Вы находитесь на странице: 1из 275

Alexandre, R (général). Avec Joffre d'Agadir à Verdun : souvenirs 1911-1916. 1932.

1/ Les contenus accessibles sur le site Gallica sont pour la plupart des reproductions numériques d'oeuvres tombées dans le domaine public provenant des collections de la
BnF.Leur réutilisation s'inscrit dans le cadre de la loi n°78-753 du 17 juillet 1978 :
*La réutilisation non commerciale de ces contenus est libre et gratuite dans le respect de la législation en vigueur et notamment du maintien de la mention de source.
*La réutilisation commerciale de ces contenus est payante et fait l'objet d'une licence. Est entendue par réutilisation commerciale la revente de contenus sous forme de produits
élaborés ou de fourniture de service.

Cliquer ici pour accéder aux tarifs et à la licence

2/ Les contenus de Gallica sont la propriété de la BnF au sens de l'article L.2112-1 du code général de la propriété des personnes publiques.

3/ Quelques contenus sont soumis à un régime de réutilisation particulier. Il s'agit :

*des reproductions de documents protégés par un droit d'auteur appartenant à un tiers. Ces documents ne peuvent être réutilisés, sauf dans le cadre de la copie privée, sans
l'autorisation préalable du titulaire des droits.
*des reproductions de documents conservés dans les bibliothèques ou autres institutions partenaires. Ceux-ci sont signalés par la mention Source gallica.BnF.fr / Bibliothèque
municipale de ... (ou autre partenaire). L'utilisateur est invité à s'informer auprès de ces bibliothèques de leurs conditions de réutilisation.

4/ Gallica constitue une base de données, dont la BnF est le producteur, protégée au sens des articles L341-1 et suivants du code de la propriété intellectuelle.

5/ Les présentes conditions d'utilisation des contenus de Gallica sont régies par la loi française. En cas de réutilisation prévue dans un autre pays, il appartient à chaque utilisateur
de vérifier la conformité de son projet avec le droit de ce pays.

6/ L'utilisateur s'engage à respecter les présentes conditions d'utilisation ainsi que la législation en vigueur, notamment en matière de propriété intellectuelle. En cas de non
respect de ces dispositions, il est notamment passible d'une amende prévue par la loi du 17 juillet 1978.

7/ Pour obtenir un document de Gallica en haute définition, contacter reutilisation@bnf.fr.


Général R. ALEXANDRE

AVEC

JOFFRE

D'AGADIR

A VERDUN

EDITIONS BERGER-LEVRAULT
LE GÉNÉRAL
JOFFREET LE COLONEL EN MAI1915
ALEXANDRE,
AVEC

D'AGADIR

A VERDUN
Général R. ALEXANDRE

D'AGADIR

A VERDUN

SOUVENIRS

1911 — 1916

PARIS
ÉDITIONS BERGER-LEVRAULT
S, rue Auguste-Comte (VIe)
1932
PARIS. 1932
COPYRIGHTBY ÉDITIONSBERGER-LEVRAULT,

Tous droits de reproduction, de traduction et d'adaptation réservés


pour tous pays.
NOTICE BIOGRAPHIQUE

Le général Georges-René Alexandre, né en 1864 à Paris, fit


ses études au lycée Condorcet, entra à l'École polytechnique
en 1884 et en sortit dans l'arme de l'artillerie. Après deux
années passées à l'École d'application à Fontainebleau, il fut
lieutenant successivement aux 22e, 31e et 15e régiments, puis
entra à l'École supérieure de Guerre en 1894.
Il servit ensuite à l'état-major de la 4e région, puis à l'état-
major du gouverneur de Briançon.
Il commanda une batterie au 13e régiment, un groupe au 17e
et fut appelé ensuite à l'École de Guerre comme professeur au
cours d'artillerie, puis à celui de tactique générale jusqu'au
moment où le général Joffre le prit dans son état-major.
Le général Alexandre, mobilisé au G. Q. G., prit par la suite
le commandement de l'artillerie du 20e corps, et ensuite celui
de l'artillerie de la 8e armée. Il termina sa carrière en 1926
comme commandant de l'artillerie du 6e corps, à Metz, et mou-
rut en 1931 à Versailles où il s'était retiré.
Dans le présent volume, le général Alexandre rappelle ses
souvenirs de la période de sa vie militaire qu'il a passée auprès
du maréchal Joffre avant la guerre et pendant les deux pre-
mières années de la guerre.
INTRODUCTION

Ces « souvenirs » commencent au mois de juillet


1911, au moment où je fus nommé au Cabinet du chef
d'État-Major général, et se terminent en février 1916,
à mon départ du Grand Quartier général pour aller
prendre le commandement de l'artillerie du 20e corps
d'armée. Ils comprennent ainsi une période de quatre
ans et demi, pendant laquelle je me suis trouvé, par
mes fonctions mêmes, au coeur des événements les
plus tragiques peut-être de notre histoire.
Du printemps 1916 à la fin de la guerre, j'ai assisté
à la plupart des batailles qui se sont livrées sur notre
front — Verdun, la Somme, l'Aisne, la contre-offensive
de 1918 — mais en simple exécutant. Mes souvenirs
ont donc surtout un intérêt personnel et je ne les
reproduirai que plus tard, si je le crois utile et s'il
m'en reste le loisir.

De 1911 à 1914, je n'ai pris aucune note : la pre-


mière partie de ces « souvenirs » a donc été écrite de
mémoire, mais j'ai contrôlé, dans la mesure du pos-
sible, les faits que je rapporte. Je m'excuse des erreurs
que j'ai pu commettre.
A partir du 1er août 1914, j'ai résumé presque cha-
que jour, en quelques mots, les événements ou inci-
dents de la journée. La deuxième et la troisième partie
VIII INTRODUCTION

de mes souvenirs reproduisent ces notes quotidiennes,


complétées par quelques considérations d'ordre géné-
ral.

Dans les pages qui suivent, je n'ai pas l'intention


de faire, après de nombreux écrivains plus qualifiés
et mieux documentés, l'historique des, événements
qui ont précédé la crise de 1914 et de ceux qui se sont
déroulés sur notre front ou en Orient, pendant les
dix-huit premiers mois de la guerre. J'ai cherché seu-
lement à donner une notion exacte des obstacles
rencontrés par le Commandement, de 1911 à 1914,
dans ses efforts pour préparer une lutte dont il sentait
rimminence et de ceux auxquels il se heurta, au cours
même des opérations, pour en assurer la direction
effective. J'ai voulu ensuite montrer comment, dans
cette seconde période, les péripéties du drame étaient
connues du Grand Quartier général et quelles impres-
sions elles y faisaient naître. On verra combien il
fut difficile, malgré l'afflux incessant des comptes
rendus de l'avant et des renseignements de l'arrière,
de se faire une idée nette de la situation générale,
des intentions de l'ennemi, du résultat des attaques,
de l'importance relative des événements journaliers.
On comprendra ainsi pourquoi notre conception de
l'ensemble de la situation différa tarit de celle que
l'on avait à l'arrière, loin des incidents et des incer-
titudes de la lutte, pourquoi aussi elle n'eut rien de
commun avec l'image que l'on s'en fait aujourd'hui
dans le silence et la tranquillité de la paix.

Quelques-uns des jugements portés sur les hommes


et les faits s'écartent de ceux qui ont cours : la légende
INTRODUCTION IX

précède l'histoire, surtout quand il s'agit d'une tra-


gédie où se sont entrechoqués tant de passions et
d'intérêts opposés. Ce que je peux affirmer, c'est que
je n'ai eu en vue que la vérité, au moins telle que je
l'ai pu connaître. Il appartiendra aux générations
futures de contrôler les assertions des contemporains
et d'en tirer des conclusions définitives. Dès mainte-
nant, l'avant-guerre et la guerre elle-même sont assez
loin de nous pour qu'on puisse, semble-t-il, en parler
sans rancune et sans passion : c'est ce que j'ai tenté
de faire.

1929-1930.
PREMIÈRE PARTIE

L'AVANT-GUERRE

(Juillet 1911 —
Juillet 1914)

AVECJOFFRE
CHAPITRE I

DE L'ÉCOLE MILITAIRE
AU BOULEVARD DES INVALIDES

Le 1er juillet 1911, l'ambassadeur allemand à Paris fai-


sait connaître à notre ministre des Affaires étrangères,
M. de Selves, qu'en raison des troubles menaçants dans le
sud du Maroc, où des sujets du Reich avaient des intérêts
importants, son Gouvernement avait décidé l'envoi d'un
navire de guerre à Agadir.
Le conflit, dont la première manifestation avait été,
en 1905, le débarquement de Guillaume II à Tanger, et
que la Conférence d'Algésiras n'avait que provisoirement
aplani, conflit ouvert à nouveau en 1908 par l'incident des
déserteurs de Casablanca et, au début de 1911, par l'inter-
vention de nos troupes à Fez, prenait ainsi un aspect des
plus graves et nous mettait subitement en face d'une
situation très sérieuse.

Quelques jours après, le Gouvernement décidait de rele-


ver de ses fonctions le général Michel, vice-président du
Conseil supérieur de la guerre et généralissime désigné.
Le ministre de la Guerre, M. Messimy, s'adressait, pour
le remplacer, au général Pau, glorieux blessé de 1870, dont
le prestige était grand dans l'armée et aussi dans le pays.
Obéissant à des influences dont l'origine ne peut être que
soupçonnée, le général mit à son acceptation des condi-
tions qui parurent inadmissibles. Il exigeait que le Gouver-
4 AVEC JOFFRE D' AGADIR A VERDUN
nement s'engageât de façon officielle à le consulter obliga-
toirement sur toutes les nominations d'officiers généraux.
Le ministre, tout en l'assurant que, personnellement, il
ne manquerait pas de prendre ses avis à ce sujet et de les
suivre autant qu'il serait possible, lui montra que l'enga-
gement demandé ne pouvait être souscrit et qu'il n'avait
pas le droit de se porter garant pour ses successeurs.
Le général Pau persista dans son attitude et refusa défi-
nitivement le poste qui lui était offert. Sur ses indications,
le choix du Gouvernement se porta sur le général Joffre,
depuis un an membre du Conseil supérieur de la guerre,
et désigné pour remplir, à la mobilisation, les fonctions de
directeur de l'arrière.
Sa nomination ne parut pas immédiatement à l'Officiel,
car, d'un commun accord, le ministre et le général Joffre
jugèrent préférable de la faire précéder d'un décret réor-
ganisant le Haut Commandement. Elle fut néanmoins
connue immédiatement au ministère et dans les milieux
militaires de Paris.

J'étais alors, depuis juillet 1910, professeur adjoint du


cours de tactique générale à l'École de guerre. Déjà, en
1903, comme capitaine au 13e régiment d'artillerie, je
m'étais trouvé sous les ordres du général Joffre qui, à son
retour de Diégo-Suarez, avait été nommé au commande-
ment de la brigade de Vincennes. Je crois que son atten-
tion ne s'était en aucune façon portée sur moi. Quelques
années plus tard, il commandait le 2e corps d'armée, à
Amiens, alors que je faisais mon temps de troupe comme
chef d'escadron à La Fère, dans un régiment relevant
directement de lui. A plusieurs reprises, à des écoles à feu
de réservistes dont on m'avait donné la direction, aux
manoeuvres d'automne de la brigade d'infanterie de Saint-
Denis, où je commandais l'artillerie, j'avais eu l'occasion
de l'approcher et de l'entretenir assez longuement des
questions relatives à l'emploi de mon arme. Mes deux
L' AVANT-GUERRE 5

années de commandement terminées, en 1910, il avait


bien voulu intervenir auprès du général Foch, comman-
dant l'École de guerre, pour me faire rentrer dans le cadre
de cette École, auquel j'avais déjà appartenu pendant
deux ans.
En somme, des relations bienveillantes, mais assez loin-
taines, de supérieur à subordonné, qui s'étaient continuées,
sans se resserrer, à Paris, où j'avais pris part, dans les
premiers mois de 1911, à un exercice sur la carte qu'il
avait organisé au Conseil supérieur de la guerre.

Aussi fus-je assez surpris quand le colonel Hallouin,


professeur titulaire de tactique générale à l'École et, par
conséquent, mon chef de file direct, me dit :
— Vous savez
que le général Joffre remplace le général
Michel. Vous devriez aller à son cabinet : il a besoin d'un
artilleur.
— J'en serais très heureux, répondis-je, car ce sera tout
à fait intéressant, mais je ne connais pas assez le général
pour lui faire une demande de ce genre.
— Eh bien, me dit Hallouin, je m'en charge.
Deux jours après, il me faisait appeler.
— Rien à faire, m'annonça-t-il. Le général veut un
artilleur plus jeune de grade que vous. Il va faire appeler
Fétizon.
— Tant pis, mon colonel, n'en parlons plus. Cela ne
m'empêchera pas d'aller féliciter le général.
Le lendemain, j'étais boulevard des Invalides (1), où
le général me reçut très aimablement, me parla de mon
avenir en termes bienveillants, mais tout à fait vagues, et
ne fit aucune allusion à la démarche du colonel Hallouin.
Le même soir, un petit bleu du commandant Gamelin
qui, depuis de longues années, servait auprès du général

(1) Les bureaux du Conseil supérieur de la guerre sont installés au 4 bis


du boulevard des Invalides.
6 AVEC JOFFRE D'AGADIR A VERDUN

Joffre, d'abord comme officier d'ordonnance, puis comme


chef de cabinet, me convoquait pour le lendemain matin
à son bureau.
A mon entrée, il m'annonça joyeusement :
— Le
général vous prend pour me remplacer : dans quel-
ques semaines, je pars pour prendre le commandement
d'un bataillon de chasseurs, à Annecy, D.
— Et moi sur une per,
qui comptais on de longue
durée, à partir du 1er août !
— Vous pouvez en faire votre deuil. Il y a du travail :
vous le verrez dès demain.
Et je l'ai vu, d'abord pendant les trois ans qui s'écou-
lèrent avant la guerre, ensuite pendant les dix-huit mois
que j'ai passés au Grand Quartier général. Ce sont les
souvenirs de ces quatre ans et demi que je vais essayer
de faire revivre.
CHAPITRE II

LE GÉNÉRAL JOFFRE

Le général Joffre était, en 1911, peu connu du grand


public et même de l'armée.
Sorti de l'arme du génie, il était resté longtemps éloigné
de la troupe et une grande partie de sa carrière s'était
écoulée aux colonies. On savait de lui l'esprit de décision
qu'il avait montré après le massacre de la colonne princi-
pale de la mission Bonnier et sa glorieuse obstination à
ne pas abandonner Tombouctou dans des circonstances
tragiques. Quelques initiés étaient seuls au courant de
l'oeuvre qu'il avait menée à bien à Diégo-Suarez pour assu-
rer la défense de cet important point d'appui de la flotte.
Si bien remplie qu'elle ait été, sa carrière ne semblait pas
l'avoir préparé à son nouveau poste.

D'allure massive, sobre de gestes, se livrant peu, ennemi


des manifestations extérieures et de la réclame, ce méri-
dional silencieux (1), aux cheveux blonds et aux yeux
bleus, ne pouvait vraiment être connu que de ceux qui
l'entouraient chaque jour. Eux seuls savaient, ou plutôt
devinaient ce qui se cachait sous ces apparences tranquilles
et même effacées : une puissance de travail formidable,
un inaltérable bon sens, une confiance absolue en soi et
dans ses collaborateurs, l'amour des responsabilités et,

(1) Le général Joffre est né à Rivesaltes (Pyrénées-Orientales), le 12 jan-


vier 1852.
8 AVEC JOFFRE D'AGADIR A VERDUN

par-dessus tout, le caractère, qui est, plus encore que


la science technique, la qualité maîtresse du véritable
chef.
Profondément dévoué, non seulement au pays, mais aussi
à la forme de son Gouvernement, loyal et sincère serviteur
de la République, il se tenait au-dessus des préjugés de
caste, de religion ou de parti. Des considérations de cet
ordre n'existaient pas pour lui et c'est dans ce beau mépris
des petites passions qui agitaient le monde politique et
l'armée qu'il faut sans doute chercher l'origine de bien
des attaques dont il a été l'objet avant et même pendant
et après la guerre (1).

A peine nommé, il se mit à l'oeuvre. Une seule idée le


dirigeait, s'imposait à lui avec une rigueur implacable :
préparer l'armée à la lutte décisive qu'elle allait avoir à
soutenir.
Il acquit très vite, en effet, la conviction que la guerre
avec l'Allemagne était certaine à très courte échéance.
Cette impression lui vint tout d'abord de l'examen de la
situation générale et des renseignements que lui fournis-
sait le 2e bureau de l'État-Major de l'armée sur ce qui se
passait de l'autre côté du Rhin, au point de vue militaire.
Elle fut fortifiée et se changea en certitude sous l'influence
de notre attaché militaire à Berlin, le colonel Pellé.
Le colonel Pellé était l'ancien chef d'état-major, à Mada-
gascar, du général Joffre qui avait en lui une confiance
absolue, confiance que les événements devaient entière-
ment justifier. D'un esprit très fin, d'une intelligence re-
marquablement vive et avertie, notre attaché militaire
avait saisi rapidement le changement que l'affaire du Maroc
avait produit dans la mentalité allemande.

(1) Il est dans la nature des rancunes politiques et des inimitiés confession-
nelles de ne jamais désarmer. Le 14 juillet 1919, il fallut une campagne de
presse pour que le maréchal Joffre fût admis à défiler sous l'Arc de Triomphe,
aux côtés des maréchaux Foch et Pétain. On l'avait oublié...
L AVANT-GUERRE 9

Jusqu'alors l'opinion publique, au moins dans les classes


influentes, finance, industrie, commerce, était restée réelle-
ment pacifique. Le développement inouï de la puissance
économique du pays absorbait toute son activité et satis-
faisait les ambitions de la majorité des Allemands, malgré
la propagande et les campagnes acharnées des panger-
manistes, appuyés sur le grand État-Major de Berlin,
dont l'influence était considérable. Le Kaiser lui-même,
en dépit de ses harangues grandiloquentes et de ses gestes
de Matamore, ne semblait avoir aucun désir de compro-
mettre la fin d'un règne jusqu'alors pacifique et heureux
pour l'Allemagne. Enfin le développement incessant de la
social-démocratie, qui réunissait les voix de 4 millions d'é-
lecteurs, pouvait être considéré comme un gage de paix
pour l'avenir. Elles devaient servir de contrepoids aux
Junkers prussiens et à leurs partisans.

La manière dont se déroula et se termina l'affaire maro-


caine (1), si brutalement engagée par la diplomatie alle-
mande en 1905, modifia profondément cet état d'esprit.
Les exaltés du parti pangermaniste avaient fait naître
dans le pays des espérances illimitées. La main-mise
prochaine sur le Maroc, particulièrement tentant pour
l'Allemagne en raison de sa situation stratégique, avec
façade sur deux mers, au débouché de l'une des routes
maritimes les plus importantes du monde, paraissait une
certitude. Elle consacrerait la première victoire du germa-
nisme dans le domaine colonial où, par la faute de Bis-
marck, il s'était laissé distancer par la France.
Quand la diplomatie allemande, mal soutenue par ses
alliés, fut obligée, en présence de notre résistance obstinée,
loyalement et efficacement appuyée par l'Angleterre, de

(1) Accord du 4 novembre 1911, reconnaissant notre protectorat sur le


Maroc, mais cédant à l'Allemagne, à travers l'Afrique équatoriale française,
deux antennes donnant à sa coloniedu Cameroun accès au Congo.
10 AVEC JOFFRE D'AGADIR A VERDUN
céder et de reconnaître nos droits, ce fut, de l'autre côté
du Rhin, une cruelle déception. A quoi servaient les sacri-
fices consentis par l'armée et par la marine, à quoi bon
entretenir la plus puissante arme de guerre du monde, s'il
fallait s'incliner devant une ancienne rivale dont on se
plaisait à proclamer la décadence?
Les vieux appétits se réveillèrent : les ambitions des
pangermanistes devinrent celles du peuple entier. On rêva
de l'extension illimitée de l'empire colonial allemand, de
l'accès à la mer libre — mer du Nord et Manche — de la
main-mise sur la Lorraine restée française et sur ses ri-
chesses minières. Ces rêves, une guerre courte et joyeuse
ne pouvait-elle les réaliser? Quand cette idée eut pénétré
dans la masse, le choc devint inévitable, il éclaterait au
moment précis que le tout-puissant État-Major jugerait
le plus favorable au point de vue militaire.
C'est ce que le colonel Pelle ne cessa de répéter dans
ses rapports officiels. Il écrivait au début de 1912 :

Nous découvrons tous les jours combien sont profonds et


durables les sentiments d'orgueil froissé et de rancunes contre
nous provoqués par les événements de l'an dernier.
Le traité du 4 novembre 1911 est une profonde désillusion.
Le ressentiment éprouvé dans toutes les parties du pays est
le même. Tous les Allemands, jusqu'aux socialistes, nous en
veulent de leur avoir pris leur part au Maroc.
Il semblait, il y a un ou deux ans, que les Allemands fussent
partis à la conquête du monde. Ils s'estimaient assez forts pour
que personne n' osât entamer la lutte contre eux. Des possibilités
indéfinies s'ouvraient à l'industrie allemande, au commerce
allemand, à l'expansion allemande.
Naturellement, ces idées et ces ambitions n'ont pas disparu
aujourd'hui. Les Allemands ont toujours besoin de débouchés,
d'expansion économique et coloniale. Ils estiment qu'ils y
ont droit, parce qu'ils grandissent tous les jours, parce que l'ave-
nir leur appartient. Ils nous regardent, avec nos 40 millions
d'habitants, comme une nation secondaire.
Dans la crise de 1911, cette nation secondaire leur a tenu
tête, et l'Empereur et le Gouvernement ont cédé. L'opinion
L'AVANT-GUERRE 11

publique ne l'a pardonné, ni à eux, ni à nous. Elle ne veut pas


qu'un pareil fait puisse se reproduire (1).

Le colonel Pellé ne se contentait pas de signaler le danger


dans ses rapports officiels : il le confirmait au général
Joffre dans des lettres particulières et dans des entretiens
qu'il avait avec lui, à chacun de ses voyages à Paris.
Quand, en 1913, Pelle, demandé comme chef d'état-
major par le général Lyautey, fut remplacé à Berlin par le
lieutenant-colonel Serret, celui-ci eut des impressions iden-
tiques. C'est lui qui, avec son collègue de Faramond,
attaché naval, fournit à M. Jules Cambon, notre ambassa-
deur, les renseignements qui lui ont permis d'établir les
rapports prophétiques reproduits dans la première partie
du Livre jaune de 1914.

La conviction du général Joffre était faite : bien qu'il


n'en parlât jamais à son entourage, nous eûmes à plusieurs
reprises l'occasion de nous en rendre compte. Je dirai
plus loin comment il me le confirma au moment de l'éla-
boration de la loi de trois ans. Un incident amusant me
la dévoila, dès le printemps de 1912.
Tous les matins, les officiers de son cabinet venaient,
à tour de rôle, l'attendre à la porte d'Auteuil (il demeurait
alors rue Michel-Ange), pour l'accompagner dans sa pro-
menade à cheval. Un jour, ce devait être en juin, comme
nous passions ainsi derrière les tribunes de Longchamp,
je me pris à rire et, sur la demande du général, lui expli-
quai les motifs de cette manifestation.
— Je pense, lui dis-je, à la prochaine revue du 14 juillet.
Ce jour-là est pour moi un des plus agréables de l'année.
Pendant que, dès la première heure, vous accompagnez
le Président de la République, je reste tranquillement dans
mon lit, sans me soucier des pompes officielles. J'ai si

(1) Voir Livre jaune de 1914, pages 3 et 4.


12 AVEC JOFFRE D'AGADIR A VERDUN
souvent défilé à Longchamp que je n'éprouve plus grand
désir de voir défiler les autres.
— Oh! me la revue, la revue... oui, à condi-
répondit-il,
tion qu'elle ait lieu !
— Et
pourquoi n'aurait-elle pas lieu?
— Si nous avons la
guerre.
— La guerre, mon général. Vous n'y pensez pas?...
— Si, j'y pense, j'y pense même toujours : nous l'aurons,
je la ferai, je la gagnerai. J'ai toujours réussi dans ce que
j'ai fait, comme au Soudan. Il en sera encore ainsi.
— Alors, mon
général, ce sera pour vous le bâton de
maréchal.
— Mais oui, me avec tranquillité.
répondit-il
CHAPITRE III

LE HAUT COMMANDEMENT
ET LES ÉTATS-MAJORS

Comme nous l'avons vu, le premier soin du général


Joffre, même avant que sa nomination ait paru à l'Officiel,
fut d'obtenir une réorganisation du Haut Commandement,
destiné à faciliter la préparation à la guerre.
Jusqu'alors ses prédécesseurs en avaient été presque
complètement écartés. Le travail se faisait à l'État-Major
de l'armée, sous la direction de son chef; le rôle du vice-
président du Conseil supérieur de la guerre (1), généralis-
sime désigné, se réduisant à des inspections de l'instruction
de la troupe, à la préparation et à la direction des grandes
manoeuvres d'automne.
Solution parfaitement illogique : il était évidemment
nécessaire que le chef désigné pour commander nos armées
en temps de guerre fût chargé, dès le temps de paix, non
seulement d'en contrôler l'instruction, mais encore de tout
préparer pour leur entrée en action.
On eut cependant quelques difficultés à faire admettre
cette idée. On craignait, semble-t-il, que la double tâche
que voulait assumer le général fût trop lourde pour un seul
homme. Et puis, sans qu'on l'avouât, des questions de
personne intervenaient et l'on cherchait à sauvegarder des
situations acquises et des susceptibilités, très compré-
hensibles d'ailleurs.

(1) Le président était le ministre.


14 AVEC JOFFRE D'AGADIR A VERDUN
La logique l'emporta : après quelques jours de tiraille-
ments, un décret du 28 juillet faisait du généralissime
désigné le chef d'État-Major général. On lui adjoignit
un « chef d'État-Major de l'armée » qui devait, à la mobili-
sation, rester à Paris à la disposition du ministre. Des me-
sures étaient prises pour alléger la besogne matérielle qui
allait incomber au général Joffre, notamment en augmen-
tant les attributions des sous-chefs d'État-Major de l'ar-
mée.
Le titulaire du poste de chef d'État-Major de l'armée
fut le général Dubail, dont la nomination parut le 30 juil-
let, en même temps que celle du général Joffre. Le 3 août,
le général de Castelnau était nommé premier sous-chef
et remplacé par le général Foch dans le commandement
de sa division, la 13e.

Mais ce n'était pas tout : une réorganisation, ou plutôt


une organisation complète du commandement, s'imposait
pareillement.
Comme leur président, les membres du Conseil supérieur,
désignés pour exercer le commandement des armées en
temps de guerre, étaient tenus à l'écart de la préparation
de la mobilisation. Ils savaient quels corps d'armée devaient
être placés sous leurs ordres, corps d'armée qui d'ailleurs
changeaient presque tous les ans. Ils y passaient de rapides
inspections d'ensemble, mais là s'arrêtaient leurs attribu-
tions. C'est à peine s'ils avaient des renseignements, pour
la plupart officieux, sur la zone des débarquements prévue
pour les éléments de leur armée.
Le général Joffre estima qu'il était essentiel que les
commandants d'armée pussent se préparer effectivement à
la mission qu'ils avaient à remplir et connaître l'outil
qu'ils étaient appelés à manier. Le décret du 28 juillet
réglementa et étendit considérablement leurs attributions.
Ils furent obligatoirement tenus au courant de tous les
travaux de l'État-Major général relatifs à leur armée,
L'AVANT-GUERRE 15
durent reconnaître périodiquement la région où ils étaient
appelés à opérer au début des hostilités, se tenir en rap-
ports constants avec les corps d'armée et les divers élé-
ments désignés pour entrer dans la composition de leur
armée; et enfin s'efforcer de connaître personnellement
tous les officiers généraux et même les officiers supérieurs
destinés à passer sous leurs ordres. Ils étaient appelés à
les noter et à participer, en ce qui les concernait, à l'éta-
blissement des tableaux d'avancement.
Pour permettre aux membres du Conseil supérieur de
remplir ces diverses missions, on leur adjoignit, d'une
façon permanente, le noyau de leur futur état-major,
c'est-à-dire un officier général, chef d'état-major, et deux
officiers, dont le chef du bureau des opérations. Les chefs
d'état-major, réunis sous la présidence du chef d'État-
Major général, formaient le Comité d'État-Major.

Mais cette mesure, si nécessaire, eût été insuffisante, si


l'on n'avait pas disposé pour constituer les états-majors
d'armée et de corps d'armée du temps de guerre, d'un
nombre suffisant d'officiers familiarisés avec les problèmes
que comporte le maniement des grandes unités. Or, à cette
époque, en dehors d'un certain nombre de professeurs de
l'École de guerre et de quelques officiers de l'État-Major de
l'armée, les ressources en spécialistes de ces questions
étaient très réduites.
Il peut paraître intéressant de rechercher les causes
d'une lacune si grave de notre préparation militaire, quitte
à remonter, à cet effet, assez loin en arrière.
Quand, après les désastres de 1870, on se mit au travail,
tout était à créer dans le domaine militaire. On s'occupa
d'abord du plus pressé. La perte de l'Alsace et de la Lor-
raine avait largement ouvert notre frontière. En face d'un
voisin hargneux, cherchant manifestement une occasion
ou un prétexte pour empêcher un redressement qu'il
jugeait trop rapide et nous donner le coup de grâce, il
16 AVEC JOFFRE D'AGADIR A VERDUN
fallait organiser immédiatement un système défensif, ca-
pable de présenter un obstacle sérieux à une invasion
nouvelle. Derrière cette armature, remarquablement adap-
tée aux circonstances du moment et au tracé même de la
frontière, on entreprit la reconstruction de l'édifice mili-
taire : casernes, champs de tir, approvisionnements de
toute nature, matériel d'infanterie et d'artillerie, tout fut
constitué ou installé en quelques années : rarement oeuvre
de pareille importance fut achevée aussi vite et aussi bien.
L'outil était forgé; il fallait maintenant apprendre à
s'en servir : ce fut la tâche de l'École de guerre. Mais, dans
le domaine des idées, les progrès furent beaucoup plus lents
que dans l'oeuvre de réorganisation matérielle de l'armée.

On commença par le plus facile : la tactique de marche


et le stationnement des unités des trois armes. Je me rap-
pelle encore l'enthousiasme que provoqua à ce sujet l'en-
seignement du général Maillard. Les règles qu'il posa, les
idées qu'il fit naître paraissent aujourd'hui d'une évidence
presque banale. Mais à cette époque l'impression laissée par
le lamentable spectacle de la première période de la guerre
de 1870 était encore vivante. On avait peine à comprendre
l'incapacité totale du Commandement et des grands états-
majors, hors d'état de faire marcher, stationner et vivre
les corps de notre malheureuse armée. Le cours du général
Maillard fut une véritable révélation.
Puis on aborda le problème de la tactique du combat,
mais bien modestement d'abord. Sans doute on se plaçait,
en principe, dans le cadre d'une situation d'ensemble, puis
tout se réduisait, en réalité, à l'étude de l'engagement
de faibles détachements : un bataillon, un régiment au plus,
avec quelques escadrons et une batterie d'artillerie. Peu
à peu, l'expérience vint et le domaine de la tactique
s'agrandit : on étudia le combat de la division et enfin celui
du corps d'armée, la plus grande unité tactique constituée
dès le temps de paix. On se rapprochait ainsi sensiblement
L'AVANT-GUERRE 17
des problèmes qui devaient se poser dans la guerre
future.
Mais, ce résultat obtenu, il y eut un arrêt prolongé.
Sous l'influence d'hommes de haute valeur, les Bonnal,
les Maistre, les Lanrezac, les Brun, les Langlois et bien
d'autres, les questions relatives à la tactique du corps
d'armée furent étudiées et retournées dans tous les sens.
Mais on n'alla guère plus loin. Seules quelques personnalités,
au premier rang desquelles il faut placer le colonel Foch,
eurent conscience de la nécessité d'envisager des questions
d'ordre plus élevé et entreprirent l'étude des problèmes que
soulève le maniement des armées et de l'ensemble des
forces mobilisées d'un pays. Ces problèmes n'étaient traités
qu'incidemment et d'une manière toute théorique à l'École
de guerre, dans les exercices des états-majors et aux ma-
noeuvres. L'enseignement des « Hautes études militaires »
était à créer.
Un premier pas fut fait dans cette voie par le général
Foch, après qu'il eût été nommé au commandement de
l'École supérieure de guerre. Il organisa à l'École une troi-
sième année d'études, destinée à initier un certain nombre
d'élèves aux problèmes de la tactique générale et de la
stratégie. La mesure était excellente mais tout à fait
insuffisante. Le nouvel enseignement ne pouvait en effet
fournir qu'à très longue échéance le personnel des grands
états-majors dont on avait un besoin immédiat. Encore
devait-il être complété quand les officiers qui l'avaient suivi
au début de leur carrière auraient acquis de l'expérience
et une maturité d'esprit suffisante.
A la même époque, le général Brun, ministre de la Guerre,
créait (circulaire du 21 octobre 1910) un « Centre des Hautes
études militaires ». Installé dans les locaux de l'École de
guerre, ce nouvel organe devait être consacré à l' « étude
du fonctionnement de l'armée et du groupe d'armées ».
C'était là évidemment que le général Joffre allait pouvoir
trouver le personnel qui lui faisait défaut.
AVECJOFFRE 2
18 AVEC JOFFRE D'AGADIR A VERDUN
A sa demande, il fut décidé (circulaire du 27 août 1912)
que ce centre fonctionnerait régulièrement tous les ans.
Les officiers supérieurs qui y seraient appelés devaient
être choisis parmi les lieutenants-colonels récemment pro-
mus et parmi les chefs de bataillon au tableau d'avance-
ment. Brevetés ou non, ils devaient être présentés sans
distinction d'armes, avec les notes les plus détaillées sur
leurs aptitudes et leur valeur militaire. Convoqués du
1er février à la fin de juillet, ils suivraient, dans les locaux
du Conseil supérieur de la Guerre, des conférences et des
travaux sur la carte. Enfin ils exécuteraient des reconnais-
sances de frontières et participeraient aux grandes ma-
noeuvres d'automne.
La plupart des officiers qui de 1911 à 1914 ont suivi cet
enseignement, vite baptisé dans les milieux militaires du
nom de « cours des maréchaux », ont fait, au cours de la
guerre, une brillante carrière et ont rendu des services émi-
nents. Qu'il me suffise de citer parmi eux les noms de
Micheler, Duchêne, Linder, Lebrun, Gouraud (série de
1911), Serret, Pont, Claudel (série de 1912), Dégoutte,
Weygand, Mangin, Boissoudy (série de 1913), et enfin
Maurin, Philippot, Dumesnil (série de 1914).

Pour achever cette oeuvre et donner, en quelque sorte,


une sanction tangible à l'organisation nouvelle, il fut
décidé que deux exercices mettant en oeuvre les éléments
essentiels des armées mobilisées, seraient exécutés chaque
année, l'un en hiver sur la carte, l'autre au printemps
sur le terrain. Devaient y participer, outre les officiers
du Centre des hautes études, ceux du cadre de l'École
de guerre et de l'État-Major de l'armée qui étaient désignés
pour occuper, à la mobilisation, des postes importants au
G. Q. G. et dans les états-majors d'armée.
Remarquablement organisés par le capitaine Bel, de
l'état-major du général Joffre, ces exercices eurent lieu
en effet à Paris, pendant les hivers de 1911-12, 1912-13
L'AVANT-GUERRE 19
et 1913-14 et, au printemps, à Bar-le-Duc (1912), Auxerre
(1913) et Saint-Quentin (1914).

L'oeuvre essentielle d'organisation du Haut Commande-


ment et des grands états-majors était accomplie en 1914,
c'est-à-dire en moins de trois ans. Quels résultats a-t-elle
donnés?
Pour ce qui est du fonctionnement du service d'état-
major, le but poursuivi fut entièrement atteint. Nous
disposions, au début de la guerre, d'une pléiade de jeunes
officiers généraux et d'officiers supérieurs répartis entre
le G. Q. G., les états-majors d'armée et ceux de corps
d'armée, où ils remplissaient les fonctions de chef, de sous-
chef et de chef du bureau des opérations : rompus aux
questions les plus délicates de leur service, animés du
même esprit, parlant la même langue, se connaissant tous,
habitués à travailler en commun, ils réalisaient pleinement
l'unité de doctrine réclamée depuis si longtemps. Nous
verrons quelle fut l'importance de leur rôle au moment de
la bataille de la Marne.

Pour le Haut Commandement, il en fut tout autrement :


on sait les graves mécomptes du début de la guerre, l'ef-
fondrement de personnalités connues et estimées de tous,
les « limogeages » sensationnels des premiers mois (1).
La question vaut d'être examinée de près.
Tout d'abord, il faut remarquer que les officiers qui,
sortis ou non du Centre des hautes études, sont arrivés
pendant et après la guerre aux plus hauts postes de l'armée,
où plusieurs ont conquis une gloire méritée, n'étaient, en
1914, que les auxiliaires du commandement. La plupart

(1) Au début, les officiersgénéraux relevés de leur commandementeurent


l'ordre de se tenir à Limogesà la disposition du commandant en chef. Telle
est l'origine du mot qui a fait fortune.
20 AVEC JOFFRE D'AGADIR A VERDUN
des commandants de corps d'armée et de division ea fonc-
tions au début de la guerre appartenaient à une génération
antérieure et n'avaient étudié que trop tard pour se les
assimiler entièrement les grandes questions militaires de
l'ordre de celles qui allaient s'imposer à eux.
De plus, ils n'arrivaient à ces postes que dans les der-
nières années de leur carrière. Un commandant de corps
d'armée était, le plus souvent, un homme de soixante-deux
à soixante-cinq ans, un commandant de division un homme
de soixante à soixante-cinq ans. Combien n'ont pu ré-
sister physiquement et moralement à des épreuves ex-
cessives auxquelles une longue période de paix ne les avait
nullement préparés? J'ai vu, pendant la semaine de la
mobilisation, un divisionnaire nouvellement nommé, homme
d'une soixantaine d'années, personnalité connue et univer-
sellement estimée dans l'armée, venir trouver le général
Joffre, dont il avait été antérieurement le collaborateur
immédiat, et lui demander d'être relevé d'un commande-
ment dont les responsabilités l'épouvantaient et qu'il se
sentait incapable d'exercer.

En outre, conséquence forcée de cette période de paix


qui avait diminué tant d'énergies et faussé tant de carac-
tères, les considérations militaires n'entraient plus que
pour une part assez faible dans l'ensemble des qualités
qu'on exigeait de nos grands chefs. Combien de fois ai-je
vu le général Joffre, quand se faisaient les désignations de
commandant de corps d'armée et de division, rentrer
découragé à son bureau d'une entrevue avec le ministre.
« J'ai pu décrocher X..., me disait-il, mais on m'a imposé
Y... » Et quand, par hasard, un de ces candidats politiques
était si manifestement insuffisant au point de vue militaire
que le général jugeait sa nomination impossible, il ne par-
venait à la faire écarter qu'au prix des pires inimitiés,
dont quelques-unes l'ont poursuivi avec obstination, et
même — on aura peine à le croire — se sont manifestées
L'AVANT-GUERRE 21

ouvertement, pendant la guerre, à l'étranger, en pays


neutre !

Enfin il est arrivé que le général Joffre lui-même se


trompât ou fût trompé dans les choix qu'il présentait au
Gouvernement. Du fait de son éloignement prolongé de la
mère-patrie, il ne connaissait qu'imparfaitement le corps
des officiers généraux qui entraient en ligne pour les hauts
postes de l'armée. Les exercices de cadres et les manoeu-
vres lui donnaient bien des indications à leur sujet, mais
souvent insuffisantes. Il était ainsi amené à tenir grand
compte, non seulement de leurs notes hiérarchiques, ce
qui est normal, mais aussi de la réputation qu'on leur avait
faite au cours de leur carrière. Or qui saura jamais quels
éléments d'appréciation entraient dans cette réputation
et même dans ces notes? Si les influences politiques dont
nous venons de parler se manifestaient presque au grand
jour, qui pourra dire par quels procédés se faisaient sentir
d'autres influences, quelquefois d'ordre confessionnel ou
mondain, dont il est impossible de nier l'existence?

Telles sont les causes principales de la faiblesse du cadre


des officiers généraux dans les années qui précédèrent la
guerre. Quand des circonstances particulières démon-
traient l'inaptitude de tel ou tel titulaire d'un commande-
ment important, le général Joffre, dès son entrée en fonc-
tions, n'hésitait pas à sévir dans la limite de ses attribu-
tions ou à demander au ministre de prendre les sanctions
nécessaires. C'est ainsi qu'en septembre 1911, aux manoeu-
vres de l'Est, son attention avait été attirée de façon très
défavorable sur le commandant de l'un de nos plus impor-
tants corps d'armée, sur un divisionnaire et sur un briga-
dier. Il ne leur cacha pas son impression et leur donna un
délai pour se reprendre. Six mois après, il fit exécuter des
exercices spécialement organisés pour lui permettre de
fortifier son jugement à leur égard ou, éventuellement, à
22 AVEC JOFFRE D'AGADIR A VERDUN

le modifier. Le résultat fut tel que les trois généraux furent


immédiatement relevés de leur commandement.
A l'issue de ces mêmes manoeuvres de 1911, M. Messimy,
ministre de la Guerre, le pria d'aller à Verdun, voir ce que
faisait un gouverneur qui, nommé depuis quelques mois,
semblait tout laisser à la dérive. Huit jours après, le gé-
néral Joffre était dans le cabinet du gouverneur, un cama-
rade d'arme et d'École, et pendant deux heures le tournait
et le retournait, lui faisant passer une véritable « colle »
sur toutes les questions intéressant la défense de la place.
Séance pénible, à laquelle j'assistais bien à contre-coeur.
La conclusion fut nette. « Je reviendrai dans six mois. Si
tu n'es pas à ce moment entièrement au courant de tes
fonctions, je te ferai relever sur-le-champ. » Et, six mois
plus tard, après un 'nouvel interrogatoire, suivi d'un exa-
men sur le terrain, le général X... était remplacé par le
général Coutanceau.

Mais de telles exécutions étaient forcément très rares.


La routine du temps de paix et la mentalité régnante ne
les facilitaient pas. Pour quelques incapables écartés,
combien étaient maintenus, ou même recevaient de l'avan-
cement, qui ne valaient pas mieux!

Ainsi s'expliquent et se justifient les hécatombes de l'été


1914. Certes, dans ces exécutions, des hommes ont été
frappés dont l'ensemble des qualités, aussi bien militaires
que morales, méritait un sort 'meilleur. Mais que se serait-il
passé si le général Joffre avait reculé devant des mesures
de rigueur qui lui étaient infiniment pénibles? II lui sem-
blait particulièrement dur de se séparer de camarades dont
beaucoup lui devaient leur dernier avancement. Un matin,
au moment de signifier à l'intéressé la décision prise à son
égard : « J'en suis malade, me dit-il, je n'en ai pas dormi
de la nuit. » Chez un homme si bien équilibré, un tel aveu
dénotait un trouble profond.
L'AVANT-GUERRE 23
Jamais il n'eut tant besoin de montrer cette fermeté de
caractère qui était sa qualité maîtresse et que nul autre
que lui, à cette époque, ne possédait à un pareil degré.
Le Maréchal Foch l'a reconnu souvent avec son habituelle
franchise.

Le résultat cherché fut obtenu. Le renvoi, parfois brutal,


de chefs manifestement usés ou incapables, leur remplace-
ment par des hommes plus jeunes, plus actifs et par suite
plus aptes à s'adapter aux exigences imprévues de situa-
tions nouvelles, fut un des éléments essentiels du redresse-
ment de la Marne. En assurant de façon absolue l'autorité
du généralissime, il eut en outre l'avantage précieux de
nous préserver de ces rivalités entre chefs, de ces actes
d'indiscipline plus ou moins avoués que l'on relève si
souvent dans les armées de Napoléon, qui jouèrent un
rôle néfaste dans la première phase de la guerre de 1870
et qui eurent également de fâcheuses conséquences pour
nos ennemis, au cours de la dernière guerre.

Démentant les pronostics de certains partis politiques,


les généraux de la troisième République, sous un chef
hier encore leur égal et peu connu de la plupart d'entre
eux, montrèrent une abnégation, un esprit de discipline
et de camaraderie que l'on ne rencontre nulle part à un
pareil degré dans les armées des anciens régimes, qu'elles
aient été commandées par les souverains en personne ou
par des chefs à qui ils avaient délégué toute leur puissance.
Ce fut sans doute le patriotisme, exalté par le danger de
mort que courait le pays, qui a dicté à la plupart de nos
généraux cette noble conduite et cet oubli d'eux-mêmes,
mais le général Joffre eut le mérite de savoir maintenir
dans le droit chemin, avec une fermeté inconnue jusqu'à
lui, ceux qui auraient eu quelque velléité de s'en écarter.
CHAPITRE IV

LA PRÉPARATION MATÉRIELLE
DE LA GUERRE

En somme, l'organisation du Haut Commandement et


des grands états-majors put être réalisée sans trop de dif-
ficultés dans les trois années qui précédèrent la guerre et
le résultat que s'était proposé le général Joffre était, au
début de 1914, atteint dans son ensemble.
Il en fut tout autrement dès qu'il s'attaqua à la question
du matériel de l'armée et à son équipement en vue de la
guerre dont il pressentait l'imminence. C'est que, cette
fois, il ne s'agissait plus seulement d'un problème en quel-
que sorte technique, n'intéressant pas le grand public et
sans conséquences budgétaires sérieuses.

Dès juillet 1911, il envisagea des mesures d'ensemble


pour combler les lacunes qu'il constatait de toutes parts
et dont il voyait le danger : insuffisance de l'armement de
l'infanterie et de la dotation des corps en mitrailleuses,
absence presque complète d'artillerie lourde mobile, fai-
blesse de nos approvisionnements en munitions, pauvreté
en matériel technique (optique, transmissions, etc...), dé-
fectuosités du service de l'intendance qui conservait
encore les procédés de ravitaillement du Second Empire,
pénurie en moyens d'instruction et en terrains de manoeu-
vres, manque presque complet d'aviation et d'aéronau-
tique, etc., etc..
26 AVEC JOFFRE D'AGADIR A VERDUN
Nous allons voir qu'il rencontra des difficultés de toutes
sortes dans la réalisation des mesures qu'il proposa pour
redresser cette situation et qu'il lui fallut même en aban-
donner plusieurs, de sorte qu'au début des hostilités notre
infériorité en matériel et en instruction eut des consé-
quences souvent tragiques. Des polémiques se sont enga-
gées à ce sujet, les accusations se sont croisées, les plus
violentes et souvent les moins justifiées. L'Administra-
tion de la Guerre, le Haut Commandement, l'État-Major
de l'armée, les hommes qui se sont succédé au pouvoir
avant 1914, le Parlement enfin, ont été tour à tour accusés
et condamnés avec un acharnement d'autant plus grand
que les passions politiques et les questions de personnes
ne tardèrent pas à entrer en jeu et même à prendre une
importance prépondérante dans le débat.
Avant de passer en revue les différentes questions que
nous venons d'énumérer, il est donc utile de rechercher,
au préalable, les causes réelles de l'infériorité de notre
organisation militaire. Je crois que cette recherche peut
être faite maintenant en toute sincérité et sans blesser
aucune susceptibilité.

Il y a tout d'abord la mentalité générale du pays dans


les quinze années qui précédèrent la guerre. A mesure que
s'effaçaient les souvenirs de l' « année terrible », la proba-
bilité d'une guerre nouvelle semblait diminuer chaque
jour. Que de conflits entre nos voisins de l'Est et nous,
l'affaire Schnoebelé, celles de Tanger et des déserteurs de
Casablanca entre autres, s'étaient réglés pacifiquement!
Sur d'autres points sensibles de l'Europe, notamment dans
les Balkans, la mainmise de l'Autriche sur la Bosnie, en
1908, après avoir produit une grosse émotion, n'avait
pas amené de conflit armé; même les guerres balkaniques
de 1912 avaient pu être localisées. L'équilibre obtenu par
la formation des deux grands groupements européens,
Entente cordiale et Triple alliance, était aux yeux du
L'AVANT-GUERRE 27

petit nombre des Français qui suivent réellement les ques-


tions de politique internationale, assez stable pour assurer
la paix et, tout au moins, nous mettre à l'abri d'une attaque
de nos voisins d'outre-Rhin. Quant aux projets qu'avaient
pu nourrir les fils des vaincus de 1870, ils étaient tacite-
ment abandonnés !

L'apparition de la Panther devant Agadir, l'attitude


hautaine et, à certains moments, véritablement odieuse
du Gouvernement allemand au cours des interminables
discussions qui suivirent, suscitèrent dans les milieux
informés et dans une partie de l'opinion publique une émo-
tion indéniable, mais qui ne fut pas partagée par la grande
masse du pays. Ce ne fut qu'à la fin de l'année 1912, c'est-à-
dire dix-huit mois seulement avant la guerre, que le dépôt,
sur le bureau du Reichstag, d'un projet de crédit extraor-
dinaire d'un milliard de marks pour augmenter les effec-
tifs déjà énormes de l'armée allemande et développer les
achats d'un matériel déjà suffisant pour répondre à tous
les besoins, puis l'attitude nouvelle de la presse d'outre-
Rhin, ouvrirent enfin les yeux de ceux qui, jusque-là,
les avaient volontairement fermés. Encore se trouva-t-il,
surtout parmi les hommes politiques qui ne voulaient ou
ne pouvaient pas modifier leur attitude antérieure, des
pacifistes impénitents qui refusèrent obstinément de se
rendre à l'évidence.

Nous verrons en détail sous quelle forme se manifesta


ce revirement de l'opinion du pays. Trop tardif pour pou-
voir modifier notre situation militaire, en ce qui concerne
les questions de matériel, il permit tout au moins, grâce
à la loi de trois ans, d'augmenter nos effectifs et de ren-
forcer la couverture.
Mais on peut affirmer que jusque-là, c'est-à-dire jus-
qu'aux premiers jours de 1913, les questions militaires
étaient reléguées au second plan dans les préoccupations
28 AVEC JOFFRE D'AGADIR A VERDUN
de l'opinion publique et que le Parlement mettait une mau-
vaise volonté évidente à accepter toute dépense nouvelle
pour l'armée.
En voici une preuve.
Sous l'influence du développement des idées pacifistes,
en raison aussi de la prospérité du pays, où des débouchés
tous les jours plus nombreux s'offraient à la jeunesse, le
recrutement du cadre des officiers et de celui des sous-offi-
ciers de carrière devenait chaque jour plus difficile. Le
nombre des candidats aux Écoles militaires diminuait dans
une proportion inquiétante ; celui des rengagés restait très
inférieur aux chiffres prévus dans la loi et par suite le
niveau de ceux que l'on était obligé d'accepter devenait
de plus en plus faible.
Des mesures s'imposaient pour remédier à cet état de
choses, dont les conséquences pouvaient devenir graves.
Il fallait rehausser la situation morale des officiers et des
sous-officiers qu'il était de bon ton dans les classes dites
éclairées et de tradition dans les autres de chercher à
amoindrir par tous les moyens; il fallait aussi améliorer
leur situation matérielle, réellement misérable. Le premier
de ces résultats ne pouvait être obtenu que progressive-
ment, par une série de mesures politiques, administratives
et même sociales; rien n'empêchait au contraire que le
second fût atteint immédiatement.
Sur l'initiative du général Joffre et malgré l'opposition
perlée de la Direction du contrôle — nous aurons l'occasion
d'y revenir — un projet d'augmentation des soldes fut
établi et déposé sur le bureau de la Chambre des Députés.
Il entraînait une dépense annuelle d'une cinquantaine
de millions. Prévoyant l'hostilité des partis avancés, on
avait prudemment dosé les augmentations proposées qui,
au lieu d'être proportionnelles aux anciens traitements,
allaient en diminuant avec le grade et se réduisaient à
quelques centaines de francs par an pour les généraux.
Malgré cette précaution, le projet rencontra une vive
L'AVANT-GUERRE 29

opposition. La discussion fut longue, pénible, parfois humi-


liante pour l'armée. Elle donna lieu à des attaques répé-
tées, timidement relevées d'ailleurs, à de véritables mar-
chandages et le projet ne fut finalement adopté que grâce
à une circonstance bien inattendue : le vote récent d'un
crédit trois fois plus élevé au profit des instituteurs !

Je sais bien qu'après le réveil sanglant de 1914, les défen-


seurs du Parlement affirmèrent que celui-ci n'avait jamais
refusé les crédits qu'on lui avait demandés pour la défense
nationale.
D'abord cette assertion n'est pas exacte. Le Temps du
16 juillet 1914 donne les chiffres suivants qui ne furent pas
démentis et qui tranchent la question :

Année Crédits demandés Crédits votés


pour le matériel par le Parlement
1901 .... 95 millions 60 millions
1902. ... 98 — 49 —
1903 .... 59 — 31 —
1904. ... 61 — 28 —
1905. ... 44 — 26 —
1906 .... 59 — 76 —
1907 .... 33 — 23 —
1908. ... 88 — 60 —
1909 .... 98 — 66 —
1910. ... 81 — 88 —
1911 .... 113 — 86 —
1912. 98 — 84 —
1913. ... 115 — 119 —
1.042 millions 796 millions

Mais il y a plus. Les différents services de l'Administra-


tion centrale, État-Major de l'armée et Directions d'armes,
avaient l'ordre de se tenir, dans l'élaboration de leur projet
de budget, aux chiffres de l'année précédente, toute dépense
nouvelle devant, en principe, être compensée par une réduc-
tion équivalente. L'ouverture des crédits nouveaux, l'aug-
30 AVEC JOFFRE D'AGADIR A VERDUN

mentation des dépenses antérieures n'étaient acceptées que


dans des cas exceptionnels et après des marchandages
entraînant une réduction sensible des sommes jugées néces-
saires par les services intéressés.
Pourquoi des prescriptions aussi rigoureuses?
Il serait profondément injuste d'incriminer le patrio-
tisme et la bonne volonté des nombreux ministres qui se
sont succédé rue Saint-Dominique (1). Mais, peu au courant
des questions financières et surtout techniques, ils se re-
tournaient fatalement vers la Direction du contrôle, quand
leur collègue des Finances leur imposait de réduire leurs
propositions de dépenses. C'est cette Direction, conseil et
appui du ministre pour toutes les questions budgétaires,
seule apte à l'étayer devant les Commissions du Parlement
ou pendant la discussion de la loi des finances, qui était
chargée de répartir entre les services de la guerre la réduc-
tion d'ensemble imposée.
Or elle était composée de fonctionnaires d'une valeur
technique indiscutable mais pour qui les considérations
administratives et financières primaient toutes les autres.
Sortis du cadre des officiers des armes combattantes ou du
Service de l'Intendance, à moitié civils, à moitié mili-
taires, ils mettaient, si l'on peut dire, leur point d'honneur
à oublier leur origine et à n'envisager les questions qu'au
point de vue de leurs conséquences pécuniaires. Ils refu-
saient de se placer sur le terrain militaire pour apprécier
leur importance relative et leur degré d'urgence.

Un petit incident, auquel je fus mêlé, montre bien dans


quel esprit le Contrôle s'opposa à certaines mesures pro-
posées par l'État-major de l'armée ou par les Directions
d'armes.
Quand il eut l'idée de l'augmentation des soldes, dont

(1) J'en ai connu cinq de juillet 1911à juillet 1914 : MM.Messimy, Mille-
rand, Etienne, Noulens et Messimy (pour la deuxième fois).
L'AVANT-GUERRE 31

j'ai raconté les vicissitudes devant le Parlement, le général


Joffre en fit faire une première étude par ses officiers et
en parla directement au ministre. Mais avant d'aller plus
loin, il me prescrivit d'aller en informer le directeur du
Contrôle. Il pressentait de sa part une opposition qu'il
espérait désarmer en partie par cet acte de déférence.
J'exposai au Directeur, le contrôleur général Mauclère
et à son adjoint, le contrôleur de Lavit, un ancien cama-
rade de lycée et d'École de guerre, l'économie du projet
et notamment les avantages prévus pour les sous-officiers
rengagés.
Les deux contrôleurs furent d'accord pour trouver
« insensé » de faire aux sous-officiers une situation qu'ils
jugeaient supérieure à celle qu'à leur âge et avec leurs
capacités ils trouveraient dans la vie civile. Aucun chef
d'industrie, disaient-ils, ne consentirait à des sacrifices
pareils qui le mèneraient à la ruine.
« Vous avez tout à fait raison, fis-je observer, au point de
vue financier, mais la question n'est pas là. Est-il nécessaire
ou non d'avoir un cadre de sous-officiers de carrière suf-
fisamment nombreux et de valeur réelle? Est-il vrai ou
ne l'est-il pas qu'avec leur traitement actuel et les maigres
avantages que leur confèrent les lois existantes, ces cadres,
nous ne les avons pas et nous ne les aurons jamais? Con-
clusion : que les sacrifices demandés au Trésor soient
excessifs ou non, il faut les consentir. »
Inutile d'ajouter que je quittai leur bureau sans les avoir
convaincus et que l'opposition prévue par le général
Joffre ne fut pas désarmée.
Pour revenir à nos ministres, il ne faut pas oublier non
plus que, comme les autres hommes politiques, ils étaient
plus ou moins sous l'influence de l'opinion pacifiste qui
dominait en France, ainsi qu'en Angleterre d'ailleurs.
Jusqu'à 1912 tout au moins, il ne leur vint pas à l'idée que la
catastrophe était imminente et que des mesures radicales
s'imposaient d'urgence.
32 AVEC JOFFRE D'AGADIR A VERDUN

Les dirigeants de l'armée ont aussi leur part de responsa-


bilité dans l'insuffisance de notre préparation à la guerre et
cette part est très lourde.
Sans doute, l'Administration centrale de la Guerre n'a
jamais brillé par son esprit de prévoyance et d'organisar
tion. Sans remonter au désordre inexprimable qui marqua
la campagne d'Italie, et à celui, autrement néfaste, de la
guerre de 1870, qui ne se souvient des malfaçons lamenta-
bles de l'expédition de Madagascar?
Mais enfin, fermement dirigés par des chefs ayant de
l'autorité et de l'esprit de suite, les bureaux de la rue Saint-
Dominique, composés d'officiers de réglle valeur, peuvent
travailler utilement et avoir un très bon rendement. Leur
dévouement est absolu et, en cas de crise, on peut leur
demander tout ce qu'on veut, sans lasser leur zèle et leur
bonne volonté. Les débuts de la guerre de 1914 nous ont
donné la preuve de ce qu'est leur capacité, quand ils sont
aiguillés dans la bonne voie. La mobibsation des divers
éléments constituant les armées, leurs transports, leurs
débarquements, la concentration de nos forces, toutes opé-
rations préparées de longue main, se firent dans des condi-
tions parfaites et ne donnèrent lieu à aucun mécompte,
malgré leur extrême' complexité.

En réalité, si notre organisation présentait, au point


de vue matériel, des lacunes graves, ce ne sont pas les
bureaux qui sont les plus coupables : il faut remonter plus
haut et plus loin pour en trouver la cause.
Frappés des désastres causés par notre passivité de
1870 et des succès éclatants que la manoeuvre avait pro-
curés aux armées prussiennes dans cette campagne et déjà
en 1866, notre enseignement militaire s'était entièrement
orienté du côté de la guerre de mouvement et de l'offen-
L'AVANT-GUERRE 33
sive. Même les constatations de la campagne du Transvaal
et de celle de Mandchourie ne changèrent point ces ten-
dances. C'était là, affirmait-on, des exceptions explicables
par les conditions spéciales dans lesquelles s'étaient dérou-
lées ces expéditions lointaines, bien différentes de la guerre
que nous avions à prévoir sur nos frontières.
Cet esprit d'offensive, excellent en lui-même, s'exagéra
peu à peu sous l'influence de quelques hommes ardents,
au premier rang desquels il faut placer le colonel Loiseau
de Grandmaison (1). En partant du principe que, pour
obtenir le succès, il faut, dans le domaine de la stratégie
comme dans celui de la tactique, imposer sa volonté à
l'adversaire, ce qui est parfaitement juste, on en déduisait,
affirmation beaucoup plus contestable, que seul le mouve-
ment en avant permet d'obtenir ce résultat. Tout se ré-
duirait donc à obtenir la supériorité morale et l'initiative
manoeuvrière et les questions de matériel peuvent passer
au second plan.
On sous-estima systématiquement la défensive, accusée
de laisser à l'adversaire sa liberté d'action et l'initiative des
mouvements. On fut ainsi conduit à négliger les éléments
essentiels de cette défensive, la puissance du feu et l'orga-
nisation du terrain.
Dès lors, puisqu'on ne devait faire qu'une guerre de
mouvement, il ne pouvait y avoir que des inconvénients
à se charger d'un matériel encombrant et inutile :
— le moins de mitrailleuses possible pour l'infanterie :
leur mise en action ralentit le mouvement en avant qui
doit être rapide et sans arrêt;
— suppression ou réduction de tous les impedimenta
susceptibles de surcharger le combattant et de ralentir son
action. Plus de tentes individuelles, des outils portatifs
aussi légers que possible. Les cuisines roulantes même,
dont toutes les armées avaient reconnu l'intérêt, étaient-

(1) Tué à Soissons,dans les premiers mois de la guerre.


AVEC JOFFRE
34 AVEC JOFFRE D'AGADIR A VERDUN
elles bien utiles et ne seraient-elles pas le plus souvent
une cause de retards et d'embarras?
— peu ou pas d'artillerie lourde de campagne. Pourquoi
en encombrer les colonnes, puisqu'une guerre logiquement
conduite ne doit pas donner à l'ennemi le temps de s'ins-
taller sur le terrain et de s'y retrancher de façon sérieuse?
La première qualité à demander à l'artillerie est la mobilité,
la puissance passe au second plan. Son action principale
est de contrebattre l'artillerie ennemie. Débarrassée du
feu de cette artillerie, notre infanterie saura bien à elle
seule mener le combat de bout en bout et obtenir le succès
par ses propres moyens.
— réduction du rôle de la fortification permanente,
accusée d'absorber des effectifs et des ressources plus
utilement employées ailleurs et d'exercer sur les armées en
opérations une attirance fâcheuse.

Quand j'étais adjoint au cours d'artillerie de l'École


de guerre, le titulaire du cours d'infanterie, le colonel de
Maud'huy, brillant chasseur à pied qui se vantait de n'avoir
pas une heure de pantalon rouge à se reprocher depuis sa
sortie de Saint-Cyr, chef remarquable d'ailleurs et animé
d'un entrain qui, au début de la guerre, devait le pousser
aux postes les plus élevés, me prit un jour par le bras et
m'entraînant sous les colonnades de la cour d'honneur de
l'École militaire :
« Voyons, me dit-il, nous sommes seuls et les élèves ne
nous entendent pas. Soyez franc, vous êtes comme moi,
l'artillerie, vous n'y croyez pas! »

Ces doctrines outrancières avaient fini par fausser les


meilleurs esprits et par pénétrer jusque dans les règlements
officiels. Dans celui de l'infanterie, en vigueur au début
de la guerre (Règlement du 20 avril 1914), on lit, au chapitre
du combat :
« La progression (de l'infanterie) s'effectue par bonds
L'AVANT-GUERRE 35

rapides appuyés par le tir de l'artillerie et par le feu des


fractions voisines jusqu'à ce qu'on soit assez rapproché
de l'ennemi pour l'aborder d'un dernier bond à l'arme
blanche. »
Il n'est pas fait mention, ni de liaison entre l'artillerie
et l'infanterie, ni de préparation de l'attaque par le feu
de l'artillerie.
Le Règlement dit bien encore que l'infanterie agit par
le mouvement et par le feu et qu'il faut généralement que
le feu (il s'agit naturellement de celui du fusil) lui ouvre la
voie, mais il appuie sur le principe que seul le mouvement
en avant, poussé jusqu'au corps-à-corps, est décisif et irré-
sistible; sans doute, mais à condition que cette ruée en
avant soit possible et elle ne le sera que si l'artillerie lui
a ouvert le chemin. Sans elle, la meilleure infanterie
viendra se briser devant les obstacles que l'ennemi accu-
mulera devant elle en utilisant à la fois la puissance de son
feu et celle de ses organisations défensives.

Les cerveaux étaient tellement imprégnés de cette mys-


tique de l'offensive à outrance, que même les premières
batailles de la guerre, Morhange, Gharleroi, ne suffirent pas
à les en délivrer. A l'automne de 1914, un officier appelé
à de hautes destinées militaires, ne disait-il pas encore
qu'il fallait rechercher les combats dans les bois, où, l'ar-
tillerie étant impuissante, la décision devait revenir à la
meilleure des deux infanteries en présence? Le résultat,
on le connaît : le bois Le Prêtre, Mortmart, La Grurie,
l'Argonne, lugubres cimetières où dorment par milliers
d'héroïques fantassins, tombés sans que le sacrifice de leur
vie ait eu d'autre résultat que de briser l'élan de ceux qui
leur ont survécu et ont pris leur place devant les fils de fer
et les mitrailleuses de l'ennemi.

C'est certainement dans cette croyance exaspérée en


la toute puissance de la manoeuvre tactique, dans le dédain
36 AVEC JOFFRE D'AGADIR A VERDUN

qu'elle fit naître pour toutes les questions de matériel,


qu'il faut voir une des causes principales des lacunes de
notre préparation d'avant-guerre.
Une revue rapide des questions sur lesquelles s'est porté
l'effort du général Joffre en donnera la preuve.
CHAPITRE V

ARMEMENT DE L'INFANTERIE
ET DE L'ARTILLERIE

Il y a peu à dire au sujet de l'armement de l'infanterie.


Quoique déjà très ancien, notre fusil, récemment doté
d'une balle qui améliorait sensiblement ses propriétés
balistiques, était suffisant.
Néanmoins, après de longues études, des expériences
avaient été faites avec un fusil à répétition et un fusil
mitrailleur. Nous étions prêts à en entreprendre la fabrica-
tion le jour où une puissance étrangère se serait décidée à
modifier dans ce sens son propre armement.
On sait d'ailleurs que, contrairement aux données
antérieurement acquises, l'arme individuelle de l'infanterie
ne devait jouer qu'un rôle assez restreint au cours de la
guerre. Dans le combat rapproché, elle fut détrônée par
la grenade, aux grandes distances par la mitrailleuse.
Après d'interminables études, des essais dispendieux
et de nombreux déboires, nous avions enfin adopté un
type de mitrailleuse, dit de Saint-Étienne, qui fonctionnait
bien. Dix ans plus tôt, en 1902, des pourparlers avaient été
engagés avec la Maison Hotchkiss, pour lui acheter le
brevet d'une mitrailleuse qui donnait toute satisfaction,
mais cette solution avait été rejetée sous l'influence du
service de l'artillerie, chargé de l'armement de toute l'armée,
infanterie comprise. Il ne voulait pas être tributaire de
l'industrie privée et mettait son point d'honneur à avoir
sa mitrailleuse à lui.
38 AVEC JOFFRE D'AGADIR A VERDUN

Quoi qu'il en soit, toutes nos troupes d'infanterie en


étaient dotées, mais en nombre restreint (une section par
bataillon). Cette dotation paraissait suffisante en raison
de la répugnance que nous avons signalée à l'utiliser de
façon courante dans le combat. Aux manoeuvres et dans
les exercices, les mitrailleurs, traités en parents pauvres,
maintenus en arrière des troupes de choc, ne pouvaient
suivre que péniblement les lignes de tirailleurs qui pro-
gressaient sans arrêt. C'est à peine s'ils arrivaient à s'ins-
taller de temps en temps sur le terrain, pour repartir aus-
sitôt. Toujours la ruée en avant sans tenir compte ni
du terrain, ni du feu de l'adversaire...

La question de l'armement de l'artillerie était beaucoup


plus délicate.

En juillet 1911, le matériel d'artillerie dont devaient


être dotées les armées, comprenait seulement, en dehors
du 75 :
1° Un nombre assez restreint (une quarantaine de bat-
teries) de pièces de 120 court, système Baquet, matériel à
tir lent, peu précis et de faible portée. Il était aban-
donné en principe et on ne le conservait qu'à titre pro-
visoire.
2° Une centaine de canons de 155 court à tir rapide,
pièces modernes, puissantes, relativement mobiles, présen-
tant des dispositions techniques très ingénieuses, mais de
portée assez faible (6 kilomètres environ). Encore faut-il
remarquer que ce dernier matériel n'avait été demandé
ni par l'État-Major de l'armée, ni par le service de l'artil-
lerie. On l'avait adopté grâce à l'intervention particuliè-
rement persuasive de son inventeur, le commandant
Rimailho, et ce ne fut qu'après son adoption que se posa
la question de son emploi (ce n'était pas la première fois,
hélas! que l'Administration de la Guerre avait mis la
charrue devant les boeufs). Dans le doute, on n'avait
L'AVANT-GUERRE 39
commandé à l'usine de Saint-Chamond que 120 exem-
plaires de ce matériel. Comme le 120 court, le 155 court
Rimailho ne devait pas être réparti a priori entre les
corps d'armée, mais constituer une réserve d'armée.
En outre, de nombreuses pièces lourdes de modèles
variés (95 Lahitolle et le matériel du système de Bange,
120 long, 155 long et court, mortier de 220) toutes pièces
déjà anciennes mais possédant quelques qualités balisti-
ques remarquables et d'une robustesse à toute épreuve,
constituaient le matériel de siège et de place. Elles étaient
destinées à l'attaque et à la défense des ouvrages de forti-
fication permanente et étaient organisées en équipages
de siège. Elles ne possédaient aucun moyen de transport
propre et il n'avait jamais été question d'en doter les
armées de campagne.

En face de nous, l'artillerie allemande, en outre des


canons légers de 77mm, disposait de toute une série de pièces
de portée et de puissance différentes (105, 130, 150, 210mm)
appartenant normalement aux divisions, aux corps d'ar-
mées et aux armées.
Si les pièces légères étaient, à tous les points de vue
(efficacité, rapidité du tir, etc..) nettement inférieures à
notre 75, les matériels d'artillerie lourde, tous modernes,
joignaient à une mobilité suffisante des qualités remar-
quables de puissance (obusiers) ou de portée (canons).
Les Allemands possédaient en outre un matériel de siège
composé de pièces de plus gros calibre, notamment leur fa-
meux mortier de 420 dont l'obus de 900 kilos produisit, au
début de la campagne, des effets considérables, non seule-
ment au point de vue matériel, mais à un degré encore plus
élevé, au point de vue moral. Ils firent également usage, sur
le front occidental, contre les ouvrages fortifiés de la Bel-
gique et de notre frontière du Nord-Est, d'obusiers de
305 autrichiens, pièces excellentes établies par les usines
Skoda, en Bohême.
40 AVEC JOFFRE D'AGADIR A VERDUN
Nous avons déjà montré comment on peut expliquer,
en partie tout au moins, cet état de choses, par les tendances
de notre État-Major et des milieux influents de l'armée qui,
comptant avant tout sur le moral et la valeur des troupes,
sous-estimaient la puissance du feu et l'importance de la
fortification du champ de bataille. Ils regardaient comme
secondaires les questions de matériel et réclamaient la
mobilité, aux dépens de la puissance.
Pour des motifs différents, il était, d'autre part, accepté
volontiers par les techniciens de l'artillerie.
Ceux-ci connaissaient la supériorité incontestable du
75 sur tous les canons d'artillerie légère eh service à l'étran-
ger. Ils savaient les effets foudroyants de son obus explosif
contre les troupes à découvert et les abris légers, effets tels
que, de l'aveu même des Allemands, ils furent, en 1914,
un des éléments déterminants de leur défaite sur la
Marne.
N'était-on pas, d'autre part, sûr le point de résoudre le
seul problème qui pour eux se posât encore : celui de l'effi-
cacité sur des troupes défilées dans des tranchées ou par
les formes mêmes du terrain? S'il l'avait été, chez presque
toutes les puissances étrangères, par l'adoption d'obusiers
légers, nous étions en situation de le faire de façon plus
élégante et surtout plus économique, avec notre seul 75.
Son obus explosif était en effet muni depuis quelques
années d'une fusée à retard donnant, grâce aux ricochets,
une efficacité réelle sur les troupes abritées par des tran-
chées du type du champ de bataille. En outre un dispositif
nouveau, inventé par le commandant Malandrin, une pla-
quette qui, placée sur l'ogive du projectile, le freinait sur
sa trajectoire, devait permettre, grâce à l'augmentation de
l'angle de chute, de battre des pentes que le tir normal
du 75 laissait en angle mort.
Au besoin, on pourrait avoir recours à cet effet aux
charges réduites, mais on leur trouvait l'inconvénient de
compliquer le ravitaillement et le service de la pièce.
L'AVANT-GUERRE 41

Que désirer de plus?


La puissance? Mais tout le monde était d'accord pour
prévoir que, dans la période des opérations actives, on
n'était pas exposé à rencontrer des obstacles contre les-
quels l'obus explosif de 75 serait impuissant. Si, dans le
développement ultérieur de la campagne, on se heurtait
à des organisations permanentes, ou du type de cette for-
tification, on les masquerait, puis des troupes spéciales
venues de l'arrière en feraient le siège, en utilisant le
matériel de Bange entreposé dans les places.
La portée? On savait bien que les armées allemandes dis-
posaient de pièces portant beaucoup plus loin que les
nôtres, mais on estimait qu'elles ne pourraient pas tirer
un parti efficace de cette supériorité et, cela, pour des motifs
d'ordre purement technique.
On considérait, en effet, comme indispensable pour la
discipline et la conduite du feu que le capitaine restât
à proximité de sa batterie pendant toute l'exécution du tir.
D'autre part, on jugeait impraticable, en raison des diffi-
cultés de transmission — le téléphone aucune
n'inspirait
confiance — de placer un poste d'observation en avant et
loin de la batterie. Comme, enfin, on n'envisageait pas
encore l'emploi courant de l'avion pour l'observation d'ar-
tillerie, on en concluait naturellement que l'observateur
du tir ne pouvait être que le commandant de batterie
lui-même maintenu, en toutes circonstances, à côté de ses
canons. Il était donc illusoire de vouloir tirer au delà de la
portée pratique d'observation, comptée à partir de la bat-
terie. Cinq à six kilomètres paraissaient les portées maxima
pratiquement réalisables par l'artillerie de campagne, les
distances normales de tir restant au-dessous de 4.000 mètres.
Aux écoles à feu, neuf tirs sur dix s'exécutaient entre
2.000 et 3.000 mètres.
Quel démenti l'expérience de la guerre devait, dès le
premier jour, donner à un raisonnement en apparence si
logique !
42 AVEC JOFFRE D'AGADIR A VERDUN

Enfin, l'unité de calibre dans la division et dans le


corps d'armée facilitait dans une grande mesure le ravitail-
lement en matériel et en munitions. Elle évitait toute chance
d'erreur sur le champ de bataille. On admettait qu'il était
prudent de n'exiger des canonniers, dont beaucoup appar-
tiendraient à des classes relativement anciennes, que le
maniement d'un seul matériel, avec un ou deux types de
projectiles et un ou deux modèles de fusées.

On croit rêver quand on se rappelle ces craintes univer-


sellement répandues avant la guerre et quand on pense
à l'extraordinaire complication du matériel, des projectiles,
des charges et des fusées que nos canonniers, même ceux
des plus vieilles classes, ont maniés sans difficulté sérieuse
au cours de la campagne! Un officier de mon état-major
fit, dans la dernière année de la guerre, le calcul qu'il y
avait 41 manières différentes de faire varier les éléments
du tir d'un canon de 120 long (projectiles, charges, fusées).

Telles sont les considérations techniques, en' apparence


secondaires, dont il faut tenir compte, si l'on cherche à
expliquer notre situation en 1911, au point de vue du maté-
riel d'artillerie.

Mais, si cette manière simpliste de résoudre le problème


suffisait à la plupart de nos experts militaires, tant tech-
niciens que tacticiens, et donnait satisfaction au Gouver-
nement et au Parlement, puisqu'elle n'entraînait aucune
dépense nouvelle, quelques esprits plus avisés en compre-
naient tout le danger et ne cachaient pas leurs inquiétudes,
en constatant ce qui se passait chez nos voisins de l'Est et,
de façon plus générale, dans la majorité des armées étran-
gères.
Au premier rang de ceux qui s'élevaient contre l'opinion
de la majorité, il faut citer le général Silvestre. Il avait
suivi, comme représentant de la France, les opérations de
L'AVANT-GUERRE 43

la guerre de Mandchourie, et en était revenu convaincu de


la nécessité de doter nos armées d'obusiers puissants et
de canons à longue portée. Il se heurta à l'opposition des
apôtres du 75, regardé comme l'arme universelle, propre
à toutes les besognes et ne put rien obtenir.
Il y avait aussi le général Foch. Au printemps de 1911,
alors qu'il commandait l'École de guerre et que j'étais
adjoint au cours de tactique générale, il me fit appeler.
Je le trouvai arpentant son bureau et mâchonnant le
cigare qu'il ne quittait que pour prendre sa pipe.
« Asseyez-vous là, me dit-il, et écoutez. Les Allemands,
77, 105, 120, 150, 210. » (C'était l'énumération des
calibres des bouches à feu dont étaient dotées leurs
armées mobilisées.) « Et nous? 75, et puis 75, et encore
75. Étudiez la question et faites-moi une conférence là-
dessus. »
Dans le langage sibyllin dont il était coutumier, le géné-
ral posait toute la question de l'artillerie lourde. Je la fis,
sa conférence, et ce ne fut pas commode. Car les documents
manquaient. Je ne pouvais m'appuyer que sur les ensei-
gnements de la guerre du Transvaal et de celle de Mand-
chourie. Or ces campagnes différaient à tous égards de celle
que nous avions à préparer. On n'y avait fait, en particu-
lier, usage que de matériels à tir lent : l'introduction des
canons à tir rapide modifiait profondément les conditions
du problème. Contrairement à l'opinion de plusieurs col-
lègues du cadre de l'École et malgré l'ambiance « chasseur
à pied ", j'avais néanmoins conclu en demandant que le
corps d'armée fût doté d'un obusier de calibre moyen
(120mm) et que l'on constituât des artilleries d'armée
comprenant des obusiers de 155mm, des canons longs de
10 c. et, éventuellement, des mortiers de gros calibre.

Dans les premières semaines de la guerre, me trouvant,


comme de coutume, en mission à la 5e armée, je rencontrai
près de Fismes le colonel Besse, qui avait été longtemps
44 AVEC JOFFRE D'AGADIR A VERDUN
membre de la Commission de tir de l'artillerie de campagne
et ensuite professeur à l'École de guerre.
— Eh bien, lui
dis-je, mon colonel, croyez-vous main-
tenant à l'artillerie lourde?
— Pas encore ! me
répondit-il,
Quelle peine on a à renoncer aux idées et surtout aux
préjugés du milieu dans lequel on a longtemps vécu !

Particulièrement documenté à ce sujet, notamment par


le général Silvestre, le général Joffre partageait sa manière
de voir sur l'urgence de la création d'une artillerie lourde
de campagne. Il s'en préoccupa dès juillet 1914 et, dans la
persistance de ses efforts pour y parvenir, malgré les
oppositions et les embûches qu'il rencontra, il donna une
première preuve de cette opiniâtreté qui devait devenir
légendaire.
Il commença, comme il était indiqué, par s'adresser aux
services techniques compétents. Il leur demanda dans
quels délais ils pourraient fournir un matériel d'artillerie
lourde réunissant, ainsi que les progrès de l'industrie
métallurgique permettaient de le faire, la puissance et la
portée à une mobilité compatible avec les nécessités de la
guerre de mouvement.
Les études concernant les matériels nouveaux étaient
alors réunies entre les mains d'un certain nombre d'officiers
généraux et supérieurs d'une compétence technique indis-
cutable. Plusieurs d'entre eux avaient heureusement par-
ticipé à la mise au point du 75, dont le véritable créateur
fut le colonel Duport. Étroitement unis, ils avaient peu à
peu réussi à écarter et à décourager les initiatives d'hommes
dont la guerre a depuis démontré la haute valeur et le sens
pratique (le commandant Filloux, par exemple, à qui nous
devons le 155 à grande puissance, une des pièces les plus
remarquables qui aient été réalisées pendant la campagne).
Une fois maîtres du terrain, ils avaient entrepris une série
d'études, souvent très ingénieuses, mais sans arriver à
L'AVANT-GUERRE 45
faire sortir un matériel satisfaisant. Nous avons vu les
motifs réels de ces lenteurs et de ces atermoiements.
Le directeur de l'artillerie dut avouer qu'il n'était pas
en mesure de mettre à l'essai des matériels nouveaux, avant
un an où deux au plus tôt, même s'ils donnaient satis-
faction; il faudrait ensuite acquérir l'outillage nécessaire
à la fabrication. La mise en service de ces matériels ne
pouvait donc être prévue avant quatre ou cinq ans.
Ce n'était pas là ce que voulait le général. Immédiate-
ment il obtenait du ministre le remplacement du directeur
et lui faisait donner un successeur, dont il connaissait l'ac-
tivité et le sens pratique.
En même temps, il chargeait le général de Lamothe,
inspecteur des études et des expériences techniques de
l'artillerie, de prendre la question en main, avec ordre
de faire appel à toutes les compétences et de s'adresser à
l'industrie privée, puisque les services d'État étaient
défaillants.
Un programme, établi par une commission composée de
techniciens et d'officiers d'état-major, fut envoyé à nos
industriels, entre qui un concours fut ouvert. En raison
de la nécessité d'aller vite, on ne laissa que quelques mois
aux concurrents : ceux-ci ne purent donc présenter que
des modèles déjà étudiés par eux, en général en vue de
commandes à obtenir de puissances étrangères.
Tel fut le canon de 105, présenté par la maison Schnei-
der, du modèle d'une pièce fabriquée par cet établissement
pour la Russie. Bien qu'il satisfît dans l'ensemble, comme
portée, puissance et mobilité aux conditions du programme,
la Commission se prononça à l'unanimité, moins la voix
de son président, le général de Lamothe, contre son adop-
tion : la pièce manquait de précision, le projectile et la fusée
n'étaient pas au point, on pourrait faire mieux, etc., etc..
L'obstruction commençait, ou plutôt continuait, d'au-
tant plus dangereuse qu'elle était inconsciente : on
ne peut mettre en doute la compétence et la bonne vo-
46 AVEC JOFFRE D'AGADIR A VERDUN
lonté des membres de la Commission. Mais, comme il
arrive si souvent en France, ils ne voyaient que les inconvé-
nients du matériel proposé, sans tenir compte de ses avan-
tages, dont le plus grand était d'exister. Et puis, comme
nous l'avons déjà dit, et comme on ne saurait trop le répé-
ter, ils ne croyaient ni à la nécessité absolue, ni surtout
à l'urgence d'adopter des pièces de ce genre.
Le général Joffre passa outre. Secondé par le président
de la Commission et par le directeur de l'artillerie, le
général Mengin, il trouva d'autre part un ferme appui
auprès de M. Millerand, alors ministre de la Guerre. Ils
se rendirent tous deux à Calais, au début de 1912, et après
avoir assisté au tir et à la manoeuvre de la pièce proposée,
décidèrent sur place la mise en commande de 200 matériels
de ce calibre.
Ces pièces entrèrent en service à partir des derniers mois
de 1914. Elles furent les premiers canons longs modernes
dont nous disposions au début de la guerre et les aînés
des différents matériels Schneider entrés successivement
en service (155 court, 220 court, 280 court, 155 long modèle
1917, 220 long, etc., tous à tir rapide). L'expérience
prouva que les défauts qu'on lui avait prêtés au point
de vue balistique étaient très exagérés.

Les études de la Commission de Lamothe continuèrent,


se portant principalement sur l'obusier de campagne. Ce
fut la répétition de ce qui s'était passé pour le 105 : désir
d'avoir un matériel parfait, hésitations que paraissait
justifier l'adoption de la plaquette Malandrin, difficultés
à prévoir pour obtenir de nouveaux crédits, tout conspira
à ajourner la décision de semestre en semestre. Ce ne fut
qu'en 1914 que la question finit par aboutir. On s'était
enfin décidé à adopter un obusier de 120mm présenté par
le Creusot. Des tirs devaient même avoir lieu devant le
ministre dans la deuxième quinzaine de juillet. Les événe-
ments les firent supprimer, mais la commande fut passée.
L'AVANT-GUERRE 47
Le 155 court Schneider, identique dans ses dispositions à
cet obusier de 120, mais beaucoup plus puissant, consti-
tua progressivement au cours de la guerre notre artillerie
lourde divisionnaire. Il a été également adopté par l'armée
américaine. C'est une pièce excellente.

Inutile de dire que le général Joffre ne se laissa pas dé-


courager par ces atermoiements. Ne pouvant doter l'armée,
dans le délai très court qu'il s'était imposé, d'un système
moderne d'artillerie lourde, il résolut d'utiliser, par des pro-
cédés de fortune, les matériels anciens du type de Bange.
Leur tir était lent, leur mise en batterie difficile, leur trans-
port à organiser de toutes pièces, mais ils étaient d'une
robustesse à toute épreuve, leurs propriétés balistiques
étaient excellentes et ils présentaient enfin l'avantage
décisif d'être disponibles, en quantité considérable, dans
les places fortes et les arsenaux.
Le problème était double. Il fallait d'une part apporter
à ces matériels des modifications facilitant leur transport
et leur mise en batterie; il était d'autre part nécessaire de
créer des unités nouvelles pour les servir.
Pour le matériel, on se heurta aux objections habituelles.
Les techniciens étaient d'accord pour trouver déplorable
d'engager des dépenses destinées à tirer parti des pièces
démodées qui, un jour ou l'autre, seraient remplacées par
des modèles modernes. C'est ainsi qu'ils s'opposèrent
opiniâtrement à l'aménagement du vieux 120 long sur
l'affût de 155 court Rimailho, ce qui eût beaucoup aug-
menté sa mobilité et pouvait être réalisé de suite, puisque
l'on possédait l'outillage nécessaire à la fabrication de
cet affût. En face de cette opposition, le général Joffre
était en réalité désarmé, car elle rentrait dans les vues du
contrôle financier et du monde politique, en évitant la
demande de crédits nouveaux, venant s'ajouter à ceux
consacrés à la fabrication du 105.
48 AVEC JOFFRE D'AGADIR A VERDUN
On ne put réaliser que quelques améliorations de détail,
notamment en ce qui concerne le vieux canon de 155 court,
dit à « col de cygne», et le mortier de 220 qui furent dotés
de dispositifs facilitant dans une certaine mesure la mise
en batterie et l'exécution du tir. Elles étaient néanmoins
insuffisantes pour permettre l'emploi de pièces de ce calibre
dans les armées de campagne et le générai fut réduit à
n'utiliser, au moins provisoirement, que le plus maniable de
tous ces matériels, le canon de 120 long, monté sur « cin-
goli ».

Je ne puis résister, à ce propos, à la tentation de rappeler


ici une petite histoire bien caractéristique de l'inertie de
nos services techniques d'avant-guerre (il paraît qu'ils
ont changé depuis...).
En 1898, j'étais officier d'ordonnance du gouverneur de
Briançon. On parlait beaucoup dans les Alpes d'un dispo-
sitif employé par les Italiens pour tirer les pièces de gros
calibre, sans plate-forme. Le progrès était important, car
toute plate-forme est lourde, encombrante et longue à
installer. Ce dispositif consistait, disait-on, dans des
« rotaie à cingoli » (roues à ceinture) inventées par un capi-
taine d'artillerie, nommé Bonagente.
Deux sous-officiers de l'artillerie à pied, déserteurs, nie
firent un croquis assez complet de cette rotaia, d'ailleurs
fort simple. C'était une ceinture articulée dont les éléments
se composaient de larges plateaux de bois. On en entourait
la jante de chacune des roues de l'affût et, en élargissant
ainsi leur surface d'appui, on arrivait à tirer partout,
même en terrain marécageux.
Le gouverneur de Briançon obtint de faire fabriquer à
l'arsenal une paire de ces rotaie (la dépense fut, je crois,
de 600 ou 800 francs). Puis on hissa un 155 long sur les
hauteurs du Gondran, on entoura les roues des deux cein-
tures et on tira dans des conditions tout à fait satisfai-
santes.
L'AVANT-GUERRE 49
On fit naturellement un rapport et on n'entendit plus
parler de rien.
Six ou sept ans plus tard, une revue militaire allemande
publia des détails sur l'emploi, par les Autrichiens, de
« cingoli » qui semblaient ressembler comme des frères à
ceux des Italiens. Vers cette époque, en 1906, j'accompa-
gnais le président du Comité à Bourges où il assista à des
tirs. On lui proposa, en fin de séance, de lui montrer une
pièce de 155 munie d'un dispositif nouveau en cours d'ex-
périences, qui permettrait de tirer sans plateforme.
Plus je tournais autour de la pièce, plus ce dispositif
nouveau me semblait une vieille connaissance. Je demandai
à un officier de la Commission de Bourges où il avait été
fabriqué.
« Il vient de Briançon, me dit-il, où il était emmaga-
siné depuis plusieurs années. » C'était le mien : il avait
mis huit ans pour aller de Briançon à Bourges et encore
avait-il fallu que l'on eût appris que les Autrichiens l'utili-
saient !
D'ailleurs, au début de 1914, en étaient seuls pourvus les
120 longs destinés à l'artillerie lourde de campagne, qui
venait d'être créée (voir p. 46). Le colonel Fetter, le grand
spécialiste de l'artillerie de siège et de place, fut chargé
d'en fabriquer par séries à l'arsenal de Toul, placé sous ses
ordres. Bientôt toutes nos pièces lourdes du modèle de
Bange en furent dotées et ils rendirent d'excellents services
pendant toute la durée de la guerre.

Revenons maintenant à notre sujet.


Pour le personnel, ce fut une autre affaire. Il fallait créer
des batteries d'artillerie lourde de campagne : or tout le
contingent était utilisé, jusqu'au dernier homme, dans les
corps existants. Faire des prélèvements sur le personnel
affecté aux autres armes, infanterie, cavalerie, génie, il
n'y fallait pas songer, sous peine de provoquer une levée
générale de boucliers. Diminuer le nombre des batteries
AVECJOFFRE 4
50 AVEC JOFFRE D'AGADIR A VERDUN
de 75 paraissait imprudent, en raison de notre infériorité
numérique déjà sensible en face de l'artillerie allemande.
Le général proposa de supprimer un nombre assez impor-
tant de batteries de côtes. Ces superbes unités, aux effectifs
élevés et remarquablement encadrées étaient tout indi-
quées pour former le noyau de l'organisation nouvelle. La
solution était en outre parfaitement logique, puisque notre
entente de plus en plus étroite avec l'Angleterre assurait
la sécurité de nos côtes et nous garantissait contre une
surprise sur un point quelconque du littoral.
Néanmoins, dès que le projet fut connu, il souleva de
véhémentes protestations dans le monde parlementaire
et même dans certains milieux militaires. Les populations
des villes menacées de perdre leur petite garnison s'ému-
rent. Des officiers généraux, qui avaient, rempli du temps
de leur activité les fonctions d'inspecteurs des côtes ou
d'adjoints aux gouverneurs de nos ports militaires, publiè-
rent dans des revues de savants articles, où ils démontrèrent
de façon irréfutable que supprimer une batterie à Saint-
Vaast-la-Hougue, à Royan ou à Port-Vendres, c'était
ouvrir la France à l'invasion étrangère.
Il fallut négocier. Après de longues discussions, on put
obtenir la transformation de quelques rares batteries de
côte que l'on dédoubla immédiatement, et on se résigna
à des prélèvements sur l'artillerie à pied, destinée en
principe à la garnison des places fortes de la frontière.

En fin de compte, une loi du 15 avril 1914 prescrivit


l'organisation de cinq régiments d'artillerie lourde de
campagne. Quatre de ces régiments étaient armés de 155
court Rimailho et, provisoirement, de 120 Baquet, jusqu'à
l'entrée en service du canon de 105. Le 5e régiment, cons-
titué à Rueil, fut doté de 120 long de Bange, à traction
hippomobile, en attendant la fin des expériences faites sur
la traction automobile. (Un seul groupe put être muni de
tracteurs avant la déclaration de guerre.) Une fraction
L'AVANT-GUERRE 51
de ce dernier régiment fut d'ailleurs mise à la disposition
du général Foch, commandant le 20e corps d'armée, pour
les travaux de défense du Grand Couronné de Nancy,
travaux dont il demanda, au printemps de 1914, l'exécu-
tion immédiate.
Cette organisation ne fut entièrement en vigueur que le
1er juillet 1914, c'est-à-dire un mois avant la déclaration
de guerre!

C'était évidemment un résultat, mais qui n'était pas


en rapport avec les efforts faits depuis trois ans par le
général Joffre. En réalité, cet échec partiel était inévitable.
En fait de matériel, notamment de matériel d'artillerie,
rien ne s'improvise. Entre le moment où un type de bouche
à feu est adopté, souvent après de longues études, et
celui où il entre réellement en service, avec ses voitures, ses
rechanges, ses agrès et ses munitions, il faut des années.
Ce ne sont pas les hommes qui s'attelèrent à ces questions
à partir de 1911, qu'il faut incriminer, ce sont leurs prédé-
cesseurs.

Mais si notre infériorité matérielle du début de la guerre


n'entraîna pas les résultats désastreux qu'on était en droit
de redouter, si, pour employer l'expression vulgaire, on
put tenir le coup avec le seul 75 contre une artillerie plus
puissante et de portée plus grande, c'est incontestablement
à la valeur professionnelle du corps des officiers qu'on le
doit. Sortis en majorité de l'École polytechnique, les cadres
de l'armée active étaient complétés par les anciens élèves
de nos autres grandes écoles scientifiques : Centrale,
Mines, etc...; ils trouvèrent en eux des auxiliaires incom-
parables. L'ensemble forma un corps d'élite supérieur
à coup sûr aux artilleurs allemands : que n'auraient-ils
pas fait, s'ils avaient disposé d'un matériel comparable à
celui de l'ennemi?
CHAPITRE VI

LES MUNITIONS

La question de notre approvisionnement en munitions


était plus délicate encore à résoudre que celle de l'arme-
ment.

Pour l'infanterie, peu ou pas de difficultés. Nous possé-


dions sur tout le territoire des cartoucheries bien organi-
sées et dont le rendement pouvait facilement être intensifié
suivant les besoins. Le personnel était, en grande partie,
composé de femmes; la mobilisation ne devait donc pas
y apporter de troubles sérieux. Les matières premières
entrant dans la fabrication : cuivre, poudre, etc.. ne repré-
sentaient pas un tonnage considérable; en réalité, le réap-
provisionnement en munitions d'armes portatives fut assu-
ré pendant toute la guerre sans grosses difficultés.

Il en était tout autrement pour celles de l'artillerie,


infiniment plus longues et plus difficiles à fabriquer et
exigeant, outre un personnel technique nombreux, un ou-
tillage important et des matières premières en quantités
énormes.

Et d'abord, quel stock de munitions devait-on constituer


en temps de paix, dans quelles conditions convenait-il
de prévoir la fabrication au cours de la guerre ?
On manquait de données à ce sujet. On n'avait aucune
54 AVEC JOFFRE D'AGADIR A VERDUN
idée de ce que serait la consommation de l'artillerie au cours
du combat, pour le motif que, comme je l'ai dit plus haut,
sauf dans les derniers mois de la guerre de Mandchourie,
aucun matériel à tir rapide n'avait paru jusqu'en 1912 sur
les champs de bataille. D'autre part, quelle serait la durée
de la guerre? Les augures de tous les pays, économistes en
tête, étaient d'accord pour affirmer qu'en raison des effec-
tifs en présence, de la consommation énorme en denrées
de toutes sortes qui en serait la conséquence, de la cessa-
tion, au moins partielle, des échanges commerciaux, du
trouble profond apporté à la vie des belligérants, elle serait
très courte, quelques mois à peine. Ensuite un des com-
battants, les deux peut-être, seraient tellement épuisés que
la lutte cesserait d'elle-même.
L'histoire a prouvé l'erreur des économistes et des pro-
phètes. Les peuples furent bien épuisés comme on l'avait
prévu, mais leur existence était en jeu et ils continuèrent
la lutte.
Faute de données sérieuses, il fallut se contenter d'hy-
pothèses. L'avis du Conseil supérieur de la guerre fut
demandé. Après de longues discussions, on se mit d'accord
pour l'approvisionnement en munitions à constituer dès
le temps de paix, sur le chiffre de 1.500 coups par pièce,
qui paraît aujourd'hui infime mais qui, alors, satisfit à
peu près tout le monde. Seule la Commission de tir du
camp de Mailly, dirigée par le colonel Nollet, la jugea trop
faible. Grâce à l'activité de la direction de l'artillerie qui,
pour éviter des difficultés avec le Contrôle, sacrifia en partie
d'autres dépenses de son budget, d'urgence moins immé-
diate, les approvisionnements étaient à peu près constitués
au début des hostilités. Notons qu'ils étaient légèrement
supérieurs à ceux des Allemands.

Pour le temps de guerre, on organisa la fabrication des


munitions de 75 dans les ateliers de l'État, mais la produc-
tion à prévoir était limitée par les ressources que le service
L'AVANT-GUERRE 55
des poudres pouvait mettre à la disposition du ministre
de la Guerre. Le rendement prévu (13.500 coups par jour)
fut encore diminué du fait que, pour les motifs que nous
indiquerons plus loin, les armées ne demandèrent dès le
mois d'août que des obus explosifs, dont le chargement
était à base de phénol. Ce produit nous venait d'Allemagne
et nous n'en possédions que des quantités limitées. Les
ateliers de l'artillerie ne purent donc fournir qu'un nombre
restreint d'obus, de qualité excellente d'ailleurs, les seuls
qui n'aient donné lieu à aucun mécompte.
On n'eut pas l'idée de pousser plus loin les précautions
du temps de paix. On jugea notamment inutile de prévoir
la fabrication de munitions de calibres supérieurs au 75.
La guerre ne devait-elle pas être courte, six mois au plus?
Nous retrouverons partout cette conviction, cause ou
prétexte du manque général de préparation, aussi bien
dans le domaine industriel qu'au point de vue économique
ou financier. Il en fut d'ailleurs de même de l'autre côté
du Rhin. Cela leur coûta cher, comme à nous du reste.
De part et d'autre, la leçon ne sera pas perdue, espérons-le
du moins en ce qui nous concerne.

Telle était notre situation en août 1914. Il est à noter


que pour le 75, les approvisionnements se composaient
seulement, pour un peu moins de la moitié, d'obus explo-
sifs. Dans la batterie, 7 caissons sur 13 étaient chargés en
schrapnells.
Cette proportion était d'ailleurs toute récente. Jusqu'en
1911, un seul caisson seulement par batterie contenait des
explosifs. A cette époque, le directeur de l'artillerie, con-
vaincu de la supériorité de cet obus dans toutes les cir-
constances autres que le tir contre des objectifs animés à
découvert, m'avait demandé mon avis sur l'opportunité
d'augmenter la proportion existante.
Je partageais entièrement la manière de voir du général
Mengin : j'avais même insisté, quelques années auparavant,
56 AVEC JOFFRE D'AGADIR A VERDUN

dans mon cours de l'École de guerre sur l'efficacité, insuf-


fisamment appréciée (1) de l'obus explosif.
— Mon général, lui avais-je dit, je suis d'accord avec
vous; il nous faut plus d'explosifs, mais dans quelle pro-
portion? La question est embarrassante; on pourrait,
consulter les oracles : le Conseil supérieur de la guerre,
l'État-Major de l'armée, etc.
— Si nous entrons dans cette voie, nous n'en finirons
pas. J'ai organisé mon affaire au point de vue des crédits
et je voudrais passer les commandes le plus tôt possible,
dans quelques jours.
— Eh bien, mon général, donnez-moi vingt-quatre
heures de réflexion.
Le lendemain, après en avoir référé au général Joffre
et m'être entretenu avec quelques artilleurs du ministère
et du cadre de l'École de guerre, je répondis au directeur
que, sous toutes réserves, une proportion de moitié parais-
sait convenable.
Cette proposition fut adoptée, sans autres formalités.
Dès les premières batailles, elle se révéla encore beaucoup
trop faible. En raison de leur efficacité contre le personnel
abrité et contre les obstacles, en raison aussi des facilités
qu'ils donnaient dans le tir, en supprimant le problème si.
délicat du réglage de l'évent, les obus explosifs furent
presque exclusivement employés sur tout le front. Quand
la bataille de la Marne s'apaisa, vers le 15 septembre, il
n'y en avait pour ainsi dire plus. On possédait encore
beaucoup d'obus à balles, mais ils restaient inutilisés dans
les coffres des unités.

(1) On n'en tirait pas suffisammentaux écoles à feu pour que les officiers
pussent avoir une idée exacte de leurs effets. De plus, on prenait dans ces
exercices des précautions de sécurité qui ralentissaient sensiblement le tir,
inconvénient en réalité beaucoup moins grave qu'on ne le croyait alors.
Presque jamais, pendant la guerre, on n'a demandé au 75 la vitesse maxima
qu'il était possible d'en obtenir. Ni les approvisionnements, ni le matériel,
ni surtout le personnel n'auraient résisté à un tel effort, s'il avait été le moins
du monde continu.
L'AVANT-GUERRE 57
Nos adversaires étaient d'ailleurs dans une situation
analogue, au point de vue de la pénurie en munitions. Des
deux côtés la consommation avait dépassé toutes les pré-
visions. Des batteries avaient tiré, en quelques jours de
combat, un nombre de projectiles supérieur à leur dota-
tion prévue pour toute la campagne.
Nous aurons l'occasion de revenir sur cette crise, d'une
gravité exceptionnelle et sur la manière dont on parvint à
la conjurer, au prix d'efforts acharnés et en dépit de
difficultés en apparence insurmontables.
CHAPITRE VII

LA FORTIFICATION

Dès l'apparition des explosifs, vers 1890, on s'était préoc-


cupé du renforcement devenu nécessaire de nos ouvrages
défensifs construits après la guerre de 1870. Le béton devait
être substitué à la maçonnerie, des mesures nouvelles étaient
à prendre pour la protection et la répartition de l'artille-
rie, etc. Au cours des années suivantes, on procéda pro-
gressivement à cette transformation, dans la mesure des
crédits alloués au budget. Disons tout de suite, à la louange
de nos officiers du génie, si attaqués d'autre part et quel-
quefois avec raison, qu'ils firent de bon travail. Alors que
le béton des forts de Metz s'effrite et se fendille de lui-
même, comme je l'ai constaté dans bien des ouvrages,
notamment dans les plus récents, celui de nos forts a résisté
victorieusement aux charges énormes des explosifs des gros
obusiers allemands et autrichiens. Ce fut le cas de Douau-
mont, de Vaux, de Manonviller. A Douaumont, qui
fut alternativement bombardé par l'obusier allemand de
420 et par l'obusier français de 400, de puissance à peu près
égale, il est impressionnant de voir l'état de conservation
des voûtes de l'ouvrage (1).
Mais la transformation de notre fortification n'avait pas
été générale. Les forts de deuxième ligne (Langres, Reims,

(1) Le poids des obus du 420 allemand varie de 400 à 930 kilos avec une
charge d'explosif de 50 à 137 kilos.
Pour le 400 français, le poids des obus varie de 640 à 900 kilos et celui de
l'explosif de 72 kg. 5 à 180 kilos.
60 AVEC JOFFRE D'AGADIR A VERDUN

Laon, La Fère, Lille, etc..) n'avaient pas été modifiés.


Beaucoup n'étaient plus armés et servaient de magasins.
Même en première ligne, les forts intermédiaires, à quel-
ques exceptions près, étaient encore simplement maçonnés
(Haute-Moselle, Hauts-de-Meuse, etc). A Maubeuge, un
fort seulement avait été transformé.
D'autre part, l'organisation de nos places fortes, même
celle des plus importantes, Verdun, Toul, Épinal, Belfort,
laissait beaucoup à désirer. Pas d'observatoires extérieurs,
réseaux téléphoniques rudimentaires et presque partout
aériens, pas de ventilation des locaux souterrains, instal-
lations sanitaires notoirement insuffisantes, etc...

Je n'ai pas l'intention de mettre en parallèle le principe


de notre organisation défensive d'avant-guerre avec celui
de la fortification allemande. Chez nous, des forts de petites
dimensions, avec quelques rares tourelles de gros calibres,
des ouvrages d'infanterie intermédiaires et l'artillerie à
découvert; éparpillée en dehors des forts. En face, des
groupes d'ouvrages, ou « festen », aux vastes dimensions,
pourvus de tout le nécessaire pour combattre et pour vivre,
l'artillerie presque tout entière cuirassée. Les deux systèmes
ont leurs avantages et leurs inconvénients et peuvent se
soutenir (1).
Ce qui est frappant, quand on étudie sur place les organi-
sations opposées, comme j'ai pu le faire à Verdun ou à
Toul avant la guerre et ensuite à Metz et à Thionville (2),

(1) Un des inconvénients les plus graves et le moins souvent signalés du


système des cuirassements est l'impossibilité de changer, sans travaux énor-
mes, le matériel d'artillerie, quand il se démode, ce qui arrive périodiquement
tous les vingt ou vingt-cinq ans. C'est ainsi que les ouvrages de Metz, Thion-
ville et Strasbourg ont une artillerie de portée tout à fait insuffisante, si on
la compare à celledes pièces mises en service pendant et après la guerre. Avec
le système français, l'artillerie à l'air libre, tirant sa protection de sa dissémi-
nation même, les changements de modèle n'offrent aucune difficulté.
(2) On sait que, conformément aux stipulations de l'armistice, ces places
nous ont été livrées intactes, avec leur armement et leurs approvisionnements;
au complet.
L'AVANT-GUERRE 61
c'est la différence des moyens mis en oeuvre de part et
d'autre.
Autant nos ouvrages sont étriqués, pauvrement instal-
lés, avec le souci évident de l'économie la plus stricte,
autant ceux des Allemands sont traités largement, presque
avec luxe.
Dans l'ouvrage principal de chaque « feste », une salle
des machines spacieuse, parfaitement installée pour l'é-
clairage, la ventilation et même le chauffage central de
tous les locaux. Sa puissance est le plus souvent trois ou
quatre fois supérieure aux besoins, pour parer à tout inci-
dent : une boulangerie, marchant à l'électricité; une salle
d'opérations qu'envieraient bien des hôpitaux du temps de
paix; un réseau téléphonique, comprenant des centaines
de directions, pour relier l'ouvrage à ses voisins et au noyau
central, et desservir en outre tous les organes de l'ouvrage
lui-même; toutes les communications et la circulation
même assurées par des galeries bétonnées dont le dévelop-
pement est souvent considérable, etc., etc. En un mot,
et pour employer une expression vulgaire, on a l'impression
que la fortification allemande était une organisation de
riche et la nôtre une organisation de pauvre (1).

La question d'argent ne suffit cependant pas pour expli-


quer de tels contrastes. Évidemment, nous avons dépensé
pour nos places fortes des sommes beaucoup plus faibles
que nos voisins pour les leurs, d'ailleurs moins nombreuses,
mais il y a autre chose.

(1) On ne peut se faire une idée de la minutie de ces installations. C'est


ainsi qu'un commandant de batterie cuirassée pouvait non seulement
communiquer directement avec ses observatoires et ses tourelles, mais il
disposait d'une organisation spéciale lui permettant de saisir les conversations
que lescommandantsdes tourelles pouvaient avoir entre eux, précaution bien
allemande d'ailleurs.
La plupart des forts possédaient des salles de bains spéciales pour les
conducteursdes machines, et des douches réservées aux employés de la bou-
langerie.
62 AVEC JOFFRE D'AGADIR A VERDUN

En réalité, nous hésitions à développer et même à per-


fectionner notre organisation défensive pour des questions
d'effectifs.
En temps de paix, une organisation du type de celle
de Metz —Thionville comporte un personnel beaucoup plus
nombreux qu'une place comme Verdun. En temps de
guerre, elle exige pour sa défense des forces très élevées,
supérieures à celles que nous affections à notre système
défensif.
Or nos ressources à la mobilisation étaient moins fortes
que celles de l'Allemagne. D'autre part, avec notre passion
de l'offensive à outrance, on cherchait à diminuer le plus
possible le nombre des hommes ne participant pas aux
premières opérations des armées de campagne, opérations
qui devaient décider du sort de la guerre. C'est pour des
motifs de cet ordre qu'à Verdun on avait hésité longtemps
à fortifier les hauteurs dominantes de Douaumont et qu'on
avait renoncé à occuper celles de Sivry-la-Perche : on ne
voulait pas augmenter le périmètre à défendre. A Nancy
pareillement, on avait discuté sans fin, en se plaçant à
cet unique point de vue, sur la valeur respective du « Pe-
tit » et du « Grand Couronné ».

Ce souci constant de restreindre le personnel affecté aux


places avait eu des conséquences plus importantes encore
que les défectuosités en somme secondaires signalées plus
haut.
Au fur et à mesure que la portée de l'artillerie devenait
plus grande, les Allemands augmentaient! le diamètre de
leurs organisations défensives. A Metz, par exemple, leurs
plus récentes « festen » (Kronprinz, Kaiserin, Lothrihgen)
étaient portées à 12 et 15 kilomètres du noyau central.
Cette manière de faire était tout à fait logique. Dans une
défense prolongée, il y a danger majeur à ce que tout le
terrain inclus dans les fortifications puisse être pris sous
le feu de l'artillerie à longue portée de l'attaque : difficultés
L'AVANT-GUERRE 63
de mouvement des troupes et des convois, impossibilité de
donner aux unités relevées de la première ligne le repos
et la sécurité indispensables, vulnérabilité des formations
sanitaires, destruction des magasins, des arsenaux, de tous
les établissements nécessaires à la vie de la place, etc.
Chez nous, pour les motifs qui viennent d'être indiqués,
on ne fit rien à cet égard. Je me rappelle les craintes par-
faitement justifiées que m'exposait, au cours d'une mission
dont j'avais été chargé, le général Remy, gouverneur de
Toul. Il voyait l'arsenal de la place et la gare toute proche
bombardés par le 130 allemand, dès le début d'un inves-
tissement. A mon retour à Paris, j'en rendis compte, mais
sans résultat : à aucun prix on ne voulait augmenter la
garnison des places fortes.
Cette imprévoyance se fût révélée immédiatement si
elles avaient eu à subir un siège régulier. Elle se manifesta
à Maubeuge, où, dès le déploiement de l'artillerie lourde
allemande, le noyau central et les établissements qui l'en-
touraient se trouvèrent sous le feu. Elle fut une des causes
déterminantes de la reddition prématurée de cette place.
C'est elle qui, en février 1916, rendit si difficile l'organisation
de la défense à Verdun.
Dès les premiers progrès de l'attaque et le refoulement
de la défense extérieure, la citadelle, la ville et les fau-
bourgs, les casernes, les hôpitaux, en un mot tout le ter-
rain s'étendant jusqu'à la ligne des forts de seconde ligne,
fut battu par les pièces à longue portée de l'assaillant (1).

En somme, on fit peu pour nos places fortes dans les

(1) L'entrée en action de l'aviation de bombardement, que nul ne prévoyait


avant la guerre, a modifié profondément la situation : le type même de la
fortification doit être changé. Les places d'autrefois formant un polygone
fermé, avec noyau central réunissant les réserves en hommes et en matériel
de la défense,seraient, quelles que fussent leurs dimensions, vulnérables dans
toute leur étendue. Il faut revenir à la fortification linéaire, qui seule peut di-
minuer l'efficacitédes bombardements aériens, en permettant la dissémination
des éléments de la défense sur tout le front de la région organisée. Une mu-
raille de Chinemoderne.
64 AVEC JOFFRE D'AGADIR A VERDUN
années qui précédèrent la guerre. On estima qu'il y avait
des lacunes plus urgentes à combler et puis les préoccupa-
tions n'étaient pas tournées de ce côté. Avec l'esprit
offensif qui dominait dans l'armée, on ne se souciait guère,
en réalité, de nos places fortes. On craignait leur attirance
sur les armées en campagne. Le souvenir de ce qui s'était
passé à Metz en 1870 était encore dans toutes les mémoires.
On n'était pas éloigné de croire les forteresses plus dange-
reuses qu'utiles.

Sur ce point encore, l'histoire a montré l'étendue de nos


erreurs. La guerre de 1914 a prouvé l'importance de la for-
tification, qu'elle fût improvisée sur le champ de bataille
ou établie dès le temps de paix sur la frontière. Quand la
guerre de tranchées se prolongea, les organisations de
circonstances ne prirent-elles pas, peu à peu, le dévelop-
pement de la fortification permanente?

Quoi qu'il en soit, et malgré ses imperfections de toute


nature, notre réseau fortifié de l'Est était, en 1914, suscep-
tible de rendre de précieux services. On en a eu la preuve à
Verdun. Il a eu en outre l'avantage capital d'amener, par
sa seule existence sur le terrain, l'état-major allemand à
concevoir et à exécuter ce fameux mouvement enveloppant
par la Belgique qui devait finalement être la cause de sa
défaite. Pendant la bataille de la Marne même, la place de
Verdun à l'Est, à l'Ouest les fortifications, pourtant sans
valeur, du camp retranché de Paris, en étayant nos ailes,
contribuèrent puissamment à l'échec du double enve-
loppement de nos armées, but final de la manoeuvre alle-
mande.
Nous reviendrons en détail sur ces points dans la
deuxième partie de ces souvenirs.
CHAPITRE VIII

LE MATÉRIEL TECHNIQUE
SERVICE DE L'INTENDANCE
SERVICE DE SANTÉ

Toujours pour les mêmes raisons, questions d'argent et


négligence systématique de tout ce qui touchait au maté-
riel, nous étions pauvrement équipés au point de vue
technique, surtout en face d'une armée pourvue de tous les
perfectionnements modernes.
Peu de téléphones. Nos batteries n'en possédaient
qu'un, transporté d'ailleurs sur une voiture non suspendue
dont les cahots avaient vite fait de le rendre inutilisable.
Leur dotation en fil téléphonique ne dépassait pas quelques
centaines de mètres. Rien à dire de la T. S. F., qui n'était
pas encore entrée dans la pratique courante : seules les
grandes formations (G. Q. G., quartiers généraux et de
corps d'armée) en étaient pourvues. Les commandants
de batterie ne disposaient que de jumelles tout à fait
insuffisantes. Les officiers d'infanterie n'étaient pas même
tenus d'en avoir une. Une commande de lunettes puissantes
faite par l'artillerie (du type allemand, dit à ciseaux) n'avait
pas encore été livrée au début de la guerre.
Seul le Service cartographique, réorganisé par le géné-
ral Bourgeois, fonctionnait de manière impeccable. Pen-
dant toute la durée de la guerre d'ailleurs, il n'a cessé de
donner entière satisfaction. Dans les circonstances les plus
difficiles, dans les périodes de crise comme à Verdun en
AVECJOFFRE
66 AVEC JOFFRE D'AGADIR A VERDUN
1916 et dans le Nord au printemps 1918, il a accompli
de véritables tours de force.

Nos approvisionnements du Service de l'Intendance


étaient trop faibles ou incomplets. Grâce à l'alliance an-
glaise, nous pûmes heureusement nous ravitailler à l'étran-
ger dans des conditions relativement aisées et nous n'eû-
mes jamais à souffrir de ce côté, alors que le blocus impo-
sait aux Empires du centre les plus dures privations.
Mais pour assurer le ravitaillement des armées en cam-
pagne, les services compétents mettaient une mauvaise
volonté évidente à adopter les idées et les procédés mo-
dernes. L'emploi de la viande frigorifiée rencontrait encore
de véhéments adversaires. Au début de la campagne, on
put voir des troupeaux de bétail sur pied, composés de
bêtes faméliques, suivre les troupes dans leur marche en
avant ou la précéder dans leur retraite comme pendant
les guerres de la Révolution et de l'Empire.
Un progrès avait été cependant récemment réalisé par
l'adoption, pour le transport de la viande abattue, des
autobus de la ville de Paris, et de camions spécialement
aménagés à cet effet. Je me rappelle encore les objections,
soi-disant techniques, qu'on avait opposées à cette mesure,
entre autres un rapport établi par un officier supérieur du
génie très distingué. Il prouvait péremptoirement que les
autobus seraient inutilisables en raison de leur poids et
de leur encombrement et qu'ils ne résisteraient d'ailleurs
pas au service qu'on leur demanderait.
Tous les combattants peuvent témoigner du démenti que
les faits ont apporté à ces prévisions, comme à tant d'au-
tres. Les autobus ont résisté à plusieurs années de service
dans les conditions les plus dures et se sont montrés d'une
solidité et d'une souplesse à toute épreuve.

L'histoire des cuisines roulantes est caractéristique de


l'état d'esprit qui régnait avant la guerre.
L'AVANT-GUERRE 67
Le général Silvestre était revenu de Mandchourie per-
suadé de la nécessité d'en doter toutes les formations mobi-
bsées. Il fit, à ce sujet, une campagne obstinée et obtint
que la question fût enfin étudiée sérieusement. Les objec-
tions furent nombreuses : la plupart des officiers d'infan-
terie leur étaient opposés. Ils estimaient que la cohésion
indispensable à cette arme ne pouvait s'acquérir que par
la vie journalière en commun et naissait, dans l'escouade,
autour de la marmite et de la gamelle de campement, en
épluchant les pommes de terre et en regardant bouillir
la soupe.
Après de longues discussions, la cuisine roulante fut
néanmoins adoptée en principe. Des essais furent entrepris
avec différents modèles présentés par des constructeurs
français et même avec une cuisine russe que l'état-major
de l'armée amie et alliée nous offrit à titre d'échantillon.
Ces essais, commencés dans de petites unités (compagnies,
escadrons, batteries), furent poursuivis dans des formations
plus importantes (régiments, divisions), notamment pen-
dant la période des manoeuvres d'automne. Ils furent con-
cluants et la Commission qui les avait dirigés proposa
l'adoption de deux types particulièrement réussis, à l'exclu-
sion d'un modèle présenté par un industriel du Nord.
Mais il se trouva que cet industriel était intimement
lié avec un parlementaire très influent. De sorte que, cha-
que année, les grandes manoeuvres finies, alors que les
Services du ministère préparaient les marchés à passer
avec les constructeurs dont le modèle avait été retenu,
un ordre supérieur arrivait, remettant tout en question
et prescrivant de nouveaux essais, auxquels la marque
évincée était, cela va sans dire, autorisée à participer.
Tout cela dura pendant des années. Aux manoeuvres de
1913, j'avais l'honneur de piloter le Président de la Répu-
blique, qu'accompagnait le ministre de la Guerre. En cours
de route, M. Poincaré demanda quelques renseignements
sur des questions militaires auxquelles il s'intéressait et
68 AVEC JOFFRE D'AGADIR A VERDUN
notamment sur les cuisines roulantes. Je lui exposai en
toute franchise l'état de la question, en montrant les consé-
quences fâcheuses d'une intervention, qui n'était d'ailleurs
un mystère pour personne dans les milieux intéressés.
« Il est en effet profondément regrettable, dit M. Etienne,
de voir des intérêts particuliers intervenir de la sorte,
quand l'intérêt général est en jeu. »
M. Poincaré eut un sourire.
En fin de compte, l'Administration de la Guerre était dé-
cidée à passer outre et fit admettre qu'il pourrait y avoir
plusieurs types de cuisines roulantes, ce qui permettait
d'aboutir, au moins partiellement. Mais, quand la guerre
éclata, un grand nombre de corps de troupe n'en étaient
pas encore pourvus. Il était heureusement plus facile de
fabriquer des cuisines que des canons et, après quelques
mois, chaque unité en posséda une, à la grande satisfaction
de tous. Je ne crois pas que la disparition du « Cercle des
pommes de terre » ait eu une influence réelle sur la valeur
combative de l'infanterie.

Quoi qu'il en soit, après les tâtonnements du début,


le Service de l'Intendance aux armées finit par fonctionner
d'une façon satisfaisante malgré un gaspillage de denrées
de toute nature qu'il fut très difficile de réprimer. Le soldat
français, qui possède de si belles qualités, n'est pas sans
défaut : il a, entre autres, celui de gâcher volontiers tout
ce qu'il reçoit de l'État. Seul peut-être le soldat américain
peut le battre à cet égard. La forme même que prit la
guerre, le stationnement prolongé des unités dans le même
cantonnement ou dans des localités voisines, facilitèrent
d'ailleurs le ravitaillement, ainsi que le fonctionnement du
Service de Santé.

Je n'ai aucune compétence pour parler de ce dernier,


du moins pour ce qui est de son matériel technique. Tout
ce que je peux dire, et qui est bien connu, c'est qu'en août
L'AVANT-GUERRE 69

1914, les transports d'évacuation se firent dans des condi-


tions pénibles, faute de matériel et en raison de l'inexpé-
rience du personnel. L'aide apportée par les Sociétés de la
Croix-Rouge fut, au début, à peu près inefficace. Comme
dans les autres services, les choses s'arrangèrent peu à peu,
grâce à la bonne volonté de tous, ainsi qu'à l'aide des asso-
ciations civiles et des particuliers, aussi bien Français
qu'Anglais et Américains.

Vers novembre 1914, l'état sanitaire des armées commen-


ça à donner de graves inquiétudes. La fièvre typhoïde,
conséquence fatale des mauvaises conditions hygiéniques
dans lesquelles vivaient les unités de première ligne et de
la pollution des eaux de boisson, fit son apparition et se
développa rapidement. Heureusement, grâce au Dr Vin-
cent, le remède existait. La vaccination antityphique fut
rendue obligatoire. Ses effets furent immédiats. Pendant
toute la durée de la guerre, la morbidité et la mortalité par
maladies infectieuses restèrent très faibles, alors que dans
les guerres précédentes elles avaient entraîné des pertes
sinon supérieures ou égales, au moins comparables à celles
causées par le feu.
CHAPITRE IX

L'AÉRONAUTIQUE

Nous possédions, avant la guerre, quelques dirigeables


souples, de petites dimensions, à faible vitesse (45 à
55 kilomètres), répartis entre les places fortes de première
ligne (Verdun, Toul, etc.). Ces appareils étaient de valeur
militaire médiocre, même en réduisant leurs missions à de
courtes reconnaissances autour de leur port d'attache. Ils
étaient, à tous les points de vue, inférieurs aux dirigeables
rigides, type Zeppelin, dont les Allemands poursuivaient
le perfectionnement avec une opiniâtreté qu'aucun dé-
boire — et ils en eurent de cruels — ne put ébranler.
Dès le début de la guerre, nos dirigeables disparurent
rapidement, quelques-uns abattus par nos propres trou-
pes, notamment par des gardes des voies et communica-
tions, dont le sang-froid ne fut pas toujours la qualité
dominante. On ne les remplaça pas. Quant aux Zeppelins
allemands, après des tentatives de reconnaissances qui
tournèrent mal, leur rôle se réduisit à des expéditions de
bombardement de nuit sur Londres et les côtes anglaises.
La dernière, au début de 1918, se transforma en désastre.
Égarés dans la tempête, les dirigeables vinrent s'abattre un
peu partout, près de Nancy, dans la vallée du Rhône et
même en Méditerranée. On n'entendit plus parler de Zep-
pelins jusqu'à la fin de la guerre.
Mais les Allemands avaient fait autour d'eux une telle
réclame qu'en 1914, on craignait vraiment de les voir
intervenir dès la première semaine des hostilités. Rien,
72 AVEC JOFFRE D'AGADIR A VERDUN
en réalité, ne les aurait empêchés de venir, au début du
mois d'août, bombarder Paris. Pourquoi ne le firent-ils
pas? Il est probable que nous n'en saurons jamais le véri-
table motif.
Préoccupé de ces menaces, l'État-Major de l'armée avait
élaboré un projet de défense très simple : il consistait dans
l'établissement d'un certain nombre de postes de guet
chargés d'alerter des escadrilles d'avions, placées en quin-
conce entre la région frontière et la région parisienne, avec
un espacement tel que l'une au moins d'entre elles était
en situation de rattraper et de descendre les dirigeables en
marche vers la capitale. Le nombre des escadrilles prévues
était restreint, mais notre pénurie était si grande que le pro-
jet n'eut aucune suite. Tout ce qui put être fait au moment
de la déclaration de guerre fut d'installer sur des espaces
libres de Paris, notamment place de la Concorde, quelques
canons de 75 dont le tir, si les Zeppelins s'étaient tenus à
une certaine hauteur, eût été peut-être efficace contre
eux, mais sûrement très dangereux pour les Parisiens.
Qu'ils soient souples ou rigides, que leur perfection
technique soit plus grande encore que celle des derniers
modèles sortis de Friedrichshafen, capables de faire le tour
du monde en quelques jours, il semble maintenant probable
que les dirigeables, en raison de leur extrême vulnérabilité,
n'auront jamais qu'une faible valeur au point de vue
militaire. Sauf dans des cas tout à fait particuliers, l'avion
leur sera toujours préféré. On voit seulement l'emploi mé-
thodique du plus léger que l'air sur les côtes où de petits
dirigeables peuvent rendre de réels services dans la
recherche des sous-marins.

Dès l'apparition de l'aéroplane, ou plutôt dès qu'il fut


capable d'exécuter des vols de quelque durée, c'est-à-dire
vers 1909-1910, on comprit le rôle qu'il pourrait être appelé
à jouer au point de vue militaire. Toutefois j'attention
ne se porta d'abord que sur la possibilité de lui confier
L'AVANT-GUERRE 73
des missions de reconnaissances, pour étendre et compléter
le rôle de la cavalerie.
La réalisation de cette idée rencontra des difficultés
que l'on a peine à se figurer aujourd'hui. Il ne faut pas'
oublier en effet que les premiers appareils, de petites
dimensions, d'une vitesse ne dépassant pas 80 à 100 kilo-
mètres, avaient nécessairement un faible rayon d'action.
Il semblait difficile de leur faire tenir l'air plus d'une heure
et demie à deux heures, ce qui limitait à moins de 100 kilo-
mètres le rayon de leurs recherches en avant des lignes. Il
était donc indispensable de tenir constamment les avions
très près de ces lignes, d'où la nécessité de prévoir presque
chaque jour, dans la guerre de mouvement que l'on envi-
sageait seule, de nouveaux terrains d'atterrissage et de
doter les escadrilles d'un parc très mobile leur apportant
à pied d'oeuvre les approvisionnements et les rechanges
dont elles ont constamment besoin.
On était encore dans la période des tâtonnements et
des essais quand la guerre éclata. D'autre part, nous ne
possédions que 25 escadrilles, juste de quoi en affecter
4 ou 5 à chaque armée pour assurer le service des reconnais-
sances. Notre pauvreté à ce point de vue tenait moins à
des raisons financières qu'à la pénurie en pilotes et en
observateurs. Les premiers modèles d'avions étaient en
effet très défectueux, notamment au point de vue de la
solidité, et les accidents se multiplièrent dans des propor-
tions telles que les plus braves hésitaient à se lancer dans
cette voie nouvelle. La situation ne s'améliora que lors-
que l'on eût imposé aux constructeurs des conditions de
fabrication sévères et que l'on eût organisé un service de
réception analogue à celui qui fonctionne depuis de longues
années dans l'artillerie et auquel nous devons de posséder
un matériel de qualité irréprochable.

Les avantages que peut présenter l'emploi de l'avion


pour l'observation et le réglage du tir de l'artillerie avaient,
74 AVEC JOFFRE D'AGADIR A VERDUN
dès les premiers jours, attiré l'attention d'un certain nom-
bre d'artilleurs, notamment de la Commission de tir du
camp de Mailly. Des essais furent entrepris à plusieurs re-
prises. Le problème était difficile et entièrement nouveau;
il exigeait la collaboration d'officiers ayant une formation,
une mentalité et des connaissances différentes. Le point
délicat était la manière d'assurer les communications entre
l'avion et les batteries, problème qui devait plus tard être
résolu par l'emploi de la T. S. F. à bord. Néanmoins la
question était en bonne voie et même un règlement provi-
soire allait être établi pour fixer les principes de la coopé-
ration de l'artillerie avec l'aéronautique, quand celle-ci
fut placée tout entière dans les attributions du service du
génie. Dès lors la question de l' « aviation d'artillerie »,
sans être écartée a priori, fut remise à des temps meilleurs,
où l'on disposerait d'un nombre suffisamment élevé d'ap-
pareils. En pratique, rien n'était fait quand la guerre éclata.
Chez nos adversaires, au contraire, la question était
beaucoup plus avancée et il ne pouvait en être autrement
puisque, contrairement aux errements suivis chez nous,
leurs formations de campagne étaient dotées de pièces à
longue portée dont le tir était difficilement suivi et con-
trôlé par des observatoires terrestres. Aussi, dès les premiers
engagements, nos troupes virent-elles s'élever devant elles
des avions qui venaient les survoler en toute sécurité et
dont le retour chez l'ennemi était suivi, à quelques minutes
d'intervalle, par des rafales d'artillerie lourde parfaitement
ajustées sur nos rassemblements et nos colonnes. Sans
parler des pertes subies, l'effet moral produit par cet engin
nouveau, contre lequel on était désarmé, fut, de l'aveu de
tous, extrêmement pénible.

Telle était notre situation au début de la guerre. Dans


le domaine de l'aéronautique, comme dans presque tous
les autres, nous nous étions laissés distancer et il fallut
déployer une singulière énergie pour remonter la côte. On.
L'AVANT-GUERRE 75

y parvint assez vite. Dès la fin de 1914, notre artillerie


commença à faire usage de l'avion pour ses observations
et ses réglages; les méthodes, d'abord rudimentaires, se
perfectionnèrent progressivement et se montrèrent sou-
vent supérieures à celles des Allemands. En même temps,
notre aviation de reconnaissance et de chasse se consti-
tuait et, en 1916, nous avions dans le domaine de l'air
(en tenant compte bien entendu de l'aviation anglaise)
une supériorité incontestable sur nos adversaires. A l'ar-
mistice, l'aviation française était passée de 25 à 258 esca-
drilles.
CHAPITRE X

L'INSTRUCTION — LES GRANDES MANOEUVRES


LES CAMPS

A parler franc, l'instruction de l'armée laissait fort à


désirer dans les années qui précédèrent la guerre.
Celle des hommes du contingent était convenablement
assurée à peu près partout. Le Français moyen est assez
intelligent pour qu'en deux ans, et même dans un délai
moindre, on en fasse facilement un bon troupier. Mais la
difficulté n'est pas là.
Elle commence quand il s'agit des sous-officiers qui
forment la véritable ossature des petites unités. Il n'est pas
aisé de faire un bon instructeur en vingt-deux mois et,
d'autre part, les mauvaises conditions d'application de la
loi de deux ans avaient porté un coup sensible à la valeur
du cadre des sous-officiers de carrière. L'insuffisance de leur
solde, les déboires que la plupart d'entre eux éprouvaient
quand le moment était venu d'obtenir un emploi civil,
avaient rebuté une foule de jeunes gens de valeur. On était
obligé, pour combler les vides, d'admettre au rengagement
des candidats de deuxième zone. Dans l'ensemble — sauf
pour la cavalerie où l'encadrement, pour des raisons
diverses dont la plupart n'ont rien de militaire, était facile
à assurer dans de bonnes conditions — nous étions à cet
égard en état d'infériorité marquée vis-à-vis de l'armée
allemande.
78 AVEC JOFFRE D'AGADIR A VERDUN
Notre corps d'officiers était bon dans son ensemble.
Pris isolément, l'officier français était certainement supé-
rieur à l'officier allemand en intelligence et en culture, mais
le Commandement ne faisait presque rien pour développer
ses qualités militaires.
Sauf les cours de l'École supérieure de guerre, suivis
par un petit nombre d'officiers, et les cours de tir, ceux-ci
d'une durée de quelques semaines seulement, il n'existait
aucun centre d'instruction pour les officiers subalternes
et pour le plus grand nombre d'officiers supérieurs. La
plupart d'entre eux devaient suivre toute leur carrière
avec le bagage, assez mince en réalité, acquis dans les
Écoles militaires (Fontainebleau, Saint-Cyr, Saint-Maixent,
Saumur, Versailles).
Sans doute, il incombait aux chefs de corps et de service
de développer cette instruction et bon nombre d'entre eux
s'y efforçaient de leur mieux, mais dans combien de régi-
ments les exercices prescrits à cet effet étaient-ils organisés
de façon réellement profitable? En voici un exemple :

Le général Joffre n'avait pas attendu sa nomination


au poste suprême pour s'occuper de cette situation. En
1908, en arrivant à La Fère pour y prendre le commande-
ment d'un groupe, je trouvai le régiment en rumeur. Le
nouveau commandant de corps d'armée — c'était lui —
venait de prescrire qu'il serait exécuté dans chaque groupe
un exercice hebdomadaire, sur la carte ou sur le terrain, en
vue de développer l'instruction tactique et technique des
officiers du groupe.
Cette prescription ne m'émut pas beaucoup, car je venais
de faire de l'instruction pendant deux ans, sous la direction
d'un maître à cet égard, le colonel Fayolle. Par contre,
mes collègues étaient très ennuyés, non de secouer le calme
habituel d'une existence tranquille, cas leur bonne volonté
était certaine, mais parce que, en réalité, ils ne savaient pas
comment s'y prendre. Personne ne le leur avait appris et
L'AVANT-GUERRE 79
les directives d'un colonel de réelle valeur, mais presque
aussi inexpérimenté qu'eux, ne suffisaient pas pour les
orienter complètement dans la préparation fort délicate
de ces exercices. Aussi, dans les premiers temps, fit-on de
médiocre besogne : on ne s'improvise pas instructeur,
et j'ai connu de très bons officiers qui ne le sont jamais
devenus.

Si l'instruction des officiers de l'armée active était


insuffisamment assurée, celle des officiers de complément
l'était encore beaucoup moins. On leur faisait bien des
cours dans les garnisons importantes, mais ces cours
étaient peu et irrégulièrement suivis. Que retient-on en
réalité d'une conférence, même bien faite? Peu de choses
en général. L'instruction des officiers de réserve ne se fai-
sait donc guère que pendant les périodes d'instruction
auxquelles ils étaient astreints, en principe tous les deux
ans. C'était peut-être suffisant pour les empêcher de perdre
le contact avec les choses de l'armée, mais non pour aug-
menter leur bagage des connaissances indispensables. Le
commandement ne les connaissait que superficiellement et
n'estimait pas à leur juste valeur les services qu'ils étaient
capables de rendre.

A ce point de vue, tout au moins, les leçons de la guerre


n'ont pas été perdues. Au cours même de la campagne, un
système d'instruction complet, trop complet peut-être,
avait été organisé, sous l'influence personnelle du général
Pétain, pour les officiers de tous grades, aussi bien du cadre
permanent que du cadre complémentaire. Il a été perfec-
tionné depuis' 1919 et fonctionne régulièrement sur tout le
territoire. Les résultats sont aussi bons qu'ils peuvent
l'être. Si, en effet, avant la guerre, nous possédions en
abondance des éléments excellents dont nous ne savions
pas tirer tout le parti possible, nous avons maintenant
à former un personnel dont le recrutement est devenu
80 AVEC JOFFRE D'AGADIR A VERDUN
difficile et dont la valeur individuelle a sensiblement
baissé.

Pendant les trois années qui précédèrent la guerre, le


général Joffre s'efforça, par tous les moyens en son pouvoir,
de développer cette instruction de l'armée, dont les lacunes
ne lui échappaient pas.
Sur son ordre, les exercices de cadres et les manoeuvres
de garnison durent être multipliés et il n'hésita pas, malgré
son dur labeur quotidien, à s'imposer de fréquents et sou-
vent pénibles déplacements pour montrer par sa présence
l'importance qu'il y attachait. Il put constater souvent,
non pas de la résistance, mais une sorte d'apathie dont il
était difficile de faire sortir les exécutants. J'ai remarqué
moi-même, au cours de toute ma carrière, combien il est
difficile de secouer beaucoup d'officiers à qui la routine de là
besogne journalière semble avoir enlevé tout ressort. Ils
veulent bien s'occuper toute la journée, parce qu'ils sont
en général de braves gens et de loyaux serviteurs, mais ils
reculent devant un effort intellectuel un peu suivi.

En voici deux exemples :


Au camp de La Courtine, à un exercice de cadres de corps
d'armée auquel assistait le général, j'eus une longue con-
versation avec un des généraux participant à l'exercice,
un de mes anciens professeurs de l'École de guerre, homme
de science et de valeur, bien connu dans le monde militaire
et même dans l'Université.
Il faisait un temps abominable.
— Comment votre patron, me dit-il, peut-il s'imposer
deux nuits de chemin de fer pour venir assister, sous la
pluie et par un vent pareil, à des exercices de cadres?
Croit-il véritablement qu'ils servent à quelque chose?
Je dois ajouter que cet officier général qui n'était plus
très loin de l'âge de la retraite, ne s'est pas particulièrement
distingué au début de la campagne.
L'AVANT-GUERRE 81

Au printemps de 1914, le général Joffre débarqua à


Nice pour étudier sur place quelques questions de forti-
fications depuis longtemps en suspens. A la descente du
train, réunion dans les bureaux du gouverneur avec les
commandants de l'artillerie et du génie et les chefs de ser-
vice et examen sur le papier de tous les points en discus-
sion. La séance terminée, se tournant vers le gouverneur,
un camarade d'École et d'arme :
— Tout cela est très bien, dit le général Joffre, mais quel
programme m'as-tu préparé? Je repars après-demain à
14 heures.
— Mon général, c'est très simple : demain matin, visite
des forts de la Corniche avec le Président de la République
qui, en villégiature à Èze, a manifesté le désir de se joindre
à nous. L'après-midi au Mont-Chauve pour voir sur place
les questions les plus intéressantes qui t'ont amené ici.
Ce sera tout. Si tu veux, après-demain matin, on pourra
faire un tour sur le front du Var, mais c'est secondaire.
— Non, répond le général, je ne suis pas venu ici uni-
quement pour voir des moellons. Je veux, demain, avant
d'aller au Mont-Chauve, assister à une manoeuvre de toute
la garnison et après-demain matin, nous irons à l'Au-
tion (1).
— Mon général, s'écria l'infortuné gouverneur, complè-
tement affolé, mais c'est impossible. Je n'ai pas le temps
d'organiser une manoeuvre de toute la garnison et d'ail-
leurs la plupart des corps de troupe ont eu à effectuer ces
derniers temps de nombreux déplacements. Je tâcherai
de te montrer un bataillon de chasseurs et une batterie :
c'est tout ce que je peux faire. Quant à aller à l'Aution
dans la matinée d'après-demain, il faut y renoncer. Même
en partant à 5 heures, nous ne serions pas rentrés pour
déjeuner, et puis il y aura encore de la neige là-haut!

(1) Positionavancéede Nice, au nord de Peira-Cava, à proximité immédiate


de la frontière.
AVECJOFFRE
82 AVEC JOFFRE D'AGADIR A VERDUN
— Nous aurons demain une manoeuvre de toute la gar-
nison, répliqua le général Joffre sans se laisser toucher, et
après-demain nous irons à l'Aution. Nous partirons à
4 heures et demie : s'il y a de la neige, nous le verrons
bien et si on n'est pas rentré pour le déjeuner, eh bien! on
ne déjeunera pas.
Tout se passa comme il l'avait imposé. En revenant de
l'Aution, à temps pour déjeuner et prendre le train,
le général me dit, en désignant le gouverneur, qui s'entre-
tenait avec un officier à quelques pas de nous : « Je crois
bien que c'est la première fois qu'il monte là-haut! depuis
qu'il est à Nice. » Et c'était vrai !

Si je rappelle ces souvenirs, ce n'est pas pour incriminer


de bons serviteurs qui, au cours d'une longue carrière,
avaient rendu d'utiles services. Mais ils étaient âgés,
n'avaient connu que le temps de paix et ils ne croyaient
plus à la guerre.

D'autres mesures étaient à prendre pour assurer dans


de meilleures conditions l'instruction générale de l'armée.
La première, la plus urgente, était d'augmenter le nombre
de terrains de manoeuvres et de camps d'instruction dont
elle disposait. Le but à atteindre était d'en avoir un nombre
suffisant pour que chaque grande unité d'infanterie ou
de cavalerie pût y passer plusieurs semaines chaque année.
Là seulement, loin de la routine des garnisons et des préoc-
cupations ou des distractions étrangères à la vie militaire,
pouvait s'achever l'instruction d'ensemble de la troupe et
des cadres.
Bien que la situation se fût, à ce point de vue, sensible-
ment améliorée dans les précédentes années, elle était encore
médiocre. Seuls, le camp de Châlons, ceux, récemment
aménagés, de Mailly et de la Courtine et, à un degré
L'AVANT-GUERRE 83

moindre, celui de Sissonne, se prêtaient aux manoeuvres des


grandes unités des trois armes et aux tirs d'importants
groupements d'artillerie. Les autres, créés en général immé-
diatement après 1870, Avord, le Ruchard, Sathonay ré-
servés à l'infanterie, Cercottes, Auvours, Biard, etc. plus
spécialement affectés à l'artillerie, étaient tout à fait
insuffisants. Ceux de l'infanterie avaient des dimensions
trop restreintes, ceux de l'artillerie par suite de leur dispo-
sition même (un couloir de quelques centaines de mètres
de large et de 5 à 6 kilomètres de long, avec une butte
naturelle ou artificielle au bout) ne se prêtaient qu'au tir
individuel. des batteries, alors que la véritable unité du
champ de bataille était devenue le groupe et que l'on com-
mençait à étudier des groupements plus importants.
Le général Joffre fit établir par le service du Génie un
projet d'ensemble qui comportait des camps de corps d'ar-
mée de 10.000 à 12.000 hectares et un nombre double de
camps de division, de dimensions moitié moindres (1).
Naturellement, la grande difficulté à vaincre était la
question d'argent. Ce projet comportait une dépense très
élevée, aussi bien pour l'acquisition des terrains que pour
l'organisation proprement dite des camps (adduction d'eau,
égouts, casernements, etc.). Conformément à la tradition,
on répartit la dépense sur plusieurs exercices. Cette ma-
nière de faire est parfaitement logique, quand il s'agit,
comme c'était le cas, de travaux de longue haleine et de
grande importance, mais il faut s'y prendre de façon ration-
nelle. Au lieu d'acquérir en même temps tout le terrain
nécessaire, en ne portant au besoin l'effort de chaque année
que sur un petit nombre de camps, on échelonna pour cha-
cun d'eux les achats sur plusieurs années. Le résultat était
facile à prévoir. La deuxième année, l'hectare de terrain

(1) Il est à remarquer que c'est à ce dernier type que se sont généralement
arrêtés les Allemands, mais ils disposaient d'un camp de ce genre par corps
d'armée, alors que chez nous, même en supposant réalisés les projets du
général Joffre, nous n'aurions pas atteint ce chiffre.
84 AVEC JOFFRE D'AGADIR A VERDUN
coûta deux fois plus que là première, la troisième deux
fois plus que la seconde et les acquisitions seraient deve-
nues pratiquement irréalisables, si la guerre n'avait pas
tout interrompu.
Notons, sans étonnement, que cette leçon ne nous a
guère profité. J'ai eu l'occasion de m'occuper, après la
guerre, de l'organisation du camp de Tahure, au nord de
Suippes, destiné à étendre le camp de Châlons et à per-
mettre les tirs à très grande portée de l'artillerie mo-
derne.
Acquis en 1919 ou en 1920, les terrains nécessaires,
dont la valeur pour la culture est à peu près nulle,
auraient coûté à l'État une somme infime. Mais cette fois
encore on échelonna l'opération, si bien que les prix mon-
tèrent d'une façon fantastique; des influences d'ordre
politique ou plutôt électoral entrèrent en jeu et il fallut
renoncer à donner à l'installation nouvelle l'ampleur qui
eût été nécessaire.
Pour revenir aux projets du général Joffre, ils donnèrent
lieu, dès qu'ils furent connus, à des agissements et à des
compétitions qui eussent été bien amusantes, s'ils n'avaient
révélé un déplorable état d'esprit.

Un camp avait été prévu en Bourgogne, près de Gra-


vant, sur des plateaux très pauvres, d'où la vigne avait
disparu depuis longtemps et où il ne poussait à peu près
rien. Avertis des projets de l'Administration de la Guerre,
ne fût-ce qu'en voyant s'effectuer quelques reconnais-
sances préliminaires, des cultivateurs firent transporter
sur des chariots de la terre arable, qu'ils répandirent en
couche mince sur leurs propriétés, et y semèrent quelques
grains de blé ou d'avoine. Il s'agissait de transformer aux
yeux de la Commission d'expropriation des champs de
cailloux en champs de céréales. Ils avaient été vraiment
trop loin et on renonça à installer un camp dans cette
région.
L'AVANT-GUERRE 85
Un jour, le général, occupé, m'adressa une délégation
d'un département du Massif Central, un des plus pauvres
de France. Elle venait insister pour qu'on établît un camp
sur son territoire, en donnant comme argument qu'il en
existait un dans le département voisin. Une telle inégalité
était inadmissible dans une démocratie. J'essayai de leur
montrer qu'un camp n'est pas destiné à accroître les res-
sources financières d'un département, mais à assurer
l'instruction de la troupe et que leurs arguments se retour-
naient contre eux. Le camp existant à proximité était très
suffisant en raison de la faible densité des troupes dans la
région, et il ne pouvait être question d'engager une dépense
élevée uniquement dans l'intérêt particulier des popula-
tions.
Ils me quittèrent froidement, annonçant que l'affaire
aurait une suite au Parlement. Il n'en fut plus question.

Quoi qu'il en soit, tout comme pour l'artillerie, ce n'est


pas en trois ans que l'on mène à bien une oeuvre aussi
complexe que l'établissement de tout un système de camps
et de terrains de manoeuvre.
En août 1914, le travail n'était qu'ébauché et la situation
ne s'était améliorée que par place (notamment à Sissonne,
près de Laon, à Coëtquidan, près de Rennes, et à Auvours,
près du Mans).

Il me reste à dire un mot des manoeuvres d'automne,


destinées à être le couronnement et la sanction de l'année
militaire. En principe, toutes les troupes y participaient,
soit par division, soit par corps d'armée. Quelques-unes
de ces divisions, renforcées par des éléments tirés des ré-
gions voisines, étaient réunies pour permettre, tantôt
dans une région, tantôt dans une autre, des manoeuvres
à grande envergure. Elles étaient dirigées par le vice-pré-
86 AVEC JOFFRE D'AGADIR A VERDUN
sident du Conseil supérieur de la Guerre, les attachés
militaires étrangers y assistaient et le Président de la
République venait y passer un jour ou deux.
Très utiles aux états-majors, et aux services qu'elles
sortaient heureusement de la routine du travail courant,
ces manoeuvres, surtout celles qui réunissaient de gros
effectifs, l'étaient beaucoup moins pour la troupe. La
nécessité d'éviter des dégâts, une tendance bien naturelle
à fermer les yeux sur les erreurs de détail, avec l'espoir
d'en détourner ceux des innombrables invités qui suivaient
les opérations, conduisaient à des invraisemblances sou-
vent frappantes. D'autre part, l'habitude était prise de
donner chaque jour, vers midi, le signal « Cessez le feu »
pour permettre à la troupe de se reposer pendant les heures
les plus chaudes et de gagner ensuite des cantonnements,
souvent fort éloignés. Cette manière de faire avait pour
conséquence de précipiter les diverses phases de la manoeu-
vre. Elle ne cadrait que trop avec les tendances d'offensive
à outrance que j'ai déjà signalées. Notre infanterie prenait
le contact, se déployait, se portait à l'attaque sans marquer
d'arrêt, sans se soucier même des réactions les plus évi-
dentes de l'ennemi. A cette allure, l'artillerie était naturel-
lement hors d'état de la soutenir ou de lui ouvrir le chemin;
c'est tout juste si elle avait le temps de mettre en batterie
à chaque changement de position. A la critique journalière,
on lui reprochait régulièrement d'être arrivée trop tard.
On n'y attachait d'ailleurs pas une grande importance.
L'infanterie ne doit-elle pas mener le combat de bout en
bout (1)?

En 1911, en raison de la tension politique, les manoeuvres

(1) Les choses se passaient de semblable façon aux manoeuvresimpériales


allemandes. La présence du Kaiser en faisait même souvent un véritable
spectacle, avec charges de cavalerie, attaques en formations massives, etc..
Mais il était entendu que cette «tactique de manoeuvres» n'avait aucun point
commun, avec la «tactique de guerre ", à laquelle on s'exerçait loin des regards
indiscrets.
L'AVANT-GUERRE 87

qui avaient été prévues dans l'Est furent considérable-


ment réduites et se bornèrent à de courtes opérations effec-
tuées, soit par la cavalerie, soit par la division de Verdun,
à proximité de sa garnison. C'est à ces dernières qu'on vit,
pour la première fois, un officier d'état-major, chargé d'une
reconnaissance aérienne, atterrir au milieu des troupes, sur
un terrain de circonstance.
Les années suivantes, au contraire, on opposa l'une à
l'autre deux armées de 2 corps chacune, en 1912 dans la
région de Loudun et de Moncontour, en 1913 dans la
vallée de la Garonne, entre Toulouse et Moissac.
Le général Joffre, qui les dirigeait personnellement,
voulut réagir contre les errements signalés plus haut. A cet
effet la manoeuvre fut continue, c'est-à-dire que les opé-
rations n'étaient interrompues chaque jour que deux ou
trois heures au milieu de l'après-midi, pour reprendre en-
suite et se poursuivre sans arrêt. Les troupes passaient la
nuit là où elles se trouvaient, le plus souvent au cantonne-
ment-bivouac. On espérait ainsi faire disparaître les invrai-
semblances les plus notoires et donner aux différentes phases
de l'action tout le développement qu'elles comportaient.
Aux manoeuvres de 1912, auxquelles assista le Grand-Duc
Nicolas Nicolaievitch, le futur généralissime de l'armée
russe, accompagné d'une nombreuse mission (1), les choses
se passèrent assez bien. Il en fut tout autrement en 1913.
Les troupes (12e, 16e, 17e, 18e corps et une division colo-
niale) montrèrent d'une façon générale que leur instruction
laissait fort à désirer. Leur tenue même était médiocre.
L'impression d'ensemble fut fâcheuse et des sanctions du-
rent être prises contre quelques-uns des chefs des grandes
unités qui y avaient pris part.

(1) Le premier jour des manoeuvres, au moment où le Grand-Duc venait


de monter sur un magnifique pur-sang gris qu'on lui avait soigneusement
préparé à Saumur, le cheval s'abattit, sans motif apparent. Les officiers
de l'entourage du Grand-Duc se regardèrent, très frappés de ce mauvais
présage. Plus d'un d'entre eux a dû s'en souvenir dans la débâcle qui les a
presque tous emportés en 1917.
88 AVEC JOFFRE D'AGADIR A VERDUN
Les deux années, j'avais été désigné pour piloter le
Président de la République, Fallières en 1912, Poincaré en
1913. Je me trouvais à côté de ce dernier, occupé à regarder
évoluer une batterie de 120 long, du futur régiment d'ar-
tillerie lourde dont j'ai conté l'histoire, avec laquelle on
essayait l'emploi de tracteurs automobiles. Un officier
s'approcha rapidement du Président et, très ému, lui apprit
que le colonel de Winterfeld, attaché militaire allemand,
venait d'être victime d'un grave accident. Il se trouvait
avec le colonel Dupont, chef du 2e bureau de l'État-Major
de l'armée, quand leur automobile était entrée en collision
avec une charrette de paysan. Le colonel de Winterfeld
avait été transporté à Grisolles dans un état critique.
L'incident était des plus fâcheux à tous les points de
vue. M. Poincaré alla voir le blessé; on fit venir d'urgence
un professeur de la Faculté de Montpellier. Le colonel
avait une fracture du bassin : pendant des semaines au
moins il serait intransportable. On l'installa donc à Gri-
solles, aussi bien qu'on le put. Un médecin et des infirmiers
ne le quittèrent pas.
Le colonel de Winterfeld, convalescent, était encore à
Grisolles en 1914. Il fut autorisé à se rendre en Espagne,
où il devint le chef de là propagande allemande. En 1918,
il accepta d'être l'un des signataires, pour son pays, de
l'armistice du 11 novembre.

A ces causes principales de la faiblesse de l'instruction


dans beaucoup de corps de troupe s'en ajoutèrent d'autres,
en apparence secondaires, mais qui ont bien leur importance
comme le début de la guerre ne l'a que trop montré.
D'abord la trop grande dissémination des garnisons.
Un bataillon isolé dans une petite ville, privé, en général,
des moyens d'instruction suffisants, sans contact avec les
troupes des autres armes, est, au point de vue militaire,
dans des conditions déplorables. Malheureusement, l'auto-
rité militaire se heurta sur ce point, comme sur tant d'au-
L'AVANT-GUERRE 89
très à des intérêts particuliers et à des influences électo-
rales telles qu'elle ne put réagir.
Il y a encore le maintien indéfini des mêmes officiers
dans les garnisons particulièrement recherchées, telles que
celles du Midi et de l'Ouest. Tous ceux qui étaient origi-
naires de ces régions où la vie est facile, ceux qui s'y étaient
mariés ou qui déclaraient y avoir des intérêts, demandaient
à y être envoyés et, dans un délai plus ou moins long,
finissaient par l'obtenir. Une fois casés, ils faisaient jouer
toutes les influences, notamment les influences locales,
pour y rester et ils y parvenaient presque toujours. J'en
ai connu qui ont fait toute leur carrière au Mans ou à
Rennes, d'autres à Toulouse, à Marseille et à Nice.
Même habitude en ce qui concerne les sous-officiers de
carrière, à un degré encore supérieur. Leurs femmes
avaient généralement un emploi dans la ville où ils s'étaient
mariés et, dès lors, il était impossible de les déplacer. Pen-
dant ce temps, les directions d'armes s'évertuaient, sans y
réussir, à remplir les cadres des garnisons de l'Est, où la vie
était plus dure, le climat plus rude, le service plus pénible.

Le résultat de ces errements, bien caractéristiques d'une


longue période de paix, était que certains corps de troupe
avaient perdu peu à peu leur valeur militaire. Une manoeu-
vre de quelque durée qui tenait les officiers et les sous-offi-
ciers éloignés de leur foyer, était considérée comme une
catastrophe. La discipline était relâchée, le service lui-
même négligé. On était revenu à la garde nationale séden-
taire.
C'est de là que proviennent à coup sûr bien des mécomptes
du début de la campagne. Sans vouloir reprendre une
polémique qui a fait couler d'autant plus d'encre que les
passions politiques y sont plus vives que partout ailleurs,
il est indéniable que certains régiments du Midi n'ont pas
montré dans les premières rencontres les qualités de leurs
camarades du reste de la France. Or, c'est dans les riches
90 AVEC JOFFRE D'AGADIR A VERDUN

plaines du Languedoc et sur les rives fortunées de la Médi-


terranée que sévissait plus particuherement le fléau de la
camaraderie qui enlevait toute autorité à des cadres com-
posés en permanence des enfants du même pays.
Des mesures immédiates furent prises par le Haut Com-
mandement et ces mêmes unités, dont l'attitude au feu
avait été si médiocre, placées sous des chefs énergiques et
surtout nouveaux, réparties dans des corps d'armée issus
en majorité d'autres régions, ne tardèrent pas à donner
entière satisfaction.
C'est au 15e corps ainsi régénéré que s'adressent à juste
titre les hommages enthousiastes des Marseillais.

Tout ce que nous venons de dire au sujet de l'instruction


s'applique aux unités du temps de paix qui, à la mobilisa-
tion, complétées par les plus jeunes classes de la réserve,
formaient les divisions et les corps d'armée actifs.
On incorpora en outre dans les armées en opération des
divisions de réserve formées de classés plus anciennes.
A quelques exceptions près, au premier rang desquelles il
faut placer la division de Nancy, sous les ordres du général
Fayolle, les divisions de réserve se montrèrent assez mé-
diocres au début de la guerre. L'attitude de quelques-unes
fut même franchement mauvaise et il y en eut qui lâchèrent
pied sous la seule menace d'une attaque.
Quant aux divisions territoriales, destinées en principe
à la défense des places et des côtes, on voulut en utiliser
quelques-unes au moment de la grande conversion alle-
mande à travers la Belgique. Placées sous les ordres du gé-
néral d'Amade, elles furent disposées derrière les canaux
du Nord avec mission de les défendre. Leur attitude fut
lamentable. Elles se débandèrent, sans même attendre le
contact de l'ennemi.
Quelques mois plus tard, ces mêmes réservistes et ces
mêmes territoriaux faisaient preuve d'une solidité iné-
branlable sous le feu ; ils supportaient avec stoïcisme les plus
L'AVANT-GUERRE 91.
dures privations et c'est sûrement l'un d'eux qui a dû
prononcer la phrase légendaire de Forain : « Pourvu que les
civils tiennent ». Le général en chef décidait alors de sup
primer les distinctions entre divisions actives, divisions de
réserve et divisions territoriales. Il n'y avait plus que des
combattants égaux devant leurs devoirs et dans leurs
droits.
D'où provient ce revirement?
Tout d'abord de ce fait, qu'au début de la guerre, les
divisions de réserve et, a fortiori, les divisions territoriales,
médiocrement instruites, étaient encore plus mal enca-
drées. Les périodes des réservistes étaient souvent gâchées
sans profit sérieux pour l'instruction de la troupe. Un petit
nombre seulement des rappelés participaient à des exer-
cices ou à des manoeuvres susceptibles d'entretenir et de
développer leur valeur militaire. La plupart perdaient leur
temps dans des besognes de quartier, sans profit pour eux
ni pour personne.
Inutile de parler de l'instruction des territoriaux; pra-
tiquement, elle était nulle et l'empreinte qu'ils avaient
reçue au cours de leur service actif était à peu près
effacée.
Comme je l'ai déjà dit, à propos de l'instruction des
officiers et des sous-officiers de carrière, celle des cadres de
complément était tout à fait insuffisante. En réalité, on
avait d'eux quelque méfiance. Il a fallu la guerre pour
montrer les services immenses qu'ils étaient susceptibles
de rendre. Ne constituent-ils pas l'élite de la nation?
Telle est, à coup sûr, la première cause des déboires que
nous a valu, en 1914, l'attitude d'un certain nombre de
formations de réserve et de territoriale. Il en est naturel-
lement d'autres, dont la plus générale était l'affaiblisse-
ment de l'idée militaire dans le pays. A tous égards, la
période qui s'étend du commencement du siècle à 1914 a
été l'une des plus troubles et des plus déprimantes de notre
histoire contemporaine.
92 AVEC JOFFRE D'AGADIR A VERDUN
De ces bandes mal instruites et mal commandées, six
mois de. campagne firent des, soldats.
Je me rappelle à ce sujet, une intéressante conversation
avec M. Paul-Boncour, à Chantilly, au début de 1915.
M. Boncour était d'avis que les enseignements des pre-
miers mois de la campagne venaient à l'appui des théories
socialistes et des conceptions de Jaurès sur l'organisation
défensive des États. L'armée active, celle que Jaurès qua-
lifiait, avec un souverain mépris, « d'armée de caserne »,
comme il aurait dit « l'armée du bagne », n'avait pu soutenir
le choc des Allemands; c'était aux formations de réserve,
celles qui se rapprochaient le plus dû type des milices,
qu'était dû le redressement de la Marne d'abord, et ensuite
la résistance victorieuse de nos armées pendant la course à
la mer.
A mon avis, la vérité était tout autre. Nos formations
avaient d'autant mieux tenu en août qu'elles se rappro-
chaient davantage du type de l'armée de caserne. C'étaient
sans contredit, les troupes de l'Est et celles d'Afrique qui
avaient le moins fléchi sous l'effort de l'ennemi. Là même
où elles avaient été nettement battues, à Morhange comme
à Charleroi, elles n'avaient montré aucun signe de désa-
grégation et étaient restées dans les mains de leurs chefs,
officiers et sous-officiers de carrière. Au contraire, la résis-
tance des unités de la réserve et de la territoriale avait
été d'autant plus faible qu'elles se rapprochaient davantage
du type dé la milice et qu'elles comptaient dans leurs
cadres moins d'éléments permanents. Si des formations
de ce genre avaient été seules à supporter le premier choc,
nos armées n'auraient jamais pu être assez vite réunies
en mains pour permettre le demi-tour foudroyant de la
Marne.
Sans doute, le tableau avait changé peu à peu. Au creu-
set de la guerre, tous les éléments s'étaient amalgamés.
Mais, c'est qu'après quelques mois d'une campagne extrê-
mement dure, on ne peut plus parler ni d'armée active,
L'AVANT-GUERRE 93
sous les ordres de cadres de carrière, ni de formations de
réserve ou de territoriale, conduites par des civils revêtus
d'un uniforme. Il n'y a plus que des soldats, et des chefs
de guerre.
Seules les formations permanentes peuvent donner à la
nation mobilisée, le temps de se transformer en armée véri-
table. Elles sont l'ossature et la véritable sauvegarde de
l'indépendance du pays. L'en priver, c'est risquer d'arriver
trop tard à la parade; il ne faut pas compter réussir deux
fois le tour de force de la Marne.
Je n'ai pas besoin de dire que je ne convainquis pas plus
M. Paul-Boncour qu'il ne me persuada lui-même. Je ne sais
plus quel sceptique prétendait que les discussions sont tout
à fait inutiles quand les interlocuteurs ne sont pas du
même avis. Je crois qu'il a raison.
CHAPITRE XI

LA LOI DE TROIS ANS


LA CAMPAGNE DE CHARLES HUMBERT

Fin 1912, un matin, entrant au ministère dans le cabinet


du général, je le trouvai assis devant son bureau, sur lequel
on ne voyait, comme de coutume, ni une feuille de papier,
ni une plume, ni un crayon. Mais, contrairement à ses
habitudes, il avait devant lui, tout grand ouvert, un journal
et il songeait.
Ce journal annonçait le dépôt, par le Gouvernement
allemand, du projet, dont j'ai déjà parlé, prévoyant une
augmentation considérable des effectifs, qui allaient être
portés progressivement, jusqu'en octobre 1915, à 863.000
hommes, contre 650.000 en 1911 et 700.000 en 1912, et,
de plus, demandant l'ouverture d'un crédit de 1 milliard
de marks pour le matériel et les ouvrages de défense.
— Vous avez lu, me dit-il : c'est la loi de trois ans pour
nous.
— La loi de trois ans pour les troupes spéciales : cava-
lerie, artillerie à cheval?
— Non, pour tout le monde.
— Mon général, c'est impossible.
— Et pourquoi?
— Parce que la loi de trois ans, sans restriction et sans
adoucissement, constitue un fardeau si lourd qu'aucun
pays n'a pu encore se l'imposer. Si une pareille loi était
votée, ce qui est douteux, son application rencontrerait
de telles résistances qu'il faudrait l'amender rapidement.
96 AVEC JOFFRE D'AGADIR A VERDUN

Sinon, elle nous conduirait à une réaction antimilitariste


dangereuse. Le service de trois ans ne serait applicable
que s'il était établi pour un temps très court?
— Qu'appelez-vous un temps très court?
— Je ne peux naturellement pas vous donner de chiffres
précis, mon général, mettons deux ans, trois au plus.
— C'est bien ainsi que je l'entends, me répondit-il.
Il n'y avait qu'à s'incliner.

Il se mit immédiatement à l'oeuvre. Pendant que l'État-


Major de l'armée établissait le projet de loi, les Directions
d'armes étudiaient les conséquences matérielles qu'aurait
son adoption. La plus intéressée dans la question était la
Direction du Génie. II s'agissait d'organiser ou de créer,
dans un délai extrêmement court, des casernements suf-
fisants pour loger une troisième classe. Remarquablement
dirigés par le général Chevalier, sous l'impulsion énergique
du général Joffre, à qui ces questions étaient particulière-
ment familières, les sapeurs mirent les bouchées doubles.
Tout était préparé quand la loi fut votée et, en 1914, les
travaux de construction et d'aménagement étaient à peu
près terminés. Pour qui connaît les lenteurs et les atermoie-
ments habituels de la machine administrative, retards qui,
dans le cas présent, auraient pu être excusés en partie
par le manque de personnel de direction et de surveillance,
c'était un beau résultat.

En même temps qu'ils s'occupaient de renforcer nos


effectifs, le Gouvernement et l'Administration de la Guerre
s'efforçaient de combler le plus rapidement possible les
lacunes de notre organisation, en ce qui concerne le matériel.
Un premier programme de dépenses s'élevant à 554 mil-
lions, était déposé sur le bureau de la Chambre des Députés
dès le 27 février 1913. Deux autres programmes suivi-
rent : au total, les sommes demandées s'élevaient à 1 mil-
Iiard 400 millions environ. Elles ne furent définitivement
L'AVANT-GUERRE 97
votées par le Parlement que le 15 juillet 1914, quinze jours
avant la déclaration de guerre. Mais, dès le dépôt du premier
projet de loi, les Commissions des finances des deux Cham-
bres avaient accordé au ministre l'autorisation d'engager
certains crédits sans attendre le vote définitif du pro-
gramme. Une autorisation analogue fut consentie pour
l'exercice 1914.
On travailla donc ferme pendant ces dix-huit mois.
De nombreuses commandes furent passées, notamment par
le service de l'artillerie (télémètres, appareils téléphoni-
ques, tracteurs, canons de cavalerie, caissons, auto-canons
contre l'aviation, etc.). Mais, encore une fois, rien ne
s'improvise en fait de matériel et, quand la guerre éclata,
une partie seulement des dépenses autorisées avait pu
être utilement employée.

Une fois rédigé, le projet de loi fut soumis à l'examen du


Conseil supérieur de la guerre, qui l'approuva à l'unani-
mité, puis transmis au Conseil des ministres et enfin déposé
sur le bureau de la Chambre.
Les débats s'ouvrirent le 2 juin 1913 et durèrent jus-
qu'au 19 juillet. Il n'est peut-être pas sans intérêt, ne
serait-ce qu'à titre d'enseignement pour l'avenir, d'en
rappeler les principaux incidents.
Dans la discussion générale, la loi fut défendue successi-
vement par le rapporteur, puis par Joseph Reinach, par
André Lefèvre qui montra éloquemment les dangers de
l'attaque brusquée dont nous étions menacés, par M. Rai-
berti, enfin par le ministre de la guerre Etienne et par le
président du Conseil Barthou.
Les partis avancés l'attaquèrent avec violence. Après
M. Félix Chautemps, le général Pedoya et M. Augagneur,
M. Albert Thomas fit une forte impression sur la Chambre
en s'attachant à montrer les conséquences économiques
et intellectuelles qu'aurait le maintien au service de toute
notre jeunesse pendant trois années entières. Enfin Jaurès
AVECJOFFRE 7
98 AVEC JOFFRE D'AGADIR A VERDUN
fit un admirable discours, qu'il est vraiment cruel de relire'
aujourd'hui. Il commença par nier le danger d'une agres-
sion que la social-démocratie allemande devait rendre
impossible!
« Nous sommes fiers, s'écria-t-il, de l'effort généreux et
persévérant de nos camarades contre les militaristes d'ou-
tre-Rhin, contre l'esprit chauvin, contre toutes les pensées
d'impérialisme et d'agression; nous savons qu'ils luttent
dans les conditions particulièrement difficiles que leur fait
le régime de l'Empire et nous avons le droit, après l'évé-
nement, de sourire de ceux qui nous disaient qu'ils n'oppo-
seraient aux armements, à la politique chauvine, qu'une
opposition de simulacre.
« ... Nous avons le droit de dire que l'organisation
de 4 millions de citoyens allemands parmi les plus fiers,
les plus éduqués, n'est pas sans action sur les destinées du
monde. Le pouvoir le plus absolu est obligé de réfléchir
avant de se jeter dans les aventures, quand il sait qu'il y
a 4 millions de consciences groupées qui protestent contre
la politique de provocation (1). »
Hélas ! Un an plus tard, le Gouvernement impérial ne
fut pas obligé de réfléchir et les 4 millions de démocrates
conscients n'eurent pas un instant l'idée de protester
contre l'agression qui se préparait! Quand on relit ces
paroles de Jaurès, quand on se rappelle avec quelle convic-
tion profonde elles furent prononcées, on comprend son
effondrement dans la semaine fatale. Il avait été cruelle-
ment trompé et il avait tout mis en oeuvre pour faire
accepter ses convictions par l'opinion et par le Parlement;
sa responsabilité était écrasante et il s'en rendait compte.
Continuant son discours, Jaurès, après avoir raillé ceux
qui croyaient à une attaque brusquée, contraire au génie
de l'Allemagne, et traité de chimérique la crainte de la voir
essayer de nous écraser en quelques semaines, pour se

(1) Journal officiel,séance du 17 juin 1913, p. 1989.


L'AVANT-GUERRE 99
retourner contre ses adversaires de l'Est, s'efforça de dé-
montrer qu'une bonne organisation défensive des fron-
tières et, en arrière, la nation, armée et instruite comme il
l'avait demandé dans son ouvrage L'Armée nouvelle, étaient
plus qu'une armée de caserne, même renforcée, capable
de nous protéger contre toute attaque.
En somme, la loi, selon lui, était mauvaise, car elle
allait compromettre la prospérité du pays, dangereuse par
les ripostes qu'elle entraînerait de la part d'un adversaire
plus nombreux, et enfin inutile puisque les dangers dont on
menaçait la nation étaient imaginaires.

La discussion des articles fut particulièrement pénible.


En face d'attaques répétées, la défense fut faible. Le pré-
sident du Conseil et le ministre de la Guerre n'étaient pas
suffisamment au courant des détails pour pouvoir faire face
aux objections et aux contre-propositions qui surgissaient
à chaque instant. Parmi les commissaires du Gouverne-
ment, le général Joffre ne montait pas volontiers à la tri-
bune : il n'était pas fait pour les discussions parlementaires.
Le général Legrand, sous-chef de l'État-Major de l'armée,
ne parvint pas non plus à s'imposer à la Chambre.
D'autre part, on sentait chez tous les députés, même les
mieux disposés, une sourde résistance. Ils savaient que la
loi était impopulaire, que, dans leur circonscription, ils
seraient rendus responsables des charges nouvelles qui
allaient peser sur le pays : ils jouaient leur réélection. On
doit admirer ceux qui passèrent outre et n'eurent en vue
que la sécurité générale. « Ta loi va me coûter mon siège,
me disait un député d'Eure-et-Loir, mon vieux camarade
d'école Maunoury, le futur ministre de l'Intérieur, mais
je la voterai tout de même. »
Il la vota, et fut réélu.
Malgré ces circonstances défavorables, la loi passa. Après
qu'on eût écarté plusieurs amendements, l'un de M. Auga-
gneur, un autre de MM. Paul-Boncour et Messimy, insti-
100 AVEC JOFFRE D'AGADIR A VERDUN
tuant le service de trente mois, enfin un dernier de M. Pain-
levé, proposant de trouver provisoirement les effectifs
supplémentaires dont on avait besoin en étendant la
conscription aux indigènes de l'Afrique du Nord et en
abaissant de vingt et un à vingt ans l'âge de l'incorporation,
la loi fut votée, le 19 juillet, par 358 voix contre 204.
Au Sénat, la discussion fut beaucoup plus facile et la
loi put être promulguée le 7 août 1913.

A peine en vigueur, elle fut l'objet d'attaques qui allèrent


en croissant au fur et à mesure que s'émoussait l'émotion
première suscitée par la nouvelle loi allemande. Son abro-
gation devint la plate-forme électorale de l'opposition. Nul
doute que si la guerre n'avait pas éclaté en 1914, il n'eût
fallu au moins en adoucir l'application.

Quoi qu'il en soit, et malgré ses imperfections — je


crois en toute sincérité qu'on aurait pu faire aussi bien au
prix d'un effort moindre — le résultat cherché fut obtenu.
Les effectifs amaigris de nos corps de couverture purent
être renforcés et c'est sans doute la présence à pied d'oeuvre
de forces respectables qui préserva nos frontières de ces
attaques brusquées préconisées par tant d'écrivains mili-
taires allemands. Tout porte à croire qu'avant le renfor-
cement de la couverture et les mesures de défense prises
au Grand Couronné (1), une attaque brusquée était pro-
jetée contre Nancy. Sa réussite aurait pu avoir pour nous
des conséquences désastreuses. En facilitant l'enveloppe-
ment de nos armées par les deux ailes, ce que la stratégie
allemande considère, avec assez de raison, comme le sum-
mum de l'art de la guerre, elle aurait pour le moins consi-
dérablement gêné la rocade de nos troupes de droite vers
notre flanc gauche menacé.

(1) Le Grand Couronné comprend une série de hauteurs dominantes au


nord et à l'est de Nancy, sur la rive droite de la Moselle.
L'AVANT-GUERRE 101
Les Allemands ne tentèrent qu'une attaque de ce genre :
ce fut contre la Belgique qui, confiante dans sa neutralité,
n'avait pris aucune des mesures auxquelles nous nous étions
résolus. Elle réussit entièrement; au point de vue militaire,
la prise de Liège leur a donné tout ce qu'ils en attendaient,
le libre passage par les plaines du Hainaut et de la Flandre.

Pendant que les pouvoirs publics s'efforçaient ainsi de


renforcer nos effectifs et de compléter le matériel, une
campagne retentissante était menée dans la presse par
M. Charles Humbert, sénateur de la Meuse.
C'est une bien curieuse figure que celle de Charles Hum-
bert, une des plus caractéristiques de cette époque d'avant-
guerre. Ancien sous-officier de l'armée coloniale, il avait
appartenu comme capitaine au cabinet du ministre de la
Guerre, le général André, qui s'était séparé de lui avec une
certaine brusquerie. Entré au journal Le Matin, il se lança
ensuite dans la politique et les affaires; il y réussit bril-
lamment. Le verbe haut, le sourire cordial, la poignée de
main et le cigare faciles, il avait conquis en un tournemain
le coeur de ses compatriotes de la Meuse qui l'envoyèrent
au Sénat. Une fois ce pas franchi, le gros Charles, comme il
se plaisait à s'appeler lui-même, s'était à peu près spécialisé
dans les questions militaires. Il avait su se faire une clien-
tèle d'officiers généraux et supérieurs de grande valeur et,
disposant dans les bureaux de l'Administration d'agents
sûrs qui le tenaient au courant de ce qui s'y passait et
même ce qui s'y préparait, il avait acquis peu à peu une
influence qui, pour être occulte, n'était pas moins consi-
dérable. C'est ainsi qu'aucune nomination n'était faite dans
la place de Verdun sans son agrément et que tout officier
de la garnison qui n'avait pas réussi à lui plaire était
impitoyablement écarté.
En 1913, il fit paraître dans un journal à sa dévotion une
série d'articles dictés, il faut le croire, par le plus pur
patriotisme, mais qui lui donnaient l'occasion d'attaquer
102 AVEC JOFFRE D'AGADIR A VERDUN

plus ou moins ouvertement de hautes personnalités admi-


nistratives ou militaires, dont le tort, à ses yeux, était de
ne pas s'incliner devant sa toute-puissance.
Cette campagne fut complétée par la publication d'un
livre qui eut, à l'étranger surtout, un grand retentissement :
Sommes-nous défendus? Quelques semaines avant la guerre,
exactement le 13 juillet 1914, M. Humbert prononçait à
la tribune du Sénat un discours où nos faiblesses étaient
étalées avec une telle insistance qu'il ne fut pas, dit-on,
sans influence sur la détermination prise par l'État-Major
allemand de brusquer une rupture, depuis longtemps
arrêtée dans son esprit.
On sait qu'à la fin de la guerre, M. le sénateur Humbert,
inculpé dans l'affaire Lenoir, comparut devant le Conseil
de guerre, qui l'acquitta par 4 voix contre 3. Il se retira
alors provisoirement de la vie publique ; il se préparait à
y faire une rentrée annoncée par la publication d'un livre
nouveau, Chacun son tour, quand il mourut.

Si je me suis étendu un peu longuement sur les événe-


ments et même sur les incidents de 1913 et de 1914, c'est
qu'ils donnent une idée exacte de notre situation intérieure
dans les années qui précédèrent la guerre. Malgré une pros-
périté matérielle indéniable, il régnait dans les esprits;
une sorte de malaise contrastant singulièrement avec le
calme de la rue. Sans doute l'opinion publique n'avait
aucun pressentiment du drame qui allait bouleverser le
monde, mais ceux qui depuis vingt ans avaient secoué
le pays, l'affaire Dreyfus, celles des fiches et des congré-
gations, sans parler des soubresauts de la politique alle-
mande à notre égard, Tanger, Casablanca, Agadir, avaient
peu à peu compromis son équilibre moral; le scandale
de l'affaire Caillaux, qui éclata quelques mois à peine
avant la guerre, en donna la preuve. On s'explique que
l'étranger, spectateur souvent malintentionné et rarement
perspicace de notre vie intérieure, ait pu parler de la déca-
L'AVANT-GUERRE 103
dence irrémédiable de la France et en escompter les consé-
quences.
Peut-être est-il permis de trouver dans cette opinion,
presque unanimement partagée en dehors de nos fron-
tières, une des causes secondaires de l'attitude allemande
en juillet 1914.

En somme, à l'exception de la loi de trois ans, les me-


sures envisagées pendant la période 1911-1914 pour remé-
dier aux imperfections de notre préparation à la guerre
n'avaient pu être que partiellement réalisées et notre orga-
nisation laissait encore fortement à désirer quand la guerre
éclata.
J'ai essayé de montrer la part de responsabilité qui re-
vient à chacun et à tous. Que celui des dirigeants d'alors
qui, en son âme et conscience, n'a à se reprocher ni erreur
ni négligence, jette la première pierre aux autres...

On peut se demander comment le général Joffre qui,


mieux que tout autre, pressentait le danger et à qui reve-
nait l'initiative des mesures à proposer pour y faire face,
n'a pas obtenu de résultats meilleurs ou ne s'est pas décidé,
en présence de l'impuissance partielle de ses efforts, à se
retirer, ne fût-ce que pour attirer solennellement l'attention
du pays sur les périls de la situation.
Il convient de remarquer tout d'abord que son autorité
était alors beaucoup moins grande qu'on se l'imagine
aujourd'hui. J'en ai donné les motifs. Ensuite il ne faut
pas oublier que des campagnes actives ne cessaient d'être
menées contre lui, qui affaiblissaient encore cette autorité.
Sous prétexte que son passé militaire ne le qualifiait pas
suffisamment pour son poste actuel, les candidats qui rê-
vaient de le supplanter n'hésitaient pas à intriguer contre
lui, aussi bien dans le monde militaire que dans les cercles
politiques.
104 AVEC JOFFRE D'AGADIR A VERDUN
L'indifférence totale du général pour les querelles de
personnes et pour les menées des ambitieux facilitait
singulièrement le travail de démolition entrepris contre lui.
Une première tentative fut faite en 1912, après les manoeu-
vres d'automne, en faveur d'un général qui, en dehors de
ses qualités militaires incontestables, avait l'avantage
d'être le candidat des milieux « bien pensants » de l'armée
et des cercles gravitant autour d'elle. Une deuxième se pro-
duisit, au printemps 1914, dans un parti diamétralement
opposé, au profit d'un général réservé, pendant et après la
guerre, à une carrière militaire et diplomatique assez mou-
vementée. Toutes deux échouèrent, mais qu'elles aient pu
se produire et avoir été sur le point de réussir, cela prouve
bien que l'autorité du chef d'État-Major général, incessam-
ment battue en brèche, même par des collaborateurs
immédiats, était alors loin d'être assise comme elle le fut
dès les premiers jours de la guerre.

Se démettre de ses fonctions, comme l'avait fait le géné-


ral Hagron quand on adopta la loi de deux ans sans qu'eus-
sent été prises les précautions qu'il jugeait indispensables
pour sauvegarder les intérêts de l'armée? Cet exemple
même prouve le peu d'efficacité d'un tel geste. Démission-
naire, il eût été remplacé par un collègue qui, il le sentait
bien, n'aurait pas eu sa volonté et sa ténacité. Au lieu
d'obtenir une partie du nécessaire, il n'aurait rien obtenu
du tout. Quand on passe en revue les noms de ceux qui, par
leur situation et leur ancienneté, auraient pu être choisis
pour recueillir sa succession — sans oublier les candidats
malheureux à qui je viens de faire allusion — on en a la
conviction absolue.
CHAPITRE XII

LE PLAN 17 — LE PLAN W

Il reste à dire un mot des conditions dans lesquelles avait


été élaborée, à l'État-Major de l'armée, la préparation
technique de la guerre.
En 1911, quand il fut nommé chef d'État-Major géné-
ral, le général Joffre trouva en vigueur un plan de mobili-
sation, le plan 16, qui prévoyait la concentration de nos
forces à l'abri de nos forteresses de l'Est, avec leur centre
de gravité au sud de la ligne Paris —Verdun. Ces disposi-
tions avaient été prises en supposant, comme on le faisait
couramment depuis 1870, que l'effort principal de l'ennemi
se porterait entre Toul et Épinal, région laissée ouverte
à cet effet dans notre dispositif défensif. A cette attaque,
nous répondrions par une contre-offensive sur ses deux
ailes. L'hypothèse d'une invasion de la Belgique par les
troupes allemandes n'était pas envisagée.
Néanmoins, sans que l'on crût, de façon ferme, à la pos-
sibilité d'une telle manoeuvre, en raison de ses conséquences
internationales, l'attention était de plus en plus attirée de
ce côté par une série de mesures caractéristiques prises
par l'État-Major allemand : création d'un camp très impor-
tant dans la région de Malmédy, constructions et améliora-
tion de voies ferrées sur la frontière belgo-allemande, etc...
Aussi le général Joffre fit-il immédiatement établir une
variante du plan qui remontait sensiblement vers le Nord
la masse de nos forces. C'est cette variante qui servit de
base au plan 17, établi en 1913 et qui fut appliqué en 1914.
106 AVEC JOFFRE D'AGADIR A VERDUN
Deux de nos armées devaient se concentrer au sud de la
ligne Paris —Verdun, deux au nord de cette ligue, avec
une cinquième armée en réserve derrière la gauche. Aux
ailes, deux groupes de divisions de réserve, dont nous ver-
rons un peu plus loin la mission éventuelle. Enfin, à l'ex-
trême gauche, un corps de cavalerie (corps Sordet).
Il était prévu que si les Allemands pénétraient en Bel-
gique, l'armée tenue en réserve entrerait immédiatement
en ligne pour renforcer notre gauche. Le corps de cavalerie
se porterait sur la rive droite de la Meuse, pour éclairer
et couvrir notre flanc. Enfin une brigade d'infanterie
garnirait la rive gauche de la Meuse, de Givet à Namur,
pour en assurer la défense et former soutien de la cavalerie.
Même en envisageant comme possible la violation de
la neutralité belge, on n'eut pas un instant l'idée que les
armées allemandes pourraient passer en force au nord de
la Meuse. Comme nous le verrons plus loin, dans la discus-
sion de leur manoeuvre initiale, une telle extension du front
paraissait irréalisable. C'est pour ce motif que les mesures
prévues ne comportaient, de notre part, qu'une couverture
de notre flanc au sud de la ligne Liège —Namur.
Ce furent ces dispositions que l'on appliqua en août
1914. L'ultimatum de l'Allemagne à la Belgique étant du
2 août, et nos transports de concentration ne commençant
que le 5, on eut tout le temps nécessaire pour les varier
en conséquence. Toutefois les troupes déjà en couverture
au voisinage de la frontière belge ne la franchirent qu'après
l'attaque de Liège, qui est du 4 août et sur la demande
officielle du Gouvernement de Bruxelles.

Le plan d'opérations fut difficile à établir. Avec les idées


universellement admises en France, il ne pouvait être
qu'offensif; l'hypothèse d'un passage par la Belgique,
non précédé d'une violation de ce pays par l'ennemi,
devait être écartée a priori. L'offensive ne pouvait donc
se produire qu'au sud du Luxembourg. D'autre part,
L'AVANT-GUERRE 107

passer au sud du Donon, à travers les Hautes-Vosges, ne


menait à rien. On débouchait en Haute-Alsace, dans un
véritable cul-de-sac formé par la frontière suisse et le
Rhin, fossé infranchissable devant la Forêt Noire. Au nord
du Donon, l'étendue de terrain libre était réduite par les
difficultés de parcours de la région marécageuse des Étangs,
puis par la grande forteresse Metz —Thionville, qu'il ne
fallait pas penser à enlever de vive force. Il y avait donc
un véritable goulot à franchir en contournant Metz par
le Nord et par le Sud. Ce fut cette solution que l'on adopta,
faute de mieux. Une fois le débouché conquis, l'investisse-
ment des places fortes laissées en arrière serait assuré par
les formations de réserve placées à cet effet aux deux ailes
de notre dispositif.
Le déclenchement de l'offensive générale devait être
précédé d'une attaque secondaire sur Mulhouse pour tenter
d'attirer de ce côté l'attention de l'ennemi.
Ce projet eût été médiocre, il faut le reconnaître franche-
ment, quand bien même nos armées ne se seraient pas
heurtées dans les régions que l'on croyait de parcours facile
à une organisation de champ de bataille, préparée dans
tous ses détails. La résistance devant laquelle vint se briser
l'élan de nos 1re et 2e armées dont le mouvement initial
fut exactement celui que prévoyait le plan d'opérations,
montre qu'en face d'un ennemi comme celui que nous
avions à combattre ce plan était inexécutable. C'est cette
erreur, dont nous avons expliqué les motifs, qui pesa si
lourdement sur les premières opérations de la guerre.

Quelques années déjà avant 1914, les états-majors fran-


çais et anglais avaient eu l'idée d'étudier de concert dans
quelles conditions pourrait se faire une intervention des
troupes britanniques, au cas où les deux nations, dont l'en-
108 AVEC JOFFRE D'AGADIR A VERDUN
tente se resserrait tous les jours, seraient amenées à agir
ensemble sur le continent contre un ennemi commun.
Le vrai promoteur de cette étude fut le général Wilson,
le futur maréchal qui devait disparaître dans des circons-
tances tragiques (1). Il était lié par une étroite amitié au
général Foch dont il partageait les idées et tous deux étaient
d'accord pour rechercher les moyens les plus efficaces de
résister à l'assaut qu'ils sentaient se préparer à l'est. Plein
d'entrain et d'enthousiasme, doué d'une vivacité d'esprit
particulièrement rare, le général Wilson fut le meilleur
artisan de l'union intime entre le War-Office et notre État-
Major, qui devait être si féconde.
Avant de rien entreprendre, il fallait naturellement obte-
nir l'agrément des deux Gouvernements. A Paris, il n'y eut
aucune difficulté à vaincre. A Londres, on rencontra d'abord
quelques résistances. Néanmoins le Gouvernement anglais
consentit à ce que les « experts militaires » fissent ensemble
toutes les études qu'ils jugeraient utiles, mais en déclarant
d'une façon formelle que cette entente technique n'enga-
geait en rien la Grande-Bretagne, qui conservait toute sa
Liberté d'action, en cas de conflit continental.
Ce fut sur ces bases que l'on ouvrit le « dossier W », ini-
tiale du général Wilson. L'intervention des troupes anglaises
fut étudiée en détail. On régla les conditions de leur débar-
quement dans nos ports de la Manche, l'organisation de
leurs bases de ravitaillement et enfin leur transport dans la
région de la concentration.
Quand la guerre éclata, les mesures prévues s'exécutèrent
sans aucun mécompte. En ce qui concerne les transports,
le commandement anglais demanda d'abord à les arrêter
dans la région d'Amiens. Il tenait à ne rien compromettre
au début des hostilités. L'État-Major français préférait
naturellement les pousser jusqu'à Maubeuge, à la gauche

(1) D'origine irlandaise, le maréchal Wilson fut assassiné en juin 1922


par deux de ses compatriotes.
L'AVANT-GUERRE 109
de notre dispositif, qui se trouvait de la sorte renforcée
d'une façon très sérieuse. Après quelques discussions, ce
fut notre État-Major qui eut gain de cause et les divisions
anglaises (4 d'infanterie et une de cavalerie) se trouvèrent
en première ligne dès les premiers combats en Belgique.

Inutile de dire que les Allemands se sont emparés de ces


faits et prétendent y trouver la preuve de la préméditation
du Gouvernement britannique. Malgré leur habileté à
dénaturer les faits par les procédés les plus scientifiques,
ils n'arriveront pas à faire peser la responsabilité de l'agres-
sion sur le ministère au pouvoir en 1914, le plus pacifiste
peut-être qu'on ait jamais connu en Angleterre jusqu'à
cette époque.
DEUXIÈME PARTIE

DE LA SOMME AUX VOSGES

(Août 1914 — Août 1915)


CHAPITRE I

A PARIS — LE PROLOGUE DU DRAME

24 Juillet — 4 Août 1914

L'émotion soulevée par l'attentat de Serajevo s'était


vite calmée en France et, pendant les trois premières
semaines de juillet, personne certainement ne croyait à
l'imminence d'une guerre européenne. Le Président de la
République, accompagné du président du Conseil, M. Vi-
viani, partit pour la Russie le 15, comme il était convenu
depuis longtemps. L'attention publique était entièrement
prise par l'affaire Caillaux, dont les débats s'ouvrirent le
20 juillet.
A l'Ëtat-Major de l'armée, le calme régnait. On mettait
la dernière main à la préparation des exercices d'automne.
Le général Joffre avait été invité aux grandes manoeuvres
anglaises : je devais l'accompagner.

Aussi la stupeur fut-elle profonde quand, le 24, on connut


l'ultimatum envoyé la veille par l'Autriche-Hongrie à la
Serbie. La gravité de la situation éclata immédiatement
aux yeux de tous, même des optimistes impénitents.

Il avait été prévu de tout temps, à l'État-Major de l'ar-


mée, qu'il y aurait, avant le déclenchement de la mobili-
sation générale, une période dite de « tension politique »,
dont il conviendrait de profiter pour prendre un certain
nombre de mesures de précaution. Récemment ces mesu-
AVECJOFFRE 8
114 AVEC JOFFRE D'AGADIR A VERDUN

res, soigneusement étudiées, avaient été classées et numé-


rotées sur une liste communiquée aux commandants de
régions. Il suffisait d'un ordre télégraphique ou télépho-
nique pour que l'une quelconque d'entre elles entrât immé-
diatement en vigueur, indépendamment des autres (1).
La première fut décidée le 25. On rappela les officiers
en permission. Ce fut, dans beaucoup de garnisons, une
profonde surprise. On se rendait beaucoup moins compte
en province que dans les cercles politiques de Paris de la
gravité de la situation. En même temps, le général Joffre
jugea utile de mettre officieusement les commandants des
corps d'armée de la frontière du Nord-Est au courant des
menaces qui se précisaient d'heure en heure, de manière
à leur permettre de compléter d'urgence et de mettre au
point, s'il y avait lieu, le travail de mobilisation. Le capi-
taine Pichot-Duclos partit en automobile pour remplir
cette mission et passa successivement à Châlons (6e corps),
à Nancy (20e), à Epinal (21e) et à Besançon (7e). La
sonnette d'alarme était tirée.

Les jours suivants, l'émotion ne fit que grandir. Au minis-


tère, le couloir du deuxième, étage desservant les bureaux
du chef et des sous-chefs d'état-major ne désemplissait pas.
On voyait apparaître des officiers généraux ou supérieurs
retraités demandant un emploi. Les hommes politiques
abondaient. Les uns donnaient des conseils, d'autres expo-
saient leurs craintes, tous offraient leurs services. Un
député, ancien lieutenant d'artillerie, désigné pour corn-;
mander une section de munitions, s'étonnait qu'on lui

(1) L'Administration de la Guerre n'avait pas alors de liaison téléphonique


directe avec les commandants de région. Il fallut qu'une crise éclatât pour
qu'on s'aperçût des inconvénients d'une semblable lacune. Le personnel des
P. T. T. se mit immédiatement à l'oeuvre pour y remédier. Les corridors,
les bureaux même de l'Etat-Major de l'armée, déjà envahis par une foule de
« clients »difficilesà écarter, furent encoreencombrésd'ouvriers et de matériel
et remplis du bruit des marteaux. Ce n'était pas fait pour faciliter le travail,
à un moment où le calme était plus que jamais nécessaire.
DE LA SOMME, AUX VOSGES 115

eût attribué un poste si secondaire. « Mes mandataires,


disait-il, ne comprendront pas que leur élu ne soit pas au
Grand Quartier général ». Beaucoup d'autres avaient des
prétentions analogues et se trouvaient qualifiés pour le
service d'état-major. Si on les avait écoutés, le Commande-
ment eût été entouré d'un nombre considérable de « con-
seillers techniques ».

Le 26 et le 27 juillet, la situation fut pour nous à peu


près stationnaire. Nous n'avions que des échos éloignés
du travail intense de la diplomatie. Par contre, les rensei-
gnements arrivés au 2e bureau de l'Etat-Major de l'armée
commencèrent à signaler en Allemagne des indices de me-
sures militaires soigneusement camouflées. Aussi, dès le
mardi 26, fut-il décidé, avec l'approbation du Gouverne-
ment, de faire revenir dans leur garnison les troupes en dé-
placement pour des manoeuvres ou des exercices de tir.
La 42e division rentra par chemin de fer à Verdun. Les
régiments d'artillerie du 20e corps (8e et 39e), qui venaient
à peine de débarquer au camp de Châlons, furent renvoyés
de même. En même temps, des ordres étaient donnés pour
la stricte surveillance de la frontière.
Le même jour, l'Autriche déclarait la guerre à la
Serbie.

Le mercredi 29, nous apprîmes la mobilisation partielle


de l'armée russe. Les probabilités de guerre augmentaient
à chaque heure. D'autre part, les renseignements se préci-
saient sur les mesures prises en Allemagne. Les réservistes
étaient rappelés par ordres individuels; on procédait à des
achats de chevaux; des mouvements étaient signalés qui
semblaient indiquer la mise en place de la couverture.
Le général Joffre estima qu'il ne fallait plus hésiter
à prendre des mesures analogues, si nous voulions éviter
un retard qui pouvait devenir fatal, en cas de tentative
brusquée de l'adversaire. Il adressa à ce sujet une lettre
116 AVEC JOFFRE D'AGADIR A VERDUN
des plus énergiques au Gouvernement. Le lendemain seu-
lement fut accordée l'autorisation d'alerter les troupes de
couverture faisant mouvement par voie de terre. Aucun
transport de troupes par voie ferrée ne devait encore
être exécuté.
En même temps, pour bien montrer au monde, et sur-
tout à l'Angleterre, que nous n'étions pas les agresseurs,
le Gouvernement, sur l'initiative de M. Poincaré, dit-on,
prescrivit de maintenir la couverture à 10 kilomètres en
arrière de la frontière. Au point de vue militaire, cette
mesure présentait des inconvénients très sérieux, mais il
n'y avait qu'à s'incliner.
L'histoire a prouvé qu'elle avait été très judicieuse. Elle
s'est trouvée, dans la réalité, sans influence réelle sur les
opérations et a contribué dans une large mesure à empêcher
l'Allemagne de déplacer les responsabilités.

Vendredi 31 juillet. — Journée de grosses émotions. Je


copie mes notes :
« Il était temps. Il est certain que la couverture alle-
mande tout entière est en place. Il y a une grosse masse à
Metz, peut-être 2 corps d'armée et demi. S'ils se jettent
sur Nancy, ils seront au moins à deux contre un. L'ordre
de mettre en place toute la couverture part à 17 h. 45,
mais il ne pourra être entièrement exécuté avant quarante-
huit heures. Que se passera-t-il d'ici-là?

« A 22 heures, nous apprenons l'assassinat de Jaurès.


Ce crime stupide pourrait avoir des conséquences sérieuses
à Paris. Par crainte de troubles, le Gouvernement fait
surseoir au départ des cuirassiers de la 1re division de cava-
lerie qui devaient s'embarquer cette nuit même.
« Notre retard dans la mise en place de la couverture au-
rait pu être rattrapé partiellement en lançant l'ordre
de mobilisation aujourd'hui avant 18 heures. Mais le Gou-
vernement hésite encore. Il veut se faire déclarer la guerre,
DE LA SOMME AUX VOSGES 117

pour que l'Angleterre marche, mais marchera-t-elle? Si


oui, ne se décidera-t-elle pas trop tard (1)?
« L'Allemagne a déclaré hier le Kriegsgefahrzustand, qui
est, en réalité, l'équivalent de notre mobilisation générale.
Il n'y a plus à hésiter.

« 1er août. — L'ordre de mobilisation est lancé : premier


jour le 2 août. Les dés sont jetés.

« Dimanche 2 août. — Les Allemands ont envoyé un


ultimatum aux Belges, demandant le passage à travers leur
territoire. Que ce soit, ou non, un scénario, arrangé depuis
longtemps avec feu Léopold, c'est de la folie. Ils vont
soulever contre eux l'Angleterre tout entière qui, cette
fois, se sentira directement menacée. Hier ils ont déclaré
la guerre à la Russie, mais M. de Schoen est toujours à
Paris. Pourquoi?
« La couverture est en place : soupir de soulagement.
« D'après les renseignements qui arrivent de partout,
l'attitude du pays est merveilleuse et les premières opéra-
tions de la mobilisation se font dans un ordre parfait.

« 3 août soir. — Premier résultat de l'ultimatum à la


Belgique : l'Angleterre nous promet le concours de sa
flotte qui garantira la sécurité de nos côtes. C'est déjà
quelque chose, mais ils ont bien de la peine à se décider.
« On prépare le rapatriement de 30 bataillons du Maroc.
Le général Lyautey accepte tout, mais comment va-t-il
s'en tirer? Il lui faudra probablement abandonner le pays,
jusqu'à la côte (2).

(1) Et il y a encore des gens, je ne dis pas en Allemagne, ce qui s'explique,


mais à l'étranger, et mêmeen France, pour affirmer que la guerre a été voulue
par l'Angleterre et que nous n'avons été qu'un instrument entre ses mains !
(2) On sait que le général Lyautey fit le tour de force de conserver tout le
pays, presque sans effectifs. Quand, plus tard, on lui eut envoyé desbataillons
territoriaux, il trouva même le moyen de diminuer, en pleine guerre, l'éten-
due de la dissidence.
118 AVEC JOFFRE D'AGADIR A VERDUN
« A 18 h. 45, M. de Schoen a remis au président du Conseil
une lettre contenant la déclaration de guerre de l'Alle-
magne à la France.
« Que fera le Parlement anglais qui se réunit ce soir?
Notre sort et celui de l'Europe sont entre ses mains.

« 4 août. — Rien de décisif encore en Angleterre. II y


a évidemment dans le Gouvernement une fraction qui
hésite devant une intervention immédiate (1).
« Par contre, l'Italie vient de faire une déclaration offi-
cielle de neutralité. Nous avons maintenant la certitude
de disposer à brève échéance des divisions des Alpes et
de celles d'Afrique. C'est un appoint précieux.
« Nous partons demain matin pour Vitry-le-François,
à la première heure.
« Après nous être absentés quelques heures, à tour de
rôle, pour dire adieu à nos proches, nous passons la nuit
au ministère... »

(1) Le parti de l'intervention était composé de Asquith, Grey, Churchill.


Il avait contre lui : Lloyd George, John Burns, l'ancien chef du parti ouvrier
et Lord Morley.Cefut seulement après l'entrevue célèbre du chiffonde papier
et l'annonce que les troupes allemandes avaient franchi la frontière belge
(4 août) que le parti pacifiste put être entraîné. La déclaration de guerre de
l'Angleterre à l'Allemagneest du 5 août. Lord Morleyet John Burns donnèrent
leur démission.
CHAPITRE II

A VITRY-LE-FRANÇOIS

5 Août — 1er Septembre 1914

Les batailles des frontières.

Nous quittâmes le ministère le 5 août à 6 heures. A cette


heure matinale, dans le vide du boulevard Saint-Germain
encore endormi, le départ fut émouvant. Le général
Ebener, qui restait à Paris comme chef d'État-Major du
ministre, pleurait en nous disant adieu. La route se fit
en automobile. Le ministre de la Guerre, Messimy, accom-
pagna le général jusqu'à Coulommiers. En se quittant, ils
s'étreignirent longuement. Chacun sentait la gravité de
l'heure et le poids des responsabilités qui incombaient
au Commandement.

Dans les localités que nous traversions régnait une tran-


quillité impressionnante. Sur la route, nous doublions
ou nous croisions des hommes âgés — les jeunes étaient
déjà partis — et même des femmes, conduisant leurs
attelages aux Commissions de réquisition. Ils saluaient-
gravement. Jamais pays n'est entré, en pleine connaissance
de cause, dans une lutte d'où dépendait son existence, avec
un calme et une dignité pareils.

A 11 heures, nous arrivions à Vitry, choisi depuis long-


temps pour être le siège du Grand Quartier général des
120 AVEC JOFFRE D'AGADIR A VERDUN
armées. Les bureaux avaient été préparés au collège, sur
une petite place tranquille longeant la cathédrale. L'ins-
tallation était simple, modeste même, si on la compare à
celle qui fut réalisée plus tard à Chantilly. Une liaison télé-
phonique avait été établie avec le réseau général du terri-
toire et un poste de T. S. F. puissant installé à proximité.
Dès l'arrivée, on répartit le travail et le service. Le
cabinet du général Joffre avait été dissous. Il ne gardait
autour de lui, comme officiers de l'armée active, que le
capitaine de Galbert (1), auquel s'adjoignit bientôt le
commandant Gamelin. Bel (2), Fétizon (3) et moi fûmes
versés au 3e bureau (opérations), dont le chef était mon
camarade Pont et qui comprenait, entre autres, quelques
officiers qui occupèrent ultérieurement des postes impor-
tants : Buat, Maurin, Paquette, Brécard, etc... (4).
Un petit nombre seulement de ces officiers restèrent en
permanence à Vitry, pour y faire la besogne incombant au
bureau : réception des comptes rendus et des renseigne-
ments, préparation et rédaction des ordres aux armées et
des instructions aux Services, etc... Les autres furent dési-
gnés pour assurer la liaison avec les cinq armées, auxquel-
les s'ajoutèrent bientôt l'armée belge et l'armée britan-
nique. Le colonel Pénelon, de la maison militaire de
M. Poincaré, et le commandant Herbillon, qui rentrait de
mission en Grèce, alternèrent pour remplir les mêmes
fonctions entre le G. Q. G., la présidence de la République
et le Gouvernement.
Je fus désigné pour la 5e armée (général Lanrezac) qui
constituait la gauche de notre dispositif et je ne changeai

(1) Tué à l'ennemi à la tête d'un bataillon de chasseurs.


(2) Tué à l'ennemi à la tête d'une brigade d'infanterie.
(3) Mort des fatigues de la guerre.
(4) Le 3e bureau se renforça bientôt de quelques officiersbrevetés revenant
du front, encore mal remis des blessures reçues dans les batailles d'août et
de septembre. Parmi eux, je tiens à citer cet admirable GeorgesRenouard,
qui succomba en 1918 aux fatigues de la guerre. Ses deux frères, comme lui
officiersd'infanterie brevetés, avaient été tués. Tous trois étaient fils du
général Renouard, l'ancien chef d'État-Major de l'armée. Il leur a survécu.
DE LA SOMME AUX VOSGES 121

point d'affectation jusqu'à mon premier départ du G. Q. G.,


au printemps de 1915.
Le service s'organisa rapidement de la façon suivante :
Toutes les fois qu'un événement venait de se produire
ou était attendu sur le front d'une armée, ou bien encore
quand le G. Q. G. avait à faire au commandant de cette
armée une communication soit urgente, soit d'une impor-
tance exceptionnelle, l'officier de liaison se mettait en
route. Avant son départ, il passait dans les bureaux,
se mettait au courant des questions intéressant son armée
et prenait les instructions personnelles du major général
et des aides-majors généraux. Le plus souvent même, il
était reçu par le généralissime. A son arrivée au quartier
général de l'armée, il faisait sa tournée en sens inverse,
d'abord chez le général commandant, ensuite dans les
bureaux de l'État-Major. Il apportait la bonne parole,
fournissait les renseignements nécessaires et impatiemment
attendus sur la situation d'ensemble et faisait connaître
les solutions données par le Commandement aux questions
en instance. Puis il se renseignait lui-même sur les événe-
ments ou les incidents locaux qui s'étaient récemment
produits, ramassait les demandes et les comptes rendus,
prenait note des desiderata, se mettait en un mot à même
de rapporter un tableau exact de la situation de l'armée.
Ce travail prenait facilement la journée. S'il était chargé
par le commandant de l'armée d'une mission urgente pour
le G. Q. G., l'officier de liaison rentrait le soir même, le
plus souvent en pleine nuit (1). Sinon, il restait au Quartier
Général de l'armée, de manière à pouvoir aller faire le
lendemain une tournée dans les postes de commandement
avancés et dans les lignes. Ces visites avaient leur intérêt,
car elles permettaient de tâter le pouls des exécutants,

(1) Retours parfois mouvementés. Les accès des villages étaient obstrués
par des barricades sur lesquelles on venait se heurter dans l'obscurité et que
défendaient des habitants et des gardes de voie de communications (G. V. C.)
qui avaient le coup de fusil facile.
122 AVEC JOFFRE D'AGADIR A VERDUN

d'entendre leurs doléances, souvent justifiées, de leur


apporter le réconfort de renseignements d'ensemble pré-
sentés, cela va sans dire, sous le jour le plus favorable.
Combien de fois ai-je accompagné, à partir de septembre,
le général Franchet d'Espérey dans des tournées de ce
genre, qu'il poussait jusqu'aux postes les plus avancés !
Il relevait le moral de tous par sa bonne humeur et son
entrain et s'il cachait sa préoccupation constante du bien-
être de chacun sous une brusquerie affectée, ses courtes
colères ne trompaient personne.
Pendant les journées de bataille ou d'engagement impor-
tant, l'officier de liaison ne quittait pas le poste de com-
mandement de l'armée. Il était chargé de téléphoner au
généralissime les péripéties de l'action et, éventuellement,
de recevoir de lui, pour être transmis au commandant de
l'armée, les renseignements ou les directives nécessaires
au développement de l'opération.
Cette organisation a rendu de remarquables services.
Elle contribua, pour une bonne part, à cette entente étroite
entre états-majors qui ne s'est pas démentie un jour,
même aux heures les plus critiques, et qui fut un des élé-
ments essentiels du succès final. Les Allemands n'eurent
rien de semblable, du moins au début de la campagne et
ils purent le regretter, au moment de la Marne surtout.
Nous reviendrons plus loin sur ce point.

Je reprends mes notes.


« 6 août. — Installation à Vitry. Un secrétaire me dit :
« C'est comme à Saint-Quentin, à la dernière manoeuvre
« de cadres», ce qui prouve que ces exercices n'ont pas été
inutiles, même pour ce qui est de l'organisation de la
besogne matérielle.
« Les Allemands ont attaqué Liège : attaque brusquée,
probablement menée par deux ou trois brigades actives,
avec de l'artillerie lourde. Ils ont réussi à pénétrer dans la
ville. Le corps de cavalerie Sordet a l'ordre d'entrer en.
DE LA SOMME AUX VOSGES 123

Belgique par Bouillon, le 7e corps (Bonneau) celui de passer


en Alsace et d'atteindre le front Cernay —Mulhouse.

« 7 août. — On a de la peine à mettre le 7e corps en mou-


vement. La concentration continue régulièrement, mais
les Anglais nous laissent toujours dans l'indécision sur
la date de l'arrivée de leurs troupes. Les Allemands ne
bougent pas. Donc pas d'attaques brusquées à craindre
sur notre front. Ils ne se mettront en mouvement que toutes
forces réunies.

« 8 août. — Le 7e corps est entré à Mulhouse sans résis-


tance. Le corps de cavalerie est à 20 kilomètres de Liège.
Que va-t-il faire si loin?

« 9 août. — En mission à Rethel, Q. G. de la 5e armée.


Lanrezac, bien disposé, est plein d'entrain. II me rappelle
le temps où, chef de bataillon, il animait par sa joyeuse
exubérance les voyages d'études de l'École de guerre.
« En rentrant, j'apprends que les Allemands contre-
attaquent à Mulhouse. Il y a eu, depuis deux jours, trois
accrocs sérieux dans les transports de concentration, tous
les trois dans la région de Troyes. C'est au moins bizarre...
« Les Anglais font connaître qu'ils ne seront prêts à
marcher que le 26 août, c'est-à-dire après la date prévue
pour notre mouvement d'ensemble en avant. C'est peut-être
ce qu'ils voulaient. »

Ici j'ouvre une parenthèse.


Ce n'est pas la première fois qu'avec une mauvaise hu-
meur évidente, je consigne dans mes notes la lenteur et
les retards de l'armée britannique. Ce ne sera pas la der-
nière. Loin de moi l'idée d'incriminer la loyauté, la bonne
volonté et le magnifique courage dont nos alliés ont donné
des preuves éclatantes au cours de la campagne. Mais il
est certain que, pendant les premiers mois tout au moins,
124 AVEC JOFFRE D'AGADIR A VERDUN
ces reproches furent fondés, si on se place au point de vue
de l'intérêt commun. Leurs hésitations s'expliquent d'ail-
leurs et se justifient même, à condition d'envisager les
choses avec la mentalité et le tempérament anglais.
C'était la première fois, depuis un siècle, que des troupes
britanniques traversaient la Manche pour participer à
une guerre continentale. Elles n'y étaient pas préparées
et il leur fallut un certain temps pour se mettre à la page;
D'autre part, leurs effectifs étaient relativement faibles
(4 divisions d'infanterie et une de cavalerie). Un long
espace de temps devait s'écouler avant qu'elles pussent
être sérieusement renforcées, car tout était à créer, en
Angleterre, à cet égard. Il est donc naturel que Sir
J. French ait tenu à ménager ses effectifs et ait préféré
ne rien risquer dans cette période initiale. On comprend
aussi pourquoi, après les défaites coûteuses qu'il subit
fin août, il n'ait eu qu'une idée : se retirer loin de la ligne
de combat pour se donner le temps nécessaire à la recons-
titution de ses forces.
A ces observations purement militaires, s'en ajoutent
d'autres, d'ordre général. Anglais et Français ont des tem-
péraments si différents qu'il leur est difficile de se mettre
d'accord, même quand les uns et les autres sont animés
du plus vif désir d'entente, ce qui fut le cas pendant la
guerre. Dans les questions d'ensemble, l'Anglais ne voit
que l'intérêt de son pays, inconsciemment peut-être. C'est
le résultat d'une politique traditionnelle, d'où le sentiment
est soigneusement banni et qui a réussi à assurer à la
Grande-Bretagne une situation prépondérante dans le
monde. De plus, par habitude d'esprit, l'Anglais se refuse
à faire des prévisions à longue échéance. Il ne s'occupe
que de la situation du jour, souvent même que de celle de la
veille; il attend que l'événement se soit produit pour en
saisir les conséquences et y remédier, s'il y a lieu et s'il
le peut. Une histoire millénaire ne lui prouve-t-elle pas
que, si cette manière de faire lui a valu des échecs tempo-
DE LA SOMME AUX VOSGES 125

raires, elle l'a toujours conduit à la réussite définitive de


ses projets?
Le Français, au contraire, a une tendance, souvent
fâcheuse pour ses propres intérêts, à se laisser guider par
des idées générales, où le sentiment entre pour une bonne
part. Il veut prévoir les événements; il en suppute par
avance, quelquefois à tort, d'ailleurs, les contre-coups
au point de vue de la situation d'ensemble et il s'efforce
de se prémunir contre leurs conséquences.
Par là s'expliquent les tiraillements et les divergences
de vue qui marquèrent, pendant la première période de la
guerre, nos relations avec l'État-Major britannique et
eurent, à plusieurs reprises, une répercussion fâcheuse sur
la marche des opérations. Nous verrons plus loin combien
ces différences de mentalité rendirent difficiles les négocia-
tions entre les Gouvernements de Londres et de Paris,
au cours des événements des Balkans, pendant l'hiver
1915-1916.

« Lundi 10 août. — Le 7e corps a évacué Mulhouse devant


des forces qui paraissent inférieures aux siennes. On ne
peut laisser passer de pareilles faiblesses dans le comman-
dement et l'exécution. En attendant les sanctions, on
crée, avec le 7e corps, la 41e division et le 1er groupe de
divisions de réserve, une armée d'Alsace sous les ordres du
général Pau. Cela doit marcher de ce côté.

« Mercredi 12 août. — Encore une faiblesse inexcusable


du Commandement. Le général Lescot, commandant la
2e division de cavalerie, fait attaquer La Garde et le laisse
reprendre, sans engager ses régiments en réserve. Bilan :
deux batteries perdues.
« Les ordres sont donnés pour l'offensive de la droite
(1re et 2e armées, Dubail et Castelnau). Pourvu que l'on
n'ait pas encore des déceptions de ce côté !
126 AVEC JOFFRE D'AGADIR A VERDUN
« Vendredi 14 août. — Les 1re et 2e armées sont déclen-
chées. Jusqu'à présent, elles ne rencontrent pas de résis-
tance : ce sera pour demain. Le 21e corps est au Donon.
« Mais que font les Allemands? Ils n'ont point essayé de
troubler notre concentration. Mais où agiront-ils, une fois
la réunion de leurs forces achevée? Puisqu'ils n'ont rien
tenté contre nos places de l'Est et qu'ils ont fait sauter
Liège, c'est évidemment par le Nord qu'ils veulent manoeu-
vrer. Il semble d'ailleurs qu'ils portent leur masse dé ce
côté : mais jusqu'où s'étendra le mouvement?
« Les premiers contingents britanniques commencent à
arriver.

« Samedi 15 août. — On est anxieux. A droite la 1re ar-


mée ne progresse que péniblement. Le 15e corps, mal ins-
truit, a fait écharper une brigade. Au Nord, Dinant est
fortement attaqué. Le corps de cavalerie se replie sur la
rive gauche de la Meuse. Heureusement que le 1er corps
est là pour l'épauler. La manoeuvre allemande se dessine. »

Je vois encore Buat, assis à côté de moi, devant une carte


d'ensemble des opérations. Il prend une règle plate, la
place de champ sur la ligne Liège —Namur et me dit :
« Voilà la droite allemande ».
Pourquoi ne concevait-on pas encore une manoeuvre
plus étendue, par la rive droite de la Meuse et de l'Oise?
C'est que l'on considérait qu'une pareille extension du
front affaiblirait tellement le centre des armées, assez
audacieuses pour la tenter, que ce centre risquerait d'être
enfoncé de façon irrémédiable. Nous négligions, dans nos
prévisions, l'emploi que nos adversaires comptaient faire
et ont fait en réalité d'une défensive active, utilisant à
plein les obstacles du terrain, la fortification du champ de
bataille et la puissance du feu. C'est là la grande faute de
l'État-Major français, faute qui s'explique, sans l'excuser,
par l'état d'esprit général que nous avons longuement
DE LA SOMME AUX VOSGES 127
décrit. C'est à elle que nous devons les désastres du début
de la campagne et l'envahissement de notre territoire.
Mais, nous le verrons bientôt, si des préjugés d'école lui
ont fait perdre la première manche, son énergie lui a permis
de gagner la seconde.

" Dimanche 16 août. — Passé la nuit en auto. Arrêt à


Rethel (5e armée), puis à Sainte-Menehould (4e armée, de
Langle de Cary). J'apporte les instructions définitives
en vue du mouvement général en avant. Rien de nouveau
en Alsace. French est arrivé. L'armée anglaise se complète.
Impression meilleure. A Vitry, passage de Serret (1) qui
rentre de Berlin, par le Danemark, la Norvège et l'Angle-
terre (2). Il nous fait un tableau passionné des violences de
la population berlinoise et de l'attitude odieuse des autori-
tés vis-à-vis de l'ambassadeur et de son personnel. Il croit
que le Gouvernement impérial était persuadé que la Russie
et nous céderions au dernier moment, comme en 1905 et
en 1908 (3).

« Lundi 17 août. — Journée relativement calme. Rien au


centre et au Nord. Devant les 1re et 2e armées, l'ennemi
se dérobe. Qu'y a-t-il là-dessous? Plusieurs hypothèses :
recul devant une offensive que l'ennemi croit plus impor-
tante qu'elle n'est réellement, espoir de nous attirer sur
le terrain choisi par eux pour la contre-attaque, ou bien
ont-ils toute leur masse au Nord, n'ayant rien laissé au
sud de Metz?

(1) On se rappelle que le lieutenant-colonelSerret avait remplacé le colonel


Pellé comme attaché militaire en Allemagne.
(2) Après avoir promis à notre ambassadeur de le rapatrier par la Suisse,
comme il le demandait, les autorités allemandes l'obligèrent à passer par le
Danemark, non sans avoir fait arrêter son train avant la frontière, pour en
réclamer le prix en or. Pendant ce temps, M. de Schoenrentrait en Allemagne,
par la voie directe, dans un train de luxe mis gratuitement à sa disposi-
tion. On assure que le Kaiser, quand il apprit ces incidents, remboursa le
prix du train de M. Cambon, par l'intermédiaire de l'Espagne.
(3) Les documents publiés depuis la guerre, en particulier les fameuses
annotations marginales du Kaiser, semblent prouver que l'opinion de Serret
était inexacte.
128 AVEC JOFFRE D'AGADIR A VERDUN
« Mardi 16 août. — Même situation. La droite continue
à progresser. La cavalerie a dépassé Sarrebourg.
« La division marocaine débarque. Les Anglais commen-
cent à être en nombre. On transporte dans le Nord, pour
renforcer notre flanc gauche, le 18e corps, qui doit être
suivi du 9e. Le Service des chemins de' fer fonctionne par-
faitement.
« Tout compris, nous aurons en ligne :

47 divisions actives,
26 divisions de réserve,
10 divisions de cavalerie.
« On a tout raclé pour le choc décisif qui ne tardera
plus. On va même employer dans le Nord, avec une mission
purement défensive (tenir derrière les canaux) trois divi-
sions territoriales, primitivement destinées à la défense
des côtes. Elles sont sous les ordres du général d'Amade.
« Nous devons une grande reconnaissance à l'Italie.

« Mercredi 19 août. — La 1re armée est coincée dans la


région de Sarrebourg. Si elle tient, l'échec de son offensive
n'aura pas de conséquences graves, car la décision né vien-
dra pas de ce côté. L'essentiel est qu'elle retienne le plus
de monde possible devant elle.
« On est rentré à Mulhouse, après une action sérieuse.
« Les Allemands ont décidément de grosses masses (on
parle de 4 corps) sur la rive nord de la Meuse. Les Belges
se replient sur Anvers; ils ne peuvent guère faire mieux.
N'a-t-on pas eu tort de laisser les Allemands faire leur mou-
vement en toute tranquillité, sans les attaquer plus tôt?
On aurait pu se mettre en mouvement le 16.

« Jeudi 20 août. — Journée d'énervement et d'anxiété.


C'est demain que les 3e et 4e armées doivent se porter en
avant, contre le centre ennemi. La 5e se conformera en-
suite à leur mouvement. En Lorraine, les Allemands contre-
DE LA SOMME AUX VOSGES 129

attaquent avec des forces considérables. Dubail et Cas-


telnau reculent.
« Tout confirme la présence de grosses masses allemandes
en Belgique. Ils ont dû entrer à Bruxelles aujourd'hui.
« Mauvaise impression d'ensemble; l'instruction et le
commandement laissent presque partout à désirer et sont
les causes réelles de nos échecs. Que faire quand l'outil est
mauvais et se fausse dans la main?

« Vendredi 21 août. — Passé la journée en auto, pour aller


porter à Lanrezac l'ordre de prendre l'offensive. Il hésite*,
il craint de faire cavalier seul, sa droite exposée si la
4e armée ne progresse pas, et sa gauche découverte; il ne
fait aucun fond sur les Anglais qui, dit-il, se tiennent sys-
tématiquement en arrière. C'est possible, mais il a le tort
de le crier sur tous les toits.
« Dépression générale, à la veille de grands événements.
Toute la Belgique est inondée d'ennemis.
« On prétend que l'Italie mobilise : contre qui?

« Samedi 22 août. — Les actions décisives sont engagées;


cela ne va pas : toujours le manque d'instruction de la
troupe et la faiblesse du Commandement. A nombre égal,,
et même avec la supériorité numérique, on ne réussit pas,,
cela est grave.

« Dimanche 23 août, matin. — Le bilan de la journée d'hier


est lamentable. En Lorraine, recul général jusqu'à la fron-
tière (1).
« La 3e armée a une division hors de cause. A la 4e armée,
panique au 17e corps : elle retraite derrière la Meuse.
« A la 5e armée, Lanrezac voulait rester sur la défensive
pour attendre les Anglais à sa gauche et de Langle à sa
droite, mais ses divisions sont parties à l'attaque sur la

(1) Bataille de Morhange.


AVECJOFFRE
130 AVEC JOFFRE D'AGADIR A VERDUN
Sambre dans des conditions déplorables et ont subi un
grave échec, sauf au 1er corps (1); le 3e corps est en plein
désarroi. C'est l'effondrement de notre offensive : il va
falloir retraiter pour prendre du champ et se remettre en
ordre. Ensuite seulement, on pourra repartir en avant.
Mais où et quand?

« Lundi 24 août. — La 5e armée est en pleine retraite :


il y a eu panique au 3e corps. Lanrezac est d'autant plus
inquiet pour ses flancs que les Anglais ont subi un échec
très grave à sa gauche (2). Ils reculent grand train. Ailleurs,
l'ennemi ne pousse pas et cela semble se recoller en Lor-
raine. Pour nous, il s'agit maintenant de garder son sang-
froid, de soutenir le moral du pays et surtout de ne pas
lâcher le morceau. C'est l'oeuvre de tous et surtout la
nôtre. Les Russes et les Anglais tiendront, ce qui leur est
plus facile qu'à nous, d'ailleurs. Ceux-ci préparent des
divisions nouvelles aux Indes, en Egypte, au Canada.
Tous réunis, nous devons réussir; mais ce sera dur et
long.

« Mardi 25 août. — Le décrochage commence dans l'Est


et se fait sans grandes difficultés. Les 1re et 2e armées
contre-attaquent sur Lunéville et cela semble assez bien
marcher.
« Dans le Nord, l'inondation continue. Les Lillois de-
mandent que leur cité soit traitée en ville ouverte! Le
Gouvernement est très nerveux.
« Conversation avec le colonel Ignatieff (3). « Surtout
« ménagez vos armées. La situation n'est pas celle de 1870.

(1) Bataille de Charleroi.


(2) Bataille de Mons.
(3) Le colonel Ignatieff était, depuis plusieurs années, agent officiel en
France du ministère de la Guerre russe. Très connu rue Saint-Dominique, il
était traité en.camarade et a rendu de grands services à son pays et à nous-
mêmes.
DE LA SOMME AUX VOSGES 131
« N'oubliez pas que vous n'êtes qu'une partie dans un
tout. » Il a raison.
« Si l'on peut faire le rétablissement et renforcer la gauche
en temps voulu, tout peut se réparer. On a perdu des plu-
mes, mais la masse est intacte.
« Parti le soir pour Vervins, Quartier Général de Lanre-
zac. La 5e armée est à peu près d'aplomb, mais les diffi-
cultés continuent avec les Anglais; elles s'aggravent même :
on ne se comprend pas. Lanrezac n'est pas l'homme qu'il
faut pour être en contact avec eux. Son exubérance les
déconcerte; il clame à qui veut les entendre ses griefs
contre eux. Les choses s'enveniment et il faut que le général
Joffre aplanisse les difficultés.
« Rentré pendant la nuit après une panne de plusieurs
heures au nord de Reims.

« Mercredi 26 août. — Trouvé en rentrant une situation


relativement meilleure. Les 1re et 2e armées tiennent
l'ennemi en échec. La 4e n'est pas pressée sur la Meuse.
Le général Joffre part pour Saint-Quentin voir French et
tâcher d'arranger les choses : ce sera dur. L'attitude de
Lanrezac a des conséquences désastreuses. Les Anglais lui
reprochent de ne pas les avoir soutenus et de ne pas agir
en « gentleman ». Pour eux, c'est tout dire.
« Je repars pour la 5e armée.

« Jeudi 27 août. — A Marie, au Q. G. de la 5e armée, réu-


nion des chefs d'état-major des corps d'armée et du groupe
de divisions de réserve Valabrègue. Séance émouvante...,
violente altercation avec le chef du 3e bureau complète-
ment démoralisé. Je rentre immédiatement à Vitry pour
rendre compte au général Joffre de cette situation.
« Malgré mon respect pour le général Lanrezac qui a été
mon professeur et dont j'ai toujours admiré la belle intel-
ligence, je ne crois pas devoir rien cacher au général de
cette crise que traverse la 5e armée.
132 AVEC JOFFRE D'AGADIR A VERDUN
« Le général Joffre ira demain voir sur place ce qu'il doit
faire.

« Hier, les Anglais ont subi un nouvel et grave échec (1).


Ils nous reprochent encore amèrement de ne pas les avoir
soutenus ; cette situation ne peut pas durer.
« On met tout en oeuvre pour constituer dans la région
d'Amiens un groupement d'aile gauche sous les ordres
du général Maunoury, mais c'est à peine s'il commence à
se former.
« Si les Allemands continuent d'avancer à la même allure,
ils seront devant Paris dans quelques jours. Ils doivent pro-
jeter d'y faire une entrée sensationnelle pour l'anniver-
saire de Sedan. Ce ne sera pas la défaite, mais tout sera
bien compromis; calme, calme, sang-froid...

« Vendredi 28 août. — L'ensemble reste bon pendant la


journée, mais le soir une violente attaque sur Péronne
réduit à rien les deux divisions de réserve (61e et 62e)
qui sont de ce côté. Comme force sérieuse, nous n'avons
plus à notre groupement de gauche, qu'une division du
7e corps qui vient de débarquer et le corps de cavalerie
qui est fourbu.
« La 5e armée a l'ordre d'attaquer demain dans la direc-
tion de Saint-Quentin pour dégager les Anglais et nous
donner le temps et l'espace nécessaires au renforcement
de notre flanc gauche. Si l'attaque échoue, c'est la retraite
au delà de Paris, dans des conditions qui peuvent devenir
désastreuses. Rien n'arrêtera plus les Anglais qui veulent
se rallier et se refaire sur la basse Seine.

« Samedi 29 août. — De service, la nuit dernière. Les


nouvelles se succèdent, toujours mauvaises. Les camarades
rentrent de liaison, profondément découragés, l'un d'eux
dans un tel état de surexcitation nerveuse qu'il passe des

(1) Près du Cateau.


DE LA SOMME AUX VOSGES 133
heures à arpenter le bureau, sans qu'il soit possible de
l'arrêter. Le matin, je suis rompu, physiquement et mora-
lement. Je vais voir le général pour lui porter les comptes
rendus de la nuit. Je ne dois pas avoir l'aspect bien brillant,
car il m'interpelle dès que j'ai franchi la porte :
« — Quelle tête avez-vous, ce matin ! Qu'est-ce qu'il y a?
« — Il y a, mon général, que j'ai passé la nuit à recevoir
des nouvelles qui n'avaient rien de réconfortant et que...
« — Vous aussi, s'écrie-t-il, en frappant son bureau de
son poing fermé, vous êtes comme les autres, n... de D...
Puisque je vous dis qu'on les aura!...
« Je note le mot, tel qu'il a été prononcé. Quoi qu'il ar-
rive, je m'en souviendrai.
« Le soir, nous apprenons que l'attaque de la 5e armée
a réussi au Nord (1), mais que son flanc a été refoulé sur
l'Oise. L'armée Maunoury qui a bien de la peine à se
constituer, recule vers le Sud-Ouest. Comme il était à
prévoir, c'est la retraite obligatoire pour tous et les Alle-
mands seront devant Paris dans trois ou quatre jours.
Préparons nos positions de repli et la contre-offensive. Plus
que jamais, il faut agir, agir toujours et ne pas se borner à
encaisser. Nous serions des criminels si nous recommencions
1870.

« Dimanche 30 août. — Dans son ensemble, la situation


est un peu.meilleure aujourd'hui. Cela tient en Lorraine :
les 3e et 4e armées ont l'ordre de contre-attaquer en pivo-
tant sur leur gauche, constituée par le nouveau détachement
d'armée Foch (9e et 11e corps, prochainement renforcés
par une division du 6e). Cela nous donnera toujours un peu
d'air. Lanrezac n'est pas fortement pressé et Maunoury,
encore sur la rive droite de l'Oise, non plus.
« D'après un renseignement sérieux (2), des transports

(1) Bataille de Guise.


(2) Renseignement exact. Il s'agissait des deux corps d'armée que le Haut
Commandement allemand avait décidé de transporter sur le front oriental.
134 AVEC JOFFRE D'AGADIR A VERDUN
vers l'Est se feraient à travers la Belgique. Qu'est-ce que
cela signifie?
« L'heure critique a sonné. On doit être en plein désarroi
à Paris. Le général pousse le Gouvernement à se retirer
en province. Sa place n'est plus là.
« A la 3e armée, Ruffey est remplacé par Sarrail.

« Lundi 31 août. — Journée neutre : l'offensive des 3e


et 4e armées ne paraît pas donner grand résultat.
« La cavalerie allemande a franchi l'Oise et se porte der-
rière la 5e armée qui va être obligée de se dérober par une
marche de nuit. Heureusement, nous avons surpris un radio
dévoilant le mouvement (1). Notre retraite continue. Il
ressort d'une série d'indications qui paraissent concorder
que l'aile débordante allemande se détournerait de Paris,
probablement pour essayer d'envelopper notre 5e armée.
Elle doit penser que cette armée constitue notre gauche,
puisque les Anglais et Maunoury se sont dérobés et elle la
suppose sans doute à bout de forces. Les Allemands cher-
chent évidemment à frapper le coup final ; mais, si tout cela
se confirme, leur arrivée devant Paris va se trouver retar-
dée.

« Dimanche 1er septembre. — Les craintes sur la gauche de


la 5e armée obligent à continuer la retraite. Demain, nous
quittons Vitry qui est vraiment un peu trop près de la

(1) Pendant cette première partie de la campagne, grâce au réseau télé-


graphique et téléphonique du territoire et à un emploi intensif des officiers;!
de liaison, nous sommes arrivés à ne jamais nous servir de la T. S. F. pour la
transmission des ordres et des renseignements. Au contraire les. Allemands,
occupant un pays où toutes les lignes étaient coupées, ont été conduits à en
faire un grand usage. Nous captions naturellement leurs messages. La plu-
part étaient chiffrés et il a fallu plusieurs mois pour en trouver la clef. Mais;;
souvent, dans l'énervement et la fatigue de la lutte, après avoir reçu à plu-
sieurs reprises le signal « non compris », les postes émetteurs se décidaient à
envoyer leurs messages en clair. Nous en avons à plusieurs reprises tiré des
renseignements d'une haute importance. C'est ainsi que nous avons pu suivre-
presque pas à pas le corps de cavalerie Marwitz et nous rendre compte de
son degré d'épuisement à la fin du mois d'août.
DE LA SOMME AUX VOSGES 135

ligne de combat. Quelle tristesse, après les espoirs des


premiers jours !
« Les Allemands répandent le bruit d'une grosse défaite
russe : ce serait complet (1).
« Un quart de la France est déjà envahi. Si on gagne la
partie, cela se réparera vite — mais si on la perd? »

(1) Bataille de Tannenberg, 23-30août.


CHAPITRE III

A BAR-SUR-AUBE
ET A CHATILLON-SUR-SEINE

2 Septembre — 25 Septembre 1914

La bataille de la Marne.

« Lundi 2 septembre. — Arrivée au nouveau Q. G. à


Bar-sur-Aube. Naturellement de mauvaises nouvelles nous
y attendent. Les Anglais et la 5e armée sont attaqués
vigoureusement par la 1re armée allemande et précipitent
leur retraite. Il est décidé qu'on va se rétablir sur une ligne
joignant la Seine, vers Moret-Montereau, à l'Argonne, vers
Sainte-Menehould, la droite appuyée à Verdun, la gauche
à Paris, dont la garnison sera formée par la 6e armée. C'est
de cette ligne, que nous aurons, il faut l'espérer, le temps
d'atteindre sans trop de difficultés, que l'on pourra repartir
pour la contre-offensive, à laquelle il nous faut renoncer
moins que jamais. Jusqu'ici l'ennemi nous a imposé sa
volonté, mais nous ne le lâcherons pas et nous finirons bien
par lui imposer la nôtre.
« Mais il est temps que la marche en arrière prenne fin.
Le moral des troupes, privées de tout repos et qui reculent
toujours, commence à baisser fortement : il est même ad-
mirable qu'il ne soit pas compromis davantage. Quant à
celui de l'arrière, il doit être très bas. Le départ du Gouver-
nement doit avoir lieu aujourd'hui; il fera certainement
une impression déplorable.
138 AVEC JOFFRE D'AGADIR A VERDUN
« Parti après déjeuner pour le Q. G. de Lanrezac, à
Châtillon-sur-Marne. Grosse difficulté pour traverser la
rivière au pont suspendu de Port-à-Binçon, où il y a un
embouteillage formidable. Je trouve l'État-Major en train
de faire ses paquets pour retraiter sur Orbais, où je l'ac-
compagne. Sur toutes les routes, le spectacle navrant de la
fuite devant l'invasion. Quel désespoir d'abandonner à
l'ennemi cet admirable pays !
« Lanrezac est toujours dans le même état d'esprit;
les officiers qui l'entourent ne disent rien, mais je sens leur
découragement.
« Rentré la nuit avec Maurin. Nous échangeons nos
impressions. »

Nous arrivons aux deux journées qui ont décidé du


sort de la guerre, les 3 et 4 septembre. Elles ont suscité-
une polémique qui commence seulement à s'éteindre.
Certaines personnalités politiques et militaires se sont
efforcées de démontrer que le mérite du célèbre redresse-
ment de la Marne revenait entièrement au général Galliéni,
qui n'avait trouvé au G. Q. G. que résistance et incompré-
hension. Sans aller aussi loin, d'autres ont cherché à dimi-
nuer le plus possible le rôle du général Joffre. Pourquoi?
Qu'on se rappelle toujours ce que j'ai dit dans la première
partie de ces souvenirs sur la sourde opposition qui n'a
jamais désarmé contre lui.
Comme toujours, la vérité n'est pas dans ces affirmations
extrêmes et le problème est beaucoup plus complexe
qu'on voudrait le faire croire. Cette vérité, je n'ai pas la
prétention de la posséder, du moins en entier. Je vais
simplement copier mes notes, assez succinctes comme
toujours, car on n'avait ni le temps ni le désir de
beaucoup écrire à ce moment, en les complétant par mes
souvenirs restés très nets, au moins sur certains inci-
dents significatifs. Les conclusions seront ensuite faciles-
à tirer.
DE LA SOMME AUX VOSGES 139
« Jeudi 3 septembre. — Ce matin, le général Joffre est
allé à Sézanne pour relever de son commandement le géné-
ral Lanrezac. Cette démarche lui coûtait tant qu'il avait
voulu couper les ponts derrière lui. Avant de partir, il
avait fait prévenir le général d'Espérey de prendre immé-
diatement le commandement de l'armée. Le général Lan-
rezac a remercié le général Joffre de le décharger d'un far-
deau devenu trop lourd. Avec du repos, il se remettra vite
et on pourra de nouveau utiliser sa grande intelligence.
« A la 5e armée, le 3e corps est maintenant commandé par
Hache, avec Pétain et Mangin comme divisionnaires.
« On parle de changer encore l'emplacement du G. Q. G.
qui serait un peu près pour la bataille générale à prévoir
dans cinq ou six jours. Il se confirme en effet que la Ire ar-
mée allemande est tout entière orientée vers le Sud-Est
et il faut en profiter.

« Vendredi 4 septembre. — Il y a changement dans l'at-


titude de French, qui a l'air de vouloir marcher réelle-
ment. D'accord avec Galliéni et Franchet d'Espérey, on
va tâcher d'avoir le 6 une action concentrique sur la Ire
et sur la IIe armée allemandes. La situation stratégique
est bonne; tout dépendra de l'exécution, commandement
et troupe.
« La chaleur est terrible : la troupe souffre beaucoup et
les transports en chemin de fer ne se font plus que pénible-
ment, en raison de l'avance ennemie. Il est temps qu'on
s'arrête dans le mouvement de retraite ininterrompu de-
puis quinze jours, sans quoi on est exposé à voir l'infanterie
se désagréger.
« Nous sommes à la veille de la bataille générale. »

C'est tout ce que je lis dans mes notes, mais je me rap-


pelle fort bien ce qui s'est passé au G. Q. G. pendant ces
deux journées.
Dans la soirée du 3, on eut la confirmation du change-
140 AVEC JOFFRE D'AGADIR A VERDUN
ment de direction de la Ire armée allemande. Le lendemain
matin, plusieurs officiers du 3e bureau étaient grbupés
devant une carte au 1/200.000 fixée au mur, sur laquelle
on marquait chaque jour, d'après les renseignements arri-
vés pendant la nuit, le front atteint la veille au soir par
les armées, ainsi que la marche des colonnes ennemies, telle
que la reconstituait le 2e bureau.
A peine étions-nous réunis que l'un de nous, le comman-
dant Gamelin, rompant le silence — on parlait peu depuis
quelques jours :
« Mais nous les tenons, s'écria-t-il; pour la première
fois depuis un mois, nous les coiffons. Il faut en profiter
immédiatement, abandonner le rétablissement sur la Seine
et attaquer dès demain. »
Il suffisait d'un coup d'oeil sur la carte pour se convaincre
de la vérité de cette assertion. La Ire armée allemande
défilait devant Paris et notre 6e armée, désignée, comme
nous l'avons vu, pour en être la garnison. La Ve armée alle-
mande contournait Verdun par l'Ouest, et se prolongeait
devant l'armée Sarrail. Leurs VIe et VIIe armées, tenues
en échec sur la Meurthe et sur la Mortagne et bloquées par
nos fortifications de l'Est, étaient hors d'état d'intervenir.
Nous réalisions donc, ou plutôt nous étions en situation
de réaliser, sinon l'enveloppement par les deux ailes de la
masse principale ennemie, au moins celui de son aile
marchante, manifestement très en l'air.

La situation était si nette que la possibilité d'agir comme


le proposait Gamelin s'imposa à tous.
Le chef du 3e bureau, le colonel Pont, entra immédiate-
ment chez le général Berthelot, l'aide-major général chargé
des opérations, et lui fit part de notre opinion unanime.
Le général Berthelot avait fait rédiger l'ordre de repli
sur la Seine, dont j'ai déjà parlé. C'est de là qu'il voulait
faire déboucher la contre-offensive : la tenter immédiate-
ment lui paraissait prématuré. Pont rentra sans avoir pu
DE LA SOMME AUX VOSGES 141
le convaincre et avec un refus formel de rien proposer au
général en chef qui fût contraire aux dispositions déjà prises.
Nous étions désolés. Théoriquement, le général Berthe-
lot avait peut-être raison, mais nous sentions que, si nous
laissions à l'ennemi le temps de se reprendre et de voir
dans quel piège il allait tomber, l'occasion perdue ne se
retrouverait probablement plus. A ce moment, le général
Joffre entra dans le bureau, comme il le faisait souvent
pendant les premiers mois de la guerre. Prenant une chaise,
il s'assit à califourchon devant la fameuse carte pendue au
mur et se mit à la regarder comme nous le faisions tous.
Gamelin, qui avait été pendant de longues années son
officier d'ordonnance et qui, plus encore que nous, lui
parlait en toute liberté, n'hésita pas à lui dire notre opi-
nion, la démarche faite auprès du général Berthelot et
son inutilité.
Le général ne répondit pas tout d'abord; puis se levant :
« C'est entendu, dit-il, on se battra sur la Marne et non sur
la Seine. Mais il faut s'entendre avec French, dont le con-
cours est nécessaire et avec d'Espérey, dont l'armée a le
plus souffert. »
On téléphona immédiatement au général d'Espérey qui
répondit sans hésitation par une adhésion formelle, heureux
pour ses troupes de voir la fin d'une retraite démoralisante,
mais demandant quarante-huit heures pour faire son demi-
tour.
L'adhésion de French fut également obtenue, je ne sais,
pas par quelle voie. Peut-être le général Joffre alla-t-il le
trouver personnellement, je n'en ai pas conservé le sou-
venir. Quoi qu'il en soit, le jour même était rédigé le célèbre
ordre d'opérations pour la journée du 6 septembre.

Et Galliéni?
D'après ce que j'ai su ou supposé, au G. Q. G., son inter-
vention aurait été la suivante :
Averti dès le 3, peut-être un peu plus tôt que nous, du
142 AVEC JOFFRE D'AGADIR A VERDUN

changement de direction de l'armée von Kluck, il avait eu


immédiatement la conviction que l'occasion de contre-
attaquer se présentait de façon inespérée et qu'il fallait
en profiter sur l'heure. Il téléphona lui-même au général
Joffre. Celui-ci prit conseil du général Berthelot, comme il
était de règle en pareil cas, et le général Berthelot dut lui
faire les objections qu'il renouvela le lendemain matin au
colonel Pont. Il voulait attendre que le mouvement alle-
mand fût plus prononcé, qu'ils eussent plus profondément
pénétré dans la masse.
Ces tractations expliquent la résistance que le général
Joffre opposa tout d'abord aux propositions du général
Galliéni. Elles expliquent aussi pourquoi, le lendemain,
après avoir longuement pesé le pour et le contre, constatant
en outre que l'avis unanime des officiers de son bureau des
opérations était en tous points conforme à celui du gou-
verneur de Paris, le général Joffre donna sans plus hésiter
l'ordre d'exécution. En réalité, la décision était déjà prise
dans son esprit.

En somme, le général Galliéni eut le mérite de saisir


instantanément la situation nouvelle. Il eut le mérite
bien plus grand et surtout plus rare de comprendre, lui,
gouverneur d'une place forte, que l'armée de Paris, désignée
pour en être la garnison, remplirait bien mieux son rôle
en se joignant aux armées en opérations qu'en attendant
l'attaque de l'ennemi sur la ligne des ouvrages. En l'of-
frant au généralissime, le général Galliéni risquait de la
voir compromise en cas d'échec et, par là, de rendre vaine
toute tentative de résistance de la capitale. Il savait que
la responsabilité retomberait entièrement sur lui, et cette
responsabilité, c'est lui-même qui la réclama. Son geste
est la revanche de Metz, il suffit pour assurer sa gloire.
Mais c'est au général Joffre, responsable lui aussi, non
seulement du sort de Paris mais de celui du pays tout entier,
que revient celle d'avoir pris une résolution dont nous
DE LA SOMME AUX VOSGES 143
avons peine, aujourd'hui, à concevoir la hardiesse. Mener
à l'attaque, après trois semaines de luttes, d'échecs et de
fatigues inouïes, cinq armées — un million et demi d'hom-
mes — qui, l'avant-veille encore, étaient pour la plupart
en pleine retraite, c'est une de ces manoeuvres dont l'his-
toire ne fournit aucun exemple et qu'on ne recommence
pas. Si elle avait échoué, qui en eût porté le poids devant le
pays et devant la postérité?
Galliéni, Joffre, chacun à sa place, chacun dans son rôle,
ont également mérité de la patrie. Plaignons ceux qui pour
élever l'un, cherchent à abaisser l'autre; il y a assez de
gloire pour tous les deux.

Je reviens à mes notes. Il est intéressant de voir quelles


furent nos impressions au cours de la bataille.

« Samedi 5 septembre. — Déménagement du G. Q. G.


Nous quittons demain Bar-sur-Aube pour Châtillon-sur-
Seine. Il est temps de s'arrêter : une étape de plus et nous
serions dans le Morvan, la dernière citadelle de la France,
disaient nos professeurs de fortifications à Fontainebleau.
Citadelle, soit, mais comment en sortir?
« C'est demain la bataille.

« Dimanche 6 septembre. — A peine arrivé à Châtillon, je


pars pour Romilly, quartier général de la 5e armée. Bonne
impression : le moral de l'état-major est transformé. Il
semble qu'on respire plus largement. Franchet d'Espérey
a prescrit de progresser méthodiquement, en s'accrochant
au terrain conquis. Les fautes passées auront servi à
quelque chose. Les comptes rendus sont unanimes pour
signaler le changement de l'attitude de la troupe. Puissance
morale de l'offensive !

« Lundi 7 et mardi 8 septembre. — Passé les deux jours


de bataille à la 5e armée. Le mouvement en avant déclenché
hier continue et tout semble bien marcher : devant nous
144 AVEC JOFFRE D'AGADIR A VERDUN
les Allemands se replient bon train. Les Anglais avancent
et Maunoury essaie de se rabattre sur l'Ourcq. Violents
combats. La 9e armée (Foch) est très fortement attaquée.
La 4e est un peu loin pour la dégager, mais si la 3e (Sarrail)
pousse, il n'y aura pas grand mal. La décision est à l'aile
gauche. Le Q. G. de la 5e armée est transféré à Villiers-
Saint-Georges, à la limite de la zone envahie. Spectacle
pitoyable.

« Mercredi 9 septembre. — Retour à Châtillon en passant


par le champ de bataille d'Esternay. La lutte continue
violente sur toute la ligne. On tient à peu près partout.
Il n'y a qu'à attendre avec confiance. Je crois toujours
qu'il n'y aura pas de résultat net, mais énorme usure des
deux côtés, après quoi la guerre prendra une forme nouvelle
beaucoup plus lente.
« Comme cette impression est curieuse ! Après quatre
jours de bataille, on n'a pas encore notion de la victoire,
mais seulement celle de l'arrêt de la manoeuvre ennemie.
En même temps la notion de la future période de stabili-
sation vient naturellement à l'esprit.

« Jeudi 10 septembre. — Retour à la 5e armée à Vieils-


Maisons. Les nouvelles sont bonnes à gauche : l'ennemi
recule partout et précipite son mouvement. Est-ce la
menace de la 6e armée ou une véritable défaite sur le front
de la 5e? Nous sommes en tout cas à un instant décisif
et tout semble se déclencher dans un sens favorable.
« Dévastation complète des villages. Les habitants
commencent à rentrer. Où s'étaient-ils cachés ? Interminable
et navrante procession sur les routes.
« Il paraît que cela cède aussi devant la 9e armée. Alors,
c'est une véritable victoire (1). Reste la question des 4e
et 3e armées.

(1) Écrit le soir de la cinquièmejournée de bataille...


DE LA SOMME AUX VOSGES 145
« Vendredi 11 septembre. — Retour au G. Q. G. Les Alle-
mands cèdent aussi à droite. Ça y est : tout leur front est
en retraite. Ce n'est pas une déroute pour eux, mais l'échec
définitif de leur manoeuvre. Où et comment pourront-ils
la recommencer?
« Quel enthousiasme demain dans le pays quand il
connaîtra la victoire. Mais encore que d'efforts à faire pour
les avoir! On pense qu'ils vont essayer de se rétablir sur
l'Oise, avec l'aide de leur VIIe corps de réserve, rendu dis-
ponible par la chute de Maubeuge, et d'un corps ramené
d'Anvers.
« De notre côté, le 13e corps est transporté à l'extrême
gauche. La 6e division anglaise commence à arriver. Tout
va bien.

« Samedi 12 septembre. — Du G. Q. G. à Château-


Thierry, avec la 5e armée. Sur la route, la théorie
des populations qui rentrent. La marche en avant con-
tinue.
« Les journaux ne donnent pas la note attendue : évi-
demment on ne se rend pas compte encore de l'étendue du
succès.

« Dimanche 13 septembre. — Je suis la 5e armée dans sa


progression. On se bat au nord de Reims, où le général
d'Espérey fait à cheval une entrée sensationnelle, sous les
fleurs et aux applaudissements de la foule.
« L'armée est arrêtée, le 3e corps devant les hauteurs de
Brimont, le 10e devant celles de Berru; le 1er corps est
en courtine à Reims. Impossible de déboucher (tranchées,
fil de fer, artillerie lourde). Nous passons la nuit en can-
tonnement d'alerte; une attaque au petit jour sur Reims
n'a rien d'invraisemblable. »

J'ai conservé un souvenir précis de cette journée et de


cette nuit. En descendant de cheval devant l'hôtel de ville,
AVECJOFFRE 10
146 AVEC JOFFRE D'AGADIR A VERDUN

le général d'Espérey avait été reçu par le maire qui parais-


sait un peu surpris de nous voir si tôt et si près de la ligne
de feu. Non seulement le bruit de la canonnade ne s'éloignait
pas, mais on entendait nettement le crépitement de la
fusillade.
« Nous sommes tout de même un peu aventurés pour
un état-major d'armée, me dit le général, après la récep-
tion officielle. Nous allons voir ce qui se passera ce soir
et, si la progression est arrêtée, nous irons nous instal-
ler un peu en arrière. En tout cas, cantonnement d'alerte
pour tout l'état-major. »
On passa la nuit sur des matelas, dans une salle d'école
située dans une petite rue, près de l'hôtel de ville.
En nous rejoignant le soir, l'un de nous, le colonel
Ganter, nous dit qu'il avait rencontré dans les rues des
gens d'aspect assez louche et qu'il avait vu distinctement
des signaux lumineux à la fenêtre d'une maison.
On le plaisanta ferme. Le lendemain, vers 8 heures,
alors qu'heureusement la plupart d'entre nous avaient
quitté le cantonnement, une salve d'artillerie lourde longue
s'abattait sur la maison d'école, sans aucun réglage préala-
ble. J'ai constaté, quelques jours après, un trou énorme
dans le plafond, juste au dessus de l'endroit où j'avais
passé la nuit.
Une autre salve tuait le sous-chef d'état-major devant
l'hôtel de ville.
On a dit et écrit beaucoup de choses fantaisistes sur l'or-
ganisation de l'espionnage des Allemands en France. Si
une part de vérité existe dans les affirmations lancées à cet
égard, ils ont dû dépenser des sommes énormes pour un
résultat somme toute assez maigre. Mais il est certain que,
dans la région de Reims en particulier, ils possédaient
depuis longtemps un personnel nombreux d'agents qui,
placés sous les ordres d'une personnalité très connue dans
le haut commerce du Champagne, a pu leur fournir de
précieuses indications de détail.
DE LA SOMME AUX VOSGES 147
« Lundi 14 septembre. — Retour au G. Q. G. La 6e armée,
les Anglais et la 9e armée sont accrochées comme la 5e
et ne progressent plus. »

Les armées allemandes, battues mais non désorganisées,


avaient atteint la région fixée par leur Haut Commande-
ment. Elles faisaient front et se fortifiaient avec cette
rapidité et cette entente du terrain qu'elles montrèrent
au cours de toute la campagne. La bataille de la Marne
était terminée : après des succès éclatants, la manoeuvre
allemande avait définitivement échoué.

L'histoire de cette manoeuvre, qui restera fameuse, est


à peu près faite aujourd'hui, au moins dans ses grandes
lignes, et les causes essentielles de son échec final sont con-
nues : il n'y a pas lieu d'y revenir longuement. Toutefois,
il est un certain nombre de faits qu'il peut être intéressant
de mettre en lumière.
C'est dans la période de 1890 à 1900 que le comte de
Schlieffen, chef du grand État-Major, rompant avec les
errements précédemment suivis, fit décider qu'en cas de
conflit avec ses deux voisins, l'Allemagne se jetterait
d'abord avec toutes ses forces sur la France, la première
prête, pour se retourner ensuite contre la Russie, plus lente
à se mobiliser et à se concentrer.
Pour que cette manoeuvre réussît, il fallait que la partie
fût gagnée en quelques semaines sur le front occidental.
C'est pour ce motif que l'État-Major allemand, craignant
d'être retardé par le réseau fortifié de notre frontière, se
décida à l'occupation de la Belgique, qui lui donnerait
la libre disposition de la voie d'invasion classique : Meuse —
Sambre —Oise. Dès lors la manoeuvre elle-même s'imposait :
une immense conversion, avec Metz comme pivot, amène-
rait l'aile marchante, soutenue en arrière par une série
148 AVEC JOFFRE D'AGADIR A VERDUN
de réserves en échelons, sur la Seine, en aval de Paris,
et l'ensemble des armées allemandes, laissant devant
notre capitale les forces nécessaires à son investissement,
continuerait son mouvement débordant vers le Sud-Est.
Après avoir mis hors de cause les forces françaises dans une
grande bataille à front renversé, il acculerait leurs débris
à la frontière suisse.
Militairement parlant, ce projet véritablement gran-
diose était infiniment séduisant et avait toutes chances de
réussir, surtout à l'époque où il a été conçu. Mais, au
point de vue politique, il présentait, comme nous l'avons
déjà vu, un inconvénient majeur. L'invasion de la Belgi-
que constituait une menace directe pour l'Angleterre qui
ne pouvait, presque sous peine de mort, voir tomber
Anvers et les côtes belges entre les mains de sa plus dan-
gereuse rivale économique et maritime.
Il était donc certain qu'elle se rangerait immédiatement
aux côtés des ennemis de l'Allemagne et l'histoire prouve
que depuis la grande Elisabeth, ce n'est pas impunément
que l'on entre en lutte avec elle. Lorsque dans leurs entre-
vues célèbres avec Sir E. Goschen, ambassadeur anglais à
Berlin, Bethmann-Hollweg et Jagow s'étonnaient et même
s'indignaient de l'attitude du Gouvernement britannique
vis-à-vis du leur, ou ils n'étaient pas sincères, ou ils fai-
saient preuve d'un manque de psychologie vraiment in-
croyable, même chez des Allemands.

Quoi qu'il en soit, on peut se demander, en se plaçant


uniquement au point de vue militaire, ce qui se serait
passé si, renonçant à la violation de la Belgique, pour les
motifs que je viens de dire, l'État-Major allemand s'était
décidé à prononcer son attaque en la limitant à la frontière
franco-allemande, de Longwy à Belfort.
Sans doute, l'invasion se serait heurtée à des ouvrages
fortifiés, sauf cependant au nord de Verdun et entre Toul
et Épinal; sans doute aussi, des places comme Verdun,
DE LA SOMME AUX VOSGES 149

Toul, Épinal, Belfort, malgré les lacunes de leur organisa-


tion, n'auraient pu être prises de vive force, comme le
furent Liège et Namur, mais il en eût été tout autrement
des ouvrages intermédiaires : la plupart, nous Pavons vu,
étaient simplement maçonnés. Tout porte à croire, et ce
qui s'est passé aux Ayvelles (1), au camp des Romains et
ailleurs confirme cette opinion, qu'ils n'auraient pas tenu
sous le feu de la grosse artillerie allemande. A l'effet de
destruction, décisif contre de simples maçonneries, se serait
ajouté l'effet moral produit par des projectiles dont la
puissance était insoupçonnée. Le fort de Manonviller,
le plus moderne de nos ouvrages d'arrêt, entièrement
sous béton, n'a-t-il pas été rendu après quarante-huit
heures — toutes ses voûtes restées intactes — par une gar-
nison absolument annihilée par un bombardement d'une
intensité inouïe?
Les brèches ainsi ouvertes eussent été assez larges pour
permettre le passage des armées allemandes; il ne faut pas
oublier en effet que nos grandes places, dépourvues de
moyens de reconnaissance, d'artillerie à longue portée
et d'observatoires avancés, n'avaient qu'une action exté-
rieure très limitée.
Les armées d'invasion se seraient alors trouvées face à
face avec les nôtres, mais dans quelles conditions ?
L'Angleterre, sans inquiétude du côté d'Anvers, n'eût
probablement pas pris alors position dans le conflit et,
même si elle avait compris dès cette époque l'erreur qu'elle
commettrait en adoptant une politique de non intervention,
ses troupes n'auraient certainement pas encore paru sur
les champs de bataille. La Belgique restait naturellement
neutre. D'autre part, nous aurions été privés de nos divi-
sions d'Afrique, peut-être même de celles des Alpes, car le
choc se fût produit plus tôt en raison de la moindre distance
à parcourir avant la prise de contact.

(1) Fort isolé près de Mézières.


150 AVEC JOFFRE D'AGADIR A VERDUN

Enfin, il ne faut pas oublier que nos troupes, ainsi pri-


vées d'un appoint précieux, dépourvues d'artillerie lourde,
inférieures en aviation, n'auraient pas songé à compenser
leurs causes de faiblesse par un emploi méthodique de la
fortification du champ de bataille.
Tous les atouts étaient donc dans les mains des Aile-
mands. Sans doute, gênés par le manque d'espace, dans leur
manoeuvre habituelle d'enveloppement par l'une ou par
les deux ailes de l'adversaire, ils n'auraient pu compter
sur une victoire mettant définitivement les forces ennemies
hors de cause. Mais elle leur aurait donné, dès la fin d'août,
toute liberté d'agir immédiatement, avec la plus grande par-
tie de leurs forces, sur le front oriental. Même indécise
dans ses résultats tactiques, une bataille livrée dans ces
conditions leur aurait permis de se tenir sur la défensive
dans des conditions bien meilleures qu'ils le firent à partir
de l'hiver 1914-15. Leur ligne eût été deux fois plus courte
et ils se seraient encore trouvés en bonne posture pour
prendre en Pologne une offensive susceptible d'amener
la décision sur ce théâtre d'opérations.
Nous n'avions donc pas tort de dire plus haut (p. 140)
que notre réseau fortifié de l'Est a joué, par sa seule pré-
sence sur le terrain, un rôle de première importance au
début de la guerre. Si l'État-Major allemand n'avait pas
surestimé sa force de résistance (1), il eût vraisemblable-
ment adopté un plan qui, ramenant la guerre sur le front
occidental à un duel entre l'Allemagne et la France, nous

(1) Le prestige de la fortification était tel que le 30 août, le général von


Bülow, commandant la IIe armée, monta de toutes pièces, une attaque de
grand style, avec déploiement d'artillerie lourde, contre la place de La Fère,
où il n'y avait plus depuis de longues années ni canons, ni garnison de dé-
fense. (Les troupes de campagne étaient naturellement parties à la mobilisa-
tion.)
La IIIe armée perdit de même un jour devant Reims, dont les forts étaient
désarmés.
Le légendaire service d'espionnage des Allemands était-il en défaut ou,
malgré leurs renseignements, ne pouvaient-ils croire à l'abandon réel de ces
points d'appui?
DE LA SOMME AUX VOSGES 151
aurait placés dans une situation plus critique encore que
celle de l'été 1914.

Quoi qu'il en soit, et l'hypothèse d'une attaque directe


écartée, c'est le plan de Schlieffen que le Commandement
allemand s'était décidé à appliquer. On sait maintenant,
et nos adversaires eux-mêmes le reconnaissent, que, s'il
a échoué, c'est d'abord que les circonstances n'étaient plus
les mêmes qu'au moment de son élaboration, c'est ensuite-.
que les successeurs de Schlieffen (retraité en 1905 et mort,
en 1913), en ont saboté l'exécution.
En 1898-1900, date de l'établissement du plan, non seu-
lement l'Entente cordiale n'existait pas, mais encore nos
relations avec l'Angleterre, à la suite de l'aventure de
Fachoda, étaient très tendues. Celles de l'Angleterre et de la
Russie n'étaient pas meilleures, ainsi que devaient le
prouver, quelques années plus tard, divers incidents de la
guerre de Mandchourie. L'entrée de cette dernière puis-
sance dans une entente éventuelle anglo-française semblait
une hypothèse invraisemblable.
Quand, sous l'influence personnelle d'Edouard VII, las
situation diplomatique se transforma, l'État-Major de-
Berlin maintint son plan primitif, soit que, d'accord avec la,
diplomatie allemande, il ne pût penser que le contre-coup
de l'entrée des troupes en Belgique déciderait l'Angleterre
à intervenir sur l'heure, soit que, plutôt, il considérait
cette intervention comme négligeable au point de vue mili-
taire. La fameuse phrase de Guillaume II, porte-parole
inconscient de son État-Major, sur « la misérable petite
armée anglaise », le ferait croire. Il est impossible de se
tromper plus lourdement sur le rôle que peut jouer une
puissance comme la Grande-Bretagne, quand elle sent ses
intérêts vitaux directement menacés (1).

(1) Le passage des armées allemandes par la Belgique a peut-être aussi été
dicté par le désir de mettre immédiatement la main sur ce pays, dont l'an-
152 AVEC JOFFRE D'AGADIR A VERDUN !

Quant à l'erreur capitale commise par de Moltke au point


de vue stratégique, l'histoire en est faite aujourd'hui; il
suffit de la rappeler en quelques mots :
Pour fortifier l'aile marchante, dont il attendait la déci-
sion, von Schlieffen, avec une remarquable prescience de la
puissance d'une défensive rationnellement organisée et
sachant utiliser le feu et le terrain, ne laissait au sud de Metz
que des forces peu importantes, en majeure partie composées
d'unités de réserve. Moltke, au contraire, crut nécessaire
d'y maintenir deux fortes armées, la VIe et la VIIe. Ces deux
armées infligèrent bien tout d'abord à nos 1re et 2e armées
les défaites de Sarrebourg et de Morhange, mais elles
n'exploitèrent pas leur succès, et elles ne devaient pas le
faire, puisque le rôle qui leur avait été assigné était pure-
ment défensif. Elles se montrèrent même si peu mordantes
que nos contre-attaques réussirent partiellement et qu'elles
ne purent nous empêcher de faire d'importants prélève-
ments sur notre aile droite, au profit de la gauche menacée.
Elles ne jouèrent aucun rôle dans la bataille de la Marne.
Cette première erreur fut aggravée au cours des opéra-
tions. Quand la Prusse orientale fut envahie, de Moltke,
cédant sans doute aux sollicitations de hautes personnalités
qui, originaires de cette province, véritable berceau de
l'armée allemande, y possédaient encore d'immenses pro-
priétés, décida d'y envoyer deux corps d'armée et une divi-
sion de cavalerie prélevés sur le front occidental. Le plus
grave fut qu'il enleva ces deux corps à l'aile marchante!,
de qui dépendait le sort de la manoeuvre. Les transports 1
commencèrent le 25 août. L'aile droite allemande, ainsi
amputée, diminuée en outre des trois corps laissés en

n'exion, avouée ou déguisée, était un des buts de guerre du parti pangerma-


niste.
Cela ressort assez nettement du refus opposé par l'Allemagne aux propo-
sitions de paix faites en août 1917 par le pape Benoît XV, propositions qui
avaient pour base le rétablissement de l'indépendance intégrale de la Bel-
gique, en échange de la restitution à l'Allemagne de ses colonies (Voir à ce
sujet la Revuedes Deux-Mondes,septembre 1929).
DE LA SOMME AUX VOSGES 153

arrière, deux devant Anvers et un devant Maubeuge, sans


échelons en soutien derrière elle, n'était plus en état de
remplir sa mission. Il ne pouvait plus être question pour
elle d'aborder la Seine en aval de Paris. Il se fût créé
ainsi entre les Ire et IIe armées un trou d'une centaine de
kilomètres avec l'armée de Paris entre elles. Plusieurs corps
d'armée eussent été nécessaires pour assurer la liaison et
masquer la place, alors que les Allemands ne disposaient
plus, pour remplir cette mission, que des cavaleries Marwitz
et Richthofen, déjà épuisées et à peu près hors d'état
d'agir. Force fut donc à von Kluck, commandant la Ire ar-
mée, d'obliquer vers le Sud-Est, de sorte que cinq armées
allemandes se trouvèrent coincées entre les môles de Verdun
et de Paris, avec toutes nos forces devant elles. La manoeu-
vre enveloppante se terminait en une attaque frontale,
exécutée dans les plus mauvaises conditions. C'était la
faillite de la conception de l'État-Major.
Tout cela est connu. Examinons maintenant quelques
points sur lesquels l'attention ne semble pas avoir été
suffisamment attirée.

C'est un principe universellement admis en stratégie


que le premier objectif d'une armée d'invasion doit être
l'armée ennemie. Pas de détachements pour occuper des
objectifs géographiques. Une fois l'armée ennemie hors de
cause, ces objectifs tomberont d'eux-mêmes.
C'est en s'y conformant que les Ire et IIe armées alle-
mandes traversèrent la Belgique et la France du Nord au
pas de charge, poursuivant nos troupes en retraite avec la
seule pensée de les accrocher, de les envelopper et de les
battre.
Pas un instant il ne vint à l'esprit du Commandement
allemand de mettre la main sur nos ports de la mer du
Nord et de la Manche. Or il est certain que, sauf Dunker-
que, qui possédait un gouverneur énergique, et une garnison
sérieuse, bien que médiocrement composée, aucun de ces
154 AVEC JOFFRE D'AGADIR A VERDUN

ports, ni Calais, ni Boulogne, ni Abbeville, ni même Le


Tréport et Dieppe, n'aurait résisté une heure à un détache-
ment aussi faible qu'on peut le supposer.
Fin septembre, en pleine course à la mer, le général
Joffre m'y envoya en mission pour lui rendre un compte
exact de la situation. Dunkerque excepté, je trouvai par-
tout les autorités civiles, navales et militaires — ces der-
nières composées d'officiers de complément ou retraités
déjà âgés — à mille lieues de supposer que les opérations
de guerre pussent s'étendre jusqu'à la mer. Qu'était-ce
deux mois plus tôt, en août !
Or ces ports n'étaient pas des objectifs géographiques.
Ils jalonnaient et tenaient les lignes de communication
de l'armée anglaise et leur possession avait, pour l'Entente,
une importance primordiale.
C'est qu'en effet les armées de l'Entente n'avaient pas
seulement pour base le territoire français, mais encore tout
le territoire britannique, reliés ensemble par la Manche.
L'occupation par l'envahisseur d'Anvers, de Bruges et
d'Ostende s'est révélée des plus gênantes pendant toute la
durée de la guerre : qu'aurait-ce été si Dunkerque, Calais
et Boulogne étaient tombés entre ses mains? Le Pas-de-
Calais barré, la Manche tout entière intenable aux navires
de l'Entente, les communications entre la France et
l'Angleterre réduites à la voie de l'Océan, infiniment plus,
longue et moins sûre, certes ce n'était pas la fin de la
guerre, mais c'était son issue singulièrement compro-
mise.

Les Allemands l'ont d'ailleurs vite compris et dès octo-


bre, l'inscription « Nach Calais » remplaçait sur leurs wa-
gons militaires le « Nach Paris » du début. Mais il était trop
tard et les armées de l'Entente leur barraient le chemin.
Malgré les efforts désespérés qu'ils firent pour s'ouvrir le
passage à Ypres et sur l'Yser, leurs sacrifices devaient
aboutir à un échec complet : l'heure était passée.
DE LA SOMME AUX VOSGES 155
Encore uneerreur du Commandement allemand, dont
les conséquences ont été lourdes pour l'agresseur.

Il nous reste à en signaler, ou plutôt à en expliquer une


autre, d'ordre technique, si l'on peut dire, mais non moins
importante.
En 1870 Moltke, l'ancien, l'oncle de celui de 1914, était
un homme de soixante-dix ans; le Roi, qui l'accompagnait,
en avait soixante-treize. Il était naturel de voir ces deux
vieillards se tenir loin du front et s'installer avec le plus
de confort et le moins de risques possible.
Cet éloignement était d'ailleurs sans inconvénients
graves en raison des méthodes qui s'imposèrent au chef
d'Ëtat-Major général; vis-à-vis des trois commandants
d'armée, le Prince royal, le prince Frédéric-Charles et
Steinmetz, le « lion de Nachod », il était tenu à des ména-
gements d'autant plus grands que son passé militaire ne
comportait aucun fait de guerre éclatant et que, chef d'État-
Major depuis treize ans, c'était par ses qualités d'instruc-
teur et d'organisateur qu'il avait conquis ses grades et sa
situation présente. Il se contenta donc de donner aux
commandants d'armée de courtes directives et leur laissa
la bride sur le cou, au moins pendant la première période
des opérations. L'unité de doctrine devait assurer la coor-
dination des efforts.
Malgré de nombreuses malfaçons dans l'exécution, cette
manière de comprendre le Commandement réussit —
toute autre nation aurait eu le même succès — vis-à-vis
des armées françaises en 1870. L'indigence intellectuelle
et technique de leurs chefs était telle en effet que nos
admirables troupes furent condamnées à se faire tuer ou
à capituler, sans essayer de rendre ou même de parer les
coups. L'État-Major allemand ne trouva pas devant lui
un adversaire, mais un simple plastron.
Il eut le tort d'ériger en système une méthode de com-
mandement qui n'était qu'un pis-aller.
156 AVEC JOFFRE D'AGADIR A VERDUN
Moltke le jeune suivit religieusement les méthodes de
Moltke l'ancien. Il y était d'ailleurs incité par son état de.
santé déjà compromis et par le penchant de son auguste
maître à éviter les coups. Pendant la bataille de la Marne,
le G. Q. G. allemand fut maintenu à Luxembourg.
Entre les armées et lui, les communications étaient très
difficiles, lignes télégraphiques et téléphoniques coupées,
manque d'organisation du service des liaisons par offi-
ciers, etc...
En somme, le Haut Commandement n'intervint pour
ainsi dire pas dans la direction de la bataille et l'on sait que
c'est un lieutenant-colonel du grand État-Major, en mis-
sion, qui prit l'initiative du mouvement de repli.
Quand le général de Moltke se rendit sur le front le
11 septembre, c'était la première fois qu'il y paraissait,
ce fut aussi la dernière.
Comment s'étonner qu'une pareille carence de l'auto-
rité suprême ait conduit à la défaite, en face d'un chef
actif et énergique, en liaison constante avec ses comman-
dants d'armée et les tenant solidement en mains? Comparez
l'inertie du grand État-Major de Luxembourg, à l'activité
incessante du nôtre, à l'ardeur de ceux qu'on appelait,
non sans ironie, les jeunes Turcs (1), qui jamais ne perdi-
rent de vue, même dans les moments les plus sombres,
la nécessité de réagir! Si le Commandement français
n'avait pas été animé d'une foi dans le succès final que
rien ne put abattre, s'il n'avait pas fait preuve d'une éner-
gie combative qui ne se démentit pas un instant, aurait-il
saisi comme il l'a fait l'occasion fugitive qui, sans doute,
ne se serait plus jamais présentée?
Les armées françaises furent commandées; les armées
allemandes ne le furent pas : c'est là un des secrets du
« Miracle de la Marne ». C'est par là que sont rachetées
nos humiliations de l'année terrible.

(1) A quarante-neuf ans, j'étais un des doyens du G. Q. G.


DE LA SOMME AUX VOSGES 157
En résumé :
Deux armées sont en présence, à peu près de même force
numérique; toutes deux sont composées de troupes braves,
endurantes, héritières de cent générations de guerriers,
dont les hauts faits remplirent l'histoire, bien avant même
notre ère.
L'une d'elles est merveilleusement instruite et équipée,
rien ne lui manque. Elle est encadrée de façon unique,
c'est peut-être le plus bel outil de guerre qui ait été forgé
depuis les Romains. Elle est, à bien des points de vue,
supérieure même à la Grande Armée de Napoléon. Elle est
conduite par un État-Major qui a, depuis 1866, la réputation
d'être un organe parfait de préparation à la guerre et le
détenteur de la vérité stratégique. Cet État-Major a
élaboré un plan d'opérations, d'une audace déconcertante,
mais où tout a été soigneusement calculé et prévu.
L'autre est pauvre en matériel; son instruction est mé-
diocre et faussée par l'exagération de l'esprit d'offensive
à outrance, son encadrement laisse à désirer ; son Comman-
dement, gêné par les instructions formelles que lui a don-
nées un Gouvernement, respectueux des traités au bas
desquels la France a posé sa signature, a été amené à éla-
borer un projet d'opérations difficile à exécuter, dangereux
dans ses conséquences.
Et c'est la première de ces armées qui est battue, défi-
nitivement battue!
Quelle conclusion en tirer?
Elle est simple : la valeur du soldat mise à part (quelles
troupes européennes autres que les Français, les Anglais
et les Allemands auraient été capables de « tenir le coup ",
pendant ces semaines tragiques?), c'est le Commandement
français et son auxiliaire, l'État-Major, qui ont gagné la
bataille de la Marne : c'est le Commandement allemand
qui l'a perdue.
158 AVEC JOFFRE D'AGADIR A VERDUN

Avant de reprendre mes notes, je crois le moment venu


de dire quelques mots d'un problème qui, dès septembre
1914, se posa au Commandement avec une acuité singu-
lière : celui des munitions.
Nous avons vu dans quelles conditions réduites avait été
prévue la fabrication du temps de guerre (13.500 coups
de 75 par jour). Nous avons vu aussi que la question du
ravitaillement avait changé d'aspect, dès les premiers
engagements, du fait que la consommation comporta
presque exclusivement des obus explosifs. Déjà le 17 août,
le général en chef demandait au Service de l'artillerie de
l'intérieur de pousser la fabrication des projectiles de
75 uniquement en obus de cette nature. Bientôt la consom-
mation s'avéra tellement supérieure aux prévisions (1)
que, de lui-même, ce Service se tourna vers l'industrie
privée pour obtenir son concours. Dans la deuxième quin-
zaine d'août, des études étaient entreprises à ce sujet, de
concert avec plusieurs grands industriels, notamment
MM. Schneider et Louis Renault. Après la bataille de la
Marne, la crise éclata, violente. Si des mesures urgentes
n'étaient pas prises, on allait manquer de munitions;
on avait dépensé en moins d'un mois l'approvisionnement
prévu pour toute la guerre !
Tous se mirent à la tâche avec une activité et une abné-
gation admirables. Les industriels se formèrent en groupes;
ils se chargèrent de recruter des sous-traitants et d'organi-
ser la fabrication. Le 20 septembre, le ministre les réunis-
sait et leur demandait de fournir 40.000 projectiles par jour.
Il s'engageait à faire revenir immédiatement du front les
ouvriers spécialistes nécessaires. Le 26 septembre, les chefs
de groupes promettaient de livrer à bref délai 34.000 projec-
tiles par jour.

(1) Cette consommation alla en croissant pendant toute la durée des


opérations. Dans le dernier semestre (avril-octob;re 1918) elle atteignit le
chiffrede 224.000 coups de 75 par jour.
Quant à la consommation totale en 75 pendant la guerre, elle s'éleva à
163 millions de projectiles.
DE LA SOMME AUX VOSGES 159
De grosses difficultés se posaient. Sans doute, les matières
premières ne feraient pas défaut, malgré l'envahissement
de nos provinces du Nord et de l'Est, qui nous privait de la
plus grande partie de notre industrie métallurgique. Celle-ci
se trouvait réduite aux usines du centre (bassin de Saint-
Étienne, etc.), mais l'Angleterre acceptait de nous fournir
de l'acier et il était possible de s'en procurer aux États-
Unis. Le phénol, qui nous manquait entièrement, pouvait
également nous être cédé par notre alliée, en attendant que
la fabrication fût montée chez nous. Ce qui manquait à
l'industrie, c'étaient les machines-outils nécessaires à la
fabrication des obus par les procédés employés en temps
de paix dans les établissements de l'État et aussi un
personnel de maîtrise et d'ouvriers spéciaux qui ne s'im-
provise pas.
On fut donc amené, à la demande des industriels, à
admettre l'usage de procédés simplifiés et à adoucir les
conditions très dures de réception des projectiles terminés.
C'est ainsi que, faute de presses à emboutir, le procédé
de l'emboutissage fut remplacé par le forage à froid pour
la fabrication des corps d'obus. Puis ce fut celle des gaines
porte-détonateurs qui donna lieu à de nombreux mécomptes
et retarda les premières livraisons.
Néanmoins, grâce au concours de toutes les bonnes volon-
tés, des résultats, en apparence excellents, purent être
assez rapidement obtenus. Le 10 novembre 1914, la fabri-
cation était déjà de 18.000 projectiles par jour. Fin décem-
bre, elle s'élevait à 56.000. Le problème paraissait résolu;
il ne l'était pas.
Peu après la mise en service des projectiles ainsi fournis
par l'industrie privée, on signala des accidents graves; les
obus se gonflaient dans l'âme et amenaient l'éclatement des
tubes. Ces accidents se multiplièrent naturellement avec
le nombre des obus employés et bientôt à une crise de
munitions succéda une crise de matériel. Après les obus,
c'étaient les canons qui allaient nous faire défaut et leur
160 AVEC JOFFRE D'AGADIR A VERDUN

fabrication en grande quantité était encore plus difficile à


organiser que celle des obus.
Il fallut donc faire machine en arrière et revenir pour ces
derniers aux procédés de fabrication et aux épreuves de
réception du temps de paix. Le rendement, après avoir
augmenté rapidement, diminua de même et, pendant
toute l'année 1915, la pénurie en munitions et en matériel
se fit durement sentir. Dans bien des formations du front,
on fut obligé de remplacer un certain nombre de batteries
'
de 75 par des batteries composées du vieux 90 de Bange.
D'autre part les projectiles n'étaient livrés aux armées
qu'avec une parcimonie d'avare. Dans les secteurs tran-
quilles, on arrivait à ne plus leur allouer que 2 ou 3 coups
par jour et par pièce de 75. Le général Joffre tenait lui-
même la comptabilité des munitions sur un petit carnet
qui ne le quittait jamais; je crois bien que c'est le seul
document militaire qu'il ait jamais conservé dans sa poche !
Peu à peu la situation s'améliora. Les machines-outils
commandées en Angleterre et surtout aux États-Unis
se montèrent progressivement. En même temps la fabri-
cation des canons s'organisait parallèlement à celle des
projectiles. Mais ce ne fut qu'en 1916 que la crise put être
considérée comme définitivement résolue. En janvier 1917,
le rendement journalier atteignait 240.000 coups de 75
et 41.000 de 155. En octobre 1918, il était de 191.000 coups
de 75 et de 37.500 coups de 155.

Reprenons maintenant le récit des événements depuis


le jour où notre contre-offensive vint se heurter à des posi-
tions solidement aménagées et défendues par les armées
allemandes reconstituées et regroupées.
Le Commandement français tenta tout d'abord de ren-
verser l'obstacle là où il paraissait le moins résistant, c'est-à-
dire entre les Ire et IIe armées allemandes. Pendant toute
DE LA SOMME AUX VOSGES 161
une semaine — jusqu'au 20 septembre — nos tentatives
pour prendre pied sur la rive droite de l'Aisne et gagner du
terrain au nord de Reims se renouvelèrent avec acharne-
ment. Elles ne réussirent point; il fallait renoncer à percer
le front de l'ennemi.
Immédiatement, on entreprit de le déborder par le Nord,
là où on pouvait encore espérer trouver le terrain libre;
son aile gauche, appuyée à Metz, au Rhin et à la frontière
suisse, était évidemment inattaquable. La rocade des trou-
pes commença donc de notre aile droite à la gauche; mais
toutes les tentatives faites pour déborder l'ennemi se
heurtèrent à des troupes nouvelles qu'il appelait en hâte
pour tenter contre nous la manoeuvre que nous essayions
contre lui : c'est la fameuse « course à la mer ».
Elle se déroula, avec des vicissitudes diverses, pendant
les derniers jours de septembre et se continua pendant tout
le mois d'octobre, pour aboutir au début de novembre
aux sanglantes batailles des Flandres (Ypres, Yser). L'en-
jeu était, des deux côtés, de première importance. Pour nous,
il s'agissait de chasser l'ennemi de notre territoire en le
débordant, pour lui, comme nous l'avons déjà indiqué,
de s'emparer des ports de la mer du Nord et de la Manche,
dont la possession lui eût peut-être donné la victoire défi-
nitive.
Lutte acharnée, qui se termina sans résultat décisif,
chacun des belligérants étant parvenu à faire échec aux
projets de son adversaire, mais demeuré incapable d'at-
teindre le but qu'il s'était proposé. Le front se cristallisa,
en quelque sorte, de la mer du Nord au Jura. Une guerre
nouvelle commença, qui devait durer trois ans et demi!
Ce sont les péripéties souvent émouvantes et même tra-
giques de cette lutte de deux mois dont je trouve l'écho
dans mes notes quotidiennes.

« Mardi 15 septembre. — Nous continuons à attaquer,


mais sans progresser sensiblement. Il y a eu hier des luttes
AVECJOFFRE 11
162 AVEC JOFFRE D'AGADIR A VERDUN

violentes sur l'Aisne et au nord de Reims. On ne pourra en


sortir que par des actions débordantes de Maunoury ou
de Foch.
« Le G. Q. G. de la 5e armée a été ramené à Ro-
migny.

« Mercredi 16 septembre. — Parti à 4 heures pour Romi-


gny et de là à Pargny, P. C. de l'armée. La situation est
stationnaire. On va faire effort par la gauche, en négligeant
les hauteurs de Brimont et de Berru, sur lesquelles on se
casserait les dents.

« Jeudi 17 septembre. — A Jonchery, nouveau P. C. de


l'armée. La boue et la pluie rendent les transports automo-
biles difficiles. Si l'on est obligé cet hiver de revenir pour les
ravitaillements de toutes sortes à la traction par chevaux,
les opérations deviendront encore plus lentes.
« Sur tout le front l'ennemi s'est retranché. De retour au
G. Q. G., j'apprends la formation, aux ordres du général de
Castelnau, d'une armée d'aile gauche (14e et 20e corps,
pour commencer). Les Allemands font de même. A ce jeu-là,
nous en avons pour longtemps.

« Samedi 19 septembre. — En mission à Romigny. Les


combats continuent, sans résultat sérieux de part et d'au-
tre. Les Allemands emploient maintenant un canon de
21 c. qui produit de gros effets : il y a de fortes pertes au
18e corps. Ils bombardent Reims : dans l'après-midi nous
voyons nettement des obus tomber sur la ville et sur la
cathédrale. Brusquement une longue flamme jaillit : ce
sont les échafaudages qui entouraient une des tours qui
flambent. Nous sommes atterrés. Que restera-t-il de cet
admirable chef-d'oeuvre? Jamais nous n'aurions pu croire
un peuple qui se vante de sa « culture » capable d'un tel
crime.
« On amène constamment des maraudeurs allemands
DE LA SOMME AUX VOSGES 163
restés dans la forêt de Reims, après la retraite. Ils exploitent
pour vivre les fermes et les écarts, se cachent pendant le
jour et, la nuit, attaquent les isolés, notamment les esta-
fettes. Il faut se débarrasser de ces gens-là, dont la pré-
sence énerve la troupe et les populations, qui voient des
espions partout. Que ne raconte-t-on pas à ce sujet? Si-
gnaux de nuit, lignes téléphoniques enterrées aboutissant
à des maisons habitées en apparence par d'excellents
Français, sans compter le vieux berger qui promène son
troupeau derrière les batteries qu'il désigne ainsi aux avions
et aux observateurs ennemis, etc., etc.. Il y a certainement
une part de vérité, mais qui doit être bien faible, dans
toutes ces légendes.

«Dimanche 20 septembre.— Retour au G. Q. G. On signale


de fortes attaques allemandes sur la 5e et sur la 6e armée.
Il est de plus en plus douteux que les sections engagées
donnent un résultat décisif. Nous formons une armée
d'aile gauche pour envelopper la droite allemande et les
Allemands une armée d'aile droite pour déborder notre
gauche. Résultat? On va se coincer là, comme sur le reste
du front, face à face, dans les tranchées. Si l'on ne peut
agir excentriquement par Dunkerque et Ostende, la situa-
tion actuelle se prolongera indéfiniment.

« Lundi 21 septembre. — On est nerveux au G. Q. G.


Nos efforts n'aboutissent pas et on commence à être
inquiet au sujet des approvisionnements en munitions
d'artillerie.

« Mardi 22 septembre. — Les Allemands ont pris pied


sur les Hauts de Meuse, à la suite d'une panique d'une
division de réserve. Cela n'ira pas loin, il faut l'espérer, mais
c'est très fâcheux à tous les points de vue. Après six semaines
de guerre, de telles défaillances ne devraient plus se pro-
duire.
164 AVEC JOFFRE D'AGADIR A VERDUN
Les lettres commencentà arriver (1). On sent, d'après les
journaux, que l'incendiede la cathédrale de Reims a
surexcité l'opinion publique, qui paraît n'avoir jamais été
aussi montée. Que diront les neutres? Rien, probablement,
pour ne pas se compromettre. D'ailleurs sauront-ils jamais
la vérité? L'attitude du Vatican sera en particulier inté-
ressante à suivre.

« Mercredi 23 septembre. — On a perdu tout le terrain


jusqu'à la Meuse, y compris Saint-Mihiel et le Camp des
Romains. Heureusement le 8e corps est là et tout se termi-
nera, comme ailleurs, par de la fortification. Néanmoins
cette hernie, si on ne peut la réduire, sera très gênante
pour nos communications avec la région de l'Est.
« A gauche, le 13e corps est fixé dans la région de Lassi-
gny. Demain ce sera le tour du 4e. Décidément il n'y a de
solution possible que dans une action de force tentée fran-
chement sur les derrières de l'ennemi. Si nous n'avons pas
de disponibilités, pourquoi ne pas avoir recours aux Japo-
nais? Ils ne pourraient agir que dans quelques mois, mais,
quoiqu'il arrive, une campagne d'hiver est certaine; d'au-
tant plus que les Russes, après leurs défaites en Prusse
orientale, ne seront pas en état d'agir avant longtemps.

(1) Les mesures prévues dans le plan de mobilisation,pour le service postal


en temps de guerre, le plaçaient dans les attributions de la « Trésorerieet des
Postes aux Armées ", dirigéepar des fonctionnairestrès distingués de l'Admi-
nistration des Finances (inspecteurs, personnel de la Cour des Comptes, des
Contributions, etc.), mais n'ayant naturellement aucune idée de leurs fonc-
tions nouvelles. En principe, le courrier destiné aux combattants était cen-
tralisé dans les dépôts des corps qui devaient les réexpédier sur le front. Ce
mouvement de va-et-vient et la rapidité de déplacement des armées dans la
première phase de la guerre, amenèrent un embouteillage inextricable et
pendant quelques semainesl'avant fut entièrement coupé de l'arrière. Cette
situation pénible, dangereuse même pour le moral de la troupe, ne pouvait
durer. On eut alors l'idée, évidemment paradoxale, de s'adresser pour le
service postal à l'Administration des Postes. Elle mit rapidement sur pied
une organisation rationnelle, fondée sur la création de « secteurs, postaux "
communs à tous les corps opérant dans la même région, qui fonctionna à
la satisfaction de tous.
DE LA SOMME AUX VOSGES 165

Nous sommes, de ce côté, un peu moins avancés qu'au début


de la campagne.

« Vendredi 25 septembre. — On a capté un radio chiffré


qui, pour la première fois, s'adresse à toutes les armées en
opérations. Est-ce le signal d'une action d'ensemble sur
tout notre front? C'est possible, probable même. En tout
cas, on alerte les armées et je vais coucher à la 5e, à Ro-
migny.
« Demain, nouveau déménagement du G. Q. G. ; Châtil-
lon-sUr-Seine était trop loin du nouveau front et le service
des liaisons s'en ressentait. On va s'installer à Romilly-
sur-Seine, à 30 kilomètres en aval de Troyes ; on sera plus
près des lignes et dans une région d'accès facile, en chemin
de fer et en auto. »
CHAPITRE IV

A ROMILLY-SUR-SEINE

26 Septembre — 28 Novembre 1914.

La coursa à la mer.

« Samedi 26 septembre. — A l'aube, violente attaque


sur le front de l'armée : si elle se produit sur les autres ar-
mées, c'est que l'ennemi veut reprendre sa manoeuvre
interrompue. Mais les conditions ne sont plus les mêmes
et nous devons tenir.
« Rentré au G. Q. G. Vu en passant les arrières de la
5e armée. Impression excellente, ordre, cantonnements
bien tenus, routes remises en état, etc.. Au retour, j'ap-
prends qu'il y a bien eu des attaques, mais qu'elles ont
été repoussées partout. L'ennemi a dû subir de grosses per-
tes. En tout cas, rien de décisif.

« Dimanche 27 septembre. — Pas de changement dans la


situation. Castelnau est bloqué par des forces au moins
égales aux siennes. D'ici deux ou trois jours, il disposera
des 10e et 11e corps. Cela lui suffira-t-il pour avancer?
Toujours pas de décision en vue; car, en Belgique, si on y
pénètre, on se heurtera à des organisations préparées et
renforcées depuis six semaines. Et alors?
« Le Grand-Duc Nicolas fait savoir à ses « chers alliés »
qu'il va aussi vite que possible, mais quand pourra-t-il
attaquer? Quoiqu'il en soit, il s'engage à prendre l'offensive
sur la rive gauche de la Vistule. Espérons-le... !
168 AVEC JOFFRE D'AGADIR A VERDUN
« Lundi 28 et mardi 29 septembre. — Les attaques sur
tout le front se ralentissent, sauf à gauche, où la bataille
continue violente, mais où l'équilibre semble rétabli par
l'arrivée de nouvelles forces allemandes.
« Mercredi 30 septembre. — Anvers est fortement attaqué.
La place tombera certainement et sans doute très vite. Sa
chute fera une grosse impression, surtout sur les Anglais qui
se sentiront personnellement touchés !
« Jeudi 1er et vendredi 2 octobre. — Grande tournée dans
le Nord. Le général Joffre veut savoir comment les choses
se passent de ce côté, car toute cette région va se trouver
d'ici peu englobée dans la zone des combats.
« Parti à 15 heures, j'arrive le soir à Breteuil, quartier
général de Castelnau. A son extrême gauche, de Maud'huy
va essayer de déboucher demain. Espérons que l'on aura
cette fois un résultat positif. Passé à Senlis que les Alle-
mands ont systématiquement incendié, au moment de leur
repli. Ils ont assassiné le maire.
« Le lendemain, Doullens, Boulogne et Calais, où je trouve
des gens parfaitement tranquilles, avec la mentalité que
peut avoir le commandant d'armes de Bergerac ou celui
de Quimperlé. Je les mets au courant de la situation qui les
émeut fort. Ils n'ont rien et ne peuvent rien faire.
« A Dunkerque, il en est tout autrement. Je retrouve
comme gouverneur le général Bidon que j'ai connu comme
capitaine au Mans et à Douai. Il travaille ferme à la mise
en état de défense du front de terre de la place, en utilisant
les bataillons territoriaux et les batteries à pied dont il
dispose. Il est bien orienté sur la situation et envisage
avec calme l'éventualité d'un siège. Il demande que l'ion
étudie l'appui que pourraient lui donner les escadres fran-
çaise et anglaise.
« Dîner et coucher chez le maire, Terquem. Pour la pre-
mière fois depuis deux mois, j'ai la sensation du home et de
la vie de famille.
DE LA SOMME AUX VOSGES 169

« Samedi 3 octobre. — Retour au G. Q. G. par Cassel —


où j'ai la surprise de me trouver nez à nez avec un convoi
composé d'autobus de Londres — Hazebrouck, Béthune,
Arras, Doullens, Breteuil. La ligne de bataille remonte
indéfiniment vers le Nord. Sur la route, je tombe sur un
régiment de cavalerie qui, parti d'Épinal, vient de débarquer
et ignore tout de la situation où il se trouve. Il marche en
colonne sur la route, sans un éclaireur, comme s'il rentrait
à Saint-Germain de la revue de Longchamp. Je préviens
le colonel de ce qui se passe. Il tombe des nues en apprenant
qu'il est à l'extrême gauche des armées alliées et que s'il
veut coucher à Lens, comme il en a l'intention, il lui faudra
probablement se battre...
« A Breteuil, on me met au courant de la situation exacte.
Les transports continuent vers le Nord (45e division,
21e corps qui doit débarquer à Lille et à Armentières, s'il
peut le faire.) Les Anglais commencent à s'agglutiner de ce
côté.
« Le général de Castelnau, qui vient d'être cruellement
frappé par la mort d'un fils, paraît très déprimé. Lui aussi
vient de passer deux nuits terribles. Mais ce n'est pas
le moment de se laisser abattre.

« Dimanche 4 octobre. — Mauvaise journée. La gauche


est fortement attaquée. Le moral est bas à Breteuil. Le
général Anthoine, chef d'État-Major de l'armée, me télé-
phone « qu'il voit le ciel en noir, du côté de l'Est ». Il craint
que les territoriaux de Brugère ne lâchent pied (1). On ne
fait rien de sérieux pour occuper Lille.
« En fin de journée, on décide :
« 1° La liberté de de Maud'huy, qui devient indépendant
de Castelnau;
« 2° La désignation de Foch comme adjoint au généra-

(1) Ce sont les divisionsterritoriales côtières, placéesprimitivement sous les


ordres du général d'Amade qui déjà, pendant la bataille de la Marne, avaient
causé plus de difficultés qu'elles n'avaient rendu de services.
470 AVEC JOFFRE D'AGADIR A VERDUN

lissime, avec action sur toutes les troupes opérant au nord


de l'Oise.
« Espérons que ceux qui voient les choses en noir re-
prendront un peu confiance.
« Une dépêche du Grand-Duc Nicolas annonce qu'il a
remporté de grands succès en Pologne et en Calicie, sur les
Autrichiens, bien entendu. Une grosse partie va se jouer
dans la région de Cracovie. Si la Silésie pouvait être enva-
hie, cela arrangerait bien des choses, en obligeant les Alle-
mands à des prélèvements sérieux sur notre front. Sinon,
il ne faut pas se faire d'illusion; c'est le blocage complet
des Vosges à la mer, vers Dunkerque ou Ostende, à brève
échéance, une quinzaine de jours tout au plus. Les Belges
se démoralisent à Anvers. Pourvu qu'ils en sortent assez tôt
pour se joindre à nous!

« Lundi 5 octobre. — Mission à la 5e armée. Stagnation


sur le front, sauf à la 2e armée, où le 4e corps continue à
perdre du terrain.
« Au Nord, la cavalerie allemande se répand vers Haze-
brouck. De ce côté, les Anglais arrêtent leurs débarquements
au sud de Boulogne. Ils ont voulu être à l'aile gauche, ce
qui est logique, puisqu'ils se rapprochent ainsi de leurs
bases, mais ce n'est pas une raison pour qu'ils restent systé-
matiquement en arrière.

« Mardi 6 octobre. — Retour à la 5e armée pour étudier


une attaque sur Corbeny, avec appui d'artillerie lourde.
« Aujourd'hui, de Maud'huy doit attaquer au Nord et
au Sud de Lens, avec le 21e corps. Mais! à 18 heures, catas-
trophe annoncée par le général Anthoine. Le centre de la
2e armée (4e corps) va être percé et on n'a plus rien à mettre
derrière pour étayer. Émotion. A ce moment arrive Foch,
dont le programme était de passer la nuit au G. Q. G. et
de joindre Castelnau demain matin. Nous le supplions de
partir immédiatement et il se remet en route. »
DE LA SOMME AUX VOSGES 171
Comme nous l'avons su plus tard, il se passa cette nuit-
là au Quartier Général de la 2e armée, une scène émouvan-
vante, d'une importance considérable pour la suite des
événements.
En arrivant, le général Foch trouve le commandant
de l'armée et son chef d'état-major découragés. Un ordre
de repli derrière la Somme était préparé et allait être en-
voyé à tous. C'était, sinon l'abandon du Nord de la France
et du Pas-de-Calais, tout au moins la séparation défini-
tive des armées française et anglo-belge. Nous avons mon-
tré plus haut, à propos de la manoeuvre initiale des Alle-
mands par la Belgique, les conséquences qu'aurait entraî-
nées un tel abandon.
Le premier soin du général Foch fut de déchirer l'ordre
de retraite.
Puis il arriva, grâce à cette force de persuasion qui éma-
nait de lui, de sa confiance inébranlable dans l'avenir,
à remonter le moral du général de Castelnau et à le décider
sur l'heure à se séparer de son chef d'état-major, un des
jeunes officiers généraux les plus remarquables de sa géné-
ration, mais qui n'arrivait pas toujours à dominer son
extrême nervosité. Enfin, il fit rédiger un ordre d'opérations
qui prescrivait un mouvement général en avant, notam-
ment pour le 4e corps, le plus éprouvé et le plus compromis.
« Je savais bien, disait le général Foch en racontant cette
scène quelques semaines plus tard, je savais bien qu'il
n'attaquerait pas, malgré l'ordre qu'on lui donnait, mais
au moins il ne f... t plus le camp ! »
Pour apprécier, comme elle le mérite, cette intervention
du général Foch, il ne faut pas oublier qu'un mois plus
tôt, en Lorraine, il était, en qualité de commandant du
20e corps, le subordonné immédiat du général de Castel-
nau, que la décision récente du généralissime venait de
mettre sous ses ordres...

« Mercredi 7 octobre. — La cavalerie allemande remonte


172 AVEC JOFFRE D'AGADIR A VERDUN

vers le Nord-Est. On ne voit pas bien pourquoi. Anvers va


tomber. Pourvu que l'armée belge ne s'y laisse pas prendre,
avec les 6.000 fusiliers marins que nous y avons envoyés !

« Vendredi 9 octobre. — A Romigny, à la 5e armée.


Visite des 1er et 3e corps. On prépare l'attaque pour le 10
ou le 11. On continue à capter des messages de Richthofen
et de Marwitz. La cavalerie allemande semble être tout à
fait sur les boulets.

« Samedi 10 octobre. — Anvers est tombé. L'armée belge


se retire au nord de Gand. Cette chute d'Anvers va libérer
d'importantes forces allemandes et leur donner un solide
point d'appui pour leur aile droite.
« Foch s'occupe d'organiser et de coordonner les choses
dans le Nord. C'est une grosse chance qu'il soit là-bas; il
a toute la confiance des Anglais qui maintenant vont être
tous réunis devant Saint-Omer. Il aurait fallu pouvoir tenir
la ligne de l'Escaut, de Gand à Espierre, mais il est peu
probable qu'on y parvienne. En tout cas, il est nécessaire
de ne pas reculer au delà de la Lys, sans quoi on n'aura
plus de profondeur pour défendre les côtes.
« Palabre avec les Belges qui voudraient aller se refaire
du côté de Calais, ou mieux, de Boulogne. Il est indispen-
sable qu'ils restent sur leur propre territoire.
« C'est demain que se déclenche l'attaque de la 5e armée.

« Du 12 au 15 octobre. — L'opération de la 5e armée a


échoué. Motifs : front trop grand, pays très difficile, no-
tamment dans la région d'Heurtebise et au nord de Craonne;
force des organisations allemandes (fil de fer, treillages
cloués aux arbres en avant des tranchées, mitrailleuses,
etc...}; manque de liaison de l'infanterie et de l'artillerie
à pied qui sert les gros calibres ; diminution de la valeur
offensive de l'infanterie qui se rouille dans les tranchées.
« Au nord, les Anglais continuent à s'agglutiner. Ils
DE LA SOMME AUX VOSGES 173

vont recevoir bientôt une division des Indes. Leur 1er corps
est à Hazebrouck. 31.000 Canadiens sont en route. Des
pourparlers sont engagés pour la coopération d'une division
portugaise...
« Les Anglais voient rouge depuis la chute d'Anvers.
C'est un coup direct pour eux; French déclare qu'il veut
aller à Bruxelles.
« Foch, en attendant, continue à faire pression vers
Lille. Les Belges se reconstituent sur la ligne Furnes —
Dixmude.
« Du côté des Russes, une grande bataille est engagée
sur la Vistule. Cela paraît bien marcher. S'ils pouvaient
obtenir une décision, même partielle, cela arrangerait les
choses de notre côté.
« La 5e armée transporte son Quartier Général à Jonche-
ry-sur-Vesle.

« Du samedi 17 au samedi 24 octobre. — La semaine est


caractérisée par une très forte concentration des forces
allemandes dans le Nord. Il y a là les XXIIe, XXIIIe,
XXVIe et XXVIIe corps de nouvelle formation. L'ennemi
veut évidemment percer à tout prix entre les Anglo-Belges
et nous. Très fortes attaques dans la région d'Arras. Les
Belges tiennent péniblement, les Anglais mieux, mais sans
pouvoir avancer. On constitue pour les étayer un groupe-
ment d'Urbal (9e corps et 42e division). Il est regrettable
que nous n'ayons pas de plus fortes disponibilités, car les
nouveaux corps allemands doivent être beaucoup moins
solides et surtout moins bien encadrés que les autres. Gros
succès russe au sud de Varsovie. Suffira-t-il pour amener
de ce côté une retraite générale des Autrichiens et des Alle-
mands?

« Dimanche 25 et lundi 26 octobre. — L'action se continue


dans le Nord, très violente. Les Belges épuisés cèdent du
terrain entre Nieuport et Dixmude, mais, à l'est d'Ypres,
174 AVEC JOFFRE D'AGADIR A VERDUN
le corps d'Urbal et les Anglais progressent. Les radios alle-
mands montrent qu'ils sont inquiets et ont engagé toutes
leurs réserves tactiques. Pourrait-on espérer une rupture
d'équilibre sur cette partie du front?
« En Pologne, tout paraît aller bien. Le silence du commu-
niqué allemand est significatif.

« Mardi 27 et mercredi 28 octobre. — A l'extrême gauche


les attaques ont cessé. Les Allemands concentrent leurs
moyens entre Ypres et Roulers où d'Urbal avance nette-
ment, mais lentement. Il n'ira pas bien loin, mais l'échec
de la manoeuvre débordante ennemie annoncée urbi et
orbi, n'en est pas moins net jusqu'à présent.
« Passé à Reims, en revenant de Jonchery. Revu la
cathédrale. On devrait, à la paix, laisser les choses dans
l'état actuel avec une simple toiture légère pour empêcher
que les voûtes encore debout ne tombent. Peut-être ainsi
les générations futures oublieront-elles moins vite...
« Télégramme russe : c'est décidément une grande vic-
toire (1). Les Russes semblent vouloir faire le rabattement
vers le Sud, pendant que leur extrême gauche avance
contre les Autrichiens.

(1) Il s'agit d'une offensive massive des Russes, débouchant de Novo-


Georgievsk,de Varsovie et d'Ivangorod sur la rive gauche de la Vistule. Sur
leur flanc droit, ils se heurtèrent aux Allemands qui repoussèrent leurs atta-
ques ; mais,plus au sud, les Autrichienscédèrent. L'ensembledesforces austro-
allemandes dut retraiter et se replier en Silésie et en Galicie occidentale.
Les Russes investirent de nouveau Przemysl. Mais les armées allemandes
n'étaient nullement désorganiséeset, dès la fin de la retraite, Hindenburg,
qui avait été nommé le 1er novembre au commandement de tout le front
oriental, se prépara à la contre-offensive.
Cette contre-offensive,puissamment montée, déboucha le 11 novembre
entre Vistule et Wartha, dans le flanc des armées russes orientées vers Cra-
covie. Malgré une contre-attaque russe qui, partie de Varsovie, la mit un
instant dans une situation critique, la manoeuvre allemande réussit et se
termina, au début de décembre, par la prise de Lodz.
En même temps, les Autrichiens remportaient une véritable victoire dans
la région de Cracovie. Les opérations se ralentirent alors et prirent l'allure
de la guerre de tranchées, sans qu'une décision ait été obtenue d'un côté ou
de l'autre.
DE LA SOMME AUX VOSGES 175
« Samedi 31 octobre. — Les Allemands attaquent avec
violence vers Ypres. Ils y accumulent toutes leurs réserves
(avec le XVe corps actif). Les Anglais ont besoin d'être
soutenus par des troupes de Foch. Il faut tenir, car un échec
aurait des conséquences graves. D'après les déclarations
des prisonniers, les Allemands annoncent partout qu'ils
attendent de cette attaque un résultat décisif.

« Dimanche 1er novembre. — Mission à Cagny, Q. G. du


général de Castelnau. Le moral est meilleur, mais le nouveau
chef d'état-major est aussi nerveux et beaucoup moins
poli que son prédécesseur et beau-frère.

« Lundi 2 novembre. — Rentré au G. Q. G. La situation


s'est maintenue hier dans le Nord, malgré l'extrême vio-
lence des attaques allemandes. Les Anglais affirment avoir
eu 11 divisions sur les bras. Dans tous les cas, ils ont fait
de très grosses pertes.
« Comme on le prévoyait depuis longtemps, la Turquie
vient de se déclarer officiellement pour les Empires cen-
traux. Il peut en résulter des conséquences très fâcheuses
pour nous, notamment pour les Russes qui vont avoir un
ennemi de plus à combattre et pour les Anglais dont les
communications avec l'Inde seront menacées. Par contre,
peut-être cette décision de la Turquie décrochera-t-elle
en notre faveur les États balkaniques, ses ennemis héré-
ditaires.

« Mardi 3 novembre. — On se bat toujours sur le front,


mais dans les Flandres la lutte est moins violente. Échec
à la droite de la 6e armée. La 69e division est rejetée sur
la rive sud de l'Aisne. Pour rétablir les affaires, on passe le
secteur à la 5e armée.

« Mercredi 4 et jeudi 5 novembre. — Parti à 14 heures pour


aller voir Foch à Cassel, le mettre au courant de la situa-
176 AVEC JOFFRE D'AGADIR A VERDUN
tion générale et lui demander son avis : faut-il continuer
l'action vers Roulers, en y mettant toutes les réserves?
« A la suite d'une panne d'auto, je suis obligé de coucher
à Saint-Pol et ne peux voir Foch que le lendemain matin.
Longue et intéressante conversation. Il croit que les Alle-
mands ne tarderont pas à retraiter par échelons (naturelle-
ment, en exposant ses idées, il les mime en quelque sorte,
et porte successivement en arrière le pied gauche et le
pied droit). Les événements de Pologne vont les obliger à
conserver sur notre front une stricte défensive; seule
l'occupation d'une ligne de résistance plus courte que leur
ligne actuelle leur permettra de le faire dans de bonnes
conditions.
« Il me raconte son action continue sur les Anglais. Il
se refuse à les relever par des divisions françaises comme ils
le demandent, mais il leur garantit que toujours ils le trou-
veront à côté d'eux pour les soutenir. En faisant appel à
l'honneur et à la loyauté britanniques, il finit par les
persuader et ils tiennent.

« Vendredi 6 novembre. — Les pronostics de Foch ne se


réalisent guère. Les Allemands attaquent furieusement
sur Ypres.

« Samedi 7 novembre. — Tournée à Jonchery. On a repris


une partie du terrain perdu par la 69e division. Dans le
Nord, les attaques allemandes ne se renouvellent pas.
« Confirmation de la victoire russe sur les Autrichiens.
Il va falloir que les Allemands prennent une décision. On
croit toujours ici qu'ils vont reculer et s'installer sur une
ligne plus courte et plus facile à défendre (1).

(1) Ces prévisions ne devaient se réaliser qu'en février 1917, quand Hin-
denburg fit exécuter, au nord de l'Oise et en Picardie, un recul des lignes alle-
mandes qui modifia du tout au tout les conditions de notre attaque en voie
de préparation sur l'Aisne. Ce fut là une des causes de nos funestes échecs
d'avril 1917. Il semble probable que si les Allemands s'y étaient décidés dès
DE LA SOMME AUX VOSGES 177
« Dimanche 8 à mardi 10 novembre. — Mission à Châlons
(Q. G. de de Langle de Cary) et à Jonchery. Visite des tran-
chées de la 51e division et des P. C. du 18e corps et de la
35e division. Au retour, j'apprends que tout recommence
dans le Nord. Les fusiliers marins ont perdu Dixmude.
On fait flèche de tout bois pour renforcer Foch. Il faut
absolument que cela tienne.

« Mercredi 11 novembre. — Journée pénible. Les attaques


redoublent de violence dans le Nord, autour d'Ypres. Les
troupes sont épuisées; voilà douze jours qu'elles se battent
sans repos. On en est au point où un dernier effort de l'en-
nemi pourrait tout faire craquer. On continue à envoyer à
Foch des renforts par pièces et morceaux : il aura 12 ba-
taillons demain, 16 autres après-demain; mais cela suf-
fira-t-il ?
« S'il ne s'agissait que de la perte d'un peu de terrain à
Ypres, il n'y aurait pas grand mal, mais, si la retraite
commence, dans les conditions où elle se fera, où s'arrê-
tera-t-on ?

« Jeudi 12 novembre. — Dans le Nord, les attaques sont


moins violentes. Les premiers renforts arrivent et la situa-
tion se consolide. Il semble que le moment le plus dur soit
passé. Le 2e bureau n'a aucun renseignement pouvant faire
croire que les Allemands dégarnissent leur front ouest au
profit de l'autre. S'ils s'arrêtent, c'est qu'ils sont à bout
de souffle.

« Vendredi 13 novembre. — Journée calme. Dans le Nord,


il y a détente; on va pouvoir donner un peu de repos aux
troupes et commencer à tout remettre en ordre. Foch

l'hiver 1914-15,ils auraient pu à ce moment obtenir la décision sur le front


oriental. Mais Falkenhayn, le remplaçant de de Moltke, n'était pas l'homme
de pareilles audaces.
AVECJOFFRE 12
178 AVEC JOFFRE D'AGADIR A VERDUN

a engagé les bataillons au fur et. à mesure de leur arrivée


dans la zone de combat en les envoyant boucher les trous
qui s'ouvraient tantôt d'un côté, tantôt de l'autre. Le
résultat a été obtenu, mais il règne sur tout le front un
désordre inexprimable. Un véritable puzzle, disent les cama-
rades qui en reviennent. »

En réalité, la bataille des Flandres était finie. Après avoir


fait un effort colossal et subi des pertes bien supérieures à
celles de la bataille de la Marne, les Allemands renonçaient
à leur offensive vers Calais et s'enterraient sur la ligne
même où ils avaient été arrêtés.
Sur tout le front, il y eut une période d'accalmie, qui
dura pendant la deuxième quinzaine de novembre. L'inté-
rêt pendant ces quelques semaines était en Pologne où se
jouait une partie très serrée (1).
Le dimanche 29 novembre, le G. Q. G. se déplaça encore
une fois pour se rapprocher du front. Il s'installa à Chan-
tilly, où il devait rester pendant la longue période de. la
guerre de tranchées.

(1) Voir la note de la page 174.


CHAPITRE V

A CHANTILLY ET DANS LA WOEVRE


29 Novembre 1914 — Août 1915.

Les tranchées.

Après leur échec définitif dans les Flandres, les Alle-


mands renoncèrent, provisoirement tout au moins, à cher-
cher de notre côté, une victoire qui par deux fois leur avait
échappé. Tout l'effort des Empires centraux se porta sur
le front russe où, pendant les mois les plus durs de l'hiver,
se déroulèrent des opérations massives qui faillirent, à
plusieurs reprises, amener une décision.
Pendant que les Russes faisaient, au sud, dans les Kar-
pathes, un effort considérable qui les amenait sur la
crête même des montagnes, menaçant directement la
plaine hongroise, Hindenburg entreprenait au Nord une
campagne hardie qui, après d'éclatants succès tactiques
(batailles d'hiver de Mazurie, 7-22 février 1915), délivrait
complètement la Prusse orientale. Faute de moyens, il
ne put exploiter à fond sa victoire et le front se stabilisa
de nouveau de ce côté. Il fut toutefois en état d'aider ses
alliés dont la situation, après la chute de Przemysl
(22 mars), était devenue extrêmement critique. Grâce à
l'intervention des troupes allemandes, les Russes ne par-
vinrent pas à déboucher et, après avoir subi des pertes
énormes, furent contraints de suspendre leur offensive.
De notre côté, les Allemands se bornèrent à renforcer
180 AVEC JOFFRE D'AGADIR A VERDUN
leurs organisations défensives et à tenter des attaques
partielles, destinées à nous tenir en haleine et aussi à
améliorer les conditions de leur installation sur le terrain
(conquête d'observatoires, de positions dominantes, de
couverts, etc...).
Notre Commandement ne cessa pas tout d'abord de tenter
de rompre les organisations ennemies. Une série d'attaques
importantes furent mises sur pied et s'exécutèrent sur
divers points du front, notamment en décembre dans le
Nord et dans la deuxième quinzaine de février en Cham-
pagne. Mais elles échouèrent ou ne donnèrent que des ré-
sultats partiels. Partout ailleurs, il y eut seulement des
actions locales, souvent très coûteuses. L'usure de l'infan-
terie fut considérable, surtout dans les parties du front où,
comme en Argonne et dans les Vosges, les tranchées ad-
verses se faisaient face en terrain boisé. Nulle part on ne
put obtenir de résultats de quelque importance.
En réalité, cet échec des efforts tentés pendant l'hiver
1914-15 était la conséquence, d'abord de la rigueur de la
température (bien que les batailles qui se livraient à ce
moment même sur le front oriental et, plus tard, celles de
Verdun et de l'Aisne aient prouvé que de grandes opérations
peuvent se tenter par tous les temps), ensuite et surtout de
notre pénurie en moyens matériels d'action. Sans parler,
en effet, de la crise des munitions qui était encore dans la
période aiguë, nous étions démunis des armes que rendait
nécessaire la transformation du caractère des opérations.
Pour la guerre de tranchées, c'est-à-dire pour une lutte à
distances si courtes qu'elle se transformait souvent en
corps-à-corps, contre les obstacles que l'ennemi accumulait
sur son front, fils de fer, tranchées, abris maçonnés et
même bétonnés, etc..., il fallait des armes nouvelles.
Tout d'abord, une artillerie légère pour être transportée
à bras en première ligne, dans les tranchées mêmes et assez
puissante pour bouleverser les organisations ennemies.
Dès le temps de paix, les Allemands avaient fabriqué des
DE LA SOMME AUX VOSGES 181

« minenwerfer » destinés, en principe, à la guerre de siège


mais qui répondaient aux exigences de la guerre de position.
Pour les motifs que nous avons longuement indiqués, nous
n'en possédions pas. Comme toujours, en France, il fallut
improviser (1).
En attendant la sortie des premiers modèles de cette
« artillerie de tranchée », on essaya de nombreux engins
que d'ingénieux inventeurs apportaient de toutes parts.
La plupart étaient destinés à la destruction des réseaux de
fils de fer qui constituaient l'obstacle le plus gênant pour
les troupes d'assaut et le plus difficile à supprimer. Les
tranchées et les abris pouvaient, au besoin, être boule-
versés par notre artillerie lourde divisionnaire ou de corps
d'armée, placée en arrière des premières lignes, mais avec
des observateurs avancés. Le canon de 155 court était le
plus efficace contre de semblables objectifs.
On essaya des harpons, comme dans la marine, qui,
lancés au moyen d'une sorte de catapulte, devaient, quand
on les ramenait à soi, arracher les piquets et entraîner le
fil de fer. On tenta également de porter jusque dans les

(1) On pensa, pour commencer, à utiliser notre vieux canon de 80 de


montagne et le mortier lisse en bronze de 15 centimètres qui datait de plus
d'un siècle.On y renonça vite, en raison de leur manque de portée.
Puis, on construisit des mortiers de 58, de modèles différents, de portées
variant de 350 à 1.250 mètres, ensuite des mortiers van Deuren, de propriétés
à peu près équivalentes. Enfin on établit des engins plus puissants et plus
lourds, mortiers de 150, tirant jusqu'à 2.000 mètres, mortiers de 240, lançant
à la même distance des bombes de 50 kilos et, pour terminer la série, mortiers
de 340,lançant à 2.300 mètres des projectiles de 195kilos. (En raison de son
poids et des difficultésde son installation, ce dernier fut abandonné en 1918.)
De son côté, la Maison Schneider établissait un matériel tirant le même
projectile que le canon de 75.
En même temps, on organisait des batteries d'artillerie de tranchée dont
le nombre ne cessade croître jusqu'à la fin de 1917. A cette date, il atteignait
le chiffre de 264, pour diminuer en 1918, quand le caractère des opérations
commença à changer. Au 1ernovembre 1918, alors qu'on était presque revenu
à la guerre en terrain libre, il n'y avait plus que 160 batteries de tranchée,
dont 72de 58, 43 de 75/150et 45 de 240.
Si dans les derniers mois de la guerre, le rôle de l'artillerie de tranchée alla
sans cesseen diminuant, il avait été considérable en 1916et surtout en 1917.
Quand elles disparurent, les batteries de «crapouillots « avaient écrit de belles
pages dans l'histoire de l'artillerie française.
182 AVEC JOFFRE D'AGADIR A VERDUN

réseaux de longues tringles garnies d'un chapelet de car-


touches explosives. Ces procédés de fortune ne donnèrent
que des résultats médiocres.
Après bien des déboires, on reconnut que la ma-
nière la plus pratique de faire, dans les réseaux, des
brèches réellement praticables aux colonnes d'assaut, était
d'utiliser le canon, notamment le 75 et le 155 court à tir
rapide. Par contre, cette destruction exigeait des consom-
mations en munitions, évidemment variables avec la
forme du terrain, la distance et la profondeur des réseaux,
mais toujours très élevées (500 à 1.000 coups de 75 pour
une brèche de 25 mètres de largeur). L'application en grand
de ce procédé, dans les batailles où de gros effectifs étaient
engagés, ne pouvait donc être envisagée qu'après la fin
de la crise des munitions. En mettant les choses au mieux,
ce résultat ne devait être atteint qu'au printemps de 1915.
En attendant, on pressait la fabrication des premiers
modèles de crapouillots qui, sans donner complète satis-
faction, avaient paru utilisables. On entamait également
celle des grenades à main qui constituaient la meilleure
arme de l'infanterie dans le combat rapproché (1).

(1) Le G. Q. G. désirait également doter les unités d'infanterie d'un certain


nombre d'armes à grand débit mais plus maniables et plus faciles à installer
dans les tranchées que la mitrailleuse réglementaire : mitrailleuses légères ou
fusils-mitrailleurs.
En qualité d'artilleur, je fus chargé de m'occuper de la question. Mon pre-
mier soin fut d'aller trouver le général Desaleux, le spécialiste réputé en armée
portatives à qui nous devions la nouvelle balle de fusil (balle D.). Après étude,
le général Desaleux, doublé du fidèle Meunier, un contrôleur d'armes qui
faisait autorité dans ces questions, me répondit que l'artillerie pouvait se
charger de la fabrication d'un fusil-mitrailleur dont les études étaient pour-
suivies depuis longtemps. Ces armes seraient faites à Châfellerault. Après
quelques mois nécessaires à l'acquisition de machines-outils et à la mise en
train, il en sortirait 900 par mois. Un tel programme était inadmissible.
Je repris mon képi et allai trouver mon vieux camarade d'école Chauchat,
lui aussi spécialiste des armes portatives, mais qui avait une conception
plus exacte des nécessités de l'heure. Après une étude rapide, Chauchat me
donna sa réponse. Il s'engageait à fournir en quelques mois 40.000 fusils-
mitrailleurs. « Ce sera de la ferblanterie, me dit-il, mais cela tirera, " Il tint
parole et son fusil-mitrailleur, malgré des défectuosités réelles, est resté en
service pendant toute la guerre et même longtemps après.
DE LA SOMME AUX VOSGES 183
Ce furent là les préoccupations essentielles du G. Q. G.
pendant les premiers mois de l'hiver 1914-15. On étudiait
en même temps les modalités des actions que l'on se pro-
posait de tenter dès que l'on disposerait des moyens maté-
riels nécessaires. Toute une doctrine était à créer et, chose
encore plus difficile, à répandre dans l'armée jusqu'aux
plus petites unités. Le résultat de ces efforts fut l'offensive
de mai 1915 en Artois, dont les résultats, malgré les succès
partiels obtenus, devaient être si décevants.

Il semble donc inutile de transcrire ici les notes que je


continuais à prendre journellement au cours de cette
période, où je continuais à assurer, comme par le passé, la
liaison avec la 5e armée, à Jonchery, et, éventuellement, à
remplir des missions temporaires sur divers points du front.

Ces trois mois d'hiver, décembre, janvier et février,


furent très durs à passer,
— pour la troupe d'abord, qui souffrait terriblement du
froid et des intempéries. On commençait seulement à
organiser les tranchées et les abris dans des conditions
rationnelles et à les rendre véritablement habitables ;
— pour le Commandement, préoccupé parles questions de
matériel, hanté par la persistance de la crise des munitions,
découragé par l'échec des tentatives de rupture du front
ennemi, hésitant encore sur les meilleures méthodes à
employer pour des opérations qui prenaient une forme
inattendue. En réalité la nouvelle tactique de combat
ne s'élabora que progressivement, au prix de nombreux
et coûteux déboires qui la firent modifier constamment.
Comme il est logique, elle se transforma chez l'ennemi à
peu près dans les mêmes conditions que chez nous et il y
eut similitude constante entre nos méthodes et les leurs;
— pour le pays tout entier, déçu dans les espoirs qu'avait
fait naître la victoire de la Marne et qui voyait remise à une
date indéterminée la fin de ses angoisses et de ses sacrifices.
184 AVEC JOFFRE D'AGADIR A VERDUN
Pendant que les Alliés traversaient cette période d'im-
puissance et de découragement sur le front occidental,
les Allemands qui, après leurs échecs de l'automne, s'y
tenaient sur une stricte défensive, remportaient en Prusse
orientale et en Pologne des succès qui, sans être décisifs,
affaiblissaient assez l'armée russe pour la rendre de long-
temps incapable d'une nouvelle offensive. Non seulement
Hindenburg et Ludendorff avaient rétabli une situation
critique, mais ils avaient préparé la voie à l'offensive fou-
droyante qu'ils devaient prendre en Pologne au cours du
printemps et de l'été 1915.

En février 1915, j'étais promu au grade de colonel.


Conformément à une règle excellente suivie au G. Q. G.,
le moment était venu pour moi d'aller prendre un comman-
dement sur le front. Le général Joffre voulut bien me pro-
mettre de me nommer, par intérim, à la première brigade
d'infanterie qui se trouverait disponible. C'était une vraie
faveur pour un colonel d'artillerie nouvellement promu.
Ce fut au 31e corps que cette vacance se produisit et je
commençai immédiatement mes préparatifs de départ. Le
9 mars, je quittai Chantilly, persuadé que je n'y reviendrais
plus qu'en passant. Il devait en être autrement.
La brigade à laquelle j'étais affecté tenait un secteur dans
la plaine de la Woëvre, au pied des Côtes de Meuse, entre
Toul et Commercy. Depuis les combats d'août et de
septembre 1914, il ne s'était rien passé d'important dans
cette région où, de part et d'autre, on conservait une atti-
tude passive. A peine quelques actions de détail et d'in-
termittents tirs d'artillerie lourde sur les cantonnements
ou les premières lignes.
Après quelques semaines remplies par des reconnaissan-
ces détaillées du secteur, par des tournées dans les lignes
et par des inspections destinées à prendre contact avec les
DE LA SOMME AUX VOSGES 185
cadres et la troupe, je fus tout à fait au courant de mes
fonctions nouvelles. Je ne tardai pas à sentir le poids
d'une existence monotone et sans véritable intérêt mili-
taire. C'était l'isolement dans un village lorrain, sans les
émotions de la lutte et où l'oisiveté forcée n'était inter-
rompue que par l'envoi ou la réception de papiers adminis-
tratifs que la période de stabilisation rendait tous les jours
plus nombreux. Comme diversion, des bombardements
dont les résultats étaient en général insignifiants et que
l'ennemi nous prodiguait avec une régularité mathéma-
tique.
Je ne tardai pas d'ailleurs à me rendre compte de l'effet
produit sur le personnel de la brigade par la vie qu'elle
menait dans le secteur. Les unités passaient à tour de rôle
trois ou quatre jours dans les tranchées de première ligne
et dans les cantonnements de repos. Les ravitaillements:
et les relèves se faisaient de nuit, car l'observatoire alle-
mand de Montsec dominait la plaine à petite distance,
rendant toute circulation de jour impossible pour les.
détachements, difficile pour les isolés. Les troupes au repos
dans les cantonnements se trouvaient donc condamnées à
rester abritées du lever du jour à la tombée de la nuit.
On s'efforçait bien de, les occuper par des exercices en
chambre et par des corvées de toute nature, mais, en réalité,
de longues heures se traînaient péniblement dans une oisi-
veté à peu près complète. Peu à peu, la routine régna en
maîtresse, l'entrain disparut, même chez les jeunes offi-
ciers : la brigade n'eût certainement pas pu participer
à des opérations de quelque importance sans une mise au
point préalable, énergiquement menée et suffisamment
prolongée.

Cet état d'esprit était celui de toutes les unités qui te-
naient les parties du front où il ne se produisait pas de per-
pétuelles frictions, comme en Argonne, sur certains points
des Hauts de Meuse (Grurie, Eparges) ou encore dans les
186 AVEC JOFFRE D'AGADIR A VERDUN

Vosges. Il y avait, en réalité, à cette époque, deux caté-


gories de corps d'armée et de divisions : les « Gladiateurs »
que l'on utilisait dans toutes les grandes attaques (1er corps,
20e, coloniaux, division marocaine, etc...) et les autres.
Cet état de choses dont les inconvénients étaient graves
persista jusqu'en 1917. Le général Pétain y mit fin, avec
juste raison. Il explique le peu de succès des seules opé-
rations que j'ai à signaler pendant cette période, non sur
le front même de mon secteur, où il ne se produisit rien,
mais à proximité immédiate. Je veux parler de la tenta-
tive faite en avril pour étrangler la hernie de Saint-Mihiel.
L'opération se fit à la fois en débouchant par la région
d'Étain (général Gérard) et par celle de Regnéville-Bois de
Mormart (général Roques). Exécutée par des troupes mal
remises en mains, disposant de moyens insuffisants, sur-
tout en artillerie, gênée par des pluies persistantes qui
avaient rendu à peu près impraticable la plaine argileuse
de la Woëvre, elle échoua finalement, après quelques succès
partiels. Le plus notable fut la prise des Éparges, obser-
vatoire précieux, mais dont la conquête nous avait coûté
très cher.

Le printemps et une partie de l'été se passèrent ainsi


Les grands événements qui se déroulaient, tant sur le
front occidental qu'en Orient, en Italie, en Pologne ou sur
mer (offensive franco-anglaise en Artois, expédition des
Dardanelles, torpillage du Lusitania, offensive victorieuse
des Allemands en Russie) ne nous étaient connus que par
les communiqués officiels et par les journaux. Quelquefois
un camarade de l'État-Major de l'armée ou du G. Q. G.,
en mission dans la région, venait nous faire une courte
visite et nous donnait des renseignements plus précis.

Cette existence monotone, sans efforts et sans résultats


tangibles, d'où était bannie toute satisfaction d'ordre
militaire, m'était réellement à chargé. Aussi est-ce avec
DE LA SOMME AUX VOSGES 187
une joie véritable que je reçus le 23 août un coup de
téléphone me rappelant au G. Q. G. pour une « mission
de longue durée ». Une nouvelle période d'action s'ouvrait
pour moi, qui devait être pleine d'émotions, souvent très
pénibles, mais toujours d'un intérêt puissant.
TROISIÈME PARTIE

DANS LE PROCHE ORIENT

1915 — Février
(Août 1916)
CHAPITRE I

LA SECTION D'ÉTUDES
LA PREMIÈRE ANNÉE DE GUERRE
DANS LES BALKANS

Dès mon arrivée à Chantilly, je fus mis au courant par


le général Pelle de la mission qui m'était confiée. La com-
plexité toujours croissante des questions en suspens dans
la péninsule des Balkans, en Asie-Mineure et dans le bassin
oriental de la Méditerranée, l'importance de nos intérêts
dans ces régions où des événements graves étaient à pré-
voir, avaient décidé le Gouvernement, sur la proposition
du général Joffre, à créer une « Section d'études », chargée
de l'examen de tous ces problèmes. Elle devait fournir au
Conseil supérieur de la Défense nationale, récemment réorga-
nisé, les renseignements dont il aurait besoin pour prendre
ses décisions et prescrire les mesures d'ensemble imposées
par la situation (1).

Cette Section d'Études était composée du général Gra-


ziani, chef d'État-major de l'armée à Paris, représentant
le ministre de la Guerre, de M. William Martin, ministre
plénipotentiaire, représentant le ministre des Affaires étran-
gères, du capitaine de vaisseau Grasset, représentant le

(1) Présidé par M. Poincaré, ce Conseil comprenait les ministres de la


Guerre (général Galliéni), de la Marine (Amiral Lacaze), des Affaires étran-
gères (M. Briand), des Finances (M. Ribot), des Colonies(M. Doumergue), de
l'Intérieur (M. Malvy), deux ou trois ministres d'État sans portefeuille et
le général Joffre.
Î92 AVEC JOFFRE D'AGADIR A VERDUN
ministre de la Marine et de moi qui représentais le G. Q. G.
Me trouvant le plus jeune de grade, je devais remplir
les fonctions de secrétaire.

Deux mots sur le fonctionnement matériel de cet organe


nouveau.
Les questions étudiées par la Section, sur l'ordre du
ministre ou du généralissime, quelquefois même de sa pro-
pre initiative, quand il se produisait un fait nouveau pou-
vant nécessiter des décisions urgentes, étaient l'objet
de notes arrêtées en commun et tirées à un petit nombre
d'exemplaires numérotés. Ce tirage se faisait au ministère
de la Guerre, le plus souvent dans la nuit qui précédait
une réunion du Conseil de la Défense. Il était exécuté en
ma présence par des agents de toute confiance, dont plu-
sieurs appartenaient à la Sûreté générale. On brûlait
devant moi les brouillons et j'emportais les exemplaires
sur chacun desquels j'écrivais le nom du destinataire :
Membre du Conseil, Cabinet du Ministre, 3e bureau du G. Q.
G., etc... On les remettait ensuite en mains propres, sous
pli cacheté. Aucune fuite ne paraissait donc possible et,
chose incroyable, nous eûmes bientôt la preuve qu'il s'en
produisait ! Une seule explication était vraisemblable. En
sortant de séance, quelques ministres remettaient leur
portefeuille aux attachés qui les avaient accompagnés,
et ces jeunes gens y trouvaient les notes dont ils s'em-
pressaient de prendre connaissance. Quelle tentation pour
eux d'en parler avec des intimes, sous le sceau du secret,
bien entendu, non sans doute dans de mauvaises intentions,
mais par légèreté, par désir de montrer qu'ils étaient au
courant des secrets d'État!
Pour mettre fin à ces fuites, sans blesser aucune suscep-
tibilité, il fut entendu avec M. Poincaré qu'à la fin de cha-
que séance du Conseil, je reprendrais les notes à leurs desti-
nataires, en commençant par la sienne. Les fuites cessèrent
immédiatement.
DANS LE PROCHE ORIENT 193

Notre Section travailla jusqu'à la fin de l'année, et on


peut dire qu'elle rendit au Conseil de la Défense des services
qui furent réellement appréciés. Elle établit 24 notes,
traitant toutes les questions relatives au théâtre d'opéra-
tions de la Méditerranée orientale : continuation ou abandon
de l'expédition des Dardanelles, occupation de Salonique,
aide à apporter à la Serbie, projets de débarquement sur
la côte nord-ouest de l'Asie Mineure et à Alexandrette,
mesures à prendre vis-à-vis de la Grèce, guerre économique,
etc... Toutes ces questions furent étudiées assez à fond
pour servir de base à une discussion étendue et à des déci-
sions précises du Conseil supérieur de la Défense. Malheu-
reusement elles étaient infiniment complexes et mettaient
souvent en opposition, ouverte ou latente, les intérêts et
les tendances des puissances de l'Entente. Il ne faut donc
pas s'étonner de leurs hésitations, de leurs lenteurs, de
leurs erreurs même. Toutes les coalitions ont connu cette
cause de faiblesse. Que de temps et de forces dépensées en
vain! que d'occasions perdues, que de catastrophes qu'un
peu d'énergie et de prévoyance aurait permis d'éviter!
Le spectacle quotidien de cette impuissance, de ces sourdes
oppositions, de ces piétinements impardonnables, était
infiniment pénible. On en trouvera le tableau véridique
dans les notes personnelles que je continuais à prendre tous
les jours et que je reproduis plus loin, sans en adoucir les
termes souvent très vifs et quelquefois même, je le recon-
nais maintenant, un peu excessifs.

Toutefois, avant d'ouvrir mes cahiers, je crois indis-


pensable de rappeler succinctement les événements qui
s'étaient passés dans les Balkans depuis le commencement
de la guerre jusqu'à l'été 1915 (1).

(1) Pour la première partie de cet historique, je me suis inspiré d'une re-
marquable étude de M. Albert Pingaud, parue dans le numéro du 1ernovem-
bre 1929de la Reçue des Deux-Mondes.
AVECJOFFRE 13
194 AVEC JOFFRE D'AGADIR A VERDUN

En août 1914, les États de la Péninsule sortaient à peine


d'une période de crise aiguë ouverte par une guerre menée
en commun contre la Turquie et suivie par une lutte
sanglante entre les vainqueurs de la veille pour le partage
des dépouilles du vaincu. Les traités de Londres et de
Bucarest (mai et août 1913) avaient réglé ces questions,
mais, si la paix matérielle avait été obtenue, elle était loin
de régner dans les esprits.
Au centre de la Péninsule, la Bulgarie, qui avait supporté
le principal effort de la première guerre de 1912, s'était
vue frustrée d'une partie des territoires qu'elle avait con-
quis ou qu'elle convoitait : au Sud-Est, Andrinople et la
Thrace jusqu'à la ligne Enos —Midia, repris par les Turcs,
au Sud le territoire de Cavalla, attribué à la Grèce, au Nord
une partie de la Dobroudja, échue à la Roumanie, à l'Ouest
enfin la Macédoine méridionale que lui réservait un traité
de partage en règle (13 mars 1912) et que la Serbie s'était
fait donner au dernier moment, comme compensation de
n'avoir pu obtenir l'accès à la mer qui lui avait été promis.
Bien que la Bulgarie fût pleinement responsable de ses
déboires, puisque c'était elle qui, après la défaite des Turcs,
avait traîtreusement attaqué ses alliés de la veille, elle
aspirait tout entière à une revanche. Son attitude, au début
du conflit mondial, fut d'autant plus incertaine et énigma-
tique qu'elle avait à sa tête un personnage louche, d'une
intelligence supérieure, mais dénué de tout sens moral et
d'un caractère si faux que l'on pouvait tout attendre de
lui et tout redouter. Quand la guerre éclata, désirant avant
tout voir venir les événements pour se ranger à coup sûr
du côté du vainqueur, le tsar Ferdinand prodigua les
assurances pacifiques à la Russie, dont la Bulgarie était
de temps immémorial la cliente et en quelque sorte la
protégée, mais il évita soigneusement de prendre aucun
engagement vis-à-vis de l'Entente.
Au Sud, la situation de la Grèce était complexe. A sa
tête un Roi, de valeur médiocre, beau-frère du Kaiser
DANS LE PROCHE ORIENT 195
et nettement germanophile. Un président du Conseil,
M. Vénizelos, entièrement gagné à notre cause, dont il
attendait la satisfaction des espérances de son pays. Dans
la population, une haine invétérée de tous les voisins, Ita-
liens, Serbes et surtout Bulgares et Turcs, l'ambition de
voir le roi Constantin et la reine Sophie sacrés empereurs
d'Orient à Constantinople comme l'annonçait une vieille
prédiction universellement répandue dans le pays. Ce pays
lui-même, en raison de sa situation géographique et de son
manque de ressources, à la merci de l'Entente dont les
flottes pouvaient à tout moment le bloquer et l'affa-
mer.
Depuis le 1er juin 1913, la Grèce et la Serbie étaient liées
par un traité d'alliance, comportant un engagement de
secours réciproque en cas d'agression d'une tierce puis-
sance. La Grèce était en opposition avec la Turquie à pro-
pos de certaines îles de la mer Egée. Double raison pour
marcher avec l'Entente. Mais la Russie montrait vis-à-vis
d'elle une malveillance à peine déguisée, inquiète de ses
visées sur Constantinople. Aussi, quand Vénizelos, dès le
début du mois d'août 1914, fit des avances à l'Entente et,
d'abord encouragé par elle, lui proposa officiellement une
alliance effective, fut-il repoussé, avec des phrases aimables
mais parfaitement nettes. C'est la Russie qui porte la
responsabilité de cette première maladresse qui devait
nous coûter cher. Elle fut suivie par l'Angleterre qui estima
préférable d'attendre le moment où la Turquie se serait
déclarée contre nous. Quant à la diplomatie française,
elle était, en Orient, à l'entière dévotion du cabinet de Saint-
Pétersbourg.
La Roumanie, d'autre part, repoussa nettement une de-
mande d'intervention. Il était déjà fort beau, à son point
de vue, qu'elle eût refusé de se solidariser avec les Empires
du Centre et le prix que l'on mettait à sa neutralité devait
suffire pour lui assurer, au moment du règlement final, les
avantages qu'elle convoitait.
196 AVEC JOFFRE D'AGADIR A VERDUN
Telle était la situation en août 1914. Une intervention
vigoureuse et concordante des puissances de l'Entente eût
été nécessaire pour la modifier à notre avantage. Les diplo-
mates de Londres, de Pétersbourg et de Paris s'agitèrent
bien pendant les mois qui suivirent, mais leur action fut
tellement décousue, elle laissa percer de telles divergences
d'idées, qu'elle devait échouer lamentablement.
L'Angleterre, obéissant à la suggestion de Vénizelos,
travaillait à la reconstitution du bloc balkanique de 1912,
en le tournant contre les puissances centrales, conception
séduisante mais dont les événements de la deuxième guerre
balkanique montraient les difficultés de réalisation.
La diplomatie russe, au contraire, visait à chercher la clef
de toutes les difficultés orientales dans une alliance avec la
Bulgarie, alliance que l'on obtiendrait en imposant aux
autres peuples balkaniques, Serbie, Grèce et Roumanie,
des concessions territoriales en sa faveur. Ces concessions
devaient, au moment de la paix générale, valoir à ces trois
puissances des compensations aux dépens de l'ennemi com-
mun.
Ce plan d'action était absolument illogique, puisqu'il
demandait à des nations victorieuses de se sacrifier au
profit de leur ennemi de la veille. On leur proposait
en somme de lâcher la proie pour l'ombre. Il était donc
condamné à un échec certain. Néanmoins, la diplomatie
française s'y rallia immédiatement; M. Delcassé, sur qui
son ambassade à Saint-Pétersbourg paraît avoir eu une
influence néfaste, ne souleva pas la moindre objection.
L'Angleterre fut ainsi obligée de donner son adhésion, au
moins apparente.
Ce furent les tentatives de la diplomatie de l'Entente
pour se concilier la Bulgarie qui occupèrent tout l'hiver
1914-1915. Sans découvrir son jeu, en la tenant perpé-
tuellement en haleine, le tsar Ferdinand sut la tromper et
l'endormir avec un art consommé, jusqu'au jour où il
crut pouvoir jeter le masque.
DANS LE PROCHE ORIENT 197
Entre temps, le 1er novembre, la Turquie s'était offi-
ciellement déclarée contre nous. C'était à prévoir. L'Alle-
magne y commandait en maîtresse depuis de longues an-
nées. Dès le 2 août, un traité d'alliance offensive et défen-
sive avait été signé entre les deux puissances. Seules des
raisons d'opportunité avaient retardé la rupture, dont de
nombreux symptômes avaient montré l'imminence.
Cet événement était gros de conséquences pour les deux
adversaires.
Il entraînait l'isolement complet de la Russie, avec qui
les puissances occidentales ne pourraient plus avoir que
des relations infiniment lentes et précaires. Il allait donner
à ses adversaires la tentation de s'ouvrir une communica-
tion directe avec leur nouvel allié et de s'en servir pour
établir leur suprématie dans la Méditerranée orientale.
Une première tentative fut faite en décembre 1914. Mais
si l'offensive autrichienne échoua complètement, grâce à
l'héroïque défense de la Serbie, ce ne fut qu'un épisode et,
à la fin de l'année, la situation dans les Balkans restait
aussi confuse et aussi grave pour l'Entente qu'en août 1914.
Sa diplomatie avait montré l'impuissance inhérente à
toutes les coalitions. Nous verrons qu'elle ne fit pas de
meilleure besogne au cours de l'année 1915.

Plus encore que les autres puissances de l'Entente,


l'Angleterre s'était sentie touchée par l'entrée en ligne de
la Turquie. C'était une menace directe pour le canal de Suez,
un point vital pour l'Empire britannique. D'autre part la
Russie, fortement pressée au Caucase par Enver-Pacha,
lui demandait de faire une démonstration en « quelque
endroit ».M. Winston Churchill, premier Lord de l'Amirauté,
homme d'un caractère ardent et même aventureux,
proposa de s'emparer de Constantinople, en forçant les
Dardanelles. Il n'envisagea tout d'abord qu'une opération
198 AVEC JOFFRE D'AGADIR A VERDUN

navale, dont le principe fut adopté, malgré certaines résis-


tances, par les autorités techniques compétentes. En exécu-
tion de ce plan, des tentatives de forcement eurent lieu le
18 et le 25 février. Les résultats furent tout à fait décevants
et le projet initial dut être abandonné. On jugea nécessaire
que l'action de la flotte fût facilitée par celle des troupes,
débarquées avec mission de compléter les destructions
faites par l'artillerie de bord et de s'emparer des positions
qui commandent le long couloir des Dardanelles.
L'Angleterre se mit en conséquence à préparer l'entrée
en ligne de quatre divisions et s'adressa à ses alliés pour
obtenir leur concours.
La Russie le promit avec d'autant plus d'enthousiasme
qu'en vertu d'une convention qu'elle venait de signer avec
la France, l'Angleterre et l'Italie, ses droits sur Constan-
tinople étaient définitivement reconnus par ses alliés.
Ceux-ci allaient lui tirer les marrons du feu.
En France, le général Joffre se montra nettement opposé
aux projets Churchill. D'abord parce qu'il savait mieux
qu'un autre, en qualité d'officier du génie, l'impuissance
de l'artillerie de bord contre les fortifications côtières,
surtout quand ses objectifs ont, par leur site, un fort
commandement sur la mer, ce qui était précisément le
cas. L'échec de la flotte américaine devant Cuba, dans la
guerre de l'Indépendance (1895-98) a confirmé ce principe,
connu de tous ceux qui ont fait quelque étude d'histoire
militaire.
D'autre part, il hésitait à consentir des prélèvements
sur le front français. Il sentait que c'était là que se jouerait
la partie décisive et qu'il y aurait un danger grave à en
distraire d'importants éléments de résistance. Quelques
mois plus tard, les événements devaient montrer, d'une
façon éclatante, combien ses craintes étaient fondées.
Qu'aurions-nous fait en février 1916, à Verdun, si nous
avions eu à ce moment plusieurs centaines de mille hommes
engagés sur le théâtre oriental des opérations, comme
DANS LE PROCHE ORIENT 199
l'avait demandé avec obstination un parti politique appuyé
sur de puissants éléments militaires ?

Mais l'opposition du général Joffre ne prévalut pas en-


tièrement. Les Anglais insistaient à Paris, où ils trouvaient
des partisans nombreux, séduits par leur projet et d'ail-
leurs incapables d'estimer à leur juste valeur les difficultés
qu'on devait immanquablement rencontrer. Le Gouverne-
ment français donna donc son adhésion. Au point de vue
maritime, elle fut complète. Une escadre fut formée pour
participer à l'action navale. Sur terre, on accorda, pour
commencer, une forte division de 15.000 hommes. En pré-
sence du refus catégorique du généralissime de prélever
cette division sur le front, le ministre donna l'ordre de la
constituer au moyen d'éléments tirés des dépôts de France
et de l'Afrique du Nord. Elle fut placée sous les ordres du
général d'Amade.
L'expédition tout entière était mise sous le commande-
ment anglais, sur terre comme sur mer. Pour son malheur
et pour le nôtre, il devait se montrer d'une insuffisance
déconcertante.
Pour terminer, ajoutons que les préparatifs se firent avec
une telle lenteur et une absence de précautions telle que la
Turquie qui, au point de vue militaire, était entièrement
menée par le général Liman von Sanders, assisté de nom-
breux officiers et spécialistes allemands, eut tout le temps
de rassembler ses troupes et d'organiser sa défense (1).

On ne fut prêt qu'en mars 1915.


Le projet définitif consistait à forcer l'entrée des Darda-
nelles avec la flotte et ensuite à débarquer les troupes à la

(1) On avait primitivement prévu l'entrée en action, par un débarquement


sur la côte de la Mer Noire, d'un corps d'armée russe. Très pressés sur leurs
autres fronts, les Russes ne firent rien. Peut-être une intervention résolue de
leur part aurait-elle amené un renversement de la situation dans un sens favo-
rable aux alliés.
200 AVEC JOFFRE D'AGADIR A VERDUN

pointe de la péninsule de Gallipoli, sur les plages qui en-


tourent le cap d'Helles. On se demande qui a bien pu avoir
l'idée d'une semblable opération. Même en admettant la
réussite, absolument improbable, de l'escadre, attaquer
la Turquie en partant de l'extrémité de la presqu'île de
Gallipoli, une bande de terre longue de 80 kilomètres, d'une
largeur moyenne de moins de 20 kilomètres, sans abris,
sans eau, sans ressources d'aucune sorte, était une véritable
folie. Suivant une image bien connue, c'était vouloir
soulever un fusil en le saisissant par la pointe de la baïon-
nette.

La tentative de forcement des passes eut lieu le 18 mars.


Elle échoua complètement et les pertes furent lourdes :
3 cuirassés dont un français (le Bouvet) coulés par des mines,
3 autres gravement endommagés. Le feu des navires n'avait
pas réussi à éteindre celui des forts échelonnés sur les deux
rives du Détroit. L'amiral de Robeck, qui commandait
les escadres alliées, ne jugea pas possible de renouveler le
combat. (Deux mois plus tard, deux autres de ses cuirassés
devaient encore être coulés, mais, cette fois, par des sous-
marins.) (1).

Le Haut Commandement anglais, exercé par Sir Jan


Hamilton, ne se découragea pas. Il se contenta de changer
son fusil d'épaule. Si la flotte n'avait pu réussir à ouvrir
la porte à l'armée de terre, l'armée de terre ouvrirait la
porte à la flotte.

(1) On a prétendu que les Anglais escomptaient, pour réussir, les effets
produits par leur cavalerie de Saint-Georges sur les commandants turcs
des ouvrages et des batteries de côte et que, par malchance, ou à la suite
d'indiscrétions, ces commandants auraient été, par ordre du général voa
Sanders, remplacés, la veille même de l'opération, par des officiersallemands.
Tout est possible, mais quelle imprudence de faire reposer le succès d'une
opération aussi importante sur de pareilles hypothèses! D'ailleurs, même
délivrés du feu des ouvrages, nos navires restaient exposés aux mines et aux
sous-marins qui auraient rendu bien aléatoire leur action ultérieure.
DANS LE PROCHE ORIENT 201
Mais naturellement cette armée n'était pas prête. On
l'avait envoyée se constituer et s'équiper à Alexandrie.
Ce ne fut que plus tard, en avril, qu'elle se concentra sur sa
base définitive, à Moudros, dans l'île de Lemnos.

Le débarquement se fit le 25 avril. Il fut exécuté de vive


force, devant un ennemi prévenu de longue date et re-
tranché comme savent le faire les Turcs, surtout quand ils
sont dirigés par des officiers allemands. Il y avait du fil
de fer jusque dans la mer ! Malgré les efforts et la bravoure
des troupes anglaises et françaises, qui se montrèrent
vraiment héroïques, on ne put gagner que quelques kilo-
mètres et le corps expéditionnaire dut se cramponner au
sol sur un espace restreint, un véritable mouchoir de poche.
Il se retrancha là où il se trouvait et la guerre de position
commença, mais avec la mer à dos, en face un ennemi actif
et tenace et, sur le flanc, les ouvrages de la côte sud du dé-
troit qui couvraient de leurs projectiles tout le terrain
occupé par les Alliés.

Les Anglais continuèrent. Ils envoyèrent 6 divisions.


De notre côté, le corps expéditionnaire, placé successive-
ment sous les ordres des généraux d'Amade, Gouraud et
Bailloud, fut porté à 2 divisions.
Une série d'attaques faites pour donner de l'air, échouè-
rent avec de fortes pertes. Enfin, au mois d'août, le Com-
mandement anglais se décida à tenter, ce par quoi il aurait
dû commencer : un débarquement de forces importantes
sur les derrières des positions turques, que l'on savait
dégarnies et sans défense. L'expédition prévue comportait
un débarquement fait dans la baie de Suwla, avec des opé-
rations de détail dans celle d'Anzac et sur le front. Par
extraordinaire, le secret fut bien gardé et les troupes
anglaises purent s'installer sur la plage sans rencontrer
de résistance. Mais elles n'allèrent pas plus loin. Le Com-
mandement n'eut pas un instant l'idée de s'emparer des
202 AVEC JOFFRE D AGADIR A VERDUN
hauteurs qui la dominait; ne fallait-il pas débarquer les
approvisionnements et tout le matériel dont une troupe
anglaise ne peut se séparer? Quand, après quelques jours
d'inaction, il prescrivit la marche en avant, il était trop
tard. Les hauteurs étaient solidement tenues et il fallait
renoncer à s'en emparer.
Le corps expéditionnaire resta donc entassé dans un
véritable nid à projectiles, subissant chaque jour, et
sans aucun profit, des pertes sensibles. Quoique beaux
joueurs, les Anglais finirent par s'émouvoir et le général
Jan Hamilton ainsi que d'autres personnalités militaires
furent relevés de leurs commandements. Mais il était trop
tard.
Disons tout de suite qu'en janvier 1916, quand les der-
niers soldats alliés quittèrent cette terre de malheur, le
bilan de l'opération, dont l'échec avait porté un coup
très dur au prestige de l'Entente en Orient, était le sui-
vant :

TUES BLESSÉS
EFFECTIF OU DISPARUS
TOTAL OFFI- OFFI-
TROUPE CIERS TROUPE
CIERS
Armée anglaise. 460.000 1.785 31.737 5.053 114.676
Armée française. 79.000 193 3.555 390 22.921

TOTAL. 539.000 1.978 35.292 5.443 137.597

L'expédition des Dardanelles est un des épisodes les


plus douloureux de la guerre. On ne peut dire cependant
qu'elle ait été entièrement sans résultats. Elle entraîna
une usure considérable de l'armée ottomane, dégagea le
front d'Arménie et contribua à l'inaction des Turcs sur
les théâtres d'opérations de l'Europe orientale. Mais ce fut
acheter bien cher des avantages secondaires, alors que le
DANS LE PROCHE ORIENT 203
résultat décisif, primitivement cherché, fut manqué par
les incohérences et les retards de la préparation aussi bien
que par les malfaçons techniques de l'exécution (1).

(1) Le lieutenant-colonelDesmazesa fait, en 1925, une remarquable étude


de l'expédition des Dardanelles. Je me suis permis d'y puiser largement pour
la rédaction de ce résumé.
CHAPITRE II

L'OCCUPATION DE SALONIQUE
L'ÉCRASEMENT DE LA SERBIE
LA CRISE ANGLO-FRANÇAISE

Septembre — Novembre 1915.

Telle était la situation dans le Proche Orient quand la


Section d'Études se mit au travail. Comme d'habitude,
je notais chaque soir les événements et les impressions
de la journée. Je rouvre donc mes cahiers. Outre les détails
sur tout ce qui se passait dans les Balkans, ils renferment
des indications sommaires sur les événements qui se dé-
roulaient sur les autres fronts. De ceux-ci, les plus impor-
tants étaient, du côté russe, le succès foudroyant des
Austro-Allemands qui avaient atteint la ligne Wilna —
Brest-Litovsk et, de notre côté, la préparation d'une
offensive de grand style qui devait être menée simulta-
nément en Champagne et en Artois.

Pendant les derniers jours d'août, je relève seulement :


« Prise de contact, étude de la situation aux Dardanelles
et dans les Balkans. Le commandant Langlois rentre de
Russie. Le moral reste bon, dit-il, bien que la situation
soit difficile. Toujours le manque de fusils, dont le Comman-
dement russe se plaint depuis l'hiver dernier. Le Grand-Duc
Nicolas est débarqué, sans doute à la suite d'intrigues de
cour. Il peut en résulter des conséquences fâcheuses, car
son influence sur l'armée était considérable.
206 AVEC JOFFRE D'AGADIR A VERDUN
« 6-10 septembre. — La question des Dardanelles est
entrée dans une phase nouvelle depuis l'échec de la tenta-
tive anglaise dans la baie de Suwla. Le Gouvernement
français qui, depuis le 5 août, a placé les deux divisions
d'Orient sous les ordres du général Sarrail (resté d'ailleurs
à Paris), le charge d'étudier une action par la rive sud des
Dardanelles. Le général Sarrail fait un rapport demandant
6 divisions, y compris les deux qui sont déjà là-bas. Le
général Joffre s'oppose énergiquement à un nouvel affai-
blissement de notre front, surtout au moment où nous
préparons une action importante. Mais il se heurte à des
influences politiques puissantes, qui lui sont manifeste-
ment hostiles.

« 11-12 septembre. — Les Allemands sont certainement au


courant de nos préparatifs en Champagne et en Artois.
Il est d'ailleurs difficile d'obtenir un effet de surprise dans
des opérations de ce genre. Il semble qu'ils ramènent sur
notre front la grosse artillerie dont ils se sont servis contre
les places fortes polonaises.
« La Panouse (1) envoie un rapport sur la fabrication
d'obus à l'acide prussique à la Badische Anilin de Ludwigs-
hafen. Que les Allemands nous préparent-ils encore?
« On reparle d'une menace des Bulgares et des Austro-
Allemands contre la Serbie.
« Il y a eu à Calais une entrevue entre Millerand, Joffre,
Sarrail, Kitchener, French et Wilson. Les Anglais ont
accepté avec empressement le projet Sarrail, tout à leur
avantage et promis de relever nos divisions déjà engagées
aux Dardanelles. Le général Joffre a obtenu que rien ne se
ferait avant octobre. D'ici là, il se sera passé beaucoup
de choses, sur notre front et peut-être en Orient.

« 13-14 septembre. — Situation Au


inchangée. quai

(1) Le colonelde La Panouse était notre attaché militaire à Londres.


DANS LE PROCHE ORIENT 207

d'Orsay, on affirme que les Bulgares ne marcheront pas


contre les Serbes, mais en Grèce le Roi et l'armée se décla-
rent ouvertement pour l'Allemagne.
« La Section d'Etudes établit une note sur la guerre écono-
mique (1).

« 15-18 septembre. — Il y a une grosse crise intérieure en


Russie, conséquence fatale des défaites du printemps et de
l'été. Les Allemands suscitent des grèves dans les milieux
industriels. Le parti progressiste est en lutte ouverte avec
le Gouvernement qui ajourne la Douma.
« Ici, toujours mêmes tiraillements au sujet des Darda-
nelles. Le général Sarrail met la dernière main au projet
d'expédition dont le principe a été adopté à la Conférence
de Calais. Au ministère, on prépare les mesures d'exécu-
tion. Les divisions de France doivent s'embarquer vers le
10 octobre. L'opposition du général Joffre est impuissante
à contrebalancer l'influence d'un parti puissant au minis-
tère et dans les sphères gouvernementales.

« 19 septembre. — Les Allemands ont pris Wilna.


« Notre attaché militaire à Sofia affirme que la Bulgarie
va mobiliser le 22 et envoie déjà sa cavalerie sur la fron-
tière serbe. Si le renseignement se confirme, c'est la faillite
de la politique de l'Entente dans les Balkans et, pour com-
mencer, l'abandon de l'expédition nouvelle que l'on pré-
pare au ministère.
« Le succès de notre attaque prochaine en Champagne est
de plus en plus nécessaire pour nettoyer la situation. Cela

(1) Cefut vers cette époque que je rencontrai un de nos plus célèbres éco-
nomistes, M. Edmond Théry, qui, pendant toute la guerre, aimait à se montrer
revêtu de l'uniforme de lieutenant-colonel d'artillerie, avec la plaque de
grand officierde la Légion d'honneur. Il m'expliqua de façon péremptoire
que la guerre cesserait infailliblement le 1er juin 1916. A cette date, les Alle-
mands n'auraient plus un grain de blé à se mettre sous la dent.
Depuis cette prédiction, j'ai perdu une partie de mon admiration pour la
sciencede l'économie politique et pour ses apôtres.
208 AVEC JOFFRE D'AGADIR A VERDUN

se présente bien : les préparatifs se font dans des conditions


favorables et les exécutants ont confiance.

« 22-23 septembre. — La Bulgarie mobilise. La Grèce re-


fuse de marcher contre elle, sous prétexte que les Serbes
ne peuvent pas fournir pour une action commune les
150.000 hommes prévus par le traité serbo-grec.
« Et la Roumanie?
« Vu William Martin. On télégraphie à la Grèce que les
Alliés l'appuieront si elle marche contre les Bulgares, en
cas d'attaque contre la Serbie. Des ordres sont donnés pour
préparer à cet effet l'enlèvement d'une fraction du corps
expéditionnaire des Dardanelles. C'est la vraie solution;
il faudrait l'embarquer tout entier et l'envoyer à Salo-
nique.
« En Champagne, la préparation d'attaque continue.

« 24 septembre. — Réveil sous la pluie et dans la brume :


c'est la guigne. Sera-t-on forcé de remettre l'attaque?
La Grèce mobilise : c'est déjà quelque chose.

« 25 septembre. — Temps brumeux et pluie. Néanmoins


la préparation a pu continuer hier. En Champagne, l'ordre
d'assaut est pour 9 h. 15.
« En Artois, l'action doit également se déclencher au-
jourd'hui, mais l'heure n'est pas encore fixée.
« A 13 heures, on sait que les Anglais ont occupé Loos.
En Champagne, la première ligne est franchie à peu près
partout. L'artillerie allemande ne réagit que faiblement.
Le général Marchand est blessé.

« 26 septembre. Matin. — En Artois, c'est raté. On s'est


heurté à des tirs de barrage qui ont tout arrêté. En Cham-
pagne, la première position est enlevée : on a fait une brèche,
dans la deuxième, à Navarin. 8.000 prisonniers.
« Midi. — On a fait 12.000 prisonniers.
DANS LE PROCHE ORIENT 209
« Soir. — On arrive sur les deux fronts d'attaque à
20.000 prisonniers et une trentaine de canons. C'est un
succès incontestable. Il s'agit maintenant de le transformer
en victoire.
« La Bulgarie proteste de ses bonnes intentions. Est-ce
un premier résultat de nos attaques? Quoi qu'il en soit,
Delcassé est toujours à la remorque de Sazonow, qui
insiste pour persévérer dans la politique de ménagements
vis-à-vis de la Bulgarie. Le Gouvernement russe repousse
les propositions de la Serbie qui voudrait tomber sur le dos
des Bulgares avant qu'ils aient achevé leur concentration.
Ce serait pourtant la vraie solution, la seule chance peut-
être de se tirer d'une situation de plus en plus menaçante.
Mais de tels procédés sont difficilement admis par les Gou-
vernements d'une coalition. La Serbie aurait dû les mettre
devant le fait accompli.

« 27 septembre. — On n'a guère progressé en Champagne


où l'attaque se heurte à une deuxième position continue.
En Artois, les Anglais subissent, de fortes contre-attaques.
Il semble bien que l'offensive soit définitivement bloquée.
Elle se termine sur un vrai succès tactique (20.000 à 25.000
prisonniers, une centaine de canons), mais après?... Un
pareil effort ne peut se recommencer avant de longs mois
(reconstitution des grandes unités et des approvisionne-
ments en munitions, etc.).
« Dans les Balkans, c'est toujours le gâchis. Les Russes
déclarent nettement qu'ils ne marcheront pas contre les
Bulgares. Quant aux Anglais, ils disent non moins nette-
ment qu'ils n'iront à Salonique qu'avec l'autorisation de la
Grèce...

« 28 septembre. — En
Champagne, quelques progrès.
Pétain demande plusieurs jours pour reprendre les atta-
ques. Et les munitions ?
« Les Grecs autorisent le passage des troupes de l'Entente
AVECJOFFRE 14
210 AVEC JOFFRE D'AGADIR A VERDUN

par Salonique. On donne à Bailloud l'ordre d'y envoyer


une division (1). Un ultimatum est préparé à l'adresse de la
Bulgarie : ou démobiliser ou marcher avec nous. L'envoi en
est retardé, du fait des Anglais, comme toujours. Ce sera
un beau geste, mais à quoi sert de défendre ce qu'on ne
peut empêcher et d'ordonner ce qu'on ne peut imposer?

« 29 septembre. Matin. — Hier soir, le général Joffre est


rentré de Champagne avec l'idée de tout arrêter de ce côté.
Pendant la nuit, on téléphone que plusieurs régiments ont
passé. Alors?
« Le Tsar vient d'adresser un télégramme de félicitations
aux troupes françaises pour le succès de leurs dernières
attaques. Peut-être cela décidera-t-il le Gouvernement
français, qui jusqu'à présent a conservé un silence complet,
à suivre son exemple.
« A midi, le général de Castelnau téléphone lui-même au
3e bureau du G. Q. G. : « Trois divisions ont passé; non
« nobis, sed tibi Gloria, Domine. »
« Le soir, on rend compte que le renseignement était
faux. Il s'agissait de quelques éléments qui, après une
pointe en avant, ont été ramenés ou ont disparu. Tout
est à reprendre après une préparation méthodique, et,
si l'on ne réussit pas, nous voilà encore bloqués pour tout
l'hiver. Marchons-nous vers la solution la plus mauvaise :
la fin de la guerre par l'épuisement total des adversaires?

« 1er octobre. — On hésite pour savoir si on doit reprendre


l'attaque en Champagne. Les diplomates de l'Entente
continuent à échanger des notes et à tenir des conversations,
certainement profondes, mais qui n'aboutissent à rien.

« 2 octobre. — Les troupes françaises (une division des

(1) La décision du Gouvernement français est du 26 septembre;


DANS LE PROCHE ORIENT 211

Dardanelles, une brigade mixte formée à Belfort, un régi


ment de cavalerie transporté d'Egypte) commencent à
débarquer à Salonique. On demande instamment aux
Russes de faire acte de présence à côté des Serbes, si la
Bulgarie les attaque.

« 3 octobre. — Le général Sarrail reçoit le commandement


des troupes destinées « à opérer en Serbie ». Avant de
partir, il doit étudier les modalités et les conditions d'exé-
cution de cette expédition.

« 4 et 5 octobre. — Voyage à Calais. Entrevue Millerand,


Augagneur (ministre de la Marine), Joffre, d'une part,
Balfour et Kitchener d'autre part. On se réunit à la gare
maritime. La discussion est longue. On décide enfin que
la France et l'Angleterre constitueront un corps expédi-
tionnaire de 130.000 hommes pour les Balkans. Mais les
Anglais font des difficultés pour prélever des troupes sur
celles des Dardanelles et ils se refusent à participer à
toute opération de guerre en dehors de Salonique, si les
Grecs ne marchent pas avec nous. Au fond, il y a résistance
sourde de leur part. Ils ont peur d'être entraînés trop loin
dans une expédition où ils n'ont pas un intérêt personnel
immédiat et dont les chances de succès sont très aléa-
toires.
« Si, comme il est probable, l'attaque austro-bulgare
contre la Serbie, se déclenche dans huit jours, nous arri-
verons trop tard, comme d'habitude.
« En rentrant à Chantilly, on apprend que Vénizelos a
déclaré à la Chambre que la Grèce marcherait, même
contre l'Allemagne, mais...

« 6 octobre. — On télégraphie d'Athènes que le roi


Constantin a débarqué Vénizelos. La situation est parfai-
tement nette : la Grèce ne marchera pas avec nous et le
212 AVEC JOFFRE D'AGADIR A VERDUN

Roi n'attend qu'une occasion favorable pour se déclarer


contre l'Entente.
« A Paris, le Gouvernement a enfin conscience du fiasco
lamentable de notre diplomatie dans les Balkans. Avec
M. W. Martin, nous établissons d'urgence une note pour
lui donner une base de discussion et de décision.
« On a repris l'attaque en Champagne.

« 7 octobre. — C'est-bouclé en Champagne. Dans le Nord,


on doit attaquer le 10, mais le résultat est malheureuse-
ment à prévoir.
« Conférence avec Lord Kitchener. Les attaques austro-
allemandes contre la Serbie ont commencé : de petits
détachements ont franchi le Danube. Rien encore du côté
bulgare. Le transport à Salonique d'une deuxième divi-
sion française est commencé, ainsi que celui de la 16e divi-
sion anglaise.

« 9 octobre. — Delcassé malade va se retirer. La faillite


de sa politique l'a mis au lit. Grandeur et décadence.
« Les sous-marins allemands et autrichiens deviennent
gênants en Méditerranée. Ils nous ont mis par le fond deux
sections de munitions. On répand d'autre part le bruit de
troubles sérieux en Tunisie, sur la frontière tripolitaine (?).
« L'attaque sur le Danube se dessine. Dans quinze jours,
la liaison Allemagne —Autriche —Bulgarie —Turquie sera
assurée par le territoire serbe. Ce sera peut-être le plus
grand succès que nos ennemis auront remporté depuis le
début de la guerre.
« Il est enrageant de voir saboter une situation aussi
belle que celle que nous avions dans les Balkans.

« 10 octobre. — Les Serbes crient à l'aide, mais, pour


attendre la décision des Anglais, on envoie aux troupes
débarquées l'ordre de ne pas pénétrer sur le territoire
serbe. Bien plus, les troupes anglaises envoyées à Salonique,
DANS LE PROCHE ORIENT 213
sont toujours sur rade, avec défense de débarquer. Cela
tourne au grotesque.

« 12-13 octobre. — En pleine crise! Delcassé s'en va en


faisant claquer les portes. Séance pénible à la Chambre.
Lutte très violente au nord de la Serbie. Les Anglais se
décident à débarquer une division à Salonique et nous
en profitons pour donner aux nôtres l'autorisation de passer
en Serbie. On demande à la Russie d'intervenir par la
Roumanie, de manière à l'entraîner.
« M. William Martin rentre de Londres. Tout ce que le
Gouvernement anglais et le War Office veulent faire
revient à mettre l'Egypte à l'abri d'une attaque. Ils étu-
dient une expédition sur Alexandrette. En s'y installant
ils couperaient la seule route permettant d'amener en
Syrie des troupes d'Asie Mineure. Pour nous entraîner, ils
consentent à nous reconnaître comme zone d'influence la
Syrie et la Cilicie. A l'Italie reviendrait la région d'Idaléa.
Quant à la Serbie, c'est le cadet de leurs soucis. Ils ne voient
même pas le danger que ferait courir à leurs communi-
cations avec l'Inde et l'Extrême-Orient l'installation de
bases allemandes et autrichiennes sur la mer Egée.
« Le général Joffre s'oppose toujours à l'envoi de forces
nouvelles, quelles que soient les circonstances.

« 14-15 octobre. — Voilà maintenant que les Anglais


nous demandent de leur relever deux divisions du front
occidental, pour leur permettre de les envoyer à Salonique.
Or ils tiennent 100 kilomètres avec 36 divisions, alors que
nous en avons 650 avec 90 divisions ! Il veulent de plus
les faire passer par l'Egypte, sous prétexte de les équiper.
En bon français ou en bon anglais cela veut dire : vous
allez nous relever deux divisions que nous enverrons défen-
dre l'Egypte (contre laquelle d'ailleurs une attaque en force,
venant de la Syrie, est sinon impossible, au moins très
improbable).
214 AVEC JOFFRE D'AGADIR A VERDUN
« Pendant ce temps, les Serbes continuent à reculer
devant les Autrichiens. Si nous n'avions pas perdu des
semaines en discussions stériles, nous pourrions avoir
50.000 hommes chez eux, dès maintenant, et cela change-
rait singulièrement la face des choses.
« Le général Joffre a télégraphié à Alexeief, qui a remplacé
le Grand-Duc Nicolas dans le Commandement des armées
russes, en insistant pour qu'il agisse par la Roumanie.
Pas encore de réponse.

« 16-17 octobre. — M. Millerand est parti pour Londres,


pour tâcher de faire comprendre la situation au Gouverne-
ment anglais.
« Les Serbes crient misère. Ils sont pressés sur leur front
pendant que les Bulgares font effort sur Kumanowo, pour
les couper de la mer. Comment vont-ils se dégager? Leur
seule ligne de retraite va être par le Monténégro, mais dans
un pays presque impraticable, sans compter que l'hiver
approche !

« 18 octobre. — Pas de nouvelles de Serbie. Millerand


télégraphie que les Anglais se décident à envoyer deux
divisions de France directement à Salonique. Pourquoi
ne pas les prendre tout de suite aux Dardanelles? La Bel-
gique nous fait offrir une division pour les Balkans. Le
geste est amical, mais elle fera bien mieux de conserver tout
son monde sur son territoire et dans la France du Nord.
Quant à la Russie et à l'Italie, elles continuent à se dérober,
malgré la pression qu'on cherche à exercer sur elles.

« 19 octobre. — Conférence Joffre-French. Les Anglais


persistent à demander que nous relevions les deux divi-
sions qu'ils vont retirer du front pour les envoyer en Orient
et naturellement on cède — et ils en ont 10 en réserve!
« La Russie offre de nous expédier 13.000 hommes par
Arkhangelsk, sans armes bien entendu. Intervention à
DANS LE PROCHE ORIENT 215
échéance de plusieurs mois et qui ne nous mènera pas
loin (1).

« 20-23 octobre. — La gravité de' la crise s'accentue :


l'enveloppement de l'armée serbe continue. Si les Anglais
se décidaient franchement, on pourrait encore tenir le
coup dans les 'Balkans, quitte à lâcher les Dardanelles,
pour disposer de forces suffisantes. Sinon la France n'a qu'à
se retirer du théâtre oriental qui ne l'intéresse pas directe-
ment, en laissant une division en Crète pour conserver
un gage et tenir la Grèce en respect.
« Crise intérieure : le ministère est divisé; on parle d'un
remaniement prochain. D'autre part, il n'y a pas de Direc-
tion supérieure de la Guerre. Seul le général Joffre est en
situation de l'exercer. On fait mine de la lui offrir, mais avec
des restrictions qui le font hésiter.
« Crise anglaise : le parti libéral va peut-être faire place
au parti conservateur.
« L'attitude de la Grèce est de plus en plus ambiguë. La
Bulgarie et elle, ou tout au moins les deux souverains,
doivent être liés par un traité secret.

« 24-25 octobre. — Les Russes annoncent qu'ils vont con-


centrer 3 corps d'armée en Bessarabie. Fournier (notre
attaché militaire en Serbie) télégraphie que « la situation
est sans issue ».

« 26-27 octobre. — On continue à piétiner. Dans l'impos-


sibilité d'arriver à une solution pratique, le Gouvernement

(1) Elle nous a menés beaucoup plus loin qu'on ne le pensait, mais pas dans
le sens qu'on pouvait espérer. Après la révolution de Pétrograd, l'attitude des
régiments russes envoyés en France devint telle qu'il fallut les retirer du
front pour mettre nos troupes à l'abri d'une propagande néfaste. On les
réunit au camp de la Courtine, dans la Creuse; des révoltes éclatèrent. Le
camp fut mis au pillage et il fallut livrer de véritables batailles pour venir à
bout des mutins.
216 AVEC JOFFRE D'AGADIR A VERDUN

décide que le général Joffre ira à Londres pour obtenir du


Gouvernement anglais une décision ferme et immédiate.

« 28-31 octobre. — Mission à Londres. Le général part


le 28 au soir. Il est accompagné de M. William Martin,
qui sera son introducteur dans le monde politique, du
colonel Pont, du commandant Billotte et de moi. Traversée
par Boulogne sur un torpilleur dont le commandant, hanté
par la crainte de nous voir tous sauter sur une mine, ne
commence à respirer que quand nous entrons dans le port
de Folkestone. Dès l'arrivée à Londres, on se met à l'oeuvre
et immédiatement nous nous rendons compte de la diffi-
culté de notre tâche. Pendant deux jours entiers, matin et
soir, nous répétons la même chose et essayons de montrer
aux officiers du War-Office la nécessité d'agir et d'agir vite.
Ils sont infiniment aimables et ont le sourire en permanence,
mais ils ne comprennent pas ou ne veulent pas comprendre
la situation et les conséquences désastreuses de notre
inaction. Ils ergotent pendant des heures sur le rendement
du port de Salonique et du chemin de fer du Vardar.
En réalité, tout confirme nos prévisions et peut se résumer
ainsi :
« D'abord les Anglais appréhendent une campagne d'hiver
dans les Balkans, dans un pays particulièrement difficile
et inhospitalier. Ils affirment qu'ils ne sont pas organisés
pour une expédition de ce genre. C'est pour ce motif
qu'ils cherchent à nous démontrer l'impossibilité d'aller
au secours des Serbes, en raison du peu de rendement des
organes de ravitaillement.
« Et puis, la raison principale, c'est qu'ils n'en voient pas
la nécessité pour eux, Anglais. Maintenant qu'ils ont, par
leur faute, manqué Constantinople, leur seul désir, en
Méditerranée orientale, est de conserver la liberté de passage
par le canal de Suez. Ils y mettront 500.000 hommes, s'ils
le croient nécessaire, ce qui n'est pas. Tout le reste leur est
indifférent.
DANS LE PROCHE ORIENT 217
« Pendant que nous travaillons, sans résultat appréciable,
avec les seconds rôles du War-Office, le général Joffre tâche
de convaincre lord Kitchener, qui est le premier à réduire
la stratégie anglaise — et par suite celle de l'Entente —
aux deux objectifs que j'ai déjà dits : tenir Suez et Calais
et abandonner le reste, s'il le faut. A force d'insistance, il
obtient un résultat appréciable.
« Après deux jours de conférences et réunion d'un Conseil
de Cabinet spécial, les Anglais consentent à envoyer
85.000 hommes à Salonique, le plus tôt possible. Mais il
est entendu qu'ils ne seront pas employés à des opérations
de guerre en dehors de la place et que, si les Français entrent
en Serbie, le rôle des troupes anglaises se réduira à garder
leur ligne de communication. Nous avions bien pensé à
leur proposer cette solution, mais nous n'avions pas osé
le faire, tant nous la trouvions humiliante pour eux ! Ils
ajoutent qu'ils n'ont pris cette décision que pour ne pas
nous lâcher et parce que les Russes promettent de faire un
effort de leur côté.
« En résumé, succès personnel pour le général Joffre,
mais qui ne constitue qu'une amorce pour l'avenir et nous
prépare encore bien des difficultés.

« Ces deux jours passés à Londres ont été rendus péni-


bles à la mission française par les luttes qu'elle dut soutenir
en permanence pour faire prévaloir une opinion dont elle
sentait la vérité absolue. A tous les autres points de vue,
nos alliés se montrèrent plus qu'aimables, véritablement
cordiaux. L'accueil fait à la mission par les autorités
militaires et civiles, ainsi que par la population fut même
extrêmement chaud. Je vois encore le général Joffre et le
maréchal Kitchener sortir ensemble du War-Office. A
l'apparition de ces deux chefs, imposants par leur stature,
le maréchal serré dans sa capote kaki, le général enveloppé
dans son large manteau bleu, une longue acclamation
s'éleva de la foule massée devant les marches de l'entrée.
218 AVEC JOFFRE D'AGADIR A VERDUN
Cette ovation se renouvela devant l'ambassade de France
où la mission déjeunait et le soir encore devant l'hôtel
de Lord Kitchener où le maréchal donnait un grand dîner
en son honneur. Nous eûmes à plusieurs reprises l'occasion
de nous entretenir avec les dirigeants de la politique an-
glaise, Asquith, Balfour, Lloyd George. Ce fut certaine-
ment ce dernier, avec son masque puissant et ses traits
accusés, qui nous donna le plus l'impression d'un homme
d'action et de volonté.

« En rentrant à Paris, le 31, nous apprenons la constitu-


tion d'un ministère Briand, avec le général Galliéni à la
Guerre et l'amiral Lacaze à la Marine. Des difficultés
sont à craindre, non entre le général Joffre et le général
Galliéni qui se connaissent et s'estiment depuis longtemps,
mais entre le G. Q. G. et l'entourage du nouveau ministre.

« 1er-2 novembre. — Pas de changements dans la situa-


tion d'ensemble. Le général Gouraud va partir pour Udine,
déterminer les conditions de l'intervention italienne, si
on peut l'obtenir. Cadorna semble favorable, mais il
reste la question de la haine séculaire des Italiens contre
les Serbes et les Grecs, ce qui complique singulièrement la
situation.

« 3 novembre. — L'encerclement des Serbes continue.


Ils pourraient peut-être encore retraiter sur Uskub, mais
ils n'en prennent pas le chemin. Pourra-t-on les alimenter
par l'Adriatique? C'est très douteux.
« La Section d'études fait une nouvelle note posant la
question de l'évacuation des Dardanelles.

« 4-5 novembre. — Réunion du Conseil supérieur de la


Défense nationale, qui se prononce pour le maintien pro-
visoire de nos troupes aux Dardanelles.
« Arrivée à Paris de Lord Kitchener; il viendrait de-
mander d'employer une ou deux divisions destinées à
DANS LE PROCHE ORIENT 219

Salonique pour relever les troupes fatiguées des Darda-


nelles. C'est une manière d'éluder les promesses faites à
Londres. Les troupes fatiguées seront naturellement hors
d'état d'être employées, à Salonique; on les enverra en
Egypte, jusqu'à ce qu'il ne soit plus temps d'agir en faveur
des Serbes et le tour sera joué. Les Anglais n'ont pas beau-
coup d'idées, mais il y tiennent : l'Egypte et rien autre.
« Le ministre de la Guerre et Briand ont consenti en
principe; ils se sont fait rouler. Notre conviction à ce sujet
est telle que, d'accord avec le général Graziani et M. William
Martin, je demande immédiatement une audience au
ministre pour lui exposer de nouveau la situation. Le gé-
néral Galliéni me reçoit à 11 h. 30 du soir et paraît con-
vaincu. Mais il a l'air bien fatigué et cassé; ce n'est plus
que l'ombre de lui-même.

« 6 novembre. — Lord Kitchener est allé au G. Q. G.


demander au général Joffre son agrément, mais celui-ci, très
énergique, a refusé. Il a fini par obtenir de Kitchener l'en-
gagement formel que les 85.000 hommes promis à Londres
seraient envoyés à Salonique sans retard. Kitchener va
partir pour l'Orient. Le Gouvernement anglais aurait-il
l'intention d'en faire un commandant en chef des armées
alliées en Orient, de manière à prendre la haute main sur
ce théâtre d'opérations? Cela lui permettrait de mener les
choses à sa guise et de sauvegarder les intérêts britanni-
ques encore mieux que dans le passé.

« 7 novembre. — En Grèce, le Cabinet Zaïmis, au pou-


voir depuis le renvoi de Vénizelos (5 octobre), est remplacé
par un ministère présidé par un vieillard nommé Scou-
loudis et composé uniquement de germanophiles avérés.
Les intentions du roi Constantin sont de plus en plus
claires.
« Les deux premières divisions anglaises de renfort
(22e et 28e) commencent à débarquer à Salonique.
220 AVEC JOFFRE D'AGADIR A VERDUN
« 8 novembre. — Il devient urgent de liquider la question
grecque. Le nouveau ministère ne cache pas ses préférences
et son attitude est dès le premier jour inamicale. Notre
situation à Salonique et dans la Serbie méridionale, où
Sarrail a l'ordre de pénétrer pour essayer de donner la
main aux Serbes, peut devenir tragique. Si ceux-ci sont
mis hors de cause, que deviendrait le corps expéditionnaire,
attaqué de front par les Austro-Bulgares et pris à revers
par les Grecs? Il faut agir vite et ferme (mise en demeure,
saisie des ports, blocus et, au besoin, bombardement des
côtes).
« Les Russes semblent renoncer à forcer le consentement
de la Roumanie et songent à employer en Galicie le corps
d'armée qu'ils réunissent en Bessarabie. Rien à attendre
de ce côté. D'autre part, le ravitaillement des Turcs et
des Bulgares par le Danube a commencé, conséquence
immédiate et grave de l'échec de notre action dans les
Balkans. Pourvu que la Roumanie ne se déclare pas à son
tour contre nous!

« 11-12 novembre. — Pas de changement important dans


la situation. On a décidé l'envoi d'une escadre alliée devant
Athènes, mais il n'y a pas encore de mesure d'exécution.
« Lord Kitchener, pendant son séjour à Paris, est revenu
à son idée de l'expédition d'Alexandrette, en employant
les forces anglaises encore maintenues aux Dardanelles.
Toujours la même pensée : la sécurité de l'Egypte. Il est
certain que la saisie d'Alexandrette et des défilés du Taurus
paralyserait l'action de la Turquie en Syrie et, éventuelle-
ment, vers le canal de Suez. Si les Anglais se décident,
il faudra que nous soyons représentés et nous ne dispose-
rons à cet effet que de la division du cap Helles. La Section
d'études fait une note dans ce sens (1).

(1) C'était la deuxième. Déjà, à la date du 13 octobre, elle avait essayé


de montrer qu'un débarquement à Alexandrette présentait des aléas consi-
DANS LE PROCHE ORIENT 221
« Kitchener va se rencontrer à Salonique avec Sarrail (1)
qui s'est décidé à rejoindre son poste, après avoir demandé
qu'on lui envoie 400.000 hommes. Il sait très bien qu'il
ne peut les avoir, mais, quoi qu'il arrive maintenant, sa
responsabilité sera à couvert. Il doit pénétrer en Serbie
méridionale pour tendre la main aux Serbes vers Véles,
mais il ne disposera que de 3 divisions françaises. Les
Anglais restent en arrière, comme ils l'ont exigé à la
conférence de Londres. Dans ces conditions, il ne pourra
aller loin, surtout en hiver, dans un pays aussi difficile
que la vallée du Vardar. Son action se réduira à un geste,
probablement impuissant.

« A Paris, toujours même indécision gouvernementale.


De multiples influences sont en jeu. Les timides (Ribot,
Lacaze, etc.) veulent tout abandonner en Orient, crai-
gnant une catastrophe. Ceux qui ne tremblent pas devant
les responsabilités (Poincaré, Doumergue, Briand épaulé
par Berthelot) envisagent la situation avec plus de sang-
froid et comprennent l'intérêt capital de notre présence à
Salonique. L'entourage de Galliéni, qui veut prendre la
haute main sur la direction de la guerre, sabote tant qu'il
peut l'action du G. Q. G. Enfin il y a un parti politique
qui ne voit dans les événements actuels qu'une excellente
occasion de pousser Sarrail au Commandement en chef.
« Tant que nous n'aurons pas une Direction supérieure
de la Guerre assurée par un homme d'action (au besoin
par deux ou trois, tant le fardeau est lourd, mais de même

dérables et pouvait entraîner une consommation de forces qui seraient plus


utilement employées ailleurs. Seule l'Angleterre devait en tirer quelque
avantage pour le renforcement de la défense de l'Egypte et le développement
de son influence personnelle en Syrie.
(1) Le général Sarrail s'était embarqué le 7 octobre à Marseille sur le
Provence.Incident curieux : ce magnifique paquebot avait été attaqué en
mer Egée par un torpilleur français qui, dans le brouillard, l'avait pris mal-
gré ses dimensions (192 mètres de long) pour un submersible ennemi! Il de-
vait, d'ailleurs, être coulé peu après.
222 AVEC JOFFRE D'AGADIR A VERDUN

esprit et de même énergie), rien ne marchera. Parole de


Foch : « L'Allemagne n'a pu vaincre les armées des Alliés,
« elle est en train de vaincre leurs Gouvernements. » C'est
la raison même. Pour faire la guerre, il faut un chef :
Frédéric II, le Comité de Salut public, Napoléon.

« 15 novembre. — C'est toujours l'anarchie. A la Marine,


on n'a pas encore donné d'ordres pour la concentration
des bateaux qui doivent faire la démonstration devant
Athènes ! On parle de les faire venir de Toulon, alors que
nous avons une escadre entière dans la Méditerranée
orientale! La seule mesure qui ait été prise, et elle peut
être efficace, est d'arrêter dans les ports de l'Entente les
navires à destination de la Grèce.
« On continue à s'agiter autour de la question de la
Direction de la Guerre, mais sans aboutir. Toutes ces
intrigues sont pénibles au général Joffre et il ne s'emploie
pas avec assez d'énergie à les faire cesser.

« 16 novembre. — Les divisions anglaises destinées à Salo-


nique sont envoyées à Alexandrie ou retenues sur ce point.
On peut dire que les Anglais sont entêtés !
« Quant aux Italiens, tout ce qu'ils feront c'est d'occuper
l'hinterland de Durazzo et de Vallona, à leur profit bien
entendu. C'est beau les alliés ! Il est vraiment décevant de
faire la guerre dans de telles conditions !

« 17 novembre. — Quatre ministres anglais sont à Paris.


Cet important arrivage diplomatique a probablement pour
but de revenir sur la question de Salonique. Ils ne peuvent
pas se décider à abandonner leur idée initiale : lâcher les
Balkans et consacrer toutes leurs forces à assurer la défense
de l'Egypte. Grosse agitation souterraine à Paris pour donner
à Galliéni la direction suprême de la guerre et cantonner
le général Joffre dans le théâtre des opérations du front
occidental. C'était inévitable.
DANS LE PROCHE ORIENT 223
« 18 novembre. — Après discussions nouvelles, les Anglais
ont fini par promettre l'envoi immédiat à Salonique de la
28e division, encore à Alexandrie, et de la 26e en cours de
transport. On aurait donc, sauf imprévu, 4 divisions an-
glaises au lieu de 5 promises, réunies dans huit jours à
Salonique. Il aura fallu deux mois pour obtenir ce résultat !
« Les escadres se concentrent enfin à Milo et la mise en
demeure à remettre par M. Guillemin, notre ministre en
Grèce, est prête. Pendant ce temps, les Serbes, qui avaient
manifesté l'intention de se porter sur Uskub, ne font rien
de ce côté et veulent décidément retraiter sur le Monténé-
gro. S'il en est ainsi, Sarrail demande à se retirer sur Salo-
nique.

« 19-20 novembre. — Changement à vue : les Serbes font


connaître qu'ils vont attaquer sur Uskub. On avertit
immédiatement Sarrail, mais le télégramme, parti du
Cabinet du ministre, est conçu dans des termes tels que le
général ne peut avoir qu'une pensée, la retraite.
« La mise en demeure à la Grèce, rédigée par Berthelot
dans des termes énergiques, est remaniée par le Conseil
des ministres qui supprime les demandes de garantie,
de sorte qu'en réalité, il ne reste rien. De leur côté, les
Alliés relâchent les bateaux grecs qu'ils avaient arrêtés
dans leurs ports. Enfin, la concentration navale de Milo
n'est pas encore terminée. C'est vraiment désespérant.

« 21-22 novembre. — Pas d'éléments nouveaux. Les Serbes


ont attaqué sur Uskub, comme on les a poussés à le faire,
mais Sarrail est beaucoup trop loin pour les aider. Nous
récoltons les fruits de notre politique.

« 23 novembre. — Les Serbes ont renoncé à leur tenta-


tive dans la direction d'Uskub et se retirent comme ils
peuvent sur l'Albanie.
224 AVEC JOFFRE D'AGADIR A VERDUN
« 24 novembre. — Il y a eu une séance mouvementée au
Conseil supérieur de la Défense. L'opposition entre les
différentes tendances s'est manifestée au grand jour, ainsi
que celle qui règne entre la rue Saint-Dominique et Chan-
tilly. M. Briand a ramené le calme eh promettant que la
question de la Direction supérieure de la Guerre serait
résolue dans quelques jours.
« Pachitch envoie un émouvant télégramme, faisant
l'historique des événements des deux, derniers mois. C'est
un acte d'accusation terrible contre l'Entente responsable
de l'anéantissement de la Serbie.
« Un radio donnant un renseignement non contrôlé
sur la « marche d'une division allemande vers Stroumiza »,
c'est-à-dire dans le flanc droit de Sarrail lui est envoyé
par le Cabinet du ministre sous une forme telle que la
nouvelle doit lui paraître certaine et le danger imminent.
Quand on veut faire une enquête sur les responsabilités
des auteurs de l'envoi de cette petite dépêche d'Ems, ori-
ginaux, copies, etc... restent introuvables. On se décide à
passer l'éponge...

« 25-28 novembre. — Même situation. Les débris de l'ar-


mée serbe s'écoulent à travers les montagnes vers l'Adria-
tique. Sarrail a commencé sa retraite, dans des conditions
rendues très pénibles par les conditions climatériques et
par les difficultés du terrain. Du côté grec, il y a légère
détente. Les mesures prises, quoiqu'insuffisantes, ont pro-
duit un certain effet. A moins que cette attitude ne soit
concertée entre les deux beaux-frères. Nous disposons en
effet contre la Grèce d'une arme d'efficacité immédiate et
absolue, le blocus.
M. Briand a confirmé au général Joffre que la crise du
Commandement va être résolue en sa faveur. Il y a d'au-
tant plus urgence qu'une conférence doit se réunir le
5 décembre à Chantilly, pour coordonner l'action des Alliés
sur les différents théâtres d'opérations. Il faut que tout
DANS LE PROCHE ORIENT 225
soit réglé avant son ouverture et que le général Joffre
puisse parler au nom de toutes les armées françaises.

« 29 novembre. — La Section d'études fait un rapport


sur les instructions à envoyer à Sarrail. Elle conclut au
maintien de nos forces en Serbie méridionale. Arrivée de
Gilinski, agent permanent de liaison de l'armée russe : il
doit participer à la conférence.

« 2er décembre. — Il y a eu ce matin réunion du Conseil


supérieur de la Défense, très ému de l'attitude de la Grèce
qui redevient tout à fait équivoque. Certains membres
du Conseil nous voient déjà attaqués à Salonique par des
forces écrasantes et réduits à capituler. Ils réclament
l'évacuation qui, assurent-ils, pourrait se faire sans dif-
ficultés, car la Grèce aurait tout intérêt à la favoriser.
M. Doumergue s'est élevé énergiquement contre une telle
mesure et a montré facilement que l'abandon de Salonique
dans de pareilles conditions, sous la protection avouée de
la Grèce, c'est-à-dire avec le consentement tacite de l'Alle-
magne, serait une véritable humiliation pour l'Entente.
« Rencontré ce matin M. Etienne, notre ancien ministre.
Lui aussi est très ému. « Nous allons être attaqués à Salo-
nique par 500.000 Allemands. Nos pauvres soldats, nos
pauvres soldats ! » Je me suis efforcé de le rassurer en lui
montrant l'impossibilité pour les Empires Centraux d'a-
mener, en ce moment, des forces pareilles par l'unique voie
du Vardar.
« En réalité, il y a une campagne d'intimidation dont
l'origine doit être en Allemagne et qui se répand par la
Grèce. Elle prouve en tout cas que notre présence là-bas
gêne considérablement nos ennemis, qui n'ayant pas de
disponibilités suffisantes pour nous chasser, cherchent à
nous faire partir par d'autres moyens. Lord Kitchener qui
a fait en Orient une tournée dont le but n'est pas net,
contribue à la répandre, car elle sert ses projets et paraît
AVECJOFFRE
226 AVEC JOFFRE D'AGADIR A VERDUN

confirmer son opinion. On assure qu'il a déclaré partout, à


Rome, à Salonique, à Athènes même, que l'évacuation
s'impose.
« Si la question du Commandement est résolue dans le
sens promis, il va falloir lui constituer d'urgence un État-
Major spécial qui puisse fonctionner pour la conférence
du 5 décembre. Le G. Q. G. actuel est suffisamment occupé
avec le front occidental. Il y a toujours à craindre une hos-
tilité plus ou moins déguisée de la part de l'entourage du
ministre.

« 2-3 décembre. — Les décrets nommant le général


Joffre au commandement de toutes les armées françaises
ont paru. Sarrail dépend donc directement de lui. Pelle va
prendre, à Chantilly, la direction de l'État-Major des
théâtres d'opérations extérieures (T. O. E.).
« La crise avec l'Angleterre est ouverte, officielle et
aiguë. Sur le rapport de Lord Kitchener, le Gouvernement
de Londres demande l'évacuation de Salonique. Tout le
travail fait depuis deux mois devient sans objet. Ils ne
veulent pas comprendre. On se heurte à un véritable mur.
« Les délégués des deux Gouvernements, de notre côté
Briand, les ministres de la Guerre et de la Marine, et le
général Joffre vont se réunir à Calais. Il paraît que Lord
Kitchener a mis le marché en mains à son Gouvernement.
Sa situation en Angleterre est telle qu'on a dû s'incliner.
« La création du T. O. E. va entraîner la disparition de
la Section d'études. Elle n'aura vécu que quelques mois,
mais aura fait de la bonne besogne et aura, en réalité,
constitué le noyau de l'organisation nouvelle. Ses efforts
n'auront malheureusement pas servi à grand chose.

« 4 décembre. — Conférence de Calais. Les Anglais


font connaître leur décision d'évacuer Salonique. Nous
n'avons qu'à encaisser. C'est un coup grave porté à l'Al-
liance, un échec considérable pour son action en Orient,
DANS LE PROCHE ORIENT 227
la confirmation de cette triste réalité que, dans une coali
tion, chacun ne cherche qu'à tirer son épingle du jeu.

« 5 décembre. — Le Gouvernement français informe offi-


ciellement le Gouvernement anglais qu'il n'accepte pas
l'évacuation : c'est le conflit.

« 6 décembre. — Réunion au G. Q. G. de la conférence


interalliée : Gilinsky, French, Porro représentent, avec le
général Joffre, les quatre nations contractantes. Il est
difficile d'arrêter un plan d'action générale quand il y a
opposition formelle entre les Gouvernements de Paris et
de Londres. Et puis quoi faire? A la conférence, tous les
experts, sauf les Anglais, ont été d'accord pour reconnaître
la possibilité de rester à Salonique.
« On affirme que Kitchener s'est engagé vis-à-vis du
roi Constantin, ce qui expliquerait son intransigeance.

« 7 décembre. — Continuation de la conférence. Le Gou-


vernement anglais ne répond toujours pas à la contre-
déclaration du nôtre.
« Le général Joffre me dit qu'il a l'intention de m'en-
voyer à Salonique, voir ce qui s'y passe. Vis-à-vis du Con-
seil supérieur de la Guerre, il s'est porté garant de la pos-
sibilité de tenir la place, avec les forces qui vont y être
réunies, même contre une attaque germano-bulgare. Il
lui importe donc de savoir où en sont les mesures de dé-
fense qu'a dû prendre Sarrail. Bien que placé maintenant
sous ses ordres directs, ce dernier persiste à garder une
attitude boudeuse et n'a, avec le G. Q. G., que le moins
de relations possible. On a toutes les peines du monde
pour lui tirer des renseignements précis sur sa situation
et ses besoins.

« 8 décembre. — Ma mission est officielle. Je fais mes pré-


paratifs de départ, qui ne sont pas longs.
228 AVEC JOFFRE D'AGADIR A VERDUN

«La Conférence de Chantilly est terminée. D'antre part,


les Anglais paraissent enfin céder. Ils vont envoyer Kitche-
ner en France pour s'entendre directement avec Joffre
« en militaires ». Ils ont reculé au dernier moment devant
une rupture dont les conséquences seraient incalculables.
Sarrail continue sa retraite. L'attitude de Constantin pa-
raît plus conciliante. Il demande seulement à ne pas être
traité en « roi nègre ».

« 9 décembre. — Tournée de départ. Conférence avec


l'amiral Lacaze, très préoccupé de l'activité des sous-marins
ennemis en Méditerranée. Visite au général Galliéni et
aux Affaires étrangères.
« Il y a accord entre Joffre et Kitchener. Celui-ci promet
que les troupes anglaises resteront à Salonique autant que
les nôtres. Il va donner l'ordre de débarquer le matériel
qu'il avait maintenu sur rade (alors qu'on le croyait à
terre depuis longtemps!). Il a une manière de tenir sa
parole qui ne donne pas confiance pour l'avenir.
« Départ à 20 heures, avec le capitaine Daille, qui m'a
été adjoint. »
CHAPITRE III

A SALONIQUE — PREMIÈRE MISSION

Décembre 1915.

« 10 décembre. — En arrivant à Marseille, nous apprenons


que le Sant'Anna, le paquebot de la Compagnie Cyprien
Fabre qui doit nous mener à Salonique avec un bataillon
d'infanterie et le personnel de deux batteries de 105, ne
partira que demain dans l'après-midi. Encore doit-il
s'arrêter à Toulon pour prendre un supplément de car-
gaison. Cela fera déjà quarante-huit heures de retard.
« Au cours des démarches administratives que comporte
toujours un embarquement, nous faisons la connaissance
du capitaine de réserve Bouet, gendre de Sarrail, qu'il a
pris dans son cabinet; il fera route avec nous. Notre conver-
sation roule, naturellement, sur son beau-père. »

Depuis longtemps je connaissais le général Sarrail que


j'avais rencontré souvent de 1897 à 1900, alors qu'il était
chef de bataillon à l'état-major de Lyon et que je remplis-
sais les fonctions peu enviées d'officier d'ordonnance du
gouverneur de Briançon. Je l'avais retrouvé à Paris,
commandant militaire du Palais Bourbon et directeur de
l'infanterie au ministère. Entre temps il avait commandé
l'École de Saint-Maixent. Nous étions à cette époque en
excellents termes. A maintes reprises, le matin, au bois,
il m'arrivait de faire demi-tour quand je le rencontrais
et de l'accompagner jusqu'à la fin de sa promenade à che-
230 AVEC JOFFRE D'AGADIR A VERDUN

val. Je le retrouvais aussi chez le général Valabrègue,


chef de cabinet du ministre.
Le général Sarrail donnait l'impression d'un homme re-
marquablement intelligent et énergique, d'esprit très vif,
avec un mélange de brusquerie et de finesse. Malheureu-
sement ses actes étaient le plus souvent guidés par des préoc-
cupations tout à fait étrangères au service. D'idées avan-
cées, mais surtout anticlérical militant, il n'envisageait les
questions militaires qu'au double point de vue de la poli-
tique et de la religion. On était ou on n'était pas « des siens ».
Ce sectarisme, ouvertement déclaré quand il était au minis-
tère, avait naturellement soulevé contre lui un grand nom-
bre d'officiers de son arme, qui en avaient été ou s'en
croyaient les victimes. Il était, en somme, capable du
meilleur ou du pire suivant les inspirations que lui dic-
taient ses préoccupations dominantes.
Parti, à la mobilisation, comme commandant du 6e corps,
il avait, dès le 30 août, remplacé le général Ruffey dans le
commandement de la 3e armée et s'était fort bien montré
au moment de la Marne, en se maintenant devant Verdun,
dans des conditions très difficiles. Puis son attitude pendant
la période de stabilisation avait donné lieu à de nombreuses
critiques, peut-être exagérées par l'esprit de parti et dont
j'ignore la valeur réelle, car je n'ai jamais eu, au G. Q. G.,
à m'occuper de cette partie du front. Son remplacement
avait été demandé par le général Dubail, commandant le
groupe d'armées dont il dépendait. Il avait conçu contre
ce général et contre le général Joffre des sentiments de
rancune dont je devais bientôt constater la profondeur.
Quand l'armée d'Orient fut mise sous l'autorité directe
du général Joffre, le général Sarrail ressentit particuliè-
rement l'amertume de cette dépendance et ne s'en cacha
pas. Affectant une attitude correcte, s'observant pour ne
jamais dépasser les limites qui séparent la stricte obéis-
sance de l'indiscipline déclarée, il cherchait par tous les
moyens, sinon à s'en affranchir officiellement, tout au moins
DANS LE PROCHE ORIENT 2311
à la rendre pratiquement illusoire. Il avait en outre con-
servé avec certains milieux politiques des relations étroites ;
il les assurait par l'envoi régulier d'officiers de son cabinet,
qui faisaient constamment la navette entre Salonique et
Paris, mais sans jamais pousser jusqu'à Chantilly, dont ils
devaient ignorer l'existence.

« 12 décembre. — Nous embarquons à 16 heures. Comme


la rade de Toulon est fermée la nuit, nous allons faire les
bouchon à l'Estaque, pour attendre le lever du jour.

« 13 décembre. — A 8 heures, nous entrons dans la petite


rade de Toulon. Rien ne paraît. Sur mes instances, car j'ai
hâte de partir, le commandant Japy, commandant le
Sauf Anna se décide à envoyer un officier prévenir la
marine de notre arrivée. Au bout de quelques heures, un-
remorqueur nous amène une gabarre portant 35 sacs de
pommes de terre et une barrique de vin. C'est pour un tel
fret, que l'on eût pu si facilement expédier de Toulon à
Marseille par chemin de fer, que le Sant'Anna — 14.000
tonnes — perd vingt-quatre heures représentant pour le
moins une dépense de quelques mille francs ! Nous devions
également embarquer des canonniers pour servir les deux
57mm italiens et les quatre 47mm que l'on nous a généreu-
sement accordés pour nous défendre contre les sous-marins,
L'Amirauté les a tout simplement oubliés. A la dernière
minute, on racole dans la cour de la caserne des équipages
de la flotte quelques braves mathurins, et l'on nous les
expédie, dès qu'ils ont fait leur sac. Inutile de dire qu'ils
n'ont jamais vu les canons qu'ils sont appelés à servir et
n'ont aucune idée de leur maniement.
« L'Administration de la Marine est une belle chose, sur-
tout en temps de guerre !

« Malgré le mauvais temps, une avarie de machines et


la rencontre d'un submersible qui inquiéta fort notre com-
'232 AVEC JOFFRE D'AGADIR A VERDUN

mandant, mais fut reconnu plus tard comme étant de


nationalité française, le voyage se fit sans incidents nota-
bles. Les sous-marins nous laissèrent tranquilles et ce fut
fort heureux, car nos moyens de défense étaient illusoires
et les passagers si nombreux que leur sauvetage, en cas
d'attaque, eût été à peu près impossible (1). Le 18 au ma-
tin, nous pénétrions dans le port de Salonique, par un
temps de brume tout à fait septentrional.

« 18 décembre. — Sitôt débarqué, je me présente au gé-


néral Sarrail. Accueil non pas froid, mais glacial. « Je suis
avisé de votre visite, me dit-il, j'ai donné des ordres
pour que vous ayez toute liberté dans l'accomplissement
de votre mission. » C'est tout, même pas le geste de me
tendre la main. Naturellement, son état-major se tient
dans une réserve absolue, et Daille et moi avons quelque
difficulté à nous installer. Salonique est en effet une vraie
fourmilière. Les rues, où la boue atteint des hauteurs in-
soupçonnées en Europe occidentale, débordent de trou-
piers français, anglais, grecs. On rencontre les accoutre-
ments: les plus extraordinaires, on entend toutes les lan-
gues, même le français : c'est la tour de Babel.
« Mais tout se tasse et, dès l'après-midi, nous pouvons
commencer à travailler.
« Les troupes françaises viennent seulement de rentrer
de Serbie et d'après les premiers renseignements, leur re-
traite a été pénible. Pays impossible, froid extrême. Le
défilé de Demir-Kapou, où la voie du chemin de fer de
Belgrade a peine à trouver place à côté du Vardar, a laissé
à tous un souvenir ineffaçable. Malgré les restrictions et les
sous-entendus, on a dû y laisser pas mal de matériel.
« C'est à peine si la troupe commence à se remettre et
si l'organisation défensive du camp retranché est ébauchée.
Je m'en aperçois immédiatement en visitant la base de

(1) Le Sant'Anna fut coulé quelques mois plus tard.


DANS LE PROCHE ORIENT 233

ravitaillement. Tout est à faire et les moyens manquent.


Dès mon retour au bureau de l'État-Major, j'envoie au
G. Q. G. par télégramme une demande urgente de matériel
pour les services du Génie, de l'Intendance et de Santé.
En mettant tout au mieux, il ne sera pas ici avant quinze
jours.

« 19 décembre. — Étude détaillée de ce port qui a été


l'objet de tant de discussions avec les Anglais. En réalité,
nous avions raison et ses installations, à condition de les
compléter et de les perfectionner, seront suffisantes pour
un corps de 150.000 hommes, et même pour des effectifs
beaucoup plus élevés. De ce côté déjà, on signale des
difficultés avec les autorités grecques. Longue conversa-
tion avec l'amiral Gauchet et l'amiral de Bon,

« 20 décembre. — Tournée sur le front. Nous occupons


la partie ouest (divisions Regnault, Bailloud et Leblois).
Le pays est entièrement dévasté et ruiné. Les luttes conti-
nuelles qui s'y livrent depuis des années, on pourrait dire
des siècles, Pont vidé de ses habitants. Une seule route
empierrée et dans un état déplorable : les ponceaux mena-
cent ruine. Tout est à faire au point de vue des commu-
nications et ce sera un travail formidable. Quand dispo-
sera-t-on du matériel nécessaire ? Il va falloir des kilomètres
et des kilomètres de voie étroite. Le pays ne produit ni
une pierre, ni un morceau de bois.
« Halte à Topci (déjeuner avec le général Bailloud), à
Watiiuck, et dans le campement du 175e régiment d'in-
fanterie. L'installation de la troupe tout à fait rudimentaire.
C'est de ce côté qu'il faut porter les premiers efforts. L'hi-
ver est très dur et Pété brûlant.
« Le tracé de la ligne de défense paraît rationnel, mais
la ligne elle-même n'existe qu'à l'état d'ébauche. »

En rentrant à Salonique, j'appris avec surprise que le


234 AVEC JOFFRE D'AGADIR A VERDUN

général de Castelnau venait d'arriver. L'officier qui l'ac-


compagnait m'expliqua la cause de cette visite inattendue.
A Paris, l'agitation à propos de Salonique allait en aug-
mentant. Des renseignements, dont l'origine était facile
à deviner, exagéraient les difficultés rencontrées dans l'ex-
pédition en Serbie et les. pertes, en réalité légères,
subies au cours de la retraite. On parlait d'une attaque
imminente des armées austro-bulgares, avec la complicité
de la Grèce, dont les troupes se joindraient à celles de
l'ennemi. Le général Joffre, naturellement assez ému de
cette agitation, avait fait partir le général de Castelnau par
les voies les plus rapides (train spécial jusqu'à Tarente
et ensuite un de nos meilleurs croiseurs, l'Ernest-Renan).
Il devait lui rapporter immédiatement une impression
d'ensemble sur la situation. Peut-être aussi avait-il saisi
une occasion d'affirmer à tous son autorité directe sur l'ar-
mée d'Orient. En tout cas, le choix du général de Castelnau
pour une mission qui devait le mettre en contact avec le
général Sarrail, l'héritier des Chouans en tête-à-tête avec
celui des Jacobins, était bien fait pour montrer qu'aux
yeux du généralissime les sentiments et surtout les passions
personnelles devaient se taire devant les intérêts supérieurs
du pays.
Les deux généraux, ainsi que le chef d'état-major et
quelques officiers spécialistes, étaient encore en conférence
quand j'arrivai dans les bureaux. Du fait de ma mission, je
me crus autorisé à entrer et à assister à la fin de la séance
où tout se passa avec une correction parfaite. On examina
toutes les questions militaires et politiques en suspens.
— « Et le roi Constantin, demanda le général de Castel-
nau en s'adressant au général Sarrail, qu'en faites-vous?
Il est la cause de toutes nos difficultés. »
— Mais oui, mon on m'a même proposé de
général,
hâter ou de provoquer son départ, mais j'ai refusé; à
mon avis, de tels procédés sont indignes de nous, même
dans les circonstances actuelles.
DANS LE PROCHE ORIENT 235
— « Vous avez raison,
soupira le général de Castelnau,
tout à fait raison. Il y a bien le vieux dicton : salus populi,
suprema lez erto... Enfin... n'en parlons plus!... »

Qui aurait jamais dit, observa le général Sarrail,
avec un sourire, que ce serait moi le défenseur du trône.
Pour la première fois les visages se détendirent et l'at-
mosphère devint plus légère dans le bureau du commandant
de l'armée d'Orient.
Le soir, j'exposai au général de Castelnau les premiers
résultats de mon enquête. Ils confirmaient son impression
d'ensemble : tout était à faire; mais, en se mettant immé-
diatement à l'oeuvre et à condition de disposer du matériel
nécessaire, la situation pouvait se transformer rapidement.
Il me prescrivit, de la part du général Joffre, de terminer
ma visite des installations de la défense et, au retour, de
m'arrêter à Athènes et à Rome pour consulter nos repré-
sentants sur la situation générale. Il repartit le lendemain
sur l' Ernest-Renan.

« 21 décembre. — Tournée sur le front anglais, par Ay-


vali et Langaza. L'organisation défensive est encore plus
rudimentaire que dans notre secteur. Les Anglais sont
avant tout désireux de s'installer confortablement. Peut-
être ont-ils raison. Au retour, visite du parc d'aviation —
tout est encore dans la boue — ce qui n'empêche pas de
travailler ferme (commandant Denain).

« 22 décembre. — Journée d'informations politiques.


Le matin, conférence avec le Consul de France. Il me dépeint
les difficultés de la situation. Nous sommes campés dans
une ville étrangère, où fourmillent les éléments les plus
disparates et les plus dangereux. On lui signale constam-
ment l'infiltration de Bulgares ou de Turcs. Il y a des
armes et des explosifs cachés partout. En outre, les auto-
rités civiles, obéissant à un mot d'ordre, ne satisfont nos
demandes qu'avec une répugnance visible et après d'in-
236 AVEC JOFFRE D'AGADIR A VERDUN
terminables atermoiements. L'installation des troupes et
des services rencontre, de ce fait, les plus grands obstacles.
On nous fait la grève perlée.
« Déjeuner avec le colonel Descoins, commandant la
place, et M. Argyropoulo, ancien préfet de Salonique, du
temps de Vénizelos. M. Argyropoulo est entièrement des
nôtres. Il a fait toutes ses études en France et une partie
de sa famille est française : sa soeur a épousé Guy de Wendel.
Il m'expose la situation intérieure de la Grèce. Il y a de
nombreux partisans de l'Entente, mais qui sont surveillés
et traqués. On les fait même disparaître, quand on le peut
sans scandale. Les officiers emboîtent le pas derrière le
Roi et la Reine Sophie et la grande masse laisse faire.
Constantin — le tueur de Bulgares — est encore populaire.
Il me confirme l'influence sur l'opinion publique de la
vieille prophétie disant que ce sera sous une Reine du
nom de Sophie que Constantinople fera retour à la Grèce!...
Seule une action très énergique mettra l'Entente à l'abri
des embûches qu'on lui tend de toutes parts.
« A une table voisine déjeune M. Politis (1), directeur
des Chemins de fer, ancien élève de notre École polytech-
nique. On échange quelques mots. Lui aussi est en prise
avec des difficultés inextricables. Il fait ce qu'il peut pour
faciliter nos transports de troupes et de matériel, mais il
se heurte à des résistances venant d'en haut comme du
personnel d'exécution. En se plaçant au point de vue
technique, il est d'ailleurs presque impossible de faire face
à la situation actuelle avec un réseau défectueux et d'un
rendement dérisoire.
« Dans l'après-midi, long entretien avec le Père Lebry,
supérieur des Lazaristes, à qui j'avais adressé un mot, de
la part de M, William Martin. Depuis trente-cinq ans dans

(1) Son frère a été professeur à notre École de Droit à Paris. Il fut l'un des
fondateurs du tribunal international de La Haye. Il est aujoud'hui ministre
de Grèceen France.
DANS LE PROCHE ORIENT 237
la Péninsule, le Père Lebry connaît admirablement la
psychologie de ses habitants. Il ne se fait aucune illusion
sur la possibilité d'obtenir une collaboration sincère et
durable des populations chrétiennes qui s'y heurtent
depuis des siècles. Il termine, en souriant, par cette affir-
mation un peu surprenante dans sa bouche : « Au fond, ce
« qu'il y a de mieux dans les Balkans, ce sont les Turcs et
« ma solution, c'est Constantinople à la Turquie ! »

« En fin de journée, conversation avec le lieutenant-


colonel Tricoupis, chef d'État-Major du corps d'armée grec,
en garnison à Salonique (1). Il est tout à fait passé du côté
de nos ennemis. Je m'en aperçois dès les premiers mots.
« Pourquoi restez-vous ici? Vous allez être attaqués par
« une puissante armée austro-bulgare (thème connu). Sans
« compter que sur votre frontière même vous êtes sous la
« menace d'une poussée formidable de l'armée allemande.
« Vous n'avez pas trop de tout votre monde pour tenir. »
Je ne cache pas à mon interlocuteur ma façon de penser
à son égard et la lui manifeste dans des termes si vifs que
la légère difficulté de parole dont il souffre d'habitude, se
transforme en un bégaiement tel qu'il ne peut plus pro-
noncer un mot.
« Pour me remettre, je vais voir le commandant Racti-
van, mon ancien élève de l'École de guerre, avec qui j'avais
eu des relations excellentes. J'ai la satisfaction de trouver
un ami fidèle de la France qui pleure sur le « déshonneur que
« la conduite du Roi inflige à l'armée grecque. »

(1) J'avais beaucoup connu Tricoupis en France, où il avait été successive-


ment sous-lieutenant dans un régiment d'artillerie du Mans, élève à l'Ecole
de Fontainebleau, puis à celle de Saumur. Il avait enfin suivi les cours de
l'École de Guerre. Nous le considérions tout à fait comme un camarade, à
qui rien n'était caché. En 1922, le générai Tricoupis fut mis, dans les derniers
jours de la campagne d'Asie-Mineure, à la tête de l'armée hellénique. Il fut
emporté dans la tourmente qui mit fin aux espérances de la Grècesur la rive
orientale de la mer Egée.
Troismois après notre entrevue de Salonique, je me suis souvenu à Verdun
des paroles de Tricoupis. Il était bien renseigné sur les projets allemands.
238 AVEC JOFFRE D'AGADIR A VERDUN
« En somme, de ces consultations diverses, se dégage une
idée assez nette de notre situation actuelle à Salonique.
« Nous avons imposé notre présence à la Grèce. Si elle
renferme de nombreux éléments qui nous sont favorables,
il n'en est pas moins vrai que son Gouvernement est à
l'entière dévotion de l'Allemagne. Il ronge son frein, car
nous pouvons affamer le pays, mais ses agents font tout
leur possible pour entraver notre action. En outre, son
armée est mobilisée. Elle occupe tous les points straté-
giques, sur la frontière, à Salonique même. La question
est donc de savoir si, menacés par derrière, nous serons
attaqués sur notre front, où tout est encore à créer. La
situation deviendrait alors angoissante, mais il ne semble
pas que cette hypothèse doive se réaliser pour le moment.
Nous nous sommes retirés de Serbie sans être sérieusement
pressés. La marche en avant d'importantes masses autri-
chiennes ou allemandes n'est guère vraisemblable dans les
circonstances actuelles et, s'ils ne sont pas fortement épaulés,
les Bulgares se tiendront tranquilles. Ils occupent les ter-
ritoires qu'ils convoitaient et ne demandent rien de plus.
Les Turcs non plus ne bougeront certainement pas. Dans
un mois d'ailleurs, à condition de travailler, la situation
sur notre front peut devenir très forte.
« Si nous n'avons pas de soucis de ce côté et, s'il ne reste
que les difficultés avec le Gouvernement grec, on pourra les
résoudre avec du doigté et de l'énergie. Le général Sarrail
a toutes les qualités voulues pour réussir dans cette tâche.

« 23 décembre. — Dans la matinée, mise en ordre de mes


notes, rassemblement dans les bureaux de l'État-Major
des rapports et des demandes qui n'ont pu faire l'objet
de télégrammes et préparatifs de départ.
« Après le déjeuner, visite d'adieu au général Sarrail,
aussi peu aimable qu'à l'arrivée, et à 15 heures embarque-
ment sur le Tirailleur, un torpilleur que l'amiral Gauchet
a bien voulu mettre à ma disposition, faute d'autres moyens
DANS LE PROCHE ORIENT 239

pratiques d'aller à Athènes. Le lieutenant de vaisseau


Mottez, qui le commande, nous accueille en camarades. Il
est enchanté de faire un petit tour qui le distraira de la
garde monotone qu'il monte devant les filets et les barrages
du port de Salonique.

« 24 décembre. — Arrivée au Pirée, au lever du soleil,


qui dore les marbres roux de l'Acropole. Les souvenirs
classiques reviennent à la mémoire. Mais nous ne sommes
pas ici en croisière touristique.
« Aussitôt débarqués, nous montons à Athènes par le
chemin de fer. A la « Maison de France », je retrouve le
lieutenant-colonel Braquet, attaché militaire, un ancien
compagnon d'exil à Briançon. Il me présente au ministre,
M. Guillemin. D'après M. Guillemin, les mailles du réseau
dont l'Allemagne enveloppe la Grèce se resserrent tous
les jours. La censure, la police, la T. S. F. sont actuelle-
ment à l'entière disposition de la Légation allemande. A
son avis, nous devons nous tenir tranquilles, tant que la
situation ne sera pas complètement assurée à Salonique.
Mais alors, agir : pas de déclaration écrite, des actes. Les
moyens de coercition sont entre nos mains, il faudra les
mettre en oeuvre, sans hésiter. La lutte est engagée de ce
côté entre l'Allemagne et nous sur un terrain où nous
pourrons avoir tous les atouts. Nos ennemis le sentent
bien d'ailleurs, sans quoi le Kaiser aurait depuis longtemps
obligé son beau-frère à prendre officiellement parti dans le
conflit. En sortant du bureau de M. Guillemin, conférence
avec le commandant de Roquefeuille, attaché naval, sur
l'organisation austro-allemande du ravitaillement des sous-
marins en Méditerranée orientale. Ils ont racolé partout
des agents et ont organisé de nombreux dépôts d'essence.
Tout les favorise : configuration des côtes où l'on trouve
partout des rades parfaitement abritées, nombreuses îles
en bordure des principales routes maritimes, facilité d'uti-
liser, pour les ravitaillements, les innombrables petits
240 AVEC JOFFRE D'AGADIR A VERDUN
voiliers grecs qui sillonnent la mer Egée, etc... Il estime
que nos pertes iront sans cesse en grandissant, si on ne
prend pas des mesures de défense efficaces. Faute de
moyens, celles qui existent actuellement sont presque
illusoires. Les Anglais, dont les ressources maritimes sont
infiniment supérieures aux nôtres, sacrifient tout à la mer
du Nord et à la Manche.
« A ce point de vue, le commandant de Roquefeuille,
n'a rien à m'apprendre. Après un rapide déjeuner avec
M. Guillemin, et une visite non moins rapide à l'Acropole,
nous partons à la nuit tombante. Dans la soirée traversée
du canal de Corinthe.

« 25 décembre. — Arrivée à Brindisi, à 15 heures, sans


incident. Trouvé là, en carafe, la mission du général de
Mondésir, chargée de faire la liaison avec l'armée serbe.
Le Roi Pierre est à Brindisi, traité moins en hôte qu'en
prisonnier. D'ailleurs les Italiens ne cachent pas leurs
sentiments vis-à-vis des Serbes, qu'ils considèrent comme
des ennemis. Sous prétexte de se prémunir contre les
maladies contagieuses, ils leur ont interdit de retraiter
sur Vallona et Durazzo, et ont déclaré que si des éléments
passaient outre à cette défense, ils les recevraient à coups
de fusil. Ils auraient même arrêté et confisqué à leur profit
des bateaux chargés de farine et de blé que les Gouverne-
ments anglais et français envoyaient à Saint-Jean-de-
Medua pour le ravitaillement des fugitifs, dès leur arrivée à
la côte. Il faut espérer que ce n'est là qu'un faux bruit,
et que la haine de peuple à peuple — même en Méditer-
ranée — ne va pas jusque-là.
« Partis le soir de Brindisi, nous arrivons à Rome le
26 au matin.

« 26 décembre. — Au palais Farnèse, je trouve l'attaché


militaire, le colonel François, qui m'introduit auprès de
M. Barrère. L'ambassadeur me fait un tableau lumineux
DANS LE PROCHE ORIENT 241

de la situation. L'entrée en action de l'Italie a été enlevée


presque par surprise. La majorité du pays voulait la neu-
tralité. Sans doute elle hait l'Autriche, mais elle est, au
fond, en admiration devant la force allemande et elle la
craint. En entrant dans l'Entente, l'Italie a voulu faire
une bonne affaire, plus avantageuse que le maintien de
son union avec les Empires centraux. Maintenant que les
choses traînent, il y a du mécontentement un peu partout.
La combinaison ne rend pas. Il faut que nous évitions soi-
gneusement de heurter l'opinion publique italienne au
sujet de la Serbie.
« Départ à 11 heures du soir. Sur le quai de la gare, le
colonel François m'annonce qu'on a décidé de transporter
les débris de l'armée serbe en Tunisie, où elle sera dans
de bonnes conditions pour se reconstituer.

« 28 décembre. — Rentrée à Paris et à Chantilly. »

AVECJOFFRE 16
CHAPITRE IV

A SALONIQUE — DEUXIÈME MISSION

Janvier 1916.

Les premiers jours de ma rentrée au G. Q. G. furent


employés à la rédaction de rapports sur la mission dont
j'avais été chargé et à des comptes rendus verbaux dans
les ministères, Guerre, Marine, quai d'Orsay. Je me mis
également au courant de la situation générale qui n'avait
pas subi de grands changements dans les trois dernières
semaines. La question de l'armement de l'armée russe
restait aussi décevante. Ils demandaient 1.200.000 fusils
et en avaient reçu 250.000 de la France et du Japon.
Arkhangelsk bloqué à fond par les glaces, les communica-
tions avec notre alliée de l'Est se trouvaient à peu près
inexistantes. Ne parlait-on pas d'utiliser la voie Cap de
Bonne-Espérance —Dalny?
La suppression de la Section d'études me rendait
disponible. Je pensais immédiatement à retourner sur le
front où je n'avais fait qu'une vague apparition, dans un
« secteur privé de feux », comme on disait. Le printemps
1916 ramènerait certainement l'activité sur toute la ligne.
Je m'abouchais à cet effet avec le commandant Bel. En
attendant une affectation, je me proposais de rester quel-
ques jours dans un repos relatif.
Le 3 janvier, on apprit que des bombes avaient été lan-
cées sur Salonique. Par représailles, le général Sarrail
244 AVEC JOFFRE D'AGADIR A VERDUN
avait fait arrêter les consuls des puissances ennemies,
d'où grosse émotion en Grèce.
Le 4 et le 5, le général Sarrail signale la concentration
de troupes sur la frontière grecque. Il estimait que les
chances d'attaques augmentaient. Le lendemain, le général
Joffre me faisait appeler.
« Il semble qu'une action se prépare contre Salonique,
me dit-il. D'après vos comptes rendus, l'organisation de la
défense n'était encore qu'ébauchée il y a une huitaine de
jours. Vous m'avez dit que vous croyiez possible de la ren-
dre sérieuse en quelques semaines. Nous avons envoyé à
Sarrail tout le matériel qu'il a demandé ou que vous
. avez demandé pour lui. Son armée est renforcée. En
somme, il a tout ce qu'il voulait, sauf deux divisions et
encore, la division Brulard (1) qui se refait à Mytilène,
n'est pas loin, s'il est attaqué. »
Et, aussi tranquillement qu'il m'eût prescrit d'aller à
Compiègne ou à Senlis, il ajouta : « Vous allez retourner
là-bas. Voyez à fond tout le front, y compris celui des
Anglais et rendez-moi compte par télégramme de l'état de
la défense. En revenant, s'il ne s'est rien passé qui vous
retienne à Salonique, arrêtez-vous à Corfou pour me dire
votre impression sur l'armée serbe », et il termina : « Ta-
chez d'amadouer Sarrail, vous lui porterez le cordon de
Grand-Croix de la Légion d'honneur, cela lui fera plaisir et
il se détendra peut-être. A votre retour, on tâchera de
vous caser de façon intéressante. »
Les jours suivants, je fis mes préparatifs de départ et
le 13, dans la journée, je m'embarquai à Marseille sur le
Lutétia, le beau paquebot de la Compagnie Sud-Atlan-
tique. Un accident de T. S. F. nous empêcha de nous mettre
en route le soir même; mais le 14 au matin, nous prîmes
définitivement le départ et le Lutétia, à sa vitesse maxima
de 19 noeuds, sa seule sauvegarde contre une attaque de

(1) Qui achevait de se rembarquer aux Dardanelles.


DANS LE PROCHE ORIENT 245

sous-marins, nous mit à Salonique en moins de quatre


jours. Le 17 au soir, nous entrions dans le port.

« 18 janvier. — Débarquement. L'accueil de Sarrail,


qui avait été froid à mon premier voyage, est cette fois
violent. Il s'élève avec colère contre le G. Q. G. qui ne
lui accordera les renforts qu'il demande que quand il sera
trop tard. La vue du Grand cordon que je lui apporte, ne
le calme que de façon toute passagère...
« En sortant de son bureau, soupir de soulagement. Je
m'installe à l'hôtel et vais faire une tournée d'arrivée chez
le consul et les amiraux. De bons camarades, le colonel
Fillonneau, le général Dauvé, qui commande l'artillerie,
se montrent compatissants pour ma solitude et m'accueil-
lent à leur table.
« Première impression rassurante : l'expulsion des consuls
ennemis et surtout la destruction du pont de Demir-Hissar
ont mis les Grecs hors d'eux mais leur ont inspiré de salu-
taires réflexions. D'autre part, il y a bien eu des rassem-
blements nouveaux sur la frontière, mais, jusqu'à présent,
il n'y a pas d'indice d'une attaque prochaine. »

En deux mots, voici ce qui s'était passé à propos de ce


pont sur lequel le chemin de fer Salonique —Constantinople
(la seule ligne reliant Salonique à l'intérieur, en dehors
de celle du Vardar) franchit la Strouma.
Inquiet des rassemblements qu'on lui signalait dans la
vallée de cette rivière, qui est la grande voie d'accès de
Bulgarie en Macédoine, n'ayant aucune confiance dans les
troupes grecques en couverture, qui pouvaient d'une heure
à l'autre se transformer en avant-gardes des armées
d'invasion, le général Sarrail résolut de prendre de ce
côté la seule mesure de précaution réellement efficace qui
fût à sa disposition. Le 12 au soir, un fort détachement
français quittait Salonique par train spécial et le 13 au matin
mettait la main sur le pont. La compagnie grecque qui
246 AVEC JOFFRE D'AGADIR A VERDUN
le gardait, stupéfaite, n'eut pas l'idée de tenter une résis-
tance quelconque. Quelques heures plus tard, le pont
sautait. Sa destruction devait apporter une gêne considé-
rable à l'ennemi, en cas d'une attaque convergente sur
Salonique.

« 19 janvier. — Commencement des tournées sur le front.


Je prends la ligne par l'ouest (bas Vardar). Le général
Regnault, commandant la division, m'accompagne à cheval
dans la visite de la gauche de son secteur. On a beaucoup
travaillé depuis trois semaines. Il y a des tranchées, des
abris. Les défenses accessoires ne s'organisent que lente-
ment. Quoi qu'on fasse, on n'arrive à transporter en avant
que des quantités insuffisantes de matériel.

« 20 janvier. — Fin du seoteur de la division Regnault.


Mêmes constatations que dans l'autre partie du secteur.
Déjeuner à Doganzi, avec Topart, qui commande une bri-
gade.

« 22 janvier. — Secteur de la division Bailloud. Les tran-


chées sont faites. Le général — soixante-huit ans — les
franchit devant moi comme un jeune homme et se retourne
pour me tendre galamment la main. La ligne de feu a
dès maintenant une force de résistance réelle. Partis à
8 heures, nous mettons pied à terre à 1 heure, gelés et
mourants de faim. Je retrouve Reginald Kann (1), l'écri-
vain militaire bien connu, qui fut correspondant de l' Illus-
tration pendant la guerre de Mandchourie. Après le déjeu-
ner, quand nous reprenons notre voiture pour rentrer à
Salonique, nous voyons le général Bailloud, couvert de
peaux de moutons, remonter à cheval, pour une nouvelle
tournée. La résistance physique de cet homme est extra-
ordinaire.

(1) Mort au Maroc,en 1925. Il était ancien Saint-Cyrien.


DANS LE PROCHE ORIENT 247
« 22 et 23 janvier. — Secteur de la division Leblois, à
cheval sur le Galiko. Pour la rejoindre, on n'a rien trouvé
de mieux que de me faire voyager en dreysine, par un
froid de 10° au-dessous de zéro, et un vent du nord, cousin
germain du mistral. En somme, le front français est cons-
titué. L'armement serait insuffisant si on avait à résister
à une attaque disposant d'une puissante artillerie lourde,
largement approvisionnée. Mais il est bien peu probable
que l'assaillant puisse amener des moyens comparables à
ceux qu'il met en action sur le front occidental. On a beau-
coup travaillé aux routes. Le réseau se complète tous les
jours. »

Les 24 et 25 janvier furent consacrés à la visite du front


anglais. Le général Mahon, commandant l'armée britan-
nique qui devait y faire une inspection, avec le général
Howell, son chef d'état-major, avait bien voulu m'inviter
à l'accompagner. Nous partîmes de grand matin et le soir,
après avoir changé quatre fois de chevaux et couvert
85 kilomètres, nous arrivions à l'extrême droite de la ligne,
au golfe d'Orfano. Nous avions suivi dans toute sa largeur
la dépression qui sépare du continent la péninsule de Chal-
cidique et que jalonnent les beaux lacs de Langaza et de
Bezik. Par là passait la grande voie romaine de Durazzo
à Constantinople par Thessalonique. Elle est maintenant
réduite à une simple piste.
Je trouvai l'organisation du front anglais moins avan-
cée que la nôtre, et surtout conçue de façon trop primitive.
Heureusement le secteur — trop étendu pour les forces
dont ils disposaient (5 petites divisions, affaiblies par une
quantité de corvées et de services) — se trouvait protégé
en partie par les lacs. Une attaque sérieuse de ce côté
ne paraissait d'ailleurs pas probable, elle n'eût mené à
rien.
Malgré un accueil très cordial, la nuit au camp d'Orfano
fut pénible. Comme abri, une tente, avec quelques roseaux
248 AVEC JOFFRE D'AGADIR A VERDUN

comme lit, une couverture de cheval pour me réchauffer,


une selle comme mobilier et 5 degrés au-dessous de zéro !
Le général Mahon n'était d'ailleurs pas mieux installé. Les
Anglais adorent le confortable, mais ils ne savent pas pra-
tiquer aussi bien que nous le système D.
Le lendemain matin, visite des lignes de défense de la
droite du secteur et retour facilité par l'emploi d'une
vedette sur le lac de Bezik. Néanmoins, le soir, j'étais
fourbu.

« 26 janvier. — Le général Sarrail, poursuivant sa poli-


tique de gages et d'intimidation, prépare aux Grecs une
nouvelle surprise. Il va mettre la main sur le fort de Kara-
boroum qui tient sous son feu le port et la rade de Salonique.
Visite détaillée du grand parc, des établissements de la
base et du camp de Zeitenlick. Il y a encore beaucoup à
faire, malgré l'importance de l'oeuvre déjà accomplie.
Télégramme au G. Q. G. au sujet des envois de matériel.

« 27 janvier. — Le matin, visite de la partie du front


anglais qui touche le nôtre : Langaza et Demir Glava.
Grosse animation. Mais dans l'ensemble, il y a retard sur
nous. L'opération de Karaboroum est pour demain matin.
Préparatifs de départ.

« 28 janvier. — L'opération a parfaitement réussi. La


garnison a évacué sans difficulté le fort, dont le commandant
était d'ailleurs absent. Constantin va être hors de lui,
mais nous ne risquons plus d'être pris dans le dos à Salo-
nique même.
« Si l'on avait depuis trois mois montré cette décision,
notre situation dans les Balkans serait tout autre et la
Serbie serait encore vivante.
« Dans la matinée, visite d'adieux au général Sarrail.
Malgré la joie qu'il éprouve de la réussite de son coup de
main, il se montre de plus en plus violent dans ses récri-
DANS LE PROCHE ORIENT 249
minations. Je ne reviendrai certainement plus ici, mais je
plains les camarades du G. Q. G. qui me remplaceront
dans la liaison avec l'armée d'Orient. A 15 heures, embar-
quement. Je retrouve avec plaisir le Tirailleur et le com-
mandant Mottez. En raison de l'incident de Karaboroum
et pour éviter toute apparence de provocation, l'Amiral
Gauchet croit préférable de ne pas montrer nos couleurs au
Pirée d'ici quelques jours et nous filons directement sur
Corfou.

« 29 janvier. — Traversée sans incidents par le canal


de Corinthe et le golfe de Lépante. Devant Corinthe, nous
longeons la côte à la toucher. Au nord se dessinent les
hauteurs du Parnasse. Quel admirable pays et quelle
profonde empreinte a laissée en nous l'éducation classique
de notre jeunesse!
« Pour ne pas arriver avant le jour et trouver le port en-
core fermé, nous passons une partie de la nuit à l'ancre
dans une petite anse d'Ithaque. Au matin, nous sommes à
Corfou.
« Je retrouve la mission de Mondésir. Les premiers ba-
teaux transportant les Serbes sont arrivés. Pour les rece-
voir, le Gouvernement français a envoyé le bataillon de
chasseurs d'Alauzier et ce ne sera pas inutile.
« Rien ne peut en effet donner une idée du spectacle
qu'offrait le lazaret de Vido où on avait réuni les premiers
arrivants; ce n'était pas les débris d'une armée en retraite,
mais les survivants de l'exode de tout un peuple fuyant de-
vant un envahisseur effroyablement haï. Il y avait des vieil-
lards de soixante ans et des enfants de douze. Dans leur re-
traite à travers les montagnes, en plein hiver, par des che-
mins affreux, ils avaient tellement souffert du froid et de
la faim, que l'on croyait avoir des mourants devant soi.
J'en ai vu tomber brusquement pour ne plus se relever;
c'étaient de véritables squelettes, recouverts d'une peau
jaune et terreuse. Le contraste entre cette misère et la
250 AVEC JOFFRE D'AGADIR A VERDUN

splendeur d'un merveilleux pays, éclairé par un clair soleil,


était atroce. »
Et ce sont ces hommes qui, transportés à Bizerte, nourris,
habillés et armés par nous, devaient reprendre leur place
de combattants à l'armée d'Orient et, en 1918, rentrer
les premiers dans leur pays, chassant devant eux les der-
niers de ces Autrichiens qui s'étaient flattés de les asservir
à jamais !
Peuple admirable, d'une vitalité prodigieuse et à qui
l'avenir est largement ouvert, si grands que soient les
obstacles que lui suscite et ne cessera de lui susciter l'Ita-
lie, jalouse de sa grandeur nouvelle, inquiète de le voir
prendre pied sur les rives de cette Adriatique où elle pré-
tend dominer en maîtresse !
L'encerclement de la Yougoslavie est déjà amorcé par
la mainmise de l'Italie sur l'Albanie, par les avances que
le Gouvernement de Rome prodigue à la Bulgarie et à la
Hongrie. Peut-être bientôt les Slaves du Sud auront-ils
encore à lutter pour leur indépendance. Mais, s'ils gardent
leurs précieuses qualités natives de courage, d'abnégation
et de patriotisme, s'ils savent se conserver les alliances,
et les amitiés fidèles qui les soutiennent, ils sortiront vic-
torieux de cette épreuve nouvelle.

« 31 janvier. — Le matin, visite aux camps de Govino


et d'Ipsos, où on a l'intention de rassembler les Serbes,
après qu'ils seront nettoyés et habillés. Leur séjour à
Corfou ne pourra d'ailleurs être que temporaire, faute de
ressources et des moyens nécessaires à la reconstitution
d'une armée. Dès que les unités élémentaires auront été
reformées et que les malheureux seront en état de marcher,
il y aura intérêt à les retirer d'ici.
« Le soir, tournée dans le sud de l'île, où des camps sont
également prévus. Au retour, visite de l'Achilleion, le pa-
lais de l'impératrice Elisabeth, acheté après sa mort tra-
gique par le Kaiser qui y séjournait tous les ans quelques
DANS LE PROCHE ORIENT 251

jours. C'est une belle maison, style grec, dans un site


admirable. Guillaume a fait remplacer la statue de Heine,
le poète préféré de l'Impératrice, mais l'ennemi intime des
Prussiens, par un colossal Achille en fonte, don de je ne sais
quelle chambre de commerce allemande. Il paraît que, le
soir, quand il était à Corfou, de gros projecteurs éclairaient
à toute distance ce vilain produit de l'industrie métal-
lurgique d'outre-Rhin.
« On avait dit que l'Achilleion avait été organisé en
centre de ravitaillement des sous-marins. On n'a trouvé
trace de rien. Quoiqu'il en soit, on va l'utiliser comme
ambulance.

« 2 février. — De Corfou à Brindisi, avec le général de


Mondésir, qui s'est joint à nous et, dans la nuit, voyage de
Brindisi à Rome.

« 3 février. — Séjour à Rome. M. Barrère me reçoit à


nouveau. Il estime que notre occupation de Corfou donne
de l'ombrage à l'Italie. Il insiste sur la nécessité d'une unité
de direction pour la constitution de l'armée serbe. »

Le soir, je me remettais en route et le 4 j'étais à Chantilly.


En arrivant, j'appris tout d'abord ma nomination au
commandement de l'artillerie du 20e corps d'armée. C'était
un poste de choix, qui devait me permettre d'assister et
de prendre une part active à toutes les grandes opérations
futures. Le 20e corps n'était pas de ceux que l'on laisse en
arrière quand la bataille est engagée. Immédiatement
après, visite au général Joffre, que je trouvai rassuré sur
la capacité de défense de Salonique, mais qui me parut
préoccupé des résistances sourdes qu'il sentait autour de lui
et surtout dans les milieux gouvernementaux. Le lende-
main, comptes rendus à M. Briand et au général Galliéni.
L'impression que m'avait causée le ministre quelques mois
252 AVEC JOFFRE D'AGADIR A VERDUN

auparavant fut encore plus forte. C'était évidemment


un malade, un grand malade.
Le 9 et le 10, je fis mes préparatifs de départ. Au déjeu-
ner d'adieu chez le général Joffre, je retrouvai le général
Lyautey, de séjour en France. La conversation tomba sur
le général Mangin. « Mangin, s'exclama le général Lyautey,
je le connais bien : on peut lui obéir, on ne peut pas le
commander. » Jugement profondément vrai, comme de-
vaient le prouver les événements du printemps 1917.
Avant de me mettre en route, je fis une tournée d'adieux
dans les bureaux. « Que se passe-t-il de nouveau, demandai-
je au colonel Dupont, qui dirigeait le 2e? — Il se passe que
le 14 nous serons attaqués à Verdun (1) et que le 20e corps
sera immédiatement appelé en renfort. »
Je partis après déjeuner. Je me souviens qu'à ce dernier
repas à Chantilly, on me présenta un jeune sous-lieutenant,
désigné pour remplacer Puaux dans la confection du com-
muniqué. Il s'appelait de Pierrefeu et a su depuis la guerre
tirer parti de son séjour au G. Q. G. et de la confiance qu'on
lui avait témoignée.

Dès mon arrivée à Moyen, près de Gerbéviller, je com-


muniquai au général Balfourier, commandant le corps
d'armée qui y était au repos, les prévisions de Dupont.
Elles se réalisèrent de point en point. Le 21 au matin,
l'attaque se déclanchait : le même soir, nous recevions
l'ordre de départ. Le 22, nous nous embarquions à Charmes;
le 23, nous arrivions à Vavincourt, et, le 24 février au matin,
nous entrions dans l'enfer de Verdun.

(1) Renseignement parfaitement exact. L'attaque avait été fixée au 14


et fut remise au 21 à cause du mauvais temps.
TABLE DES MATIÈRES

Pages
NOTICE BIOGRAPHIQUE V
INTRODUCTION VII

PREMIERE PARTIE

L'AVANT-GUERRE
(Juillet 1911 à Juillet 1914)

CHAPITRE I. — De l'École militaire au boulevard des


Invalides 3
CHAPITRE II. — Le général Joffre 7
CHAPITRE III. — Le Haut Commandement et les États-
Majors 13
CHAPITRE IV. — La préparation matérielle de la guerre. 25
CHAPITRE V. — Armement de l'infanterie et de l'artil-
lerie 37
CHAPITRE VI. — Les munitions 53
GHAPITRE VII. — La fortification 59
CHAPITREVIII. — Le matériel technique. — Service de
l'Intendance. — Service de Santé. 65
CHAPITRE IX. —L'aéronautique 71
CHAPITRE X. — L'instruction. — Les grandes manoeu-
vres. — Les camps 77
CHAPITRE XI. — La loi de trois ans. — La campagne
de Charles Humbert. 95
CHAPITRE XII. — Le plan XVII. — Le plan W. 105
TABLE DES MATIERES

DEUXIEME PARTIE

DE LA SOMME AUX VOSGES


(Août 1914 à Août 1915)
Pages
CHAPITRE I. — A Paris. — Le prologue du drame
(24 juillet-4 août 1914). 113
CHAPITRE II. — A Vitry-le-François. — Les batailles
des frontières (5 août-1er septembre
1914) 119
CHAPITRE III. — A Bar-sur-Aube et à Châtillon-sur-
Seine. — La bataille de la Marne
(2 septembre-25 septembre 1914). 137
CHAPITRE IV. — A Romilly-sur-Seine. — La course à
la mer (26 septembre-28 novembre
1914) 167
CHAPITRE V. — A Chantilly et dans la Woëvre. — Les
tranchées (29 novembre 1914-août
1915) 179

TROISIÈME PARTIE

DAMS LE PROCHE-ORIENT
(Août 1915 à Février 1916)

CHAPITRE I. — La section d'études de la Défense na-


tionale. — La première année de
guerre dans les Balkans 191
CHAPITRE II. — L'occupation de Salonique. — L'écra-
sement de la Serbie. — La crise
anglo-française (septembre-novem-
bre 1915) 205
CHAPITRE III. — A Salonique. — Première mission
(décembre 1915). ........ 229
CHAPITRE IV. — A Salonique. — Deuxième mission
(janvier 1916) 243
BERGER-LEVRAULT.
IMPRIMERIE - 1932
NANOY-PARIS-STRASBOURG.

Вам также может понравиться