aurait pu réduire l’indice numérique de pauvreté de près de
DOSSIER

31 %. Toutefois, en raison de variations dans la distribution qui


auraient, seules, entrainé une augmentation de 37 % de la pauvreté,
on a constaté au final une augmentation nette de la pauvreté de 6 %.
Le cas de l’Indonésie entre 1996 et 1999 constitue un exemple
contraire. Là, les variations distributives ont compensé l’effet négatif
de la croissance sur la pauvreté.

Afrique contemporaine - Automne 2004 35


La croissance et son impact sur la pauvreté et les inégalités

La figure 4 propose un autre exemple, d’une simulation réalisée sur la


base d’une distribution log-normale du revenu relatif d’après des
données mexicaines. Au Mexique, la pauvreté extrême affecte aujour-
d’hui 20 % de la population. Supposons que, dorénavant, le revenu
réel par habitant augmente au taux annuel de 3 % (un chiffre opti-
miste quand on connaît les tendances historiques à long terme) et
qu’aucun changement n’intervienne dans la distribution. En appli-
quant l’identité reliant la réduction de la pauvreté à la croissance, on
constate qu’avec le degré d’inégalités qui prévaut dans ce pays, la
pauvreté serait réduite d’un peu moins de 7 % sur 10 ans, soit 0,7
point par an. Supposons maintenant que durant ces dix ans, le gou-
vernement mexicain parvienne à ramener les inégalités en deçà des
niveaux observés au milieu des années 1980. Cela reviendrait à faire
passer le Mexique d’un niveau élevé d’inégalités (coefficient de Gini
égal à 0,55) à un niveau «moyennement haut» (coefficient de Gini de
0,45). Comme le montre la figure 4, le taux de pauvreté baisserait de
plus de 15 points en 10 ans, pour concerner moins de 5 % de la
population ! Un simple calcul montre qu’il faudrait environ 30 ans
pour parvenir au même résultat sans variations de la distribution des
revenus. En pareil contexte, les variations distributives ont un fort
impact sur la pauvreté.

FIGURE 4 : EVOLUTION DE LA PAUVRETÉ DANS UN PAYS À REVENU INTERMÉDIAIRE ET


À FORTES INÉGALITÉS : CROISSANCE ANNUELLE DU REVENU PAR HABITANT DE 3 %
DOSSIER

Cet argument ne doit pas amener à conclure à l’impact systémati-


quement important des variations distributives sur la pauvreté dans
des pays où les inégalités initiales sont élevées. La figure 5 rend
compte d’une expérience quasiment inverse, pour un pays à faible
revenu et ayant un niveau initial d’inégalités moyen (coefficient de
Gini de 0,4). Sans variation de la distribution, un taux annuel de

36 Afrique contemporaine - Automne 2004


La croissance et son impact sur la pauvreté et les inégalités

croissance du revenu de 3 % ramènerait la pauvreté de son niveau ini-


tial de 50 % à 35 % sur 10 ans. Mais si l’on suppose que, durant ces
10 ans, les inégalités passent d’un niveau «moyen» à un niveau
«moyennement élevé» (coefficient de Gini de 0,4 à 0,45), la figure 5
montre bien que la réduction de la pauvreté serait deux fois moindre.
En termes de réduction de la pauvreté, cinq années de croissance
seraient tout bonnement perdues.

FIGURE 5 : EVOLUTION DE LA PAUVRETÉ DANS UN PAYS À FAIBLE REVENU


ET À INÉGALITÉS MOYENNES : CROISSANCE ANNUELLE
DU REVENU PAR HABITANT DE 3 %

Que pouvons-nous conclure de ces simulations ? On voit tout d’abord


qu’il convient de considérer simultanément la croissance et la distribu-
tion des revenus et de reconnaître que cette dernière compte autant
que la croissance dans la réduction de la pauvreté. Naturellement, il
est possible d’objecter que ces exemples se réfèrent obligatoirement à
une période limitée. Il est difficile d’imaginer que les inégalités vont
augmenter ou diminuer éternellement ou du moins pendant de très
longues périodes car, ne serait-ce que pour des raisons d’économie
politique, le niveau potentiel d’inégalités dans un pays donné est pro-
bablement limité. En ce sens, à long terme, la croissance est le prin-
cipal facteur de réduction de la pauvreté et, sur une période suffi-
samment longue, elle est en tant que telle effectivement «bonne pour
les pauvres». Néanmoins, les objectifs de développement et de réduc-
DOSSIER

tion de la pauvreté ont des échéances temporelles spécifiques.


Personne ne cherche à éliminer la pauvreté à un horizon lointain et
indéterminé mais bien dans un délai donné. Les exemples précédents
montrent que les inégalités évoluent avec le temps et qu’une straté-
gie de réduction de la pauvreté ayant un cadre temporel bien défini
risque d’être compromise par une variation contraire de la distribu-
tion.

Afrique contemporaine - Automne 2004 37


La croissance et son impact sur la pauvreté et les inégalités

Autre grande conclusion de ces exemples – l’importance de la spéci-


ficité du pays. On voit bien, en comparant les deux premières
colonnes des figures 4 et 5, qu’un taux de croissance identique pro-
duit des variations (en pourcentage) de la pauvreté différentes dans
les deux pays hypothétiques considérés. L’élasticité de la pauvreté par
rapport à la croissance est supérieure dans le pays à revenu intermé-
diaire (figure 4). La théorie et la réalité montrent bien – nous l’avons
vu – que la croissance et l’élasticité de la pauvreté par rapport à la dis-
tribution dépendent positivement du niveau de développement et
négativement du degré d’inégalités. Les stratégies optimales de crois-
sance-distribution visant à réduire la pauvreté dans un délai donné
seront donc différentes, car fonction des conditions initiales. Ainsi,
les variations de la distribution joueront probablement un rôle plus
important pour les pays inégalitaires à revenu intermédiaire, tandis
que la croissance sera plus importante, en termes relatifs, dans les
pays égalitaires à faible revenu. Ce dernier point indique par ailleurs
que des politiques redistributives efficaces peuvent de fait engendrer
un double dividende : elles réduisent la pauvreté aujourd’hui et accé-
lèrent la réduction de la pauvreté demain.

La mise en évidence de l’identité liant réduction de la pauvreté, crois-


sance et distribution ne suffit certainement pas pour établir le dosa-
ge optimal, dans une stratégie de développement, entre politiques
orientées vers la distribution et politiques de croissance. Il faut éga-
lement connaître, entre autres, le coût relatif des progrès à réaliser sur
chaque front et comprendre les interactions potentielles entre les
deux types de politique. Dans les exemples précédents combinant
croissance et réduction des inégalités, l’un des problèmes cruciaux est
de savoir si l’on peut obtenir un taux de croissance annuel de 3 %
indépendamment de la distribution du revenu ou si ce taux risque
d’entraîner des variations de la distribution. De même, on peut se
demander si les variations distributives envisagées dans les figures 4
et 5 peuvent intervenir sans influencer – positivement ou négative-
ment – le taux de croissance. Cette relation entre croissance et distri-
bution est abordée dans la section suivante.

Une relation réciproque entre croissance et


DOSSIER

distribution
Nous traiterons ici de la relation réciproque entre la croissance et la
distribution. Nous savons que la croissance modifie la structure de
l’économie et peut donc influencer la distribution des revenus et le
bien-être, mais cette évolution est-elle modélisable ? Autre question

38 Afrique contemporaine - Automne 2004


La croissance et son impact sur la pauvreté et les inégalités

importante : le niveau initial d’inégalités influe-t-il de manière pré-


visible sur le taux de croissance économique ? Si tel est le cas, des
politiques adéquates de redistribution progressive sont-elles en
mesure d’accélérer ou de ralentir la croissance ? Les économistes ayant
abondamment travaillé sur ces questions, nous nous contenterons de
tirer ici les leçons de la littérature et de commenter leurs implications
éventuelles pour les stratégies de développement et les politiques de
distribution.

Effets de la croissance sur la distribution


La croissance est susceptible de modifier la distribution du revenu et
le bien-être de bien des manières, un travail considérable a été réali-
sé pour identifier les mécanismes économiques correspondants. Dans
le processus de développement, la croissance économique modifie la
distribution des ressources d’un secteur à l’autre, les prix relatifs, les
rémunérations factorielles (travail, capital physique, capital humain,
terre, etc.) et les dotations factorielles des agents. Ces modifications
peuvent toutes peser directement sur la distribution des revenus, que
les marchés des facteurs et des produits soient ou non supposés par-
faits. En fait, depuis Kuznets et Lewis, les théories concernant l’effet
de la croissance sur la distribution du revenu se sont toutes focalisées
sur un ou plusieurs de ces mécanismes de base. Les imperfections du
marché du travail et les différentiels de productivité entre des sec-
teurs d’importance variable dans l’économie ont été la principale
explication théorique de la célèbre «fonction en U inversé» de
Kuznets faisant le lien entre les inégalités et le développement, il y a
environ 50 ans. Le comportement d’accumulation individuelle et les
changements consécutifs au niveau agrégé de rémunérations facto-
rielles dus à la baisse du produit marginal du capital expliquent la
même évolution dans le modèle néoclassique de croissance et de dis-
tribution de Stiglitz (1969). Depuis, bien d’autres voies basées direc-
tement ou indirectement sur ces mécanismes fondamentaux (la «seg-
mentation» de l’économie et les changements de prix et de rémuné-
rations factorielles) ont été explorées, qui ne conduisent pas toujours
à l’effet en U inversé de la croissance sur les inégalités.
DOSSIER

Les changements institutionnels sont aussi étroitement liés au pro-


cessus de croissance économique, dans le sens où la croissance tend à
modifier les institutions, les relations sociales, la culture, etc.
Diverses hypothèses ont été formulées quant au déroulement de ce
processus. Le mécanisme le plus simple est celui des préférences non
homothétiques. A mesure que le revenu augmente, la demande de
services sociaux évolue. Par exemple, les gens deviennent politique-

Afrique contemporaine - Automne 2004 39


La croissance et son impact sur la pauvreté et les inégalités

ment plus actifs (Gradstein et Justman, à paraître), ce qui modifie la


distribution du pouvoir politique et l’évolution des institutions.
Dans le cadre théorique souvent repris de North (1990), il apparaît
également que les coûts de transaction freinant les changements ins-
titutionnels diminuent avec la croissance économique. Plus directe-
ment, le processus d’urbanisation qui accompagne le développement
va naturellement de pair avec une évolution des relations sociales (on
observera par exemple un plus grand besoin de coordination).

Pris ensemble, ces différents effets de la croissance sur la structure de


la société décrits par la théorie économique conduisent-ils à une évo-
lution nette de la distribution des ressources ? La fonction en U
inversé de Kuznets, expliquée par la redistribution sectorielle de la
population dans le cadre du processus de développement, est-elle
devenue un principe universel ? Ou bien l’évolution de la distribu-
tion au fur et à mesure du développement est-elle spécifique au pays ?
Cette question a dominé les débats sur le développement dans les
années 1970 et au début des années 1980. Pendant cette période,
l’hypothèse de la fonction en U inversé semblait se vérifier dans plu-
sieurs pays à des niveaux de développement différents (voir en parti-
culier Paukert, 1973 ; Chenery et al., 1974 ; Ahluwalia, 1976 ; et
Ahluwalia et al., 1976). Cependant, à mesure que l’on a disposé de
données plus nombreuses et plus fiables, on a pu constater que cette
relation empirique – valable dans certains pays dans les années 1970
– ne reflétait plus du tout l’évolution des inégalités enregistrée ensui-
te dans un échantillon de pays3.

L’analyse rigoureuse des données relatives à la distribution des reve-


nus rassemblées par Deininger et Squire (1996) illustre parfaitement
ce point – même si elle est loin d’être parfaite, car elle utilise des don-
nées tirées d’études réalisées dans le monde entier4. Ainsi, du fait
d’erreurs de mesure sur la variable à expliquer (l’inégalité), on ne
peut pas vérifier la validité de l’hypothèse de la courbe en U inversée.
La figure 6 résume les résultats obtenus par ces deux chercheurs. Les
données proviennent d’un panel non cylindré, avec plusieurs obser-
vations pour chaque pays à environ 10 ans d’intervalle. Lorsque
toutes les observations sont rassemblées et que l’on effectue une
régression simple du coefficient de Gini sur le revenu par habitant et
DOSSIER

sur l’inverse du revenu par habitant, on obtient une courbe en U


inversé. Cependant, la courbe perd de sa signification lorsque, pour

3) En utilisant un panel non équilibré de données dans les pays en développement, Bourguignon et
Morrisson (1998) montrent que si l’hypothèse du U inversé se vérifiait probablement dans les années
1970, ce n’était plus le cas ensuite, puisque d’autres pays ont été inclus dans l’échantillon d’origine.
4) Voir notamment Atkinson et Brandolini (2000) pour une analyse critique de ces données.

40 Afrique contemporaine - Automne 2004


La croissance et son impact sur la pauvreté et les inégalités

chaque pays du panel, l’estimation porte sur les différences décen-


nales, c’est-à-dire lorsque seules les variations temporelles sont prises
en compte. De fait, la figure 6 montre que l’écart maximal entre les
coefficients de Gini aux différents niveaux de développement ne
dépasse pas 2 points dans ce cas de figure, alors qu’il était de 5 points
environ dans le cas précédent. Enfin, si l’on introduit dans l’estima-
tion d’origine des effets fixes par pays (en posant pour hypothèse que
tous les pays suivent des voies parallèles et non une trajectoire iden-
tique), la forme en U inversé de la courbe disparaît. En effet, la cour-
be devient pratiquement plate et même la réduction des inégalités
pour les faibles revenus n’est plus significative sur le plan statistique.
FIGURE 5 : ESTIMATIONS TRANSVERSALES DE LA COURBE DE KUZNETS
(DEININGER ET SQUIRE, 1996)

Ces résultats n’impliquent en aucun cas que la croissance n’a pas


d’impact significatif sur la distribution. Ils indiquent seulement que
l’influence de la croissance sur la distribution est trop spécifique à
chaque pays pour autoriser une généralisation. De fait, certaines
études de cas (par opposition aux études transversales) montrent que
les variations distributives dans un pays donné sont fortement liées
au rythme et aux caractéristiques structurelles de la croissance éco-
nomique sur la période considérée. Même en l’absence de variation
apparente de la distribution, les phénomènes liés à la croissance
contrebalancent généralement les courants socio-démographiques à
DOSSIER

long terme en matière d’inégalités. Le cas du Brésil illustre parfaite-


ment ce point. Selon une étude de Ferreira et Paes de Barros (1998),
les inégalités n’ont pas évolué entre 1976 et 1996, alors que le reve-
nu moyen par habitant a globalement augmenté de quelques points.
A première vue, cette constatation laisse supposer que la faible crois-
sance du pays n’a eu aucun impact sur la distribution. Une analyse
plus approfondie montre toutefois que certains courants socio-démo-

Afrique contemporaine - Automne 2004 41


La croissance et son impact sur la pauvreté et les inégalités

graphiques ont probablement contribué à réduire les inégalités


durant cette période (baisse de la natalité, réduction de la taille
moyenne des familles pauvres et progrès réalisés dans l’éducation
notamment). On pourrait en déduire que cette croissance lente a en
réalité provoqué une augmentation des inégalités qui a neutralisé
l’effet inverse des courants socio-démographiques. De fait, une étude
en profondeur a permis de constater que la difficulté des ménages les
plus pauvres à s’insérer sur le marché du travail – conséquence évi-
dente d’une croissance lente – a été l’un des premiers facteurs contri-
buant à creuser les inégalités5.

D’autres études de ce type seront certainement nécessaires pour pou-


voir mieux comprendre les conséquences distributives de la croissan-
ce ou de la stagnation. La spécificité nationale de cette relation est
encourageante à deux égards. D’un point de vue analytique tout
d’abord, elle peut signifier que les divers canaux par lesquels la crois-
sance affecte la distribution, tels qu’identifiés par la théorie écono-
mique, sont bien valables mais d’une pertinence variable en fonction
des conditions initiales prévalant dans le pays. Dans ce cas, de nou-
velles études plus détaillées devraient nous permettre de vérifier l’ef-
ficacité de ces canaux. D’un point de vue politique ensuite, cette spé-
cificité peut aussi signifier que les initiatives politiques ont un rôle
évident à jouer dans la détermination des effets distributifs de la
croissance. Plusieurs stratégies de développement combinant crois-
sance et distribution ont été proposées au cours des 30 dernières
années – redistribution avec croissance, croissance pro-pauvres, etc.
(Bourguignon, 1998 ; Rodrik, 2003). Il se peut que certains pays
aient volontairement choisi une stratégie spécifique ou qu’une straté-
gie se révèle plus facile qu’une autre à mettre en oeuvre, compte tenu
des conditions initiales. L’essentiel est que même si la croissance a des
effets systématiques sur la distribution via différents canaux, l’im-
portance de ces canaux peut être modifiée par les choix politiques. En
bref, une redistribution qui accompagnerait le processus de dévelop-
pement pourrait aider à modifier les effets éventuellement néfastes de
la croissance sur la distribution.

Effets des inégalités sur le taux de croissance


DOSSIER

La discussion précédente ne couvre qu’un aspect de la relation entre


croissance et distribution. L’autre aspect (lié au premier) qui prévaut
aujourd’hui concerne l’idée selon laquelle les inégalités ne sont pas un

5) Pour d’autres études de cas de ce type, voir Bourguignon, Ferreira et Lustig (2003) ainsi que la dis-
cussion d’ordre général du document de Bourguignon (2004).

42 Afrique contemporaine - Automne 2004


La croissance et son impact sur la pauvreté et les inégalités

résultat final mais qu’elles jouent un rôle central dans la détermina-


tion du rythme et du modèle de croissance. Cette voie de recherche a
d’abord été explorée par Galor et Zeira (1993), suivis par les papiers
empiriques de Persson et Tabellini (1994) ainsi que ceux d’Alesina et
Rodrik (1994), qui furent les premiers à souligner que les inégalités
initiales semblaient être associées de manière empirique à des taux de
croissance plus faibles.

Ces recherches ont fourni plusieurs hypothèses expliquant pourquoi


la redistribution progressive était susceptible de renforcer la crois-
sance. Il en va ainsi des imperfections du marché du crédit, citées
pour expliquer que la redistribution du capital des entreprises ou des
individus qui en sont dotés vers des populations pauvres et sans accès
au crédit augmente l’efficacité, l’investissement et la croissance. Des
arguments d’économie politique ont également été avancés : trop
d’inégalités dans une démocratie redistributive conduisent à une
augmentation de la redistribution et à une diminution de l’accumu-
lation du capital. Alternativement, trop d’inégalités peuvent condui-
re à une redistribution brutale menée par la collectivité ou par des
individus. D’autres hypothèses (économies d’échelle sur les marchés
de biens notamment) ont également été avancées dans la littérature.
Ces différentes hypothèses sont rapidement examinées ci-après.

Imperfections du marché du crédit


Ce courant de recherche prédit une corrélation négative entre les
inégalités de richesse et la croissance économique, basée sur un méca-
nisme très simple. Prenons une société où les riches ont accès à un
marché du crédit avec un taux d’intérêt annuel de 10 % alors que les
pauvres, par manque de garanties collatérales, ont un taux d’intérêt
de 50 %. En l’absence de contrainte quantitative sur le marché du
crédit, cette segmentation signifie que tous les projets ayant un taux
de rentabilité de 10 % ou plus proposés par les individus du premier
groupe sont effectivement entrepris alors que, parmi les projets pro-
posés par les individus du second groupe, ne seront acceptés que ceux
présentant un taux de rentabilité supérieur ou égal à 50 %.
L’inefficacité est patente lorsque que les projets du second groupe
DOSSIER

ayant un taux de rentabilité juste inférieur à 50 % – et supérieur à


10 % – restent inexploités. Pourtant, s’il y avait redistribution des
richesses du premier groupe vers le second, les plus pauvres auraient
moins besoin d’emprunter et pourraient lancer des projets ayant un
taux de rentabilité légèrement inférieur à 50 %. Dans ce cas, la redis-
tribution des riches aux pauvres engendre davantage d’investisse-
ments et/ou un taux supérieur de rentabilité du capital.

Afrique contemporaine - Automne 2004 43


La croissance et son impact sur la pauvreté et les inégalités

Cet argument adapté de Piketty (1997) s’applique à plusieurs situa-


tions, sachant que le non-accès des pauvres à l’emprunt (manque de
garanties collatérales ou imperfections du marché du crédit) et leur
faible niveau initial de richesse les empêchent de saisir des occasions
d’investissement qui seraient plus profitables à la société et à eux-
mêmes que d’autres investissements réalisés ailleurs. Ainsi, les popu-
lations démunies n’ont pas les mêmes chances dans la vie que les plus
riches, car elles ne peuvent pas éduquer leurs enfants, aussi doués
soient-ils, ni obtenir des prêts pour monter une affaire ou adhérer à
une assurance. Les pays caractérisés par un indice numérique de pau-
vreté élevé ou une distribution inégale des richesses sous-utilisent
donc leur potentiel de croissance davantage que les pays comptant
moins de pauvres ou caractérisés par une distribution plus équitable.

On trouve des versions formalisées de cet argument notamment dans


les modèles de Galor et Zeira (1993), de Banerjee et Newman (1993),
et de Aghion et Bolton (1997). Dans ces modèles, le crédit est ration-
né à cause d’informations asymétriques, ce qui pèse sur la capacité des
pauvres et, parfois, de la classe moyenne à choisir librement leurs
activités ou leurs investissements – situation qui, à son tour, influen-
ce l’évolution des inégalités et du résultat global. Certains modèles
(Banerjee et Newman, 1993 ou Galor et Zeira, 1993) supposent que
l’accumulation indéfinie des richesses est impossible de sorte que les
«trappes à pauvreté» perdurent. A l’opposé, s’il n’y a pas d’exclusion,
les inefficacités sont temporaires. Les populations économiseront et
leurs richesses augmenteront avec le temps. Tôt ou tard, ils seront
libérés des contraintes du crédit car ils auront un financement colla-
téral suffisant pour devenir entrepreneurs et envoyer leurs enfants à
l’école et au collège s’ils le souhaitent (Ray, 1998).

Ces modèles ne nous disent rien quant à l’origine de ces fortes inéga-
lités, mais ils laissent supposer qu’elles peuvent durer indéfiniment,
entraînant une production inefficiente et un ralentissement de la
croissance. La même économie afficherait des taux de croissance dif-
férents s’il était possible de redistribuer les richesses sans aucun coût.

Redistribution dans un contexte démocratique


DOSSIER

D’autres chercheurs prédisent une corrélation positive entre les


inégalités et les taux moyens d’imposition. C’est par cette voie que
les premières études empiriques (Persson et Tabellini, 1994 ; Alesina
et Rodrik, 1994) ont tenté d’expliquer pourquoi des inégalités
accrues provoquaient un ralentissement de la croissance. Lorsque le
droit de vote est étendu à la majorité des citoyens, le taux de redis-

44 Afrique contemporaine - Automne 2004


La croissance et son impact sur la pauvreté et les inégalités

tribution est décidé par l’électeur moyen et cela détermine, directe-


ment ou indirectement, le taux de croissance de l’économie. Ces
modèles partent de l’hypothèse suivante : premièrement, les sociétés
plus inégales génèrent davantage de redistribution que les sociétés
plus égalitaires et, deuxièmement, la redistribution réduit les moti-
vations à investir et ralentit la croissance économique en raison des
effets de distorsion fiscale (facteurs dissuasifs pour travailler ou pour
épargner).

Toutefois, la réalité en matière d’imposition semble démentir l’hypo-


thèse selon laquelle la fiscalité serait plus lourde dans les pays à fortes
inégalités. Perotti (1996) montre même que l’impact du système fis-
cal dans de nombreux pays fortement inégalitaires est en fait plus
faible. Cette contradiction apparente entre la théorie et ce constat
peut s’expliquer par le jeu d’influences politiques hétérogènes, l’élec-
teur «décisif» ou «pivot» n’étant pas nécessairement l’électeur
«moyen», même dans des pays qui sont officiellement des démocra-
ties. Si l’électeur «décisif» a un revenu plus élevé que la moyenne, il
sera favorable à une distribution réduite6. Dans ces conditions, il
semble important de savoir dans quelle mesure les inégalités de la
distribution des ressources dans une société déterminent en même
temps la nature du processus décisionnaire public et l’identité de
l’électeur «décisif»7.

Redistribution par le biais du conflit social


Le conflit social et l’instabilité politique sont d’autres voies suscep-
tibles de relier inégalités et efficacité ou croissance. Alesina et Perotti
(1996) affirment que les inégalités peuvent réduire la stabilité poli-
tique ce qui, à son tour, entraîne une baisse de l’investissement en
deçà des niveaux optimaux. Selon Rodrik (1997), les pays victimes
des plus forts ralentissements économiques après 1975 sont ceux
dont les sociétés étaient divisées et qui étaient dotés d’institutions
faibles, ces facteurs interdisant à leurs systèmes politiques de réagir
efficacement à des chocs externes. Les niveaux de violence, mesurés
par les taux d’homicides, ont récemment beaucoup augmenté dans
les deux régions du monde les plus inégalitaires (Afrique subsaha-
DOSSIER

rienne et Amérique latine) et dans les régions où les inégalités se sont


creusées le plus vite (Asie centrale, Europe orientale et Russie).
Bourguignon (1999) et d’autres ont documenté l’importance gran-
6) Cet argument est développé par Bénabou (1996).
7) Une nouvelle catégorie de modèle est obtenue en rendant l’électeur «décisif» endogène. Voir par
exemple Acemo¤lu et Robinson 1996 ; Ades et V erdier 1996 ; Robinson, 1998 ; Bourguignon et Verdier
2000a, 2000b.

Afrique contemporaine - Automne 2004 45


La croissance et son impact sur la pauvreté et les inégalités

dissante du fardeau économique et social imposé à la société par cette


montée de la violence, aussi bien en termes de coûts directs (vies et
ressources médicales) que de coûts d’opportunité privés et publics
(ressources détournées vers d’autres activités pour prévenir et com-
battre le crime).

D’autres arguments théoriques peuvent être invoqués pour justifier


une relation négative entre la distribution des ressources, l’efficacité
économique et la croissance. L’un d’entre eux, qui complète un argu-
ment développé dans les années 1970, s’appuie sur l’existence d’éco-
nomies d’échelle pour certains biens de consommation, qui ne pour-
raient pas être exploitées si les inégalités en réduisaient la demande
(Shleifer et Vishny, 1998).

Mais tous les arguments théoriques ne vont pas dans la même direc-
tion. De fait, il est impossible de rejeter a priori l’ancien argument de
Kaldor selon lequel la redistribution des riches vers les pauvres risque
de réduire le taux d’épargne globale dans l’économie.

Des tentatives de vérification empirique par le biais de «régressions


de croissance» (les variables d’inégalités étant à droite) ont donné des
résultats ambigus, voire contradictoires. Les résultats initiaux basés
sur des analyses transversales semblaient suggérer que, au cours des
20 à 30 dernières années, les pays plus inégalitaires avaient tendance
à croître plus lentement. Mais des problèmes tout à fait similaires à
ceux rencontrés avec la courbe de Kuznets sont apparus. Tout
d’abord, ce résultat dépendait beaucoup de l’échantillon choisi et des
données d’inégalités utilisées. Ensuite, il était fortement influencé
par les effets fixes propres à chaque pays : ainsi, la prise en compte des
régions suffisait à rendre les inégalités insignifiantes (Deininger et
Squire, 1996). Naturellement, des modèles intégrant la présence
d’effets fixes ont également été évalués sur la base de données décen-
nales sur la croissance et les inégalités initiales d’un pays (Forbes,
2000 ; Zou, 1998). Cependant, les estimations correspondantes ont
fait apparaître par la suite une corrélation positive entre les inégali-
tés et la croissance, comme avec l’argument de Kaldor. Globalement,
il est donc juste de dire que les données agrégées disponibles ne sont
DOSSIER

pas probantes.

On doit également reconnaître que les régressions sur données de


panel, dont on peut supposer qu’elles tiennent compte des biais dus
à la présence d’effets fixes, donnent parfois à lieu à «surinterpréta-
tions». Ce n’est pas parce que les inégalités de l’année t servent à
expliquer la croissance entre les années t et t+10 que l’on peut consi-
dérer les inégalités comme étant «exogènes». Certains déterminants

46 Afrique contemporaine - Automne 2004


La croissance et son impact sur la pauvreté et les inégalités

communs non observés peuvent en réalité se cacher derrière les deux


séries d’observations et aucun argument ne sera assez convaincant
pour corriger le biais d’endogénéité qui en résulte8. Pour être capable
d’identifier l’effet des inégalités sur la croissance, il faudrait donc
pouvoir compter sur des composantes véritablement exogènes dans
les variables d’inégalités. Mais quand et où pareille variation «exogè-
ne» des inégalités s’est-elle déjà produite ?

Deux voies permettent de sortir de l’impasse de l’analyse transversa-


le agrégée : la première consiste à essayer d’évaluer les modèles
«structurels» qui sous-tendent la relation inégalités-croissance, y
compris en incluant dans l’analyse une certaine formalisation des
hypothèses évoquées ici sur les conséquences distributives de la crois-
sance. Il s’agit là d’un travail considérable et il n’est pas certain que
toutes les données nécessaires soient actuellement disponibles.

La seconde méthode consisterait à étudier si les mécanismes micro-


économiques qui sous-tendent les hypothèses précédentes se vérifient
ou non, puis à estimer approximativement l’effet agrégé probable sur
la croissance des différents types de redistribution. Ainsi pour l’hy-
pothèse de l’imperfection du marché du crédit, il suffirait d’identifier
l’écart entre le produit marginal du capital (capital humain éventuel-
lement) dans les franges les plus pauvres de la société (disons dans le
secteur informel) et dans le reste de l’économie. Des calculs simples
devraient alors nous permettre de déterminer jusqu’à quel point les
imperfections du marché du crédit contribuent à l’inefficacité de
l’économie et ce qu’il y aurait à gagner à éliminer ces imperfections
en redistribuant les richesses. Cette piste ne semble pas avoir été
encore suffisamment étudiée. C’est pourtant sans doute la seule
manière de confirmer l’hypothèse théorique qui veut que trop d’in-
égalités nuisent à la croissance et selon laquelle les inégalités tendent
à se perpétuer.

Portée – et rôle – de la redistribution dans le


développement
DOSSIER

Quels enseignements peut-on tirer de tout cela pour définir des poli-
tiques économiques ou, plus précisément, une politique de redistri-
bution ? A première vue, ces arguments devraient déboucher sur un
8) A cet égard, il n’est pas évident de savoir si les valeurs retardées d’inégalités et de croissance utilisées
dans les estimations par la méthode des moments généralisés (MMG) sont des instruments valables. Elles
pourraient aussi être influencées par les mêmes variables non observées comme les inégalités et la crois-
sance contemporaines.

Afrique contemporaine - Automne 2004 47


La croissance et son impact sur la pauvreté et les inégalités

scénario vertueux : la redistribution progressive des revenus pendant


un certain temps accélère la réduction de la pauvreté pour des
modèles et des rythmes de croissance donnés. Si l’on interprète litté-
ralement la relation potentiellement négative entre inégalités et
croissance, cette stratégie de redistribution devrait stimuler la crois-
sance. Il suffirait alors de disposer d’instruments de politique écono-
mique garantissant que cette croissance profite aux pauvres (c’est-à-
dire réduit les inégalités) pour que le processus vertueux s’enclenche
et provoque une accélération de la croissance et de la réduction de la
pauvreté ainsi qu’une contraction des inégalités.

C’était jusqu’à récemment l’interprétation que l’on pouvait donner à


l’idée que l’égalité pouvait être favorable à la croissance : «la réduc-
tion des inégalités grâce à la redistribution des richesses ou par la sti-
mulation d’une croissance ‘favorable aux pauvres’ entraînera une
croissance durable». Malheureusement, cela n’a rien à voir avec les
conclusions que nous pouvons tirer des arguments évoqués pour jus-
tifier l’influence néfaste des inégalités sur la croissance. Ces argu-
ments et leurs implications mettent en jeu des aspects plus subtils
dont nous devons tenir compte.

Les arguments récapitulés plus haut tendent simplement à suggérer


que la redistribution des richesses des riches vers les moins riches
peut avoir un impact positif sur la croissance – soit en corrigeant les
imperfections du marché du crédit qui empêchent certains investis-
sements productifs, soit en abaissant le taux d’imposition, soit enco-
re en supprimant d’autres mécanismes de distorsion de redistribution
des revenus. Ce qui importe ici, c’est le fait que la redistribution des
richesses, et non celle du revenu, peut produire cet effet favorable sur
l’efficacité de l’économie et sur la croissance. De fait, les transferts de
revenu (lorsqu’il ne s’agit pas de sommes forfaitaires) auraient exac-
tement l’effet inverse sur la croissance. En abaissant la rentabilité
espérée liée à l’acquisition du capital physique et humain, ils pour-
raient provoquer des distorsions dans l’économie, réduire l’épargne et
l’investissement et, par conséquent, le taux de croissance. Pour être
efficace et stimuler la croissance, la redistribution doit porter sur les
richesses plus que sur le revenu courant ou, éventuellement, les
dépenses de consommation
DOSSIER

Il est peu probable qu’une telle redistribution directe des richesses


soit réalisable sans coût. La redistribution d’un bien ne peut interve-
nir que dans certaines circonstances exceptionnelles qui impliquent
souvent des violences politiques et qui sont difficilement envisa-
geables comme options stratégiques. La réforme agraire est un
exemple intéressant. Aujourd’hui, peu de programmes envisagent

48 Afrique contemporaine - Automne 2004


La croissance et son impact sur la pauvreté et les inégalités

une redistribution autoritaire des terres. Ils reposent plutôt sur des
opérations subventionnées sur le marché foncier. En général, la terre
est achetée à de gros propriétaires à un prix estimé comme étant le
prix du marché. Elle est ensuite vendue aux paysans sans terre ou à
de petits propriétaires, avec la mise en place d’un plan de crédit sub-
ventionné. Globalement, l’opération se situe entre un transfert de
richesses et un transfert de revenu. Les impôts prélevés (en général
sur l’ensemble de la population) pour financer les subventions de cré-
dit sont un transfert typique de revenu avec effets de distorsion évi-
dents. La part de subvention dans le crédit contribue nettement à
l’accumulation des richesses chez les paysans pauvres9.

Plus généralement, il convient de souligner le paradoxe révélé par les


arguments théoriques selon lesquels la redistribution des richesses,
mais non du revenu, renforce l’efficacité économique et la croissance.
Ce paradoxe découle du fait que la redistribution des richesses
implique généralement des transferts de revenu sous forme de
sommes non forfaitaires qui, eux, peuvent avoir des effets négatifs sur
l’efficacité et la croissance. A long terme, l’effet positif du transfert
des richesses pourrait bien être plus fort que l’effet négatif du trans-
fert de revenu. Cela dépend sans doute avant tout de l’importance
relative de la part d’accumulation des richesses dans les politiques de
redistribution envisagées.

Deux remarques finales s’imposent alors. La première concerne le fait


que même les purs transferts de revenu ont en général des retombées
sur l’accumulation des richesses. La seconde a trait à l’apparition
récente dans la panoplie des décideurs de ces fameux «transferts intel-
ligents». Les purs transferts de revenu sont-ils réellement si mau-
vais ? Jusqu’à ces derniers temps, l’accent était généralement mis sur
les conséquences négatives des transferts de revenu en raison de leurs
effets néfastes sur l’offre de travail ainsi que sur l’épargne des bénéfi-
ciaires du transfert et des contribuables – effets qui étaient encore
renforcés par la fuite naturelle des bénéfices vers des groupes non
ciblés. Comme l’a indiqué Ravallion (2003b), cette idée est à présent
remise en question, en partie à la suite des études citées plus haut et
en partie parce que de nouveaux résultats empiriques ont été obtenus.
DOSSIER

Dans la mesure où les bénéficiaires peuvent améliorer leur niveau de


vie, les transferts de revenu ont des chances de contribuer à l’accu-
mulation du capital humain – grâce par exemple à une meilleure ali-
mentation. Dans ces circonstances, les «purs» transferts de revenu

9) Pour une analyse complète des réformes agraires, voir la Banque mondiale (2003b).

Afrique contemporaine - Automne 2004 49


La croissance et son impact sur la pauvreté et les inégalités

conduisent en apparence à une forme particulière d’accumulation des


richesses parmi les pauvres. L’assurance constitue une autre voie par
laquelle les transferts de revenu peuvent également avoir une réper-
cussion sur les actifs détenus par les pauvres. En effet, de nombreux
économistes considèrent désormais qu’avec l’extrême volatilité
macro-économique actuelle, les transferts ciblés peuvent être utiles
pour la protection sociale. Ils peuvent aussi contribuer à la croissance
pro-pauvres (celle qui réduit la pauvreté notamment) en évitant des
phases de «désépargne» – qui se traduirait par exemple par de la
déscolarisation – ou en aidant les pauvres exclus du crédit à devenir
des travailleurs productifs ou à saisir des opportunités pour s’instal-
ler à leur compte.

Il est également possible de développer des arguments en faveur des


«transferts intelligents», comme dans les programmes PROGRE-
SA/Oportunidades (Mexique) et Bolsa Escola/Bolsa Familia (Brésil). Il
s’agit là pour l’essentiel de programmes de transfert de revenu sous
condition : les prestations sont liées à la scolarisation d’une classe
d’âge donnée et à un suivi médical régulier (deux fois par an). Pour
les ménages qui auraient de toutes façons envoyé leurs enfants à l’éco-
le et rendu visite au médecin, ces programmes sont de purs transferts
de revenu. Ils contribuent cependant pour les autres à une véritable
accumulation de capital humain, à condition bien sûr que l’éducation
et les services de santé proposés puissent répondre à l’augmentation
de la demande ainsi induite. Une évaluation rigoureuse de ces pro-
grammes a montré qu’ils avaient réellement augmenté le taux de sco-
larisation et l’état sanitaire des populations ciblées (Skoufias et
Parker, 2001, pour le programme PROGRESA ; Bourguignon,
Ferreira et Leite, 2003, pour Bolsa Escola ; ainsi que la discussion
générale de la Banque mondiale, 2003a).

La possibilité d’utiliser efficacement ces outils de redistribution pour


modifier la distribution du capital physique et humain dans l’économie
est un acquis important dont les décideurs politiques devraient s’ins-
pirer. Au vu du cadre analytique développé dans la précédente section,
cela signifie que les éventuelles conséquences néfastes de la croissance
sur la distribution du revenu peuvent être corrigées par la redistribu-
tion à un coût inférieur, voir négatif. Ensuite, cette redistribution est
DOSSIER

susceptible de rendre la croissance future plus favorable aux franges les


plus pauvres de la société. Des expériences intéressantes sont en cours
dans plusieurs pays, suivies de près par les chercheurs. La communau-
té des chercheurs en économie du développement mettra du temps à en
évaluer les implications mais les résultats déjà obtenus font naître l’es-
poir que la complémentarité entre croissance et équité pourrait être
mieux exploitée dans les stratégies de développement.

50 Afrique contemporaine - Automne 2004


La croissance et son impact sur la pauvreté et les inégalités

Nous voyons bien ainsi, à la lumière des nouvelles théories sur les
coûts sociaux des risques non assurés et des inégalités n’ayant pas fait
l’objet de traitement social, que nous devons approfondir notre com-
préhension des transferts ciblés pour pouvoir répondre à cette ques-
tion : étant donné les obstacles auxquels sont confrontés les pays à
faible revenu, une redistribution efficace peut-elle fonctionner dans la
réalité ? De nombreux constats vont dans le sens des arguments théo-
riques avancés plus haut, mais des recherches complémentaires sont
nécessaires.

Qu’en est-il des programmes de redistribution des actifs ? Leur faisa-


bilité sera largement fonction du contexte politique, les schémas de
redistribution devant se conformer aux réalités politiques. Alors que
l’on pourrait attendre qu’une redistribution exogène des richesses
induise, dans des sociétés autoritaires et à croissance lente, certains
bénéfices sociaux, cette option serait vivement combattue par les
élites. Pareille redistribution n’est donc pas réaliste.

Nous avons beaucoup appris au cours des dernières années sur l’éco-
nomie politique de la redistribution des actifs. La redistribution peut
être nécessaire pour la croissance. Sans transferts de la part des classes
à fort revenu et politiquement actives, les coûts fixes d’éducation et
les contraintes de liquidité empêchent les pauvres d’accéder à l’ins-
truction. Mais il est peu probable que les pauvres arrivent à se mobi-
liser pour exiger davantage de transferts. La participation politique
dépend du niveau d’éducation ou de revenu des acteurs économiques.

Les mécanismes de redistribution des actifs sont plus généraux qu’ils


ne le paraissent. Les mécanismes analysés ci-dessus dans le contexte
de l’éducation et des droits politiques fonctionnent dans d’autres
contextes d’économie politique, comme ceux d’une réforme du com-
merce ou d’une réforme agraire. Les arguments sont en fait valables
pour toute réforme économique ou toute politique qui renforcerait
les avantages économiques de l’élite en place, mais qui réduirait
parallèlement le pouvoir politique de cette même élite en permettant
à de nouveaux segments de la société d’émerger comme «force poli-
tique» et de demander une redistribution vers les bas revenus.
DOSSIER

Les conditions initiales sont elles aussi importantes. Les niveaux ini-
tiaux de revenu par habitant (inégalités initiales de revenu) jouent
positivement ou négativement sur la probabilité de démocratisation
d’un pays et sur son taux de croissance moyen dans un délai donné.
Les niveaux initiaux de revenu par habitant influencent positivement
ou négativement le rythme de la démocratisation (achevée) des pays
qui connaissent une transition démocratique.

Afrique contemporaine - Automne 2004 51


La croissance et son impact sur la pauvreté et les inégalités

La stratification sociale ne peut pas être dissociée des changements


dans les institutions politiques. L’élite au pouvoir peut contribuer à
l’émergence d’une classe moyenne simplement pour des raisons
d’économie politique. Dans certaines circonstances, l’élite peut être
incitée à «favoriser» stratégiquement l’émergence d’une classe
moyenne restreinte en fournissant l’accès à l’éducation. Cela lui per-
met de récolter les bénéfices d’une croissance économique accrue ali-
mentée par l’accumulation de capital humain, tout en atténuant le
risque d’expropriation après une démocratisation partielle ou totale.
Le processus de stratification sociale est donc inséparable, dans une
perspective historique, du processus de transition politique.

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