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Aboulâfia

La quête du kabbaliste

par Georges Lahy

Roman

Éditions Lahy

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L’enfant de Tudèle
Chapitre I

Dessinée dans l’aura éclatante des derniers rayons du soleil de Navarre, se dresse la
silhouette rassurante des remparts de Tudèle. Horloge céleste, l’astre décroissant rappelle aux
citadins qu’il est temps de laisser choir leurs labeurs et de regagner leurs foyers. À l’Est de la
ville, l’ouverture de la Porte de l’Alhóndiga donne de l’extérieur l'illusion que le crépuscule a
déjà gagné le cœur de la cité. Étrange sensation que d’observer au même instant le jour et la
nuit.
Le luminaire, émissaire du Dieu unique, rythme au quotidien la vie des habitants, tel un
impérissable point d’harmonie des trois religions. Maître du temps, le soleil dépose pour tous
une ultime ombre horaire sur le cadran solaire de la façade du Château Royal. Alors, dans
une clameur aux sonorités multiples, les trois religions abrahamiques font librement entendre
leurs voix, afin de rendre grâce pour les bienfaits de cette belle journée de novembre 1253.
Le premier à se faire entendre est le Mouaddin (muezzin) de la Grande Mosquée de la
Moreira, située à l’ouest de la citadelle. À son appel, les Mudjares (Maures) laissent leurs
champs horticoles, leurs tanneries et leurs ateliers de ferronneries, pour le temps de la prière
de l’Al-Maghirb. Où qu’ils soient, les dévots se regroupent et déroulent leurs moussalah
avant de se tourner vers La Mecque. Ensuite, ils rentreront chez eux en longeant la rivière
Quieles, pour atteindre plus rapidement la Moreira par la Porte sud d’Aldarares ou par celle
de Saragosse du même côté des remparts.
Concurremment, retentissent les puissantes cloches de l’Église Santa María
Magdalena pour inviter les fidèles à l’office des Vespres (Vêpres). Celles-ci sont
immédiatement soutenues par les toutes nouvelles cloches de la Collégiale Santa Maria[1],
dont la construction, commencée voilà cinquante ans sur l’emplacement de l’ancienne
Mosquée, n’est pas encore terminée. En fond, les douzaines d’autres églises de Tudèle
semblent agiter de simples clochettes. Ceux qui sont à l’extérieur de la ville quittent leurs
champs de vignes et les moulins à eau en suivant les multiples canaux qui irriguent les
champs et la ville, dont les plus fortunés possèdent les droits.
Aux appels sonores des Chrétiens et des Musulmans, les Juifs savent qu’il est temps, à
leur tour, de retourner vers leur Juderia. Certains vers la nouvelle Juderia, dans les pentes du
Château Royal, non loin de San Pedro. En empruntant la Porte Ouest de la Calahorra.
D’autres vers la Juderia antique, fondée en l’An 800, qui se situe entre la Collégiale et le
fleuve Èbre. Ces derniers y accèdent à l’Est par la porte de l’Alhóndiga. Là se trouvent la
grande Synagogue et l’immense bibliothèque de la salle d’étude et de juridiction. Dans la
nouvelle Juderia, se dressent deux petites Synagogues possédant leurs propres salles d’étude.
Les rivières Mediavilla et Quièles sont les deux affluents de l’Èbre qui traversent et
font vivre Tutila[2]. La Rivière Quièles longe l’extérieur des remparts Sud. À l’intérieur, la
Mediavilla scinde la citadelle en deux, de ce fait, les deux Juderias se trouvent chacune sur
une rive : La Judéria nouvelle au Nord, du côté de l’Église Santa María Magdalena et la
grande Synagogue de la Juderia antique sur la rive Sud, près de la Collégiale Santa Maria.
Un pont provisoire a bien été jeté entre les deux, mais seuls les plus téméraires l'empruntent.

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Ce qui laisse une relative autonomie à la nouvelle Juderia face à la stricte autorité du Conseil
des Rabbins et des Adelantados[3] de la rive Sud. En effet, le corpulent abeldin[4] y regarde
toujours à deux fois avant d'en risquer la traversée. Faisant office d’égout, le rio est plutôt
insalubre, les habitants l’appellent Merdancho, il n’est donc pas conseillé d’y plonger. Mais à
cette heure de paix citadine, les Juifs se réunissent pour les prières de l’Arvith, alors que les
premières bougies commencent à s’illuminer.
Vespres, Arvith et Al-Maghirb, trois évocations, un seul soleil. Après le tumulte des
appels, les ferveurs se mêlent. La ville vibre dans l’onde des murmures unifiés,
progressivement absorbés par le son du ruissellement des rivières et du fleuve. Puis, le simple
bruit de l’eau. Le soleil finit d’absorber sa lumière, emportant avec lui les bruits et les
agitations de la cité.
Au même instant, sur le grand pont de l’Èbre, quatre adolescents courent à toutes
jambes. Ils arrivent du hameau outre pont du Traslapuent situé sur la rive Est du fleuve.
— Abraham ! Ghalib ! dépêchez-vous ! Ils vont fermer les portes ! Crie l’un des
garçons en direction des derniers.
— Ce n’est pas ton père le gardien ce soir ? Demande Abraham haletant.
— Si, justement ! courrez plus vite, sinon je vais être bon pour une corvée.
À bout de souffle, ils atteignent la Porte de l’Alhóndiga qui commence à grincer. Les
quatre jeunes Tudilans se faufilent rapidement. Alors qu’ils reprennent leur souffle, l’un des
gardes s’adresse à eux d’un regard sévère et amusé :
— D’un peu vous dormiez à la belle étoile. Iñigo, continue à courir ta mère a besoin
d’aide pour monter de l’eau à la maison.
— Oui, père !
Le garçon se fond rapidement dans l’ombre de l’une des ruelles. Les
artères de la cité sont étroites. Les maisons sont tout en hauteur, étirées en
profondeur et agrémentées de cours et de jardins. Nombre d’entre elles ont
des souterrains qui s’étendent à partir d’une vaste cave où sont entreposés
les fûts de vin et les réserves de grain.
— Capitan, me permettez-vous d’emprunter le chemin de garde du rempart pour
rentrer à la Moreira ?
— C’est bon pour cette fois, Ghalil, mais c’est la dernière. La prochaine fois tu
passeras comme les tiens par la Porte d’Aldarares, sinon je te jette dans le
Merdancho …
— Soyez béni Capitan !
— Hé ! Tu diras à ton père que je passerai demain. La gâchette de mon arbalète a pris
du jeu.
Ghalil s’engage dans un étroit passage à la gauche de l’imposante porte et gravit quatre
à quatre les marches menant au chemin de garde. Il peut ainsi passer sur la rivière et rejoindre
rapidement la Moreria de l’autre côté de la citadelle. Son père est un Maître du fer, il en
connaît tous les secrets par tradition familiale. Contrairement à beaucoup de Musulmans, la
famille Al-Musa a choisi de rester à Tudèle après la Reconqûete. La ville tire un grand profit
de leur immense savoir-faire dans les arts métalliques. À l’origine, les Musulmans vivaient
près de la Mosquée. Mais, pour installer leur autorité, les chrétiens ont détruit cette mosquée
pour construire, en lieu et place, la Collégiale Santa Maria, en réutilisant les pierres de
l’ancien édifice. C’est à cette époque que la Moreira fut déplacée à l’Ouest et qu’une
nouvelle Mosquée fut édifiée.
— Et vous, Shlomoh fils d’Ezra et Abraham fils de Samuel ! J’espère que vous n’êtes
pas encore allés raconter à mon fils que notre Sauveur était un Rabbin. Si c’est le
cas, je vous fais emprisonner sur-le-champ … Je me demande où vous pouvez bien
aller chercher des âneries pareilles.

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Abraham s’apprête à lui répondre, mais Shlomoh tire sa manche en marmonnant
sèchement : « Daï ! ». Ce qui en hébreu signifie : « Arrête ! ». Par rapport à bien d’autres
endroits, Tudèle, ville refuge, est plutôt libre et tolérante, mais il est préférable d’y garder
certains sujets sous silence.
— Aboulâfia ! tu as la chance que ton père, ce brave homme, soit le meilleur fournier
de la ville.
— Et le plus grand érudit ! continue Abraham.
— Après le mien, glisse Shlomoh.
— Moi, je préfère me nourrir de pain que de livres, dit le garde. Allez, rentrez dans vos
Juderias ! D’ailleurs, je ne comprends pas ce que vous y faites, vous n’êtes pas à
Pampelune, ici les Juifs sont libres de vivre où ils le veulent. Non seulement vos
parents s’obstinent à rester dans leur Calle, mais en plus vous avez construit une
seconde Juderia.
— Paix à vous Capitan ! lancent en chœur Abraham et Shlomoh tout en se dirigeant
vers la rivière.
— Shalom, comme on dit dans vos gourbis !
Arrivé à hauteur du pont branlant, Shlomoh se tourne vers Abraham.
— Bon. On se voit à la bar-mitsvah. Tu as révisé la parasha ?
— Je la connais par cœur depuis que j’ai dix ans. Je peux la lire et la chanter à
l’envers.
— Évite de faire ça, parce que je t’en crois capable. Ha-H’esséd Lék’ Abraham.
— Shalom lék’ Shlomoh.
Sans hésitation, Shlomoh traverse le pont avec légèreté. C’est un enfant de la Juderia
antique, ses aïeux s’y sont installés il y a bien longtemps quand celle-ci était sous domination
arabe. Une famille respectée de tisserands et d’artisans textiles. Son père, Ezra Abbas ben
Asher, compte parmi les vingt Adelentados, qui légifèrent et collectent les nombreuses taxes.
Les Juifs et les Musulmans sont libres de mouvements et de cultes, nombre d’entre-eux sont
propriétaires fonciers. Mais cela a un coût, chacune des communautés doit verser de lourdes
charges à son Aljama. La plus grande part est acquittée à l’administration royale, le reste est
pour la solidarité communautaire, ainsi, que l’entretien des bâtiments communs, des salles
d’étude et des Synagogues.
Abraham poursuit son chemin dans la pénombre, en longeant la rive Nord, sa famille
habite dans la Juderia nouvelle. Il remonte la rue de l’Aquaceria. La maison de son père se
trouve près de la Porte de Calahorra. Il passe devant la petite Synagogue où il a l'habitude de
se rendre avec son père depuis son enfance. La lueur des bougies de la salle d’étude dessine
son ombre sur la devanture du boucher de l’autre côté de la rue. Rempli de livres aussi
mystérieux les uns que les autres, le lieu est porteur d’une indescriptible magie qu’Abraham
ressent, mais ne comprend pas. Il aime à venir observer les étudiants, caresser les reliures
usées et surtout se plonger dans la lecture des livres dont ont lui autorise l'ouverture. Mais ce
sont les manuscrits du fond de la salle qui l’interpellent. Ceux-là, il est interdit de les ouvrir.
Un jour où il aidait le shémésh à mettre de l’ordre sur les étagères, il brava les interdits et en
ouvrit un. Il y trouva des mots nouveaux pour lui, d’étranges graphismes, mais surtout des
cercles de lettres, qui depuis ne cessent de tourner dans sa tête. Hélas, le bedo lui arracha
rapidement le livre des mains en lui criant dessus.
— Veux-tu perdre la raison et errer sans but pour le restant de tes jours ? Seuls
quelques érudits ont accès à ce savoir et ils mettent en garde ceux qui s’en
approchent !
Il n’avait pu en voir davantage, mais quelque chose s’était produit. Les titres qu’il avait
lus étaient captivants : Le livre de la Formation, Le livre de la contemplation, La Source de
Sagesse, Le livre des Kouzari, rédigé par un Maître local. Un mot avait retenu son attention :
Kabbalah ! Il était persuadé que ces livres lui dévoileraient un jour leurs mystères, et même,

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que cela avait peut-être déjà commencé. Depuis lors, ces rotations de lettres l’accompagnaient
dans ses rêveries. Aux temps difficiles, elles lui insufflent une joie qu’il ne sait pas définir.
Lors du décès de sa mère, deux ans plus tôt, la pire de ses épreuves à ce jour, elles étaient là
pour le soutenir. Elles lui permettaient d’évoquer avec clarté la mémoire de sa mère et d’en
partager la douce présence lorsque le besoin s'en faisait sentir. Un lien insécable.
Sans qu’il ne s'en rende compte, ces cercles en rotation l’aident à structurer ses études
de la Torah et du Talmud. Les mots se métamorphosent naturellement en nombres, se
reflétent dans d’autres mots ou des phrases qui leur ressemblent. À partir de là, mémoriser les
textes et les commentaires semble beaucoup plus aisé. Un jour, il s'en était confié à l’un de
ses instructeurs, mais ce dernier s’était moqué de lui. Depuis, il garde secrètement cela et
n’en parle plus à personne.
Parfois, les rotations lui ouvrent des contrées lointaines. Il observe des visages et des
lieux qu’il ne connaît pas. Cela semble se dérouler dans le futur. Il lui arrive de pressentir un
événement, comme, lorsque la teinturerie de la Mediavilla s'est effondrée, bouchant le canal
maçonné amenant l'eau à la meule du moulin-foulon qui fut à l’arrêt durant plusieurs mois.
Au grand dam de l’oncle de Shlomoh. Deux jours auparavant, il avait confié son intuition à
ses sœurs qui cheminaient par-là chaque jour. Celles-ci avaient changé d’itinéraire … au cas
où.
De la rue, Abraham scrute à travers la petite fenêtre de la salle d’étude, seul le très
vieux Rabbi Issacar est là, endormi sur un Talmud. S’il entrait discrètement, il pourrait aller
consulter les livres mystérieux qui l’appellent. La tentation est grande. Mais à présent, il est
vraiment très en retard. Tant pis, ce sera pour une autre fois. De toute façon, Rabbi Issacar
s’endort toujours … sur la même page.
À présent il fait nuit, mais l’odeur singulière du four de son père, mêlée aux senteurs
d’épices et de plantes de l’échoppe voisine, guide ses pas. Il approche. La maison de la
famille Aboulâfia est bien située. Suffisamment au Nord, pour ne pas avoir à subir les odeurs
souvent nauséabondes du Merdancho. Une bâtisse de trois étages que son père a fait
construire dès son arrivée dans la ville, voilà près de treize ans. À la limite de la Juderia,
presque dans la paroisse de las Duenas. Elle possède un jardin à l’arrière avec, luxe suprême,
son propre puits. Confort très appréciable à Tutila, où le moindre cours d’eau se monnaye.
L’air s’y renouvelle et semble entretenir une certaine bonne humeur dans la rue. En effet, le
souffle régulier du Vendavel (vent d’Ouest) traverse la porte de Calahorra et diffuse les
agréables effluves du quartier dans le reste de la ville. Le soir, les résidents s’accordent un
temps pour contempler les magnifiques couchers de soleil dans l’axe de la rue du rempart.
Mais à présent, il fait nuit.
Il pose sa main sur la mezouza et pousse discrètement la porte.
— Te voilà enfin Abraham fils de Samuel Aboulâfia ! lance Léa, sa sœur aînée.
Ses deux sœurs sont assises à la lueur du foyer qui réchauffe la soupe du soir. Elles
achèvent la broderie du talith dont il se parera dans deux jours, lors de sa bar-mistvah.
— Regarde comme tu seras beau dans ton châle d’homme. Finie l’enfance, te voilà
désormais à l’orée de ta vie d’adulte. Dit Hadassah, son autre sœur, sans quitter son
ouvrage des yeux.
Depuis la mort de leur mère, les deux sœurs, plus âgées que lui,
avaient pris en charge la gestion du foyer. Il se retrouva ainsi avec deux
mères de substitution très attentives, même un peu trop à son goût. C’est
pour cela qu’à la première occasion, il part gambader hors des remparts
avec ses amis.
D’un regard affectueux, Léa examine Abraham de la tête aux pieds.
— Regarde-toi, tu es encore couvert de poussière. Je suis sûre que tu es allé vers les
Bardenas. C’est dangereux, on t’a dit mille fois de ne pas t’y rendre. Va au puits te

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décrasser avant d’aller saluer Abinou (notre père).
— Nous ne sommes pas allés plus loin que le Traspluent. Nathan le prophète est venu
se réapprovisionner dans les fermes.
— C’est déjà trop loin ! Nathan celui qui vit dans une grotte des Bardenas ? Il s’est
lui-même déclaré prophète, c’est juste un fou. Il t’a probablement encore raconté
des balivernes.
— Ce ne sont pas des balivernes, il connaît des choses étranges sur l’origine des
hébreux et sur la nuée qui a ouvert la mer lors de l’exil. Il a dit que je serai, moi
aussi, un prophète, il l’a lu dans les brumes du matin.
— Ne raconte cela à personne, rétorque sèchement Hadassah.
— Nathan m’a dit de me souvenir d’une chose importante durant toute ma vie. Il a dit
que les véritables adeptes du Nom, béni soit-Il, sont trop libres pour se laisser
enchaîner par des possessions matérielles, elles ne sont rien à leurs yeux. Les rois
et les notables les craignent, car rien ne peut les acheter et leur liberté inspire celle
des autres. On essaie de les faire passer pour des fous et des parias.
— Quoi ! s’écrient de concert les deux sœurs. On ne veut plus que tu l’approches,
sinon on ira le dénoncer aux Adelantados. Allez, file ! On va bientôt souper.
Après quelques ablutions, Abraham monte à l’étage guidé par le son
des voix de son père et de ses frères. Il pénètre dans la pièce. Trois
hommes sont assis autour d’une petite table au centre de laquelle luit une
chandelle. Le plus âgé, courbé, l’air soucieux, tient une missive entre ses
mains. C’est le père : Samuel Aboulâfia. Les deux autres, ce sont Méïr et
Reouvén, ses fils. Le premier poursuit ses études de médecine à
l’Université de Tudèle. L’autre, plus âgé, en a fini avec cela. Il aide son
père dans la gestion du patrimoine et à la boulangerie familiale.
— Abba ! béni sois-tu !
— Béni sois-tu Abraham, mon fils. Tu reviens bien tard. Avant d’aller galoper, as-tu
correctement étudié et appris les pages que je t’avais indiquées ?
— Oui, Abba, j’aime lire et étudier.
— Quelle est la page de notre Talmud que tu as appris aujourd’hui ?
— La page 22 du traité des Bénédictions.
— Est-ce qu’une phrase t’a interpellé et t’a ouvert l’esprit plus qu’une autre ?
— Oui Abba. Dans la première colonne, Rabbi Yehouda dit : « Mon fils, ouvre ta
bouche et que tes pensées soient illuminées ». Lorsque nous marchions avec mes
amis, elle revenait sans cesse et rythmait chacun de mes pas. Je sais au fond de moi
que la parole et son souffle peuvent changer la nature des choses et transformer le
monde.
— Et qu’est-ce qui illumine tes pensées, mon fils ?
— Certains mots, parfois une simple lettre se mêlant aux autres. Ils passent de la
matière noire de l’encre à une lumière légère. À cet instant, mes pensées les plus
sombres deviennent délicieuse joie, qui monte sans raison réelle.
— Très juste, beaucoup trop de gens croient que la joie dépend d’un événement. La
vraie joie est semblable à un feu qui n’a besoin d’aucun combustible pour se
maintenir. Libre d’exister par ce qu’elle est. Ce qui « est » ne doit pas se réduire et
dépendre de ce qui le nomme ou le représente. Cela affaiblit sa lumière et il finit
par ne plus savoir ce qu’il est. Alors la bouche de l’homme prononce son nom, mais
il reste obscur. Car il a réussi à se convaincre que ce qui le nomme ou ce qui le
forme est ce qu’il est. Lorsque la bouche s’ouvre pour laisser s’exprimer l’être réel,
alors les pensées brillent et s’illuminent. C’est pourquoi l’Éternel, béni soit-Il, est

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l’Être qui Est.
Un silence s’ensuivit. Durant un instant, le père sembla parti très loin
dans ses pensées. Ses fils respectaient et savouraient cet instant. Puis le
père souffla. Les trois fils clamèrent d’une seule voix :
— Bénis sois-tu Abba, pour ces paroles éclairantes. Elles nous guideront cette nuit au
seuil de l’Académie céleste, pour y écouter le bruissement des ailes des anges.
Les deux aînés avaient lu et étudié quantité de commentaires, mais ils étaient toujours
émerveillés par les paroles inspirantes de leur père. Méïr dit sur un ton ironique :
— À sa façon de comprendre le monde, il semblerait que notre petit Abraham ne
tardera pas à se plonger dans les livres des meqoubalim qui nous arrivent de
Provence et de Barcelone.
Le mot était lancé « meqoubalim », les Kabbalistes, les Maîtres de la Kabbalah.
Abraham ouvrit de grands yeux et sentit un frisson parcourir son corps. Le père tempéra cette
ardeur.
— Il est vrai que notre jeune Abraham semble avoir une prédisposition pour les
mystères de la Torah. Mais il doit d’abord accomplir sa bar-mistvah dans deux
jours. Ensuite, il lui faudra aller au bout du Talmud et intégrer les paroles de nos
sages. Comme pour ses frères, des études à l’université s’imposent pour son
ouverture aux sagesses et aux savoirs du monde. Muni de ce solide bagage, il
pourra alors aller vers où son âme le conduit. Tudèle est une ville propice pour
cela. Passent ici des Maîtres de France, de Catalogne, d’Aragon, de Castille,
d’Italie et même de Terre Sainte. Notre Académie fut fondée par le grand Ibn Ezra
lui-même, on y enseigne le meilleur hébreu.
Abraham remarque sur la table la lettre que son père lisait à ses frères
lorsqu’il les a interrompus.
— Abba, cette lettre semble te rendre soucieux. Est-ce grave ?
— Peut-être. Nos frères de Lunel ont envoyé ce courrier pour nous avertir que le
Capétien Louis IX, Roi de France accroît la persécution des Juifs et qu’il fait brûler
les Talmuds.
— Nous sommes en Navarre, ce n’est pas notre Roi. Dit Abraham.
— C’est vrai, mais notre Roi Thibaut II est un Capétien. Pour plaire au Roi de France,
il a fait interdire le Talmud dans ses comtés de France. Pour l’instant, cela ne nous
concerne pas, il n’y a pas d’autodafé ici. Mais nous devons surveiller ce qu’il se
passe dans les villes environnantes, moins libres que nous. En attendant, par
sécurité, notre communauté va financer des copies du Talmud et de textes
essentiels. Ensuite, nous les enfouirons dans l’un de nos tunnels. On n’en manque
pas.
— Avec les risques d’inondations récurrents, il n’est pas prudent d’utiliser les tunnels.
Objecte Reouvén. J’ai déjà bien du mal à conserver correctement les farines et
les grains.
— Moi je sais où on peut cacher des manuscrits ! S’enflamme Abraham. Nathan le
prophète m’a dit qu’il connaissait des grottes secrètes dans les Bardenas. Jamais
personne ne pourra les découvrir et on pourrait y cacher des rouleaux de la Torah
pendant plus de mille ans.
— Confier l’avenir de notre tradition à ce fou ? Je préfère encore les tunnels, lance
Méïr.
Le père, songeur, dit à ses enfants :
— Descendez, vos sœurs vous attendent pour le souper. Je vous rejoins !
Il ne l’avait pas clairement signifié à ses fils, mais Samuel était fort

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inquiet. C’est pour éviter ce genre de situation qu’il avait décidé de quitter
Saragosse, douze ans auparavant.
◆◆◆

À l’origine, la famille Aboulâfia avait émigré vers le Nord de l’Espagne durant la


conquête musulmane. Doués pour construire et utiliser des fours de boulangers, de potiers et
de fondeurs, leur précieux savoir-faire les avait conduits à Saragosse. C’est là que Samuel
naquit dans la seconde moitié du XIIe siècle.
Il avait su associer l’étude du Talmud et son métier de fournier. Apprécié pour les deux,
il avait prospéré. Il aurait sans doute pu demeurer encore fort longtemps à Saragosse. Mais les
nouvelles arrivant des communautés juives d’Aragon, de Castille, de Catalogne et du reste de
la Navarre annonçaient un avenir incertain. C’était les conséquences de la Reconquête. La
nomination du tout nouvel Évêque de Saragosse, Vicente d’Aragón, n’était pas de bon
augure.
Samuel avait entendu qu’au milieu des troubles naissants, existait un havre où Juifs et
Maures profitaient de la protection directe du Roi de Navarre et d’un statut particulier. Cela
résonnait comme une utopie. À seulement quelques quarante lieues de Saragosse, dans la
ville de Tudèle. C’est là qu’il fallait aller, pour garantir l’avenir et l’éducation de ses quatre
enfants. D’autant que Miriam venait de lui annoncer, en ce mois de décembre 1239, qu’un
cinquième bébé était en route. En route, c’est le cas de le dire. Celui-ci voyagera dès sa
naissance. Est-ce là le présage annonçant un grand voyageur ? Peut-être à l’image de
Benjamin fils de Yonah, ce célèbre voyageur de Tudèle qui explora le monde jusqu’aux
confins de l’Asie. Comme tous les enfants de l’Èbre, Samuel avait rêvé de contrées lointaines
à la lecture des récits des « Voyages de Benjamin de Tudèle ».
C’était décidé ! Il irait installer sa famille dans la cité de Benjamin, de
Judah Halevi et du lumineux Abraham Ibn Ezra.
— D’ailleurs, si Miriam me donne un garçon, je l’appellerai Abraham. Comme notre
Patriarche, aimé des nations. Confie Samuel à son frère.
— Abraham, notre Patriarche, qui a initié le premier grand voyage. Il est descendu
d’Ur vers Haran avec sa famille. Ton fils sera peut-être un « descendeur » qui
voyagera dans les mystères du Char de Gloire : La Merkavah.
— On verra où son âme le conduira et quelle sera sa mission d’être, et … si c’est un
garçon.
Samuel rassembla ses économies. Il vendit sa vigne et ses terrains de Mezal Barber à
deux lieues de là. Après avoir confié la boulangerie familiale à son frère et à Reouvén, son
adolescent, il prit la route de Tudèle. Assurant un bon pas, le voyage dura deux journées. À
l’approche de Tudèle, il commençait déjà à percevoir avec plaisir quelque chose de différent
dans les yeux des personnes qu’il croisait. Le fait le plus marquant fut pour lui d’observer,
devant les remparts de la cité, un groupe de joyeux adolescents Chrétiens, Maures et Juifs qui
s’amusaient en se disputant une corde. Il était difficile de les différencier, tous s’exprimaient
en patois navarro-aragonais et ne portaient pas de signes distinctifs. À Tudèle, les Juifs sont
dispensés du port de la rouelle. Il imagina alors ses enfants gambadant au milieu de ceux-là.
Oui, Tudèle lui plaisait déjà.
Il découvrit la ville et se rendit à la Juderia antique pour présenter ses respectueuses
salutations aux notables de la communauté. La Synagogue était grande, à côté se trouvait la
fameuse académie fondée par l’illustre Ibn Ezra. Les notables de la ville l’accueillirent
cordialement. Un fournier érudit comme lui, ce serait une bonne chose pour la ville, le Roi
appréciera. Après une minutieuse visite des quartiers, son intérêt se porta sur un terrain bien
au-delà des limites nord de la nouvelle Juderia, au bas des pentes du Château Royal. À

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Tudèle, les Juifs n’avaient pas obligation de vivre dans la Juderai. Mais Samuel préférait tout
de même ne pas trop s’en éloigner.
Il acquit ce terrain pour un bon prix, d’autant que son instinct lui disait qu’il pourrait y
faire creuser un puits. Il avait un sens pour cela. Juste à côté, un marchand d’épices et de
plantes venait de terminer la construction de son échoppe et de sa maison. Il se présenta. Le
futur voisin fut ravi d’apprendre qu’il aurait bientôt une boulangerie à sa portée et que son
épouse pourrait venir y chauffer ses plats dans des fours tout neufs. Il lui conseilla d’ailleurs
de faire appel aux artisans Mudejares qui lui avaient bâti sa maison. Samuel se rendit de ce
pas à la Moreira pour lancer au plus tôt la construction de sa nouvelle demeure.
La Moreira se trouvait le long du Rio Queiles. Elle était animée de petits ateliers de
sparterie, de bourrellerie, et surtout de tous les métiers du fer : Maréchaux-ferrants ou
ciseleurs de clous, de serrures et de clefs, fourbisseurs d'armes. Ils étaient très sollicités pour
tous les travaux de réparation de la cité, l'entretien des meules et dans tous les chantiers où le
fer est indispensable. Dans ces chantiers, les Mudjares étaient également Maîtres maçons ou
charpentiers, ils savaient gâcher le mortier, entretenir le four. C’est ceux-là que Samuel venait
rencontrer. Ces Maîtres d’œuvre avaient bâti la plupart des édifices de Tudèle, dont les
Églises et les Synagogues. En ce moment, nombre d’entre eux participaient à la construction
d’une Cathédrale sur les murs de l’ancienne mosquée. De fait, ils devaient donc édifier une
nouvelle Mosquée dans la Moreira. Le travail ne manquait pas.
Assisté de l’artisan Maure et d’un Maître du trait, il conçut les plans
d’une bâtisse de trois étages avec une immense cave et des dépendances. Il
laissa des instructions précises quant à la boulangerie, l’emplacement des
fours et de leurs structures. Puis il reprit allégrement la route de Saragosse.
Il avait hâte de raconter tout ça à Miriam et à ses enfants.
◆◆◆

Quelques mois plus tard, le moment de l’accouchement approchait.


Les accoucheuses vinrent voir Samuel pour lui annoncer que l’enfant ne
s’était toujours pas retourné. On pouvait s’attendre à des conséquences
catastrophiques si le retournement tardait encore. La plus âgée des
matrones prit Samuel à part et lui dit :
— Si tu veux sauver ta femme, il faut que tu appelles ton enfant. Il doit entendre la voix
de son père qui le guidera.
— Comment faut-il faire ? Juste lui parler ?
— Ma grand-mère, dit la matrone, me racontait qu’un grand Rav, du nom de Lakish
l’accoucheur d’âmes, enseignait qu’au coucher de soleil, le père invoque
l’ange Nouriel, c’est l’ange du retournement. Puis il s’approche délicatement du
ventre de la mère et chante, l’une après l’autre, les vingt-deux lettres de notre
alphabet sacré, à l’envers. Du Tav au Alef, dans l’ordre dans lequel les lettres se
sont présentées devant le Saint, béni soit-Il, pour accoucher du Monde. Le père doit
moduler lentement chaque lettre avec les plus belles des mélodies. En ouvrant son
cœur, afin que le bébé entende son amour. À l’écoute de ces chants, les anges de
l’en haut inclinent leurs têtes pour voir qui est l’auteur d’un aussi beau chant.
Alors le bébé, lui aussi, incline sa tête et tourne dans le ventre de sa mère. Fais
donc cela !
Les soirs qui suivirent, Samuel psalmodia au-dessus du ventre de
Miriam, les plus belles mélodies dont il fut capable. Au troisième soir,

10
Miriam s’écria :
— Il bouge ! Il court vers son père ! Dieu nous a envoyé l’ange Nouriel.

◆◆◆

Trois jours plus tard, Samuel contemple avec bonheur, le nourrisson qu’il a appelé de
ses chants et qu’il tient maintenant dans ses bras, langé dans un drap de lin blanc. Nous
sommes le 9 Av de l’année 5000, jour du jeûne de Tish-beAv[5]. Ses deux filles et ses deux fils
sont assemblés autour de leur père pour profiter du spectacle, au pied du lit où se trouve leur
mère épuisée, mais souriante. Hadassah, la plus jeune, demande :
— Comment s’appelle notre frère ?
— Il le saura, vous le saurez, mais dans huit jours seulement. Répondit Samuel.

◆◆◆

Miriam ayant repris des forces, trois mois plus tard, la famille
Aboulâfia au complet progresse vers Tudèle sur une charrette tirée par un
mulet. Ils sont peu chargés, car Samuel a pris soin de faire déménager les
meubles et tous les ustensiles depuis quelques jours déjà. Lorsqu’ils
découvriront leur nouvelle maison, après deux journées de voyage, ils
n’auront qu’à pousser la porte et s’y installer.
Ainsi, le petit bébé de Saragosse devint ce jour-là l’enfant de Tudèle.

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12
Le Maître du silence
Chapitre II

L’année 1257 est difficile pour les Tudelans, de puissantes crues ont emporté des moulins et
des teintureries. L’eau potable est rationnée et fait la fortune des propriétaires des puits
encore sains. La vie de Tudèle tient tout entière de l’eau qui la traverse, ou dans la
domestication de cette eau par les hommes. Mais l’eau est une force qui dépasse celle des
hommes et menace les ponts. Le tout nouveau pont qui enjambe le Rio Mediavilla est
durement éprouvé, mais il semble bien tenir. Celui de l’Èbre est submergé par cet immense
serpent fluide qui descend de la Sierra du Moncayo.
— Abraham ! Viens nous aider à mettre les farines et les grains à l’abri. On ne sait
jamais, les tunnels et les caves risques l’inondation ! Tu étudieras plus tard, pose
tes livres.
C’est la voix de Reouvén, son frère. Un solide gaillard, qui a pris les
affaires de la famille en main depuis que leur père Samuel est tombé
malade. Abraham se presse pour assister son frère et ses gindres. C’est
maintenant un jeune homme de près de 17 ans. Il porte une tunique de lin
tenue au col par des lacets et aux hanches par une large ceinture
multicolore de chanvre tressé. Il dépose soigneusement sa pelisse brune et
ses livres sur le petit banc de pierre devant la maison, puis s’élance vers
son frère. Les deux hommes se ressemblent si ce n’est que Reouvén a une
barbe bien fournie. Abraham est plus mince, ses cheveux sont plus longs et
sa barbe est naissante. On pourrait parfois les confondre, bien que
Reouvén soit nettement plus âgé, d’autant que tous deux portent en
permanence le même couvre-chef familial. Un calot plat de la hauteur d’un
pouce et de couleur lie-de-vin. Un attribut corporatif et familial. La forme
renseigne du métier, celui de la boulangerie et de la fournerie. La couleur
est celle de la famille Aboulâfia. Cette petite toque est dessinée sur
l’enseigne de la boutique. Leurs sœurs en portent une variante plus large,
plus féminine, agrémentée de quelques discrètes broderies.
Les deux frères se passent rapidement et vigoureusement les sacs. Il
faut dire qu’ils font cela depuis leur plus jeune âge.
— Reouvén, je peux te dire, à cent près, combien il y a de grains dans ce sac.
— Abraham, ce n’est pas le moment ! On n’a pas le temps et Méïr n’est plus là pour
nous aider.
— Abba est impatient d’avoir de ses nouvelles, j’espère qu’elles ne tarderont pas.

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Après avoir brillamment terminé ses études de médecine à l’université de Tudèle, Méïr
avait été encouragé par ses Maîtres à aller se perfectionner dans la ville d’Har Gaas
(Montpellier). Là s’y trouve la plus grande académie de médecine de ce siècle. Méïr y
deviendra sans doute un illustre médecin, que se disputeront les élites des cours occidentales.
Il fait la fierté de son père, de ses frères et sœurs. Voilà plus d’un an qu’il est parti et les
nouvelles sont rares. Elles dépendent du bon vouloir des voyageurs venant d’Har Gass, qui
passent par Tudèle. Très aléatoire, d’autant que le dernier porteur de missives a été détroussé
dans le col d’Ibaneta (Roncevaux).
Léa aussi a quitté la maison, pour se marier avec un tisserand dans le Traslapuent, dans
le lieu-dit de Cantalobos. Là où elle ne voulait pas qu’Abraham se rende lorsqu’il était
enfant. À présent, elle l’y invite régulièrement. En ce moment, elle hésite à traverser le pont
de l’Èbre, c’est dangereux. Surtout qu’elle est enceinte. Mais chaque fois que l’occasion se
présente, elle vient rendre visite à son père malade et vieillissant.
— Nous avons beau avoir un grand médecin dans la famille et toi qui a commencé ta
médecine à l’université, notre père ne va toujours pas mieux. S’exclame
Reouvén.
— Il est en de meilleures mains, Répond Abraham. Hadassah connaît les simples et les
teintures. Elle est épatante, elle sait des choses dont aucun de nos Maîtres de
l’université n’a la moindre idée.
Dès son enfance Hadassah s’était prise d’affection pour les plantes et
les épices de l’échoppe voisine. Sans que personne ne s’en rende vraiment
compte, elle avait mémorisé les noms et les vertus d’une liste
invraisemblable de simples. Elle pouvait les identifier juste par leurs
odeurs. Avec le temps, Noah, le fils du voisin, lui, s’était pris de passion
pour Hadassah. Conséquence, ils allaient bientôt se marier. Une bonne
nouvelle, Hadassah allait devenir la reine de son royaume enchanté.
La famille Aboulâfia et son voisinage avaient, sans trop se poser de questions, profité
depuis des années des soins de Hadassah qui ramenait une plante digestive à l’un, un onguent
pour calmer la douleur à l’autre, une poudre pour chasser un enchifrènement, etc.
S’apercevant un jour de la prédisposition de Hadassah, l’épicier l’avait recommandée auprès
de Maître Nassin, le fondeur alchimiste de la Moreira. À la demande de son père, Abraham
l’avait accompagnée. Cet étrange personnage défiait les lois de la nature qu’on lui enseignait
à l’université. Un jour, Maître Nassin posa dans sa main un métal à travers lequel on pouvait
voir la lumière du Soleil sans être ébloui. Ensuite, il le forgea comme n’importe quel autre
métal.
Maître Nassin enseigna à Hadassah la façon d’extraire l’esprit des
plantes, à l’aide d’un alambic. À partir de là, elle fut capable d’accomplir
une chose qui émerveillait Abraham au plus haut point. Il lui suffisait de
toucher le poignet d’une personne malade et d’évoquer mentalement
l’odeur de quantités de plantes, pour être capable de déterminer avec
précision celles qui pourront la soigner. Plus encore, il arrivait même que
par ce simple contact, la personne se sente mieux, voire guérisse.
En observant sa sœur, Abraham s’était dit qu’il n’arriverait jamais à
réaliser ce qu’elle accomplissait avec tant d’aisance, même s’il étudiait la
médecine pendant des années. Ainsi avait-il décidé à s’occuper davantage
de philosophie et des mystères de la Torah … surtout des livres de la

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Kabbale, bien qu’aucun de ses Maîtres ne veuille aborder le sujet avec lui.
Hormis Nathan le prophète dans sa grotte des Bardenas, qu’il continue à
visiter secrètement à la moindre occasion se présente. Mais, hélas, tous les
érudits de Tudèle aiment à plaisanter au sujet de Nathan en disant que la
seule chose qu’il ait réussi à faire dans sa vie, c’est transmuter la sagesse
en folie.
Ce qu’il sait de l’art du soin, il le tient surtout de sa sœur. Une
certaine complicité les lie. Elle lui montre comment répondre aux maux et
de son côté il l’informe de sujets qu’il apprend à l’université. Les
différents types d’humeurs, les positions des astres favorisant tel ou tel
type d’état, les saisons et les heures propices aux cueillettes et aux actes,
les quatre éléments et la façon dont ils se combinent. Toutefois sur ce
dernier sujet, Hadassah semble en savoir déjà beaucoup. Maître Nassin lui
a révélé bien plus qu’elle ne le dit.
Abraham a depuis longtemps remarqué qu’à l’envers le nom Hadassah se lit « ha-
sadah », « la secrète ». De plus, dans le récit biblique, Hadassah, qui signifie « Myrte », est le
nom hébreu d’Esther. En langage babylonien c’est la planète Vénus, Nogah (clarté) en
hébreu. Elle est née sous l’influence de cet astre, la couleur de ses yeux en témoigne.
Très jeune, Abraham aimait déjà retourner les mots, en mélanger les lettres et les
classer par valeurs numériques. Ce qui lui permet instinctivement de les ordonner dans sa
mémoire et d’établir rapidement des associations. Il est évidemment naturel pour lui que la
valeur 74 du nom Hadassah s’associe avec le nom de la lettre « laméd », douzième lettre de
l’alphabet hébreu. La lettre qui stimule l’étude, dont l’esprit connecte à des savoirs subtils
bien au-delà des savoirs de l’intellect. C’est pour cela que la lettre peut s’étendre vers le haut.
Sa queue est au-dessus de sa tête et connecte à l’En-haut. De toute évidence, Hadassah est
investie de la Koah’ Élohi, de la Puissance divine … de même valeur numérique[6] ! Ce jeu
mental est des plus naturels, les mots où les phrases de même valeur se connectent dans sa
tête, pour former une harmonie, chacun reflétant l’autre. Par ces connexions entre la terre et
les cieux, ils dessinent une géométrie de l’intellect, que les Maîtres de la Kabbalah appellent :
Guématria. Cette méthode offre la possibilité d’observer l’harmonie du Monde.

◆◆◆

Depuis deux ans, Abraham avait pris sur lui d’ouvrir les livres des mystères de la
Torah au fond de la bibliothèque de la salle d’étude. Pour cela, il avait mis en place un
stratagème. Il se rendait le soir dans la Yeshivah, à l’heure où seul Issacar le Vieux somnolait
le front posé sur sa page de Talmud. Il prenait place à côté de lui, ouvrait son livre à la page
d’étude de la journée et allait discrètement se procurer un livre de Kabbalah qu’il déposait sur
un livre alibi grand ouvert. Dès que le crochet de la porte grinçait, il avait juste le temps de
placer le livre devant Rabbi Issacar. Lorsque l’inopiné visiteur entrait, il ne pouvait que
constater avec admiration l’assiduité de ce jeune étudiant, partageant sagement l’éclairage
d’une bougie avec Issacar le Vieux … immergé dans les mystères de la Torah.
Mais un jour qu’il s’était levé pour aller vérifier une référence citée
dans sa lecture, il est saisi d’effroi. Le crochet ! Quelqu’un arrive ! Le
temps de se retourner, il voit le corpulent et sévère Rav Torès le Dayan.
Son regard tourne en un éclair en direction de sa place. Mais ! Ce n’est pas

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possible ! Un véritable miracle. Le livre des mystères s’était déplacé de
lui-même devant Issacar le Vieux. Troublé, il revient s’asseoir. Il examine
interrogativement le vieillard somnolent. Son cœur s’agite encore et son
esprit est troublé, l’espace et le temps semblent le malaxer telle de la pâte
dans un pétrin. Le Rav Torès le remarque :
— Tu sembles troublé fils de Samuel. Qu’étudies-tu ce soir ?
Abraham reprend prestement ses esprits et sa vivacité intellectuelle le
fait répondre spontanément :
— J’étudie la page 59 du traité Bava Metsia, Rabbi. En réalité, c’était la page sur
laquelle sommeillait chaque soir Issacar le vieux. Mais Abraham l’avait déjà
longuement étudiée.
— Ah, je comprends. La controverse de Rabbi Éliézer au sujet de la pureté du four.
Toi, fils de fournier, ça te perturbe, c’est normal ! Je vais t’expliquer. Je partage
l’avis des collègues de Rabbi Éliézer, un four construit en plaques détachées reliées
par du sable est impur. Tu sais que le sable, h’ol en hébreu, désigne aussi un vide
profane, c’est l’absence du sacré. Cause de la h’olah, la maladie. Rien ne peut tenir
en l’absence du sacré. De plus, le sable se dématérialise dans la main et fuit. On ne
peut le saisir. Il n’est pas une valeur concrète. Seuls les mystiques irrationnels le
croient. Rien ne vaut un bon argent sonnant et trébuchant. On ne se nourrit pas
d’utopies.
Abraham rétorqua :
— Mais Rabbi Éliézer prouve la pureté du four avec un caroubier, un cours d’eau, les
murs de la maison d’étude. Il est approuvé par la voix céleste de la Torah. Pour ma
part, le corps du Séfer Torah est essentiel, mais il me plaît de savoir qu’il en existe
une dimension céleste et suprême.
— Tu vois Abraham, la discussion est vivante. Mais le Rabbi Yehoshouah a clos cette
controverse en disant : « La Torah n’est pas au ciel », elle est bien là dans nos
mains. Si tu suis la pensée de Rabbi Éliézer, tu seras toute ta vie en opposition avec
les sages qui font autorité dans nos communautés. Tu finiras, au risque de te
perdre, par te réfugier dans les mystères de la Torah. Que Dieu t’en préserve !
Regarde ce pauvre Nathan, qui finit sa vie dans les sables du désert des Bardenas.
Sa seule richesse est faite de sable.
Sur ce, Issacar le vieux releva la tête. Le Rav Torès, le dos tourné,
mobilise toute son attention dans l’identification d’un ouvrage de l’une des
étagères du rayon des règles législatives. Le vieil homme se penche
doucement vers Abraham et lui dit à voix basse :
— Plus tard, Rabbi Nathan - celui du Talmud, pas celui de notre désert -, a rencontré
le prophète Élie. Il lui a demandé : que faisait le Saint, béni soit-Il, au moment de
cette controverse ? Il lui a répondu : il riait.
— Pourquoi toujours cette page Rabbi ? interrogea Abraham.
— La contemplation ouvre des dimensions bien supérieures à celles que l’intellect
permet d’atteindre. Méditer sur une seule phrase illumine l’âme, lorsque cesse la
danse des pensées. Un seul mot bien plus encore. Une seule lettre… c’est
indescriptible. Avaler des milliers de pages par la puissance de l’intellect est une
respectable performance. J’ai fait cela tout du long de ma vie. Jusqu’au jour où j’ai
réalisé qu’une seule page suffit.
— Et puis, rajouta-t-il, je savais que la combinaison des événements faisant, un jour
cette page profiterait à quelqu’un. Voilà, c’est fait.

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Il se leva avec effort, son vieux corps était bien usé par les années. Il saisit
maladroitement le livre de Kabbalah et le tendit à Abraham, en disant :
— Tiens, jeune étudiant, peux-tu aller ranger ce livre pour moi. Ajoutant
ironiquement : c’est sur les étagères du fond, demande à Rabbi Torès, il te
montrera.
Il est temps de rentrer à la maison. Abraham marche songeur, ce qu’il
vient d’entendre a éveillé quelque chose en lui. Il a le sentiment que son
point de vue sur le monde vient de changer. Deux dimensions de la Torah
et de la vie spirituelle se font entendre. Il est temps pour lui d’en faire un
choix.
La soirée suivante, Abraham se dirige d’un bon pas vers cette petite maison d’étude de
la Juderia nouvelle. Rien à voir avec l’immense Yeshivah de la Juderia antique et son
impressionnante bibliothèque. Mais il est difficile d’y étudier sereinement en raison des
perpétuels va-et-vient. Un brouhaha incessant est entretenu par les étudiants qui argumentent
et réfutent les textes. Cela n’est encore rien, parfois les gens en viennent aux mains pour des
raisons commerciales ou familiales. Ou encore parce qu’un tel est allé dénoncer un tel. Pire,
on a vu des gens s’affronter avec des armes dans la grande Synagogue.
La présence sereine d’Issacar le Vieux est bien plus réconfortante. Abraham pousse
allègrement la porte de la maison d’étude. Il marque un brusque arrêt. Scrute la pièce. Ce
n’est pas possible, ce soir Issacar le Vieux n’est pas là. C’est bien la première fois. Abraham
s’en inquiète. Il entend passer le Shémésh. Il sort et l’interpelle.
— Tu n’as pas vu Issacar le Vieux ? C’est étrange, il n’est pas là ce soir.
— Oh ! tu n’es pas au courant. L’Éternel l’a rappelé la nuit dernière. Ce matin, ses
enfants l’ont retrouvé assis à sa table, la tête posée sur un feuillet du Talmud. Nous
le pleurons, mais l’Académie céleste se réjouit de recevoir un tel hôte.
Le Shémésh allait partir, lorsqu’il s’arrêta et se retourna en direction d’Abraham :
— À oui ! Autre chose. Il avait commencé à écrire quelque chose dans le coin du
feuillet.
— Ah ! On sait quoi ?
— Oui. Attends que je me souvienne. « Ce soir j’ai vu la lumière du Monde à Venir, il
est temps … »
— Il est temps de quoi ?
— Ben, rien. Le pauvre homme était tellement faible que sa plume est tombée avant
qu’il termine d’écrire.
Abraham reste abasourdi. Il ne reverra plus Issacar, de mémoire bénie. Celui qu’il
côtoyait silencieusement depuis son enfance, sans lui cette salle semblera désormais bien
vide. Il avait tant de choses à lui demander depuis cet échange discret de la veille. Le jeune
homme triste et pensif se dirige vers le banc où le vieil homme avait coutume de s’asseoir et
s’y installe. Là, il évoque la mémoire du sage silencieux. Oui, c’est cela qui caractérisait
Issacar : le silence. La plénitude du silence plus précisément, car cette sérénité n’était
profanée d’aucun vide. Le vieil homme n’est plus là, mais son aura continue à sacraliser le
lieu. Abraham ressent clairement la présence de cet esprit de sainteté qui frôle sa conscience à
cet instant. Voilà vers quoi tournerait désormais sa Kavanah, l’intention de son cœur et de
son âme. Le but de son existence.
Il tire vers lui l’un des traités du Talmud étalés au centre de la grande table. Ouvre la
page d’Issacar le Bienheureux, puis la contemple sans la lire. Une expression attire son œil :
Tanour shel âknaï, le four d’Âknaï. Immédiatement, les lettres tournent dans sa tête et lui
apparaît le nombre 1137. Derrière lui brille le verset du Livre de Job de même valeur : « Le
brave est-il utile à Dieu ? non, le conscient est utile à lui-même »[7]. Le mot « maskil »
signifie érudit, mais à cet instant Abraham n’entend que sa racine « sékel », la conscience. La

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discussion de la veille et l’émotion du jour s’associant, pour lui ce verset signifie que ceux
qui portent avec force des milliers de pages sont moins utiles à Dieu que ceux qui en ont
simplement conscience. De fait, ils en tirent profit.
Alors qu’il avait fait le lien avec des dizaines d’autres mots qui se présentaient à lui, il
se reprend : « daï » (stop). Ce n’est pas le moment de se laisser aller à cela. Il contemple la
page à nouveau, il ne voit plus que le mot tanour, le four. Ce mot est le résumé de toute sa
généalogie, son père, son frère, ses sœurs et leurs descendants. De tanour, jaillit la puissance
de « nour », le feu en araméen. Un puissant flamboiement ouvre son esprit. Il voit le nombre
656 qui se présente, mais cette fois il se laisse traverser par la multitude de mots de même
valeur qui déferlent. Le flot des mots s’épuise et le calme le gagne. Il observe l’initiale « ta »,
un signe du féminin en araméen, lorsqu’il est placé en fin de mot. En début de mot c’est
différent, il sent une présence mystérieuse, celle même de la Présence divine qui préserve la
lumière sacrée de son voile obscur. C’est cela. Une lettre est invisible : l’alef ! Oui, d’ailleurs
la forme juste de four en araméen c’est : athanor ! C’est ainsi que Nassin l’alchimiste appelle
son four. La première lettre de l’alphabet est écrite ici en Feu blanc. Une lettre qui n’a aucune
sonorité, silencieuse au point de ne pas s’être présentée devant Dieu lors de la Création du
Monde. Raison pour laquelle, la Torah commence avec la seconde lettre : beith. Mais avant
elle, il y a un espace blanc et silencieux, c’est l’alef. C’est lui que contemplait Issacar le
Maître du Silence.
Abraham se laisse emporter dans le silence du Feu blanc du Alef. Un grand cercle
miroitant entoure son esprit, les autres lettres viennent offrir leurs lumières à l’Alef. Comme
des rois devant le Roi des rois. Celui-ci leur retourne leurs lumières mutées en un silence
unique. Abraham est emporté dans ce tournoiement. Sa conscience atteint progressivement le
centre du cercle. Là, est un plein de silence. Il connaît la plus merveilleuse expérience de sa
jeune vie : le contact avec le Merveilleux. Toutes les impossibilités s’affalent, elles n’existent
que par les limites que l’on s’impose. Son corps est chaud, mais il sent descendre en lui la
rosée céleste, celle dont parlent les sages et les livres des mystères. Ce flux le traverse sans
rencontrer d’obstacle.
Il entrouvre les yeux, le Feu noir des lettres a disparu. La page rayonne de son puissant
Feu blanc, son Nour. C’est donc cela que contemplait Issacar depuis toutes ces années. Sans
qu’il ne le sache, le Sage le lui avait enseigné de par sa simple présence. Il prend conscience à
cet instant que depuis des années un Maître l’avait guidé sans ouvrir la bouche et sans lever
les yeux. Il était le disciple du Maître du Silence ! Un univers s'ouvre à lui. Il comprend
instantanément les combinaisons de lettres décrites dans le Séfer Yetsirah (Le Livre de la
Formation).
— Abraham ! Abraham ! à quoi rêves-tu ? On s’inquiétait, il est très tard. Tu as oublié
le souper. Notre père m’a envoyé te quérir. Crie Reouvén en pénétrant brusquement
dans la salle d’étude.
— Que fais-tu seul dans la pénombre ?
En effet, la chandelle est morte depuis longtemps. Pris dans ce flot de
lumière spirituelle, il n’a pas réalisé que la lumière matérielle a disparu. Il
a quelques difficultés à se reprendre, la faible lanterne de son frère
l’éblouit. Ne sachant quoi répondre, il bredouille un simple :
— J’arrive !
Il sort, un peu désorienté.
— Où vas-tu encore ? La maison c’est par là ! Je vais demander à Hadassah de
t’examiner pour voir si tu n’as pas pris un coup sur la tête.
Arrivé devant la maison, il s’arrête devant les fours de son père.
— Que regardes-tu ? lança Reouvén, qu’y a-t-il encore ?

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— Tu as vu Reouvén ?
— Quoi ?
Reouvén se place à côté de son frère pour essayer de comprendre ce
qui peut le captiver à ce point.
— Tu as vu un rôdeur ?
— Non, ce sont les fours.
— Ben oui, c’est normal. On est fourniers.
— Des fours, tu te rends compte !
— ??? … Hadassah ! Hadassah ! Descend au plus vite !

◆◆◆

Ce matin-là, Abraham s’apprête pour se rendre à l’université, il quitte


ses vêtements d’artisan pour endosser ceux d’étudiant. À l’aube, il aide
son frère aux tâches quotidiennes. Il salue son père, sort et s’éloigne d’un
pas décidé. Avant de tourner dans la rue de l’argentier, il regarde en
direction de la maison, il distingue le visage de son père derrière la fenêtre
de la cuisine, venu profiter de la chaleur des premiers rayons du soleil et
des activités de la rue. C’est bon signe, cela veut dire qu’il va mieux et
qu’il fera certainement un tour du quartier et de la gloriette où travaille
Reouvén. Et si sa santé est vraiment revenue, ils ne tarderont pas à hausser
le ton pour des broutilles.
Les étalages des échoppes reflètent des activités de la ville. Les Tudélans vivent de tous
les métiers d'une petite ville médiévale. La plupart sont horticulteurs et viticulteurs en même
temps qu'artisans. La ville se suffit de son vin et de son blé, qu'elle peut aussi exporter. Tout
le monde à Tudèle, Chrétiens, Juifs et Musulmans, cultive la vigne. Abraham, comme
beaucoup apprécie les périodes où les horticulteurs coupent des fleurs et transforment en
extrait les fragrances pour la fabrication de parfums, la ville est embaumée. On en oublie les
mauvaises odeurs du Merdancho. Quoi qu’avec le débit actuel des rivières et du fleuve, les
odeurs ne sont pas un problème. Il y a d’ailleurs beaucoup moins de tensions autour de la
gestion des eaux de culture et d’artisanat. En périodes plus restreintes, les eaux sont
partagées, selon les jours et les saisons, entre les villages du Rio Queiles et la ville. Les
vannes ne sont ouvertes que sous la surveillance des Mayorales de Tudèle, qui n'hésitent pas
à aller arracher les cultures des localités si elles utilisent l'eau en cachette.
Abraham sillonne les rues de la Juderia pour rejoindre le nouveau pont du Rio
Mediavilla. Il pourrait prendre un chemin beaucoup plus court et plus direct, mais il aime
passer devant l’atelier du savetier. Ses deux filles font semblant de ne pas le voir et gloussent
après son passage. À l’heure dite, elles se tiennent toujours là vaquant à on ne sait quelle
occupation.
Toutefois, aujourd’hui, Abraham est distrait, il passe par simple
habitude, il repense à son expérience extatique. Il a bien lu quelque chose à
ce sujet, mais il ne l’a jamais expérimenté. Il faut qu’il en sache davantage
sur la contemplation et l’esseulement. Il réfléchit, seul Nathan le prophète
peut l’aider dans ce domaine. Dès que le pont de l’Èbre sera à nouveau
praticable, si le fleuve ne l’emporte pas d’ici là, il se rendra dans les
Bardenas. Profitant par la même occasion de prendre au passage des

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nouvelles de sa sœur.
Abraham se sent différent. Désormais il ouvrira les livres qu’il souhaite sans se
dissimuler et il ira voir Nathan si ça lui chante. L’opinion du monde est un joug d’esclavage,
ces entraves doivent tomber, elles ligotent l’âme à la matière. Il s’apprête à traverser le
nouveau pont du Rio Mediavilla, lorsqu’il entend qu’on l’appelle :
— Abraham ! Tu es parti tôt ce matin !
— Non Iñigo, c’est toi qui es parti tard. Répond-il sans se retourner.
— J’ai vu les deux filles du savetier, elles ont dit que tes semelles sont en mauvais état
et que tu devrais les faire restaurer. Elles trouvent que ce n’est pas digne d’un
étudiant brillant.
— Dis-moi, Iñigo, leur père il est savetier viticulteur ou usurier horticulteur ?
— À en goûter son vin et sentir ses fleurs, je dirai qu’il est savetier usurier, répond
Iñigo.
Iñigo se rend aussi à l’université, où son père l’envoie pour y
apprendre le droit romain. Il réside dans le quartier chrétien de la paroisse
San Miguel dans les pentes du Château Royal, à proximité de la maison
des Aboulâfia. En principe, il récupère Abraham au passage et les deux
cheminent ensemble. Mais Abraham sait, par habitude, qu’il est préférable
de ne pas l’attendre.
Ils s’engagent sur le nouveau pont. Iñigo lance à Abraham et aux
personnes qui traversent en même temps :
— N’empêche que le vieux pont branlant est toujours debout, j’ai même vu quelqu’un
le traverser hier.
— Pourtant, le suicide est interdit dans les trois religions, dit un homme en ricanant.
— Sans doute un apostat, ajoute une dame en se signant.
La plupart des personnes se dirigent vers le marché situé le long de la Moreira. Quel
marché que celui de Tudèle ! Des trésors d’artisanats, des épices, des tissus aux mille
couleurs, des fleurs, des fruits, des légumes. De tout !
— Hé ! les fils du septentrion ! c’est aujourd’hui ou pour demain ?
C’est Ghalil. Il les apostrophe de la sorte, car les deux arrivent de la
rive nord. Il est assis derrière l’étal de ferronnerie de son père. Il se lève et
prend des pommes dans l’éventaire porté par sa tante et en lance une à
chacun de ses amis.
— Allez ! En marche !
Tous se dirigent vers la porte de Saragosse. Ils sont rapidement
rejoints par d’autres étudiants. Les discussions vont bon train.
◆◆◆

L’Universitas de Tudela se situe hors des remparts du Château Royal, dans un quartier
de notables chrétiens. L’architecture y est magnifique. Cette université regroupe des
Chrétiens, des Musulmans et des Juifs. Telle était déjà la ville avant la Reconquête, telle elle
demeure. Bien évidemment, les proportions de Chrétiens et de Mudjares se sont inversées. Il
n’y a plus que cent familles musulmanes à Tudèle et trois cents familles juives. Le reste,
l’immense majorité, sont des Chrétiens. Les professeurs appartiennent aux trois religions et
enseignent indifféremment aux élèves quelles que soient leurs origines. Certains des
enseignants viennent de loin. En fonction des matières abordées, les cours se font en latin, en

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arabe, en hébreu et parfois en grec. La plupart des jeunes Tudélans maîtrisent plusieurs
langues depuis leur enfance, apprises directement dans la rue pour certaines.
Abraham en maîtrise plusieurs. Comme tous les Tudélans, il parle bien évidemment le
navarro-aragonais et comprend le castillan. Tous les Juifs de Tudèle parlent et écrivent un
excellent hébreu. Les étudiants talmudistes lisent et écrivent l’araméen. Les racines sémites
qui construisent l’hébreu et l’araméen, sont communes à l’arabe. Abraham a très
naturellement intégré cette langue depuis son enfance, en jouant avec ses amis dans la
Moreira. En prévision d’études médicales et philosophiques, son frère Méïr lui a enseigné les
bases du latin et du grec. Langues importantes, qu’Abraham perfectionne à l’université. La
communauté juive utilise aussi une forme aragonaise de ladino, qu’ils savent lire, mais peu
l’utilisent pour converser. À cela il faut ajouter des rudiments de français, car le Roi de
Navarre, Thibaut II, est français. Tudèle reçoit beaucoup de visiteurs étrangers. Son père
Samuel a souvent offert l’hospitalité à des voyageurs. Ainsi, Abraham a entendu de l’occitan,
du provençal, du génois, du vénitien, du sicilien et même la langue qui se parle en Terre des
Angles.
Abraham est un élève doué, ses Maîtres placent beaucoup d’attente en lui. Ils ont
repéré son habileté intellectuelle, mais sont parfois irrités par sa façon de retourner les
raisonnements et de glisser vers là où on lui dit de ne pas aller. Il étudie principalement la
médecine et la philosophie. Il assiste aussi avec régularité aux cours de mathématiques, de
géographies et de musique. Il n’est pas certain de vouloir devenir médecin comme son frère,
toutefois le fonctionnement du corps l’intéresse. Avec la médecine est enseignée l’astrologie
pour déterminer les influences qu’exercent les astres sur les organes et sur les humeurs.
L’assemblage des éléments de la nature l’enthousiasme, cela établit un lien direct avec la
philosophie. Pour lui, une chose manque, mais ses professeurs semblent l’ignorer. Le Séfer
Yetsirah (Livre de la Formation) établit des relations entre les vingt-deux lettres de l’alphabet
hébreu, les membres et les organes du corps. Cette information est capitale pour Abraham. Il
ne fait aucun doute pour lui qu’une lettre ou une combinaison de lettres, peut avoir un effet
sur une partie du corps et sur un état d’être. Mais pour ça il faudrait étudier la médecine en
hébreu, ici c’est en latin.
La matière qui le passionne le plus reste la philosophie, bien que ce
qu’il entend se heurte parfois avec ses études talmudiques. Il apprécie
Platon, mais son disciple Aristote lui parle davantage. Ses Maîtres
fondamentalistes de la maison d’étude, lui disent de fuir ce genre
d’enseignements et de sortir de l’université lorsqu’on les aborde. Mais lui
désire les entendre. Il ne ressent pas cette opposition entre le Dieu unique
des patriarches de son peuple et le Dieu des philosophes, premier moteur
qui met en mouvement le monde sans être lui-même mû. De plus, la
philosophie naturelle d’Aristote introduit la philosophie de ce Maître qu’il
admire plus que tout : Rabbi Moshé ben Maïmon, dit le Rambam, que
d’autres connaissent sous le nom de Maïmonide. Cette sommité fut
talmudiste, juriste, philosophe, métaphysicien, théologien, astronome,
médecin. Abraham veut tout savoir de ce génie. Surtout qu’Abraham est
capable de lire les enseignements du Rambam directement dans les textes
originaux, le judéo-arabe ne lui posant aucun problème.
Une telle lumière devrait faire l’unanimité. Eh bien, non. Une controverse naissante
agite les esprits autour de la légitimité de l’enseignement de la philosophie. Son Maître de
philosophie à l’université est aussi désappointé que lui à cause de cela. Le Maître et l’élève en

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discutent très souvent, ce qui les a rapprochés. La polémique ne porte pas vraiment sur le
Rambam ni sur l’ensemble de son œuvre, mais sur son traité intitulé : « Le guide des
perplexes ». Il y avait déjà eu une controverse autour de ce traité reprochant un recours
exagéré à des systèmes rationalistes. Mais on vient d’apprendre qu’un jeune Rabbin de Lunel,
Abba Mari, en relance une nouvelle pour la même raison. On entend des fanatiques autour de
lui appeler à l’interdiction de l’étude de la philosophie avant une certaine maturité d’âge, sous
peine de karéth (excomuniation). Abraham dit à son Maître :
— J’ai entendu des Rabbins s’opposer à cause de cela dans la judéria. Condamner le
Rambam ! Pour qui se prennent-ils ? Dans l’une de ses lettres Abba Mari parle de
« source du mal ». D’autant qu’à les entendre, la majorité des détracteurs n’a
certainement pas lu le Guide, ils s’affrontent uniquement sur des rumeurs. En 1235,
les Rabbins de Montpellier ont brûlé les livres de Maïmonide ! Maître, il faudrait
songer à cacher un exemplaire du Guide, on ne sait jamais. Je connais un lieu sûr
dans le désert.
Son Maître lui répondit :
— Oui, tu as peut-être raison. Les rumeurs sont dévastatrices. Regarde le drame des
bibliothèques détruites invasion après invasion sous les acclamations d’imbéciles
n’ayant jamais ouvert un seul livre. Les idiots se sentent humiliés par des savoirs
qu’ils sont dans l’incapacité de comprendre. Les détruire leur donne la sensation
de les dominer et de briser le miroir qui renvoie la réalité de leur médiocrité, mais
ils n’en demeurent pas moins bêtes.
— On connaît tous la triste histoire de l’immense bibliothèque d’Alexandrie, déplore
Abraham. Tout détruit !
— C’est ce qu’on dit, le mythe s’est mêlé à la réalité. Tempère le Maître.
— Pourtant, le fait est qu’elle n’existe plus et que l’on trouve des témoignages de sa
destruction. S’étonne Abraham.
— Je vais te montrer des copies d’un texte gardé à Salamanque. Le Maître se lève et se
procure une échelle pour atteindre un livre dissimulé dans les hauteurs des rayons.
— Voilà, dit-il en soufflant la poussière qui recouvre l’ouvrage. Nous savons par ce
texte, que la disparition de cette bibliothèque s’est déroulée en plusieurs phases. Le
premier problème qu’a rencontré la bibliothèque fut la dégradation des rouleaux
en raison du climat humide d’Alexandrie. Des copies ont été effectuées et envoyées
dans d’autres bibliothèques. Les rouleaux les plus abîmés furent enterrés dans des
caves de sable. Cela, avant même le conflit qui opposa César et Pompée. De plus,
regarde ce que dit ce texte : « L’incendie dont on parle ne concerne pas le Musée
qui fut épargné, mais des entrepôts de livres (apothecae) sur les quais. » Les
bibliothèques brûlent mais les livres voyagent. Les plus importants traités furent
copiés et répartis dans le monde. C’est en l’an 640 que la bibliothèque
d’Alexandrie fut définitivement détruite par le Général Amrou avec la permission
du Calife Oumar. Ce général fut tellement émerveillé par ce qu’il y trouva, qu’il
décida d’en dissimuler la plus grande partie, de Fès à Bagdad. Officiellement, il fit
brûler les livres dans des chauffoirs durant six mois. Ces ouvrages sont
progressivement réapparus dans les trente-six bibliothèques de Bagdad,
principalement dans la prestigieuse Madrassa. Également dans celles du Caire, de
Gaza, de Damas et de Fès. Il y en avait aussi à Cordoue, mais la ville fut saccagée
lors d’une révolte berbère, il y a un peu plus de deux cents ans. Ce traité recense
tous les lieux et les collections. Mais il sera nécessaire de bientôt le remettre à jour.
Hélas, l’histoire se répète. Nous avons appris, que des hordes
mongoles se sont abattues sur Bagdad. Quelques trésors littéraires en
provenance de Bagdad cheminent actuellement secrètement vers la

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bibliothèque de Salamanque. Nous savons que le reste n’a pas été
détruit, mais transporté par les Mongols vers une ville du nom de
Yanjing (Pékin).
— C’est pourquoi les livres et les érudits doivent voyager, constate Abraham. Les
livres doivent s’échanger et se partager. J’ai lu une histoire dans le Séfer
Hassidim :
« Imaginez deux fils, l’un des deux répugne à prêter ses livres
tandis que l’autre le fait de bon cœur. Eh bien, le père doit sans
aucune hésitation léguer toute sa bibliothèque au second, même si
c’est le plus jeune ».
— Ne sait-on jamais, dit le Maître, un jour je devrai peut-être faire appel à toi pour
cacher ces trésors de la pensée. Espérons que ce ne sera plus jamais nécessaire.
Pour en revenir au Guide de Maïmonide, il n’est pas en danger et il en existe de
nombreuses copies. De plus, ce n’est pas à ton programme, Abraham. Tu as déjà
commencé l’étude du premier des quatorze chapitres du Mishné Torah de
Maïmonide. Personne ne te reprochera l’étude de ce traité, bien au contraire.
En effet, le Mishné Torah est d’une grande richesse, Abraham s’y investit. Il en a
même partagé une section avec Hadassah, celle qui aborde les principes de la diététique. Tout
traitement médical du Rambam commence par des règles alimentaires. C’est comme cela que
le génie traitait l’asthme de Saladin. Mais pour Abraham, c’est dit, la prochaine étape
sera l’étude du Guide.
Il regarde la position du soleil et son ombre sur le sol et dit en saluant
son Maître :
— Il est temps pour mon cours de musique, au moins là il n’y a pas de polémique.
— Pour l’instant, répondit le Maître de philosophie.
Abraham s’éloigne en accordant sa citole tout en fredonnant.
◆◆◆

- Rue de la Juderia de Tudèle -

◆◆◆

23
Vers l’autre rive
Chapitre III

Juché sur un renfort de la muraille du château, Abraham observe au loin le


pont de l’Èbre. Les eaux perdent en intensité et une décrue s’amorce. Le
pont semble à nouveau praticable, bien que personne ne s’y soit encore
risqué. Cela fait maintenant trois mois qu’il est inutilisable. Les relations
commerciales en souffrent énormément. Quelques téméraires ont tendu
une corde et font passer un traversier avec grande difficulté d’une rive à
l’autre. Ce sont des volontaires, car c’est la seconde tentative. La première
embarcation ayant été emportée avec tout son chargement. Le transport
fluvial reste aussi en souffrance, les flots ne sont pas navigables, beaucoup
trop dangereux. Les bateliers et les pécheurs des deux rives se sont
temporairement mutés en rouliers. Ils descendent jusqu’à Saragosse pour
faire passer les marchandises. Là-bas, le pont est un ouvrage solide qui ne
craint pas les crues … mais il y a un péage ! C’est pourquoi la plupart
préfèrent s’en remettre au traversier, malgré les risques que cela comporte.
Abraham, se dit qu’il va pouvoir traverser. Il retourne à la maison.
Chaque jour, il réserve un peu de temps pour le consacrer à son père, qui
apprécie de conférer autour d’une page du Talmud et des sujets qui
viennent. Ils sont inquiets, Samuel vieillit et s’affaiblit. Il s’est installé près
de la salle commune, Hadassah s’y affaire et Reouvén s’applique à vérifier
quelques comptes. Il rouspète :
— Si ça continue comme ça, on paiera plus de taxes que ce qu’on gagne. L’Aljama
vient d’en inventer une nouvelle. Il faudra qu’ils se lèvent tôt pour me la faire payer
celle-là. Vont avoir du mal, c’est moi le premier debout dans la ville !
Abraham pénètre dans la pièce.
— Le mari de Léa ne paye quasiment pas de taxes dans le Traslapuent. Les collecteurs
ont peur de s’y rendre. S’ils ne se font pas détrousser par des brigands, ils se font
courser par les paysans.
— Alors, c’est là-bas qu’il faut qu’on aille, lance Reouvén. Léa a fait le meilleur des
choix.
— Sauf qu’ils sont isolés depuis trois mois. On n’a aucune nouvelle, souffle Hadassah.
— J’ai bien l’intention d’y aller dès demain.
— Tu es sûr Abraham ? La traversée me paraît encore dangereuse. S’inquiète
Reouvén.

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— J’irai voir et si c’est trop risqué, je repousserai à quelques jours.
— C’est plus prudent, approuve Hadassah. Je te donnerai des herbes, des teintures et
des onguents pour la grossesse de Léa. Ainsi que des linges et quelques vivres.
— Bonne idée ! Je vais aller préparer des brioches de miel et de caroubes. Celles
qu’elle aime. Tu prendras aussi des miches de la fournée de demain. Et du pain
d’Ézéchiel, au cas où la crue reprenne. Reouvén se lève et remet son calot lie-de-
vin en place sur sa tête.
— Du coup, avec tout ce poids, je suis déjà moins sûr que le grand pont me supporte.
Ironise Abraham.
Samuel écoute la conversation en silence. Puis il intervient.
— Abraham, a-t-on reçu des nouvelles du pays ?
— Oui, quelques nouvelles qui ont mis un peu de temps à nous parvenir. Le Roi
Jacques Ier d’Aragon a rendu un peu d’autonomie aux Catalans de Barcelone, en
confiant l’administration à une assemblée de bourgeois.
— Bien, cela garantira un peu de paix là-bas, acquiesce Samuel.
— Alphonse de Castille a été élu Roi des Romains, mais il n’ira pas en Rhénanie se
faire couronner. Ces nouvelles ont au moins l’avantage de ne rien changer à notre
vie en Navarre.
— Moi j’ai des nouvelles locales, dit Samuel, c’est le privilège d’habiter sous le
Château Royal. Notre Roi Thibault va se faire sacrer pour la seconde fois, mais
cette fois à Pampelune. Il a obtenu du Pape Alexandre IV que soit appliqué le rite
français pour l’onction.
— Cela veut dire qu’il va y avoir des réjouissances et que la ville va se parer de ses
couleurs de fêtes. Tu as entendu, Reouvén ? il faut créer une nouvelle douceur pour
l’occasion, s’écrie Abraham en direction de son frère.
— J’ai ma petite idée, répond-il. Notre voisin a reçu un extrait de jasmin qui fera
merveille.

Le matin suivant, Abraham soulève l’énorme sac contenant tout ce


que son frère et sa sœur souhaitent faire parvenir à leur sœur. Il enfile les
deux lanières qui maintiennent confortablement le sac de toile dans son
dos.
— Tiens, prends ce bâton, les routes de l’autre rive sont mal fréquentées. Surtout avec
l’odeur de ce bon pain.
— Si je le mange, je ne risque plus rien ? Plaisante Abraham.
Il se penche vers son père qui pose la main sur sa tête.
— Je reviens dans deux ou trois jours, ne vous inquiétez pas.
Il sort et prend la direction de la Porte de l’Alhóndiga. Il remonte la rue du savetier,
mais cette fois c’est vraiment le chemin le plus direct. Juste au moment où il passe devant la
boutique, l’une des deux sœurs sort avec un panier au bras. Elle marque une hésitation, rougit
et s’engage dans la ruelle dans la même direction que lui.
— Shalom demoiselle, lui adresse-t-il.
— Shalom talmid, lui répond-elle. Qui es-tu ?
— Je suis le fils de Samuel, le fournier.
— Ah ? Je ne t’avais jamais remarqué.
— Pourtant, je passe presque tous les jours devant l’échoppe de ton père.
— Oh, tu sais, tellement de monde circule dans cette rue.
— Où te rends-tu Abraham ?

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— Je ne t’ai pas dit que je m’appelle Abraham. Et toi quel est ton nom ?
Elle marque un silence gêné.
— Rachel. Ton ami Iñigo nous a dit ton nom. Mon père connaît le tien. Étudies-tu
aussi le droit ?
— Non, j’étudie la médecine, la philosophie et la musique. Et pour répondre à ta
première question, je vais dans le Traslapuent.
— Ce n’est pas possible, le pont est fermé. Personne ne traverse.
— Eh bien, dans peu de temps, tu ne pourras plus le dire.
Ils atteignent les remparts, Abraham questionne Rachel :
— Tu vas hors des remparts ?
— Non, je descends chez le marchand de couleurs.
— Tu t’es trompée, il fallait tourner, il y a déjà deux rues de cela.
— Oui, mais avant je veux te voir te noyer.
Quelques hommes désoeuvrés discutent devant l’accès au pont.
Rachel dit ironiquement à Abraham :
— Adios Hombre !
— Eh mon garçon ! tu ne vas pas traverser, c’est encore dangereux, il faut attendre un
ou deux jours. Lui adresse l’un des hommes.
— Ne vous inquiétez pas, leur répond Rachel, c’est un philosophe, il ne craint rien.
Sans la moindre hésitation, Abraham s’engage sur le pont d’un pas
assuré. Le bois est glissant, le seul danger c’est de se casser la figure. Tout
va bien. Quelques minutes plus tard, il est sur l’autre rive.
— D’où il sort le bougre ? s’écrie un homme stupéfié.
D’autres le rejoignent, tout aussi surpris.
— Allez chercher les charrettes, on peut passer !
Sans se préoccuper de ce qu’il se passe autour de lui, Abraham prend la direction de la
maison de sa sœur. Son mari Jacob est un tisserand et bien sûr un viticulteur. À l’opposé de
ses concurrents, il a choisi de s'installer à distance de la cité. D’une part parce qu’il a mis en
place un réseau de vente vers la France, d’autre part parce qu’il n’apprécie pas la pression des
autorités communautaires, il tient à son indépendance. Une performance par les temps qui
courent. Abraham apprécie cela, mais éprouve quelques embarras pour communiquer avec
son beau-frère, il ne trouve pas toujours de sujets de discussion. Hormis si cela concerne la
famille, le temps et le tissage. Jacob est respectueux de la Torah, il ne faut pas lui en
demander plus. À croire que cette rive suscite la marginalité. Serait-ce pour cela qu’elle
l’attire depuis son enfance ?
Il approche de la maison, il faut bien admettre que Jacob est un
homme de goût. Tout est bien agencé, il sait savamment disposer ses
cultures florales pour offrir un magnifique tableau à ses visiteurs. Abraham
fait une pause, pour admirer le panorama. Quel délice de savourer cet
instant, loin du tumulte et des relents de la cité. Personne pour vous
observer. Soudain il aperçoit sa sœur assise sur le muret de la terrasse. Il
fait de grands gestes. Celle-ci regarde avec hésitation, elle n’attend
personne, aucun visiteur ne peut les rejoindre en ce moment. Mais elle finit
par distinguer le calot lie-de-vin familial. Elle laisse éclater sa joie.
Abraham court dans sa direction. Elle le rejoint et le prend dans ses bras :
— Mon petit Abraham, je suis si heureuse de te voir.

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Petit ? il est bien plus grand qu’elle maintenant. Mais elle l’a élevé
comme une mère depuis ses dix ans. Il faut qu’il se fasse à l’idée, pour
elle, il restera éternellement le petit Abraham.
— Comment se porte Abinou ? Je ne l’ai pas vu depuis très longtemps.
— Il s’est affaibli, mais nous sommes là pour le soutenir. Il t’envoie sa bénédiction.
— Lorsque tu retourneras, je t’accompagnerai, je veux le voir.
— Tu es sûre, dans ton état ?
— He bien quoi ? Je ne suis pas malade.
Il commence à déballer son sac.
— Tiens ! de la part de Reouvén, ce sont les brioches que tu aimes.
Il prend le temps de donner des nouvelles de la famille, du quartier et
de la cité à Jacob et Léa, en partageant un repas. Il explique à Léa qu’il a
besoin de s’entretenir avec Nathan le prophète. Elle n’essaya pas de l’en
dissuader. Elle sait depuis toujours qu’il y a là quelque chose qui ne peut
s’expliquer, mais qui fait partie de la nature de son jeune frère. Abraham
demande :
— A-t-on vu Nathan ces derniers temps ?
— Non, il se fait rare, répond Jacob, moi je l’aime bien, c’est un homme libre. Avec les
voisins, on accroche de temps en temps des provisions à l’arbre du souhait. Elles
disparaissent, ce doit être lui. Enfin, je l’espère. Sinon ça veut dire qu’on nourrit
des malfrats.
— Il est sûrement près de sa grotte dans le désert, précise Léa. Tu devrais l’y trouver.
Abraham prend un léger baluchon et son bâton. Léa lui tend un
emballage de tissu et une gourde.
— Tiens, prends cette eau et le pain d’Ézéchiel, c’est l’idéal pour se nourrir dans les
Bardenas.
Le pain d’Ézéchiel, un des secrets antiques de la famille Aboulâfia. La nourriture
essentielle des nomades et des ascètes de la Bible. Ce n’est pas le pain tel qu’on le fabrique à
présent. Le pain biblique, léh’ém, constitue un repas unique et complet. Aucun nutriment
indispensable ne fait défaut. Il est constitué de céréales et de légumineuses dont on amorce la
germination. La recette la plus célèbre est dictée par le Prophète Ézéchiel lui-même. Il peut se
conserver plusieurs mois, il suffit de le tremper dans un peu d’eau ou de vin pour l’attendrir
avant de le manger. Un voyageur ayant soigneusement préparé des rations journalières est
assuré de manger durant tout son voyage. Au moment où sa sœur lui tend le pain enveloppé
dans le tissu, Abraham entend le verset dans sa tête :
« Prends aussi du froment, de l’orge, des fèves, des lentilles, du millet et de
l’épeautre. Mets-les dans un vase, et fais-en du pain pour autant de jours que tu seras
couché sur ton côté. Tu en mangeras pendant trois cent quatre-vingt-dix jours. (Ézéchiel
4:9). »
Dans sa main se trouve une version améliorée de cette recette, transmise par son père à
ses enfants, que lui-même a reçue de son père. Une longue chaîne transgénérationnelle. Une
kabbalah. Après tout, c’est le sens originel du mot : réception. Oui, le pain qu’il tient dans sa
main est un secret kabbalistique. Sur ce, il embrasse sa sœur, la bénit et marche en direction
des Bardenas.
Sa sœur le regarde s’éloigner et dit à son mari :
— Il a vraiment changé mon petit Abraham, je perçois quelque chose en lui
d’inexplicable. C’était déjà là lorsqu’il était enfant et m’inquiétait un peu. Mais
maintenant, c’est en train d’éclore et ça me réconforte. Il ne ressemble à personne

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d’autre. Qu’est-ce qu’Adonaï a prévu pour lui ?
— En tout cas ni fournier ni tisserand et sûrement pas un de ces législateurs de
Navarre et d’Aragon attachés aux possessions, répondit Jacob.
L’homme retourne à son atelier de tissage, une petite bâtisse à côté de
leur maison, où l’attendent ses tâcherons.
De son côté, Léa se dirige vers un banc de bois au pied d’un grand
arbre, pour lire la lettre de son père apportée par son frère.
◆◆◆

- Tour Monreal de Tudèle -

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28
L’homme du désert
Chapitre IV

Pour atteindre la grotte de Nathan, Abraham suit d’abord le cañada, le chemin de


transhumance. Les Bardenas forment un immense territoire. La majeure partie est totalement
désertique, mais il y a des parties verdoyantes où les bergers conduisent leurs troupeaux en
pâturage. Les forêts qui bordent le désert sont surexploitées, cela laisse présager une
augmentation de la désertification dans les siècles à venir si cela venait à se prolonger[8].
Le lieu a mauvaise réputation dans Tudèle, on dit qu’il est envahi de
brigands, d’assassins et de fous. Les Tudelans se gardent bien de s’y
rendre. Ce n’est pas plus mal ainsi. Abraham ressent de la légèreté, de la
sérénité et surtout un intense besoin de réitérer l’expérience extatique qu’il
a vécue dans la salle d’étude.
Voilà déjà trois heures qu’il marche. C’est une longue journée, il est
parti ce matin de la citadelle. Devant lui, son ombre s’allonge, le soleil
décline dans son dos. S’il ne rencontre pas Nathan d’ici peu, il s’établira là
pour la nuit. Avant de s’arrêter, il appelle :
— Nathan ! Nathan le prophète !
Il fait un bond. La frayeur le traverse, car une voix forte vient de
retentir derrière lui :
— Abraham ! Abraham ben Samuel Aboulâfia !
Il se retourne et n’en croit pas ses yeux. Un vieil homme, blanc de
cheveux, de barbe et de tunique, se tient juste derrière lui et rie à gorge
déployée.
— Nathan le prophète, tu es là ! Bredouille Abraham. Pourquoi ne l’as-tu pas fait
savoir ?
— Pourquoi ne t’es-tu pas retourné ? Réponds Nathan. Tu n'as même pas senti le
poids de mon ombre sur ton dos.
— Une ombre n’a pas de poids, Rabbi.
— Détrompe-toi, l’ombre est ce qu’il y a de plus lourd dans ce monde-ci. C’est elle qui
alourdit et obscurcit les pensées, qui estompe la joie et fait errer dans la tristesse.
Elle est semblable au plomb que le sofer (scribe) ajoute dans son encre pour que
les lettres ne puissent s’envoler et restent captives du parchemin. L’ombre tisse le
voile sombre de la Shekinah, la Présence divine. La véritable Lumière est occultée
par l’ombre-lumière.
— Peut-on se libérer de l’ombre, Rabbi ?
— L’antidote au plomb de l’encre noire, ce sont les voyelles. Le souffle qui les anime
est chargé d’une rosée humide, par elle les mots endormis sur le parchemin

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ressuscitent. Allégées, les lettres dansent dans l’éther et se délectent du flux de
lumière qui les traverse. Elles n’ont plus aucune ombre et sont invisibles pour ce
monde-ci. La lumière qui les pénètre est la splendide lumière de la Sagesse, lumière
que les adeptes nomment Zohar. Il faut chanter et danser Abraham ! Sans joie, pas
de spiritualité !
Il sort du chemin et gravit avec aisance une pente rocailleuse, malgré
son âge et ses pieds nus.
— Suis-moi, avec ou sans ton ombre. Nous passerons la nuit dans ma grotte. Demain,
je t’emmènerai voir la nuée que les anges Gabriel et Mikaël ont fait surgir devant
Moïse pour séparer les eaux.
Abraham pense qu’il plaisante, car le phénomène s’est produit à des milliers de lieues
de là. Malgré son jeune âge et sa bonne forme, il a des difficultés à suivre les pas de cet
homme d’âge incertain. Il paraît fragile et vieux, mais en ce moment il gambade avec légèreté
parmi les rocailles. Nathan le prophète est simplement revêtu d’une tunique de lin, tenue à la
taille par une ceinture tressée avec des herbes. On ne peut faire plus simple. Abraham ne sait
pas si cela est dû à l’angle du soleil ou à l’influence de la conversation, mais il n’arrive pas à
discerner l’ombre de l’homme sur le sol clair. Est-il traversé par la lumière de la Sagesse : le
Zohar ?
Ils atteignent une esplanade aride. Nathan progresse à présent d’un
pas plus régulier, Abraham se place à sa hauteur. Nathan le prophète
poursuit son propos :
— Réalises-tu qu’une pensée de Sagesse est la chose la plus subtile de la Création ?
Lorsqu’un sage y accède, elle l’imprègne de sa lumière. Dès qu’il la prononce, son
poids devient celui du souffle qui l’accueille. On l’entend, mais elle demeure encore
invisible. Puis le scribe la capture dans les mailles de son filet de plomb et la
dépose sur un parchemin où elle s’assoupit prisonnière de la forme, dans un
sommeil de plus en plus lourd : une petite mort. Le souffle, sa spiritualité, se retire.
Les pensées de Sagesse remplissent des volumes et les étudiants croulent sous leur
poids. L’ombre porte l’ombre et en vient à oublier l’existence même de la Lumière.
Mais dès que l’on souffle sur le texte, l’Esprit saint le ressuscite. La rosée vivifiante
de l’Ancien des jours abonde dans le « souffleur ». La Sagesse renaît d’elle-même
et s’envole transportée par une guirlande de voyelles. Si celui qui l’a éveillée est un
véritable sage, alors la musique des voyelles vibre et persiste. Son harmonie se fond
dans la Lumière du Zohar. Pour ce sage, le livre devient inutile, léger, il peut aller,
de par le monde.
Abraham fait le lien avec la contemplation du Feu blanc de la page de
Rabbi Issacar.
— Rabbi, je sollicite ta sagesse au sujet d’un événement intérieur qui m’a bouleversé
et pour lequel je viens te consulter. Cela s’est passé le jour même de la mort
d’Issacar.
— Ah Issacar ! Mon vieil ami, coupe Nathan. Un petit oiseau blanc au bec noir est
venu m’inviter à ses noces célestes. Je l’ai songé, il m’a parlé de toi.
— De moi ?
L’homme regarde Abraham sans rien dire. Tourne la tête dans toutes
les directions de ce désert. C’est l’évidence, il n’y a personne d’autre que
le jeune homme devant Nathan.
— Et tu le connaissais ?
— Oui, depuis notre jeunesse. Nous avons beaucoup étudié ensemble et erré dans les

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ombres de l’érudition. Jusqu’au jour où le Nom, béni soit-Il, a placé un Maître sur
notre chemin pour nous ouvrir de nouveaux horizons. Il nous a connectés à une
ancienne lignée spirituelle d’Alexandrie, descendant directement de Joseph, le
Maître des rêves. Discrètement, nous avons abandonné l’étude externe, pour nous
tourner vers la contemplation interne. Il y a un nom hébreu que tu connais, qui
permet de passer de l’un à l’autre : Îyoun. Il signifie tout à la fois étude, réflexion
et méditation. À chacun de l’entendre comme il veut.
— C’est donc pour cela que le cercle des kabbalistes de Provence a rédigé un traité
intitulé Séfer Iyoun. Relève Abraham. Il y a un exemplaire dans la bibliothèque de
la maison d’étude, juste à côté du livre de la Source de Sagesse.
— Exact. À l’origine, nos voies de contemplation étaient proches, mais nous les avons
vécues chacun selon notre nature. J’ai choisi l’esseulement dans le désert, la façon
la plus libre de vivre mon attachement au Nom, béni soit-Il. Issacar est retourné
dans la cité, a fondé une famille et a donné l’apparence d’étudier avec son intellect.
Mais la réalité, c’est qu’il était un grand contemplatif.
— Depuis mon enfance, je l’ai côtoyé, ajoute Abraham. Comme tout le monde, je
pensais qu’il dormait sur son livre. Je n’ai connu la vérité qu’à la veille de sa mort.
— Il t’attendait, tu partages notre fibre spirituelle, Abraham. Le Nom, béni soit-Il, en a
décidé ainsi. Ne te fais pas d’illusions, ta vie ne ressembleras à aucune de celles de
tes amis et de tes professeurs. Ton âme te guide dans la quête de la Lumière du
Monde à Venir. Il en était, il en est et il en sera ainsi.

◆◆◆

Ils atteignent la grotte de Nathan. Un rocher en dissimule l’entrée


lorsqu’on passe à distance. Elle est quasiment invisible. Un chaudron,
accroché à un trépied de grosses branches, est posé au-dessus d’un cercle
de pierres noircies. Quelques objets de terre sont éparpillés : écuelle,
cruche, bol. L’intérieur est plutôt grand et confortable. Une natte est posée
dans un renfoncement. Le bien le plus précieux de ce lieu est le mince filet
d’eau pure qui coule en permanence devant l’entrée. Elle chute sur un
rocher que le temps a creusé. Une sorte de petite vasque naturelle. L’eau
chemine ensuite le long d’une rigole qu’elle a elle-même dessinée et
alimente l’unique secteur de verdure des environs, une minuscule oasis au
cœur de la sécheresse qui progresse.
— Installe-toi où tu veux pour la nuit, mon garçon. Puis allons saluer une dernière fois
le soleil de ce jour.
Abraham pose son sac et suit Nathan qui monte sur un grand rocher
lisse. Placé derrière lui, sur un rocher voisin, il observe la silhouette
auréolée de l’homme face au soleil couchant. Sa tunique paraît avoir
changé de couleur. L’homme est debout, les bras ouverts. Son souffle
devient plus fort. Il mobilise sa tête dans différentes directions, ses
épaules, son bassin. Abraham tente de l’imiter, mais il n’a jamais vu
personne faire cela auparavant. Enfin, l’homme s’assoit en tailleur, les
mains ouvertes, l’une sur l’autre, posées sur son cœur. Abraham en fait de
même. L’homme lui dit :

31
— Contemple un instant la dernière lumière du Soleil. Puis ferme les yeux et fait
descendre cette lumière dans ton cœur. Ensuite, laisse les lettres se réveiller. Ne les
choisis pas, elles doivent jaillir naturellement.
Abraham s’exécute. Une chose est sûre, il aime faire cela. La lumière
du soleil couchant commence à provoquer quelque chose en lui. Est-ce dû
à la présence du Maître ? car il a souvent contemplé le soleil couchant,
mais là c’est différent. Il sent que l’état de conscience qu’il a vécu à la
maison d’étude monte en son cœur. Ce n’est pas le Feu blanc, mais un feu
ardent. Ce feu devrait l’exciter, lui faire peur. Non, bien au contraire, il
l’apaise. De ce calme, s’élèvent de petites nuées. Il sait que ce sont des
lettres, mais il ne connaît pas ces formes. Il réalise que c’est l’esprit des
lettres qui se manifeste et non leur corps. Elles montent du cœur vers la
tête et forment des sphères translucides, tournent les unes dans les autres.
Laquelle contient les autres ? Il prend conscience, qu’à cet instant, il est en
harmonie avec le mouvement des sphères célestes. Celles dont parlent
Aristote et le Rambam. Mais il n’étudie pas un livre, il est le livre. Il
entend la voix de Nathan le prophète.
— À présent, fils de la Lumière, place-toi dans la posture du prophète Élie sur le Mont
Carmel. Immerge-toi dans tes profondeurs. Libère-toi de tes peurs. Descend le
Fleuve du Nour, le Jourdain mystique. Accepte ce que tu contemples, ne t’y arrêtes
pas et traverse-le.
Abraham s’exécute. Pour l’avoir lu dans le Premier Livre des Rois, il sait que cette
posture consiste à s’asseoir les jambes repliées, le front posé sur les genoux. En quelque
sorte, comme dans la position d’un enfant blotti dans le ventre de sa mère. L’afflux de sang
dans la tête lui fait perdre ses repères. Il craint de tomber, alors qu’il est bien au contact du
sol. Au bout d’un moment, il se stabilise et se laisse aller.
Il sent une main sur son épaule et entend la voix de Nathan. Il est
surpris, car il a perdu la notion du temps et ne se rappelle rien de cette
dernière partie. Il ouvre les yeux en redressant le buste. Le soleil a disparu,
la nuit tombe. Il se rétablit sur ses jambes engourdies. Cette expérience est
à la fois apaisante et déstabilisante, il ne sait que penser. D’ailleurs,
pourquoi en penserait-il quelque chose ? Il en a oublié la majeure partie.
Nathan le prophète est déjà parti, il le rejoint vers la grotte. Le vieil
homme est silencieux, il plante son regard lumineux dans les yeux
d’Abraham et détourne la tête. Le jeune homme comprend que pour
l’instant, il doit garder le silence.
Le feu que vient d’allumer le vieil homme illumine des portions de la
grotte, ainsi que son accès. Abraham saisit un petit sac de victuailles qu’il
a apporté à l’attention de l’ermite et vient le déposer auprès de lui. Il
retourne à son sac et sort le pain d’Ézéchiel.
— Merci, pour les provisions ! Mais ce soir nous allons célébrer ta visite. Nous allons
nous faire une bonne soupe d’orties, tu pourras y tremper ton pain.
— D’orties ? Tu manges ça souvent ?

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— Tous les jours, dit-il en s’éloignant une machette à la main. Mets de l’eau à bouillir
dans le chaudron, je reviens.
Hadassah lui avait parlé des vertus médicinales de l’ortie. Mais en soupe ! Il espérait
qu’elle n’aurait pas le même effet dans son ventre que lorsqu’on la touche. Cette plante est
redoutablement irritante. Abraham connaît suffisamment bien le latin pour savoir ce qu’urtica
signifie. Mais cela ne semble pas être un problème pour Nathan le prophète, qui revient en
chantonnant avec des orties sous le bras. N’importe qui d’autre serait en train de geindre et de
se gratter.
— Regarde, montre-t-il, sans se soucier des orties sous son bras, j’ai trouvé de l’ail
sauvage. Le pain d’Ézéchiel est très bien pour voyager, mais l’ortie c’est encore
mieux. Elle pousse généreusement dans le monde entier et nourrit suffisamment.
Souviens-t’en, car je te vois voyager très loin.
Pendant qu’il prépare la soupe, il interroge Abraham.
— Jeune érudit, parle-moi de l’ortie.
— Ça c’est plutôt le domaine de ma sœur Hadassah, répond Abraham.
— Je ne demande pas ce que ta sœur en sait, mais ce que toi tu peux m’en dire. C’est
amusant que tu évoques le nom de ta sœur, « myrte », car la seule fois qu’apparaît
l’ortie dans le Tanak (Bible), elle est associée au myrte.
Abraham réfléchit, il ne s’attendait pas à une telle association. Puis,
comme dans l’un de ses défis que les étudiants se lancent lors de joutes
oratoires, il crie avec enthousiasme :
— Isaïe ! Isaïe 55 ! : « L’ortie (sirpad) croîtra avec le myrte (hadass) ».
Il l’avait lu et relu, mais ne l’avait pas vu.
— Maintenant, il te suffit d’ouvrir le mystère du mot.
Abraham place dans son esprit les quatre lettres de sirpad, le nom de l’ortie en hébreu :
saméck, réish, pé, daléth. Elles s’illuminent, tournent. Pendant ce temps, Nathan contemple le
fond du chaudron. Son regard est vague, il semble que la soupe soit devenue un espace infini,
comme s’il observait ce qui se passe dans la tête d’Abraham. Ce dernier commence à parler.
— Les trois premières lettres, saraf, sont brûlantes. Elles évoquent les ardents sérafim
disposés autour du Trône de Gloire. La brûlure de l’ortie rappelle l’intensité de ces
gardiens protecteurs du trésor le plus précieux. Le chemin de ce trésor traverse
quatre portes de flammes. Ce sont les quatre niveaux de lecture de la Torah que
décrit le traité Haguigah avec la parabole des quatre Rabbins. C’est le Pardès ! Le
Verger de la connaissance. Ce sont les mêmes lettres que sirpad, l’ortie,
différemment ordonnées. Le P, c’est le pshath, le sens littéral. Le R, c’est le remez,
l’allégorie. Le D, c’est le drash, l’exégèse. Le S, c’est le sod, le secret. Il y a mille
choses à dire sur tout cela.
— Ne va pas trop loin, l’arrête Nathan. Il reste une chose simple qui nous concerne.
Ces quatre lettres sont aussi les quatre lettres qui forment le mot : séfarad
(espagnol). Demain, je te dirai quelque chose de mystérieux au sujet de notre
présence dans ce pays.
Puis, il regarde le chaudron.
— La soupe est prête ! Cette soupe sur ta langue réunit les quatre niveaux de lecture.
Réalise à présent qu’à chaque lampée de ce bouillon, tu franchis une porte du
Verger de la connaissance et te rapproches du Trône de Gloire. Pour aboutir à la
deveqouth, l’adhésion à la source d’Amour et d’Unité de notre Créateur. C’est
pourquoi les irritations de peau témoignent de la séparation ressentie par les
personnes éloignées de ceux qu’elles aiment.
Conscient et ravi de tout cela. Abraham se délecte de chaque trait de

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cette soupe mystique. Est-ce en raison de tout ce qui vient d’être dit, de la
magnifique voûte céleste, de la présence de Nathan ? Le fait est : la soupe
est délicieuse.
— Et si lors de mes voyages, je n’ai ni pain d’Ézéchiel ni orties, qu’y a-t-il d’autre ?
— Les lettres de leur nom. Fais-les tourner dans ta langue, dans ta salive, dans ton
esprit. Le nom à valeur de la chose.
Le repas terminé, Abraham prépare sa couche. La journée fut longue,
mais très enrichissante. Il est temps de dormir. Il s'allonge, observe les
dernières braises et réfléchit en attendant le sommeil.
— La valeur numérique de sirpad, c’est 344, comme « l’ange Raziel », et …
— Hrrmm … Bonne nuit Abraham.

◆◆◆

La grotte est imprégnée de la fraîcheur de la nuit, Abraham se réveille et contemple les


reliefs du dôme. Il devine des formes de visages d’animaux, de lettres. Les nuages font
parfois les mêmes effets. Au loin, se fait entendre une voix calme et étrange, c’est
incompréhensible : « Yooohaaaaouuuhaaaaa ». Il se lève et mobilise son corps éreinté par sa
couche de fortune. Il sort et puise de l’eau dans les paumes de ses mains pour se rafraîchir le
visage et recouvrer quelques lucidités. Il tend l’oreille pour identifier d’où vient la voix et
aperçoit son hôte assis sur une vieille souche. Tourné face au levant, il contemple les
premiers rayons du soleil. Sa tête semble dérouler un ruban invisible sans origine ni fin. Son
bassin accompagne légèrement cette danse. Tout aussi lentement, le contemplatif fait
mystérieusement mouvoir ses bras, ses mains, ses doigts. Les sons qu’il module n’ont aucune
signification. De simples phonèmes, entrecoupés par de profondes respirations. Sons et
mouvements font un tout, une harmonie.
Abraham l’observe, il ne comprend pas, pourtant il a le sentiment de connaître cela
depuis toujours. Comme si son âme en avait puisé la source au premier instant de la Création.
Il se sent bien en présence de ce vieil homme jouant avec les rayons du soleil. Il vient
s’asseoir auprès de lui. Ne sachant pas quoi faire, il tente d’imiter les mouvements de tête et
de bras, de reproduire les sons. Puis abandonne et reste silencieux près de l’ermite. Devant
lui, en direction de l’Est, Nathan le prophète a disposé de belles pierres qu’il a sans doute
ramenées de loin. Elles sont soigneusement ordonnées. Une ligne centrale part de ses pieds et
s’étend sur environ cinq pas. Trois courbes partent à droite et à gauche. Le symbole est
facilement reconnaissable, c’est le dessin d’une ménorah, notre chandelier à sept branches.
Le vieil homme pose les mains sur son visage durant un instant et se
tourne vers Abraham.
— Que sont ces gestes Rabbi ? et les sons, que signifient-ils ?
— Si seulement je le savais, répond Nathan.
Il poursuit.
— Les rayons du soleil touchent mon cœur et éveillent ma kavanah, l’intention du
cœur. Mon intellect perd alors pouvoir sur ma tête, qui dès lors n’obéit qu’à mon
cœur qui bat, qui danse. Le corps s’infléchit avec la tête et les bras en dessinent
l’œuvre. Le cœur, trop humble pour régner, délègue son pourvoir au souffle qui
ouvre la porte des sons. Ils évoquent Le Nom, béni soit-Il. Imprononçable, les
lettres en modulent la présence. Tu apprendras à le faire, tu es né pour ça, c’est ta
mission d’être. Mais avant de te lancer dans cette mission d’être, il faut d’abord
que tu détermines qui tu « es ». Je ne parle pas d’Abraham, fils de Samuel
Aboulâfia.

34
— Comment faut-il choisir et prononcer les lettres, Rabbi ?
— Ça, tu le sais déjà intellectuellement, ta tête est déjà bien pleine. Ce sera à toi
d’écrire ta propre partition. Personne ne doit le faire à ta place.
L’homme se lève avec dynamisme, comme si sa pratique et les
premiers rayons du soleil avaient eu un effet de jouvence. Puis se dirige
vers sa grotte d’un pas léger.
— Allons manger un peu, nous devons marcher au moins deux heures. Je vais te
présenter à la Colonne de la Shekinah. Elle sera un ancrage pour ton devenir.
Abraham lui emboîte le pas, en essayant de mimer l’attitude enjouée
de l’ermite. Après quelques bouchées de pain trempées et des ablutions. Ils
se chargent d’une outre d’eau chacun et prennent leurs bâtons. Avant de
partir, l’ermite attrape une sommaire clé en bois posée dans une fente près
de l’entrée et l’accroche à son bâton, sous le regard étonné d’Abraham.
— Rabbi, pourquoi cette clé ?
— Oh, tu sais, par les temps qui courent avec tous les marauds qui trainent, il est
prudent de barrer l’entrée.
— Mais, … Il n’y a pas de porte !
— Que tu crois, répond l’ermite en s’engageant d’un bon pas en direction du Nord.
Abraham le suit en pensant : « et en plus il n’y a absolument rien à voler ». Ils
atteignent rapidement un grand plat. Là s’étend un autre schéma de pierres, beaucoup plus
grand. Il s’agit d’une spirale dessinée sur le sol. Les proportions sont parfaites. Non
seulement cela fait beaucoup de pierres à transporter, mais Nathan le prophète les a très
précisément disposées. Le vieil homme s’approche de l’accès s’ouvrant à l’Ouest. Il se tourne
vers le jeune homme attentif, et lui dit :
— Le moment est important, nous devons changer d’espace. Mais avant cela, il faut
que l’on trouve tes noms.
— Mes noms ? Tu les connais, tu les as dit hier.
— Non, pas ceux-là ! Tes noms d’adepte dans le sentier du Nom, béni soit-Il. Tout
adepte en possède un dans l’en-bas et un dans l’en-haut. Ce sont des noms
initiatiques qui qualifient la mission d’être. Beaucoup de sagesse et d’intuition sont
nécessaires pour les découvrir. Mais en ce lieu, le Prince de la Flamme va nous
inspirer.
Il sort de sa tunique un petit faisceau de plantes sèches tressées.
— Prends un peu de ton amadou et bat le briquet, nous allons fumiger avec ce faisceau
d’herbe.
Abraham s’exécute, il heurte son briquet de silex et attise un peu
d’amadou en soufflant. L’ermite approche ses herbes et les embrase en les
agitant. Les plantes très sèches ne tardent pas à s’enflammer. L’ermite
souffle dessus pour éteindre les flammes et fait des moulinets dans l’air,
afin qu’elles se consument sans flammes. Il fait circuler la fumée parfumée
devant le jeune adepte. Puis tourne autour de lui. Le jeune homme ne
bouge pas et laisse l’ermite l’envelopper dans ces effluves mystiques. Cela
fait, l’ermite pose le faisceau fumant au sol, devant l’entrée de la spirale et
se place au-dessus. La fumée s’élève sous sa tunique, il ferme les yeux. Il
semble prier silencieusement. Puis se déplace et invite Abraham à prendre
sa place. La fumée monte, imprègne sa tunique et atteint ses narines.

35
— À présent Abraham, fils de Samuel, quel est ton nom de fils de la Lumière ?
Abraham reste silencieux, il ne sait quoi répondre. Cette question ne
s’était jamais posée. Nathan le prophète le guide.
— Tu vas le découvrir par toi-même. Attention, ce nom va révéler ta mission d’être et
doit répondre par son onde à ton nom d’homme. Quel est le nombre de ton nom
Abraham ?
Sans hésitation Abraham répond : « 248 » ! Cet exercice est si naturel
pour lui, que la réponse jaillit spontanément. Nathan ajoute :
— Ce nombre est une onde, une force, un poids. Laisse venir à toi le nom qui en
partage la valeur et qui porte ta mission d’être.
Abraham reste silencieux. Il voit s’illuminer dans sa tête les cinq lettres de son nom en
hébreu, qui tournent autour de la lumière de la valeur 248. Les cinq lettres lumineuses se
déforment, se mêlent et deviennent six. Il voit : zaïn, kaf, réish, yod, hé, vav. Les six lettres
tournent autour de la lumière de la valeur 248. Il lit.
— Zekaryahou ! crie-t-il.
— Tov ! béni soit le Nom. Approuve Nathan. Zekaryahou, « il m’évoquera ». Ta
mission d’être fera de toi le Maître de l’Évocation du Nom, béni, soit-Il. Ta vie
spirituelle sera portée par l’Hazkarah, l’évocation. Zakar est l’évocation de Yahou.
Yahou ce sont trois lettres fondamentales de l’Être éternel, notre Tétragramme.
C’est merveilleux !
Le vieil homme s’engage avec lenteur dans la spirale, en tenant la
fumigation dans sa main.
— À présent, Zekaryahou, suis-moi, fais les premiers pas vers ta destinée. Pèse chacun
de tes pas, ce ne sont plus tes muscles qui font mouvoir tes pieds, mais ton souffle.
Réalise que chaque partie de ton corps respire autant que tes narines.
Le jeune nouvel adepte s’exécute. Il progresse dans les pas de son
initiateur. Pas après pas, ils se rapprochent du centre. Les hommes se
tiennent au centre de la grande spirale. Nathan le prophète dit :
— Zekaryahou, fils de la Lumière, Maître de l’Évocation, quel est ton nom dans l’en-
haut ? Interroge le nombre 248 à partir de Zekaryahou.
Il ferme à nouveau les yeux pour retrouver les six lettres de Zekaryahou qui tournoient
autour de la lumière du 248. Elles se déforment, se mêlent à nouveau et redeviennent cinq
formes lumineuses. Il identifie les cinq lettres : réish, zaïn, yod, aled, laméd.
— Raziel ! crie-t-il.
— Tov ! béni soit le Nom. Approuve une nouvelle fois Nathan. Raziel, le secret divin.
Tu vois, tu as reçu un signe avant de dormir, en constatant que « sirpad », l’ortie, a
le même nombre que « Raziel ha-malakh », l’ange Raziel. Désormais, Raziel, dans
l’En-haut, guidera l’adepte Zekaryahou dans l’En-bas.
Le vieil homme reprend sa progression dans la spirale.
— Suis-moi Raziel, guide les pas de Zekaryahou, le fils de la Lumière, le Maître de
l’Évocation.
Ils continuent à tourner en conscience, pas après pas. Pour finalement
sortir du lacet de la spirale. Le jeune homme se retourne avec étonnement.
Comment se fait-il qu’ils sortent à l’Est alors qu’ils sont entrés par
l’Ouest ? C’est énigmatique.
Les deux hommes marchent silencieusement, quelque chose de
merveilleux a eu lieu. Rompre le silence briserait une certaine magie.

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L’adepte suit son initiateur, il sait qu’il vient d’être relié à une chaîne
d’adeptes qui remonte à la nuit des temps par l’intermédiaire de Joseph, le
Maître des rêves. Personne, jusqu’à présent ne lui avait dit ni montré de
telles choses. Il regarde autour de lui et se dit que cet humble ermite est en
quelque sorte le grand-prêtre et le gardien de cet immense temple sacré,
que tous considèrent comme un simple désert.
Ils approchent d’un bouquet verdoyant au cœur des cirques de roches
arides. Surprise. Au centre se trouve un lac d’eau claire. Alimenté on ne
sait comment. D’où vient l’eau, où va-t-elle ? Rien ne l’indique.
— Voilà le miqvéh, dit l’ermite en retirant sa tunique. Cette eau va grandement nous
purifier.
Comme dans toutes les communautés, les Juderias de Tudèle ont leurs bains rituels,
mais celui-là ne ressemble à aucun autre. Abraham fait de même et entre dans l’eau. Malgré
qu’il ne s’agisse pas d’une eau courante, il prononce les bénédictions de circonstance. Il
savoure l’opportunité d’une eau aussi pure et nage avec bonheur.
Tout à coup, il sent un énorme poids sur ses épaules qui le force à
s’immerger. Il est beaucoup plus fort physiquement que le vieil homme,
pourtant ce dernier le maintien avec force sous l’eau. Que se passe-t-il,
pourquoi fait-il ça ? L’air vient à manquer, il va se noyer. Qu’arrive-t-il à
ce fou ? On l’avait prévenu, cet homme est dément et il en train d’attenter
à sa vie ! Malgré ses efforts, Abraham ne parvient pas à se redresser pour
reprendre son souffle, il commence à avaler de l’eau, ses pensées se
troublent.
Quand tout à coup, la pression cesse et une main le tire hors de l’eau.
Il reprend son souffle en toussant. Il recrache l’eau, tandis qu’il entend les
rires du vieux fou allongé sur la rive les bras en croix.
— Pourquoi as-tu fait cela ? Tu veux ma mort ! Hurle Abraham.
— Comment as-tu bien pu tenir aussi longtemps dans le ventre de ta mère ? se moque
l’ermite.
— Ce n’est pas drôle, cesse de rire !
— À quoi pensais-tu lorsque je maintenais ta tête sous l’eau ? Interroge le vieil homme
qui a repris son sérieux.
— À me redresser et sortir de l’eau.
— Plus précisément, quel était ton plus profond désir à cet instant. Ajoute l’ermite.
Quelle était la chose la plus précieuse pour toi à cet instant. Pour laquelle tu aurais
donné tout ce que tu possèdes ?
— L’air ! de l’air !
— Dans tes contemplations, désire avec la même intensité la Lumière du Zohar. Ta
kavanah sera de qualité, ton désir d’union mystique si puissant, qu’assurément tu
connaîtras la réalité du Nom, béni soit-Il.
Abraham, recherche en lui l’intensité de cet instant. Son unique désir
d’air. C’est avec cette intention que désormais il contemplera.
Après cet épisode, ils reprennent leur marche. Les espaces sont
vastes, mais secs et poussiéreux. Un cirque de montagnes rocheuses plates

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coupe l’horizon. Le vieil homme dit.
— L’eau est un bien recherché dans ta ville, mais tu réalises qu’il y a bien plus
précieux. Ne t’es-tu jamais étonné du nom que porte le Fleuve : Èbro (Èbre) ? En
hébreu, nous disons : Ibri. Cela ne t’évoque rien.
— Oui, bien sûr, répond Abraham. Cela ressemble beaucoup à îvri : hébreu. Mais îvri
s’écrit avec la lettre âyin en initiale, alors que nous écrivons le fleuve Ibri avec un
alef. Mais effectivement, à l’oreille cela fonctionne. Pour le reste les deux mots
s’écrivent de la même manière[9].
— Le Talmud signale que âyin et alef sont mutables, elles peuvent se substituer, ajoute
Nathan le prophète. Sans doute, nos linguistes n’ont-ils pas voulu que l’on
confonde. Je suis persuadé que tu connais le mystère de ces deux lettres.
— En effet, Rabbi. Alef vaut 1 et âyin 70. Cette dernière valeur est celle du secret, de
la dimension suprême de la Torah. C’est aussi le mystère des soixante-dix langues
des nations. J’ai lu dans la Kabbalah que le signe initial du alef, est la marque de
l’unité du Créateur. C’est pour cela que « or », la lumière commence par cette
lettre. Si on remplace l’alef par un âyin, « or », la Lumière de notre Torah devient
« ôr », la peau sur laquelle est écrite notre Torah. Avec ces deux lettres, on mute
l’en-haut en en-bas et l’en-bas en en-haut.
— Tov (bien), approuve le vieil homme. Le nom Èbro signifie « rivage ». Îvri (hébreu),
c’est celui qui traverse d’une rive à l’autre. Sache que la Navarre porte
secrètement l’allégorie du récit biblique.
— C’est-à-dire que ça ne s’est pas passé ici, mais que nous pouvons déceler une sorte
de miroir symbolique ? demande Abraham.
— En quelque sorte. Réel et symbolique ont même valeur dans nos pensées. Tu
découvriras ça. L’alef de Ébro, informe qu’il symbolise l’hébreu de l’en-haut. C’est
pour cela que Tudèle est ce qu’elle est. Qu’on y enseigne le meilleur hébreu. Sais-tu
que les premiers habitants s’appelaient les « Ibères » ? Leur pays, l’Ibérie, est
devenu la Péninsule Ibérique. Si ces Ibères avaient traversé la mer, alors on les
appellerait les « Traverseurs », d’une rive à l’autre : Des Hébreux.
— Tu sous-entends que les Hébreux pourraient être les Ibères ? s’étonne Abraham.
— Ou les Ibères des Hébreux, répond l’ermite. Est-ce réel ou symbolique ? Dans tes
pensées il n’y a déjà plus de certitudes. Seul ton cœur pourra répondre à cela. Le
fait est, actuellement, nous sommes des Hébreux-Ibères.
Abraham marche pensif, ce que vient de dire le vieil homme est-il du
domaine du possible ? Lui qui accorde autant d’importance aux mots reste
affecté par cette information. D’autant qu’il a la capacité intellectuelle
d’aller rapidement bien plus loin que ce qui vient d’être dit. Il va se
contenter du postulat que les Ibères sont des Hébreux symboliques.
— Digère cela, dit le vieil homme amusé par la réaction du jeune homme, car je dois
t’en dire davantage avant d’arriver à notre destination.
— Ça va, je suis prêt à en entendre plus … sauf si tu me racontes qu’Abraham, notre
Patriarche, était français comme notre Roi Thibault !
— Non, mais on ne doit jurer de rien, c’est notre Torah qui le dit : lo tishavâou (vous
ne jurerez pas)[10].
— Le sol que nous foulons est une ancienne mer. Explique l’ermite. Regarde les roches
de ce secteur, beaucoup d’entre elles portent les empreintes de créatures marines.
Certaines connues, d’autres inconnues. Elles ont existé il y a des myriades
d’années.
Abraham avait déjà vu des fossiles sur l’étale d’un marchand maure

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itinérant. Les explications divergent autour de ces empreintes, car elles
posent question quant à la date de la Création du monde. Tenant un petit
mollusque fossilisé, il dit à l’ermite :
— Des myriades d’années ! Nous sommes en l’an 5017. Ça ne peut dépasser cinq
millénaires.
— Détrompe-toi, jeune adepte. Un jour de Dieu sont mille de nos ans. Tu connais le
Psaume : « Car mille ans à tes yeux sont comme le jour d'hier ». Ainsi, les sept
jours de la Création équivalent au moins à sept mille ans. Mais qu’elle était la
longueur des jours avant la création du soleil et de la lune qui rythment le temps ?
Du bout de son bâton, il désigne une immense ammonite.
— As-tu déjà vu une créature pareille sur cette terre ? Pourtant, il fut un temps où elle
s’y trouvait.
Abraham, se dit que l’on a encore beaucoup de choses à apprendre de
ce monde. De toute façon, que le monde ait cinq mille ans d’âge, ou plus,
cela ne changerait rien à sa vie. Si ce n’est de le conduire au bûcher des
frères inquisiteurs. Le vieux Nathan poursuit :
— Cette mer disparue est le représenté, dans notre Navarre, de la mer à travers
laquelle Moïse, notre Maître, a conduit les Hébreux. La mer s’est ouverte et son
peuple a foulé du sec. Comme nous en ce moment qui marchons sur le fond d’une
mer. Les eaux se sont ouvertes par la puissance du Nom explicite, le Shém ha-
Meforash. Soixante-douze noms savamment dissimulés dans le récit de la traversée
lors de la sortie d’Égypte. Un jour, tu en connaîtras bien plus que moi là-dessus,
car c’est le secret de l’évocation du Grand Nom. C’est ton domaine, Zekaryahou,
Maître de l’Évocation. Portée par un puissant vent d’Est, une grande nuée s’est
élevée par la puissance des Princes Mikael et Gabriel. Lorsque la nuée s’est
dressée devant Moïse et les Hébreux, au même moment, ici, les antiques Ibères ont
vu le reflet de cette nuée se dresser. Les eaux se dispersèrent et la nuée se figea,
telle une porte du ciel, une colonne par laquelle la Présence divine peut s’élever et
rencontrer son époux céleste.
— Cette porte céleste est dans ce désert ? questionne Abraham, abasourdi par ce qu’il
vient d’entendre.
— Tout juste. Encore quelques pas, prépare-toi à contempler ce témoignage céleste
sur terre.
Les deux hommes gravissent une pente rocailleuse en s’aidant de leurs bâtons. Ils en
atteignent enfin la crête. Immédiatement, Abraham est stupéfait par le spectacle. Un nouveau
cirque de montagnes rocailleuses plates, au centre duquel se dresse … la Colonne de la
Shekhinah ! L’ermite n’a pas menti. Elle existe vraiment. Une immense colonne de terre
s’élève en donnant une impression de torsade. La base est très large. Cela fait penser à ces
pyramides égyptiennes que les textes antiques décrivent. Un édifice égyptien en Navarre ! À
la différence qu’il ne s’agit pas d’une construction d’hommes. Le haut se resserre et s’affine.
Le sommet paraît même bien fragile au vu des quatre immenses plateaux de roches plates qui
coiffent la colonne. Au-dessus, Abraham semble distinguer un petit monticule.
— Voilà la Colonne de la Shekhinah ! lance le vieux Nathan avec bonheur. Les
Navarrais la nomment Castil de Tierra (Château de Terre). La nuée s’est élevée,
puis s’est figée. Si tu la réveilles, tu libères la Présence divine de son exil. Les
quatre couches de roches plates qui la coiffent, sont des fragments du sol sur lequel
reposaient les quatre camps qui entouraient la Shekhinah.
— Il y a un monceau de galets posé dessus me semble-t-il, dit Abraham en le désignant
du doigt.

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— Oui, répond le vieux Nathan. Mais ça c’est moi qui l’ai assemblé, pour rappeler le
pacte de Laban et de Jacob. Viens, approchons-nous, je dois te présenter.
Arrivé au pied du gigantesque édifice naturel, le vieux Nathan crie
dans sa direction :
— Voici Abraham fils de Samuel. Zekaryahou, Maître de l’Évocation. Raziel, serviteur
du Nom, béni soit-Il. Reçois-le, protège-le, guide-le dans le lumineux sentier de la
Sagesse que son être a choisi d’emprunter.
Nathan invite Abraham à le suivre, pour accéder au sommet.
Abraham pense cette ascension impossible, mais le vieil homme dit en
connaître le passage. S’il y en a un, c’est vraisemblablement le seul. Le
jeune homme pose attentivement son pied dans chaque pas du vieil
homme. L’ascension est laborieuse, voire dangereuse, mais le sommet
approche. Au bout de près d’une heure, la dernière corniche est franchie,
les voilà sur une grande esplanade plate. La vue est magnifique. Abraham
dit au vieux Nathan :
— Je n’aurais jamais cru y arriver, la montée est vraiment difficile.
— Tu n’as pas vu la descente, je ne suis jamais sûr d’y parvenir, répond le vieil
homme.
Au centre de l’esplanade, un monceau de galets rappelle un peu la
forme de l’édifice. Comment un tel vieil homme a-t-il bien pu transporter
tous ces galets ? Au regard du parcours et du poids d’un galet, il n’a pu les
hisser qu’un par un. Au bas mot, cinquante voyages ! Fièrement, le vieil
homme désigne le monceau de son doigt.
— Voici le Galaâd, le pacte de réconciliation de Laban et de Jacob. Cet accord est
déterminant pour provoquer l’éveil de la Présence divine. Durant tes voyages
futurs, tu rencontreras possiblement un chevalier chrétien engagé dans une quête
sacrée. Un des objets de sa quête est ici. Je t’en dirai plus une prochaine fois. Pour
l’instant, nous devons méditer en ce lieu, afin de nous laisser imprégner du Shéfâ
(du flux) de l’Esprit Saint. Ici, rien à faire, seul le silence et la plénitude sont de
mise.
Les deux hommes s’assoient près du monceau, ferment les yeux et
s’installent dans la plénitude. Abraham se contente d’accéder à une
plénitude de conscience en écartant ses pensées. Il sent alors son corps
frémir et chauffer. Il vibre comme si le sol se mettait à trembler. Sa tête se
remplit d’un insoutenable sifflement. Soudain, il a la terrible sensation que
la Colonne de Terre a disparu et qu’il chute de toute sa hauteur. Il perd
conscience.
— Abraham, Abraham Zekaryahou Raziel … réveille-toi, reviens à toi.
Le vieux Nathan est agenouillé auprès de lui et le secoue doucement.
Abraham recouvre lentement ses esprits.
— Le Shéfâ est très fort ici, tu n’as pas encore l’habitude. Ça viendra. Il faut encore te
renforcer. Désormais, où que tu sois sur la terre, ce lieu te protègera. Lève-toi,
respire et marche. Lorsque tu seras prêt, nous redescendrons.
Après quelques pas autour du monceau « Galaâd », il se sent mieux, mais son esprit est
encore embrouillé. Il suit machinalement le vieux Nathan qui amorce la descente. Son corps

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agit instinctivement pendant que son esprit somnole. Si bien qu’il ne s’aperçoit pas de la
difficulté et n’a pas conscience du temps qu’ils ont mis pour atteindre la base de la Colonne
de la Shekhinah. Après une pause, les deux hommes se lèvent et prennent la direction de la
grotte. Abraham est silencieux. Nathan habitué à la solitude, estimant qu’il en avait
suffisamment dit pour la journée, marche sans briser le silence.
Chemin faisant, ils arrivent à la spirale et la traversent. Cette fois en
entrant par l’Est et en sortant par l’Ouest. Là, Nathan le prophète s’adresse
à Abraham :
— Te voici revenu dans ton monde. La grotte n’est plus très loin, je te sens fatigué.
C’est normal.
Environ une heure plus tard, le soleil se couche lorsqu’ils atteignent la
grotte. L’ermite se dirige directement sur son rocher pour saluer les
derniers rayons du soleil et rendre grâce pour cette journée initiatique.
Abraham le suit et s’installe derrière lui. Malgré la fatigue, il tient à refaire
la belle expérience de la veille.
La nuit tombée, il se contente de quelques morceaux de pain trempés et se couche
promptement en songeant à cette incroyable journée et à la journée de demain. Plus rien ne
serait pareil désormais. Il doit continuer l’étude du Talmud, son père y tient. Il a encore
nombre de choses à découvrir à l’Université. En revanche, il sait qu’il ne pourra pas partager
cette ouverture mystique, si ce n’est avec son initiateur et qu’il devra la garder secrète.
Demain, après avoir médité au soleil levant en compagnie du vieil
ermite, il prendra le chemin qui conduit chez sa sœur Léa et ensemble ils
retourneront auprès de leur père.
◆◆◆

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Dernières années à Tudèle
Chapitre V

Les mois ont passé Abraham partage son temps entre ses études universitaires, un
apprentissage attentif du Talmud et des textes religieux par respect envers son père, sa
passion pour les textes de la mystique et… un intérêt croissant pour Rachel, la fille du
savetier. Le simple passage devant la boutique du père de celle-ci ne suffisant plus, ils se
retrouvent pour déambuler sur la route de Castille ou sur les berges de l’Èbre. Il apprécie de
lui faire partager poétiquement ses inspirations et ses envolées spirituelles. Elle aime
l’écouter s’exercer à la cistole. Reouvén et Hadassah ont repéré cet affectueux petit manège et
lui glissent parfois des allusions qu’il feint de ne pas comprendre. Lui, l’érudit capable de
décrypter les mystères les plus obscurs.
Il ne laisse jamais se renouveler trois lunes sans rendre visite à son
initiateur et confident, Nathan le prophète. C’est le premier à avoir usé de
l’expression « élue de ton cœur » en parlant de Rachel, alors qu’Abraham
n’avait pas encore pris conscience de la réalité de sa vie affective. Sa
réaction première fut de se convaincre que le vieil homme n’avait aucune
qualité en ce domaine et qu’il délirait. Le temps et les faits lui
démontrèrent qu’il avait vu juste.
Cette année 1258 s’annonce plutôt bien, les Navarrais ont évité de
justesse une guerre à la suite d’une querelle entre le Roi Thibault et le Duc
de Bar, portant sur l’Abbaye de Luxeuil. Fort heureusement, le Roi de
France Louis IX est intervenu et a étouffé le conflit. C'est donc dans un
climat de paix que Léa a sereinement accouché d’un petit garçon, un
nouveau Samuel. Les noces de Hadassah ont été célébrées il y a quelques
semaines. Elle vit désormais avec son mari au-dessus de la boutique de
plantes et d’épices, voisine de la maison paternelle. Cela lui permet de
prendre soin de son père, dont la santé décline toujours et inquiète son
entourage.
En ce moment, Abraham est enthousiasmé par la lecture de la copie d’un manuscrit de
la Kabbalah qui vient d’arriver de Gérone : Le Séfer ha-Temounah, le Livre de l’Image. Un
superbe traité sur la mystique des vingt-deux lettres de l’alphabet hébreu et de leurs
interactions avec les Sefiroth. Il révèle également les mystères des cycles du Monde. De plus,
c’est le premier traité de Kabbalah qui utilise le terme guilgoul, pour décrire la migration de
l’âme. Ce livre fera date. Exemplaire unique à Tudèle, certains étudiants de la maison d’étude
se le disputent. Abraham a besoin d’éclaircissements, car la dimension mystique des lettres
est une évidence pour lui. Il doit étudier plus profondément le concept des Sefiroth, qu’il

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comprend intellectuellement, mais n'arrive pas à intégrer dans sa contemplation. Pourtant,
tous les érudits qui s’intéressent à la Kabbalah, ne jurent que par ça. Alors, en ce moment, il
lit et relit le texte dès qu’il est disponible. Quitte à le faire en fin de soirée, lorsque les autres
rentrent chez eux. Ce soir, il croise les derniers étudiants qui s’apprêtent à partir.
— Voilà le Baâl ha-Razim (Maître des mystères), lance l’un d’eux à ses camarades en
apercevant Abraham. Il va encore consulter son livre d’images. Ce que contient ce
livre ne veut absolument rien dire.
— De toute façon, il finit toujours par s’endormir dessus, se moque un autre. C’est
normal, il a pris la place du vieux Issacar.
Sarcastiques, tous rient en passant et en le bousculant. Il ne répond
pas. Le groupe s’éloigne en chahutant. Il entend leurs railleries :
— À mon avis, il recherche le secret de la fabrication des savates, si vous voyez ce que
je veux dire. Ils reprennent en chœur le Cantique des cantiques : « Qu’il me baise
des baisers de sa bouche… »
Abraham traverse la salle, prend le livre, s’assoit et se plonge une fois
de plus dans le texte. Le livre commence par une recommandation que
Nathan le prophète lui répète souvent :
« En tout temps, tes vêtements seront blancs et ta tête sera ointe
d’une huile. Ces vêtements sont sacrés, comme ceux que revêt le
Cohen pour servir. Afin d’attacher l’âme à son lieu. Ces vêtements
blancs et purs habillent le palais de l’intériorité… »
C’est certain, tous les autres l’abordent par l’intellect, mais ce texte
concerne l’expérience intérieure. Ensuite s’ouvre la description mystique
des lettres :
« La lettre Alef désigne la Couronne (Kéter) suprême. Sa forme
indique trois attributs (Sefirotiques) : Sagesse (Hokhmah),
Intelligence (Binah) et Beauté (Tiféréth)… »
L’auteur mêle lettres et Sefiroth, alors que le Livre de la Formation les distingue.
Abraham a besoin d’éclaircissements, Nathan le prophète devrait lui apporter l’aide
nécessaire à la compréhension de ce que sont véritablement les Sefiroth. Leur dimension
mystique échappe à beaucoup. Ce qu’il entend autour de lui est trop théorique. Il lui faut
visiter à l’ermite.
Il en a l’opportunité d’ici trois jours. Il sait qu’il peut le rejoindre car en cette période le
vieil homme utilise un autre ermitage non loin de la maison de Léa. Seulement deux heures
de marche, l’aller-retour se fait facilement dans la journée. En attendant, il participera à
quelques activités communautaires et à des échanges talmudiques. Des dires circulent à son
endroit et sur ses « possibles » aspirations mystiques. Il est préférable de faire montre d’une
certaine docilité intellectuelle, afin de rester discret. Surtout qu’il respecte la Torah et ses
préceptes avec autant de ferveur que les autres.

◆◆◆

Au troisième matin, Abraham s’est levé très tôt pour assister son
frère. Alors que le Soleil pointe timidement ses premiers rayons, il prend la
direction du fleuve. Une fleur blanche est abandonnée sur l’étale d’un
horticulteur, il la ramasse. En passant, il l’accroche au panier que Rachel a

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laissé sur le banc devant la savaterie de son père.
Alors que le disque solaire s’apprête à réchauffer la Navarre, il
approche de la maison de sa sœur. Ce matin, Léa aura la surprise d’une
brioche et d’un pain déposés sur sa fenêtre.
Le jeune homme enjambe un petit ruisseau et approche d’une petite
cabane de pierres offrant un abri. C’est l’un des nombreux lieux
d’ermitages connus de Nathan le prophète. L’ouverture est parfaitement
orientée dans l’axe du soleil levant. Il le devine au fond, confortablement
assis en tailleur, le corps et la tête entièrement recouverts d’une couverture
de laine blanche, anonymement déposée devant sa grotte. Le fait est
qu’Abraham reconnaît surtout la couverture, mais il est persuadé ne pas se
tromper : Nathan est dessous. L’homme est plongé dans une profonde
méditation. Sans bruit, Abraham s’assoit non loin sur une pierre plate et se
recouvre de son châle. Il sait maintenant comment rejoindre son Maître
dans le silence de la contemplation.
Après une bonne heure, comme d’un commun accord, les deux
hommes bougent leurs têtes. Inspirent en mobilisant leurs vertèbres
cervicales.
— Hum ! ça sent le bon pain !
Abraham soulève son châle et constate que son Maître a ouvert son
sac et en extrait la miche de pain.
— Comment ton frère réussit-il à cuire un pain qui sent aussi bon dans une ville qui
sent aussi mauvais ? Ça ne choque pas les habitants ?
Et toi, jeune Abraham, réussis-tu à conserver une âme pure et
libre au milieu de cette populace cupide et maussade ?
— Je fais au mieux, Rabbi. Mais je ne sais pas si mon âme est pure. D’ailleurs,
comment le savoir ?
— Songent-ils à te chasser de la ville ? Demande le vieil homme en rompant un bout
de pain.
— Non, grâce à Dieu !
— Tu as ta réponse. Il te faut encore grandir en Lumière. Tu réussiras, je te vois dans
l’avenir chassé de ville en ville.
Le jeune adepte explique à son Maître le but de sa visite. Il fait un résumé du contenu
du Séfer Temounah et la façon dont sont agencées les lettres et les Sefiroth. Son incroyable
mémoire lui permet de citer des pages entières du livre. Après avoir écouté les paroles
d’Abraham avec attention les yeux fermés … ou en dormant. Nathan le prophète redresse la
tête, inspire en dirigeant son regard vers le ciel. Puis revient lentement. Comme s’il ramenait
une information reçue dans les hauteurs. Il se met à parler en conservant les yeux fermés,
paraissant n’être plus qu’un intermédiaire offrant sa voix à quelque chose de plus grand.
— Les nouveaux kabbalistes, aussi instruits et sincères soient-ils, construisent une
hiérarchie d’attributs, qui assurément les conduira vers une anthropomorphie
intellectuelle. Ils voient dans les Sefiroth seulement dix puissances d’émanation du
divin, résumées à des épithètes. C’est à l’opposé de la pure immatérialité des
Sefiroth.
Avant de parler des relations de ton livre, il faut revenir à la

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source, telle que le Séfer Yetsirah (Livre de la Formation) l’expose.
Que dit-il ? : « Dans trente-deux sentiers merveilleux de la Sagesse ».
Ces trente-deux sont en ton « cœur » : « lév » en hébreu. Ce n’est pas
à toi que j’apprendrai que les deux lettres qui l’écrivent, laméd-beith,
sont la façon d’écrire 32 en caractères hébreux.
Le laméd est la lettre qui « va vers » le voyage et la découverte.
Elle fait sortir de soi. C’est la Torah externe, domaine des érudits et
des propagateurs.
Le beith est la lettre qui « va dans » les espaces intérieurs. Ce
sont les mystères de la Torah internes, réservés aux contemplatifs.
Le va-et-vient de ton cœur est le mouvement de l’esprit, du souffle
qui relie l’externe et l’interne. Le mouvement des vitalités, par lequel
le prophète Ézéchiel contempla la grande Merkavah, le Char sur
lequel repose le Trône de Gloire, Cœur vibrant de notre Création.
Ces trente-deux sont allusivement signalés par les trente-deux
mentions du Nom Élohim dans le premier chapitre du Livre de la
Genèse. Trente-deux expressions de la Conscience universelle. Dans
nos méditations, ce sont trente-deux états de la Conscience,
qu’expérimente l’adepte pour progresser de la matière vers la
lumière. Chacun de ces niveaux est sorti de sa petite mort par la
Rosée céleste qui s’écoule du crâne de l’Ancien des Jours. L’adepte
éveille cette part de conscience et se laisse traverser par sa lumière.
Il progresse ainsi, état de conscience après état de conscience.
Lumière après Lumière. Jusqu’à ce que le Nom, béni soit-Il, lui offre
l’accès du plus élevé des états de conscience : La Conscience du
Merveilleux, baignée dans l’Or Moufla, la Merveilleuse Lumière. La
Sagesse vraie.
Abraham s'abreuve silencieusement des paroles du Maître. Tout
s’éclaire graduellement. Il a le sentiment que son âme reçoit bien plus que
son cerveau. Le vieil homme poursuit de sa voix assourdie par le silence
de l’esseulement :
— En fonction de son niveau de conscience, chaque adepte adaptera le concept des
Sefiroth selon sa nature. Si son expérience se situe dans le trente-deuxième sentier,
le plus bas, il aura une perception totalement idolâtre des Sefiroth. Il les obscurcira
par des personnifications : symboles, formes, sciences, croyances, couleurs, astres,
anges. Enfin, tout ce que son imaginaire sera capable de produire pour restreindre
ces lumières selon sa propre limite. Ceux-là reprochent aux Chrétiens d’avoir une
trinité, alors qu’eux ont une décade. Écoute la façon dont l’adepte en face de toi te
parle des Sefiroth et tu en connaîtras le degré.
Chaque changement d’état de conscience transforme le point de
vue de l’adepte, qui doit tout remettre en question. Ce qui était dans
le niveau précédent a trépassé, il vient de s’éveiller à nouveau et doit

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tout reconsidérer et réapprendre. Comme la Lune chaque mois,
l’homme s’éteint et se renouvelle afin d’évoluer. Il meurt et renaît,
engagé dans une perpétuelle révolution. C’est cela que ton livre
appelle « guilgoul ». Mais attention, il n’est pas uniquement question
de la vie et de la mort du corps. Tout tourne : les sphères, les pensées,
les lettres … tout est en guilgoul, rien n’y échappe !
Les adeptes qui accèdent aux plus hauts états de la Conscience,
sont alors conscients de leur inconscience. Ils renoncent à réduire les
Sefiroth et les contemplent dans leur plus simple nature : infinie. Ein-
Sof, dit le Sagui Nahor, le Père de la Kabbalah de Provence.
Mais revenons au Livre de la Formation. Observe. Il est écrit :
« Dix Sefiroth Belimah ». Le mot Sefiroth signifie tout simplement
« numérotations », tu le sais. Rien de mystique ou de merveilleux là-
dedans. Si ce n’est que les nombres sont les témoins de l’unité. Le
nombre dix est la manifestation de cette unité infinie. Tu dois savoir
cela, n’est-ce pas ?
— Oui, Rabbi, répond Abraham. Notre professeur de philosophie nous a enseigné le
Sage Pythagore : « Un engendre quatre, quatre font dix ». Cela se schématise par
sa Tétraktys[11], un triangle unique formé de dix points en quatre plans. De plus, il
nous a parlé des Enanthiosis, les dix miroirs de la Création selon Pythagore, toute
chose se reflète en une autre. J’ai remarqué que la description de ces miroirs est
quasiment la même que celle utilisée par le Livre de la Formation pour décrire les
dix Sefiroth.
— Tout juste Abraham ! Les Sefiroth sont, en quelque sorte, dix réflecteurs qui
manifestent l’Infinie Lumière dans les espaces et dans les temps. Chacun réfléchit
l’Infinie Lumière dans les neuf autres et reçoit d'elles. Les dix restent Une, mais
d’elles jaillissent les dix Lumières-Semences de la Création. C’est pourquoi, on ne
doit pas les appeler « Sefiroth », mais « Sefiroth-Belimah » : Sefiroth sans fin, sans
questionnement : indicibles ! Entends « beli-mah » : sans quoi ? Aucun
questionnement ne permet de les appréhender. On est loin du bric-à-brac mystique
de tous ceux qui ont exilé les Sefiroth et la Présence divine dans leur raisonnement
et leur croyance. Ils connaissent l’ombre des Sefiroth, mais ignorent tout des
Sefiroth-Belimah.
— Alors, quelle est la nature de leur Lumière ? Questionne Abraham.
— C’est du domaine du merveilleux : ni limitation ni séparation dans les espaces et
dans les temps, répond l’homme toujours les yeux clos. Les dix Sefiroth-Belimah
sont les reflets élémentaires de l’Infinie Lumière. Des rois au service du Roi des
Rois. L’Infinie Lumière est hors de notre entendement, tu ne pourras la percevoir
que lors d’extases privilégiées durant tes contemplations et tes évocations. Cette
Lumière ne ressemble à nulle autre, car elle est immobile et remplit tout, sans
séparation. Elle se trouve en tout lieu et en tout temps sans besoin de se scinder et
de se déplacer.
Observe ton cerveau à cet instant, cette notion est impossible
pour lui, il est en train de chercher à te restreindre et à te ramener
dans sa servile chronologie. Notre cerveau est le Maître de
l’impossible, pourtant il veut nous faire croire que par lui seul les

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choses sont possibles, ainsi que le font les despotes. Ignorant de la
cause de la joie, il en invente des effets.
Notre Torah exprime cette infinitude par les quatre lettres du
Nom YHVH. Qui signifie « l’Être », mais l’Être unique passé, présent
et futur. C’est pour cela qu’il ne peut être prononcé, car on ne peut
pas dire : « j’étais, je suis et je serai » en même temps. Ton cerveau
linéaire ne sait pas le concevoir. En revanche, les états supérieurs de
Conscience t’en offrent la possibilité.
Cette lumière est une plénitude, le secret se trouve dans le Nom
Élohim lui-même, qui est la Conscience universelle. Cherche, c’est
ton domaine.
Le vieil homme marque une pause, pendant qu’Abraham réfléchit. Les cinq lettres du
Nom Élohim tournent dans son esprit. Enfin, oui ! Il voit et comprend :
— Ymalah ! « Elle remplit », les lettres d’Élohim permutent et enseignent que sa
Présence emplit la Création.
— Tov, apprécie le vieil homme. Il continue : Sache que l’Infinie Lumière est présente
en permanence. Aucune différence, entre toi, moi, les végétaux, la terre, les
insectes, les animaux, le vent, les cieux. Aucune. Si tu perçois cette plénitude, ne
serait-ce que dans l’éclat d’une étincelle, te voici dans l’éternité de tous les espaces
et de tous les temps. Tu es dans les profondeurs de la terre à son premier instant et
à son dernier, mais aussi dans toutes les époques de l’étoile la plus lointaine. Sans
besoin de te déplacer. Tu réalises alors que malgré l’agitation des révolutions
(guilgoulim), ton être n’a jamais bougé. Réveille-toi Abraham ! Sors de ce Tohu-
Bohu illusoire !
Les Sefiroth-Belimah portent la réalité de l’unité, mais dès leur
premier reflet, elles mutent l’un en multiple. Elles sont à la fois vérité
et mensonge.
Vérité lorsqu’elles préservent l’unité de l’Infinie Lumière. Dans
ce cas, le livre dit « Leur commencement est dans leur fin et leur fin
dans leur commencement ».
Mensonge, lorsqu’elles vibrent et qualifient leur lumière dans un
temps et dans un espace. Elles ne sont plus une, mais dix bien
distinctes. Cela peut conduire à la confusion.
C’est pourquoi le livre conseille alors : « si ton cœur s’emporte,
reviens au va-et-vient ». Reviens à l’essentiel : le mouvement de ton
cœur.
Seul l’un est vrai, tous les autres nombres sont menteries. En
effet, ils ne font que raconter l’unité de leur point de vue. Mais
raconter l’unité revient à la détruire et à la jeter dans la fosse de la
dualité. Rappelle-toi des quatre Rabbins qui sont entrés dans le
Verger de la Connaissance. Le quatrième, Rabbi Akiva, a accès au
Sod, au secret. Il contemple alors le « Belimah », l'indicible sans
limite. Il n’en voit que la Lumière, qu’il qualifiera ensuite « d’espace

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de marbre pur et blanc ». Mais pour se maintenir à ce niveau, il doit
rester un. S’il parle, il sera expulsé. Le texte suggère de ne pas
apporter de dualité dans cette plénitude, en parlant deux fois : « ne
dis pas : eaux ! eaux ! Car je ne garderai pas devant moi celui qui
profère des mensonges ».
— Alors, comment utiliser les Sefiroth-Belimah sans les dégrader, Rabbi ?
— Ne les utilise pas, ne les dessine pas, ne les nomme pas. Ce ne sont pas des objets.
Nous avons la possibilité de nous connecter à leur lumière par l’intermédiaire de la
parole, car elles sont les semences du Verbe Créateur. Le signe de cela, ce sont les
dix Paroles d’Élohim dans le Livre de la Genèse. Comme tu le sais, Élohim parle
dix fois pour créer. Le premier chapitre comporte dix fois l’expression : « Élohim
dit : ». Le monde a été créé par le Verbe, tout n’est que verbe. Le Verbe porte la
semence des Sefiroth-Belimah. Elles sont Lumière. Par conséquent, le monde est
Lumière, tout n’est que Lumière.
Même les Tudelans. Ajoute-t-il malicieusement en soulevant un sourcil pour laisser
deviner son œil brillant. Il referme les yeux et poursuit :
— Le Livre de la Formation mentionne ensuite les outils de la Création : « vingt-deux
lettres de fondement ». Sur ce sujet tu sais déjà beaucoup de choses. Elles offrent
un fondement sur lequel le Verbe porteur de la semence des Sefiroth-Belimah
trouve appui dans ce monde. Il ne s’agit pas des lettres noires couchées par l’encre
du scribe. Mais des signes de vingt-deux potentialités qui se combinent pour
permettre à la parole d’exister et de prendre forme. Chaque chose porte un nom qui
la fait exister au-delà de sa forme. Change le nom, tu changes la forme. La
rotation, le « Guilgoul » des lettres fait et défait le monde. Un de tes organes est
souffrant, prend les lettres de son nom, défais-le en permutant les lettres et
combine-les à nouveau pour retisser cet organe, tel un vêtement neuf. C’est ainsi
qu'œuvre ton beau-frère avec les fils de trame de son métier. Tes pensées tendent
vers un mauvais penchant, détisse-les et retisse-les en faisant tourner leurs lettres.
— Dans ce cas, comment aborder le Séfer ha-Temounah, Rabbi ?
— Ce livre te révèle la potentialité de chaque lettre et sa connexion avec certaines des
Sefiroth-Belimah. Mais la voie intellectuelle est vouée à l’échec. Une lettre n’a pas
le pouvoir de se connecter aux Sefiroth. Elle est une simple monture au service de
l’esprit, du souffle des voyelles. Elle va où on lui demande d’aller. Certaines
montures ont la capacité de gravir un terrain accidenté et d’autres pas. Par
conséquent, pour revenir à l’introduction de ton livre, si l’esprit le guide, alef a la
potentialité d’accéder aux Lumières de trois des Sefiroth-Belimah, que l’on qualifie
de : Sagesse, Intelligence et Beauté.
— Donc, questionne Abraham, si je médite, évoque, vocalise, respire l’alef, je pourrai
me connecter à ces Lumières.
— Pas du tout, répond le vieil homme en chantonnant. Chaque lettre possède un
merveilleux potentiel, mais seule elle n’est d’aucune utilité. Ce n’est qu’une parure
que l’on se plait à exhiber. Pour exprimer sa potentialité, une lettre a besoin de
s’unir à au moins une des vingt et unes autres lettres. Elle doit se refléter dans une
autre pour sortir d’elle-même. C’est pour cela que le Livre de la Formation dit :
« alef avec toutes et toutes avec alef, beith avec toutes et toutes avec beith ». C’est
la roue, le « Guilgoul » des lettres. Le métier à tisser du Verbe créateur.
— Je comprends, dit Abraham, on ne doit donc pas évoquer une lettre seule, mais au
moins deux, qui construisent les phonèmes élémentaires, les racines du langage.
231 combinaisons possibles dans un sens et 231 dans l’autre, les 462 portes du
Livre de la Formation.

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— Deux lettres se combinent, puis trois, puis quatre, ajoute le vieil homme. Ce sont
des phonèmes, des verbes, des mots, des phrases, des chapitres, des livres,
d'innombrables étoiles. Elles te connectent au Verbe créateur, le Verbe aux
Sefiroth-Belimah, les Sefiroth-Belimah à l’Infinie Lumière.
C’est suffisant, lance le vieil homme en se levant. Retourne chez toi, il est temps
que je retrouve le silence. La prochaine fois, nous aborderons exactement le même
sujet sans prononcer une seule parole.
Le jeune adepte, salut son Maître et se retire en le remerciant. Le
soleil est encore haut, il en profite pour visiter sa sœur Léa. La revoir lui
fait plaisir, mais après cet enseignement il meurt d’envie d’aller observer
son beau-frère utiliser ses fils de trame sur sa haute lice. Après tout, c’est
en quelque sorte un contemplatif… un confrère.
◆◆◆

Cet entretien avec Nathan le prophète le fait beaucoup réfléchir, il


considère les écrits de la Kabbale d’un œil nouveau. Tout est plus clair. Il a
bien essayé de partager cette vision des choses avec ses compagnons
d’étude, mais il se heurte à un mur de certitudes et de préjugés. Un de ses
amis le met affectueusement en garde au sujet de Nathan le prophète :
— Abraham, mon ami, prend garde avec ce vieux fou. Mon père qui le connaît depuis
sa jeunesse m’a raconté que Nathan fut un brillant talmudiste de Castille, le plus
fameux disait-on. La fierté de ses Maîtres. Il fonda une famille à Malagón, mais
hélas, il y vécut la pire tragédie de sa vie. Un mois avant la bataille de Las Navas
de Tolosa, les armées Chrétiennes se livrèrent à un véritable massacre sur la
population Musulmane, sans distinguer les Juifs qui vivaient parmi eux, ni
d'ailleurs les gens de leur propre foi. Nathan fut blessé, mais s’en sortit par
miracle. Ce ne fut pas le cas de sa famille. Le pauvre homme vint se réfugier à
Tudèle chez son ami Issacar, que tu as connu. Mais la douleur le rongeait. Il partit
plusieurs années, nul ne sait où. Sans doute par amitié, Issacar l’accompagna.
Lorsqu’ils revinrent, Issacar se plongea silencieusement nuit et jour dans les textes.
Quant à Nathan, son comportement et ses propos incompréhensibles amenèrent les
gens à le surnommer « Ah’er », l’autre. Comme Ben Abouya, lorsqu’il ressortit
apostat du Verger de la Connaissance. Depuis lors, Nathan a choisi de vivre dans
le désert parmi les bêtes sauvages et les renégats.
Abraham reste coi à l’écoute de ce récit. Nathan ne se raconte jamais.
Il ignorait tout de cette tragédie. Fou, qui le sait ? Le fait est que la sagesse
est là.
◆◆◆

Le mois de mai est agréable, les visages paraissent plus joviaux. La


nature fleurit et les abords des sentiers se colorent. Les chevaux sauvages
caracolent sur les parterres de coquelicots. Décor idéal pour se promener
avec Rachel. Tout appelle au bien-être, mais Abraham est soucieux.
Rachel s’en inquiète :

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— La santé de ton père ne s’améliore pas, c’est à cela que tu penses. N’est-ce pas ?
— Oui, ce matin on a vraiment cru le perdre. Hadassah ne peut que le soulager avec
ses plantes. Elle dit qu’il n’y a pas de remèdes pour l’âge et la vieillesse. Nous
avons écrit à notre frère Méïr pour l’informer de la situation. J’espère qu’il viendra
promptement, c’est un grand médecin maintenant. Peut-être pourra-t-il faire
quelque chose pour sauver notre père.
— Je sais ce que je ressentirais si mon père était dans cette situation, dit-elle en serrant
la main d’Abraham.
Cinq jours plus tard, Méïr franchit la porte de la maison familiale. Il
enlace et embrasse ses frères et ses sœurs.
— Monte le voir dans sa chambre, il t’attend, dit Léa venue depuis quelques jours au
chevet de son père.
Méïr gravit en hâte l'escalier grinçant et examine son père, tout en le
saluant.
Le temps passe. En bas les enfants de Samuel patientent en priant.
Après un temps qui parut éternité, Méïr redescend. Son visage sombre
laisse présager que sa science ne peut rien de plus.
Trois jours passent, Samuel rend son dernier souffle entouré de tous
ses enfants. Abraham contemple le visage serein de son père et laisse aller
son émotion. Celui qui l’a aimé, qui l’a élevé, qui l’a instruit, n’est plus. Il
entend encore son père prononcer sa dernière parole, de cette voix qui
résonnera pour toujours dans sa mémoire :
— Je vous remets l’œuvre de mes mains et de mon cœur.
Abraham fait le compte de la date de ce triste jour : 29 Iyar 5018[12]. Il apprendra plus
tard qu’au même instant, le Roi de France, Louis IX concluaient un accord avec le Roi
d’Aragon, Jacques Ier. Le Roi de France renonçait à la Catalogne et au Roussillon. En vertu
de quoi, le Roi d’Aragon abandonnait la Provence et le Languedoc, mais pas Har Gaas
(Montpellier). Méïr resterait donc sous la suzeraineté du Roi d’Aragon.
Les funérailles de son père passées, Abraham rédigea sur un
parchemin le récit de ce que fut son père. Avec la ferme intention d’aller
bientôt l’enfouir en Terre Sainte.
◆◆◆

51
Le Sambation
Chapitre VI

Les mois s’écoulent, le chagrin est là, mais la vie reprend son cours
inexorable. Ses amis et Rachel parviennent tant bien que mal à soutirer
quelques sourires à Abraham. Sourires qui, à n’en pas douter, ne tarderont
pas à laisser place aux rires coutumiers.
L’année qui suit, Abraham s'applique à ses études universitaires approfondissant
parallèlement les divers commentaires de la Torah et, bien sûr, l’exploration des écrits de la
Kabbalah et des mystères anciens. Il continue à visiter régulièrement son Maître du désert et
à méditer auprès de lui. Ce dernier avait su trouver les mots justes pour l’aider à surmonter la
disparition de son père. Rachel participe autrement à son moral par sa douce présence.
L’idée de se rendre en Terre Sainte fait son chemin. D’autant que depuis la mort de son
père, une idée a germé dans son esprit. Il pourrait par la même occasion découvrir le fleuve
mentionné dans le Talmud, que certains pensent mythique : Le Fleuve Sambation ! Il a lu tous
les textes, s’est livré à de nombreuses recherches, fait des recoupements. Les valeurs
numériques sont sans équivoque. Il sait précisément où se trouvent le Fleuve et les dix tribus
perdues. Il en a parlé avec Nathan le prophète, qui lui a répondu :
— Fais tes expériences. Si tu penses devoir le chercher, c’est que tu as besoin de le
trouver. Tu cherches les dix, alors tu trouveras les dix. Si ta quête consiste en la
libération d’âmes exilées, alors va libérer ton âme.
« Fais tes expériences », ça ne veut pas dire non, ça veut dire : « Vas-y ! » Il a tout
prévu. Il suivra la route tracée par Benjamin ben Yonah, voilà cent ans. Il est parti de Tudèle
en descendant l’Èbre, puis Barcelone, Gérone. D’ailleurs, il s’y arrêtera, car là se trouve un
grand Maître, Lumière de la Torah héritier direct de la Kabbalah d’Isaac l’Aveugle par
l'intermédiaire d'Azriel de Gérone. Puis il marchera jusqu’à Marseille, où il embarquera pour
Acco (Saint-Jean d’Acre). Ensuite, Jérusalem pour ensevelir le parchemin mémoriel et
direction le Fleuve Sambation.
Il sait tout de ce mystérieux fleuve. Il a lu et relu le Traité Sanhedrin du Talmud :
« On ne peut le traverser les jours ordinaires car il coule en
torrent charriant des blocs de pierres avec une grande force. On ne
peut le traverser que lorsqu’il est calme durant le Shabbath, jour
sacré ».
Pourquoi personne ne traverse le jour de calme ? Parce que c’est Shabbath, c’est
interdit. Mais on peut toutefois interpeler les exilés des dix tribus perdues, en criant très fort.
Même l’historien à la solde des romains, Flavius Josèphe, en fait mention :
« Cette rivière est un lit sec pendant 6 jours, puis elle se déchaîne le 7ème jour, et
ceci avec une grande régularité, c’est pourquoi elle est appelée la rivière du Shabbath
ou Sambation ».
Abraham connaît même les dimensions du Fleuve. Il est persuadé que l’on peut y jeter

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un pont. Il sait comment faire, il en a vu se construire en Navarre. Ces informations lui
viennent du récit d’un voyageur du IXe siècle, Eldad Ha Dani, qui l’a découvert en terre
chaldéenne, dans les montagnes de Gozan :
« Les enfants de Moïse sont séparés par une rivière de roches qui
ressemble à une forteresse ne contenant pas d’eau mais du sable et
des pierres qui roulent avec une grande force. Cette force est telle,
que si elle rencontrait une montagne de fer, elle la réduirait en
poudre sans difficulté. Au coucher du soleil, le vendredi, un nuage
entoure la rivière de façon que personne ne puisse la traverser. À la
fin du Shabbath, la rivière reprend son cours normal de torrent. Sa
largeur est de 100 m, mais à certains endroits, elle n’est que de 60 m.
À ces endroits, on peut parler aux enfants de Moïse, mais sans que
personne ne puisse traverser ! »
Benjamin ben Yonah de Tudèle y a rencontré les tribus de Dan,
Zébulon, Ashér et Neftali. Selon lui, c’est le fleuve Gozan. C’est presque
trop simple.
À la fin de l’année 1259, il en parle à son frère Reouvén. Ce dernier
est désormais le patriarche de la famille, il tient les affaires. Abraham
cherche son approbation.
— Écoute Abraham, je ne sais que te dire, je suis un simple fournier. Tu es un érudit, si
tu dis que ce fleuve existe, alors je te crois. Si tu te trompes, au moins tu auras
transporté la mémoire de notre Père en Terre Sainte. Ta part d’héritage financera
aisément ton voyage. Je ne te dis pas que cela me plaise, mais à présent tu es
responsable de toi-même. Il y a tout de même une chose d’importance.
— Laquelle, demande Abraham.
— Rachel, vous semblez plutôt bien vous entendre, soulève Reouvén.
— Je suis persuadé qu’elle attendra, c’est juste l’affaire d’une année, deux tout au
plus. Dès mon retour, je la marierai.
Reouvén fait une grimace et hésite à aller plus loin dans son analyse, puis dit à son
frère :
— En effet, je pense qu’elle t’attendra. En revanche, en ce qui concerne son père, j’en
suis moins sûr.
À cet instant, Hadassah pénètre dans la pièce.
— De quoi parlez-vous les garçons ?
Reouvén lui fait un résumé, qu’Abraham trouve un peu succinct, ne
marquant pas assez à son goût le caractère glorieux de l’aventure. Elle
s’assoit et tombe en larmes.
— Méïr est loin, Léa de l’autre côté du fleuve, notre père est parti rejoindre notre
mère, et maintenant, toi, Abraham !
Elle se lève et dit en sortant :
— Il faut que je te prépare une teinture et un onguent pour ce voyage. Ces routes
traversent des contrées malsaines et souffreteuses, remplies de miasmes.
Abraham se donne trois mois pour les préparatifs de cette expédition,
qu’il a depuis longtemps anticipé dans sa tête. Il voyagera avec de bonnes
chaussures, un sac maure à lanières que l’on porte sur le dos, une tunique

53
et une bonne pelisse à capuche pour les pluies et les fraîcheurs. Sa
connaissance est dans sa mémoire, ses muscles n’auront pas à la porter.
Pour toute nourriture : le pain d’Ézéchiel et ce qu’il trouvera en chemin.
Le pain suffira pour les premiers jours. Lorsque des communautés juives
l’accueilleront, il fera usage de leur four pour cuire son pain et leur en
fabriquer de bonnes miches en remerciement. Bien souvent, les hôtes
apprécient également de se nourrir de quelques enseignements que peuvent
leur partager les érudits de passage. Cela, Abraham le fait avec plaisir.
— Abraham ! Reouvén l’interpelle. Hadassah t’attend dans son officine, va la
retrouver.
Il s’y rend séance tenante. Elle se tient au fond de la boutique, près de
son alambic. Elle tient un ballon contenant le résultat d’une distillation. Un
liquide vert, qu’elle verse soigneusement dans une petite fiole de verre.
Abraham s’approche, car une chose l’intrigue. En s’écoulant dans la fiole,
le liquide vert devient rouge. Hadassash le contemple à la lumière par
transparence, elle semble satisfaite. Elle obture la fiole avec un bouchon.
— Voilà pour ton voyage. Mais je dois te faire des recommandations pour son usage.
Ce distille est une panacée, mais il est très réduit, donc très puissant. Il faut que tu
fasses très attention. Je l’ai assemblé par rapport à ta nature.
En cas de plaies ou d’infection, déposes-en une goutte dessus et
laisse agir. Si tu souffres de maux internes, c’est à l’esprit du distille
que tu devras faire appel. Pour cela, contente-toi d’en humer l’odeur.
Pour l’orienter et lui donner plus d’efficacité, utilise ta Kabbale du
langage. Par exemple, si tu as des maux d’estomac, utilise les lettres
clés de l’estomac, là c’est ton domaine, et intègre l’esprit des
végétaux et des minéraux par leur odeur.
— Je comprends très bien Hadassah, dit Abraham. Pour l’estomac, qévah, les lettres
de la racine sont qof, béith, hé. Je fais tourner les lettres dans mon esprit, je les
vocalise en les combinant. Ainsi, l’esprit de ta composition, s’orientera vers
l’estomac. Ça me plaît, je ressens très bien cela.
Hadassah ajoute :
— Si tu traverses des terres en proie à une épidémie, ou alors si tu es pris de fortes
fièvres. Dans ce cas, et seulement dans ce cas, tu pourras en ingérer une petite
goutte. Mais pas directement. Au matin, recueille de la rosée déposée sur quelques
feuilles. Mêle-la à une petite goutte de la composition. Prend une goutte du
mélange avec ton petit doigt et dépose-la sous ta langue. Verse le reste du mélange
dans ton outre d’eau. Renforce aussi cela avec ta Kabbale du langage, dont tu m’as
si souvent vantée la qualité.
Abraham prend dans sa main la précieuse petite fiole que sa sœur a
composée à son endroit. Il lui demande :
— Cette composition a-t-elle un nom ?
— Quel est le nom de la planète Mercure dans la troisième teqoufah (saison) ?
Questionne Hadassah.
Il réfléchit un instant et répond :

54
— Télim. C’est justement de la rosée, mais au pluriel, forme que l’on ne rencontre
jamais dans les textes.
— C’est parfait pour un voyageur. Ajoute Hadassah. À présent, suis-moi à la Moreira,
j’ai demandé à Maître Nassin de te préparer quelque chose pour ton voyage.
Sur le trajet les gens se retournent et le saluent, les nouvelles vont bon
train. Sa décision de voyager en Terre Sainte a fait le tour de la ville. S’il
parvient à découvrir le fleuve mythique et les tribus perdues, il deviendra
la nouvelle gloire de Tudèle. Le frère et la sœur traversent l’essaim de
regards admiratifs, indifférents, railleurs, dédaigneux, interrogateurs des
passants et des commerçants.
Ils s’engagent dans la Moreira, en direction de l’impasse sombre où Maître Nassin, le
fondeur-alchimiste, a isolé son atelier. Devant le foyer central, l’homme protégé d’un épais
tablier de cuir, s’apprête à couler une pièce de bronze dans un moule de sable rouge argileux
et gras. Toute son attention est dirigée vers l’activité du métal en fusion au fond du creuset,
comme si ses pensées avaient pouvoir d’y modifier quoi que ce soit. Son apprenti active le
soufflet avec précision, sans quitter son Maître des yeux. Prêt à ralentir ou à accélérer la
pression au moindre cillement de celui-ci. Hadassah se comporte comme dans sa propre
officine, elle paraît très familière du lieu. Elle aperçoit un ballon de verre dans lequel frémit
un mélange répugnant, voguant sur un chaudron d’eau en ébullition. Elle approche sa main
pour capter la température, le redresse, améliore le feu. Puis se penche pour en sentir le fumé.
Sans hésiter elle saisit une pincée d’une poudre rougeâtre dans une coupelle à proximité. Elle
se retourne l’air satisfait, sous le regard pantois de son frère. Elle lui explique :
— Ce procédé a été mis au point par une alchimiste juive du nom de Myriam. On
appelle cela sujrat Maryam en arabe. En hébreu, on dit ambatyah-myriam : le
bain-marie.
— Hadassah, quelle est cette étrange substance nauséabonde dans le ballon de verre ?
— Maître Nassin appelle cela shabb yamani, ce qui signifie : Vitriol yéménite.
— Quelle poudre as-tu ajoutée ?
— De l’imunqabi’al, du cinabre si tu préfères. Maître Nissan en fait extraire dans une
mine de la région. Sa qualité est exceptionnelle.
Au même instant, Maître Nassin coule le métal dans le moule de
sable. Un magnifique spectacle de gerbes d’étincelles. Le fondeur confie
sa grande pince à son apprenti et se retourne. Hadassash s’adresse à lui.
— Maître Nassin, tu connais mon frère. Comme je te l’ai expliqué, il part dans de
lointaines contrées.
— Que vas-tu faire aussi loin Abraham ? Ne sais-tu pas que ce tu cherches est tout
près ?
— Maître Nassin, je pars retrouver un fleuve perdu et dix de nos tribus.
— Tu verras, lui lance l’homme, ce n’est pas toi qui décideras de ton objectif. Le
chemin te l’enseignera. Je ne décide jamais pour le métal, c’est lui qui me guide et
me dit quoi faire de lui. L’humilité est le seul vêtement acceptable pour un adepte
sur le sentier. Beaucoup trop de mes semblables font effraction dans les lois
naturelles. Alors qu’il suffit de danser et chanter avec la Nature, pour tout obtenir
d’elle. La science des hommes s’incline devant l’art. L’art s’incline devant la
Nature. La Nature s’incline devant son divin Créateur.
Il poursuit :
— Ta sœur, Hadasssah l’innée, m’a demandé de calciner quelque chose pour ton
voyage.

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Son apprenti lui apporte un petit objet enveloppé dans un tissu. Il
déplie le tissu et en tire une sorte de pierre noire. Il la regarde et dit :
— Ceci est l’h’ajar fah’am. Cela ressemble à une pierre noire, mais c’est un végétal
carbonisé selon un procédé secret.
— C’est un charbon alors, dit Abraham.
— Si tu veux, répond l’alchimiste. Mais un charbon n’a pas cette densité, il flotte et ne
renvoie pas la lumière.
Il pose la pierre noire dans la main d’Abraham, qui reste surpris par
son poids et sa dureté.
— L’h’ajar fah’am peut se polir et se tailler comme un diamant noir. Mais ne te fis pas
à sa dureté, car au moindre choc elle se brise comme du verre. Durant ton voyage
elle purifiera les eaux que tu boiras. Il est essentiel de toujours s’abreuver d’eau
pure, c’est une garantie de santé, surtout si tu traverses une zone de choléra ou de
peste.
L’h’ajar fah’am possède de nombreuses qualités. Cette pierre est
vivante, tiens-en compte et traite-la ainsi. Pour ce qui concerne ton
voyage, place-la au fond de ton outre d’eau. Celle-ci sera toujours
pure. Si tu dois puiser une eau incertaine ou même croupie, laisse
l’h’ajar fah’am agir au moins quatre heures. Après ce laps de temps,
tu pourras la boire sans danger. Plus la qualité de l’eau est
incertaine, plus tu devras laisser l’h’ajar fah’am agir. Elle absorbe
toutes les impuretés. Mais tu dois régulièrement la libérer de ses
charges. Pour cela, lors de tes étapes, fais-la bouillir durant la valeur
de 1080 battements de ton cœur, lorsqu’il va au rythme de tes prières.
Si l’h’ajar fah’am a absorbé beaucoup de poison, tu verras
l’effervescence de sa colère sortir. Instantanément, l’ébullition de
l’eau doublera en force.
Il y a d’autres usages. Si un jour, un malveillant te sature de sa
méchanceté et de forces obscures. Prends-là dans ta main, elle
absorbera tout. Dans ce cas, ne la replonge surtout pas dans ta
gourde avant de l’avoir fait bouillir et purifiée. La colère de
l’ébullition sera terrible. Si le malveillant est un démon, il est
probable que l’h’ajar fah’am vole en éclat dans ta main. Conserve les
morceaux et utilise-les. Chaque fragment à la valeur de l’ensemble.
— C’est extraordinaire, dit Abraham en contemplant ce bien précieux. Est-elle
éternelle ?
— Rien en ce bas monde n’est éternel. Répond l’alchimiste. Viendra un jour, où elle
deviendra grise, elle blanchira comme un vieillard affaiblit qui attend la mort. La
vie l’aura quittée. Elle pourra encore te servir une dernière fois pour alimenter un
feu. Mais tu verras, la puissance de sa braise dépassera celle des plus grosses
bûches des meilleurs arbres. Ce sera son dernier chant.

◆◆◆

56
D’un pas léger, Abraham prend le chemin de la maison de Rachel.
C’est une belle journée, tout est prêt pour son voyage. Avec ce que lui ont
préparé Hadassah et Maître Nassin, il se sent invisible. Que pourrait-il bien
lui arriver ? S’il le voulait, il pourrait même partir dès aujourd’hui, mais le
départ n'est prévu que dans un mois, il attendra la date. Les responsables
de la communauté lui accorderont leurs bénédictions et leurs
encouragements.
Il tourne la rue et arrive devant la devanture du savetier. Il relève la
tête en direction de la fenêtre de la chambre de Rachel et appelle :
— Rachel ! Rachel ! Je suis là !
Pas de réponse. Il s’en étonne et recommence à appeler, plus fort cette
fois. La porte de la boutique s’ouvre, le père en sort un petit maillet à la
main :
— Quel est ce raffut ? Ah ! c’est toi ! Pourquoi cries-tu si fort devant chez moi ? C’est
un magasin honnête ici. Va faire ton chahut ailleurs !
— Je viens voir Rachel, répond Abraham. Pourquoi ne vient-elle pas ?
— Rachel ? Elle n’est pas là. Je l’ai envoyée chez sa tante avec sa sœur pour préparer
ses noces de mariage.
— Quoi ? crie Abraham déstabilisé. Nous avons prévu de nous marier dès mon retour.
— Vous marier ! s’écrie le père à son tour. Tu ne pensais tout de même pas que je
laisserais ma fille épouser quelqu’un comme toi qui ne penses qu’à courir le monde
et que l’on voit errer dans le désert. C'est bien beau d'étudier nuit et jours, mais ça
ne remplit pas les sacs d’or. Ma fille va faire un mariage prospère qui fera la
richesse de son pauvre père. Elle épousera le fils de l’échevin. Mon beau-fils sera
bientôt un des notables de l’Aljma et ambitionne d’ouvrir une banque. Une
banque ! tu te rends compte ?
— Mais enfin, bredouille Abraham, nous nous aimons.
— Ils s‘aiment, mugit le père en levant les mains paumes tournées vers le ciel. Quel
rapport avec le mariage ? Combien de vignobles peut-on acheter avec l’amour ?
Que vous apprennent-ils donc à l’Universitas ? J’aime les chopines, ce n’est pas
pour ça que je me marie avec !
Abraham consterné reste comme éteint face à la brutalité de la
nouvelle. La pression dans son cœur cherche à faire exploser sa poitrine, sa
tête est pleine de bruissements. Il reste sans force pendant que le savetier
continue à l’agonir.
Son ami Iñigo, qui passe non loin, entend la criaillerie du savetier. Il
fait un détour pour aller voir de plus près quelle en est la cause. Il redoute
qu’il ne soit en train d’arriver ce à quoi il pense. En se rapprochant, il
aperçoit Abraham le visage livide, avec le savetier gesticulant près de lui.
Il se précipite, pose la main sur l’épaule de son ami et tente de le regarder
dans les yeux.
— Viens Abraham, marche avec moi, je te ramène chez toi.
Alors que le savetier continue ses invectives à l’encontre d’un
Abraham atone, Iñigo se tourne vers l’homme et le tance :
— Silence vilain ! ou je te fais jeter au cachot par mon père !

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— Et pourquoi donc ? rétorque le savetier. Il n’est nul grief contre moi et nous sommes
des proches de l’échevin ! De sa famille même !
— Tu crois ça ! continue Iñigo. Comment feras-tu pour nier le blasphème si je t’en
accuse.
— Mais … quoi ? … enfin … jamais, bredouille le savetier décontenancé.
En ces temps où une rumeur suffit, ce genre d’accusation est très
grave. Le savetier sait qu’un artisan juif contre le fils d’un officier chrétien
du Roi peut conduire au pire. Il se tourne et rentre dans sa boutique. Iñigo
lui lance :
— Voilà, retourne dans ta boîte à chausses, affreux ! On comprend pourquoi les pieds
sentent aussi fort, c’est la faute de tes savates imprégnées de ta vilénie.
Iñigo entraîne Abraham qui ne comprend toujours pas ce qui vient de
lui arriver.
— Écoute-moi Abraham, il va falloir être fort. Cette épreuve sera difficile à surmonter,
mais tu y arriveras. Rappelle-toi lorsqu’une chose similaire est arrivée à l’un de
nos camarades d’études. C’est toi qui as su trouver les mots de réconfort. Assimile
cette réalité et va chercher cette force en toi. Tu as des amis, ta famille. Et ton
grand projet.
— Tout est perdu ! crie Abraham en partant en courant en direction de l’Èbre.
— Attends, Abraham ! Abraham ! ne fais pas de folie !
Iñigo renonce à le poursuivre et le regarde s’éloigner rapidement. Il
préfère le laisser seul pour le moment. Il tourne les talons et prend la
direction du quartier où habite la famille d’Abraham, pour les informer de
la triste situation.
◆◆◆

Désespéré, Abraham court sans s’arrêter. Si le souffle lui manque, il sera terrassé sur
place et ça en sera fini. Il traverse le pont d’un seul trait. Sans destination précise, il se dirige
vers les Bardenas. À bout de forces, il avance vers le désert. L’épuisement calme ses
émotions, mais son mental se trouble et fabule. Il ne sait pas où habite la tante de Rachel,
sinon il frapperait déjà à son huis. Il pourrait l’enlever et l’emmener avec lui en Terre Sainte.
Il connaît un peu celui qui lui vole Rachel, il doit bien y avoir une règle dans le Talmud ou
dans les textes de lois qui l’interdisent. Usurier ! Seul Satan peut exercer un tel métier ! Il
marche et son mental tourne et le tourmente sans cesse. À présent, il est persuadé qu’il existe
une exception au « tu ne tueras point » du Décalogue, dans ce cas précis. Il marche, marche.
Et les livres de magie dissimulés dans la grande bibliothèque ? Ils contiennent des talismans
et des secrets pour régler ce genre de situation. Voilà la solution ! La lumière du jour descend,
il marche toujours. Et Dieu, pourquoi ne fait-il rien ? Pourtant, il respecte les
commandements et assiste aux offices. Dieu a ouvert la mer, qu’est-ce pour Lui que
d’étouffer l’horrible père de Rachel dans son sommeil ! Et s’il demandait audience au Roi de
Navarre ?
Son imagination concocte mille stratégies.
Abraham ignore le temps qu’il a marché. Certainement longtemps et
à bon train, car il se trouve maintenant devant la spirale de Nathan le
prophète, son ami et son Maître. Où est-il d’ailleurs ? Lui doit savoir
comment récupérer Rachel. La nuit tombe, il déambule dans la spirale et

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atteint le centre. Là, il se laisse tomber d’épuisement et s’endort.
Les premières lueurs du jour le sortent de sa torpeur. La nuit a laissé le temps à son
cerveau de remettre de l’ordre dans ses pensées qui avaient volé en éclats. La douleur est là,
c’est une souffrance, avec laquelle il devra vivre. Il sort de la spirale et marche en direction
du soleil levant. La Colonne de la Shekhinah lui apportera de l’aide. La Shekhinah, la
Présence divine, est séparée de son époux céleste. C’est là qu’il doit aller.
Arrivé au pied de l’immense château de terre naturel, il contemple les plateaux de
pierre et décide d’y monter. Il ne se souvient pas vraiment du passage de Nathan, mais il se
lance. Il progresse et atteint assez rapidement le sommet sans avoir rencontré d’obstacles
insurmontables. En réalité, engagé dans ses pensées, il a pris des risques inconsidérés. Il
contemple le panorama et s’installe près du Galaâd. Se livre à quelques respirations et
circonvolutions enseignées par Nathan le prophète. Puis ferme les yeux et s’ouvre
intérieurement afin de laisser le Shéfâ le traverser et la Présence monter en lui. Il se passe
quelque chose. Ses pensées s’apaisent. Son mental, tel un animal sauvage effrayé, arrête de
s’agiter. Il se souvient de cette Lumière qui unit tout et rassemble tous les temps. Les souffles
disséminés dans la Création se réunissent dans l’Un sans second, le souffle sacré de l’Esprit
Saint qui frémit sur le voile de la Présence. Les Eaux d’en bas. Son souffle est celui de
Rachel, celui des êtres aimés. Il marque un temps, mais accepte de remplir ce vide
d’angoisse : son souffle est aussi celui du père de Rachel et de tous ceux qui pourraient bien
en venir à lui nuire avec lucidité ou aveuglement. Cela semblait impossible, il y a encore
quelques minutes, mais à présent la Paix de l’âme, Shalom ha-Néfésh, s’étend en lui. La
Présence le soutient. Il maintient l’équilibre serein de cet état de conscience, à l’image d’un
funambule stable sur sa corde. Son seul désir : demeurer ainsi pour l’éternité.
Léa s’affaire devant sa porte, cela fait déjà deux jours que Ghalil,
l’ami d’Abraham, est venu la visiter à la demande de Reouvén. Afin de
l’avertir de l’affaire sentimentale qui touche Abraham et pour vérifier s’il
ne serait pas venu se réfugier chez sa sœur. Léa et son époux sont allés
jusqu’à la grotte de Nathan le prophète, mais n’y ont trouvé personne. Ils
sont inquiets. Une silhouette apparaît dans la brume poussière, elle scrute
pour chercher à distinguer de qui il s’agit. Graduellement, la forme se
précise. Le calot lie-de-vin ! C’est lui, enfin ! Elle court à sa rencontre, elle
était tellement inquiète. Elle est à quelques pas, il est déguenillé et
poussiéreux. Elle le prend dans ses bras.
— Mon petit Abraham !
Petit ! ça ne changera jamais. Elle le dévisage, sa face est
poussiéreuse. Elle reste coi un instant, son regard est la fois sévère et
souriant, elle ne l’a jamais vu ainsi. Un étrange contraste. Quelque chose a
changé.
— Où étais-tu ? as-tu mangé ?
— Je suis passé par de nombreuses phases, mais le Saint, béni soit-Il, m’a apaisé. Sa
Présence m’a montré un amour qui, lui, dure toujours. Elle m’a conduit devant le
Pargod, le voile céleste de sa robe bleu azur. Là où le bruissement des ailes des
anges se mêle à celui des vagues de l’océan. Parfois, un vent doux soulevait
légèrement un pan du voile céleste et perçaient alors des rayons de la lumière du
Monde à Venir : le Ôlam ha-Ba. J’ai vu des destinées d’êtres qui me sont inconnus.
J’ai vu des rois naître et mourir. J’ai vu Lilith chasser les Juifs d’Espagne et un
continent apparaître. De hautes bâtisses de verre dressées vers les cieux par des

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hommes arrogants. J’ai vu …
— Bon, viens à l’ombre dans la maison, le soleil t'a frappé, tu dois te reposer.
Coupe-t-elle, déconcertée par les propos de son frère. Elle lui prend le
bras pour le tirer à elle. Il la retient, la toise des pieds à la tête et dit en
souriant :
— Je t’ai vu Léa. Je t’ai vu avec un autre enfant dans les bras.
Elle est stupéfaite d’entendre ce que son frère lui dit. C’est vrai ! La
nouvelle est tellement récente qu’elle ne l’a pas encore annoncée à son
époux. Ils se dirigent vers la maison. Léa se reprend :
— Regarde dans quel état tu t’es mis, tu dois être mort de faim. Elle regarde ses pieds.
Et tes pieds ! ils sont en sang ! Ou sont passés tes brodequins ?
— Je les ai jetés dans l’Èbre, un vil savetier les avait fabriqués. Il poursuit : Je me suis
repris, mais je ne suis pas encore prêt à retourner à Tudèle. Est-ce que je peux
rester quelques jours avec vous ?
— Bien sûr, le temps que tu veux Abraham.
Elle n’a pas dit « Mon petit » !
— Demain, notre voisin se rend à la ville, c’est jour de marché. On lui fera porter un
message pour Reouvén et Hadassah.
— D’accord, dit Abraham. J’aiderai Jacob au tissage, c’est une bonne méditation.
Heu … oui, mais … Bon d’accord, mais cette fois n’essaie pas de le
convaincre de faire un tissage avec vingt-deux fils.
◆◆◆

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61
Va vers toi !
Chapitre VII

Les semaines se sont rapidement écoulées. Après quelques jours passés chez Léa, Abraham
reprend le cours des préparatifs de son voyage. Soutenu par sa famille et ses amis, il se
concentre sur son objectif : la Terre Sainte. Le récit des voyages de Benjamin de Tudèle en
permanence ouvert sur sa table, il en mémorise les itinéraires. Depuis cent ans les choses ont
changé, mais c’est une bonne base. Lorsqu’il se déplace dans la ville, il évite soigneusement
de s’approcher de la maison de Rachel. Si le vague à l’âme le prend, il s’assoie, respire et se
connecte en esprit à la Colonne de la Shekhinah – le Shéfâ faisant le reste. Toutefois, une
chose l’inquiète. Toujours aucune nouvelle de Nathan le prophète, personne ne l’a aperçu et
ses ermitages connus sont vides. Il a même essayé de se relier à lui par la contemplation. Là
aussi, silence. Mais le silence est la nature même de Nathan.
Un pèlerin au départ vers la Terre Sainte, ce n’est pas anodin. Abraham reçoit des
bénédictions et des encouragements enthousiastes de la part de la population, et pas
seulement des Juifs. La Terre Sainte est aussi d’importance pour les Chrétiens et les
Musulmans. Il paraît même que la Cour du Roi aurait été informée qu’un jeune Rabbin très
érudit, brillant élève de l’Universitas, s’apprête à découvrir un fleuve et des tribus perdues.
Ce soir, un événement. Les chefs de la communauté organisent un
rassemblement en son honneur, pour célébrer son départ. Il en est très fier.
Après qu’on l’eut traité de fou, voilà un drôle de retournement. La veille
du départ, son frère a convié la famille et les proches autour d’un banquet.
Tout s’accélère.
Le soir venu, accompagné de son frère, de sa sœur et de quelques voisins, Abraham
marche en direction de la Juderia antique. Le parcours passe logiquement par la ruelle du
savetier. Abraham s’apprête à faire un détour, lorsque son frère lui prend l’épaule :
— Si tu veux arriver en Terre Sainte, tu dois apprendre à marcher sans faux-fuyant et
affronter toutes les situations.
Le groupe s’engage dans la ruelle et passe joyeusement devant la
boutique du savetier, dont on devine l'œil dans le coin d’un carreau,
dissimulé derrière un rideau. La grande synagogue est animée, les gens
discutent. Beaucoup sont là par simple curiosité.
C’est le juge, le Rabbin Torès le dayan, qui prend fièrement la parole.
— La plupart d’entre-vous savent que le jeune Abraham ben Samuel Aboulâfia part
bientôt en Terre Sainte, avant la fête de Pourim.
Une clameur d’applaudissements et de voix se fait entendre. Certains
tapent sur les bancs et le sol de leurs pieds. Le Dayan continue :
— Sous la direction de son père Samuel, d’heureuse mémoire, Abraham a étudié notre

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Torah, l’ensemble des livres de la Bible et le Talmud. Il a fait de brillantes études
dans notre Université. Je me souviens de cet enfant dans la petite maison d‘étude de
la nouvelle Judéria, qui le soir étudiait alors que les autres étaient partis. Passant
par là, je l’éclairais de quelques points d’enseignements [une fois et sur un point
très discutable, pense Abraham amusé]. Le voici à présent qui prend la route avec
témérité. Tout d’abord pour aller déposer un témoignage en la mémoire de son
père. Mais aussi pour élucider le mystère du Fleuve Sambation. Et, qui sait ?
retrouvera-t-il les tribus perdues.
Après cette introduction, Abraham fait le récit de ce que sera son voyage. Les villes
traversées, les étapes, le temps estimé. Tous l’écoutent silencieusement, avec de
l’émerveillement de la part de ceux qui n’ont jamais voyagé. Ne serait-ce que pour se rendre
à Saragosse. Lorsqu’il eut terminé son exposé, un des membres de l’Aljma prend la parole.
— Certains ici souhaitent te soutenir dans ton voyage. Voici donc un petit pécule qui te
sera certainement très utile.
L’homme tend une bourse à Abraham, qui s’en trouve très touché,
tant le geste est inattendu. Il la dissimulera dans l’un des replis de sa
tunique. Une voisine lui a cousu des poches secrètes, où il pourra protéger
les valeurs nécessaires à son voyage. En ce temps, voyager est onéreux.
Beaucoup de routes et de ponts sont soumis à péage. Il faut payer des taxes
pour passer les murs d’octroi, aux bans des cités. On lui a même dit de
prévoir que dans le Royaume de France, Louis IX a autorisé les localités à
prélever une taxe pour entrer et sortir des quartiers juifs. Sans compter la
traversée maritime pour voguer de Marseille à Acco (Saint-Jean d’Âcre).

Plus que deux jours encore, demain le dernier banquet et ensuite


l’aventure. On frappe à la porte, Abraham va ouvrir. C’est Iñigo, il n’est
pas seul, son père l’accompagne dans sa tenue de Capitán. Iñigo salue son
ami comme à son habitude, ce qui le rassure, car son père n'est jamais
venu auparavant. Le Capitán s’adresse à Abraham sur un ton solennel :
— Abraham Aboulâfia, nous sommes venus te quérir sur ordre. Tu es attendu au
Château Royal.
— Je vous suis, bredouille Abraham.
— Respire, nous ne sommes pas là pour t’arrêter, dit Iñigo en lui tapotant sur l’épaule.
Sinon ce n’est pas mon père qui serait là.
Le Capitán marche fièrement, la main sur la garde de son épée, en
direction de l’imposante porte cloutée de l’enceinte du château,
qu’Abraham n’a jamais osé approcher. Mais cette fois, non seulement il
s’en approche, mais il s’y engage. Les soldats de garde ouvrent le chemin.
Il s’aperçoit qu’Iñigo a fait demi-tour et s’éloigne. Sans un mot, le Capitán
traverse la cour pavée et gravit le perron du Palais-Royal. Abraham le suit
impressionné par ce qu’il voit, son angoisse grandie. Ils gravissent un large
escalier, atteignent le premier étage et s’arrêtent devant une porte. Le
Capitán se retourne vers Abraham :
— À présent, mon garçon, tu écoutes et tu ne parles que si l’on t'interroge. Le Sénéchal
Joffret, Seigneur de Barlemont, t’a fait demander pour une affaire de la plus haute

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importance. Depuis que notre bon Roi Thibaut a quitté Pampelune pour visiter ses
états, il est notre plus haute autorité. Ne me couvre pas de honte, tu es ici sur ma
recommandation.
Le Capitán frappe deux coups sur la porte. Un vieil homme vêtu
d’une robe de laine grossière vient ouvrir. Il regarde le Capitán puis
Abraham.
— C’est lui ? demande-t-il. Sans attendre la réponse, il ordonne : Suivez-moi, Sa
Seigneurie vous attend.
Abraham se tient au plus près du Capitán, il n’est pas question de s’en
éloigner. La salle est vaste, les murs sont recouverts de tentures de grande
valeur. Un gigantesque tableau figurant une bataille trône au centre du mur
le plus long. Des armes arabes de toutes sortes sont accrochées partout.
Sans doute des trophées de guerre. Près d’une vaste table, au fond de la
pièce, se tient un homme revêtu d’un riche manteau de velours bleu orné
de fourrures. Il est occupé à lire, tout en dictant une lettre à un scribe. La
table est couverte de documents et de cartographies. Il ne prête pas
attention aux visiteurs qui se présentent à lui. Le vieil homme, qui semble
être un moine, s’approche de l’homme et lui murmure à l’oreille. Sans
détourner le regard de sa lecture, l’homme lève son bras en direction du
Capitán et lui fait signe d’approcher. Celui-ci fait trois pas et s’incline
devant l’homme. Abraham le suit et en fait autant.
— Judu gazte da ? (C’est le jeune juif ?) demande le Sénéchal en langue basque.
Comme tous les Navarrais, le Capitán et Abraham comprennent le basque.
— Oui, seigneur Sénéchal, répond le Capitán. Voici Abraham Aboulâfia, fils du
fournier. Je le connais depuis son enfance. Il a étudié à l’Université et ses
congénères semblent considérer que c’est un érudit capable. Il prend la route dans
deux jours en direction de la Terre Sainte.
— Ah ! La Terre Sainte ! Dès que nous en aurons terminé ici avec la Reconquista,
nous irons en reprendre définitivement possession. C’est la terre natale de notre
Seigneur Jésus-Christ. Mais je suppose que tu n’y vas pas pour ça. Il se tourne vers
Abraham et attend une réponse.
Abraham hésite à répondre, le Capitán lui assène un coup de coude.
— Je m’y rends pour honorer la mémoire de mon père et y découvrir un fleuve perdu,
votre Seigneurie.
— Bien, répond le Sénéchal. Tu sais que si tu découvres ce fleuve, il appartiendra au
Royaume de Navarre. Mais ce n’est pas pour cela que je t’ai convoqué.
Il regarde autour de lui, frappe dans ses mains en ordonnant :
— Tout le monde dehors ! Je désire rester seul avec le Capitán et le jeune judu.
Les hommes présents laissent sur le champ les affaires courantes et se
précipitent vers la sortie. Le vieil homme ferme la porte en sortant.
— Es-tu prêt à servir ton Roi ? demande le Sénéchal à Abraham.
— Oui, votre Seigneurie, répond Abraham.
— Bien, d’après le fils du Capitan, tu serais capable d’apprendre une longue suite de
chiffres et de les restituer des semaines plus tard. Est-ce vrai ?
— Je peux faire cela, c’est un système d’association de lettres et de nombres, que
j’utilise pour mémoriser les textes.

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— Tu es précieux dans ce cas.
Le chancelier se dirige vers un petit meuble, ouvre un tiroir et en sort
un feuillet. Il le déroule et le tend à Abraham.
— De combien de temps as-tu besoin pour mémoriser cela ?
Abraham prend le document, le survole et répond :
— Ce n’est qu’un feuillet, quelques lectures et un temps de silence me suffisent.
— Prend ce siège et fais-le, pendant que je vaque à mes obligations. Capitán ne laisse
personne entrer.
Le chancelier retourne à sa table et se livre à la lecture d’un
document. Abraham prend un siège et s’installe pour lire et mémoriser la
suite de chiffres que le sénéchal vient de lui confier. Le Capitán se plante
près de la porte.
Abraham commence à lire mentalement les lignes de chiffres. Puis ferme les yeux et
laisse ces chiffres s’assembler dans une roue lumineuse. Progressivement les valeurs
numériques font apparaître des mots hébreux, qui se répondent les uns aux autres et
construisent des phrases. Voilà, il tient un récit symbolique simple à mémoriser. Cette roue en
esprit est sa clé mémorielle. Elle trouve lieu dans ses pensées, où elle gravitera jusqu’à ce
qu’Abraham décide d’en rompre le cercle, alors ces chiffres s’évanouiront à jamais. Il
s’apprête à sortir de sa contemplation, lorsqu’une suite de chiffres attire son attention. Des
mots latins semblent vibrer sous les successions de nombres. Il possède un excellent niveau
de latin, qu’il a perfectionné à l’université durant ses études de médecine. Il ne perçoit pas
tout, mais des mots se présentent : « pactum » (pacte), « rex » (roi), « calix » (calice) … Il
comprend, le code est un texte en latin. Réalisant qu’il est préférable pour lui de taire cela, il
ne tente pas d’en décrypter davantage.
— J’en ai terminé, noble Sénéchal.
Le sénéchal lève la tête, étonné que cela soit déjà fini. Il se dirige
rapidement vers Abraham, lui arrache le feuillet et dit :
— J’espère que tu ne te moques pas de moi et que tu n’as pas usurpé ta réputation.
Récite-moi les chiffres sans défaillir.
Abraham ferme les yeux, éveille la roue lumineuse dans son esprit et
lance le processus inverse. Il prend les mots de son récit symbolique et les
place dans la roue. Ils se mettent à tourner et à muter en leurs valeurs
numériques. Il n’a plus à présent qu’à lire la suite de chiffres. Il les
énumère lentement l’un après l’autre, sous le contrôle attentif du Sénéchal.
Une fois terminé, Abraham regarde le Sénéchal, dont le visage vient de
s’éclairer d’un rassurant contentement.
— Zoragarria ! (Merveilleux), s’écrie-t-il, satisfait de ce qu’il vient d’entendre.
Il regarde à nouveau le document chiffré et son visage devient plus
grave et dubitatif. Ses sourcils se froncent et ses lèvres se pincent.
Abraham s’en inquiète, pourtant il est certain de ne pas avoir commis
d’erreur. Le Sénéchal s’adresse à lui sur un ton soupçonneux.
— Dis-moi mon garçon. Peux-tu m’expliquer cette étrangeté ? Ce matin en vérifiant ce
chiffrage, je me suis rendu compte que j’avais, par erreur, remplacé un 7 par un 4.
Je n'ai pas pris la peine de le corriger. Comment se peut-il que lors de ta récitation,
le 7 soit revenu à sa place ?

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Abraham reste figé. Il demeure muet. Il entend derrière lui la voix du
Capitán qui lui lance :
— Alors ! vas-tu répondre !
— Tu as percé le code, c’est ça ? demande le Sénéchal. Cela semble impossible dans
de telles conditions, mais tu l’as fait, tu l’as corrigé ! Je me trompe ?
— Non, votre Seigneurie, admet Abraham. Ce n’est pas par mauvaise intention, je
connais le latin et les mots me sont apparus. Sans que je n’y puisse rien, mon
cerveau a fait la correction. Mais je n'ai pas connaissance du contenu.
— Vaurien ! lance le Capitán en faisant mine de dégainer son épée.
Le Sénéchal lève sa main en direction du Capitán pour lui faire signe de se raviser. Un
grand sourire de satisfaction illumine son visage :
— C’est le messager qu’il nous faut ! Bravo Capitán tu mérites pour nous l’avoir
amené.
Le Capitán reprend de sa superbe et regarde Abraham avec fierté. Il se voit déjà paré
d’un grade supérieur et d’une solde augmentée :
— Je n’ai jamais douté un seul instant de ce garçon !
Le sénéchal s’assoit aux côtés d’Abraham et lui expose ce qu’il en
attend :
— Ton périple passe par la région d’Arélate (Arles). Je te demande de faire pour moi
un détour sous prétexte de ne pouvoir acquitter l’octroi. Cela te fera aller en
direction d’une tour tenue par un chevalier du Temple du nom de Roncelin de Fos.
Je t’indiquerai le lieu sur une carte. Le message que tu portes dans ta tête, tu le
réciteras à un noble seigneur du nom de Simon de Brion. Il vient d’être nommé
Chancelier de France par le Roi Louis IX, il est aussi un digne représentant de la
Foi. Tu ne transmettras ce message qu’à lui seul, j’insiste sur ce point. Tu as bien
compris ?
— Oui, votre Seigneurie, répond Abraham, qui vient de prendre conscience de la
responsabilité qu’il endosse.
— Profitant de ton passage, continue le Sénéchal, le Chevalier en charge de la tour te
demandera ton expertise sur un traité écrit en hébreu des plus étranges, que détient
son ordre. Il te faudra déterminer s’il s’agit d’un faux ou d’un authentique. Sur cela
aussi le secret devra être absolu. On dit que tu es très qualifié dans ce domaine et si
j’en crois ta pirouette avec les chiffres, cela semble être assurément le cas.
À présent, suis-moi à la table. Je vais t’indiquer la position et le
chemin de la tour. Elle te sera facile à repérer une fois dans les
environs, car son phare relie Arélate (Arles) et Notre-dame de Ratis
(Saintes-Maries de la Mer).
Le sénéchal indique précisément le chemin qu’Abraham devra suivre.
Il reconnaît les lieux, ils se trouvent sur l’itinéraire de Benjamin de Tudèle,
si ce n’est qu’il devra faire un détour avant la route d’Arélate. Cela ne le
ralentira même pas. Satisfait, le Sénéchal se livre encore à quelques
recommandations :
— Il va de soi que tu ne devras jamais faire mention de ce qui vient d’être dit. Notre
rencontre n’a jamais eu lieu. Le Capitán sera notre seul contact, il gardera un œil
sur toi. Si tu dois me faire savoir quelque chose, adresse-toi à lui. Maintenant,
retirez-vous.
Les deux hommes prennent congé et se dirigent en direction de la Juderia. Le Capitán
dit à Abraham :

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— Eh bien ! Mon garçon, te voilà au service du Roi. Comme l’a demandé le Sénéchal,
je vais garder un œil sur toi. Il est donc plus prudent que j’assiste discrètement à
votre banquet demain.
— Très bien, lance Abraham. J’ai invité Iñigo, comme ça il pourra vous ramener, si
jamais vous en veniez à un peu trop surveiller les barriques de notre bon vin de la
Ribera.
— Oh ! si je ne savais pas ce que je sais, je t’embrocherais sur-le-champ avec mon
épée ! … D’ailleurs, en parlant de broche, par quoi remplacez-vous la
cochonaille ? …

◆◆◆

La veille du départ tout le monde s’agite, le banquet est prévu dès ce


midi. Les convives arrivent pour souhaiter bonne route. Ghalil et Iñigo
sont là, ainsi que le père de ce dernier qui commence déjà à exercer sa
surveillance dans la cuisine. Léa et Jacob viennent d’arriver. Ils apportent
un présent pour le voyage, une pelisse de la couleur du calot lie-de-vin
familial.
— Voilà pour te tenir au chaud, dit Léa. Jacob en a tissé la toile et je l’ai cousue.
— Il y a tes vingt-deux fils, ajoute Jacob souriant. Savoir que mon tissage sera couvert
de la poussière de la Terre Sainte, cela me plaît.
Abraham revêt la pelisse, tourne sur lui-même et remercie Léa et
Jacob :
— Merci, avec ceci vous m’accompagnerez, en quelque sorte. Avez-vous eu des
nouvelles de Nathan le prophète ?
— Non, répond Jacob, aucune. Mais il est déjà arrivé qu’il disparaisse longuement. Il
reviendra, soit sans inquiétude. Je le pense plus en sécurité dans le désert que toi de
par les mers.
Le repas se prolonge jusqu’en fin d’après-midi, sous la tonnelle d’une
vigne grimpante à l’arrière de la maison familiale. Rires, chants et récits
agrémentent les mets. Le soleil approche de l’horizon. Reouvén se lève et
dit :
— Allons contempler le soleil couchant, car demain Abraham sera déjà loin à cette
heure. Et souhaitons de tous le revoir ensemble, si l’on n’est pas plus que l'on ne
soit pas moins.
Les convives se lèvent et se dirigent joyeusement vers la Porte de Calahorra. Le
muezzin de la mosquée et les cloches des églises se font entendre de concert. Le soleil
disparaît progressivement et le groupe reste silencieux autour d’Abraham, qui leur dit :
— Voici le temps de célébrer cette dernière nuit parmi vous.
Il ferme les yeux. Son frère entame de sa belle voix le Psaume du
soir :
— Shir ha-maâloth – Hinéh barkou éth ha-Shém - Kol âvdéi ha-Shém … [Cantique des
degrés. Voici, bénissez Yhvh, vous tous, serviteurs de Yhvh, Qui vous tenez dans la
maison de Yhvh pendant les nuits !]
Tous se réunissent dans la prière. Cela accompli, les amis et les
parents embrassent Abraham en lui souhaitant le meilleur et la réussite de
son aventure, avant de retourner dans leurs foyers. Iñigo dit :

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— Nous serons là avec Ghalil et quelques amis pour te regarder partir. Il se tourne
vers Ghalil : Viens m’aider à redresser mon père, on va le ramener.
Léa et Jacob ont prévu de passer la nuit dans la maison paternelle.
Ainsi, Abraham peut profiter encore un peu des uns des autres avant
d’aller se coucher.
◆◆◆

- Psaume 134 : « Cantique des degrés. Voici, bénissez Yhvh, vous tous, serviteurs de Yhvh, Qui vous tenez dans la
maison de Yhvh pendant les nuits ! … » -

◆◆◆

68
D’un fleuve à l’autre
Chapitre VIII

La première lueur du jour illumine le visage d’Abraham, il se tient debout


à l’arrière de la scute qui glisse sur l’Èbre, en direction de Tortosa. Il
observe avec une émotion non contenue, ses parents et ses amis lui faire
des signes. Il distingue encore nettement son frère, le visage forcé
d’inquiétude, qui a cuit sa provision de pain d’Ézéchiel, alors qu'il faisait
encore nuit. Il est encore chaud dans sa besace. Le dernier pain cuit dans le
four de son père avant bien longtemps.
Ses deux sœurs se soutiennent mutuellement, leurs gestes ne trompent
pas, elles essuient des larmes. Ses amis Iñigo et Ghalil sont côte à côte,
devant quelques compagnons d’études. Leur enthousiasme et leur fierté
accompagnent leur ami d’enfance, en route pour une grande aventure. En
haut des remparts, il devine la silhouette du Capitán, qui le salut bras levé.
L’embarcation file sur le fort courant de l’Èbre. Ses proches se
réduisent avec le paysage. Il les suit des yeux jusqu’à leur disparition. Cela
se produit bien trop vite, car l’embarcation a pris de la vitesse. Tout à
coup, à sa droite. Sur l’autre rive du fleuve. Perché sur le haut d’un rocher,
une silhouette blanche. Il n’en croit pas ses yeux ! Au loin, un vieil homme
à la chevelure longue et blanche, vêtu d’une tunique tout aussi blanche, un
bâton à la main. C’est lui ! C’est Nathan ! Nathan le prophète ! Comment
a-t-il su ? D’où vient-il ? Son ami, son Maître du désert est venu le voir
partir. Abraham lui fait de grands signes. Le vieil homme lève son bras,
bâton au-dessus de la tête. La vélocité de la scute et l’éblouissant soleil du
matin effacent l'ermite dans la brume du désert. Abraham reste songeur, un
étrange sentiment l’envahit : cette vision de Nathan sera la dernière.
Le voilà parti, cent ans plus tard, sur les traces de Benjamin de
Tudèle. Il faut compter deux jours de navigation pour atteindre les berges
de Tortosa. Le bateau ne navigue pas de nuit, une escale est prévue à
Saragosse, sa ville natale. Des marchandises y seront débarquées et
d’autres seront chargées. Abraham a prévu d'aller saluer son vieil oncle et
de dormir dans la maison où il est né. C'est un acte symbolique, car après

69
tout ce voyage ouvre à une nouvelle vie, à une renaissance.
Dès le lendemain matin, Abraham s’installe parmi les
marchandises que transporte le bateau. Il n’y a que trois autres passagers,
plus les trois marins. Il profite des magnifiques paysages qui défilent le
long des nombreux méandres de l’Èbre. Voyager à l'intérieur pendant que
le corps se déplace est une situation qui inspire Abraham. Il médite sur ce
paradoxe et se livre à de longues contemplations. Le temps s’écoule sans
qu’il en soit conscient, au point d’être très surpris d’entendre qu’ils sont
déjà en approche de Tortosa. On aperçoit déjà la forteresse de la Zuda qui
domine par sa silhouette.
Dès le lendemain, Abraham marche d’un bon pas en, direction de
Tarragone, qu’il atteint en deux bonnes journées. La route est agréable,
surtout qu’au second jour, il découvre pour la première fois les côtes de la
Mer Méditerranée. Cet air marin salé et iodé lui ouvre l’esprit. C’est cette
étendue bleu azur qui le portera jusqu’en Terre Sainte. La ville de
Tarragona est parée de magnifiques édifices. On raconte qu’elle fut fondée
par les enfants d’Énoch. Abraham tente d’y discerner les bribes de l’esprit
d’Énoch qui doit encore y planer à travers sa descendance.
La prochaine étape est importante, il s’accordera une halte plus longue, car il a la ferme
intention d’y rencontrer des Maîtres de la Kabbalah. Barcelone est une ville réputée pour sa
synagogue et son cercle d’études. Nombre de publications de qualité en sont sorties ces
dernières années et les sages qui y résident sont notoires. Certains d’entre-eux sont des
disciples de Nahmanides, qui réside à Gérone. Abraham espère connaître la chance de le
rencontrer.
Bien que ce ne soit pas conseiller, il entreprend seul les trois jours de marche. En
général, les voyageurs se groupent, les routes ne sont pas sûres et on ne les pratique pas la
nuit tombée. Abraham, impatient d’atteindre Barcelone et Gérone, n’a pas tenu compte de ces
précautions. Fort heureusement, rien ne lui est arrivé, malgré qu’il ait croisé deux hommes
assez menaçants. Comme un signe pour l’avertir de ne plus rester seul dorénavant. Pourtant,
la marche solitaire lui stimule les pensées, comme si le mouvement des pieds alimentait sa
tête et sa créativité mentale. À Tortosa, des cousins l’ont hébergé. Durant les étapes
intermédiaires, il a dormi dans une ferme, dans une petite auberge et même sous un arbre, lieu
improvisé pour célébrer son premier Shabbath depuis son départ.

◆◆◆

Au troisième jour, allant d’un bon pas, il arrive à hauteur d’un couple,
qui comme lui se dirige vers Barcelone. L’homme aperçoit Abraham :
— Hola rabbí (Bonjour Rabbin) ! Tu te rends à Barcelone ?
— Oui, je vais y faire étape trois jours. Mais le but de mon voyage est la Terre Sainte.
Je m’appelle Abraham Aboulâfia.
— Nous habitons dans une ferme près de Barcelone. Mon nom est José-Luis, voici ma
femme Adriana. Marchons ensemble. Si tu le veux bien, tu nous parleras de ta foi.
Ma femme et moi aimons entendre les sagesses des différentes religions. Nous
sommes chrétiens, mais nous sommes intimement convaincus qu’une seule
spiritualité réunit toutes les croyances.

70
— La Rouah’ ha-Qodésh, dit Abraham, l’Esprit Saint, où le Saint-Esprit si vous
préférez.
— Peux-tu nous dire plus rabbí ? questionne Adriana. Je trouve la résonance de ce
mot hébreu inspirante.
— Avec plaisir, Dame Adriana, répond Abraham. « Rouah’ » est un mot qui possède
au moins trois sens, qui ne sont qu’un. Car trois ne sont que l’expression de l’Un.
Le premier sens est « esprit », la plus subtile manifestation de l’être, que nos
perceptions ressentent comme des caresses subtiles dont nous flatte l’Être ardent
qui veille. Un insécable lien immatériel qui relit notre âme perceptible à notre âme
imperceptible. C’est la spiritualité que vous évoquiez, que l’on nomme
« rouah’niyouth ». La Rouah’ est cette infinitude qui frémit sur la surface des Eaux,
cela depuis les premiers instants de la Création. Notre part d’Infini, du moins un
éther imprégné de sa mémoire que l’on porte parce que l’on est tous unis en passé,
présent et futur.
Le second sens, c’est le « souffle ». Un mouvement universel qui
nous effleure extérieurement et intérieurement. Ce mouvement
s’appelle la Joie, le plus grand dissolvant universel de l’obscurité. Il
anime toute la Création, il fait danser et chanter le monde. Les
voyelles de nos langues l’expriment et font vibrer nos mots. Il est
dans chacune des bouchées qui nous nourrissent. Sans cette Roua’h,
ce souffle, nous consommerions des matières inertes. Quiconque
apprend à l’absorber consciemment lorsqu’il mange, en reçoit encore
bien plus de l’En-haut. Il peut même en venir à se passer de
nourriture physique.
Le troisième sens, c’est le « vent ». Le souffle déplace l’air. Nos
vents, doux ou forts, sont les témoins de la Rouah’ dans le Monde.
Notre respiration est un vent. C’est par un « vent d’Est » que l’Esprit
de Dieu à ouvert la mer pour libérer les hébreux. Notre respiration a
donc la puissance nécessaire pour nous permettre de traverser
l’impossible.
Voyez cette fleur, son odeur est douce et sucrée. En hébreu,
l’odeur est de même racine que Roua’h, on dit réa’h. Il ne faut pas
simplement la sentir. Sa fragrance est l’expression de sa spiritualité.
Portée par un vent léger, elle parvient à nos narines et s’unit à notre
souffle. En cela, je suis d’accord avec vous, un seul Esprit réunit le
monde et ses religions. Mais bien plus encore, les fleurs, les arbres,
les créatures vivantes, les éléments de la nature participent tous de
cette spiritualité. Rien n’est séparé. Mon Maître du désert me l’a
enseigné, et surtout me l’a fait partager.
Par cette spiritualité qui nous réunit, je vous connais depuis
l’origine du monde et je me souviens de vous dans le Monde à Venir.
Le souffle de la Providence nous a réunis sur cette route, car nos
spiritualités s’attirent mutuellement. Comme de vieux amis qui se

71
retrouvent au détour d’un chemin.
Et vous, quelle est votre quête ?
José-Luis et Adriana se lancent un regard complice et réjoui par ce
qu’ils viennent d’entendre. L'homme s’adresse ensuite à Abraham :
— Ami, la spiritualité dont tu parles est notre quête. Nous explorons les mystères des
sagesses. Nous devions te rencontrer, ce n’est pas une coïncidence et nous louons
cette Providence que tu viens d’évoquer. Avec quelques amis, nous formons un
cercle ayant pour vocation de préserver les sagesses cachées de toutes les
traditions de ce monde. La Sagesse est souvent bafouée et humiliée par les
fanatiques de tous les dogmes. Notre ambition est de préserver ces trésors et de les
protéger de l’obscurantisme de leurs propres dévots. Nous sentons un vent mauvais
se lever dans l’Église, cela s’appelle Inquisitio. Il vient du Nord et s’étend
progressivement chez nous. Tu dois savoir, en tant que juif, que depuis vingt ans
son poison se dissémine en Aragon. Il ne s’arrêtera pas là. C’est pourquoi notre
cercle de Barcelone doit devenir un Cercle des mystères. Afin de préserver les
savoirs cachés pour les générations à venir.
Abraham marche pensif et silencieux un instant, puis ses pensées se
font entendre :
— Brûler les livres ou les personnes, revient à faire taire les esprits et la joie qu’ils
transportent. Par eux la connaissance rayonne. C’est tout ce que les despotes
insupportent. Pour dominer, ils doivent retirer la connaissance et la joie des
peuples, c’est-à-dire neutraliser leurs esprits. Les bûchers polluent l’air. L’air
pollué étouffe le souffle. Le souffle asphyxié bloque le mouvement de l’esprit : sa
Joie. Viendra un temps où de puissants despotes élèveront des colonnes de fumée
obscures et endormiront les esprits du Monde pour les dominer.
Abraham redevient silencieux, son regard fixe le sol, comme s’il
voyait ces temps futurs. Après quelques minutes d’une marche muette,
José-Luis demande :
— Je sais que vous autres aussi, les juifs, avaient une tradition cachée. À Barcelone,
nous avons entendu parler de ce mouvement de la Kabbalah, qui semble très
réservé. Es-tu toi-même un kabbaliste ?
— J’y aspire, répond Abraham. J’en connais quelques enseignements, mais il me faut
encore rencontrer des Maîtres. Surtout un Maître capable de m’en dévoiler un
aspect plus contemplatif. Car j’ai beaucoup étudié, mais le savoir n’est pas la
Connaissance. Je ne partage pas l’avis de beaucoup d’érudits qui affirment qu’en
ouvrant le livre on ouvre les cieux. J’ai le sentiment que pour ouvrir les cieux, il
faut ouvrir son cœur et que le cœur ouvre alors la Conscience. À mon sens, la
Kabbalah c’est cela. Le mot signifie « réception ». Ainsi, pour recevoir, il faut
s’ouvrir. L'ouverture est un don de soi à l'autre. De même qu'un hôte doit ouvrir sa
porte pour recevoir son invité. Nous sommes un monde obscurci par un repli sur
lui-même, cause de tristesse. En se fermant à lui-même, il perd sa joie : sa
spiritualité. Les enseignements de la Kabbalah sont là pour nous rappeler et nous
aider à ouvrir le Cœur du monde. Le remettre en lumière. Peu l’entendent en ce
sens, mais la Kabbalah est avant tout une mystique de la Lumière des lumières. Ces
lumières émissaires de la merveilleuse Lumière doivent pouvoir traverser la
Création sans rencontrer les obstacles de nos auto-limitations scellés par nos
tristesses. Traverser, c’est le sens du nom « Hébreu ». Lorsque ces lumières
mystiques butent sur l’un de nos replis, formés par nos nœuds de tristesse, on
appelle cela : souffrance. Chacun de ces « nœuds » est semblable à une vieille

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bicoque vide et abandonnée. Livrée aux bêtes sauvages et aux toiles d’araignée. Il y
fait froid, le foyer est éteint, il n’y a plus de lumière. Ceux qui errent là ne
connaissent que l’obscurité. Si quelqu’un venait à y pénétrer avec une forte
lanterne sans crier gare, les occupants en seraient éblouis. La lumière et la joie ne
seraient pour eux que sources de souffrance. Le kabbaliste doit apprendre à
discerner en lui ces palais obscurs, en connaître la nature et le nom de leurs hôtes
indésirables. Lors de ses contemplations, il lui faut éveiller le souvenir de ce
qu’était ce lieu lorsqu'un foyer illuminait et chauffait la demeure. Retrouver les
noms des véritables habitants, que sont nos qualités d’âme. Viendra alors le temps,
où le foyer recouvrera sa joie et sa lumière. Les résidents seront à nouveau
d’agréables hôtes ouverts à la réception, à la Kabbalah, des visiteurs porteurs de
lumière franchissant le seuil avec joie sans causer de souffrance.
Absorbé par leur conversation, les trois voyageurs n’ont pas vu le
temps s’écouler. Voici déjà les toits de Barcelone. José-Luis dit :
— Rabbí Abraham, ta compagnie fut des plus enrichissantes. Tes paroles ont allégé
nos cœurs et nos corps, au point d’effleurer le sol avec vélocité, car nous voici déjà
arrivés. Nous prenons ce chemin sur la gauche pour rejoindre notre ferme et les
amis de notre Cercle des mystères. Si le cœur t'en dit, tu es le bienvenu pour passer
le nombre de nuits qui t'agréent.
— Merci à vous deux, j’ai pris plaisir en votre compagnie. Je vous accompagnerai
avec joie, mais j’ai prévu de passer le Shabbath dans le Calle de Barcelone. J’ai
bien l’intention d’y rencontrer des Maîtres réputés de notre Sagesse … certains
sont des kabbalistes.
— Sache, dit Adriana, que notre porte te sera toujours ouverte. Regarde, c’est juste en
haut de ce chemin.
Les voyageurs se saluèrent chaleureusement et firent le souhait que la
Providence leur accorde une nouvelle rencontre. Les voyageurs
s’engagèrent chacun dans leur direction.
◆◆◆

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Le Maître du banc
Chapitre IX

Barcelone est importante par les esprits qui y résident, mais c’est encore une petite ville qui
grandit et prospère grâce aux négoces de son port. On peut y croiser des Grecs, des Génois,
des Siciliens, des Égyptiens, tous là pour profiter des facilités offertes d’import et d’export.
On y voit partout des charpentes qui se dressent, donnant l'impression d'une ville en
construction. Barcelone ne tardera pas à devenir la plus grande cité de Catalogne. Et
vraisemblablement la plus belle, au vu des édifices qui sortent du sol. Le cœur de la ville est
plus calme, les rues plus étroites. C'est là que se trouve le Calle.
Aussitôt arrivé, Abraham se rend à la synagogue au cœur des résidences de la
communauté. Il sait qu'il y trouvera le gîte et le couvert, en vertu d’une coutume d’hospitalité
de trois jours. Au-delà, le voyageur doit se plier aux décrets des chefs de la congrégation. Les
gouvernants de Barcelone ont jugé bon de regrouper les Juifs dans un quartier délimité pour
leur sécurité. C’est un kahal (communauté), El Calle. Abraham réalise très vite qu’ici les
Juifs ne profitent pas des privilèges et de la vie agréable des Juifs de Tudèle.
Ce vendredi après-midi, les rues étroites d’El calle s’activent avant les délices du repos
apaisant du Shabbath. Abraham doit d’abord rencontrer l’une des autorités de la
communauté. Il aperçoit le bedo affairé à remplacer les bougies. Ce dernier lui indique où se
trouve un des chefs de la communauté. Il ne tarde pas à se présenter. L’accueil est
chaleureux, un étudiant de la réputée université de Tudèle est toujours le bienvenu. Une
famille se propose de l’héberger, il passera Shabbath parmi eux.
En attendant le soir, Abraham se rend à la synagogue, on lui a dit que c’était sans doute
la plus ancienne d’Espagne. Elle est plutôt petite, adaptée à la petite communauté fondatrice,
mais plus vraiment à son expansion actuelle. En venant, il a vu qu’une synagogue plus grande
était en construction, où les cinq cents résidents du Calle auront plus d’aise. Une salle a été
adjointe à la synagogue, là se trouvent des personnes occupées à étudier et à échanger. Au
moment où il entre pour se présenter, il aperçoit un visage familier. Un étudiant qu’il a
plusieurs fois croisé à l’université. Celui-ci se tourne dans sa direction et le reconnaît.
— Aboulâfia. C’est bien ça ?
— Oui, répond Abraham. Je t’ai vu au cours de philosophie à l’université de Tudèle,
mais on n’a pas beaucoup discuté ensemble.
— Exact. Je m’appelle Moshé Nissim, je travaille avec mon père, nous importons des
soies, des pierres et des épices venues d’Orient. J’étudie dans ce cercle car nous
profitons de la présence de sages de renom. Viens, je vais te présenter.
Moshé fait quelques présentations, puis entraîne Abraham vers le
fond de la salle. Là se tient un petit groupe qui écoute silencieusement les
propos d’un homme au regard sévère et affirmatif. Moshé se penche vers
Abraham et lui dit à voix basse :
— Celui que tu vois là, c’est un érudit très doué. Il n’a que vingt-cinq ans, mais il n’est
pas à douter qu’il sera le prochain Rabbin de Barcelone. Il a été enseigné par

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Yonah ben Avraham Gerondi et il est le disciple le plus proche du Ramban
(Nahmanide). C’est déjà une grande autorité de la Halakhah (législation). Cela ne
l’empêche pas d’être aussi un redoutable financier, le Roi d’Aragon est l’un de ses
débiteurs.
Toutes ces qualités sont estimables, mais Abraham a surtout entendu : « Disciple du
Ramban » ! Ramban : Moshé ben Nahman Gerondi. Aussi connu sous l’appellation de
Nahmanide. Héritier d’enseignements de la Kabbale d’Isaac l’Aveugle de Provence, par
l’intermédiaire d’Azriel Gerondi. Pour la première fois, il établit un contact direct avec la
chaîne de la Kabbalah, sans passer par le livre. L’homme qu’il a devant lui, avec qui il
partage l’air de ce lieu, a partagé le souffle du Ramban, qui lui-même a partagé celui
d’Azriel, qui a partagé celui du Sagui Nahor : l’Av Kabbalah, le Père de la Kabbale ! Quelle
bénédiction !
— Quel est son nom ? interroge Abraham.
— Shlomoh ibn Adret, répond Moshé. Je vais te présenter, mais un conseil, évite de le
contrarier. Il est préférable de rester dans ses bonnes grâces, il peut beaucoup
t’aider, mais il peut aussi beaucoup te nuire.
Abraham découvrira dans le futur que le conseil de Moshé était très
avisé.
— Hum Hum, Rabbi Shlomoh, je te présente Rabbi Abraham Aboulâfia de Navarre. Je
l’ai rencontré lors de mon séjour à l’université de Tudèle. C’est un érudit apprécié
de ses Maîtres.
Shlomoh ibn Adret lève la tête avec le regard de quelqu'un que l'on
importune. Regarde Abraham et dit :
— Shalom à toi Navarrais ! Il paraît que les Tudelans se vantent du meilleur hébreu, il
faudra que tu nous montres ça. Tu as étudié la philosophie avec Moshé, j’ai aussi
étudié cela. Mais je pense que la philosophie doit être réservée à des esprits
aguerris et que la plupart des étudiants doivent attendre d’avoir au moins quarante
ans pour s’y livrer. J’espère qu’en plus de ça tu n’es pas porté sur la mystique. Le
mélange des deux est épouvantable. Pourquoi viens-tu à Barcelone ?
— Je suis en route vers la Terre Sainte, répond Abraham.
— Il y a des guerres là-bas, que vas-tu bien y faire ? Questionne Shlomoh.
— Y déposer la mémoire de mon père et y découvrir le Sambation. Répond Abraham.
— Le Sambation ! s’écrie Shlomoh en riant. Toi un érudit de Tudèle, tu crois que cette
allégorie est une réalité. On sait que ce fleuve est le Gozan, un fleuve médiocre qui
trimballe des rocailles. D’autant qu’il faut que tu remontes vers l’Asie. D’après les
nouvelles, à présent ce sont les Mongoles qui y font la loi.
— Justement, ajoute Abraham, j’ai bien l’intention d’aller à leur rencontre, pour
solliciter leur aide.
— Judah Halevi avec les Kazars, toi avec les Mongoles ! quelle mouche vous pique
tous à Tudèle ? déplore Shlomoh. Tes années d’études ont elles pour seule ambition
de remplir tes bourses et tes coffres de rocailles sans valeur ? Finalement, tu dois
aussi être l’un de ces mystiques. La valeur d’un grand érudit doit être récompensée
en ce monde par son poids d’or et d’argent sonnant et trébuchant. La richesse de
l’en-bas reflète la richesse de l’en-haut. Regarde-moi, je suis un érudit reconnu
dont la réputation ne cesse de grandir. Ma législation fait autorité. Mes poèmes et
mes paroles de sagesse sont estimés. Je suis un banquier apprécié des princes. Je
tiens déjà dans ma main ma part du trésor de l’Éden. Et toi, quelle richesse
t’apporte ton savoir ? As-tu au moins terminé le Talmud ?
Abraham reste un instant abasourdi par ce qu’il vient d’entendre. Il
n’avait jamais abordé la spiritualité sous cet angle. Sa famille a toujours

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exercé un métier et étudié en parallèle. Pour lui la richesse matérielle
résulte du métier que l’on exerce. L’étude, la prière et la méditation,
constituent selon lui notre part de trésor caché dans l’Éden, pour le Monde
à Venir. Il n’en attend aucun profit dans ce Monde-ci. Si nécessaire, la
Providence y pourvoira. Il se reprend et répond :
— Sous la tutelle de mon père, de mémoire bénie, j’ai commencé à lire les Écritures
avec leurs commentaires, ainsi que la grammaire hébraïque, l’ensemble des vingt-
quatre livres de la Bible. C’est également par lui que j’ai été instruit de la Mishnah
et du Talmud, et la majeure partie de mon apprentissage est issue de cette
instruction.
Quant à ma richesse, elle n’est pas de ce monde.
Shlomoh et ses laudateurs éclatent de rire.
— Nous recevons la visite d’un riche de l’en-haut. Si je reçois la visite de quelqu’un
qui a besoin d’un prêt d’or céleste, je te l’enverrai. Dit-il en se levant. Il faudra que
nous nous livrions à quelques joutes orales, je suis curieux d’estimer ton savoir. Ta
prochaine étape est-elle Gérone ?
— Oui, dès ce mardi, répond Abraham.
— Attends mercredi, dit Shlomoh avec autorité, tu pourras cheminer avec nous et nous
ferons pilpoul[13]. Tu pourras dormir près de l’Académie de notre Maître lumineux,
le Ramban. Nous allons recevoir sa sagesse. Tu pourras aussi l’entendre.
Quelle nouvelle ! Sans n’avoir rien sollicité, le voici près de
rencontrer le Ramban ! La Providence est bonne avec lui, quelle richesse.
Shlomoh et trois autres hommes s’éloignent en souhaitant à l’assemblée
un :
— Shabbath Shalom !
Abraham reste un instant songeur. Leur point de vue est très éloigné
du sien. Pourtant, ils ont étudié les mêmes textes que lui.
Le Shabbath se passe en douceur, la famille qui le reçoit est à l’image de l’apaisement
nécessaire aux délices de l'esprit qu'apporte cette célébration. Il décide de consacrer ce temps
de paix à la contemplation, il ira étudier quelques trésors de la bibliothèque après Shabbath.

◆◆◆

Dès le dimanche matin, il se rend à la fabuleuse bibliothèque de


l’Académie de Barcelone, elle contient des manuscrits de la main même de
leurs auteurs. Des titres inconnus. Il pourrait y passer sa vie. Il y retourne
l’après-midi et s’apprête à pénétrer à nouveau dans l’Académie, lorsqu’un
homme qui progresse vers la vieillesse l’interpelle :
— C’est toi le voyageur de Tudèle ?
— Oui, Rabbi, répond poliment Abraham. Mon nom est Abraham Aboulâfia, je suis
parti voilà tout juste une semaine de Tudèle.
— Viens t’asseoir un instant sur ce banc. Je t’ai entendu parler vendredi avec Rabbi
Shlomoh. Mon nom est Isaac Shéshéth le traducteur.
Abraham a du temps, le ciel d’azur est ensoleillé, il s’exécute.
— Vous avez traduit beaucoup de livres ? Interroge Abraham.
— Plus que tu ne pourras en lire durant ton séjour, dit l’homme amusé. Je t’ai vu

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troublé par les propos de Rabbi Shlomoh. Il a l’air de penser que tu es attiré par la
mystique. C’est le cas ?
— Je reconnais être intrigué depuis toujours par les secrets de la Torah, avoue
Abraham.
— En tant que disciple du Ramban, il représente une nouvelle mouvance de la
Kabbale, plus rationaliste. Tu peux en retirer beaucoup de sagesse et de savoir,
mais à te regarder, ce n’est pas ta voie. Il te faut te rapprocher davantage de la
source de notre Maître Isaac Sagui Nahor, le fondateur. Le Ramban est le
luminaire de notre Torah et notre protecteur. Il a endossé un rôle éminent, celui
d’éclaircir et d’ordonner nos communautés. Il doit faire face et répondre aux
attaques que subit actuellement notre Talmud, à la tête desquelles se trouve un juif
converti : Pablo Chrétien. Le roi a même demandé au Ramban de répondre à cette
controverse. Une joute se prépare. Cela peut mettre sa vie en danger. C’est
pourquoi sa Kabbalah doit faire écho à la Halakhah (législation), s’appuyer sur les
mistvoth (préceptes) qui nous unissent. Sa Kabbalah tend à rentrer dans le moule
de la pratique religieuse, ce qui n’est pas vraiment dans la volonté première du
Sagui Nahor[14].
Shlomoh ibn Adret reflète cela. Il n’est pas à douter qu’il sera un
digne successeur du Ramban et un grand Maître de notre
communauté. Mais tu l’as entendu, sa Kabbalah ne peut être ni
mystique ni philosophique. Je le connais depuis son enfance, il
aimerait suivre le chemin que tu prends, mais il s’est emprisonné
dans ses principes. Ses affaires l’attachent aux possessions
matérielles, dont il justifie le bien-fondé par ses brillants
raisonnements. Par son intellect, il s’est convaincu d’être libre, mais
tu verras, il envie secrètement ta liberté … et l’envie éveille la
jalousie. En l’observant et en l’écoutant, tu entendras en miroir ce
qu’est ton chemin, qui n’est pas du tout le sien. Sa puissance
intellectuelle est capable d'assembler d’extraordinaires paroles de
sagesse, mais la Sagesse ne se fabrique pas, elle « est » tout
simplement et traverse de son abondance son dévot aimant. Elle ne
passe pas par les méandres de la tête, mais par la beauté du cœur.
— Es-tu kabbaliste Rabbi Isaac ? interroge Abraham.
— J’ai eu le privilège d’être initié par Ezra ben Shlomoh, brillant disciple du Sagui
Nahor. Il a rédigé un magnifique commentaire du Cantique des cantiques. Tu peux
aller le consulter, la bibliothèque en conserve l’exemplaire rédigé de sa main. Je
suis allé à Posquières écouter Abraham ben David, petit-fils du grand Rabad et
neveu du Sagui Nahor. Chef du cercle des kabbalistes contemplatifs de Posquières.
Tu devras rencontrer les membres de ce cercle lorsque tu approcheras de
Posquières.
— Quelles sont les divergences entre la pensée du Sagui Nahor et celle du Ramban,
Rabbi Isaac ?
— Elles ne sont pas toujours faciles à déceler, on en voit surtout les effets. Pour tous
les disciples du Sagui Nahor, les Sefiroth sont les instruments de la Création et de
la manifestation divine. Pour le Ramban, elles sont le sens même de la divinité.
Cela ne semble pas grand-chose, mais entraîne de grandes conséquences sur le
développement de la pensée. De plus, le cercle du Sagui Nahor est intéressé par les

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concepts philosophiques. Tu as sans doute relevé quelques similarités entre le
système des Sefiroth du Livre de la Formation et les concepts des philosophies de
Pythagore, de Platon et d’Aristote. Le cercle de Posquières en est parfaitement
conscient. En revanche, tu l’entendras à Gérone, le Ramban est totalement opposé
à la philosophie, il considère qu’elle n’a sa place ni dans la Kabbalah ni dans les
commentaires de la Torah.
— L'interaction de ces deux points de vue rend le sujet complexe et nombre d’étudiants
s’y perdront. Affirme Abraham.
— Ils sont déjà perdus dans leurs intellects, poursuit Isaac. Pour comprendre une
chose, il faut revenir à sa cause la plus simple. Les Sefiroth offrent à l’infini la
possibilité d’engendrer le fini. La possibilité à l’invisible de devenir visible. À
l’incommensurable de rentrer dans la mesure. Ce qui ne peut être mesuré ne peut
être compris. Pour cela, les Sefiroth ouvrent des espaces et des temps, ombres de la
première lumière spatio-temporelle indivisée.
Cette sefirah témoin de l’Infini, nous la nommons « Kéter », la
Couronne du Roi des rois. Observe la couronne de notre Roi. Elle
forme un cercle fini sur le sommet de sa tête. Des pointes artistiques
s’ouvrent comme les pétales d’une fleur pour recevoir et accepter
l’Infinie Lumière. Sans cette couronne le Roi n’a aucune autorité sur
son royaume. C’est le symbole de sa Royauté, la « Malkouth », nom
de la dernière sefirah. Les deux Sefiroth sont le commencement et la
fin. Il n’y a pas de fin sans commencement, pas de commencement
sans fin. La première est la dernière et la dernière est la première.
Potentialité d’une dualité invisible, non encore exprimée, la
Couronne s’ouvre et reçoit la lumière qui se réduit en elle sans se
diviser. Imprégnée de cette dualité potentielle prête à réfléchir sa
lumière pour la manifester : c’est la Volonté primordiale. Tu vois,
paradoxalement, ouvrir a pour effet de réduire. Kéter est la sefirah de
l’Être absolu, tout ce qui sont, étaient et seront. Le temps et l’espace
vibrent à l’unisson. Elle réunit toutes les étincelles de vie. La réalité
de ton Être c’est cela, Abraham : la vibration de la première Parole
de la Création. Le mouvement de cette Volonté est ta mission d’Être.
Mais tu ne peux l’approcher sans disparaître dans l’Éternité. C’est
pourquoi tu dois appréhender l’unité par sa dualité. Les deux Sefiroth
suivantes en offrent l’opportunité.
Il s’arrête, regarde la position du soleil et constate :
— Mon garçon, il est temps d’aller prier. Rejoins-moi demain sur ce banc, je t’en dirai
davantage.
À l’ombre montante du soir, Abraham réfléchit et médite sur ce qu’il vient d’entendre.
Il établit le lien avec ce que lui a enseigné Nathan à ce sujet, cela fonctionne. Les deux
Maîtres mettent en évidence que les dix Sefiroth sont les ondes lumineuses activées par les
dix paroles que module Élohim pour créer. Ainsi, la vibration du son peut connecter à une
lumière que l’intellect ne peut concevoir. Son intuition est bonne, le son et le souffle qui le
portent peuvent aller bien au-delà de l’intellect. C’est vers cela qu’il doit tendre. Les vingt-
deux lettres et leurs combinaisons en sont les meilleurs instruments. C'est l’évidence et les

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stances du Livre de la Formation prennent sens. Il lui faut trouver une méthode pour
combiner et vocaliser les lettres. La Providence placera assurément le Maître qu’il lui faut sur
son chemin.

◆◆◆

La nuit tombée, il se couche et, tout en cherchant le sommeil, analyse


une phrase de Rabbi Isaac qui ne cesse de voltiger dans ses pensées :
« ouvrir a pour effet de réduire ». Ce n’est pas logique, ce n’est pas
vraiment illogique : c’est alogique ! Il s’endort sur cette réflexion et rêve.
Il est dans la salle d’un palais royal. En son centre est installé un
trône vacant. Un homme arrive et prend place. Immédiatement, il
grandit en gonflant comme une baudruche dans laquelle on souffle. Il
emplit toute la pièce au point que nul ne peut trouver d'espace pour y
circuler. Il bouche les fenêtres, plongeant la salle dans la nuit.
L’homme disparaît dans la surface des murs. Dans la scène suivante,
Abraham se retrouve assis sur ce trône. Il commence à rapetisser,
devient inexorablement de plus en plus petit. À présent, le trône lui
semble immense, les murs de plus en plus lointains. Il est plus petit
que le plus petit des insectes, si petit qu’il ne distingue même plus le
trône et la salle où il se trouve. Juste un immense ciel étoilé.
Le matin suivant, il est assis sur le banc et attend impatiemment
Rabbi Isaac. L’homme apparaît en haut de la ruelle. Il aperçoit Abraham et
son visage s’illumine d’un large sourire. Il semble satisfait de trouver le
garçon déjà installé. Voilà les deux hommes à nouveau réunis sur le banc,
prêts à poursuivre leur conversation.
— Shalom Rabbi Isaac. J’étais impatient de vous revoir. Vos paroles tournent encore
dans ma tête. Cela m’a emporté dans un rêve.
Rabbi Isaac écoute avec attention et contentement le récit du songe,
qu’Abraham s'applique à relater dans les moindres détails. Isaac le regarde
dans les yeux :
— Ton rêve illustre parfaitement l’idée qu’ouvrir a pour effet de réduire. Lorsque tu
ouvres ta porte à un ami pour l’accueillir dans ta maison, tu le fais passer d’un
immense espace à celui plus réduit de ta maison. Il te faut te réduire pour laisser la
plus grande place à ton visiteur, afin de le recevoir avec honneur et qu’il se sente à
l’aise. Il en va de même avec les Sefiroth, elles s’ouvrent les unes aux autres pour
recevoir l’Infinie Lumière, mais la réduisent à leurs dimensions. Faisant passer la
divinité d’un visage spacieuse à un visage étroit. En quelque sorte, le monde se
retourne et la créature fait son Créateur à son image. Cela indique que le plus
grand des rois doit avoir l’humilité du plus petit de ses sujets. Car si un roi n’est
pas à l’image des plus humbles, ceux-ci ne peuvent pas se reconnaîtrent en lui. Un
roi est à l’image de son royaume et le royaume à l’image de son roi. C’est la
relation entre les Sefiroth Kéter et Malkouth, la Couronne et la Royauté.
Le sentier spirituel des Sefiroth est celui de l’humilité. Le vaniteux

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ne peut s'y engager. Un adepte de ce sentier qui se croit plus grand
qu’il ne l’est, est à l’image de la baudruche de ton rêve. Sa petite
personnalité, alimentée de « moi je » gonfle à l’excès et nécessite plus
d’espace chaque jour, tel un golém. Il n’a aucune place à offrir pour
« recevoir », il ne peut pas être un kabbaliste. Cette personne a une
opinion si haute d’elle-même, qu’elle pense judicieux de faire doubler
la hauteur des portes de sa maison. Ce faisant, elle ne peut pas
recevoir le flux abondant de la Sagesse, que l’on appelle « shefâ ».
La personne finira par souffrir de sa propre présence et ne pourra
jamais accueillir « La Présence ». Que Dieu nous garde de cela.
Le plus humble libère une immense place pour accueillir, il est
alors adepte de la Kabbalah. Car il a compris que le plus important
n'est pas ce qu'il a ou ce que les autres possèdent, mais ce qu'il
s'apprête à recevoir.
Abraham, sais-tu pourquoi je t'ai parlé sans détour de ces sujets
réservés, sans chercher à en connaître davantage sur toi ?
— J’étais tellement heureux de t'entendre parler, que je ne me suis même pas posé la
question. Mais non Rabbi, je l’ignore.
— Beaucoup de jeunes érudits viennent nous visiter. Lorsque je leur pose une question
simple sur qui ils sont, la plupart se lancent dans un interminable panégyrique de
leurs diplômes, de leurs estimables Maîtres, de leurs glorieuses généalogies, de
leurs immenses qualifications et de leurs enviables destinées. Paf ! La baudruche
explose ! Ils sont si pleins que je ne saurais où glisser une parole. Lorsque, je t’ai
interrogé, tu m'as simplement donné ton nom. Je me suis dit : « Voici un espace
prometteur ».
Abraham, fait fi un instant de cette humilité et n’est pas peu fier
d’entendre cela.
— Mais prends garde mon garçon ! Cela n’est nullement un acquis définitif. La voie de
l’adepte est ainsi faite, on y gonfle et on y dégonfle. Tu as un bon potentiel, mais ta
personnalité te jouera de vilains tours, étapes nécessaires de l’expérience. Cela
arrive obligatoirement, sinon cela veut dire que tu n’œuvres pas vraiment dans tes
profondeurs. Ceux qui revendiquent une parfaite stabilité d’être sont des
théoriciens. Ils se posent comme des Maîtres, mais il faut les fuir. Ils devinent
l’intérieur des palais mystiques, mais n’y pénètrent jamais. Ce ne sont que des
portiers du Temple de l’esprit, alors que le plus vil des serviteurs y circule
aisément. Ils désignent l’entrée, parés de magnifiques habits, ouvrent la porte aux
aspirants et n’entrent jamais. Ils réussissent à se convaincre que par leur simple
grandeur d’âme, ils connaissent déjà tout ce qui se trouve à l’intérieur. Ceux-là se
vantent et s’attribuent des paroles et des expériences d’autres. Ils profitent du
moindre effet naturel, pour revendiquer d’en être la cause. Que Dieu te préserve de
cela, Abraham !
Mais crois-moi, tu n’en es pas à l’abri. Plus tu descendras dans tes profondeurs
obscures, plus l’expérience sera éprouvante. Les tourments te pousseront cent fois à
tout abandonner. Mais après chaque nuit, un soleil encore plus brillant se lèvera et
t’encouragera à progresser encore et encore. Ton mental te jouera mille tours, il
t’illusionnera et te leurrera, alors que tu pataugeras dans la certitude d’être

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parfaitement juste. Tu te croiras mage, devin, prophète, ange et même un dieu. Tu
devras alors te rappeler la parole de l’Éternel : « Quand tu placerais ton nid aussi
haut que celui de l'aigle, quand tu le placerais parmi les étoiles, Je t'en
précipiterai [15]».
— Rabbi, s’écrie Abraham ! Ce que tu m’annonces est terrifiant. Je pourrais me renier
moi-même et me perdre à jamais !
— Cela peut arriver, nombre d’adeptes se sont fourvoyés dans la voie. Mais, si durant
les épreuves tu restes relié à l’objectif vers lequel te guide ton âme, tu te
redresseras et réintégreras la voie juste. Tomber est inhérent au chemin,
l’important est de se relever. Souviens-toi du Livre des Proverbes : « Car sept fois
le juste tombe, et il se relève »[16]. Ces sept, ce sont les épreuves que l’adepte doit
traverser pour tester la qualité de sa lumière. Afin de se préparer à contempler la
Lumière de la Sagesse, sans être anéanti. Lumière que nos Maîtres de la Kabbalah
nomment : Zohar (Splendeur). Aie confiance, tu chuteras, mais tu réussiras. Ta
chute sera une douleur dans le présent et un bonheur dans le futur.
— Merci Rabbi Isaac pour ces paroles rassurantes. Je resterai vigilant sur le sentier.
Je comprends que les sept Sefiroth inférieures sont ces portes de la Lumière.
Chacune correspond à une qualité ou à un ensemble de qualité, qu’il me faut
acquérir afin de les traverser sans être troublé. Car ma lumière entrera alors en
résonance avec la lumière de la sefirah. Elles seront indifférenciées, en union
mystique.
Il me revient en mémoire un cours de philosophie, où il était question des épreuves
des fils d’Hermès. Eux aussi doivent traverser sept passages pour purifier leur être. En
langue grecque, cela s’appelle : heptaporus (sept passages). Ces adeptes se tournent
alors vers le septentrion, là où l’on doit s’éclairer de la lumière que l’on porte en soi.
Ceci correspond pour nous à l’enseignement ésotérique d’Élishâ : « Va et lave-toi sept
fois dans le Jourdain. Ta chair redeviendra saine, et tu seras pur »[17]. Le Jourdain
signifie le « Descendant », le flux que les « descendeurs » du Char (yordé Merkavah),
suivent pour accéder à leurs profondeurs.
Lorsque l’initié est suffisamment éprouvé, il accède aux trois
portes qui sont une contenant dix. Les triporus (trois passages),
constituent l’étape ultime de la sublimation de la lumière. L’initié
« trans-passe », alors que le profane entend « trépasse ». Ce dernier
pense l’initié passé dans la mort, alors qu’il a franchi les trois portes
de l’au-delà. C’est le message de notre prophète Hénock, dont le nom
signifie « initié », qui fut transporté dans le firmament pour marcher
avec Dieu. Il me paraît évident que ces trois merveilleuses portes de
la Lumière sont les trois Sefiroth supérieures : Couronne, Sagesse et
Intelligence (Kéter, Hokhmah et Binah).
— Bravo Abraham ! Je te remercie de m’avoir accordé autant de place. Je vois que tu
manies presque aussi bien le grec et le latin que l’hébreu. Tu les mêles avec aisance
dans tes raisonnements. Garde pour toi ces associations, car cela pourrait bien
irriter certains et t’attirer quelques soucis.
Rabbi Isaac tourne son regard en direction de l’académie et fait une
légère grimace. Abraham songeur ajoute :
— Tout cela me semble clair et évident intellectuellement, mais il me manque la
méthode pour éveiller mon âme et accomplir cette union mystique.
— Tu la découvriras, jeune adepte. En vérité, tu ne le sais pas, mais tu la portes déjà

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en toi, un précieux don du ciel enclos dans son coffre. Ton Maître du désert t’en a
donné la clé. Quant à la méthode, il te faudra faire preuve de discernement.
Beaucoup affirment que la voie des effets est la meilleure, mais c’est la voie
externe. Pour eux la lumière des Sefiroth se capte par le truchement de symboles,
d’invocations planétaires ou angéliques. Ils en arrivent même à croire que les
Sefiroth se limitent à ces apparats. Qu’elles se réduiraient à des sortes de
puissances magiques prêtes à servir leur bon vouloir pour les assister dans
l’effraction des lois de la nature : Vanités et superstitions ! Garde-toi de leurs
méthodes, ils jouent avec les effets et ignorent la cause. Ils fascinent les crédules de
leurs pouvoirs, mais leurs âmes souffrent, car eux aussi piétinent à la porte du
Palais.
La voie interne exige une grande humilité. La kavanath ha-lév
(intention du cœur) est entièrement tournée vers la Cause des causes,
elle ne produit aucun effet durant la contemplation. Elle fond son
adepte dans les lois de la nature, qui n’y laisse aucune empreinte.
Elle se pratique dans le silence et l’isolement et n’apporte aucune
richesse dans ce Monde-ci. Abraham, que dit le Talmud Baba Qama
au sujet de la richesse ?
— « La chose qui cause la richesse est préférable aux richesses », page 71, seconde
colonne, répond Abraham, avec la spontanéité dont il faisait preuve lorsque son
père l’interrogeait pour vérifier ses connaissances.
— Qui est riche ? Demande Isaac.
— Celui qui se contente de son sort ![18] Termine Abraham.
— Bien Rabbi Aboulâfia. Tu vois, tu sais déjà tout, il ne te reste plus qu’à le vivre.
Sache que pour une raison particulière, le Saint, béni soit-Il, peut parfois permettre
à l’un de ses humbles adeptes de réaliser un miracle. Mais seul le Saint, béni soit-
Il, décide du temps et du lieu, jamais l’adepte. Car seul celui capable de couvrir
d’un seul regard l’ensemble des causes et des effets de la Création peut le faire. Un
prodige aveugle pourrait provoquer une succession de grandes catastrophes. Il se
peut que par tes pratiques, des choses surnaturelles se produisent autour de toi. Ne
te laisse pas disperser par elles, ne te les attribue pas et ne t’en vante jamais. Sinon
les effets t’emprisonneront dans leurs illusions et te feront oublier la cause.
À présent, va profiter de notre riche bibliothèque. Reviens
demain, je te parlerai des Sefiroth supérieures.
Abraham heureux d’avoir reçu cet enseignement, salut
respectueusement Rabbi Isaac et pénètre dans l’Académie. Il est conscient
que le Maître vient de le préparer aux épreuves et aux pièges qu’il devra
traverser tout du long de sa vie.
◆◆◆

La bibliothèque de Barcelone est bien plus impressionnante que celle de Tudèle.


Beaucoup de Maîtres prestigieux de la Kabbalah se sont assis sur ces bancs et y ont rédigé
d’impressionnants traités. Sur une étagère, il aperçoit le manuscrit original du Séfer
Temounah, le Livre de l’image dont il avait discuté avec Nathan le prophète. La lecture qu’il
en fait à présent est totalement différente. Tous les livres l’attirent, une frénésie de
connaissance l’envahit, il voudrait tous les étudier. Il ne sait que choisir. Après maintes
hésitations, il se calme et respire. Comme dit Rabbi Isaac, il faut aller au plus simple et à la

82
source. Ce dernier lui a parlé de son Maître Ezra Girondi, dont il aperçoit le manuscrit déjà
posé sur la table. Comme si quelqu’un avait prévu qu’il consulterait ce livre aujourd’hui. Il
s’assoit devant le manuscrit et l’ouvre avec précaution. La main de Rabbi Ezra a déposé
chaque goutte d’encre sur la cinquantaine de feuillets en papier de Samarcande, dont il
reconnaît la texture. C’est le commentaire du Cantique des cantiques auquel Rabbi Isaac a fait
allusion. Abraham commence la lecture :

« Hymne délicieux, le plus élégant des chants, discours limpide, parole puissante
…»

Ce commentaire réjouit Abraham, le Cantique des cantiques y est présenté comme une
allégorie des mystères de la Kabbale et de l’union mystique. La fiancée est la Shekhinah, la
Présence divine qui, dissimulée, accompagne les âmes dans l’exil servile de la matière
obscure. Elle clame : « Je suis noire, mais agréable ». Car son aspect extérieur est sombre,
mais sous son voile occultant rayonne la Lumière de la Gloire divine. Cette présence réside
secrètement dans la dixième et dernière sefirah, que l’on appelle Malkouth : la Royauté. C’est
le réceptacle universel qui reçoit l’influx des six Sefiroth qui la précèdent. Elle joint le monde
divin au monde extradivin. Les six Sefiroth sont évoquées par un lys. Elles constituent le
fiancé qui aspire à éveiller la fiancée par le baiser de l’Union mystique. Le centre de gravité
de ce lys est la sefirah Tiféréth, la Beauté. Le cœur spirituel capable de transcender la raison.
Progressant dans le commentaire, Abraham arrive au verset : « volutes de fumée
embaumée de myrrhe et d’encens ». Ezra commente :

« L’encens est blanc, la myrrhe est rouge. Médite attentivement le merveilleux


symbolisme de ce contraste qui évoque les deux Chérubins, pères du monde, entre
lesquels réside la Shekhinah (Présence), recevant le shefâ (le flux) l’un de l’autre … »

Il est écrit « médite », alors Abraham ferme les yeux, absorbe en lui le flux des mots
qu’il vient de lire. Entre en contemplation, ainsi que le faisait Rabbi Issacar. L’espace s’ouvre
en son intérieur. Cet espace, c’est la page vide, l’encre a disparu. Deux colonnes de fumée
s’élèvent en lui. Celle de droite est blanche, elle le pousse à s’ouvrir au monde, elle est
porteuse de clémence et de bienveillance pour tous les êtres. Cela lui évoque la lumière de la
quatrième sefirah que certains nomment Guedoulah (Grandeur) et d’autres H’esséd
(Bienveillance). Il ressent la bonté dans son expression la plus simple et la plus pure. Les
trois lettres du mot H’esséd lumineux se présentent à lui : H’eith, sameck, daléth. Réunies,
leur valeur numérique est 72. Elles se dispersent en 72 luminaires qui tournent autour de lui.
La colonne de gauche est rouge, elle le ramène à l'essentiel et lui donne assurance et vigueur.
Par elle, le monde se maintien et se structure. Cela lui évoque la lumière de la cinquième
sefirah, appelée Guevourah (Rigueur). Les cinq lettres hébraïques qui la forment apparaissent
en lumières et se réunissent, pour livrer leur nombre : 216. Instantanément, les 72 luminaires
deviennent 72 noms de trois lettres, qui gravitent autour de son être. Abraham sait. Ce sont
les soixante-douze Noms qui constituent le grand Nom explicite de la divinité : le Shém ha-
Meforah ! C’est eux qui ont formé la nuée qui a ouvert la mer, permettant au peuple hébreu
d’échapper à l’exil. Abraham comprend, qu’en faisant tourner ces lettres, il trouvera la
méthode d’éveil de conscience et d’union mystique qu’il recherche.
En haut des deux colonnes, il discerne deux petits visages d’enfants. Ce sont les
kerouvim (les Chérubins). Ils tournent leurs visages l’un vers l’autre. Puis soufflent. Un vent
puissant sort de leurs bouches. Les deux vents fusionnent au centre des deux colonnes
blanches et rouges. Une immense nuée se dresse de la base des colonnes jusqu’au firmament.
Cette nuée qui monte, c'est la Shekhinah (la Présence) qui s’éveille et se libère de l’obscurité
pour aller s’unir avec son époux cosmique, le Saint, bénit soit-Il. Abraham distingue une

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forme qui apparaît dans la grande nuée. Il la reconnaît, c’est la Colonne de la Shekhinah du
désert des Bardenas. Mais celle-ci n’a plus de densité, c’est une torsade de sable en
mouvement. Les quatre immenses rochers plats qui la couronnent se déplacent, chacun dans
une direction. Ce sont les quatre camps qui entourent la Shekhinah. Au Sud, c’est Mikaël, au
Nord, c’est Gabriel, à l’Est, c’est Ouriel et à l’Ouest, c’est Raphaël.
Un homme est assis à la base de la nuée, c’est lui, mais il s’appelle Zekaryahou. Un
autre homme l’appelle du milieu de la nuée. C’est également lui, mais il s’appelle Raziel. Ce
dernier lève sa tête vers le sommet. Il voit : Là se trouve un immense nid d’oiseau tissé de
brindilles d’or. Chaque brin connecte deux lettres, une à chaque bout. Cet or lumineux
n’existe que par la vibration émise par les deux lettres à l’unisson. Raziel s’élève vers le
grand nid de l’oiseau, où vibrent tous les sons de la Création. Il sait : Ce tissage est la
demeure du Messie. Il s’en approche et en distingue la lumière qui filtre à travers les
interstices. Lorsque tout à coup, une puissante voix inqualifiable résonne dans l’espace :
« Arrête-toi ! Tu n’es pas le Messie ! Retourne d’où tu viens ». Cette voix le terrifie, il
s’apprête à fuir, lorsqu’il entend :
— À mon avis, il dort, ce doit être comme cela qu’ils étudient à Tudèle.
— Ou bien ce qu’il a lu l’a tué. Fait entendre une autre voix.
— Sa richesse n’est pas de ce monde, il doit compter ses pièces imaginaires.
Abraham, un peu secoué, ouvre les yeux, redresse la tête et aperçoit
celles de Shlomoh ibn Adret et de ses laudateurs, riant de bon cœur.
Shlomoh dit à Abraham :
— As-tu déjà essayé de lire les yeux ouverts ?
Abraham reprend ses esprits, referme le livre avec la sensation de
l’avoir totalement intégré durant cette expérience, au point de le réciter. Il
répond à Shlomoh :
— C’est une méthode comme une autre. J’en ai terminé avec ce livre, tu peux le
prendre.
— Cela fait moins de deux heures que tu es là, tu as dormi la plupart du temps et tu
prétends en avoir terminé ? Lance Shlomoh exaspéré. Voyons cela tout de suite.
Il saisit le manuscrit, tourne quelques pages et de son doigt pointe un
passage.
— Tiens, que dit Ezra sur la phrase du Cantique : « Car je suis malade d’amour » ?
Abraham respire, ferme les yeux. Les lettres dansent dans sa tête et
forment des mots. Il ouvre les yeux et cite le commentaire au mot près :
« Malade d’amour : Le mal d’amour est l’intensité de la
délectation du cœur et de la défaillance de l’âme. »
Shlomoh reste coi, ses compagnons se regardent étonnés. Eux qui
s’apprêtaient à ridiculiser Abraham, ne savent quoi dire. Shlomoh tente
d’effacer sa contrariété. Captant cela, Abraham se souvient de la parole de
Rabbi Isaac parlant de l’envie qui peut devenir jalousie. Shlomoh réagit
très vite :
— Bah ! Rien d’impressionnant, dit-il en se tournant vers ses compagnons. Ils ont
certainement une copie de cette œuvre à l’Académie de Tudèle. Il a eu cent fois le
temps d’apprendre ce texte.
Il se lève et retourne à ses occupations, suivi de son équipe
convaincue d’une supercherie. Abraham n’en a que faire. Il sort et retourne

84
chez ses hôtes pour vérifier l’état de germination des légumineuses qu’il
prépare pour la confection d’un pain d’Ézéchiel. Il lui reste encore un peu
de celui de son frère, mais il préfère en avoir davantage en réserve, car il
ne sait pas comment sera la suite du voyage.
Arrivé dans la cuisine de ses logeurs, il se livre à quelques préparatifs, avec l’intention
de cuire un pain au petit matin afin de remercier ses hôtes de leur accueil. Sur la table, il
remarque un pot contenant des pois chiches. Il en extrait vingt-deux et les place
soigneusement en cercle, veillant bien à ce que chaque pois ait son vis-à-vis. Mentalement, il
applique ce qu’enseigne le Livre de la Formation : « Alef avec toutes, toutes avec alef. Beith
avec toutes et toutes avec beith. Etc. ». Progressivement apparaît dans son esprit un maillage,
dans lequel il peut tracer tous les phonèmes et toutes les racines de la langue hébraïque. On
peut y passer du son à la forme et de la forme au son. Oui, c’est cela ! toute forme dans la
Création émet une vibration : son nom. Toute parole crée une forme : une chose. C’est
pourquoi le mot hébreu « davar » signifie tout à la fois « parole » et « chose ». Le langage a
le pouvoir de faire et de défaire les objets de la Création. Si une chose est défectueuse ou
malade, on peut la dénouer par le son et la dire à nouveau pour la restaurer. Comme le fait
son beau-frère avec ses tissus. Si un tissu a un défaut, ce n’est pas la faute du fil, mais de la
façon dont il a été tissé. Et le prototype universel du tissage, où tous les sons vibrent à
l'unisson en parfaite harmonie, c’est ce qu’il a contemplé dans sa vision : c’est le nid de
l’oiseau ! La demeure du Messie. Le Ôlam ha-Ba (le Monde à venir). Ce monde où l’on va,
mais aussi d’où l’on vient[19]. Il tracera ce maillage à la première occasion, car ce graphisme
représente l’harmonie du monde, il est la clé pour combiner les lettres et les vocaliser. C’est
évident, même d’un point de vue hébreu. L’oiseau se dit « tsipor », si on réorganise les cinq
lettres hébraïques qui le composent, il devient « tsérouf », la combinaison. L’art de combiner
les lettres et de les moduler comme le chant d’un oiseau. Voilà la première porte qu’il doit
explorer. La simple représentation mentale du tracé de ce maillage éveille la beauté de son
cœur et caresse son âme. Il est persuadé que la forme, en elle-même, possède une puissance
particulière. Une puissance de forme.

◆◆◆

Bien qu’excité par tout ce que la journée a compté : Rabbi Isaac, la


contemplation, la découverte du tracé, Abraham réussit à trouver
rapidement le sommeil. La nuit est même excellente. Aux premières lueurs
de l’aube, il se rend au four du boulanger voisin et s’applique à la
fabrication de son pain d’Ézéchiel, ainsi que d’une miche pour ses hôtes.
Ceci accomplit, il s’en retourne à l’Académie, plus précisément : sur le
banc devant l’Académie.
— Shalom, Rabbi Isaac ! Voici pour vous une version familiale du Pain d’Ézéchiel. Il
est encore chaud, il faut attendre pour le consommer.
— Merci Rabbi Abraham ! J’en ai lu la recette dans le Livre d’Ézéchiel, mais je n’y ai
jamais goûté.
Rabbi Isaac ne cache pas sa hâte de déguster et de découvrir ce pain
mystique. Il dit amusé à Abraham :
— J’ai appris que tu ne dévores pas que du pain, mais aussi les écrits de mon Maître.
De son côté, Rabbi Shlomoh semble avoir du mal à l’avaler, car il est incapable de
faire ce que tu as fait, surtout devant ses compagnons. Aborde-le avec précaution, il
est influent. Laisse-le marquer quelques points.

85
— J’ai vu dans son regard, mais trop tard, que je n’aurais pas dû chercher à lui
prouver que j’avais acquis le texte, répond Abraham. Je pense même avoir plutôt
fait preuve de vanité, mais ce qui est fait, est fait.
— Ce n’est pas grave, tu pars à l’autre bout de monde, il aura tôt fait de t’oublier.
Revenons à Ézéchiel. Tu sais qu’il décrit le mouvement des h’ayoth, c’est-à-dire des
forces vitales, comme un va-et-vient. Plus précisément comme une pulsion et une
réponse à cette pulsion. Pour décrire cela il utilise l’expression « ratso veshov ».
Reprise par le Livre de la Formation : « Si ton cœur s’agite, revient à l’endroit où il
est dit : ratso veshov : pulse et revient. » Ces forces vitales, qui animent toute la
Création, sont générées par le miroitement des Sefiroth. Semblables à des miroirs
qui échangent leurs lumières. Elles sont tout à la fois émettrices et réceptrices. La
plus infime vitalité en toi dépend de ce mouvement. Si ta vitalité s’affaiblit, cela
signifie que l’un de ces miroirs reçoit, mais ne renvoie plus ou peu. Il devient
nécessaire de lui redonner de son éclat.
On pourrait considérer que l’origine de toutes les vitalités est la
sefirah Kéter, la Couronne. Mais elle n’a aucun mouvement.
L’expression de la vitalité est assumée par les deux Sefiroth
suivantes, que l’on appelle H’okhmah (Sagesse) et Binah
(Intelligence). Le Père et la Mère qui engendrent la Création et la
perpétuent. Afin que nos intellects puissent les cerner, chaque sefirah
a été dotée d’un attribut permettant de la qualifier.
Mais attention, un nom ne peut limiter la lumière d’une sefirah. Il
s’agit d’appellations approximatives pour les appréhender et servir le
cerveau humain. D’ailleurs chaque sefirah possède plusieurs
attributs. Qu’est qu’un attribut ? En hébreu nous appelons cela une
« middah ». Tu sais aussi bien que moi que ce mot englobe plusieurs
significations. Ce peut-être un attribut, une caractéristique, une taille
et une mesure. Ainsi, qualifier une chose revient à lui donner une
taille, donc à la mesurer. Si je t’appelle par ton nom : Abraham
Aboulâfia, j’évoque la valeur de ton nom. Si je te qualifie de :
« bienveillant », je te fais entrer dans la mesure de cet attribut, mais
je ne prends mesure que d’une partie de ce que tu es, aussi noble cela
soit-il. Regarde le pauvre garçon qui descend la ruelle en ce moment.
En parlant de lui, tout le monde ici le qualifie de « simplet ». Il est
bloqué dans la mesure de cet attribut par tous les regards qu’il
croise. Pour l’aider et lui offrir la chance d’une autre vie, il serait
bon qu’il aille dans une autre ville où personne ne le connaît. Les
gens pourraient lui appliquer une autre mesure. En disant par
exemple : « quel garçon agréable ». Il deviendrait cela. Lorsque
quelqu’un est malade, il est enfermé dans la mesure de la maladie,
scellée par un attribut. Trouve cette mesure et aide la personne à se
mesurer à nouveau, elle guérira.
— Donc, si je découvre l’attribut qui nomme sa maladie, je peux par un retournement

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en obtenir un autre, qui sera guérisseur. Interrompt Abraham.
— Tout juste ! Les problèmes qui nous minent ont une fâcheuse tendance à nous
enfermer dans des mesures, des attributs que l’on ne remet plus en question et qui
nous éteignent. Regarde le coin de la rue Abraham, que vois-tu ?
Abraham regarde et ne voit qu’une boutique :
— Il y a la boutique du tailleur - drapier.
— Eh bien, sache qu’à l’intérieur se trouve l’homme le plus intelligent de la ville.
Lorsque j’ai besoin d’un nouveau vêtement, je me rends chez lui. Chaque fois qu’il
me voit, il reprend mes mesures. Il n’utilise jamais celles de la dernière fois. Il me
regarde d’un œil nouveau. C’est cela la Sagesse, renouveler le monde à chaque
instant, l’empêcher de se figer en le remettant en permanence en question. Poser
une question revient à prendre une nouvelle mesure. La question porte en elle une
goutte de la rosée de résurrection. Hier tu m’as demandé comment était ma santé.
Aujourd’hui, tu aurais pu te contenter de ma réponse de la veille. Mais des choses
ont sans doute changé. Je ne suis donc plus le même qu’hier, c’est pourquoi tu m’as
réinterrogé sur mon état. Cela pour connaître mon nouvel attribut du jour, tu as fait
comme le tailleur, tu m'as remesuré. Réalise donc l’outrage que l’on fait subir aux
Sefiroth en les enfermant dans des attributs et des mesures définitifs. Qui aimerait
qu’on le traite de « demeuré » durant toute sa vie ?
La revivification par le questionnement est déjà une façon
d’aborder H’okhmah, la Sagesse de la seconde sefirah. C’est l’un de
ses attributs dont on use pour en parler entre nous, mais tu sais
maintenant qu’elle ne peut tenir dans cette mesure. Elle porte
d’autres noms. Abba, le Père, car d’elle jaillit la première semence.
Ce jaillissement est la première pulsion, que l’on vient d’appeler
« ratso », dont émerge le « Ratson », le Désir, la Volonté première
qui pousse tous les être à exister. C’est la lumière de la survie et du
renouvellement, que chacun porte comme une empreinte invisible. Un
don inné du Créateur à toutes ses créatures. Observe le nom hébreu
« H’okhmah », il se termine par « mah », c’est-à-dire « quoi ? »,
l’éternelle question. La première partie du mot « H’okh », inversée
devient « koa’h », la force. La Sagesse est la « Force du Quoi », la
force de vie qui repose sur le renouvellement et la pulsion du
questionnement. Cette force nous réveille à chaque instant et nous
stimule dans notre mission d’être. Cette remise en question est celle
qui nous tire de nos torpeurs, de nos dépressions, de nos maladies et
de nos tristesses. Car cette force est génératrice de Joie. C’est elle
qui t’a fait te réveiller ce matin. Le simple fait de t’être levé est une
preuve de sagesse.
La semence pulsée par la Sagesse, illumine le miroir de la
troisième sefirah, que l’on qualifie de Binah, d’intelligence. C’est elle
qui bâtit la semence reçue et la fait s’épanouir. En cela, elle est une
mère qui enfante et que l’on désigne alors par le nom de Imma
(mère). On dit « intelligence », on devrait dire « bâtisseuse », car tu

87
sais que le nom Binah, vient du verbe « banah », qui signifie
construire. Banah est aussi une « bâtisse », c’est-à-dire une fille. On
y discerne aussi « bén », le fils. Ainsi, Binah est la mère qui bâtit le
fils et la fille, qui discerne entre le masculin et le féminin. C’est aussi
cela l’intelligence, la capacité de discerner et de bâtir des
raisonnements, afin de répondre aux questions posées. La Mère
bâtisseuse répond par une structure à la question-semence de la
Sagesse. C’est ce que nous avions appelé précédemment le « shouv »,
le retour qui re-pulse. De là, naît le mot Teshouvah, la réponse, un
des autres attributs de Binah. Il ne suffit pas d’émettre une question,
il faut qu’elle trouve une réponse. Sans cela le monde s’en trouve
bloqué. Une question ne doit pas rester sans réponse. Dieu, nous en
préserve !
— Oui Rabbi Isaac ! Et c’est pour cela que la valeur numérique de Binah est 67,
identique à celle du nom de la lettre zayin[20], dont le symbole est une arme
tranchante. Elle offre la possibilité de faire un choix, de trancher. Les ténèbres
s’alimentent de nos indécisions.
Rabbi Isaac reprend la parole :
— Je vois que ta référence revient toujours vers la lettre. Je te cerne beaucoup mieux,
tu es taillé pour la Kabbalah du langage, des lettres et de leurs combinaisons. Je ne
pense pas que tu feras directement référence aux Sefiroth. Sans doute parce que tu
en ressens la véritable nature et que tu les approcheras par la vibration de leurs
lumières et non par leurs attributs. La plupart des kabbalistes ne le comprendront
sans doute pas, car ils penseront que tu relègues les Sefiroth au second plan, même
que tu les méprises. Tes paires te le reprocheront vraisemblablement.
— Je ne sais pas encore ce que sera ma voie, je la cherche encore, Rabbi. Il est vrai
que les langages, les lettres, les sons, les chants, les souffles m’attirent
naturellement vers une direction qui n’est pas encore bien claire pour moi. En tout
cas, Rabbi Isaac, je tiens à vous remercier pour vos paroles. J’ai plus appris devant
la porte de cette Académie, qu’à l’intérieur.
À ce moment, une équipe sort de la salle d’étude. C’est Rabbi
Shlomoh et ses compagnons :
— Ah ! Rabbi Aboulâfia ! Nous partons demain matin pour Gérone, aux premières
lueurs. Rejoins-nous ici même. À demain !
Pendant que le groupe s’éloigne, Abraham échange encore quelques
mots et prend congé du « Maître du banc ». Qui lui souhaite une bonne
route :
— Bon voyage en Terre Sainte Abraham Aboulâfia ! Si tu repasses un jour par
Barcelone, viens t’asseoir sur ce banc, j’y serai peut-être encore, si Dieu le veut !
Assurément ! Je reviendrai dès mon retour de Terre Sainte ! Crie
Abraham du haut de la ruelle.
◆◆◆

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Gérone
Chapitre X

La lumière du soleil montant est voilée par d’épais nuages, il se pourrait bien qu’il pleuve.
Cinq jeunes hommes joyeux marchent à fière allure sur la route poudreuse conduisant de
Barcelone à Gérone. C’est pour eux l’occasion de plaisanter, de partager des connaissances et
de citer des paroles de sages. Abraham apprécie cette façon de voyager. Tellement de savoirs
sont réunis. Il a l’impression qu’une bibliothèque invisible plane au-dessus de leurs têtes. Dès
qu'une question se pose, aussitôt l'un des cinq a lu quelque chose à ce sujet ou se souvient de
l’avis d’un sage. Shlomoh ibn Adret est sans nul doute le plus brillant, son savoir sur les
textes de sagesse et de législation est impressionnant. Son expertise quant à l’usure et la
finance ne l'est pas moins. En revanche, il est préférable de ne pas s’engager avec lui sur le
chemin de la philosophie et de la mystique. Il ne cache pas sa perplexité, c’est peu dire, quant
au « Guide »[21] de Maïmonide, qui ne semble guère trouver grâce à ses yeux. D’un côté,
Shlomoh admire le génie de Maïmonide et nombre de ses écrits sur les lois juives, les
commandements et ses éclairages des points obscurs de la Torah. D’un autre côté, la
proposition d’universalité, qui tendrait à placer les valeurs juives au même niveau que les
philosophies générales issues de penseurs, qu’il qualifie d’idolâtres, l’irrite profondément.
Quant à Abraham, l’admiration qu’il porte au Rambam (Maïmonide), et à son Guide, est sans
retenue. Il s’est promis d’étudier le « Guide » en profondeur, dès son retour de Terre Sainte.
Mais pour l’instant, il n’est pas question du Rambam (Maïmonide), mais du Ramban
(Nahmanide), vers qui progressent allègrement les jeunes hommes. Deux jours et demi de
route sont estimés, le groupe a prévu de célébrer Shabbath dans la H’abourah qedoshah,
l’école fondée par le Ramban, sous l’impulsion de son Maître Ezra. Shlomoh et Abraham
discutent de la nature des Sefiroth. Celle qu’expose Shlomoh selon les enseignements de son
Maître, le Ramban, est bien éloignée de celle qu’Abraham a entendue de Nathan et d’Isaac. Il
y a une théosophie générale autour de ce sujet, mais elle emprunte différents chemins dans les
esprits. Il y a la voie des attributs, des relations symboliques formant une belle structure pour
l’intellect et l’approche de la divinité à travers les principes de sa création. Puis il y a
l’approche mystique et contemplative, qui tend à dépouiller les Sefiroth de leurs attributs et
de leurs symboles, afin d’accéder à une expérience plus directe de leurs lumières. Chaque
adepte revient alors avec sa propre perception des Sefiroth, en fonction de sa capacité, plus ou
moins limitée, à les recevoir. C’est aussi cela la Kabbalah. Si l’on est objectif tout le monde à
raison … et tout le monde se trompe. Abraham est plutôt à l’aise avec ces deux perceptions
de la nature des Sefiroth. D’un côté, c’est un érudit qui aime les jeux complexes de l’intellect,
les structures rationnelles et logiques. Les raisonnements qui ne cessent de se remettre en
question. Pour aller vers où ? Voilà une question que son intellect aime triturer. D’un autre
côté, une fibre mystique résonne en lui et l’appelle à l’esseulement et à la méditation. Pour
accéder à des domaines où l’intellect devient Conscience. Il ressent que cette seconde option
agrémente son être et oint son âme de la lumière du Monde à Venir (Ôlam haBa). C’est
alogique. Son intellect ne pouvant l’expliquer fait immédiatement appel aux attributs, aux
symboles de la logique et de la science, et perd Conscience. Abraham voit bien qu'autour de

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lui l’excès de savoir assèche les qualités d’âme qui ne sont plus que théories. Rabbi Issacar
l’avait compris : un temps d’étude, un temps de méditation. C'est un bon équilibre.
Shlomoh ne manque pas de reprocher à Abraham son attrait pour les
mystères de la Torah, pour la philosophie et pour l’expérience mystique.
L’un semble le miroir inversé de l’autre. Le Tudelan ne peut cacher son
admiration face aux raisonnements éclairants du Barcelonais. Lorsqu’il
aborde l’aspect ésotérique et subtil des lettres, des valeurs numériques, la
prophétie, Shlomoh écoute avec attention. Le sujet éveille quelque chose
en lui, mais dès qu’il s’en rend compte, il coupe court avec reproche :
— Tu vois, tu glisses vers la vision positive de la prophétie et de la Providence divine
qu’enseigne Maïmonide, tu y sombreras un jour ! D’autant que tu y associes les
savoirs ésotériques de la Kabbalah, chose que Maïmonide n’a jamais fait. C’est
folie !
À l’écoute de chacune des mises en garde de Shlomoh à son endroit, Abraham se dit :
« Je vois bien dans tes yeux que ce domaine te fait envie et que tu luttes pour ne pas t’y
ouvrir. En fait, je t’ai percé à jour : Tu es un mystique contrarié ! ». Cette envie inquiète tout
de même un peu Abraham, car, comme l’a soulignée Rabbi Isaac, l’envie devient jalousie. Si
d’aventure Abraham venait à briller dans ce domaine, Shlomoh pourrait s'avérer un problème
pour lui.
Les jeunes hommes passèrent les deux nuits du voyage dans des
auberges sur la route. Il faut reconnaître que, malgré son caractère
rigoureux et autoritaire, Shlomoh est doté d’une générosité naturelle, c’est
lui qui paye les logements pour tout le groupe. Bien sûr, sa situation est
plutôt aisée, mais rien ne l'oblige à le faire. Dans la seconde auberge, une
situation inattendue se présente. L’aubergiste hésite à accueillir les cinq
voyageurs. En effet, au fond de la salle sa femme se tord de douleur, sous
l’emprise d’une forte fièvre.
— Messieurs, regardez l’état de ma pauvre femme. Je ne puis m’occuper d’elle qui
approche du trépas et servir des hôtes.
— Puis-je l’approcher ? demande Abraham. J’ai étudié la médecine à l’université.
— De grâce ! Si vous pouviez la sauver, je vous en serais éternellement reconnaissant.
Abraham observe la femme, la palpe, l’ausculte sous l’œil attentif de
ses compagnons de route et du mari. Il interroge l’aubergiste :
— Ce n’est pas la première fois qu’elle fait cette crise, n’est-ce pas ?
— Tout juste, répond l’homme anxieux. Mais cette fois ça dépasse l’entendement et ça
dure depuis ce matin.
— Je décèle les symptômes d’un sévère ulcère gastrique. Dame aubergiste, un
événement inversant l’ordre des choses a-t-il suscité chez toi une humeur de
colère ?
Cette question des plus inattendues surprend les témoins de la scène,
qui échangent des regards interloqués. Après un silence entrecoupé de
petits gémissements, la dame demande à Abraham :
— Tu parles sans doute de la succession promise par mon père. Comment sais-tu
cela ?
— C’est ta maladie qui me le dit. Raconte librement l'histoire, cela te soulagera un
peu.

91
— Mon père possédait des terres et une ferme. Il a fait un partage allant des parcelles
les plus fertiles au moins abondantes, en fonction de l’ordre de naissance de ses
sept enfants. En tant que troisième, je m’attendais à hériter d’une terre
correctement fertile, les suivantes étant très peu productives, sans grande valeur. À
la lecture de ses dernières volontés, l’aîné a reçu la ferme, le second la parcelle la
plus fertile, comme prévu. Mais moi je me suis retrouvée injustement en cinquième
position avec une terre médiocre. C’est incompréhensible pour moi. Comprends ma
colère.
— Je comprends, mais toi tu ne comprends pas, c’est cela ta douleur. Et que ressens-tu
en tes entrailles, lorsque tu penses à cette injustice ?
— Je me sens maudite !
— Bien, tu as tout dit. Le soufre de ta souffrance sort par ton souffle. Tes douleurs
racontent cette inversion de l’ordre naturel, cette injustice incompréhensible à tes
yeux. Le feu de l’ulcère est ta tension d’angoisse et ta colère. En te qualifiant de
maudite, c’est de ton estomac que tu parles. La maladie est une question posée par
les souffles vitaux de notre corps, tu as commencé à répondre à cette question en te
libérant avec ces mots. Ta douleur s’est un peu apaisée, je peux t’aider si tu le veux.
Shlomoh qui n’a rien perdu de la scène, intervient :
— Comment en es-tu arrivée à ce raisonnement, Abraham ?
— Tu aurais pu en faire autant Shlomoh, car tu maîtrise l’hébreu et ses racines aussi
bien que moi. Dans la langue de nos Pères, l’ulcère s’appelle « sheh’in », c’est la
sixième plaie d’Égypte. Le mot est issu de ce récit. Sa racine « shah’an » est
brûlante. C’est le symptôme inflammatoire que l’on constate. Mais tu sais aussi que
cette racine est un déséquilibre ou une inversion des éléments naturels. C’est
l’ordre de l’héritage, les événements sont confus et incompréhensibles. Ce sont les
termes même que Dame aubergiste a utilisés. Nous appelons l’estomac : « qévah ».
Tu sais que la racine « qavah », en plus de désigner la voûte de l’estomac est aussi
un qabbah, le panier à provisions dans lequel on place ce que l’on reçoit et que l'on
récolte. L’héritage dans ce cas. Mais cherche plus loin parmi les significations de
cette racine. Elle parle aussi de « malédiction », la dame a dit : « je me sens
maudite ». Il suffit d’assembler toutes ces informations et tu connais les grandes
lignes de l’histoire avant même que la personne te les raconte. Les flux du corps
racontent des choses que bien souvent l’intellect ne sait pas en conscience. Il est
essentiel de bien écouter le malade. Après tout, notre principale prière commence
par : « Écoute Israël !... »
Toujours sous les regards de ses compagnons de plus en plus intéressés par ce à quoi ils
assistent, Abraham s’affaire. Il demande une coupelle d’huile d’olive à l’aubergiste. Cherche
dans un pan de sa tunique et en sort la petite fiole de teinture préparée par Hadassah. Il
dépose une petite goutte dans la coupelle et mélange soigneusement le tout. Il en fait boire
une petite quantité à la dame. S’approche ensuite de la cheminée, pour chauffer légèrement ce
qui reste. Revient avec cette préparation pour masser le ventre de la dame aubergiste,
devenue bien plus calme. Pendant qu’il masse la zone de l’ulcère, Abraham ferme les yeux. Il
laisse venir à lui le maillage des vingt-deux lettres, qui ne tarde pas à se tisser avec des fils de
lumière. Son esprit pose la maille de lumière sur le ventre de la dame. Trois lettres délimitent
un triangle lumineux au sein de ce maillage, ce sont : shin-h’eith-noun. Les trois lettres de la
racine « shah’an », du nom de l’ulcère. Les lettres vibrent et se permutent, avant de pénétrer
en direction de la partie morbide. Il laisse les lettres faire leur œuvre et ouvre les yeux.
Dépose délicatement une couverture pliée sur le ventre de la dame, qui s’est endormie. Puis
se tourne vers l’aubergiste :
— Peut-on passer la nuit ici, finalement ?
— Mille fois oui ! crie l’aubergiste soulagé. Mon auberge est honorée de tels visiteurs.

92
Après une bonne nuit d'un sommeil réparateur, les cinq hommes
descendent dans la salle principale. Ils ont la bonne surprise d’y trouver la
dame aubergiste, souriante, affairée à la préparation d’un déjeuner. Elle
aperçoit Abraham et lève les bras :
— Mon sauveteur ! Viens que je te prenne dans mes bras. Je ne sais pas ce que tu as
fait, mais regarde-moi !
Elle étreint un Abraham gêné par la situation. Ses quatre compagnons
s’en rendent compte et éclatent de rire. Shlomoh s’approche de
l’aubergiste pour payer la nuit. Il dépose des pièces dans le creux de la
main du tenancier. Celui-ci prend une des pièces et lui rend, en désignant
Abraham :
— Lui est notre invité, pas besoin de paiement. Ce serait plutôt à nous de le
dédommager.
Shlomoh récupère la pièce et lance un œil mêlé de satisfaction et de
contrariété en direction d’Abraham. Les cinq jeunes hommes entament la
dernière partie de la route de Gérone, qu’ils atteindront en début d’après-
midi. Bien évidemment, les conversations vont bon train quant à l’épisode
thérapeutique de la veille.
— Cela prouve ce que disent nos sages : « Un mot de la Torah peut détruire et un mot
guérir », dit l’un.
— Les racines de notre langue contiennent tous les mystères des lois de la nature, dit
l’autre.
— Oh, ce n’est que l’effet de la médication qu’il lui a fait ingérer, le reste est du
boniment.
— Pas du tout, rappelez-vous, il a fermé les yeux et a fait descendre l’esprit de vie,
comme le fait Rabbi David le guérisseur à Barcelone.
Pendant que les compagnons discutent, Shlomoh se rapproche
d’Abraham :
— Tu te tiens toujours à l’extrême limite de ce que nos préceptes peuvent cautionner.
J’admire ta lecture des paroles du corps, mais ce que tu as fait ensuite me paraît
étrange et bien au-delà de nos attributions.
— Une part vient de mon intellect, Rabbi Shlomoh. Cela, je le maîtrise et peux
parfaitement l’expliquer. C’est d’ailleurs ce que j’ai fait lorsque tu m’as interrogé.
Le reste est venu à moi naturellement, comme des évidences. Je suis pour l’instant
incapable de l’expliquer.
— La lecture que tu as faite des symptômes, m’a vraiment intéressée. Pour le reste,
j’attendrai que tu en aies trouvé l’explication. Bon, le fait est que la dame est
guérie.
Allez ! Rabbi Aboulâfia ! dégourdissons-nous l’intellect. Que
dirais-tu de nous affronter autour d’un pilpoul ?
— Avec plaisir, Rabbi Adret, acquiesce Abraham. Je commence, ou tu commences ?
— Je commence, tranche Shlomoh.
Le pilpoul est à la fois une joute orale et un jeu extrême de raisonnements parfois des
plus inattendus, pouvant aller jusqu’à des paradoxes. Shlomoh lance la discussion :
— Dis-moi Rabbi Aboulâfia, à ton avis quelle sera la plus grande découverte que fera
l’homme ?

93
— La plus grande découverte, Rabbi Adret, sera lorsque l’homme découvrira qu’il en
sait moins que ce qu’il croit.
— Une découverte qui ferait que nous saurions moins de choses qu’avant de la
découvrir ? Qui augmenterait davantage notre ignorance des principes de la
Création. Mais c’est déjà le cas, donc ta découverte ne sert à rien.
— Nous ne saurions pas moins de choses, bien au contraire, nous en saurions
beaucoup plus. Toutefois, ce beaucoup plus nous ferait réaliser que nous en savons
bien moins.
— Donc, l'ignorance est une connaissance qui s'ignore.
— Et la connaissance est une ignorance qui se sait.
— En définitive, cette découverte serait pour ainsi dire une régression, voire une
involution.
— Rien ne prouve que les découvertes de la science soient évolutives. Elles peuvent
nous grandir dans la matière et nous réduire en conscience. Une conscience
restreinte, tournée vers elle-même, n’est plus que science.
— Si cette découverte nous conduit à savoir moins de choses, faut-il la découvrir, ou la
laisser dans le néant ?
— Il faut la découvrir, car le jour où on la découvrira, l’étendue des croyances des
hommes augmentera. Bien qu'ils n’en sauront toujours moins que ce qu'ils croient.
Mais bien plus qu'avant.
— D’après toi, nos découvertes sont limitées par nos croyances.
— Je le « crois ». Je crois même que Dieu est trop vaste pour entrer dans nos
croyances.
— Donc Dieu est encore plus grand ! Mais il est déjà innommable et
incommensurable.
— C’est ce que tu crois.
— Tu sous-entends que ta découverte pourrait le rendre nommable et mesurable ?
— Ou alors tout simplement « ein » (néant), la négation de tout ce que l’on sait. De
sorte que chaque fois que l’on découvre quelque chose, le néant ou le rien,
augmente. Ainsi, cette découverte ne sert pas à rien, elle sert le rien.
— Ta découverte fera de nous des bons à rien !
— Ça, on n’en sait rien …
… La discussion se prolonge et les voyageurs approchent de Gérone.
Le temps est passé bien vite.
— … Si le plus est moins, alors plus l’intellect croît, plus il se réduit.
— Mais son humilité le grandit …
— Hum, Hum ! Rabbi Adret, Rabbi Aboulâfia, nous sommes devant les murs de
Gérone.
— Ah bon ? s’étonne Shlomoh. Nous étions si près que cela ?
— En fait, cela fait bien cinq heures que nous marchons, informe l’un des
compagnons.
— C’est le plus long pilpoul auquel je me suis livré, constate Abraham.
— Moi, surenchérit Shlomoh, ma vie est un pilpoul, il a commencé à ma naissance et
finira à ma mort.
— Pas mieux ! reconnaît Abraham en souriant, tu gagnes la joute.

◆◆◆

Gérone est un entrelacs de ruelles étroites pavées. Traversée par la


rivière Onyar, ses activités rappellent un peu celles de Tudèle. Les maisons

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colorées se dressent à même les rives. La qualité des bâtisses, des ponts et
des rues pavées laisse deviner la prospérité et l’antiquité de la cité.
Pour se rendre au Calle (le quartier de la communauté juive), il suffit de repérer la
flèche de la cathédrale, le quartier des Juifs se situe juste au bas du parvis. La communauté
juive y est importante et y vit depuis fort longtemps. Mille trois cents ans, dit-on. Le Calle
compte deux synagogues, des maisons d’habitation, des bâtiments communautaires et des
« miqvéh » (bain rituels).
La ruelle où réside Nahmanide est étroite et plutôt sombre. La forte pente est atténuée
par de larges degrés pavés qui la rendent praticable par les charrettes et plus aisée pour la
progression des piétons. La maison, comme toutes celles du calle, est haute de trois étages.
Le quartier ne pouvant s’étendre, certaines peuvent compter jusqu’à cinq niveaux creusés en-
dessous du niveau du sol.
Nahmanide est le surnom de Rabbi Moshé Ben Nah’man. Ces initiales forment un
autre surnom : Ramban. Mais ici, il porte aussi un nom catalan : Bonastruc ça Porta. Le
Maître est né ici même, dans ce calle, voici soixante-six ans.
Les cinq jeunes hommes déposent leurs balluchons et se rendent au miqvéh le plus
proche, afin de s'immerger et de se purifier dans le courant d'une eau pure et régénératrice. Ils
tiennent à faire disparaitre les traces du voyage avant de se présenter devant le Maître.
Une heure plus tard, Shlomoh en tête, les hommes pénètrent dans la demeure du
Maître. Hommes et femmes s’y affairent, le Shabbath approche, il y a du monde partout. La
maison est dotée d’une cour intérieure agrémentée d’un petit jardin. Un puits de lumière
égaye l’endroit où règne une grande sérénité, en contraste avec l'effervescence des pièces
intérieures. Au fond, dans la partie la plus lumineuse, est assis un homme muni d’une
abondante barbe blanche. Sa tête est recouverte d’un calot vert. Le groupe s’approche
silencieusement et salue respectueusement le Maître. Celui-ci redresse la tête et les scrute de
son regard perçant, qui irradie une apaisante compassion.
— Shalom, Rabbi Adret ! Tu viens passer Shabbath avec ton vieux Maître. Il est
agréable de te revoir, tu me donneras des nouvelles de Barcelone. Il m'est revenu
qu’un homme qui fut des nôtres, converti au Christianisme, s’attaque à présent à
nos valeurs spirituelles et cherche à les faire interdire.
— Effectivement, mon Maître, répond Shlomoh, je dois vous en faire le récit. Le roi
Jacques d’Aragon, qui vous tient dans la plus haute estime, souhaite que vous
envisagiez une rencontre publique avec ce Pablo Christiani, pour mettre fin à ses
accusations.
— Effectivement, confirme Nahmanide, il m’a adressé une lettre. Mais c’est encore un
peu tôt pour réagir. Attendons et laissons-les nous convoquer. Pablo Christiani ne
peut rien faire sans l’autorisation de Raymond de Peñafort, le confesseur du roi.
C’est lui qui a poussé le roi, il y a trente ans de cela, à instaurer le tribunal
d’inquisition en Aragon. Donc, tant que Peñafort ne bouge pas, on ne bouge pas.
Le Roi réussit à nous protéger pour l’instant. Patience. D'autant que nos frères de
Trinquetaille nous ont fait savoir que ce Saül, devenu Pablo, s'essaye en ce moment
à convertir les Juifs de Provence à sa nouvelle foi.
— Quel vil personnage ! S'enflamme Shlomoh sous l'approbation de toute l’assemblée.
— En matière de fanatisme, les nouveaux convertis sont les pires. Déplore Nahmanide.
Vouloir convertir de force à sa cause, témoigne d'un profond doute et de
douloureuses failles. Il pense les effacer en cherchant à anéantir son vieux monde.
S'il offrait une image rayonnante de sa foi, soutenue par l'exemple d’un visage
épanoui irradiant la joie et la Sagesse, les foules s’empresseraient de le rejoindre
d’elles-mêmes.
Je vous l’ai souvent répété, chers compagnons : « L’homme ne

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croit qu’en ce qu’il connaît ».
Nahmanide regarde par-dessus l’épaule de Shlomoh :
— Je connais tes quatre compagnons, mais ce visage m’est inconnu.
Shlomoh se retourne et fait avancer Abraham :
— Rabbi, je te présente Rabbi Abraham ben Samuel Aboulâfia, il nous vient de Tudèle
et se rend en Terre Sainte pour honorer la mémoire de son père et … y découvrir le
Sambation [petit rictus] avec l'aide des Mongols… C’est un érudit capable. Il a
étudié la philosophie et la médecine. Mais … il est passionné par le Guide du
Rambam et la Kabbalah.
— J’admire et respecte grandement Maïmonide, dit Nahmanide. Mais je ne suis pas en
accord avec ses conceptions rationalistes. Bien que je ne sois pas anti-rationaliste.
Je défends une autre conception de la pensée juive. Tout ne peut pas se ramener à
la doctrine d’Aristote. Quant à la Kabbalah, elle n’est pas compatible avec la
pensée de Maïmonide. Lorsque tu maîtriseras tous les chemins du Guide de
Maïmonide et tous les chemins de la Kabbalah, si tu réussis à unifier les deux,
reviens, car je serai fort intéressé de t’entendre. Vraiment, j’aimerais beaucoup
l’entendre.
Rabbi Aboulâfia, sache que pour un kabbaliste, Dieu n'est
approchable que par l'intuition, assurément pas par la raison.
— Je partage complètement cela, noble Rabbi. Je me fourvoie peut-être, mais cette
intuition me dit aussi qu’il existe un chemin où les deux se rencontrent. Je
reconnais que je ne pourrai le réaliser seulement lorsque je maîtriserai ces deux
voies. Maïmonide est un grand sage, tout comme les Maîtres de la Kabbalah. Il
n’est pas possible que tous ces sages n’aient pas un point de rencontre. Ne serait-ce
que la Sagesse elle-même.
— Voilà une œuvre des plus ambitieuses, mon garçon. Sais-tu que Maïmonide, toi et
moi possédons un point en commun ? Nous sommes philosophes et médecins.
Comme quoi, trois juifs : trois avis ! lance-t-il en riant de bon cœur.
Pour ce qui est de la connaissance de la Kabbalah, certains
disciples du Sagui Nahor et d’Ezra ont choisi de la diffuser, cela les
regarde. En ce qui me concerne, je préfère réserver cet enseignement
à un cercle restreint. Tu ne m’entendras pas sur ce sujet pour
l’instant.
Abraham remarque du coin de l’œil, que Shlomoh s’est fièrement
redressé. Comme pour signifier que lui a déjà été initié à ces mystères par
son Maître. Le Ramban ferme un instant les yeux. Un grand silence plane
dans la cour. Puis il les rouvre pensif et soucieux, comme s’il avait eu la
vision d’un événement éprouvant.
— Autre chose, Rabbi Aboulâfia. Une intuition vient de me parcourir. Nous aurons un
autre point en commun. Tous deux, nous connaîtrons l’exil.
— Dans ce cas j’espère que se sera en votre compagnie, noble Rabbi, souhaite
Abraham.
Sur ce, Abraham se retire près du jardin de la cour pour rejoindre les
autres disciples, tandis que le Ramban s’adresse à ses autres compagnons
de route.

96
◆◆◆

Le Calle de Gérone offre l’opportunité de multiples rencontres, la présence du Maître


en fait une étape incontournable. Les accents et les savoirs se mêlent et s’échangent.
Abraham loge dans un dortoir que la communauté réserve aux nombreux voyageurs de
passage. Il est entouré d’un Castillan et de deux Français. Nahmanide, ayant étudié avec des
Maîtres français, entretient des relations privilégiées avec la Provence. L’un des Français, du
nom d’Aaron, vient de l’agglomération de Trinquetaille accolée à la cité d’Arles. Une
communauté de renom qui a vu s’épanouir de grands sages en son sein. Région mentionnée
précédemment par le Ramban, où en ce moment le fanatique Pablo Christiani tente de
convertir les Juifs. L’autre vient de bien plus loin, des villes de Rouen et de Paris, il se
nomme Yosséf. Malgré la distance qui les sépare, les deux hommes sont très amis et habitués
à voyager ensemble.
Abraham est ravi de discuter avec eux, d’autant qu’il atteindra très bientôt les terres
d’Oc du Sud de la France. Les échanges sont stimulants et inspirants. Ces deux tsarfatim
(français) aiment comme lui les mystères des lettres et de leurs chiffres. Progressivement,
dissertations et discours faisant, Abraham décèle chez eux un concept autour des qualités des
lettres qu’il n’a jamais abordé. De leur côté, les deux Français sont fort intéressés par
l'expérience mystique et contemplative des lettres que leur partage Abraham.
Familier de la cité, Aaron en connaît tous les recoins. Un après-midi, il les invite à
sortir discrètement du Calle :
— Suivez-moi, on va emprunter la carrer Força et cela nous permettra de gravir les
remparts. Ne vous inquiétez pas, il n’y a jamais personne à cet endroit.
Les deux autres le suivent, avec quelques hésitations, car il n’est pas conseillé de sortir
du Calle. Ils suivent leur guide dans les dédales, pénètrent dans un petit passage vouté de la
muraille et gravissent un long escalier irrégulier. Ce passage débouche sur le chemin de garde
de la muraille. Le spectacle qui s’offre à eux en valait la peine, les trois hommes contemplent
avec bonheur le magnifique paysage qui environne Gérone.
— Le ciel est clair, regardez, d’ici on peut voir la mer. Et là-bas c’est la maison du
Ramban !
Saisi par un instant de nostalgie, Abraham se tourne vers l’Ouest.
Gérone est sur la même latitude que Tudèle. Peut-être que ces montagnes
au loin sont celles de la Navarre. Ses chers Reouvén, Hadassah et Léa,
vaquent en ce moment même à leurs activités quotidiennes.
— Asseyons-nous sur ces belles pierres, dit Yosséf. Et poursuivons nos conversations.
Les hommes s’installent face à ce panorama inspirant. Abraham relate
son parcours : l’enseignement de son père, Nathan le prophète, Issacar le
vieux, ses expériences de contemplation dans la plénitude lumineuse des
combinaisons de lettres. Aaron et Yosséf se regardent, comme pour
chercher un consentement mutuel d’une confidence. Aaron se lance :
— À l’écoute de tes expériences contemplatives avec les lettres sacrées, nous pensons
que tu rencontreras en France et en Italie davantage d’enseignements qui te seront
plus adaptés. Nous faisons à chaque voyage un détour par Gérone, car la sagesse
du Ramban dépasse tout. Mais son enseignement de la Kabbalah reste dans le
domaine d’une théosophie et d’une philosophie adaptée aux préceptes religieux de
la pensée juive. Ce qui est déjà beaucoup. Mais il n’enseigne pas de pratiques de la
Kabbalah maâssith[22]. Nous pensons d’ailleurs que ce n’est pas son rôle, de
grandes responsabilités pèsent sur ses épaules.
En revanche, en France certains de nos Maîtres vont bien plus

97
loin, dans la continuité de nos anciennes mystiques de la Merkavah
(Char) d’Ézéchiel et des Heikhaloth rabbati (Grands Palais). Il existe
un cercle ésotérique à Gérone même, toutefois le Ramban leur a
demandé de rester discrets et d’éviter les pratiques théurgiques. En
France, des cercles ésotériques de la Kabbalah sont plus accessibles,
si on sait les trouver. Mais le domaine magique n’est pas uniquement
l’apanage des Juifs et de la Kabbalah. Il est assuré que ton chemin
croisera des cercles ésotériques de bâtisseurs, d’alchimistes,
d’hermétistes, de mages, de philosophes chrétiens. Il y a en ce
moment dans ce royaume, une grande effervescence autour des idées
ésotériques. Bien que l’inquisition les condamne et se soit donnée
pour mission de les éradiquer. Mais il faudra d’abord qu’elle les
déniche, ce qui, hélas, est déjà arrivé.
— Donc, vous utilisez les connaissances de la Kabbalah, pour faire appel directement
à des puissances célestes ? S’étonne Abraham. On m’a fortement déconseillé de
faire cela.
— Tu remarqueras bien souvent que ceux qui le déconseillent, ne voient cela que de
très loin. Argumente Yossef. Et puis nous ne parlons pas de ces excès, poussant
leurs adeptes à convoquer des puissances pour leur simple profit ou pour nuire à
autrui. Car là on ne peut plus parler de Kabbalah dans ce cas.
— Sache, Abraham, poursuit Aaron, que tes mouvements psychiques de lettres et tes
visions sont déjà du domaine de la Kabbalah maâssith. Tu sembles même bien plus
doué que nous dans ce domaine. Tu n’es pas attiré par l’angéologie, mais les
mouvements lumineux par lesquels tu fais se combiner les lettres sacrées sont bien
plus puissants. Tu es beaucoup plus près de la source.
— Yossef enchaîne : À nos yeux tu es un pur théurge de la Kabbale, car spontanément
tu ne passes pas par l’anthropomorphie ni par les entités intermédiaires. C’est une
grande liberté. Tes seuls supports sont les lettres et les mots qu’elles forment.
— Avez-vous un Maître qui vous enseigne ce domaine magico-ésotérique de la
Kabbalah ? questionne Abraham.
— Oui, confirme Aaron, notre Maître est le Rabbi Jacob de Marvège. Il a la capacité
de répondre aux problèmes halakhiques complexes en recourant à l’assistance de
révélations provenant d’anges qui parlent en rêve. C’est de lui que nous recevons
les Shimmushei Torah (Secrets de la Torah), la Shimmusha de-heikhalei Zutartei
(secret des Palais mystiques) et des Shimmushei de-shedei (secrets des entités).
Cela nous est transmis au nom des anciens sages en cercle initiatique, c’est une
échelle qui permet d’atteindre les degrés des prophéties et leurs pouvoirs.
— Vous êtes-vous livrés à ces rites produisant des manifestations célestes, décrites
dans les textes provenant de Worms en Rhénanie ? Surenchérit Abraham avec
curiosité.
— Raconte-lui, dit Aaron à Yossef.
— Je me trouvais un jour à Rouen, dans le grenier de Rabbi Menahem, où Rabbi
Samuel, le prophète, prêchait sur une section du Cantique de la Mer. À la fin du
sermon, Rabbi Jacob de Provins demanda au prophète : « Rabbi, demande le secret
du nouage des phylactères ». Le prophète invoqua immédiatement Métatron. Il
prononça ces mots : « Métatron ! Métatron ! descend ici devant nous ! » Le Prince
céleste répondit : « Que voulez-vous ? Je ne peux pas descendre, si je descends, la
Shekhinah descendra avec moi et il est interdit de la déranger. Interrogez-moi et je

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vous répondrai. »
— Il a convoqué Métatron, le Prince de la Face ! s’étouffe Abraham. Et celui-ci a
daigné répondre ? Je n’en crois pas mes oreilles ! J’ai le sentiment que cela
outrage les principes naturels tissés par le Créateur.
— C’est exactement comme on te le relate, persiste Aaron. Comment penses-tu que
l’on puisse recevoir la puissance divine si on ne l’appelle pas ?
— Je comprends que mon usage des lettres et des Noms puisse sembler s’apparenter à
ces pratiques. Toutefois mon ressenti m’incite à procéder avec une autre intention.
Par les combinaisons de lettres et les mouvements des Noms, je tisse des
réceptacles subtils et des espaces pour que le Shéfâ (flux) trouve lieu. Car pour
qu’une chose ait « lieu », il faut lui préparer l’endroit pour l’accueillir. C’est cela
la Kabbalah : la Réception. Ne dit-on pas : « le miracle a eu lieu », « la guérison a
eu lieu » ? Si l’on désire quelque chose, il faut tout d’abord tisser l’endroit pour
accueillir l’objet de son souhait, sinon le flux ne saura où se poser et partira
ailleurs. Ce réceptacle est tissé des fils de notre Kavanah (intention). De la sorte,
nul besoin de formuler la demande et de convoquer les puissances célestes.
L’intention qui a tissé le réceptacle attire naturellement le Shéfâ adapté, comme
s’attirent mutuellement le Fiancé et la Fiancée du Cantique des cantiques. Si, grâce
faisant, le Prince Métatron choisit de répondre lui-même, nul besoin de l’invoquer.
Car je crains que la force de l’intensité que l’on met dans une telle invocation ne
fournisse le matériau d’une enveloppe angélique imaginaire. Une coque vide, que
quelque chose qui n’est pas du domaine de la sainteté ne manquera pas de revêtir.
— C’est ta façon de voir, Abraham, mais ce que nous avons vu et entendu est bien réel.
Tu sembles tout à fois proche et très éloigné des pratiques de la Kabbalah
maâssith. Tu es difficile à cerner. Tu n’es pas vraiment non plus dans la Kabbalah
théosophique. Il faudra que tu te définisses, ou que tu ouvres une troisième voie.
Leur passionnante discussion se poursuit. Abraham est effectivement partagé, car
certains de leurs propos lui plaisent, mais d’autres le heurtent. Il décide donc de ne garder que
ce qui l’agrée. Tout d’un coup un événement inattendu se produit, qui aura pour conséquence
de troubler davantage Abraham. Des pas volontaires se font entendre sur le rempart. Nul
doute, ce sont des gardes qui arrivent. Il n’est pas permis d’être là et il est trop tard pour
s’échapper sans se faire voir. De plus, à cette heure-ci ils devraient être dans le Calle.
Abraham affolé regarde ses compagnons qui, à sa grande stupeur, semblent plutôt sereins.
Aaron s’adresse posément à voix basse à l’attention d’Abraham.
— Connais-tu le verset 114, du 119e Psaume ?
Abraham un peu pris de panique a du mal à retrouver le Livre des Psaumes dans sa
mémoire. Il respire et se calme, comme le lui a appris Nathan. Voilà, les lettres lumineuses
lui reviennent en tournant.
— « Sitri oumaguini Atha ! Lidvark’a yih’alti » (Mon occultation, mon bouclier, Tu es.
Par ta parole, je souhaite).
— Bien, l’érudit, dit Yossef. À présent, fais comme nous. Répète cela silencieusement,
les yeux fermés en laissant l’incantation te rendre transparent à la lumière. Reste
confiant en ce que tu prononces et ne te laisses pas submerger par le doute, cela,
quoiqu’il arrive.
Le bruit des talons se rapproche, les trois hommes ferment les yeux.
Chacun entame silencieusement la répétition du verset. Abraham habitué à
entrer en lui, laisse la vibration du son intérieur balayer toutes les pensées
de peurs et de doutes. Il observe passivement les lettres du psaume tourner
en lui et les formes de son corps s’estomper. Le rayonnement lumineux
des lettres le traverse. Sa chair et ses os ne sont plus que lumières. Sa

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pensée n'a plus de lieu. Sous l’effet de la répétition de l’incantation, la
lumière devient violette. Tout n’est alors plus que couleur violette, même
ses pensées les plus intimes. Il ne saurait dire combien de temps il est resté
ainsi, lorsqu’il sent le poids d’une main sur son épaule. Il ouvre
brutalement les yeux et voit le visage souriant d’Aaron :
— Tu as une sacrée puissance de concentration, un véritable adepte de la descente
dans le Char.
Abraham regarde rapidement autour de lui. Nouvelle stupeur, suivie d’un immense
soulagement : les gardes ont disparu ! Ils sont passés sans les voir ! Les deux tsarfatim le
regardent amusés :
— Tu vois que certains aspects de la Kabbalah maâssith ne sont pas dénués d’intérêt.
— Qu’est-ce qu’il vient de se passer ? demande Abraham.
— La magie du Psaume 119. Répond Aaron. Tu as peut-être remarqué que ce Psaume
comporte vingt-deux stances. Chaque stance porte en initiale l’une des vingt-deux
lettres dans l’ordre, de la première à la dernière. Chacune possède une vertu
particulière. Nous avons utilisé un segment de la quinzième stance. Cette partie et
le verset utilisé ont le sameck pour initiale. C’est la lettre du soutien. Elle est
entièrement close et forme une coque protectrice. Elle sert également d’initiale au
mot « sagol », la couleur violette, qui a la vertu de protéger et d’occulter.
— Cela te sera précieux durant tes voyages. Ajoute Yossef. Mais la simple répétition
n’est pas suffisante, il faut que l’on t’en dévoile la segoulah (la dimension
surnaturelle). Que tu devras garder secrète et ne jamais écrire. Au risque d’en voir
la force se disperser.
Si tu veux, on peut aussi te montrer comment te rendre très léger,
pour te déplacer très vite.
◆◆◆

De retour au dortoir du Calle, Abraham passe du temps à réfléchir à l’événement du


rempart. Sont-ils vraiment devenus invisibles ? La répétition de la formule a-t-elle eu une
influence sur les gardes, qui sont passés sans se soucier de leur présence ? Les questions se
succèdent dans sa tête. Il faudrait renouveler la chose. Mais les tsarfatim l’ont informé que si
c’est juste pour essayer ça ne fonctionnera pas. Il lui faudra donc l’appliquer en confiance,
lorsqu’une situation similaire se présentera.
Son voisin Castillan l’interpèle :
— Rabbi Aboulâfia, Shlomoh ibn Adret m’a demandé de t’informer qu’à la demande
du Ramban, il devait retourner sur le champ à Barcelone. Lui et ses compagnons te
saluent. Surement une urgence, car ils ont loué un attelage rapide.
Abraham le remercie et se rend à la maison du Ramban pour assister à son
commentaire public de l’une des sections du Livre de l’Exode. Pour la dernière fois, car
demain il reprend la route.

100
Les terres d’Oc
Chapitre XI

La silhouette de Gérone s’efface progressivement derrière lui.


Abraham emprunte ce que l’on surnomme « l’axe de l’intellectualité ». En
ce jour d’équinoxe de printemps, il marche d’un pas léger, quelque chose
dans l’air évoque le signal de l’éveil de la nature et de sa floraison. Les
amandiers, à leur habitude, précèdent l’efflorescence des autres variétés
Cette nuit il méditera et dormira à la belle étoile, cet instant privilégié
d’équilibre entre le jour et la nuit est une extraordinaire opportunité
d’œuvrer à son propre équilibre. C’est pourquoi il a choisi de cheminer
seul, il se mêlera plus tard à une caravane de voyageurs.
Abraham suit par coutume les célébrations des fêtes juives. Nathan le prophète lui a
appris à célébrer quatre autres moments d'importance pour les contemplatifs, les deux
équinoxes et les deux solstices. Son Maître lui a enseigné comment profiter de la Rosée
céleste, qui s’écoule à ce moment-là du Crâne de l’Ancien de Jours. Comment transmuter ses
potentialités sommeillantes dans l’obscurité, en qualités lumineuses. L’équinoxe de printemps
prépare à la libération de la servitude, Pessa’h (Pâque) est dans dix jours. Dix étapes dans la
lumière des Sefiroth. Si tout se passe bien, il sera à Lunel pour la célébration.
Une certaine jovialité anime les personnes qu’il croise. Beaucoup de lavandières se
dirigent en chantant et en dansant vers les lavoirs et les cours d’eau. Par tradition, les gens
choisissent le jour d’équinoxe pour laver le linge blanc de maison, car on dit qu’il n’en sera
que plus blanc. Certains persuadés que les eaux propagent les épidémies, ne s'y immergent
jamais. Ceux-ci ne se baignent qu’une fois par an : aujourd’hui ! Idée étrange pour un juif qui
se rend très régulièrement au miqvéh (bain rituel). Des draps blancs sont étendus pour sécher
au soleil sur les herbes des prés, comme pour inciter les arbres à déployer leurs fleurs
blanches.
Le soir approchant, Abraham repère une clairière près d’un cours d’eau. Le lieu semble
approprié pour y passer une belle nuit. D’autant qu’il y ressent un flux propice à sa pratique
d’équinoxe. Un « gal », comme il dit. « Gal » décrit le rouleau des vagues de la mer. C’est
l’onde, le mouvement de l’énergie créatrice. Abraham ressent le « gal », l’ondoiement des
personnes, des objets et des lieux. Il s’installe confortablement et se contente d’un peu d’eau
pure. Il a pour coutume de jeûner les jours d’équinoxe, de solstice et de pleine lune. Personne
ne lui a demandé de le faire, si ce n’est qu’il s’est rendu compte que le Shéfâ (flux) se diffuse
mieux ainsi.
Il ferme les yeux, respire, et commence sa méditation. Quelques
instants plus tard, il entend des bruissements et de petits coups sourds. Un
animal ? Des hommes ? Par sécurité, il prend son bâton et se lève. Il

101
avance à pas de loup en direction des bruits, dont l’origine semble provenir
d’une clairière voisine. Caché derrière un buisson, il observe. Un homme,
recouvert d’une capuche, est occupé à étendre un drap blanc au-dessus du
sol. Quatre petits bâtons plantés assurent la tension du drap, qui ainsi ne
touche pas le sol. Puis l’homme repart comme il était venu.
Abraham se dit qu’il est bien tard pour faire sécher un drap, surtout
qu’il paraît bien sec. La rosée de printemps est abondante et le drap s’en
trouvera davantage humide. Pourquoi le surélever ? Il renonce à
comprendre et retourne à sa méditation.
Au matin, il est réveillé par les bruits de la veille et des voix. Il
retourne observer la scène. Cette fois, l’homme est accompagné d’une
femme porteuse d’un ballon de verre. Il ne comprend pas leur dialecte. Ils
sont, semble-t-il, bien loin de chez eux. L’homme et la femme saisissent le
drap aux deux extrémités et le tordent pour en extraire soigneusement la
rosée accumulée durant la nuit. Le liquide s’écoule abondamment dans le
ballon. Une fois leur tâche achevée, l’homme et la femme repartent avec
leur moisson céleste. Il comprend, ce sont des alchimistes ! Maître Nassin
lui a parlé des vertus de la première rosée de printemps.
Il reprend la route et se livre à une analyse du principe de la rosée céleste. « Tal », la
rosée en hébreu, c’est ce qui se dépose en recouvrant. Elle initie le mot « taléh », l’agneau
offert au Temple à la Pâque, qui est aussi le nom du signe zodiacal du Bélier, dans lequel
l’équinoxe de printemps nous fait entrer. De « tal », vient aussi le « talith », son châle blanc
de prière et de méditation. Abraham réalise que cette nuit, son « talith » s’est imbibé de ce
nectar céleste. Quelle bénédiction ! La rosée a pour qualité d’apaiser le monde et de le tirer de
sa torpeur. Le calme qu’elle apporte peut s’observer en inversant son nom, qui se lit alors
« leat » : doucement. La douleur du monde et sa servitude vient de sa vitesse et de la tristesse
qui le restreint. L’esprit, prisonnier de l’obscurité s’endort. La rosée céleste en est l’antidote.
Elle ralentit, ouvre la tristesse en la transmutant en joie. L’esprit souffrant peut alors
ressusciter et s’épanouir. C’est ce qui se passe dans la nature et ce qui se passe pour la
Shekhinah à la Pâque. C’est la période de l’année où la prière, qui commence par « Atha
guibor léolam … » (Tu es fort éternellement ...), reçoit la terminaison : « morid ha-Tal »
(descend la Rosée).
Ces constatations enchantent Abraham. Transporté par ce souffle nouveau, il décide
d’attribuer le téith (T) de tal à son pied droit et le laméd (L) à son pied gauche. À chacun de
ses pas, il chante la lettre avec une nouvelle voyelle. Les deux Français ont sous-entendu qu’il
existe une méthode pour s’alléger et se déplacer plus vite. Il vient d’en trouver une autre, qui
ne nécessite pas d’incantations angéliques.

◆◆◆

Quatre jours ont passé, le « Flambeau de l’Intellect » se dresse. Nér Binah, en hébreu.
C’est ainsi que les Juifs ont surnommé la cité de Narbonne. D’une part, par un jeu
homophonique approximatif : « ner » est le flambeau ou la chandelle et « Binah »,
l’intelligence. D’autre part, parce que cette ville compte les plus grands talmudistes de ce
monde et cela, depuis des générations. Abraham y restera peu, car il n’oublie pas qu’il a une
mission à effectuer sur sa route. Avant de trouver un endroit où séjourner, il doit aller se

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présenter à la famille des Nassim, chefs de la communauté juive.
Narbonne est ceinte d’une forte muraille, on distingue au centre de la citadelle les
immenses échafaudages en cours d’assemblage de la future cathédrale. La cité est entourée de
vastes champs bien entretenus, qui assurent une vue dégagée pour les vigiles. La ville est
animée, l’arche qui enjambe le canal de la Robine est entièrement recouverte de marchands.
L’ambiance y est plutôt agréable, mais Abraham décide de repartir sitôt le Shabbath
accompli. Il souhaite atteindre rapidement Montpellier, où réside son frère Méïr.
En attendant, il a l’intention de consacrer le temps passé à Narbonne pour méditer sur
la lumière de la sefirah Binah. Il compte bien découvrir pourquoi la valeur numérique 317 de
« Nér Binah » est aussi celle de « Abraham avinou » (Abraham notre Père), de « Malak
haDérék » (Ange sur le chemin) et de « vayiqra » (il appela) expression utilisée sept fois par
Élohim durant les sept jours de la Création. Voilà de quoi illuminer son Shabbath.
Le jour dit, Abraham marche au milieu d’un groupe de voyageurs sur le cami
roumieu[23] qui rejoint la Via Domitia en direction de Montpellier. Devant lui, un Maître met
à profit ce temps de marche pour enseigner aux trois disciples qui l’accompagnent. Il s’agit
de l’illustre talmudiste montpelliérain : Salomon ben Abraham. Il développe des idées
contradictoires à la pensée de Maïmonide et parle d’un courrier qu’il a envoyé à ce sujet à
Nahmanide. Abraham n’est pas très en accord avec ce qu’il enseigne, mais il est toujours bon
d’écouter les argumentations, ne serait-ce que pour se préparer à y répondre et puis, ça
occupe la marche.
— Je vais vous enseigner la vertu de la force de la faiblesse. Dit le rav.
Abraham s’étonne de cela, car la faiblesse est un antonyme de la force. Ce n’est a priori
pas possible. C’est même ce que le philosophe grec Sophocle appelle oxoumôros : un
oxymore. Abraham tend l’oreille, il est curieux de savoir comment ce rav va se tirer d’un tel
pétrin intellectuel.
— La force de faiblesse est ce qui permet à notre peuple de traverser les âges, sans
être exterminé. Je sais que cela vous semble étrange au premier abord, mais vous
allez comprendre. La « force de la faiblesse » est une puissance de survie, qui
n’exempt pas de douleurs et de souffrances. Elle tire profit des failles de la « main
forte ». Un puissant roi, pour conserver son pourvoir, combat les autres puissances.
Si la force opposée est très puissante, il n’a pas d’autre choix que de la détruire
complètement. Afin de ne pas risquer de la voir se réveiller et de la laisser
recouvrer puissance. Mais lui-même sera un jour exterminé par une autre « main
forte » encore plus puissante. Donc, tout ce qui est fondé sur la « main forte » est
voué à disparaître. Pas de pérennité. Regardez ces grandes et puissantes
civilisations aujourd’hui disparues. Elles ne se maintenaient que par la « main
forte ».
En revanche, la « main forte » n’éradique jamais la « force de la
faiblesse ». Elle se contente de la tempérer et de la dominer, car elle
ne présente pas un danger direct. Bien au contraire, en l’asservissant
elle peut même en retirer une certaine richesse renforçant sa force.
Face à un tel roi, les peuples qui savent jouer de leur servilité et de
leur faiblesse, survivent aux nations mues par la « main forte ». C’est
le secret de survie que notre peuple a appris en Égypte. Il pourrait en
être autrement. Par exemple, si tous nos Rabbins d’un commun
accord appelaient tous les Juifs du monde à se réunir en un lieu. Ici
en pays d’Oc, en Catalogne ou en Aragon. Nous serions assez
nombreux pour prendre possession d’une terre par « main forte » et

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repousser nos adversaires. Cela pourrait même durer quelques
siècles, mais arrivera un jour où ce royaume, aussi grand et puissant
soit-il, viendra à disparaitre comme les autres.
Les propos du rav questionnent Abraham, cela mérite de longues réflexions. Ils sont
même porteurs d’une logique de prévision, une sorte de prophétie par l’intellect. Ce qu’il ne
sait pas, c’est si ce rav utilise l’expression « main forte » en allusion au titre du livre de
Maïmonide. Il a de sérieuses hésitations avec ce raisonnement, mais ça échauffe son esprit et
alimente ses pas.

◆◆◆

Montpellier est une enclave aragonaise dans le Midi capétien qui s’étend sur trois
collines. Jacques 1er ne pouvait se défaire d’une cité aussi riche et imposante. Près de 40 000
habitants, dit-on, aussi vaste que Rouen deuxième ville du domaine français après Paris.
Précieuse, elle est protégée par une double enceinte. La ville a changé plusieurs fois de noms.
Les Juifs lui ont attribué celui hébreu de Îr Har Gaâsh. Ce qui signifie « ville du volcan » ou
« ville du mont tremblant ».
Le nom Har Gaâsh apparaît dans le Livre de Josué, chapitre 24, verset 30. On y
apprend que le tombeau de Josué se trouve au Nord du Mont Gaâsh. Un des voyageurs de la
caravane qu’Abraham a intégrée, l’a informé que le nom romain de Montpellier était Mons
Pessulus : le « Mont Verrouillé ». Dans ce cas le nom pourrait être Har Naoûl, qui signifie
Mont Verrouillé ou Mont occulte. Une allusion à un lieu qui protège un mystère scellé, en
relation avec les anciens cultes du féminin sacré. Une terre mystique pour la Shekhinah. Le
Gan naoûl (jardin occulte) des kabbalistes, mentionné dans le Cantique des cantiques (4:12) :
« Un jardin occulte (gan naoûl) est ma sœur. L’onde occulte (gal naoûl) d’une fontaine
enclose ». Il devra découvrir quelle est cette onde féminine mystérieuse qui sort des entrailles
de ces terres d’Oc qu’il foule depuis quelques jours.
Pour l’instant, impatient de retrouver son frère, il se présente sans plus attendre à la
juiverie de la ville, où on l’informe que son frère est sans doute au mikvé (bain). Il s’y rend
sur-le-champ.
Avec ses magnifiques céramiques de Syrie, bien que centenaire le mikvé paraît encore
neuf. Son frère l’aperçoit et étreint son jeune frère. Ils ont tant de choses à se raconter. Deux
ans ont passé et Méïr réalise qu’Abraham a beaucoup changé. Après de longues années
d’études, Méïr est un médecin et un chirurgien accompli. L’École de médecine de
Montpellier est sous l’égide de l’archevêque de Maguelone qui vient de demander au Pape
d’en faire une grande université. L’enseignement de la médecine y est des meilleurs et il s’y
diffuse sans obscurantisme.
— Tu as donc appris la chirurgie ? demande Abraham à son frère.
— Oui, mais nous avons un conflit autour de cela, car depuis cette année la
corporation des barbiers a décidé d’en faire leur métier privilégié. Sans études de
médecine, cela risque de s’avérer catastrophique.
— Surtout quand on voit l’état de leurs barbes ! Plaisante Abraham.
— Et toi, demande Méïr, ta médecine ?
— Elle est beaucoup plus philosophique, j’envisage d’ailleurs de soigner les mots
avant de soigner les maux du corps.
— Je vais éviter de faire référence à mon frère et à ma sœur en matière thérapeutique,
sinon je vais finir sur le bûcher, dit Méïr en riant.
Le lendemain matin, Méïr invite son frère à le suivre :
— Viens, allons étudier les symptômes et les diagnostics, c’est jour de marché.
— Tu étudies la médecine sur le marché ? s’étonne Abraham.

104
— Il n’y a pas de meilleur endroit !
Le marché de Montpellier reflète la très grande activité de la ville.
Cité cosmopolite, des visiteurs et des marchands du monde entier s’y
pressent. Une plaque tournante facilement accessible … pas si verrouillée
que cela. Méïr promène son frère parmi les étalages et les éclats de foule.
— Regarde tous ces ballots de tissus et de soies venus d’Orient, dit Méïr. Ici c’est le
paradis des tisserands. Léa et son mari seraient bien avisés de venir s’y installer.
Méïr accélère le pas pour rejoindre un homme qui marche devant eux,
avec des instruments de mesure sous son bras.
— Jacob ! crie Méïr.
L’homme se retourne et reconnaît Méïr, qui s’empresse de le
présenter à son frère :
— Abraham, je te présente le plus doué d’entre-nous : Jacob ben Makhir ibn Tibbon. Il
vient de Marseille et nous étudions ensemble la médecine. Mais il est plus que cela.
C’est un brillant astronome et un astrologue. Il appartient à la plus grande famille
de traducteurs. Son grand-père, Samuel ibn Tibbon, a traduit les œuvres de
Maïmonide.
— Tu dois bien connaître l’enseignement de Maïmonide alors ! Lance Abraham
admiratif.
— On peut dire ça, avoue Jacob. En ce moment, je m’oppose à la controverse portée
par Abba Mari de Lunel. Pour deux raisons. La première parce que je tiens à
défendre la pensée de Maïmonide. La seconde parce qu’il a directement attaqué
mon grand-père. Mais cela me pèse, car je suis très occupé par la mise au point
d’un Astrolabe-quadrant. Et j’ai le projet d’élaborer des tables astronomiques à
partir de la longitude de Montpellier.
Les trois hommes atteignent un préau sous lequel sont assises et
allongées des personnes souffreteuses. Méïr explique à Abraham la raison
de cette scène :
— On raconte qu’à Babylone, on plaçait les malades aux pathologies inconnues sur la
place du marché. Les gens venant de toutes les régions passaient devant et les
regardaient. Parfois, quelqu’un disait : « moi, j’ai déjà vu cette maladie et j’en
connais le remède ». Nous faisons la même chose ici, lorsque nous ne savons pas
poser de diagnostic.
Peut-être que toi-même, mon frère, sauras dire de quoi l’un de
ces malades souffre. Le diagnostic est la clé de la médecine, sans lui
pas de traitement efficace.
— Avec leurs configurations célestes, je dois pouvoir trouver leurs pathologies
potentielles, dit Jacob. Mais aucune de ces personnes ne doit connaître sa date et
son heure de naissance. Parfois elles ignorent même le lieu de naissance. En ce
sens, l’astrologie est une science pour les rois et les princes, pour qui ces
informations sont répertoriées avec précision dans les chroniques.
— Tu ne peux donc pas faire leurs configurations zodiacales ? Interroge Méïr.
— C’est possible, en estimant leur ciel de naissance à partir de leurs types et de leurs
humeurs, mais c’est laborieux. Je peux déterminer d’un seul regard et sans me
tromper le signe zodiacal de quelqu’un. Par exemple, toi Abraham tu es sans doute
né durant le mois de Av dans le début du Mazal Arié (Signe du Lion) et la planète
Mercure va te transporter de par le monde.

105
— C’est exact Jacob. Impressionnant ! Il me semble pourtant que Maïmonide
condamne l’astrologie, lance Abraham à l’adresse de Jacob.
— Oui, pour certains de ses usages, répond Jacob. Mais si cet art favorise le soin de
l’une de ces personnes, il n’y a aucun problème.
Abraham s’approche d’un homme :
— Où as-tu mal ?
— Un broiement dans la partie supérieure droite du ventre qui remonte à l’épaule. Ma
respiration diminue. Je suis nauséeux. Parfois j’ai de grandes douleurs dans le
milieu du dos.
Abraham prend un temps de silence et lui demande :
— Dis-moi, si tu devais nommer ta douleur, quel nom donnerais-tu à cette souffrance ?
— À ma souffrance ? Un nom ? S’interroge l’homme. Je ne vois pas.
— Tout ce qui se manifeste en nous et autour de nous est nommable. Reviens un instant
vers ta douleur et dis-moi le premier mot qui te viens.
L’homme hésite, réfléchit. Au moment où il s’apprête à renoncer, ses
yeux ternis s’éclairent :
— Triste et mélancolique ! Voilà ce qui me vient.
— Et quels événements de ta vie te plongent à ce point dans la mélancolie et dans la
tristesse ?
L’homme marque un silence ému, de timides larmes viennent rougir
ses yeux :
— Lorsque j’avais 30 ans, voilà maintenant seize années, j’avais une ferme dans la
région de Carcassonne. La majeure partie de ma famille avait depuis fort
longtemps rejoint la foi cathare. Tous se retrouvèrent assiégés dans la Forteresse
de Montségur et périrent sur le bûcher. Leur gloire fut ressentie comme un
déshonneur dont on ne peut parler. Chaque fois que je me mets à table et que je
regarde les chaises vides, monte en moi cette mélancolie et cette tristesse dont tu
me fais parler. Car plus jamais nous ne serons réunis autour d’une table. C’est
grande amertume.
Abraham se tourne vers son frère le regard attristé par ce qu’il vient
d’entendre et lui dit :
— Il me parle de sa vésicule biliaire, c’est cela que tu dois traiter.
— Comment sais-tu cela, mon frère ?
— C’est évident, explique Abraham. En hébreu, nous appelons « kiss ha-Marah », la
vésicule biliaire. Tu sais que cela signifie : « siège de la mélancolie » et de
l’amertume. Le déshonneur ressenti est la bile bloquée de son foie, que nous
appelons « kavéd » en hébreu, dont le sens est respect et honneur : le « kavod », la
gloire. Voilà, ce n’est pas plus difficile, il suffit de lire ce que l’on écoute.
— Cela me paraît tout à fait plausible, intervient Jacob. Son type et ses humeurs
indiquent que son Saturne est exalté dans son signe de la Balance.
Abraham s’adresse à l’homme :
— Pour le reste voit avec mon frère et son Académie de médecine. Pour ma part, je
peux t’aider par une évocation du prophète Isaïe : « Lamroth êiné kevodo » (avec
nostalgies aux yeux de sa gloire). Prie avec cela, tu peux le réciter dans la langue
de ta foi, il s’agit du verset 8, du chapitre 4.
L’homme semble rassuré et remercie les trois passants pour leur
attention. Il sollicite encore Abraham pour lui apprendre les trois mots
« magiques » en hébreu.

106
◆◆◆

Les trois hommes déambulent dans les rues animées de Montpellier.


Jacob invite Abraham à passer chez ses parents de Lunel et de Marseille,
qui se feront un plaisir de l’héberger et de recevoir de ses nouvelles. L’idée
de s’immerger dans un monde de maimonidiens enchante Abraham au plus
haut point, qui remercie Jacob de l’honneur et de la confiance qu'il lui
accorde. Jacob s’adresse à Méïr :
— As-tu annoncé la nouvelle secrète à ton frère ?
— Pas encore, mais je m’apprêtais à le faire.
— Quelle nouvelle secrète, tu as découvert le secret de la Pierre Philosophale ? lance
narquoisement Abraham.
— Bien plus que cela, mon frère. Je viens d’être mandé pour officier en tant que
médecin à la cour du Roi Jaume 1er El Conquistador (Jacques d’Aragon). Seigneur
de Montpellier. Sous l’autorité de son médecin personnel.
— C’est extraordinaire ! se réjouit Abraham.
— Oui, mais si le Roi décide de partir pour les Croisades en Terre Sainte, je devrais le
suivre, tempère Méïr.
— Ne t’inquiète pas, le rassure Abraham, je ne te vois pas en Terre Sainte. Si le roi
t’emporte dans ce périple, il ne dépassera pas Aigues-Mortes.
— Tu as l’air sûr de toi, Abraham.
— Moi, je ne suis sûr de rien, mais mon intuition oui.
— Il doit avoir raison, soutien Jacob, car tes astres ne traversent pas les mers.
— Le Roi Jacques est un bon roi qui protège les Juifs. C’est un ami du lumineux
Nahmanide et il est débiteur de son disciple ibn Adret. Je pense que c’est une bonne
chose pour toi, mon frère. Toutefois, reste vigilant en ce qui concerne le confesseur
du roi : Raymond de Peñafort. Il est acquis à la cause de l’inquisition et cherche à
influer sur le monarque pour l’entraîner dans sa mauvaise voie. Si le roi venait à
fléchir, ce serait un malheur pour nous tous. Cet inquisiteur ne mérite pas le Dieu
qu’il prie.

◆◆◆

Méïr Aboulâfia regarde son frère s’éloigner en direction de Lunel, il


aurait bien aimé qu’il reste encore quelques jours, mais il est bien
conscient qu'une très longue route l'attend. Abraham avance d’un bon pas,
heureux d’avoir revu son frère et par la rencontre de ses amis,
particulièrement Jacob qui sans nul doute deviendra un grand personnage.
Il n’y a que cinq heures de marche entre Montpellier et Lunel. La route est très
fréquentée, c’est pourquoi il n’a pas cherché à se mêler à une caravane. On lui a raconté
maintes choses sur Lunel. Cette cité aurait été fondée voilà mille trois cent cinquante ans, par
une colonie juive arrivée de la ville de Jéricho, Yerih’o en hébreu, la cité de yaréa’h : la lune.
Sous la protection des Romains. Ce qui explique le nom Lunel, issu de luna traduction latine
de yaréa’h. Le « el » final sacralise et hébraïse le nom. Les Juifs ont dès leur installation
surnommé la ville Migdal Yerih’o : la Tour de Jéricho. Une grande tour qui participe à la
silhouette et au caractère de la cité, un phare dans un monde en devenir agité par les
croisades. Elle abrite une communauté brillante, savante, qui a légué au Languedoc et à la
Provence un immense patrimoine culturel.

107
À y croire, les chemins de cette région sont tracés par des rayons de lune. L’hébreu
utilise deux noms principaux pour désigner la lune : Levanah, « la blancheur » de la pleine
lune et Yaréa’h, « la sensitive », esprit occulte de la lune cachée et qui paraît noire. Ce dernier
nom porte la racine ra’h, d’où sont isus rea’h, l’odorat et roua’h, l’esprit. Il s’agit là d’une
sensibilité féminine, qui donne accès aux mystères ésotériques, aux rites cachés. C’est bien ce
que le l’on ressent dans cette terre d’Oc. Abraham a remarqué tout le long du chemin de
petites statuettes ou des pierres gravées représentant une divinité féminine ancienne. Chose
étonnante avec l’énorme pression qu’exercent les pouvoirs chrétiens pour faire disparaître ces
vieilles croyances. Mais il est évident que les cultes se perpétuent discrètement.
Sur la place du marché de Montpellier, il a entendu le troubadour Guilhem de
Montanahgol chanter la lune de Lunel, en jouant sur les homophonies. Jeux de mots qu’il a
poétiquement qualifiés de Langue des oiseaux. La mélodie lui trotte encore dans la tête : « A
Lunel luz una luna luzens … » (A Lunel luit une lune luisante …).
L’astre lunaire revêt une telle importance dans cette cité, que les natifs s’appellent eux-
mêmes les Pescalune (pêcheurs de Lune). Les Juifs de Lunel se qualifient de Yarh’i, lunaires,
que l’on traduit plus simplement par Lunellois. Certains orfèvres, soupçonnés de pratiquer
l’Alchimie dans les caves de Lunel, sont fichus du sobriquet de « lunelleux ». La ville tire sa
prospérité du commerce du sel. Le lieu possède un caractère favorable pour un certain type
d’Alchimie : Eau, sel et feu lunaire. Les opérations faisant appel au feu solaire n’y
rencontrent pas les meilleurs résultats.
Abraham croise des Jacquets, pèlerins de Saint-Jacques-de-
Compostelle, en route vers le Champ des étoiles. En effet, Lunel se trouve
à la jonction des routes des pèlerins (axe Bordeaux, Rome et Jérusalem).
Chemin faisant, Abraham franchit le Pont Ambroix au Nord de Lunel.
Il se rend à l’adresse de la famille Tibbon sur la recommandation de Jacob.
La façade de la demeure ne laisse planer aucun doute sur la prospérité de
cette famille. Au moins, dans ce fief de la pensée de Maïmonide, il ne
risque pas de rencontrer l’un des nombreux détracteurs du Rambam qui
résident dans la ville, tel que Abba Mari. Rapidement, Abraham réalise
que cette dissension est visible à l’œil nu. Le quartier des Juifs est scindé,
les laudateurs de Maïmonide se sont regroupés dans un secteur et les
contradicteurs dans un autre. Par conséquent, il y a deux boucheries, une
en face de l’autre. L’une maimonidienne, l’autre antimaimonidenne. Ils ne
fréquentent pas la même synagogue, ni la même académie et collectent les
taxes séparément. Les gens s’invectivent d’un bout à l’autre de la rue.
Étrange climat pour un lieu qui rayonne autant de spiritualité et de sagesse.
Abraham est accueilli dans l’illustre famille Tibbon, célèbre pour avoir traduit nombre
d’ouvrages en latin, grec, hébreu et arabe. Samuel ibn Tibbon, le grand-père de Jacob, fut le
premier traducteur des écrits de Maïmonide. Il est très impressionné de se retrouver dans cette
maison, où a même séjourné le grand Rashi de Troyes. Abraham faillit tomber en pâmoison
lorsque Moshé ibn Tibbon lui tendit des lettres écrites par Maïmonide en personne. Il en
déroule une et n’en croit pas ses yeux, l’écriture du Maître ! Il a posé son souffle dessus.
Abraham ne peut se retenir de la humer, comme si par une aspiration inspirante, toute la
spiritualité du Rambam (Maïmonide) allait l'emplir. La lettre est en caractères hébreux, mais
il ne reconnaît pas les mots. Puis il comprend. Mais bien sûr ! Le Rambam écrivait l’arabe
avec des lettres hébraïques. Il faut juste un temps d’adaptation pour lire et comprendre. Il
regarde l’entête de l’épistole : « Lettre à l’attention des médecins de Marseille ». En son

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temps, le Rambam a rédigé une grande quantité d'épistoles qui partaient de Fostat en Égypte,
pour arriver à Lunel. Déjà à cette époque, la famille Tibbon réceptionnait les courriers et les
redirigeait. Abraham saisit une autre épistole et la lit, elle est adressée aux Maîtres de Lunel,
dont le Rabad de Posquières, père d’Isaac Sagui Nahor, qui fut aussi l’un de ses
contradicteurs : « ... si vous n’êtes pas mes Maîtres, vous êtes mes égaux et mes amis... ».
Devant une telle providence, Abraham décide de séjourner au moins
deux nuits. Les échanges avec les érudits de cette famille sont d’une telle
qualité et d’une telle richesse, qu’il doit absolument profiter de cette
opportunité. Moshé ibn Tibbon prend plaisir à narrer son histoire familiale
et la doctrine de ses aïeux :
— Sache, Rabbi Aboulâfia, que nous considérons que les récits bibliques sont des
« meshalim » (contes) et ne doivent pas être simplement considérés comme des faits
historiques. Savoir si un événement a eu lieu ou pas, importe peu, l’essentiel est
d’en révéler l’enseignement que transporte le récit.
— On est au cœur même des Sitréi Torah (Mystères de la Torah), observe Abraham.
Mais là vous allez encore plus loin, en sous-entendant qu’un événement pourrait
même ne pas avoir eu lieu, mais aurait été inventé ou réadapté pour véhiculer un
enseignement. Vos voisins d’en face ne doivent pas du tout aimer entendre de tels
propos.
— Tu l’as dit ! lance Moshé en riant.
— Cette vision allégorique, c’est de la Kabbalah, pourtant je me suis laissé dire que
vous n’en étiez pas de fervents partisans.
— C’est exact, répond Moshé Toutefois l’enseignement de la Kabbalah s’enrichit
chaque jour et certains aspects sont totalement compatibles avec les enseignements
de Maïmonide. Il faut faire preuve de discernement. La Kabbalah est une table
admirablement garnie, il suffit de s’y servir selon ses goûts.
— L’idée d’un choix sur la table me plaît. Approuve Abraham. Cela évite de
consommer des mets trop difficiles à digérer.
J’ai rencontré à Barcelone et à Gérone des Maîtres qui placent la
Halakah (Loi religieuse), avant tout. Comment composez-vous avec
cela ?
— Les Halakoth (les lois religieuses) sont des « hanhagoth » (guides), pour conduire
vers une vie spirituelle plus élevée, répond Moshé. Mais la loi n’est pas la
spiritualité, juste son instrument. Il ne faut pas donner à l’instrument plus
d’importance qu’il en a et surtout ne pas en arriver à l’idolâtrer.
— Je rends grâce à la Providence de m’avoir conduit ici, remercie Abraham. Car je
vois que certains aspects de la Kabbalah ne sont pas en contradiction avec
l’enseignement du Rambam.
Moshé ibn Tibbon se lève et invite Abraham :
— Demain, rejoins-nous à l’Académie, nous étudions le commentaire de l’Ecclésiaste
de mon aïeul Samuel, de mémoire bénie. Tiens, si tu veux te familiariser avec son
enseignement, voici le manuscrit de sa main.
— Merci pour tous ces honneurs, Rabbi Tibbon, je me sens privilégié.
— Et ne te trompe pas d’Académie, ajoute Moshé avec ironie. La nôtre est celle de
droite en montant la rue.
Le séjour à Lunel fut des plus instructifs. Abraham a savouré le plaisir d’accéder à
l’enseignement du Rambam par voie directe. Il a partagé de précieux moments avec des
érudits qui possèdent les clés de l’enseignement du Lion de la synagogue.

109
◆◆◆

- Cathédrale Saint Pierre et faculté de médecine de Montpellier -

◆◆◆

110
Au cœur de la Kabbalah
Chapitre XII

Posquières (Vauvert) est à moins de quatre heures de marche de Lunel.


Les paysages qui bordent la route sont embellis par les couleurs des arbres
fruitiers aux fleurs naissantes. Le trajet sera vite accompli, il n’est pas long
et Abraham est transporté par l’enthousiasme suscité par tout ce qu’il a
entendu à Lunel. Il est persuadé d’avoir plus appris en deux jours d’oralité
de l’enseignement du Rambam, qu’en plusieurs années de lectures. Le
livre est un précieux transmetteur, mais recevoir de la part d’un porteur du
souffle et du savoir est sans comparaison.
Nichée dans une costière, Posquières se dresse devant lui. Il passe devant l’oratoire tout
neuf de Notre-dame de Vallis Viridis (Vallée verte). On lui a indiqué que là coule une source
aux vertus miraculeuses. Cela tombe bien, car il a grande soif. Au moment de boire l’eau
miraculeuse, une question se pose : Peut-il boire directement cette eau, ou doit-il utiliser
l’h’ajar fah’am de Nassin ? Il décide que non, car s’il doute de l’eau elle perdra son prodige.
Voici enfin les rues de Posquières. Les belles maisons qui
assemblent cette petite bourgade sont bâties d’imposants blocs de pierre.
Une émotion étreint l’aspirant kabbaliste, il réalise qu’il pose son pied sur
la terre de naissance de la Kabbalah. C’est ici qu’ont brillé les astres
d’Abraham ben David et de son fils Isaac Sagui Nahor. Cette terre est
l'autre Terre Sainte des kabbalistes.
La prestigieuse académie de Kabbalah qui s’y trouve a été créée par l’illustre Rabbi
Abraham ben David, dit Rabad, né à Narbonne d’une famille d’aristocrates de la terre. Il était
très riche et mettait sa fortune au service des étudiants venus de tous les pays d’Europe pour
fréquenter son académie talmudique. Tout d’abord, à Narbonne, puis à Lunel et enfin ici, à
Posquières. Il fut le disciple de Rabbi Meshoullam Ben Jacob de Lunel. Le Rabad préchauffa
les principes de la Kabbalah. Il est l’auteur d’un important commentaire du Livre de la
Formation, dans lequel il dévoile les noms des trente-deux sentiers de la Sagesse, qu’il
nomme : consciences. Il est aussi le premier à avoir dessinée une représentation des dix
Sefiroth. Il a aussi élaboré les premières tables de combinaisons de lettres. Le Rabad a vécu à
Posquières une vie d’étude et de méditation qui l’ont approché de la sainteté. Mais celui que
l’on appelle Av Kabbalah (Père de la Kabbale), c'est son fils Isaac Sagui Nahor, dit aussi
« Issac l’Aveugle ». C’est lui qui expliquera la Torah sous l’éclairage systématique des
Sefiroth. Et c’est lui qui inventera le terme « ein-sof », Infini, pour désigner la divinité. Le
Sagui Nahor avait la faculté innée de sentir les âmes. Il en a été l’inspirateur, mais la
Kabbalah a été structurée et diffusée par le trio des « Trois ben David » : Abraham ben
David, Isaac Sagui nahor et son neveu Ashér Ben David, le dernier Rav vivant.

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À Posquières, les Juifs vivent dans le quartier situé sur les versants
sud et sud-est de la colline, à l’extérieur des murailles du château.
Abraham atteint un passage en forme de zizag. Voilà, il se trouve devant la
maison d’Asher ben David, fils de Yonah ben Abraham Girondi, c’est le
petit-fils du Rabad. Le bâtiment regroupe une communauté spirituelle qui
possède sa propre synagogue, son académie, sa bibliothèque et un dortoir
pour les disciples. La maison du Maître marque le coin de la rue.
Le visiteur s’avance devant le grand porche et frappe sur la lourde
porte. Un jeune homme ouvre et le salue :
— Shalom, maskil âl nativ ha-Or (Salut, adepte sur le sentier de la lumière).
— Rav Shalom, maskil (beaucoup de paix, adepte), répond Abraham. Je viens de
Navarre et marche vers la Terre Sainte. Je suis un adepte des mystères de la Torah
et je sollicite l’hospitalité de cette illustre académie.
— Entre mon frère, nous t’offrons gîte et couvert au nom de notre Rabad et de notre
Sagui Nahor, de mémoires bénies.
— Qu’ils soient bénis et puissent-ils nous bénir. Je suis honoré d’être accueilli en ce
lieu de Sagesse.
— Je me nomme Isaac ben Jacob ha-Cohen, je viens de Castille avec mon frère Jacob.
Nous sommes ici pour recueillir les enseignements du Sagui Nahor. Nous aspirons
à l’ouverture d’une école de Kabbalah à Ségovie. Viens je vais te montrer où
dormir et où te restaurer.
Abraham le suit. Les nombreuses salles sont remplies d’activités
diverses, les élèves ne font pas qu’étudier. Ils participent tous aux travaux
courants : cuisine, lessive, jardinage, menuiserie, maçonnerie … et
boulange ! Abraham sait exactement comment il va aider.
— Ici, les h’averim (compagnons), exécutent les tâches. Chacun est le serviteur de
l’autre. Nous appelons cela « maâssé lo anoki », l’action désintéressée. Le rav
considère que l’enseignement ne peut se contenter de demeurer dans l’intellect, il
doit aussi prendre corps. C’est pourquoi, chaque geste est fait en conscience et doit
être spiritualisé. Beaucoup ici sont des contemplatifs, il est, par conséquent,
important de maintenir un équilibre par l’action.
— Cela me fait penser, remarque Abraham, au rythme de vie dans un monastère
chrétien. C’est la première fois que je suis témoin de cela. À une différence près et
qui me paraît d’importance. Il y a beaucoup de femmes qui partagent les activités
avec les hommes. C’est très inhabituel.
— Il est vrai que par coutume, notre tradition demande la séparation. Peu de femmes
ont accès aux enseignements de nos académies. Le Rabad tenait à ce que cela soit
strictement observé. Mais un jour, son fils, le Sagui Nahor, a modéré cela. Une
femme écoutait son enseignement, étant aveugle il ne pouvait la voir. Un disciple
s’approcha et lui dit : « Rabbi, une femme écoute votre enseignement ». Le Rav lui
répondit : « Je ne sais pas comment empêcher le son de ma voix d’atteindre ses
oreilles. Dis-lui qu’elle me pardonne pour tout ce qu’elle entendra ». Puis il a
ajouté avec le sourire : « Désormais, les femmes quitteront la salle uniquement si je
les vois … ». Nous sommes au XIIIe siècle, Rabbi Aboulâfia, tout change !
— Une fois le porche passé, constate Abraham, j’ai eu le sentiment d’avoir mis les
pieds dans un autre monde.
— C’est le cas, Navarrais, c’est le cas … et plus que tu ne le crois. À ta gauche, c’est
la synagogue, elle est magnifique. À ta droite, le dortoir, comme ça on passe de

112
l’un à l’autre. Tiens, choisis-toi une couche de libre.
Abraham s’approche du premier lit disponible et pose son sac, son
bâton et sa pelisse.
— Accompagne-moi au réfectoire, le fumet m’indique que notre cuisinière a encore
fait des prodiges. Nous combinons les lettres, mais ce n’est rien à côté de la façon
dont elle combine les saveurs.
Le réfectoire est une grande salle artistiquement décorée. Les
résidents arrivent sans se presser par les trois portes d’accès et s’installent
sur les bancs. Isaac tape avec une cuillère sur un bol de bois :
— H’averim ! Laissez-moi vous présenter un adepte venu de Navarre en route pour la
Terre Sainte : Rabbi Abraham ben Samuel Aboulâfia.
Un brouhaha de saluts se fait entendre. L’accueil est plutôt
chaleureux. Il y a dans cette communauté un climat sincère de partage et
d’accueil. Le jeune visiteur est agréablement surpris par certaines
habitudes de ce cercle mystique. Toutes les coutumes juives sont bien là,
mais il y a des choses spécifiques à la vie interne du lieu. Les résidents
permanents s’habillent de blanc, comme s’ils se disposaient à entrer en
méditation à la moindre occasion. Les repas sont pris en silence, afin
d’écouter la lecture de paroles de sagesse. Les échanges de point de vue
sur les textes se font à voix basses. Un climat serein plane sur cette école.
Loin des brouhahas des salles d’étude de Tudèle. Dans la synagogue, les
participants n’ouvrent la bouche que pour prier. Un climat propice à la
contemplation plane dans tous les bâtiments, même dans les cuisines.
Chose encore plus inhabituelle par les temps qui courent : de la joie et des
sourires illuminent les yeux. Abraham n’a jamais vu autant de regards
aussi brillants. Il y a quelque chose d’inédit dans ce lieu.
— Shalom, Rabbi Abraham de Tudèle !
Un homme d’âge moyen, vêtu de blanc, arrive à pas légers dans sa
direction. Les personnes présentes le saluent avec respect et manifestent
une réelle joie de partager sa présence. Il ne fait aucun doute, c’est un rav
important. Arrivé à hauteur d’Abraham, il s’incline avec respect :
— Je suis Yonah ben Asher, le fils du Rav Asher ben David, ton hôte. Es-tu bien
installé ? As-tu tout ce dont tu as besoin ?
Abraham marque un temps. Il n’en revient pas, l’arrière-petit-fils du
Rabad vient de s’incliner devant lui. Ici, le monde est à l'envers. Il se
ressaisit et répond :
— Oui Rabbi Yonah, je ne m’attendais pas à un tel accueil et à un tel lieu. Je n’ai
jamais croisé les regards que je découvre ici. Mille fois merci de m’y accepter.
— Bienvenue h’aver (compagnon). On m’a dit que tu aspires à pénétrer les mystères
de notre Kabbalah et que tu es coutumier de la contemplation. Mon père m’a
envoyé te questionner sur les Maîtres qui t’ont enseigné les mystères.
— J’en ai peu pour l’instant, répond Abraham. Sous la guidance de mon père, j’ai
étudié la Torah et le Talmud. Mais les mystères et la contemplation me viennent
d’un ermite du désert de mon pays.

113
— Quel est le nom de cet ermite ?
— Nathan le prophète, Rabbi. Je ne lui connais pas d’autre nom.
— S’agit-il du Nathan de Malagón en Castille ?
— Oui, Rabbi, vous le connaissez ?
— Il a passé du temps ici auprès du Sagui Nahor, avec son ami Issacar. Ils sont nos
h’averim, membres du Cercle Iyoun. De grands contemplatifs.
— Il ne me l’a jamais dit, s’étonne Abraham.
— Si Rabbi Nathan t’a formé, alors tu es des nôtres. Je pense que mon père va
souhaiter te recevoir. Je te le ferai savoir, car il est très vieux et doit se ménager.
Mais recevoir des nouvelles de ses amis Rabbi Nathan et Rabbi Issacar, lui
insufflera quelques forces. En attendant, Jacob, le frère d'Isaac que tu connais, te
serviras de mentor.
Jacob ben Jacob n'a pas l’érudition de son frère, mais on voit au
premier regard que c'est un homme de cœur.
— Rabbi Aboulâfia, laisse-moi t'expliquer le fonctionnement de cette cité dans la cité.
Sache qu’il y a trois cercles, représentatifs des trois Ben David. Le premier cercle
est ouvert à tous, on y enseigne le Talmud et la halakha. C'est le cercle Rabad. Les
habitants du quartier juif viennent y étudier et honorer la mémoire du Rabad. On y
aborde uniquement les généralités de la Kabbalah. Le second cercle est celui du
Sagui Nahor. On y découvre et expérimente les mystères de la Kabbalah. Une
grande partie de l’étage y est consacrée. Pour l'instant, tu ne peux y pénétrer
qu'accompagné, mais je pressent que tu en auras rapidement le libre accès. On y
pratique des méditations et des évocations que les externes ne doivent pas voir ni
entendre. Enfin, le troisième cercle. Mon frère y a accès, pas moi. C'est le cercle
Iyoun dirigé par le rav en personne. Il y a trois lieux réservés. Un dans les sous-
sols pour les contemplations, une salle à l’étage pour les enseignements et une des
terrasses, car des pratiques se font au soleil. J'ai le sentiment que ton Maître du
désert a commencé à t'en ouvrir les portes. En attendant, il est l'heure des pratiques
du second cercle. Je t'y invite, accompagne-moi, je t'indiquerai quoi faire.
— J’ai bien senti la présence de ces trois portails invisibles, en déambulant d’une salle
à l’autre.
Abraham suit son mentor. La pratique ne se déroule pas dans la
synagogue, mais dans l’un des sous-sols. Une grande cave voutée éclairée
de bougies et parfumée d’un mélange de senteurs. Il identifie une senteur
de lavande. Il émane une certaine solennité qui impose la révérence. Nul
besoin d’une grande sensibilité pour percevoir que ce lieu vibre par la
force et la constance des évocations et des contemplations. Au sol, dix
cercles concentriques de pierres enchâssées dans la terre battue. Personne
ne les enjambe. Pour accéder au centre, un petit chemin de pierres ouvre
un passage à partir du cercle externe. Les participants, la plupart vêtus de
blanc, s’installent autour du cercle externe et s’asseyent sur de petits
rondins de bois. Jacob en désigne un à Abraham. Son guide s’assoit juste à
côté de lui et se penche à son oreille :
— Regarde, écoute, tu comprendras vite.
Abraham n’osant parler, acquiesce de la tête. Au centre des cercles se
trouve un petit tabouret sur lequel est posé un tissu soigneusement plié.
L’un des adeptes en interpelle un autre :

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— H’aver Shlomoh, tu es le guide aujourd’hui.
L’homme se lève et emprunte le chemin de pierres qui conduit au centre, tel un rayon
d’infinie lumière traversant les dix Sefiroth. Abraham fait le rapprochement entre ces cercles
et la spirale, ainsi qu'avec la Ménorah de pierres de Nathan le prophète. L’homme déplie le
tissu et s’en recouvre en s’asseyant. Abraham est surpris, car ce châle de méditation n’est pas
blanc, mais de la couleur de son calot. À ce signal, tous les participants se recouvrent de leurs
châles blancs. L’homme commence une succession de bénédictions, de louanges, de
remerciements que le groupe consacre par un son à chaque pause. Ces bénédictions ne sont
dans aucun des livres de prières qu’il connaît, mais certaines lui sont familières, car il les a
déjà entendues de la bouche de Nathan. Puis quelques participants se saisissent de sortes de
tambourins et commencent une succession d’évocations rythmées, plutôt ésotériques. Cela
fait, commencent des combinaisons de lettres vocalisées. Abraham reconnaît les grilles de
combinaisons établies par le Rabad dans son commentaire du Livre de la Formation. Toutes
ces pratiques durent un temps assez long, qu’Abraham ne voit pas passer. Enfin, le silence se
fait. Les tambourins sont rangés. Il entend les participants s’appliquer à des respirations. Cela,
il sait le faire et comprend que tous se préparent à entrer en contemplation, sans doute comme
Nathan le lui a appris.
Alors qu’il s’ouvre à la plénitude, quelque chose se passe qui est sans doute le fait du
lieu et du groupe. Un peu comme si un Shéfâ venait de se libérer. Il voit les cercles devenir
lumières tournoyantes. Voici dix sphères de lumière qui tournent les unes imbriquées dans les
autres. Des formes humaines apparaissent. Ils les voient ! Ils sont là ! Le Rabad, le Sagui
Nahor qui méditent avec eux ! Une autre présence lumineuse les accompagne, elle possède
tellement de faces qu’elle paraît sans visage. Serait-ce le Métatron ? Abraham prie pour que
cette méditation ne s’arrête jamais. Et puis c’est le silence. Une plénitude où pensées et
images ne peuvent errer. Ce n’est pas le silence auquel on peut s’attendre, car il entend le
craquement produit par la pression des briques des murs, le tremblement sous lui de la vitalité
de la terre. Dans le ciel, le frottement des nuages qui se frôlent. L’onde des flots de sang qui
parcourent ses veines et ses artères. Il entend tout, pourtant il est dans la plénitude du silence.
Une cloche retentit, les participants amplifient leurs respirations et
mobilisent leurs corps. Le guide prononce quelques bénédictions. Se lève.
Replie soigneusement le châle qu'il dépose sur le tabouret. Il sort du cercle
et tous se lèvent et le suivent silencieusement en direction de la sortie. Ils
semblent tous prendre le plus de précautions possibles pour ne pas
disperser l’énergie du lieu, comme pour la retrouver tel quel le lendemain.
Une fois sortis, tous brisent le silence, rient, discutent et échangent sur
l’expérience.
— Rabbi Aboufafia, tu m’as semblé plutôt à l’aise, tu avais déjà assisté à ça ?
demande Jacob.
— Certaines choses me sont familières, car je les ai reçues de mon Maître Nathan.
Mais je n’ai pas encore tout bien intégré.
Le soir même, après le souper, alors qu’Abraham s’apprêtait à aller
explorer les rayons de la bibliothèque. Le rav Yonah l’interpelle :
— Abraham Aboulâfia, mon père a émis le désir de ta présence. Il serait honoré si tu
consentais à lui accorder un peu de ton temps.
— « Il serait honoré si je consentais à lui accorder un peu de mon temps » ! C’est le
monde à l’envers ! lance Abraham stupéfait par la formulation. Il m’accueille, me
nourrit, me loge, m’ouvre son cercle et m’accorde intérêt. S’il dit qu’il est
« honoré », je n’ai, hélas, plus de mots assez forts pour répondre à un tel : … ?

115
— Suis-moi, dit Yonah en souriant. On va passer par l’extérieur.

◆◆◆

Les deux hommes sortent par le porche qui donne sur le passage en
zigzag et se dirigent sur la gauche. À quelques pas de là, une porte donne
sur une autre aile du bloc de bâtiments. Abraham, le sait, il s’agit de la
maison construite par le Rabad, où est né le Sagui Nahor. À présent, Rabbi
Ashér est le Maître des lieux. Yonah invite Abraham à pénétrer dans la
demeure familiale. Celui-ci n’aurait jamais connu plus d’émotions s’il était
entré dans le Temple du Roi Salomon. La maisonnée semble joyeuse, de
petits rires se font entendre dans la pièce du fond du rez-de-chaussée.
Yonah en désigne la porte ouverte :
— Ici se trouve le centre vital de notre académie, c’est la salle que les femmes se
réservent. En principe, on n’y entre pas, mais viens je vais te présenter.
La salle est éclairée d’un foyer et de lampes à huile. Un groupe de
femmes joyeuses s’y activent : filage, tressage, couture.
— Je vous présente Rabbi Abraham qui vient de Navarre et marche vers la Terre
Sainte. Abraham, voici ma mère Judith, mes tantes Esther et Ruth et quelques
visiteuses qui accompagnent leurs pères ou leurs maris. La plus lointaine nous
vient de Grèce, je te présente Tsiporah de Patras. Elle accompagne son père Rabbi
Yehoudah Kalonymos.
La jeune fille le transperce de son regard, Abraham ressent un choc,
son cœur bas plus fort. La jeune fille rougit, baisse la tête et retourne à sa
place. Cela, sous l’œil amusé de Rabbi Yonah.
— Bon, les présentations sont faites, mon père nous attend.
Abraham le suit, un peu perturbé. Comme si de son simple regard, la
jeune fille avait gravé à jamais son image dans son cerveau. Mais il doit se
reprendre, car l’instant est solennel. Ils gravissent l’escalier qui conduit à
une grande pièce. Un vieil homme est assis dans un coin à la lueur d’une
lampe à huile. Yonah s’adresse à lui :
— Mon père, voici Abraham ben Samuel Aboulâfia.
— Approche mon garçon, dit le Maître avec un sourire accueillant. On me dit que mon
vieil ami Nathan de Malagón, t’a enseigné.
— Effectivement noble Maître, je le connais depuis mon plus jeune âge. Il m’a initié
aux mystères de la Torah et à la contemplation dans le désert des Bardénas. Pour
être honnête, cela s’est fait naturellement et je me rends compte seulement
maintenant de son apport.
— Que devient-il ? Interroge le Maître.
— Il vit retiré de tous, dans des grottes du désert.
— Je l’admire, car il a fait ce que nombre de contemplatifs rêvent de faire. Et son ami
Issacar, que devient-il ?
— Noble Maître, il n’est plus de ce monde. Je l’ai côtoyé depuis toujours et il est mort
le lendemain du jour où il m’a adressé la parole pour la première fois.
— Tu vois, il attendait de le faire avant de partir pour toujours. Tu me fais une très
bonne impression. Tu as intégré le second cercle, mais par l’œuvre de Nathan tu es

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déjà apte à rejoindre notre Cercle Iyoun, notre cercle réservé de contemplatifs. En
principe, il serait préférable de te laisser voyager et patienter jusqu’à ton prochain
passage pour t’y initier. Mais, vois-tu, mon temps s’écourte et je ne pourrai
vraisemblablement pas attendre ta prochaine visite. J’entends qu’il est important
que tu transportes et que tu veilles sur nos mystères. Par conséquent, jeûne, garde
le silence et prie la journée de demain. Nous te recevrons au sein de notre
assemblée. Je dois me reposer un peu à présent.
Abraham salut respectueusement le vieux Maître et se retire. Yonah
descend les escaliers avec lui. Abraham fait le geste d’ouvrir la porte pour
sortir, mais Yonah le retient :
— Passons par les sous-sols à cette heure-ci c’est préférable.
Les escaliers conduisant aux caves partent de la salle des femmes, ce
qui lui permet d’échanger un regard avec Tsiporah, sous les petits rires
retenus des autres filles.

Le lendemain, Abraham assiste aux offices et aux méditations,


participe à quelques travaux ordinaires de la communauté sans prononcer
un mot. Ainsi que le Rav lui a recommandé.
Au cœur de la nuit suivante, quelqu’un le tire de son sommeil, c’est
Isaac ben Jacob qui lui chuchote :
— Viens et prends ton châle de prière, le Rav t’attend.
Sans hésiter, Abraham se lève et suit Isaac. Muni d’une petite
lanterne à huile, ce dernier le conduit dans les dédales du sous-sol en
direction d'une cave dans un secteur qu’on lui avait formellement interdit
d’approcher. Isaac inspecte Abraham des pieds à la tête, replace son calot
dans l’axe et se tourne vers la porte. Il frappe trois coups. Quelqu’un ouvre
la porte et les invite à enter. La salle voutée est illuminée par de multiples
bougies, parfumée de myrrhe et d’encens. Le Maître siège au fond de la
salle, au centre d’un arc formé d’une douzaine de disciples. Abraham est
surpris, car ils ne sont plus habillés en blanc, mais en jaune. Le Maître lui
fait signe d’avancer. Isaac s’adresse au Rav, toutefois il ne l’appelle pas
Asher ben David :
— Rabbi H’amaï, Maître du Cercle du Iyoun, toi qui a pénétré, face à face, le Saint
Palais extérieur pour en extraire les mystères des noms Ehouï et Ararita. Toi qui
connais la façon dont ils rayonnent par le Shém haMeforash. Voici Abraham ben
Samuel Aboulâfia, un adepte qui aspire à progresser dans le sentier tracé par
l’Esprit Saint. Il sollicite humblement cet illustre cercle de le recevoir en son sein et
de pénétrer les mystères du Grand et Unique Nom.
— Est-ce bien cela que tu souhaites jeune aspirant ? Demande le Maître.
— Oui, très honorable Rav, répond Abraham. Mon âme l’implore.
Le vieux Maître se tourne vers l’assemblée et la questionne :
— H’averim, l’un d’entre vous s’oppose-t-il à ce que nous intégrions ce jeune adepte
dans notre cercle ?

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Silence, pas de réponse. Qui ne dit mot consent. Le Maître poursuit :
— Dans ce cas, h’aver Abraham, prend place devant moi, sur ce siège qui fut celui du
Rabad et du Sagui Nahor.
Abraham s’exécute, réalisant difficilement ce qu’il est en train de
faire : s’asseoir sur le « Siège » ! Yonah vêtu de jaune et recouvert d’un
châle lie-de-vin, s’approche et lui oint la tête et quelques endroits précis
d’une huile parfumée. Un autre l’enveloppe dans une volute de fumée de
myrrhe et d’encens. L’assemblée psalmodie un nom sacré inconnu
d’Abraham. Aidé par l’un de ses disciples, le vieux Maître se lève et se
dirige vers Abraham. Il prend un châle blanc et le déplie, en disant :
— Ce talith couvert de rosée céleste est le châle de transmission qu’utilisèrent le
Rabad et le Sagui Nahor.
Il en recouvre la tête d’Abraham et la sienne.
— Nous voici sous l’ohel iyoun (tente de contemplation), où les mystères peuvent se
dirent sans que les humains ni les anges puissent les entendre. Je vais te
transmettre le Nom de la terre dont le nombre est 22 et le Nom du ciel qui unit les
Faces de Dieu. Répète après moi.
Le vieux Maître s’approche de son oreille et lui souffle les Noms.
Abraham les répète avec précision.
— À présent, voici la clef qui ouvre le secret du grand Nom Explicite en 72 Noms,
notre Shém haMeforash. Sans cette clé, les 72 Noms ne sont que 72 coques vides
obscurcissant l’âme et entrainant dans l’errance celui qui les utilise sans y avoir
été préparé – Dieu nous en préserve. Répète après moi et sans défaillir ces noms
qui ne sont qu’un.
Lentement, le vieux Maître prononce chacun des noms par leurs
voyelles, qu’Abraham s’applique à les répéter sans se tromper. Une fois
terminé, le vieux Maître se redresse et confie le châle sacré à un assistant
et retourne s’asseoir.
— À présent, h’aver Aboulâfia, notre frère, accompagne le h’aver Isaac ben Jacob.
Escorté d’une lente évocation de noms vocalisés par l’assemblée,
Abraham suit Isaac en direction de la sortie, puis les deux hommes sortent
et referment la porte. Dehors, les deux tantes de Yonah les attendent.
L’une d’elles tend une tunique jaune à Abraham :
— Tiens, celle-ci doit être à ta taille, enfile-là.
Abraham l’enfile directement sur sa tunique. Cela fait, l’autre tante
lui tend un tissu plié. C’est le même châle que Yonah. C’est un bon
présage, car c’est la couleur du calot de sa famille. Une fois prêt, Yonah
frappe à nouveau à la porte et pénètre suivit d’Abraham. L’assemblée est à
présent disposée en cercle et un siège l’attend. Il s’installe et remarque que
le tapis de sol a été enroulé, laissant apparaître des cercles de pierres
enchâssées dans la terre battue. Il reconnaît immédiatement le motif, c’est
la spirale que Nathan a disposée dans le désert. Le Maître l’interpelle :
— H’aver Abraham, tu as été reçu au sein de notre cercle de contemplatifs. Moi-même
et les H’averim ici présents, allons te transmettre l’enseignement des noms et la

118
façon d’en faire usage dans tes contemplations. Je sais que tu as déjà étudié notre
Séfer Iyoun et notre traité de La Source de Sagesse. Mais tu en comprendras plus
précisément les mystères quand nous t’en aurons livré les secrets.
La Kabbalah possède plusieurs niveaux d’expérience, beaucoup
ne peuvent dépasser le premier niveau. Le cœur des enseignements
ésotériques de ce cercle remonte à la nuit des temps. Notre premier
initiateur est Joseph, le Maître des rêves, fils de Jacob, qui sauva
l’Égypte. La chaîne des transmissions de bouche-à-bouche n’a jamais
été rompue. Chacun des membres de cette assemblée a pour devoir de
faire perdurer cela après ma mort. De plus, mes visions m’ont montré
que ce lieu disparaîtra. C’est pourquoi vous devez retourner chez
vous et préserver ce souffle. Le h’aver Yehoudah va repartir en Grèce
à Patras, le h’aver Isaac à Ségovie. En ce qui te concerne, h’aver
Abraham, j’ai vu que tu es comme un arbre qui meurt chaque hiver et
refleurit chaque printemps. Je vois tes fleurs renaitre pendant huit
cents ans.
À présent, écoute les précieux mystères que nous devons te
communiquer.
Plusieurs heures durant, le nouveau h’aver reçut des enseignements du Maître, mais
également de la part des autres membres de l’assemblée. Une longue contemplation
collective, selon une méthode du cercle, mit fin à l’initiation d’Abraham. Après quoi, le vieux
Maître, soutenu par son fils et un autre disciple retourna dans ses appartements.
Les adeptes plient leurs tenues et font quelques rangements. L’un après l’autre, les
membres du Cercle Iyoun viennent étreindre Abraham, leur nouveau compagnon sur le
sentier de la lumière. Puis le groupe regagne les quartiers communs, pour aller prendre l’air
sur la terrasse. Le milieu d’après-midi est bien engagé. Cela signifie que l’initiation a duré
près de douze heures ! Abraham respire et contemple la luminosité du ciel bleu. C’est un
homme nouveau, plus rien ne sera comme avant, il est maintenant le maillon d’une chaîne
dans laquelle passe le flux du souffle de Jacob le Maître des rêves et de bien d’autres sages
prestigieux. L’un des h’avérim se place à ses côtés et admire avec lui le beau paysage.
— H’aver Abraham, je me nomme Yehoudah Kalonymos de Patras situé dans le
Péloponnèse, l’ancienne Apia des Grecs.
— Je me nomme …
Yehoudah le coupe aussi sec :
— Je sais qui tu es : Abraham ben Samuel Aboulâfia de Tudèle en Navarre, brillant
érudit et universitaire, en route pour la Terre Sainte, animé de l’espoir de
découvrir le fleuve Sambation … tu portes en permanence un calot couleur lie-de-
vin qu’il faudrait repriser…
— ???
— Ça t’étonne que je sache tout ça ? Figure-toi que ma fille Tsiporah m’a annoncé ces
informations capitales, à peu près dix fois depuis hier.
L’homme rit aux éclats, devant un Abraham fort gêné et qui ne sait
quoi répondre.
— Nous sommes des Juifs romaniotes issus du judaïsme hellénistique, qui s’est
construit après l’exil de Babylone. Si tu cherches des tribus, sache qu’elles ne sont
pas toutes de l’autre côté du Sambation. Tu en trouveras une à Patras. Nouveau

119
rire.
— Je n’ai croisé votre fille qu’une fois chez le Rav, hier soir et je ne lui ai pas parlé.
J’espère que ses propos à mon sujet ne vous ont pas contrarié. Sans vous manquer
de respect, je dois avouer qu’en la croisant, j’ai songé à l’expression du Roi David
lorsqu’il vit Bath-Shévâ : « HaIshah tovath maréh méod » (Une femme très belle à
voir).
Yehoudah éclate encore de rire :
— Mais à cet instant, Bath-Shévâ se baignait toute nue !
Réalisant ce qu’il venait de dire, Abraham rougit et ne sait plus où
regarder. Il tente de changer de conversation :
— Heu… Hum … Je ne connais pas les romaniotes. Avez-vous des coutumes
particulières ?
— Nous possédons notre rite propre, notre langue propre et d'autres particularités.
Nous avons réalisé les premières traductions grecques de la Bible et sommes à
l’origine des premières tentatives d'intégrer la philosophie au judaïsme. Notre plus
brillant représentant est Philon d'Alexandrie. Qui soit dit en passant, est l’un des
maillons de notre chaîne initiatique. J’ai introduit chez nous la Kabbalah du Sagui
Nahor, ainsi que des traités de ton pays que tu connais sûrement : Le Séfer ha-
Temounah, le Séfer Peliyah, le Séfer ha-Qanah, le Séfer Évén Saphir.
— Oui, je les connais, ils sont très diffusés en Castille, en Catalogne, en Aragon et en
Navarre.
— Lorsque tu en auras fini avec le Sambation, viens nous visiter à Patras, en
remontant par le Sultanat de Roum. Tu verras, nous développons une Kabbalah
extatique qui fait écho à l’Hésychasme chrétien. Soutenue par une mystique de la
rédemption tournée vers Métatron. Je devine que tu aimeras. Nous retournons chez
nous dans quelques jours par terre et par mer.
— Merci pour cette invitation. J’avais prévu de rentrer en Navarre ensuite, mais sait-
on jamais. La Grèce me semble très attrayante.
Yehoudah se dirige vers l’escalier étroit, pour quitter la terrasse.
Avant de s’engager, il lance à Abraham :
— Va demander à ma fille Tsiporah de recoudre ton calot. Elle pourra aussi te parler
de nos coutumes et même de notre Kabbalah. À force de me suivre et de me côtoyer,
elle connaît beaucoup plus de choses que tu n’imagines.
Abraham aimerait bien, mais jamais il n’osera aller lui demander. Il
prend la direction du dortoir avec l’intention d’y prendre un temps de
pause, la journée fut extraordinaire, mais aussi très longue et très
éprouvante. Au détour d’un couloir, une jeune voix l’interpelle :
— Abraham Aboulâfia !
Il se retourne, c’est Tsiporah.
— Mon père vient de me dire que tu souhaiterais que je recouse ton calot.
— Euh … non, enfin euh … oui. C’est-à-dire que c’est lui … mais
bon…
Elle se saisit du calot et s’installe sur un coin de table pour le repriser.
— Il paraît qu’après la Terre Sainte, tu nous rends visite à Patras. Je suis sûre que ça
te plaira. Je te ferai visiter.
— Euh … non, enfin euh … oui. C’est-à-dire que …
— Est-ce que tu connais le langage grec ? Nous autres romaniotes parlons une langue

120
qui mêle l’hébreu et le grec : le yevanic que nous écrivons avec des caractères
hébreux.
— Je connais le grec littéraire, répond enfin Abraham, je ne suis pas certain de
pouvoir le parler.
— Si tu veux, nous pouvons parler en grec, ça t’exercera pour ton séjour. Propose
Tsiporah. Tu devrais pouvoir apprendre facilement le yevanic.
— Donne-moi un exemple de yevanic, demande Abraham.
— Dis-moi une phrase en hébreu, je te la traduis, répond Tsiporah.
— Très bien, regarde ce Livre de Jonas ouvert sur cette table, le second verset : «
Qoum lék’ él-Ninvéh ha-îr ha-gdolah (Lève-toi, va à Ninive, la grande ville).
— En yevanic, on le dit ainsi : « Anásta, pοrevghu pros Ninve tin boli tin megháli ».
— C’est davantage grec qu’hébreu, constate Abraham. Mais c’est beau.
— Voilà ton calot prêt à retourner sur ta tête. Le mien est vert avec des broderies, ils
se ressemblent un peu.
— Mes sœurs en portent aussi avec des broderies. Mais elles n’ont pas comme toi de
gilet court assorti à la couleur du calot.
— C’est typique chez nous, précise Tsiporah. Je dois à présent aller rejoindre
Maîtresse Judith.
Kalinikhta (Bonne nuit) Abraham Aboulâfia ! Lui souhaite-t-elle en s’éloignant.
— Laïla tov (Bonne nuit) Tsiporah Kalonymos !

◆◆◆

Les deux jours qui suivent, Abraham en profite pour mettre de l’ordre dans sa tête. Il a
entendu nombre de choses importantes et s’exerce à une méthode qui lui a été transmise. Cela
ne l’empêche pas de participer aux offices, aux évocations du second cercle et aux
contemplations en compagnie des h’avérim du Cercle Iyoun. Journées d’autant plus chargées,
qu’il apporte aussi son aide aux tâches quotidiennes des résidents.
Le dernier soir, il fait le tour des bâtiments pour saluer tout le monde.
Le rav Yonah lui transmet la bénédiction de son père. Isaac et Jacob
l’exhortent à venir avec eux à Ségovie pour créer ensemble une école de
Kabbalah. Il croise Tsiporah et son père :
— Abraham ! Tsiporah m’a dit que tu avais commencé à apprendre le yevanic dans
l’intention de nous rendre visite très bientôt.
Tsiporah baisse les yeux, Abraham est une fois de plus gêné devant
son père qui ajoute :
— Nous serons à Patras dans un mois et nous y resterons.
— Si la Providence combine les événements dans ce sens, alors se sera avec joie,
répond Abraham.
L’un des résidents l’interpelle :
— Rabbi Aboulâfia, je te cherchais. Sache que demain matin un Maître charpentier et
ses apprentis prennent la route de Saint Gilles. Ils ont terminé leur ouvrage sur
l’oratoire. Tu peux marcher avec eux. Surtout qu'avec eux, nul besoin de payer
l'octroi. Leurs corporations en sont exonérées.
Tsiporah qui écoute la conversation, dit à son père :
— Hum, un charpentier et un boulanger, ça me rappelle quelque chose. Oui, tu sais ce
charpentier dont le fils est né dans une boulangerie (Beith-léh’em).
— Tsiporah ! ça ce n’est pas moi qui te l’ai enseigné. Bonne route Abraham !

121
- Abraham ben David de Posquières, dit Rabad -

◆◆◆

122
Le tracé de Saint-Gilles
Chapitre XIII

C'est avec une certaine mélancolie qu’Abraham quitte ses compagnons du


cercle Iyoun. S'il n'avait pas cette mission à remplir, il serait resté bien plus
longtemps. Ce lieu est unique, là s’y trouve réuni tout ce qu'il aime de la
spiritualité. Assurément, il reviendra et fera l'expérience d’une résidence
plus longue.
D'autres compagnons l'attendent près de l’Oratoire. Des compagnons
charpentiers, on les dit experts dans le tracé et dans l'harmonie des
proportions.
Le point de rendez-vous n'est qu’à quelques pas. Un homme roux,
cheveux et barbe en bataille se tient appuyé sur son bâton. Cinq jeunes
hommes l'entourent et discutent entre eux. L’homme présente davantage
une apparence de berger que de charpentier. Abraham arrive à leur
hauteur, les six hommes se retournent dans sa direction.
— Voilà le Rabbin, indique l’homme aux artisans.
— Salutations messieurs, merci de m’accueillir dans votre ribambelle. On m’a dit que
le chemin n’est pas sûr.
— Avec nous, il l’est, corne de bouc ! Quelle malgaigne oserait tâter du bâton de
solides charpentiers ? Cela nous dégourdirait un peu et agrémenterait notre
voyage, foutre de Dieu ! lance l’homme en regardant ses compagnons.
À ces quelques mots, Abraham comprit qu’il allait enrichir sa
connaissance de la langue française de quelques interjections dont il ne
ferait, sans doute, jamais usage.
— Mon nom est Abraham Aboulâfia, je ne ferai qu’une petite étape à Saint Gilles, car
je dois rejoindre Marseille pour y embarquer en direction de la Terre Sainte.
— Mordiable ! Pourquoi aller si loin ? On dit que Saint Gilles a autant de valeur
spirituelle que Jérusalem et le Vatican réunis. En plus, c’est nous qui avons édifié
les charpentes de cette abbatiale, pour les saintes couilles du Pape.
Abraham le Juif, semble être le seul choqué par les jurons sacrilèges
du charpentier, toute l’équipe rit à gorge déployée à l’écoute de ces
blasphèmes et en redemande. Fort heureusement pour ses oreilles, il y a
moins de quatre heures de marche. L’homme se présente :
— Rabbin, mon patronyme est Gaëtan Dautan, dit « Anjou la prudence », je suis
Maître compagnon charpentier. Voici mes tâcherons : Toulouse l’intrépide, mon

123
contremaître, mes deux ouvriers et mes deux apprentis, que j’enseigne sur la route,
d’ouvrage en ouvrage. Allez, la gaigne, en route !
Abraham marche à côté du Maître-compagnon, suivi de son équipe.
— J’ai entendu dire que vous marchiez toute votre vie durant, de pays en pays pour
construire les édifices sacrés.
— Chiabrena ! On construit aussi des synagogues. On se demande bien pourquoi, si ce
grippeminaud de Roi Louis ne pense qu’à vous envoyer au malfé.
— Vous allez construire un édifice à Saint Gilles ? demande Abraham.
— On y est déjà allé, mais cette fois nous y retournons pour mettre les pierres en
tension.
— Ah bon ? Comment cela se passe-t-il ?
— Je vais t’expliquer et vous aussi mauvaise troupe, écoutez, ça ne vous fera pas de
mal. Surtout vous, les deux apprentis.
Il désigne deux jeunes adolescents à Abraham
— Tu vois, nous avons des noms de compagnons, moi c’est « Anjou la prudence ».
Pour l’instant, si ces deux-là continuent comme ça, celui-là je vais l’appeler
« Bourgogne j’ai perdu mon maillet » et celui-là « Poitou j’ai coupé trop court ».
Bon, voilà comment on travaille.
Lorsque la construction d’une cathédrale, ou autre, est décidée.
Le Maître d'ouvrage doit d’abord établir le lieu et l’orientation. Cela
prend une année. Un terrain plat est apprêté et des poteaux sont
disposés. Le mouvement des ombres du Soleil est relevé lors des
équinoxes et des solstices. Cela permet de déterminer l’orientation et
la forme du bâtiment. On détermine aussi précisément la valeur de la
coudée spécifique du lieu. Le Maître-d’œuvre trace les fondations sur
l'esplanade et les lignes de force.
Ceci fait, nous, les compagnons charpentiers, arrivons et édifions
les structures. C’est à nous que revient la charge de la géométrie du
lieu, des proportions dorées et des volumes. Lorsque la charpente
d’échafaudage est terminée, nous reprenons la route pour aller bâtir
une autre structure ailleurs.
Interviennent alors les compagnons tailleurs de pierre qui
assemblent les blocs selon leur art. Cette entreprise peut durer
plusieurs dizaines, voire centaines d’années.
Lorsque la pose des pierres se termine, les compagnons tailleurs
de pierre se retirent et partent pour un autre chantier. C’est là que
nous revenons pour retirer la charpente d’échafaudage et tendre les
pierres. Selon la nature de la construction, ce sont les générations
suivantes de compagnons qui en ont la charge. Par exemple, l’année
dernière, nous étions à Cologne pour monter une charpente, mais au
vu du chantier, ce seront sans doute « Bourgogne j’ai perdu mon
maillet » et « Poitou j’ai coupé trop court » qui s’en chargeront.
C’est difficile à croire aujourd’hui, mais ils seront devenus Maîtres

124
charpentiers. Le chantier de Saint Gilles a été dirigé par mon Maître
« Béarn la patience » et c’est moi qui viens le terminer.
Dès demain, nous allons tendre les pierres. Cela demande un
grand savoir-faire. Lorsque mon Maître a construit la charpente de
l’échafaudage, il a placé celui-ci sur de grands et solides sacs de
sable. Actuellement, les voûtes et les renforts de pierres reposent sur
notre charpente. Nous allons crever les sacs et évacuer le sable. La
charpente va descendre et les pierres vont peser les unes sur les
autres. L’édifice sera maintenu par ses propres forces, qui se
répondront les unes aux autres. Nous pourrons alors retirer toutes les
poutres et repartir.
Mais ce n’est pas terminé. Un édifice sacré est un instrument de
musique, il est donc nécessaire de l’accorder. Pour ce faire, un
compagnon Maître du chant des pierres intervient pour briser
certaines parties. Car, en raison de ses proportions dorées, l’édifice
est si parfait que les forces se taisent et il ne chante pas. Sa perfection
le rend muet. Alors le Maître, à l’aide d’un marteau pointu, brise
quelques angles. Il provoque des imperfections et l’édifice commence
à chanter.
Abraham ne peut s’empêcher de faire des liens avec les combinaisons de lettres et le
miroitement des Sefiroth. Ce qu’il vient d’entendre est passionnant. C’est un savoir-faire
initiatique. Il remarque aussi une chose, lorsqu’Anjou la prudence parle de son art et enseigne
à ses disciples, il ne profère ni jurons ni blasphèmes.
— Ventre-Dieu ! Un petit encas serait bienvenu. Parler ça donne faim, nom de ma
pendeloche !
L’enseignement est donc terminé. Abraham tente de ramener les
propos hors de la zone blasphématoire :
— Merci pour ce partage. L’idée que la perfection ne vibre pas répond bien à la
langue hébraïque. Nous appelons ce qui est parfait : « tam ». Si on lit le mot à
l’envers, il devient « mat » : la mort. En effet, la perfection fige, car il n’y a plus
rien à accomplir ou à vivre. Le marteau du Maître de la pierre, c’est le
questionnement. Pour faire vibrer la perfection, il faut sans cesse la remettre en
question, la briser.
— Ça c’est lorsqu’on a atteint la perfection, rétorque Anjou la prudence. Mais pour y
parvenir, il est nécessaire que le trait et les proportions soient absolument parfaits.
C’est cela que j’enseigne aux apprentis, ils doivent avoir un geste parfait.
À présent, je dois enseigner un peu de géométrie aux
compagnons. Tu peux écouter si cela t’agrée. Nous allons voir
comment partager un cercle en cinq parties parfaitement égales.
Sachant que nous n’utilisons qu’une règle et un compas.
Tout en marchant, le Maître-charpentier explique le tracé sans prendre la peine de
s’arrêter pour le matérialiser sur le sol. Les disciples sont, de fait, tenus d’apprendre par
visualisations et en effectuant mentalement les procédés. Abraham trouve impressionnante
cette façon de faire. Il fait une analogie avec le philosophe Aristote et son école

125
péripatéticienne, où le Maître enseignait en marchant. Mot issu du grec peripatetikós : se
promener. Maître Anjou la Prudence décrit la procédure par laquelle il est possible de tracer
un pentagramme selon le mystère de la proportion dorée. La clé numérique de l'harmonie du
monde, que les anciens Grecs symbolisaient par la lettre Phi. Le Maître utilise l'espace pour
dessiner un tracé invisible, que les disciples parviennent à « voir » aisément dans les
moindres détails. Abraham tente de suivre, mais perd rapidement le fil. Pourtant, il est
coutumier d’un exercice mental similaire avec des combinaisons de lettres. Ce qu'il ne tarde
pas à faire, après avoir décroché des jeux de rapports de proportions des charpentiers. Chacun
est Maître en son art. Il s'intéresse au rapport symbolique qui réunit la lettre grecque Phi et la
lettre hébraïque Pé, qui est aussi un Phé. Dans les deux alphabets, elles écrivent le nombre
80.
— As-tu suivi Rabbin ?
— J’avoue que non, tu m’as perdu lorsque tu as projeté les tracés hors du cercle.
— Alors, on va t’appeler « Navarre tourneur de cercle ».
« C’est assez juste » pense Abraham. « J’aime faire tourner la roue
des lettres sans me disperser, car l’infini se trouve au centre ».
— Ce dont j’ai parlé est la clé des proportions dorées. Sans sa connaissance, nos
édifices n’auraient ni solidité ni beauté. En 1252, j’ai croisé un dominicain
napolitain du nom de Thomas d’Aquin de l’université de Paris. Il était venu visiter
l’un de nos chantiers. Contemplant les polyèdres que forment nos structures de
support, il a eu cette phrase : « Les choses qui sont dotées de proportions correctes
réjouissent les sens ». Depuis, je suis persuadé que les femmes sont le représenté du
Nombre d’Or.
— Je ne suis pas certain que ce dévot érudit pensait à cela lorsqu’il te l’a dit. Modère
Abraham.
— Mouais … grogne le compagnon dubitatif. Il est vrai que ces moines ont plutôt
tendance à brûler ce qui les dépasse et les excite.
— Puis-je te consulter au sujet d’un graphisme qui me semble aller dans le sens de
l’enseignement que tu viens de dispenser ? Questionne Abraham. Car, la division
du cercle n’y est pas aisée.
— Je t’en prie, nous aimons résoudre de nouveaux problèmes. Écoutez tous l’énoncé,
nous allons tracer en commun.
— Voilà, commence Abraham : Notre alphabet compte vingt-deux lettres, que nos
sages ont disposées autour d’un cercle. Chaque lettre trace une ligne de contact
avec les vingt et une autres. Au final, cela fait un tissage de lignes, formant une fine
résille. Comment partager ce cercle avec exactitude, pour obtenir une résille
parfaite.
— C’est une bonne question ! s’écrie le Maître. Car il ne nous a jamais été demandé de
réaliser ce partage du cercle. La seule référence de départ est un cercle et une ligne
courant du premier point au onzième. Dix points d’un côté dix de l’autre. Cela nous
enseigne que la résille du Rabbin sera constituée de dix étoiles imbriquées les unes
dans les autres. Mais attention, le compas, malgré sa perfection, nous conduira
vers une approximation qu’il faudra rectifier. En effet, le nombre 22 divisé par le 7
des jours de la création donne 3,14. Une approximation de la valeur Pi auquel il
faut rendre sa valeur universelle. Nous devons en découvrir le mystère. Au travail
compagnons !
L’écoute de cet énoncé du Maître exalte Abraham : Les combinaisons des vingt-deux
lettres forment dix étoiles. Elles sont donc bien le fondement des dix Sefiroth Belimah,
comme l’enseigne le Livre de la Formation. Pendant ce temps les charpentiers, toujours en
marche, sont entièrement plongés dans leurs tracés, qu’ils accompagnent de gestes de mains,
de bras, de têtes. S’ils n’étaient pas en train de marcher, on croirait assister à une pratique de

126
méditation extatique. À l’approche de Saint Gilles, le contreMaître se fait entendre :
— Maître Dautan, l’accès à la forme est tracé dans mon esprit.
— Bien, répond le Maître, conduis-nous dans ton tracé.
Le contreMaître se lance dans l’explication. Abraham est très vite
dépassé et préfère attendre la conclusion. Ceci fait, le Maître s’adresse à
lui :
— Voilà Rabbin, nous avons tous le tracé de ta résille dans la tête. Il y a bien dix
étoiles imbriquées. Nous arriverons tôt à Saint Gilles, l’un de nous va t’en réaliser
le tracé. Viens demain matin au chantier, il est juste à côté de la juiverie. Je te
montrerai un mystère concernant cette construction.
Abraham les remercie chaleureusement de leur aide et pour tout ce
qu’il a entendu au sujet du tracé et des proportions. Puis se dirige vers la
juiverie de Saint Gilles. Une odeur de cuisson atteint ses narines, il la suit
jusqu’à sa source. Un homme est occupé à couper du bois devant un four.
— Shalom, je me nomme Abraham ben Samuel Aboulâfia, je viens de Navarre.
L’homme le toise et lui répond :
— Avec un nom pareil, tu dois faire le même métier que moi.
— C’est avant tout le métier de mon père et de mon frère, mais je sais m’y appliquer à
l’occasion.
— Sois mon hôte, tu nous parleras de la Navarre.
Abraham le remercie pour son hospitalité si spontanée et lui propose
de l’aider dans son ouvrage. Ce que l’homme accepte comme un cadeau
du ciel. Comme promis, le soir arrivé, l’hôte raconte la vie à Tudèle et les
péripéties de son voyage. L’homme, sa femme et ses enfants restent
bouches bées et en oublient leur bol de soupe qui refroidit. L’homme met
aussi à profit l’érudition du visiteur, pour le questionner sur quelques
points de la Torah. Ce à quoi Abraham se plie avec grand plaisir.
◆◆◆

Le lendemain matin, il se lève tôt. Officiellement pour aider son hôte,


mais cette journée est importante. C’est aujourd’hui qu’il atteint la tour
templière de Méjanes, estimée à trois ou quatre heures de marche. Il pourra
enfin délivrer le précieux message et poursuivre sa route. Il suivra pendant
une heure la route des pèlerins et ensuite bifurquera sur la droite pour
s’engager dans les terres sauvages de l’île de la Camargue. Mais avant de
partir, il doit se rendre au chantier.
Le soleil à l’horizon relance les activités de la ville, le bruit du
chantier se fait entendre. Abraham prend congé de ses hôtes et part
retrouver l’équipe de charpentiers. La construction de l’abbatiale est très
avancée, certaines parties sont depuis longtemps terminées et déjà en
fonction. Les différentes corporations s’affairent, il y a des hommes
partout. Abraham cherche à situer les charpentiers, lorsqu’il reconnaît une

127
voix qui résonne à l’intérieur :
— Coquefredouille ! C’est un travail de bouffebique, vous avez cru que je gatouille et
que je ne verrai rien ?
Pas de doute, c’est bien Anjou la prudence. Le charpentier sort de
l’édifice et aperçoit Abraham :
— Ah ! Voici Navarre tourneur de cercle ! Viens mon brave, que je te montre.
Abraham approche avec hésitation, il sait que les Juifs n’ont pas droit
d’accès sur ce genre de site. Le Maître compagnon s’en rend compte,
s’approche de lui et lui tend une capuche d’artisan :
— Tiens, mets ça sur ta tête, ces chapons maubecs n’y verront que du feu.
Paré de ce déguisement, il suit le charpentier à l’intérieur. Lui qui
n’est jamais rentré dans un temple chrétien, est impressionné par les arts
de qualité qui s’y trouvent réunis. La table de travail des charpentiers et
couvertes de tracés à même le bois. Le Maître saisit un feuillet roulé et le
tend à Abraham :
— Tiens, c’est pour toi. Le cercle est parfaitement partagé et les lignes fines se
croisent sans défaut.
Abraham est émerveillé, il tient dans ses mains le graphisme qu’il a
visualisé. C’est la résille qui réunit tous les sons de la Création. Toutes les
paroles et toutes les choses existantes sont là. Il émane de ce feuillet une
certaine magie. Abraham confirme ce qu’avait mentionné le charpentier :
— Je distingue bien dix cercles, comme nos dix Sefiroth.
— Regarde le centre du graphisme, entre le premier et le second cercle.
Abraham fixe le centre et effectivement quelque chose apparaît. Il y a un cercle
immatériel, lumineux entre les fines lignes noires. C’est incroyable ! Certains textes parlent
d’un onzième mystère qui n’est pas une sefirah. On le nomme Daâth, Connaissance.
— Je vous remercie, Maître charpentier, en observant ce simple graphisme, j’ai
l’impression de lire mille livres en même temps.
— Comme quoi, un tracé est préférable à de longs bavardages, dit le charpentier
satisfait. Avant que tu partes, je vais te montrer quelque chose, qui est un peu
comme le cercle immatériel de ton graphisme. Ces constructions sont des navires
pour les âmes et pour les corps. Par conséquent, il y a des portes pour les corps,
mais il faut aussi des portes pour les âmes. Suis-moi.
Il l’entraîne en plein milieu de l’édifice, le sol est fait de dallages
blancs, mais à cet endroit précis, la dalle est noire.
— Si tu poses tes pieds sur cette dalle, ton âme fera en un instant le pèlerinage complet
de Saint Jacques de Compostelle. En revanche, pour ton corps, se sera bien plus
long. En-dessous de cette dalle noire, dans une crypte, il y a la tombe d’Agdius,
qu’ils appellent Saint Gilles. Elle est précisément positionnée sur une porte du ciel.
Le jacquet part de l’église Saint Trophime en Arelate, parfaitement orientée vers
Saint Jacques de Compostelle. Elle ouvre trois portes physiques et deux portes
subtiles : une vers la Jérusalem du bas et une vers la Jérusalem du haut.
Ensuite, le jacquet arrive ici. La qualité de ce lieu est de rectifier, remettre dans
l’axe afin de tirer le meilleur du pèlerinage. Tout a été savamment établi. À l’Est, deux
escaliers à vis font vriller les forces pour ramener le flux vers Saint Jacques de
Compostelle. Car cette construction n’est pas tout à fait orientée Est-Ouest. Une petite
torsion des forces est nécessaire pour rectifier. Cette fonction est assurée par les deux

128
vis. Pour être rectifié, le jacquet doit se placer sur cette dalle et diriger son regard en
direction du parvis. Toutefois, ce n’est pas le milieu du portail qu’il doit regarder, mais
sur la gauche, là où se trouve la statue de Jacques le Majeur. Cette petite torsion le
rectifie et il peut alors poursuivre son chemin. Il se trouve alors dans l’axe : avec Saint
Trophime derrière et devant parfaitement alignés : Lunel, Toulouse, Bayonne,
Compostelle et, plus loin encore, une crique blanche en forme de croissant de lune.
Mais ce n’est pas tout, à sa gauche se trouve Saintes-Maries de Ratis[24]. À Sa droite un
lieu sacré dans les Flandres.
Abraham comprend que ces édifices ne sont pas de simples temples,
mais des vaisseaux capables d’orienter les flux subtils et transformer leurs
visiteurs. Tous ces Maîtres-d’œuvre en détiennent les secrets et se les
transmettent de génération en génération.
— Voilà, Rabbin tu sais tout. Je suppose que tu prends la route d’Arelate, en direction
de Marseille.
Il s’apprête à lui répondre dans l’affirmative, pour ne pas lui parler de
sa mission. Mais cet homme vient de lui ouvrir sa confiance en lui livrant
avec sincérité quelques mystères de son art. Il préfère donc jouer la
confiance et ne pas avoir à mentir.
— Hum, en fait je ne vais pas en Arelate, je dois me rendre à un endroit du nom de
Méjanes.
Le charpentier réfléchit, puis s’adresse à Abraham.
— Ce que tu vas y faire ne regarde que toi. Mais je connais bien la région. Le chemin
pour se rendre de Saint Gilles à la tour templière est vraiment difficile et il te
faudra traverser un grand marais avant le Rhône Saint-Ferréol[25]. Je ne suis pas
certain que tu trouves un gué à cet endroit.
— Sur la carte que j’ai consultée, le chemin semble simple et pas très long.
— Sur la carte peut-être, mais je te le dis, c’est compliqué et très long. Et je ne t’ai pas
parlé des dangers.
Abraham est assez désappointé par ce que le charpentier lui apprend.
Mais ce dernier saisit un feuillet et un fusain.
— Voilà ce que je te conseille, ce sera bien plus aisé et moins éprouvant. Marche
jusqu’en Arelate (Arles), de là prend une embarcation qui rejoint le Rhône Saint-
Ferréol au niveau de Montlong. Tu devras sans doute faire escale à Vilanova de
Arelate les Arles. Là des barges de transports partent chaque jour pour Notre-
Dame de Ratis, l’une d’elles te déposera à la Tour Méjanes. Ça te prendra un peu
plus de temps, mais tu arriveras sain et sauf.
Le Maître-charpentier cherche la position du soleil et dit à Abraham :
— Il est encore tôt, si tu te hâtes, tu peux être en Arelate au zénith, il te suffit d’une
matinée de marche. Une embarcation de transport de bois pour Vilanova de
Arelate part dans l’après-midi. Dis au batelier que tu me connais, il te
transportera. Surtout si tu lui donnes un peu de vinasse, c’est un pochtron. Ce
baguenaud croit que c’est en buvant qu’il empêche le fleuve de le boire. Pas
étonnant que sa femme soit une dévergogneuse.
Allez, assez fratrouillé, pars sur-le-champ !
Fort des conseils « d’Anjou la prudence », « Navarre tourneur de cercles » s’éloigne
de Saint Gilles. Content de cette rencontre insolite et instructive. Il détient à présent un tracé
parfait des combinaisons de lettres, que le Livre de la Formation désigne comme des
« Portes ».

129
◆◆◆

130
Les trois présences
Chapitre XIV

La magnifique ville romaine d’Arelate apparaît majestueuse à l’horizon.


C’est un passage obligé pour les voyageurs. Là se trouve le point de départ
du pèlerinage vers Compostelle. Le Maître charpentier a dit qu’il existe
d’autres départs, mais que seul celui d’Arelate est dans l’alignement
correct. Trois pierres de force sculptées représentant une même face
matérialisent cet alignement : une en Arelate, l’autre à Compostelle et la
troisième dans la crypte de Saint Gilles. La ligne de force était connue bien
avant ces constructions. Un mégalithe marque le point de départ, il est
dissimulé dans un pilier du couvent qui jouxte l’église Saint Trophime.
Mais tout cela n’est pas l’objet de la présence d’Abraham dans cette cité. De plus, il a
de bonnes raisons de ne pas s’y attarder, car une lettre arrivée à Lunel lors de son séjour
signalait que l’inquisition franciscaine s’étendait dans le Royaume d'Arelate et dans la cité
d’Aix, menée par un certain « Frère Maurin ». Ils ne s’attaquent pas encore aux Juifs, mais le
courrier mentionnait qu’ils ne s’en prennent pour l’instant qu’aux : « Amis, bienfaiteurs,
défenseurs de la dépravation vaudoise ou cathare ». Les rapprochements confus allant bon
train dans la tête de ces fanatiques, il est préférable de jouer la prudence.
Sans pénétrer dans la cité, Abraham remonte la berge descendante du
Rhône et finit par repérer une barge chargée de bois. Un homme paraît en
être le timonier. Il l’interpelle :
— Je viens sur le conseil d’un charpentier connu sous le nom d’Anjou la prudence. Il
m’a dit que vous pourriez me transporter jusqu’à Vilanova de Arelate.
— Cette sale trogne est encore de ce monde ? Cornebouc ! On a plus de place et on ne
transporte pas de pietonner. Ventre-Dieu !
Abraham n’ose imaginer les dialogues entre le charpentier et le
marinier. Sur la recommandation du charpentier, il sort une gourde de son
sac :
— J’ai là une gourdasse de vinasse gouleyante, crie Abraham dont les progrès en
français populaire le surprennent lui-même.
— Fichtre ! Tu peux t’asseoir sur les planches là-bas, on largue les amarres par trans
(sous peu).
L’homme se saisit de la gourde et en tire une gorgée. Abraham
s’installe confortablement sur le stock de bois. Il n’a plus qu’à profiter du
paysage et à se laisser glisser sur les flots. Anjou la prudence avait bien
raison, voyager ainsi est aisé et sans fatigue. Cela ne manque pas de lui

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rappeler sa descente de l’Èbre et la dernière vision des êtres chers.
◆◆◆

La barge ne reste pas longtemps sur le fort courant du Rhône. Elle


s’engage sur l’onde plus paisible du Bras Montlong. Au loin, le soleil
s’apprête à flatter l’horizon, comme un caravanier qui prépare sa couche
en étalant de la paille dorée. Soudain une voix retentit :
— Croix de la Valériolle en vue ! Bouléga, bouléga ! Faîtes gaffe !
À l’approche de l’embouchure où le Montlong se sépare en deux bras,
les bateliers sollicitent l’aide de leur passager en lui tendant une gaffe. La
manœuvre consiste à ralentir suffisamment l’embarcation pour ne pas être
emporté dans le bras d’Ulmet. Le timonier habitué au trajet réussit à
s’engager sans heurt dans le bras St. Ferréol.
— Fan de chichourle ! On a encore faillit s’escagasser.
Les flots sont à présent plus calmes et l’embarcation change de berge.
Le bateau accoste au quai de Vilanòva avant la fin d’après-midi. Le site est
un endroit stratégique positionné pour surveiller le trafic fluvial à la
séparation du bras de St. Férréol qui aboutit à Notre-dame de Ratis
(Saintes Maries de la Mer) et à celui d’Ulmet qui longe l’Est du Vaccarés.
Renseignements pris, une embarcation pour Notre-Dame de Ratis quitte le quai en
milieu de matinée et le débarquera à Méjanes. Il est également possible de parcourir le
chemin en moins de trois heures, en marchant le long de l’étang. Il pourrait même arriver à
destination ce soir, mais les Autochtones le découragent de se lancer dans une telle aventure.
Le chemin demande de l’expérience, il y a des zones marécageuses et à cette heure-ci
« mouissalous et arabis » (moustiques) se réveillent. Ça « pougne tambèn ![26] ». D’où la
présence de ces milliers d’oiseaux qui attendent leur repas aérien quotidien.
Vilanòva est un petit village avec un petit fort, une chapelle, un couvent en
construction et des bâtiments agricoles. Le marinier qui le transportera demain, lui conseille
d’aller rendre visite au chanoine de la seigneurie qui a la chapelle en charge. Abraham ne sait
pas vraiment ce qu’est un chanoine[27], il s’y rend en espérant que ce ne soit pas un titre
d’inquisiteur. La chapelle est à l’Est du petit château, un homme vêtu d’une soutane noire
s’affaire à son potager. Abraham se présente avec prudence et respect, sans savoir quel sera
l’accueil de cet ecclésiastique. Le visage de l’homme s’illumine.
— Ah, la visite d’un érudit juif, ce n’est jamais arrivé par ici. Je veux tout savoir de la
sagesse des tiens. Je me nomme Jehan Dejean, je suis le chanoine mansionnaire au
service de la chapelle de la seigneurie de Vilanòva. Ici on dit « lou canounge » (le
chanoine). J’assume le maintien spirituel de ce lieu. Les habitants sont si peu
intéressés par le devenir de leur âme, que j’ai souvent le sentiment de vivre en
ermite. Peu importe ta foi, je serai heureux de t’héberger, si cela te convient.
Quel accueil, Abraham n’a même pas eu le temps de solliciter le gîte.
Le « canounge » invite son hôte à faire le tour des bâtiments. Il tend le
doigt vers une maison forte à l’Ouest.
— Voici le château du Seigneur, mon mécène. Il m’a confié son âme et sa chapelle.
Entre-nous, la chapelle est bien plus facile à entretenir. À toi je peux le dire, car tu
n’es pas chrétien, nous respectons aussi les anciennes croyances du lieu … mais

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chut ! Il place son index sur sa bouche.
Là c’est ma chapelle, elle s’ouvre vers l’Ouest.
Abraham est devant le petit édifice et le contemple. La façade est
ornée d’un oculus logé sous le pignon et d’un fronton triangulaire en plein-
cintre. Deux renforts à droite et à gauche donnent à cette petite chapelle un
aspect imposant. Tel un sphinx d’Égypte muni d’un œil de cyclope sorti de
la Théogonie d'Hésiode. Le chanoine explique :
— L’oculus reçoit la lumière du couchant, la chapelle devient ainsi la gardienne de la
flamme solaire durant la nuit. De la sorte, les ténèbres ne peuvent pas envahir
complètement notre monde. Tu vois, cette petite chapelle fait bien plus pour nos
âmes, que certaines grandes cathédrales dressant aux cieux leur vanité en
abandonnant les âmes à leur sort.
De plus, cet oculus est positionné pour recevoir un rayon de
lumière du Solstice d’été, qui frappe avec précision. Peut-être y ai-je
caché un secret … qui sait ? … mais chut !
Viens, que je te montre où dormir.
Il passe sur une terrasse fleurie, bordée d’arbres et s’engage dans un
étroit sentier. Le chanoine caresse un des arbres de sa main.
— Connais-tu cet arbre ? C’est un tamaris.
— L’arbre que notre Patriarche Abraham a planté près du puits de Béer Sheva,
précise Abraham. En hébreu, le tamaris s’appelle « éshél », c’est un terme qui
évoque la pousse de profondes racines. Le tamaris symbolise la prise de racine en
un lieu, le fait de s’y installer pour longtemps. Le Livre d’Énoch suggère que
l’arbre de la Connaissance était un tamaris.
— Hé ! Rabbin, on a des choses à se raconter !
Le chanoine désigne une petite maisonnette à un quart de mille de la chapelle[28].
— Voilà, moi je loge dans ma chapelle, mais toi tu peux passer la nuit dans la partie
abritée de ce bâtiment en construction. Le seigneur du château m’a commandé la
réalisation d’un modeste couvent, capable d’accueillir neuf nonnes. J’aurai bientôt
des voisines. Pour arriver ici, tu as voyagé sur les poutres de charpente nécessaire
à la construction.
L’endroit est calme et le soleil qui descend à l’horizon offre une
vision splendide.
— J’ai ramassé suffisamment de salicornes pour deux, nous les mangerons ce soir.
Abraham ne connaît pas ce mets, il espère seulement que ce n’est pas un animal interdit
dans la Torah. Il se renseigne :
— Je ne connais pas, quel animal est-ce ?
— Un animal ! Tu n’y es pas. Les salicornes sont ce que le ciel nous offre à manger ici
en abondance. Notre manne en quelque sorte. La salicorne est la « corne salée ».
Une plante sauvageonne des marais nourrissante et naturellement salée. C’est le
moment de l’année où elle est la meilleure, car elle doit se récolter jeune. J’en
mange tous les jours.
Abraham a une pensée pour Nathan le prophète qui se nourrit d’orties. Voici que celui-
ci mange des salicornes. Aucun des deux ne risque de mourir de faim et se contente de la
manne qui leur est offerte. Les deux hommes s’installent sur un banc pour contempler le
coucher de soleil. Chacun, les yeux fermés, célèbre en prières ce moment, chacun selon sa
foi. Sans se concerner, le chanoine et l’adepte entrent silencieusement dans une méditation.

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Abraham voit apparaître les trois lettres qui forment le nom du tamaris en hébreu. Elles se
combinent et chantent à l’unisson. L’alef et le shin qui forment « ésh », le feu, par l’influence
du laméd présente une nature féminine qu’il n’avait jamais observée. Les trois lettres
prennent l’aspect de trois visages féminins. Quand tout à coup. Un des jurons
blasphématoires du charpentier traverse son esprit ! Son sursaut est si brusque qu’il fait sortir
le chanoine voisin de sa méditation.
— Que t’arrive-t-il Rabbin ? Quelque chose t’a effrayé ?
— Non chanoine, un blasphème entendu hier sur la route a jailli dans mon esprit.
— Ah ! s’écrie le chanoine. Comme quoi il faut bien faire attention à ce qu’on entend
et à ce qu’on lit. Privilégier la communion des saints et fréquenter ceux qui pensent
et parlent avec justesse. Un juron est plus difficile à effacer de sa mémoire qu’une
parole de sagesse. Vivre un peu isolé préserve des mauvaises conversations et évite
de se laisser imprégner.
— Eh bien, constate Abraham, après la journée d’hier et de ce matin, j’ai besoin d’un
grand nettoyage.
Puis-je te demander quelles sont les croyances anciennes du lieu,
dont tu parlais tantôt ?
— Oui, bien sûr, répond le chanoine. Entre confrères ! Grand rire. Viens, je vais te
raconter en faisant cuire les salicornes.
Il met un chaudron d’eau à bouillir et s’assoit.
— Voilà bien longtemps, avant même que les Romains arrivent ici, des navires venus
de Grèce de la cité de Phocée et d’Égypte croisaient en mer. Ces Phocéens ont
fondé de nombreuses villes, comme Marseille, Avignon, Agde. Ils transportaient
avec eux le culte d’une déesse-mère que l’on appelle la Grande Artémis. Par leur
intermédiaire, ce culte se répandit de leur terre natale jusqu’en Catalogne. Cette
croyance rencontra une adhésion spontanée des habitants de nos régions, elle
devait sans doute répondre à quelque chose qui résonne dans leur nature. Bien que
notre pays profite d'un bel ensoleillement, notre terre est de caractère féminin et
lunaire. Tu as dû le remarquer durant ton périple, nous sommes faits de sel et de
feu lunaire.
— Oui, répond Abraham, le nom de la ville de Lunel est typique. J’ai vu d’anciens
temples abandonnés et en ruine le long des routes. Je peux même te dire que j’ai pu
observer que mes frères kabbalistes ont modifié la nature talmudique de la
Présence divine, la Shekhinah, pour décrire un aspect féminin de la divinité. Sans
doute influencé par ce qui règne dans les entrailles de cette terre.
— Tout juste, reprend le chanoine. La ville de Marseille est sous l’égide de la Mère
divine. Une onde mystique la traverse. Elle prend sa source dans une grotte qui
surplombe la cité de l’évêque Saint Maximin, elle passe sous cette chapelle, sous tes
pieds et ses affluents se diffusent en Arelate, Saint Gilles, Lunel. En suivant ce
croissant de Lune formé par la côte allant de Marseille à Barcelone.
— Dans ce cas, ajoute Abraham, elle doit poursuivre son chemin jusqu’à mon désert
de Navarre, où se trouve la nuée de cette Présence.
— Sans doute, confirme le chanoine, elle doit même courir jusqu’à Compostelle. Nous
sommes ici sur la terre de la Mère et les religions aussi grandes soient-elles ne
pourront jamais rien y faire. L’homme aura beau faire pour dominer la nature, au
final, c’est elle qui gagnera. Nuire à la terre revient à se suicider et les lois de Dieu
interdisent le suicide.
— Je suppose que Notre-dame de Ratis fait partie de ce domaine féminin.
— Bien évidemment et bien plus que cela encore. Les anciens Égyptiens y ont
débarqué bien avant les Phocéens. Ils y édifièrent un temple consacré à leur dieu

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Râ, dans lequel ils placèrent la barque solaire du dieu, une pointe désignant le
levant et l’autre le couchant. Mais la Terre-Mère en fut irritée et déclencha un
tremblement qui détruisit le temple et chassa le dieu solaire. La barque privée de
son soleil devint un simple croissant de lune. Cette barque lunaire est, depuis, le
symbole de notre île de la Camargue. Le nom Râ fut allongé en Ratis, pour dire le
« radeau ». Puis fut ajoutée sa nature féminine Sainte Mère de Ratis.
Il y a une centaine d’années, ce mythe fut transposé dans la
religion chrétienne, en relatant l’arrivée à cet endroit des trois
Maries sur une barque sans voile ni rame, autant dire la barque de
Râ. Elles se nommaient : Marie-Madeleine, Marie Salomé et Marie
Jacobé. Elles furent accueillies par Sarah la Noire, une puissance
venue de la terre noire d’Égypte restée en ce lieu.
« Je suis noire mais belle », cela doit te dire quelque chose,
Rabbin.
— Bien sûr, Cantique des cantiques chapitre 5 : « Sheh’orah ani venavah ». « Noire je
suis et agréable ». Pour les kabbalistes, c’est la description de la nature
mystérieuse et dissimulée de la Shekhinah, la Présence divine voilée d’obscurité
pour conserver la lumière des âmes au sein des ténèbres.
— Tu vois, Rabbin, c’est bien le rôle de notre chapelle et de son oculus.
Le culte de la Mère est si fortement ancré dans cette terre, que les
autorités chrétiennes ont dû adapter un culte chrétien féminin pour
s'y substituer. Voilà pourquoi depuis cent ans est apparu le culte de
la Vierge Marie. Tous les anciens lieux sacrés antiques ont muté en
des « Notre-dame de quelque chose ». Nos divinités antiques sont
devenues des Mères noires, certains disent Vierges noires, voilées de
noir comme la fiancée du Cantique des cantiques. Oui, cela
ressemble à ta Shekhinah. Ces statues sont désormais cachées dans
des cryptes juste en-dessous des cultes officiels. C’est cela qui est
dissimulé ici sous la dalle du solstice.
Tiens, laisse-moi te servir des salicornes.
Abraham tend son bol, que le chanoine remplit généreusement. Tout
en mangeant, les deux hommes poursuivent leur conversation. Abraham
demande :
— Et le couvent, à qui sera-t-il consacré ?
— C’est un couvent de nonnes contemplatives, répond le chanoine. Il pourra recevoir
jusqu’à neuf religieuses, car il y a neuf portes de la terre à garder. Le seigneur du
château tient à ce que ces sœurs sauvegardes l’esprit de nos traditions. Mais nous
faisons très attention à dissimuler les vieux symboles et à faire bonne figure, car les
inquisiteurs ont décidé d'en finir avec nos anciennes traditions. Ce à quoi ils ne
parviendront jamais, car nous savons les tromper. Par exemple, une barque sera
disposée dans le couvent, eux croiront qu’il s’agit de la barque des trois Maries. Ce
qui ne sera pas faux, mais pas entièrement vrai.
La conversation se poursuivit tard dans la nuit, puis Abraham
s’installe dans le couvent en construction pour y dormir. Une partie du

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bâtiment est assez en état pour y passer une bonne nuit.
◆◆◆

Au cœur de la nuit noire et silencieuse, il est tiré de son sommeil par


des bruits non loin de sa couche. Il se lève et aperçoit des ombres.
— Qui est là ?
Les ombres se retournent et trois visages de femmes noires
apparaissent. Elles sont recouvertes de voiles noirs courant de la tête aux
pieds. L’une d’elles s’adresse à lui :
— C’est toi le kabbaliste qui fait danser et tourner les lettres de la Création dans des
volutes de lumière ?
— C’est une belle façon de le présenter, dit Abraham. Mais comment savez-vous que je
me livre à de telles pratiques ? Je n’en ai parlé à personne ici.
— Nous t’avons entendu chanter les noms de Dieu avant que tu ne t’endormes. Alors,
nous sommes venues à toi.
Abraham, mal réveillé, est quelque peu déconcerté. Il est persuadé
d’avoir à peine murmuré les vocalisations de ses combinaisons de lettres.
Il ne comprend pas comment ces trois femmes ont pu les entendre. En
plus, il n’arrive pas à recouvrer d’idées claires, comme si une partie de lui
ne s’était pas réveillée. L’une des femmes l’interpelle :
— Abraham, enseigne-nous comment vocaliser et animer le Grand Nom de Dieu.
— Vous connaissez mon nom ?
— Qui connaît vraiment son nom ? S’interroge l’une d’elles.
— Bien, nous allons prononcer les vingt-deux lettres avec leurs voyelles naturelles.
Propose Abraham. C’est le plus simple pour commencer.
— Non, l’arrête l’une d’elles, nous voulons évoquer avec toi le Grand Nom de Dieu.
— Mais c’est très difficile, honorables Dames ! Il y a deux cent seize
lettres. Soit vingt-quatre roues de neuf lettres !
— Commence et nous te suivrons.
Abraham s’assoit, les trois dames font de même devant lui. Il se livre
à quelques respirations, qu’elles reproduisent en même temps à la
perfection. Puis laisse les lettres se présenter en tournant pour s’offrir à la
vocalisation. Les trois femmes vibrent avec lui comme une seule voix. Il a
le sentiment que ce sont elles qui le guident et non le contraire. Concentré
dans sa pratique, il lui semble entendre un tambourin qui rythme les sons
et une flute se mêler à leurs voix. C’est une puissante et longue évocation.
L’obscurité de la nuit a disparu, pourtant le jour n’est pas encore monté.
Les voiles noirs des femmes en sont devenus lumineux. Au centre des
roues de lettres : une merveilleuse lumière. Il sait ce que c’est, bien qu’il
ne l’ait jamais contemplée auparavant : c’est la Lumière du Monde à
Venir. Voilà l’objectif de sa quête spirituelle. À cet instant, il le sait : c’est
l’étoile qu’il doit suivre.
La dernière lettre du Nom vocalisée, après un instant de pause l’une

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des femmes rompt le silence :
— Avec toi nous avons consacré ce lieu, ton aide a été précieuse pour ouvrir les neuf
portes.
Abraham comprend l'allusion, ils viennent de mettre en mouvement
vingt-quatre roues de neuf lettres. Puis, comme une seule, les trois dames
se lèvent avec légèreté et s’inclinent à tour de rôle devant Abraham :
— Merci Abraham, je me nomme Hayah (j’étais).
— Merci Zekaryahou, je me nomme Hovéh (je suis)
— Merci Raziel, je me nomme Éhyéh (j’étais)
Les trois visiteuses se fondent en un visage noir de nuit et
s’évanouissent.
◆◆◆

— Hé Rabbin ! Le soleil se lève et ce n’est pas le cas de tout le monde.


Le chanoine l’appelle, Abraham a dormi plus qu’à l’accoutumée.
— Tu ne m’avais pas dit qu’il y avait déjà trois nonnes dans ce couvent.
— Tu plaisantes ? demande le chanoine. À l’allure où progressent les travaux, elles ne
sont pas près de s’installer. Pourquoi demandes-tu cela ?
— Pourtant, cette nuit trois dames voilées de noirs sont venues.
— Sérieusement ? Que t’ont-elles dit ?
— Elles m’ont demandé de pratiquer une évocation kabbalistique, ce que nous avons
fait ensemble.
— Et tout cela te paraît normal ? Elles viennent de nulle part, évoquent avec toi et
disparaissent.
— Non, ce n’est pas normal, tu crois que c’était un rêve ? Pourtant, cela m’a paru des
plus réel.
— Assurément, dit le chanoine, tu as reçu la grâce de la visite de notre Terre-Mère,
sous l’aspect des trois voyageuses arrivées en barque à Ratis. Tu as une sacrée
chance Rabbin. Ce genre de visite est devenu rare de nos jours.
Abraham reste un instant dubitatif, lorsqu’il aperçoit parmi les débris du chantier une
forme qui le stupéfait. Une petite torsade d’argile dressée, avec quatre pierres plates dessus.
C’est la représentation exacte de la Colonne de la Shekinah du désert des Bardenas ! Le
chanoine remarque sa surprise :
Que regardes-tu ? Oh, ça ! Sans doute un ouvrier qui s’est amusé au
lieu de travailler. Après on s’étonne que le chantier n’avance pas. Allez,
viens, il reste quelques salicornes d’hier, ça te remettra les idées en place.
◆◆◆

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La tour du templier
Chapitre XV

Vilanova de Arelate s’éloigne, Abraham distingue la silhouette du


chanoine qui a tenu à l’accompagner jusqu’au ponton, en lui renouvelant
maintes fois l’invitation à repasser par là. Le marinier l'informe qu’avec ce
bon courant, ils atteindraient assez rapidement la Tour Méjanes.
— Je me demande bien ce que tu peux aller faire là, c’est un domaine Templier. Ces
types sont de violents guerriers et des suppôts du Pape. On dit qu'ils ont des
pratiques qui ne sont guère catholiques. Un jour l’inquisition va leur tomber
dessus.
Ne sachant que dire, Abraham répond :
— Justement, je m’y rends pour les remettre dans le droit chemin.
— Tu dois être aussi fol dingo que ce chanoine, qui un jour a essayé de me faire
manger des salicornes ! Alors qu’on peut avoir autant de tellines à gober que l’on
veut.
Espérant que le marinier se contente de cet alibi, il réfléchit appuyé
sur le bastingage, en regardant l’eau ondoyer le long de la coque. Ce qui
s’est passé cette nuit est une chose qui le dépasse. Il a peut-être été le jouet
de visions, mais elles semblaient si réelles. Il en porte encore une forte
émotion. Plus étrange, il connaissait le Grand Nom en théorie, mais ne
l’avait jamais pratiqué. Tout simplement parce qu’il en ignorait la
méthode. Maintenant, il sait le faire.
Il a contemplé des éclats de lumière du Monde à Venir, qui ont incrusté en lui une
étrange force d’attraction qui le pousse à s’y diriger. Il a croisé de nombreux pèlerins en
direction de Compostelle, vers un « Champ d’étoiles », puisque c’est cela que ça signifie. Lui,
son pèlerinage est orienté vers un champ de lumière. Cette étoile, c’est Ur, d’où est descendu
son homonyme Abraham le Patriarche. La Torah dit : « sorti de Ur en Chaldée »[29]. En
hébreu : « meOur kasdim ». Abraham réalise que cela peut se lire : « maor ke-sdim »,
lumineux comme des champs : des champs de lumière. La Lumière du Monde à Venir.
Il ne fait aucun doute pour lui qu’à travers ces trois dames voilées, c’est la Shekhinah
qui l’a visité. Afin de lui montrer son objectif et de lui enseigner la méthode pour l’atteindre.
La Colonne de la Shekhinah dans le chantier en est la preuve. Nulle autre ne pouvait
connaître ses noms secrets. Soudain, il remarque quelque chose qu’il n’avait jamais noté
auparavant. Les initiales de trois noms : Raziel, Zekaryahou et Abraham, forment le mot
araméen : Raza. Le secret ! Sa vie est dans sa main, à présent il doit l’accomplir. Il se
souvient de Maître Nassin lui disant que c’est le chemin qui enseigne. Il réalise à présent la
portée de cette parole.

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◆◆◆

— Rabbin ! Tour Méjanes en vue ! Apprête-toi, nous n’allons pas nous amarrer. Je
vais approcher du bord et tu sauteras sur la rive.
Comme convenu, le marinier frôle la rive et Abraham en profite pour
sauter à terre… et se casser la figure dans des herbes fort heureusement
moelleuses. Il se relève et se secoue. L’embarcation est déjà à distance.
Devant lui se dresse une tour flambant neuf. Il marche dans sa direction et
tombe sur un chemin pavé qui conduit à une stare, c’est ainsi que les
templiers appellent leurs maisons.
Il approche. Le lieu est étonnamment bien entretenu, les chemins
pavés, les jardins et les potagers parfaitement disposés. Un barbu vêtu
d’une tunique noire avec une grande croix rouge sous l’épaule gauche
regarde dans sa direction.
— Pas de maraudeurs ici ! passe ton chemin si tu ne veux pas qu’il t’en cuise !
— Sire chevalier Templier ! Crie Abraham. Je demande audience au chevalier
Roncelin, je suis porteur d’un message venant de la Navarre.
— Approche ! crie le chevalier.
D’autres chevaliers sortent de la stare, les visiteurs sont sans doute
rares par ici. Abraham se demande pourquoi certains portent des tuniques
noires et d’autres blanches. Il s’avance vers les chevaliers, l’un d’eux, en
blanc avec une grande croix rouge sur le cœur, s'approche de lui.
— J’arrive de Navarre. Dit Abraham en le saluant.
— Pourtant, tu es arrivé par le fleuve.
— À Saint Gilles, on m’a averti du danger des marais et de la difficulté à traverser le
fleuve. J’ai donc pensé préférable d’embarquer en Arelate.
— Tu aurais dû aller voir nos frères chevaliers templiers de Saint-Gilles. Ils t'auraient
conduit directement ici, Nous connaissons un passage. Cela t’aurait évité de
séjourner chez ces païens de Vilanova de Arelate.
— Je l'ignorais, Messire chevalier.
— Suis-moi, je vais te conduire auprès de notre Commandeur. Tu es juif n’est-ce pas ?
— Oui, Messire. Je me rends en Terre des enfants de notre Patriarche Jacob.
— Notre ordre a souvent protégé les tiens et nous vous avons évité de nombreuses fois
d’être massacrés. Je suis allé deux fois combattre en Terre Sainte. Et lui…
Il désigne un templier manchot et balafré.
— Lui, y est allé trois fois et y a laissé son bras. Si tu le retrouves, tu pourras lui
rapporter. Grands rires du groupe.
Le chevalier le conduit dans la stare, une maison forte près de la tour.
Il le fait pénétrer dans une grande salle qui semble, entre autres, faire
office de réfectoire. Les murs sont recouverts de trophées et de signes
portant cette croix templière très typique. Ce sont des moines-chevaliers. À
la différence d’une salle de garde où les hommes parlent haut et
grossièrement, il règne ici une certaine quiétude. Les chevaliers se parlent
avec respect dans un langage de qualité. On imagine mal ces hommes se
jeter férocement dans ses terribles combats, qui ont fait la redoutable

139
réputation des Templiers. Abraham ressent très bien que l’onde qu’ils
émanent est celle de gens de prière. Le chevalier interpelle un autre
templier :
— Frère drapier ! Le Commandeur est-il dans la maison ?
— Non, frère Georius, il est dans la grande salle de la tour.
Le chevalier Georius sort, suivit d’Abraham et se dirige vers la tour.
C’est une bâtisse octogonale, qui fait partie d’un réseau de tours
permettant de transmettre rapidement des messages. Les feux de celle-ci
sont visibles d’Arelate et de Notre-dame de Ratis. Les deux hommes
montent à l’étage et s'engagent dans une salle où se tient un homme vêtu
de cette tenue blanche templière, mais de bien meilleure facture que les
autres. Il est en train d’admirer la lumière du soleil à travers un vitrail
circulaire servant de fond à un pentagramme de pierre. La multitude des
couleurs projetées dans la pièce modifie la teinte de tous les objets. Les
tuniques blanches des deux templiers en paraissent multicolores.
— Commandeur, voici un juif de Navarre en route vers la Terre Sainte, il est porteur
d’un message. Il se tourne vers Abraham : Rabbin, voici Le Commandeur Roncelin
de Fos.
— Merci, Frère Georius de Lascours, tu peux nous laisser à présent. Le commandeur
s’adresse à Abraham : Tu es donc porteur d’un message, où est-il ?
— Dans ma tête, Messire. Le Sénéchal Joffret, seigneur de Barlemont m’a commandé
de venir à vous, mais de ne confier le message qu’à Simon de Brion, chancelier de
France.
— Effectivement, le chancelier m’a informé de l’arrivée d'un chiffrement. Nous allons
envoyer un signal, il sera sans doute là dès demain. Tu arrives juste à temps, car le
Pape doit convoquer un consistoire à Rome et notre chancelier sera bientôt
consacré cardinal.
— Je vais m’adresser à un futur cardinal ?
— Oui, Rabbin. Cet homme est aussi important pour notre Ordre Templier que pour
les tiens. Il est un précieux intermédiaire entre le Pape et le roi Louis. C’est un
homme d’humanité et nous sommes prêts à le soutenir pour qu'il devienne le
prochain Pape. En attendant son arrivée, nous t’offrons l’hospitalité. Va voir le
frère Georius, il te dira où t’installer et les endroits qui te sont autorisés.
À sa grande surprise, alors qu’il pensait se retrouver à dormir aux
étables, Abraham est logé à l’écart dans un coin séparé d’une soupente.
Simple mais très confortable. Il se dit qu’après tout, le chancelier peut
prendre son temps. Sur l’invitation du frère Georius, il se rend aux cuisines
pour se restaurer. Le sergent-cuisinier vêtu de noir lui propose de
s’asseoir :
— N’aies crainte Rabbin, je ne te ferais pas manger ce que ta loi t’interdit. Nous
connaissons vos us et coutumes juives. De plus, lorsque les chevaliers de notre
Ordre ne vont pas au combat et se consacrent à la prière et à l’oraison, ils ne se
nourrissent que d’une tranche de pain, d’un bel oignon bouilli et d’un peu de soupe
de panais. Tu mangeras donc comme eux, mais pas avec eux.
Tout cela convient à Abraham, qui apprécie l’accueil de ces chevaliers très éduqués et
connaisseurs de beaucoup de choses au sujet des traditions et des croyances de ce monde. En

140
revanche, il n’arrive pas vraiment à cerner celles de cet Ordre de Moines-Chevaliers. Ce sont
des chrétiens directement au service du Pape. Ils furent créés pour protéger les pèlerins, mais
ici, le long de ce bras du Rhône, il n’y en a pas. Ils font montre d’une grande piété. Mais il
règne ici une atmosphère empreinte d’ésotérisme et un symbole qu’il a croisé l’inquiète. Tout
en étant différent, il règne une organisation qui pourrait faire penser à celle du Cercle Iyoun
de Posquières.
Après s’être restauré, Abraham déambule dans les couloirs et les
salles autorisés. Il analyse avec intérêt tous les trophées qui ornent les
salles, il y remarque des inscriptions avec des alphabets qui lui sont
inconnus. La voix du Commandeur Roncelin se fait entendre derrière-lui et
le surprend.
— Ces mystères t’intéressent, Rabbin ?
— Je n’ai jamais rien vu de tel, Messire. Je découvre le lieu et ne sais comment vous
remercier pour cet accueil auquel je ne m’attendais pas.
— Notre Ordre est très différent des ordres chrétiens que tu as pu croiser. Avec nous tu
ne crains rien. Nous connaissons bien ta religion et en avons même sauvées de
précieuses reliques, que nous conservons en sécurité.
— Des reliques juives, Messire ?
— Le nom de notre Ordre est « Pauvres Chevaliers du Christ et du Temple de
Salomon ». Nous avons donc pour mission de préserver les trésors sacrés du Christ
et du Temple de Salomon. Ce Temple est détruit, mais nous en portons la présence
et la mémoire en nous, par nos prières et nos actes. Partout où se trouve un
Templier, le « Temple y est ».
Abraham ne saisit pas très bien les jeux de langage du François, mais il comprend que
le Commandeur vient de faire ce que le troubadour Guilhem de Montanahgol a appelé
« langue des oiseaux », lors de son passage à Lunel.
— Est-ce à dire que vous détenez l’Arche d’Alliance, le pectoral du Grand Prêtre ou la
Ménorah d'or ?
— Qui sait ? répond le Commandeur en souriant. Il semble qu’avec votre Kabbale,
vous soyez aussi détenteurs de grands mystères de la Création.

◆◆◆

L’échange avec le Commandeur a mis Abraham en confiance. Il tente


d’interroger l’homme au sujet d’une représentation qui le turlupine depuis
qu’il a pénétré dans la stare.
— Messire Roncelin, puis-je, sans paraître importun, vous poser une question ?
— Fais donc Rabbin.
— Je suis intrigué par certains symboles de votre Ordre, mais un en particulier me
questionne plus que les autres.
— Lequel ?
— Celui-ci, on y devine un diable accroupi. C’est étonnant de la part d’un Ordre qui
sert la croix.
— On appelle cela « Baphomet ».
— Êtes-vous adorateurs de cette idole ? demande Abraham avec une certaine
inquiétude, à deux doigts de basculer dans l’effroi.
Remarquant l’œil inquiet de son interlocuteur, le chevalier Roncelin
éclate de rire.

141
— Nous ? Les Chevaliers du Christ, adorateurs du Diable ? Il repart dans un fou rire.
Où es-tu allé chercher une telle ineptie ?
— Alors qu’est-ce donc ?


Que vois-tu dans cette représentation ?
— Je vois un diable accroupi, qui semble patienter en se tenant la tête les coudes
appuyés sur les genoux.
— Que crois-tu qu’il fait ?
— Il réfléchit ?
Nouvel éclat de rire du chevalier du Temple. Qui, avec un regard
songeur les yeux tournés vers le plafond, ajoute :
— Ouais, l’un n’empêche pas l’autre, c’est même propice à l’introspection. Ne t’es-tu
jamais retrouvé dans cette position sur le bord de la route ?
Abraham ouvre de grands yeux, il vient de comprendre :
— Il répond à ses besoins naturels ! C’est ça ?
— Il chie ! dit avec force le Templier. Que veux-tu qu’il fasse d’autre ? Nos châteaux,
nos commanderies, toutes nos bâtisses, sont équipés de voies d’assainissement. Ce
symbole, mon ami, désigne tout simplement l’emplacement des latrines ! Ceci dans
toutes les bâtisses de notre Ordre. Ainsi, un chevalier de passage n’a pas besoin de
demander son chemin, il lui suffit de suivre les symboles en toute discrétion. Cette
explication semble te soulager. C’est le cas de le dire ! le chevalier éclate à
nouveau de rire. Sache que nos frères contendants de l’Ordre Teutonique ont
exactement le même code graphique.
— Oui, vu ainsi cela paraît évident. Pourquoi ce nom « Baphomet » ?
— Tu ne connais pas bien le François, cette langue permet des jeux et des
assemblages. « Baphomet » vient d’une abréviation de « basse fosse met » : le
« met des basses fosses ». La nourriture en haut, est un met noble. Une fois digéré
dans nos entrailles, c’est un mets pour la basse fosse. C’est la place du Diable,
non ? De plus, ce symbole nous rappelle par la même occasion les vicissitudes de
ce bas monde. Et que tout chevaliers blancs du Christ que nous sommes, nous
devons faire face aux réalités de la vie quotidienne et aux bas instincts qui
l’accompagnent.
— Messire, je comprends bien cela. Mais mon peuple connaît des persécutions de
votre Roi, parce que nos symboles, nos coutumes et les paroles de notre Talmud
sont mal interprétés. Je vois que mêmes confondues, les rumeurs continuent sans
faillir leurs chemins de nuisances. Ne craignez-vous pas que les ennemies de votre

142
Ordre utilisent ce symbole pour vous nuire et vous défaire ?
— Qu’ils y viennent ! crie Roncelin. Ils goûteront aux fils de nos épées. Nous avons
vaincu de puissantes armées, ce ne sont pas quelques rumeurs qui auront raison de
nous.
Abraham n’ose partager avec le chevalier la pensée prémonitoire qui
lui vient. Mais il sait qu’une parole peut créer et qu’une parole peut
détruire. Si une parole peut créer un monde, alors elle peut aisément
détruire une armée, aussi riche et puissante soit-elle.
Roncelin interroge Abraham à son tour :
— Dis-moi Rabbin, que disent les juifs au sujet du diable ?
— Ils n’en disent rien, Messire. Le terme est tardif et il n’apparaît dans aucun des
vingt-quatre livres de la Bible.
— Pourtant, nos Évangiles le mentionnent, par exemple dans Matthieu : « Jésus fut
emmené dans le désert par l'Esprit pour être tenté par le diable ».
— Les Évangiles ne sont pas de mon ressort, il ne m'appartient pas d'en parler. Mais
je crois que là, le terme « diable » apparaît tardivement par choix de traduction.
Soit « ut tentaretur a Diabolo » en latin, soit « peirasthinai ypo tou Diavolou » en
grec. Mais, au vu de l’époque et du lieu où cela a été prononcé, c’était de
l’hébreu ou de l'araméen : « lebaêvour ynassehou sham ha-Shatan ». C’est du
Satan dont il s'agit et non du Diable qui n’a pas d’équivalent en hébreu.
— Le Diable c’est Satan, rétorque Roncelin.
— Pas exactement, le Diable est en quelques sortes le nom générique des effets du mal.
Ce n’est pas vraiment Satan. Mais ne jouons pas sur la nuance du mal. Il y a de
plus beaux sujets à aborder.

◆◆◆

Ce n’est que deux jours plus tard, en milieu d’après-midi que le


chancelier arrive par le fleuve. En suivant le même chemin qu’Abraham, à
la différence près que le bateau accoste et attend son passager. Le
messager de Tudèle attend patiemment qu’on le convoque, ce qui ne tarde
pas à se produire au coucher du soleil. C’est un sergent-templier vêtu de
noir qui est chargé d'aller quérir Abraham, pour le conduire à l’étage de la
tour. Des bougies neuves ont été allumées, pour pallier l'affaiblissement de
la lumière. À côté du Commandeur se tient un homme mince revêtu d’un
riche mantelet. L’homme se retourne et fixe Abraham de son regard
perçant, dispensant tout à la fois sévérité et bonhomie. La hauteur de ses
sourcils rend difficile la distinction entre austérité et moquerie.
— Voici donc le messager juif de Navarre.
— Oui, Chancelier, confirme le Commandeur, le message est dans sa tête.
— Par tous les Saints, faut-il donc lui ouvrir la tête ? Qu’on aille me chercher une
hache !
Le visage de l’homme passe de l’austérité au sarcasme sans qu’il n’ait
besoin de modifier son faciès. Difficile de déceler s’il est sérieux ou s’il
plaisante. Abraham s’empresse de dire :
— À la demande du Sénéchal de Tudèle, j’ai mémorisé un texte chiffré que je dois vous

143
dicter en personne.
— Tu te souviens vraiment de tout ? Pas besoin de te pendre par les pieds pour tout
faire sortir ?
— Je vous assure noble Chancelier, une méthode combinatoire me permet de tout
retrouver.
— Fort bien ! Commandeur prenez l’écritoire et notez chaque chiffre. Installe-toi et
récite-nous cela.
— Accordez-moi, je vous prie quelques instants pour apaiser mes pensées et mes
émotions.
— Fais donc, on attend, dit le Chancelier.
Abraham se livre à quelques respirations. Ferme les yeux et pense à
un mot-clé pour réveiller la roue chiffrée dans sa mémoire. Des lettres
entament leurs rotations et mutent en chiffres.
— Messires, voici la succession des chiffres.
Il égraine les chiffres, que le Commandeur note soigneusement sous
le regard attentif du Chancelier. Une fois tous les chiffres énoncés, le
Chancelier dit :
— Tu as véritablement mémorisé toutes ces séquences de chiffres. C’est
impressionnant. Nous aurons sans doute besoin de faire encore appel à toi un de
ces jours. Sors à présent, je dois rester seul avec le Commandeur, mais nous
reparlerons plus tard.
Abraham les salue et se retire sans mot dire. Avoir fait tourner ces
lettres a motivé en lui l’envie d’aller pratiquer les combinaisons des noms
que ses visiteuses de Vilenova ont éveillées en lui.
Une heure a passé lorsqu’on l'appelle derrière le rideau de sa
soupente, l’arrachant brusquement à sa pratique :
— Fils d’Israël ! Le Chancelier m’envoie te chercher, il souhaite ta présence tout de
go.
Abraham reprend rapidement ses esprits et suit les pas d'un
gonfanonier venu le quérir. Ils entrent dans la grande salle du réfectoire, où
sont attablés tous les chevaliers. En bout de table, à la place de l’invité
d’honneur, siège le Chancelier de Brion. Le Commandeur à sa droite.
— Ah, Rabbin, par ici, fait signe le Chancelier. Viens partager notre soupe, tu l’as bien
mérité.
Le Chancelier l’invite à s'asseoir à sa gauche. Abraham s’installe
quelque peu gêné par un tel honneur. Il assiste sans savoir que faire à une
sorte de rite d’avant repas, auquel se livrent les Templiers. Mais il est
rassuré de voir qu’il n’est pas le seul à rester silencieux, le Chancelier ne
participe pas non plus. Les chevaliers de leurs fortes voix scandent des
qualités de foi et de courage. Tous tiennent une coupe d’eau pure dans la
main droite, coudes posés sur la table et boivent sans lever les coudes. Ce
rite terminé, le Chancelier commence à manger sa soupe.
— Il paraît que tu te rends en Terre Sainte et que tu es un érudit qui s’intéresse aux
mystères de la Foi ? Demande le Chancelier.
— C’est exact, noble Chancelier. J’étudie depuis ma jeunesse, mais je ressens le

144
besoin de vivre dans la profondeur de mon âme ce que mon intellect comprend.
J’espère que mon périple participera à m’aider à le réaliser. Les premières
rencontres sur le chemin y contribuent déjà.
— J’apprécie ce genre d’engagement, approuve le Chancelier, tu nous a aidé, alors
nous t’aiderons. Je suppose que tu comptes embarquer à Marseille pour te rendre
en Terre Sainte. Le Commandeur va te donner un sceau, que tu présenteras à la
Commanderie de Marseille, ils s’occuperont de ton passage.
— Je ne sais quoi dire, c’est bien trop de bontés de votre part noble Chancelier. Mais
je vais prendre cela comme un encouragement de la Providence.
Par ailleurs, le Sénéchal de Tudèle m’a dit que j’aurai aussi un
texte à expertiser. Si je peux vous apporter ma contribution dans ce
domaine, se sera un privilège pour moi.
— Tout juste, confirme le Chancelier. L’Ordre des Templiers est en possession d’un
écrit hébreu qui nous pose problème. Il est impératif que nous sachions avec
certitude si ce document est un faux ou pas. Cela pourrait avoir de fâcheuses
conséquences et décider le Roi Louis à davantage prêter oreille aux inquisiteurs.
Je pars dès demain et dois, entre autres, aller confier ce fameux
document au Maître de la Commanderie de Marseille pour qu’il le
place en sécurité avec « le reste ». Voici ce que nous allons faire, tu
vas m’accompagner et nous nous rendrons ensemble à Marseille par
mer. Tu expertiseras le document sur les eaux. Il faut partir demain
matin tôt, car on doit embarquer sur un bateau qui lève l’ancre avant
midi aux Saintes-Maries de Ratis. Il transporte des vitraux de grande
valeur.
Le repas terminé, Abraham se retire et réalise que son voyage vient
de se simplifier d’une incroyable façon. Il sera transporté en sécurité en
Terre Sainte par l’Ordre des Templiers. Il se dirige allègrement vers la
soupente, lorsqu’un homme vêtu de sa tunique noire l’appelle. Il sait
maintenant reconnaître les différents grades des Templiers. Seuls les
chevaliers sont en blanc. Les sergents et les écuyers sont en noir.
— Le Commandeur souhaite t’entretenir avant ton départ, il est dans la tour. Tu
connais le chemin.
Abraham monte à l’étage de la tour, le Commandeur s’y trouve seul.
— Ah te voilà ! Assieds-toi. À la demande du Chancelier, je vais te confier un sceau
que tu pourras présenter dans les commanderies et les stares de notre Ordre. On
pourra t’y porter assistance si tu en fais la demande.
— Le Chancelier et vous-même êtes bien trop généreux à mon égard, car je n’ai pas
fait grand-chose.
— Ne crois pas ça Rabbin, la teneur de ton message a d’énormes conséquences. Et il
est juste que l’on remercie la Clémence divine par l’intermédiaire de son messager.
Le sceau est cacheté sur ce petit pli qui comporte ton nom inscrit
avec un alphabet lisible par nos frères.
Il tend le sceau à Abraham qui le regarde et lit l’inscription dans la cire : Abraxas. Le
Commandeur l’observe :
— Tu sais ce que cela veut dire, Rabbin ?
— En partie seulement. Le terme Abraxas ressemble beaucoup à la formule

145
araméenne : Abra-ke-debra (Abracadabra) : « Il crée comme il parle ». Mais ici, la
formule paraît être en partie en grec. En revanche, je ne connais pas la figure
composite au centre. J’y distingue une tête de coq et des serpents à la place des
jambes.
— Je t’explique Rabbin. Symbole de la sagesse et de la vigilance, le coq, par son
chant, chasse les ténèbres et permet au soleil de se lever et de briller. Les serpents
sont l'énergie tellurique indispensable au processus de renaissance à la
Connaissance. Les deux têtes de serpents regardant vers le ciel, l'Esprit Saint. La
cuirasse indique la nécessité de lutter pour conquérir la Connaissance et la
Sagesse. Mais il te suffit de le présenter sans plus d’explications.
Va dormir, demain la journée sera longue.
◆◆◆

Aux premières lueurs de l’aube, les hommes sont réunis prêts à


rejoindre l’embarcation qui les attend. Le Chancelier est accompagné de
trois assistants qui ont la charge de ses bagages et de sa sécurité. Ils
s’apprêtent à partir, lorsque le Commandeur accompagné d’un autre
chevalier sort de la stare. Le Commandeur leur lance :
— Le frère chevalier Georius vous accompagne, il est chargé d’une mission en Terre
sainte. Il vous servira d’escorte.
Le chevalier Georius s’approche d’Abraham et lui dit :
— Rabbin, il me semble que nous voguerons ensemble vers la Terre Sainte.
— J’en suis très honoré Sire chevalier, répond Abraham, plutôt heureux d’apprendre la
nouvelle.
L’équipe se met enfin en route et atteint rapidement un petit bateau. Le bras du Rhône
Saint-Ferréol a peu de profondeur et n’est pas très large. Les bateaux qui naviguent sur le
grand Rhône ne s'y risquent pas. Seules d’étroites embarcations à fonds plats peuvent le
pratiquer. En revanche, pas question de s’engager avec sur la Mare Nostrum (Mer
Méditerranée).
Le Chancelier invite Abraham à venir prendre place à ses côtés, alors
que le Templier se tient fièrement sur la proue du navire cape au vent, la
main posée sur le pommeau de son immense épée.
— Rabbin, le voyage n’est pas long jusqu’aux Saintes-Maries de Ratis, nous parlerons
du texte lorsque nous aurons pris la mer. En attendant, j’aimerais que tu me parles
de votre Kabbale. Que peux-tu m’en dire ?
— La Kabbale, telle que l’a enseignée le Sagui Nahor de Posquières, est le
prolongement d’une ancienne tradition de mystères concernant notre Torah. Que
nous appelons Sitréi Torah, Mystères de la Torah. Nous savons par tradition que le
texte possède de nombreux niveaux de lectures. Soixante-dix nous dit-on. Mais ce
nombre est un symbole, car 70 est le nombre de « sod ». Un mot qui désigne le
secret et l’herméneutique du texte. Il nous signifie que notre Torah peut s’aborder
sous différents regards.
Tout d’abord d’un point de vue littéral. On considère le texte dans
son simple corps. Les récits y sont regardés comme des événements
historiques et leur valeur éthique est prise comme telle. C’est ce
qu’enseigne collectivement une religion.

146
Ensuite, vient un point de vue allégorique. On cherche à repérer
les symboles que présente le texte. Les récits, qu’ils soient réels ou
pas, sont porteurs d’allusions dont l’objectif est de nous transmettre
une sagesse qui dépasse l’histoire elle-même.
Un troisième point de vue donne un sens et une interprétation aux
mystères. Le texte peut libérer de nouvelles lectures plus ésotériques,
par la réorganisation des espaces entre les mots, l’ordre des lettres,
ou l’application de nouvelles voyelles et enfin, par l’usage du code
numérique qui accompagne naturellement les lettres. Nous sommes
à présent aux portes de la Kabbalah.
Puis s’ouvre le domaine de la transcendance et de l’immanence
du texte, qui conduit au secret véritable de la Lumière. Celle que l’on
décrit comme la « Vie du Monde à Venir ». L’adepte ne peut y entrer
par son intellect, seule l’intention du cœur y mène. Il y réalise le
véritable secret de l’Infinie Lumière. Ce dont je parle en ce moment
est le noyau mystique de l’enseignement du Sagui Nahor de
Posquières. L’adepte qui pénètre ce degré par sa contemplation
découvre que la Torah n’est pas une Loi, mais une Lumière. Il faut
entendre le mot pour y déceler le « or » de la lumière et le « ra » de
la vision de cette lumière. Les zélateurs du sens littéraire vous
soutiendront que Torah signifie « Loi ». Mais il suffit de regarder la
traduction du mot hébreu « Torah » en araméen : c’est « Oraïta ».
Cela signifie littéralement « Lumineuse ».
— Je ne devrais peut-être pas l'avouer, interrompt le Chancelier, mais ce que tu dis me
plait et m’inspire. Il y a dans cette Kabbale quelque chose qui rappelle la Gnose
d’Alexandrie, dans laquelle mystiques chrétiens et juifs se sont rencontrés.
— Oui, Chancelier, nous avons conservé les écrits de Philon, qui décrit cette école
juive gnostique des thérapeutes d’Alexandrie. On peut en repérer quelques
fragments encore vivaces dans les enseignements de la Kabbalah. Mais je dois vous
préciser que je vous parle d’une Kabbalah mystique et contemplative. Il existe des
approches très différentes. Certains Maîtres en limitent les enseignements au
domaine littéral, d’autres au domaine allégorique et d’autres ne s’intéressent qu’à
ses aspects pratiques et magiques.
— Tu sous-entends que votre Torah hébraïque cache des codes, qui ne peuvent pas
apparaître dans les traductions. Peux-tu me donner un exemple de ce code.
— Noble Chancelier, il y a en des centaines, voire des milliers d’exemples. Je vais
donc en choisir un que je peux vous partager sans le support du texte écrit.
— Voici un mystère du premier Livre de la Torah : « Beréshith », que vous appelez
« Genesis ». Ce livre comporte 50 chapitres.
Le premier mot du Livre de la Genèse est « Beréshith » (Au commencement). Il se
termine par la lettre « tav » (T). À partir de cette lettre, comptons cinquante lettres.
Voici la lettre « vav » (O[30]). Encore cinquante lettres et voici la lettre « réish » (R).
Encore cinquante lettres et voici enfin la lettre « hé » (H). Ces quatre caractères
hébreux écrivent le mot « Torah ».
— C’est extraordinaire ! Lance avec enthousiasme le Chancelier. Mais qui nous dit

147
que nous ne sommes pas là le jouet d’une conjecture accidentelle ? Comme lorsque
l’on joue aux dés.
— Az-zahr, disent les Arabes de la Moreira, chez moi à Tudèle. Dans ce cas, il ne
faudrait pas que cela se reproduise ailleurs. Dans ce cas, allons interroger le livre
suivant, que nous appelons « Shemoth » et vous « Exodus ».
Cherchons le premier « tav » (T). Comme dans le livre précédent,
il termine le premier mot du livre. Comptons cinquante lettres, voici
la lettre « vav » (O). Encore cinquante lettres et voici la lettre
« réish » (R). Encore cinquante lettres et voici enfin la lettre « hé »
(H). Voilà à nouveau les quatre caractères hébreux qui écrivent le
mot « Torah ».
— Est-ce que l’on trouve ce code dans tous les livres du Pentateuque, que vous
nommez Torah ?
— Oui, chancelier. À la différence près que dans le troisième livre (Lévitique), ce n’est
le mot « Torah » qui apparaît par sauts de cinquante, mais le Nom Tétragramme de
Dieu. À partir du mot « vayidabér » (Et il parla) du chapitre 19.
— Tiens donc ! Pourquoi cette différence ?
— Parce que ce livre ouvre un autre mystère.
— Et qu’en est-il des deux derniers livres du Pentateuque ?
— Le mot « Torah », y apparaît aussi, mais à l’envers cette fois. Dans le chapitre 1 du
Livre des Nombres et dans le chapitre 32 du Livre du Deutéronome. La spécificité
de ce dernier est que le saut n’est plus de 50, mais de 49.
— Cela s’ouvre sans doute sur de nouveaux mystères.
— Tout à fait, Chancelier.
Le chancelier reste médusé par ce qu’il vient d’entendre du kabbaliste
et finit par dire :
— Je comprends maintenant pourquoi tu es le messager idéal pour transporter des
dépêches codées. Je suis persuadé que tu pourrais même créer un code
indéchiffrable.
— Ce n’est pas très difficile, noble Chancelier. Je ne viens que de soulever légèrement
le voile de ce mystère. Vous montrez également que le nom de Caïn apparaît par
sauts de cinquante dans le chapitre 3 de la Genèse, que celui d’Adam apparaît
aussi par sauts de cinquante dans le chapitre 5.
— Cela veut dire que tu peux aussi lire la Torah de cette manière ?
— Oui, Chancelier, cela depuis mon jeune âge. La Torah comporte tellement de
mystères, que je pourrai vous en parler jusqu’à Saint-Jean d’Âcre. Sachez que la
Torah comporte aussi cinquante fois la parole de Dieu : « Moi qui t’ai fait sortir
d’Égypte ». Ce sont les cinquante portes de la libération spirituelle
— Nous nous contenterons de Marseille pour l’instant, mais je compte bien en
entendre plus de toi. À ton avis, peut-on trouver l’équivalent dans nos Évangiles en
grec ou en latin ?
— Je ne saurais vous répondre, car je ne connais rien de ces textes, si ce n’est ce que
j’en ai entendu lors de conversations avec des Chrétiens. Toutefois, si j’osais, un
nombre m’est arrivé aux oreilles.
— Vas-y Rabbin, je suis bien curieux d’entendre ce que tu peux en dire.
— Il s’agit du nombre 33, l’âge de la crucifixion du Rav Jésus de Nazaréth. Ce nombre
s’écrit en caractères hébreux avec deux lettres : guimel (G) qui vaut 3 et laméd (L)
qui vaut 30. On forme ainsi le mot « gal ». Ces deux lettres possèdent une qualité
bien spécifique, celle de faire tourner tout ce qu’elles approchent. Le premier sens

148
de « gal » est l’onde de la mer, les rouleaux des vagues. Des mots comme
« galgal », roue, « guilgoul », la révolution et bien d’autres encore s’y relient. J’ai
noté que le Rav Jésus a commencé à prêcher en « Galilée » qui signifie
« circonscription », mais désignent aussi les « phalanges », qui courbent nos
doigts. Il a terminé sur le « Golgotha », le crâne en araméen, caractéristique par sa
forme sphérique.
— Et le Graâl ? Interrompt le Templier. Que sais-tu du Saint Graâl ? La coupe sacrée,
objet de la quête chevaleresque.
— Du Graâl, je ne sais rien, j’en ai entendu parler hier dans la stare pour la première
fois. Mais c’est une coupe, donc une demi-sphère. S’il y a un code, je pense que 33
est une bonne piste. Le nom « graâl » est fait du mot « gal » au centre duquel est
inséré le mot « raâ », le « mal », mais son premier sens est « brisé », « éparpillé ».
On a là une onde qui contient les brisures et en préserve. Autre chose, j’ai entendu
un des chevaliers raconter l’histoire du pharisien Joseph d’Arimatie, qui aurait
récupéré et préservé cette coupe sacrée. Il se nomme Yossef Harmati en hébreu.
C’est-à-dire qui vient d’un lieu élevé. On connaît ce lieu, car il s’agit d’un village
qui surplombe la Vallée de Galaâd, là où Jacob et Laban se sont réconciliés.
« Galaâd » peut se lire « Gal âd » : onde éternelle. Il y a ici quelque chose de
domaine de l’éternité.
— Galaâd ! s’écrie le Templier. Une légende normande raconte qu’il s’agit du nom du
chevalier qui est arrivé au bout de la quête et a pu regarder à l’intérieur du Graâl.
D’après toi, où pourrait-il se trouver ?
— Tu m’en demandes beaucoup Chevalier. Mais si je devais le chercher, je
commencerais par explorer la Vallée de Galaâd, où se trouve la maison natale de
ce Joseph. Si la coupe n’y a pas été conservée, alors, je suivrais la piste des
caravanes qui descendent en Égypte.
— Pourquoi ? demande le Chancelier très attentif à la conversation.
— Parce que c’est la route des épices et surtout celle d'un baume qui avait la vertu de
tout guérir. Au chapitre 32, le Livre de la Genèse mentionne ceci : « et voici, une
caravane d’Ismaélites venait de Galaâd. Leurs chameaux portaient des épices, du
baume, et de la myrrhe, qu'ils allaient porter en Égypte. » Il faudrait alors suivre
cette route, qui ne s’arrête pas en Égypte. Elle traverse cette mer que nous
rejoignons, pour accoster soit à Lunel, soit à Marseille, mais aussi à l’endroit où
nous nous rendons en ce moment.
Abraham s’interrompt et regarde les visages pris d’émotion du
Chancelier, du Chevalier et des accompagnants. Ceux-ci viennent de
prendre conscience qu’ils se dirigent peut-être, en ce moment même, vers
le saint Calice. Le Chancelier reprend la parole :
— Les gens d’ici affirment que les trois Maries ne sont pas arrivées seules. Leur
tradition orale prétend qu’elles étaient accompagnées de Joseph d’Arimatie, de
Lazare et sa famille.
— Dans ce cas, le Graâl est peut-être caché ici même, dans ce secteur ! S’enflamme le
Templier.
Pendant que le Templier évoque de possibles lieux d’enfouissement
dans l’Île de Camargue, Abraham songe à la chapelle dans laquelle le
chanoine a sous-entendu avoir caché quelque chose de précieux sous la
dalle du solstice.
— J’ai bien une autre idée, intervient Abraham, mais elle ne va pas vous plaire.
— Dis toujours !

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— Ce qui diffère entre « galaâd » et « graâl » ce sont d et r, les lettres daléth et réish.
Ces deux lettres forment « dor », la génération ou la généalogie. La coupe se dit
« koss » en hébreu, mais si on prononce « kouss » cela devient le sexe féminin,
laissant supposer que ce Graâl transporte une onde éternelle, ne serait-ce pas là
une allusion à une survivance généalogique de Jésus ?
— Des enfants ? Mais pour cela il aurait fallu que notre Sauveur se marie. Rétorque le
Chancelier. Ce qui n’est absolument pas le cas et ne peut être envisagé.
Le Templier tape sur l’épaule d’Abraham.
— Rabbin, nous allons faire la quête ensemble. Je t’aide à trouver ton fleuve et tu
m’aides à trouver la coupe.
— À moins que j’emmène ce Rabbin érudit avec moi à Rome, dit le Chancelier songeur.
— Ce grand voyage est inutile si la coupe est cachée ici, constate Abraham.
— Dans ce cas, nous voguons peut-être en ce moment même sur ton fleuve Sambation.
Répond le Templier en souriant.
À ces mots, lui revient en mémoire la parole de Maître Nassin dans la Moreira : « Ne
sais-tu pas que ce que tu cherches est tout près ? »
Les passagers, complètement absorbés par la conversation, n’ont pas
vu le temps passer. Le marinier crie :
— Notre-dame de Ratis en vue ! Paré à accoster !

◆◆◆

Les embruns de la Grande Mer sont vivifiants. L’équipe a laissé la


petite barge pour embarquer sur une caraque marchande munie de grandes
voiles carrées. Si le vent est avec eux, ils accosteront à Marseille avant le
coucher du soleil. Abraham s’épargne de longs jours de marche, surtout
que la route qui va d'Arelate à Marseille est réputée dangereuse. C'est là
première fois qu'il va naviguer sur autre chose qu'un fleuve, loin des
rivages et sur un aussi gros bateau.
Le Chancelier s’adresse au capitaine du navire :
— On m’a dit que nous transportions de précieux vitraux pour parer et consacrer,
Saint Victor.
— C’est exact Chancelier. Pour la nouvelle abbatiale de Saint Victor reconstruite sur
celle saccagée par les Marseillais, voilà 70 ans, entrainant l’excommunication de
la ville en 1218.
— Encore ces histoires de cultes antiques refusant la soumission à la Sainte-Croix, je
suppose, déplore le Chancelier.
— Officiellement non, précise le capitaine. Les Marseillais craignant que l’abbaye ne
devienne trop favorable à Arelate, ont institué l’Abbé de Saint-Victor en tant que
Vicomte de Marseille. Mais en réalité, oui, car on sait que cet Abbé Roncelin
entretenait secrètement en ce lieu le culte de la Grande Artémis, tels que les
Phocéens l’avaient instauré et que les Massaliotes ont perpétué.
— Ces païens ne comprennent pas la grandeur de la Vierge Marie, ce sont des
aveugles, s’agace le Chancelier.
— En tout cas, la construction commencée voilà dix ans touche à sa fin et elle attend
ses vitraux … Mais Roncelin absout par le Pape, est redevenu l’Abbé de Saint-
Victor. Cela peut expliquer certains symboles étranges sur ces vitraux.
Abraham, qui n’a rien perdu de la conversation, fait le lien avec ce qu’il a entendu en

150
Camargue et tous ces cultes persistants de la divinité Mère. Après tout, il est bien fait mention
dans la Bible de cette Ashérah, dans le Livre des Rois. Il interroge le Chancelier sur la
provenance des vitraux.
— Chancelier, n’y a-t-il pas de Maîtres verriers à Marseille, qu’il faille transporter ses
vitraux par mer ?
— Oui, Rabbin, il y a des verriers compétents, mais ce sinistre abbé a décidé d’en
commander les verres à un alchimiste de la région de Saint-Gilles, qui a osé
s’attribuer le nom du saint des lieux : Agdius. Ce seront d’ailleurs ses derniers
verres, car il a été occis par un moine fanatique de l’île gaélique de l’Eire, venu
pour lui soutirer son secret.
— Un secret du verre ? s’étonne Abraham. Notre Navarre regorge de Maîtres verriers
capables de réaliser de tels ouvrages.
— De verres, certes, répond le Chancelier, mais pas de celui-ci. Il s’agit d’un verre
réalisé à partir d’oxydes métalliques, qui s’apparente plus à du métal qu’à du
verre. Ce métal est transparent et renvoie la couleur de son oxyde. C’est très
troublant.
— J’ai déjà vu ça ! s’écrie Abraham.
— Ah bon ? s’étonnent le Chancelier et le Templier d’une seule voix.
— Oui, un artisan fondeur de la Moreira de ma ville, m’en a montré un fragment,
répond Abraham.
— Il faudra que j’envoie quelqu’un le visiter, dit le Chancelier, car si cela est vrai la
fortune de cet homme est faite, des ouvrages sont en attente. À présent, viens
t’installer à mes côtés, nous avons à travailler.
Le Chancelier demande d’installer une planche entre deux tonneaux
devant un banc accroché au bastingage. L’éloignement des côtes provoque
des secousses qui déséquilibrent les auxiliaires du Chancelier, en train
d’essayer désespérément de déplacer deux tonneaux. Une fois la caraque
suffisamment éloignée des côtes, la mer s’apaise et les déplacements se
font plus aisément sur le pont. Abraham n’avait jamais contemplé la terre
d’aussi loin, il en remarque la courbure sur l’horizon. Il se dit que ceux qui
doutent que la Terre soit ronde n’ont qu’à voyager en bateau. Mais assez
rêvassé, le Chancelier l’appelle. Il est occupé à dégager soigneusement un
parchemin d’un tube de cuir. Il en déroule les quelques feuillets sur la
planche. Abraham remarque immédiatement qu’ils sont rédigés en
araméen au recto et au verso.
— Voici le document qui pose question, lui dit le Chancelier. Il est capital que tu
puisses nous dire si c’est un original ou si c’est un faux. C’est de grande
importance, soit minutieux dans ton analyse.
Abraham se saisit des feuillets que le Chancelier lui tend. Ce dernier
lui commande :
— Traduis-moi ce texte, je te prie.
Abraham s’exécute. Il commence par parcourir le texte pour s’en faire une idée. Il
s’intitule « Séfer Toldoth Yshouâ haNotsri » : Livre de la généalogie de Jésus de Nazaréth. Il
comprend rapidement que ce texte contient des choses peu glorieuses sur Jésus et que le
moment est grave.
— Voilà, Chancelier, je vous traduis le texte en latin. Mais il faudra sans doute que
vous rectifiiez quelques expressions, ma maîtrise du latin est loin d’être accomplie.

151
— Le latin, c’est parfait, approuve le Chancelier, qui demande à l’un des auxiliaires
d’en prendre note. Puis ordonne aux autres personnes présentes de s’éloigner à
bonne distance.
Abraham en commence la lecture :
— « Au temps du règne d'Hérode le Hagar, il y avait un homme nommé Pappous ben
Yehoudah, et il avait une femme nommée Miriam, fille de Kalpous, soeur de Rabbi
Shimon le Kalpous … »
Abraham fait la lecture de tout le texte, sous le regard médusé du Chancelier. En effet,
le texte affirme que Jésus serait né d’un adultère. Un certain Joseph Pandira quitte une nuit sa
maison en laissant sa seule femme Marie. Un voisin, qui convoite Marie, s'introduit chez elle
en lui laissant croire qu'il est son mari et il a des relations sexuelles avec elle. Quand son mari
rentre à la maison il comprend ce qui s'est passé et, abandonnant Marie, va s'établir en
Babylonie pour le restant de ses jours. Il naît à Marie un fils qu'elle nomme Yshouâ.
Abraham s’adresse au Chancelier
— Il n’est nul besoin d’aller plus avant. Ce texte est une parodie ayant pour seule
intention de nuire. Il y a des problèmes évidents de datations qui cherchent à faire
rencontrer des gens qui ont plus de cent ans d’écart. La syntaxe tente de reproduire
celle du Talmud, mais c’est grossier. Il s’agit vraisemblablement d’un écrit rédigé
par un étudiant juif converti au christianisme. Qui possède un peu de Talmud, mais
pas suffisamment pour faire un faux parfait.
Le Chancelier intervient :
— Ce que tu dis me rassure, car l’écoute de sa lecture m’a été douloureuse. Quelle
âme noircie peut bien inventer de telles abominations ? Continu Rabbin.
— Ce livret va en tromper beaucoup, car il repose sur des détournements de textes
existants. Pour qu’un mensonge soit crédible, il faut qu’il contienne un peu de
vérité. Son auteur, assez insidieusement, tente de brouiller les esprits en fusionnant
les personnes de Yshouâ de Nazaréth et d'un homonyme décrit dans le Talmud :
Yshouâ ben Sidéta aussi nommé Yshouâ ben Pandira. Ce que l’on sait, c’est que ce
dernier fut le disciple déviant d’un Maître nommé Joshua ben Parahyah et qu’il
devint idolâtre et magicien. L’histoire est relatée dans deux traités du Talmud :
Sanhédrin en page 107 et Sotah en page 47.
— Que contient ce récit talmudique ?
— Je vous en fais un résumé : « Lorsque le Roi Jannée fit donner ordre d’assassiner
nos Maîtres, Joshua ben Parahyah et son disciple Yshouâ s’enfuirent à l’Alexandrie
d’Égypte. Plus tard, ils revinrent et trouvèrent une auberge où ils furent reçus avec
beaucoup d’honneurs. Joshua ben Parahyah dit : “Combien belle est cette auberge
!” Yshouâ pensant qu’il parlait de l’aubergiste, dit : “Rabbi, elle a les yeux trop
petits”. Il lui dit : “Mécréant ! C’est de cela que tu t’occupes”. Il le chassa. Yshouâ
revint vers lui plusieurs fois en disant : “Reprends-moi”, mais il ne lui prêtait pas
attention. Un jour, alors qu’il priait, Yshouâ vint devant lui. Joshua ben Parahyah
pensa l’accepter et lui fit un signe de la main. Yshouâ interpréta mal ce signe et
pensa qu’il était repoussé. Il sortit furieux, dressa une brique et se prosterna devant
elle. Joshua ben Parahyah l’exhorta : “Repens-toi !” Yshouâ lui dit : “J’ai reçu de
toi : Celui qui faute et qui fait fauter autrui, on ne lui donne pas les moyens de se
repentir.” On raconte qu’ensuite : “Yshouâ a pratiqué la sorcellerie, a séduit et a
fourvoyé Israël” ».
Mais comme je l’ai dit, il ne peut s’agir du Jésus de Nazaréth.
Car Joshua ben Parahyah naquit dans la quatrième année du Roi
Jannée, c’est-à-dire cent vingt ans avant la naissance de Jésus de

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Nazaréth et il était déjà mort soixante-dix ans avant. Par cette simple
observation le texte est confondu. Mais il y a bien d’autres
incohérences tout aussi grossières.
— Tant mieux ! s’écrie le Chancelier rassuré. Fort heureusement, tu connais bien les
subtilités de ton Talmud.
— Si vous me permettez, on peut aussi vérifier une chose.
— Fais donc !
— Vous dites que, ce que nous tenons dans les mains, serait l’original ?
— Oui, tout le laisse à croire.
— Est-il possible d’utiliser ce petit vitrail de la taille d’un fenestron ?
— Si tu veux.
Le Chancelier appelle le Templier et lui commande de découvrir un
petit vitrail. Abraham lui demande alors de le tenir face au soleil, pour que
la lumière le traverse. Il prend les feuillets et les passe en transparence sur
chacune des couleurs.
— Regardez, Chancelier, lorsque je passe le document devant la couleur verte,
apparaît un texte par transparence. Sur celui-ci on peut même y reconnaître une
phrase latine : « Benedictus qui venit in nomine Domini » – Béni soit celui qui vient
au nom du Seigneur.
— Cela signifie que cette abomination a été écrite sur un ancien parchemin chrétien
effacé et réutilisé, en déduit fièrement le Chancelier. Bravo, Rabbin ! on va faire
disparaître cet artifice.
— Hélas, Chancelier, des copies doivent exister. Ce genre de rumeurs, même
confondues, peut ressurgir durant encore mille ans. Si ce texte venait à être connu,
il serait nuisible pour les juifs déjà accusés de bafouer Jésus et les Évangiles dans
le Talmud. Ce qui est faux, pourtant le Roi Louis en a fait brûler tous les
exemplaires en place de Grève. Ils ont accusé le Talmud de blasphémer au sujet des
Évangiles et des Chrétiens. Mais les termes : « Évangiles » ou « Nouveau
Testament » n’y apparaissent jamais et le Jésus mentionné n’est pas le vôtre. Le
seul endroit où apparaît le mot « chrétien » dans le Talmud, c’est dans le traité
Taanith page 26, où il est écrit que les Rabbins n'ont pas institué un jeûne public le
dimanche parce que c'est le jour de fête des chrétiens.
— Voilà qui est clair, conforte le Chancelier.
— Je n’ai jamais autant parlé de Jésus de ma vie, constate Abraham.
— Il faut un début à tout, lui répond ironiquement le Templier.
— Marseille en vue ! crie le capitaine de la caraque. J’espère que vous aimez les pois
chiches et les sardines !

◆◆◆

153
- Tour templière -

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La porte de l’Orient
Chapitre XVI

La cité phocéenne est majestueuse et laisse deviner une prospérité croissante. On dit que
cette ville est le plus grand marché de la Chrétienté[31]. Une chaîne doit être détendue pour
permettre l’accès aux navires. La caraque se dirige vers le fond du Port, où se sont implantés
les Templiers, sur la platea templi, un des lieux de débarquement des marchandises. Un
Templier surveille l’accostage et attend le Chancelier sur le quai. Il se présente :
— Bienvenue Chancelier, je me nomme Henri de Dôle, je suis le magister passagii
(Maître du passage). Vous êtes attendu au Palais épiscopal, je vais vous y faire
escorter.
Le Chancelier désigne Abraham.
— Je souhaite que votre Ordre s’occupe du passage de cet homme en Terre Sainte. Il
est porteur de votre sauf-conduit. Nous prendrons en charge les 45 Livres Tournois
de son passage[32].
— Frère Magister, je m’en charge, intervient Georius, car je serai aussi de ce voyage.
— Fort bien, répond le magister, mais qu’il me dise tout de même où il loge, au cas où
l'on doive le faire quérir. Actuellement la nef « Falcon Templum » et son capitaine
Roger de Flore sont en quarantaine sur la Roche de Marseille (Archipel du Frioul).
Par conséquent, le départ ne se fera pas avant un mois. Vingt à vingt-cinq jours
sont nécessaires pour atteindre Chypre. Une escale de cinq jours est à prévoir.
Ensuite, Saint-Jean d’Âcre s’atteint en moins d'une semaine. Vous devriez être à
bon port pour la Saint-Jean d’été.
— Où se trouve la juiverie, Magister, demande Abraham ?
— Il y en a deux. La Jusataria basse est proche d’ici, tu y trouveras de riches notables
juifs. La Jusataria haute est sous les murs du Palais épiscopal, les Juifs y sont bien
plus pauvres.
Le chancelier l’invite à le suivre avec son escorte.
— Suis-nous Rabbin, tu te feras une idée de la juiverie haute, ensuite tu pourras aller
visiter l’autre.
La troupe se met en route, le chevalier Georius les salue.
— Adieu ! Si vous me cherchez, je loge dans la Commanderie, c’est le bâtiment juste
là.
Par sa situation et son commerce, Marseille est une ville très active. Elle est formée
d’un dédale de petites ruelles. La Jusataria haute s’étend autour de la Synagogue des Tours,
proche du Palais épiscopal, à la Porte Jean de Jérusalem. C’est là qu’Abraham prend congé
du Chancelier qui lui dit :
— Je reste ici encore quelques jours avant de me rendre à Rome. Si tu as un problème
viens me voir, car dans cette région nous sommes sous la protection de mon
estimable ami Charles d’Anjou, le Comte de Provence.
Il sait que Marseille compte beaucoup de Rabbins adeptes de la

156
pensée de Maïmonide. Il a même lu des lettres adressées par le Rambam
aux érudits de Marseille au sujet de l’astrologie. Il lui faut contacter la
famille de Jacob, l’ami de son frère. Celui-ci lui a garanti que sa famille
l’accueillerait, comme à Lunel. Abraham aperçoit un homme près de la
synagogue et l’interpelle :
— Shalom, sais-tu où demeure la famille Ibn Tibbon ?
L’homme lève les bras au ciel :
— Brave voyageur, tu n’es pas dans la bonne Jusataria, ici n’habitent que des Juifs
sans fortune. Il faut que tu descendes à la Jusataria basse. La famille Ibn Tibbon y
demeure.
Abraham le remercie. Il regarde autour de lui, les bâtisses de la Jusataria sont
modestes, mais il ne les qualifierait pas de pauvres. Il a vu bien pire sur sa route. Sur le
conseil de son interlocuteur, il longe le vieux mur d’enceinte qui doit le conduire à l’autre
Jusataria. Il se dit que Marseille à ce point commun avec Tudèle, qui elle aussi possède deux
quartiers juifs séparés. La juiverie basse se trouve entre les deux portes de Saint-Martin et de
la Fons. Pour la distinguer de l’autre, on l’appelle Insula Juzatarie, l’île juive. Ceci, parce
qu’elle est entourée d'une enceinte munie d’un portail dénommé Porte de Brondelli. Cet
isolement n’est qu’apparent, car les Juifs peuvent vivre où ils le souhaitent dans la ville,
surtout que des Chrétiens habitent la Jusatiaria. Sans doute attirés par sa qualité de vie et ses
belles bâtisses. Effectivement, c’est clair dès le premier regard, cette juiverie et bien plus
riche que l’autre. Ce sont deux mondes, car la Jusataria haute dépend de l’évêque et la basse
du Vicomte, c’est-à-dire directement du Comte de Provence, Charles d’Anjou. Le prince
accorde un statut très spécifique aux Juifs de Marseille, bien plus libres qu’ailleurs. La
Jusataria basse compte deux synagogues mitoyennes et une université, la Mejana. Cela
explique pourquoi, Marseille abrite autant d’érudits notoires. Abraham a bien l’intention de
mettre à profit la quarantaine du Falcon Templum, pour se cultiver et rencontrer des Maîtres.
Il s’engage dans l’enceinte du quartier composé de rues étroites et sinueuses. Un axe
central plus large et orné de magnifiques demeures coupe la Jusataria en deux, on l’appelle
Carreria Jusatarie. Il s’adresse à un homme qui se tient devant un atelier de cartographie
marine, dans lequel besognent de nombreux graphistes.
— Shalom Adon, peux-tu m’indiquer, je te prie, la maison de la famille Ibn Tibbon ?
L’homme regarde à droite et à gauche de la rue principale et répond :
— Demande-moi plutôt, où ne se trouvent pas les maisons des Tibbonides.
— Je recherche la famille de Jacob ben Makhir.
— Ah ! Makhir ben Samuel, le frère du Maître Moshé. C’est la maison juste derrière
toi. Il tient un atelier de scribes et de cartographes juste en face.
Abraham comprend, la Providence l’a placé devant le père de Jacob.
Il s’empresse de donner des nouvelles du fils à son père et lui transmet un
courrier.
— Ah, mon fils écrit : « Reçois cet ami comme moi-même ». Il doit grandement
t’apprécier, car la dernière fois qu’il m’a envoyé un porteur avec un billet, il avait
écrit : « Reçois cet homme comme moi-même je l'ai reçu… c’est-à-dire en t’en
débarrassant aussitôt ». Tu es donc le bienvenu. Il dit que tu es un érudit venant de
Navarre doué d’un sens thérapeutique. Notre famille est faite d’érudits et de
médecins. Tu es chez toi.
— La renommée de votre famille est parvenue jusqu’à Tudèle et je suis très honoré,
après avoir rencontré le petit-fils, de rencontrer le fils de Samuel Ibn Tibbon.
— Tu rencontreras aussi les filles, les neveux, les cousins. Nous irons te présenter à

157
mon frère Moshé, qui a pris la succession de notre père. Il a continué les
traductions des livres de Maïmonide et d’une bonne dizaine de livres d’Averroès. Il
rédige en ce moment un traité sur l’immortalité de l’âme, en s’inspirant
d’enseignements de notre arrière-grand-père Judah ibn Tibbon.
Abraham remercie une fois de plus la Providence d’avoir placé de telles rencontres sur
son chemin. Il a conscience que la Providence est une manifestation de la Shekhinah, la
Présence divine, et que le « chemin » est le Maître au service du « Nom », dont il a reçu le
souffle sacré à Posquières. Il se promet de méditer sur l’idée même du chemin.
Makhir l’invite à le suivre dans sa maison, pour partager un premier
repas. Un escalier muni d’une rampe soigneusement briquée, dégageant
une bonne odeur de cire d’abeille, conduit au premier étage. Une porte à
double battant donne sur un couloir, dont le sol est recouvert de petits
carrelages rouge brillant de formes hexagonales.
— Ici on appelle ça des malons, commente Makhir. Ils disent que c’est de l’occitan,
mais écoute comme « malon », ressemble à l’hébreu « malone », l’auberge.
L’utilisation de la cire d’abeille est généreuse et embaume la maison.
Tout reluit du sol au plafond, comme pour compenser la pénombre typique
des intérieurs provençaux, dont les fenêtres sont munies de volets croisés
pour se préserver des rayons solaires et maintenir un semblant de
fraîcheur. À Marseille, l’astre solaire peut devenir harassant par excès de
zèle. Au bout du couloir, d’un côté, une grande pièce de vie donne sur la
rue et de l’autre, une cuisine. Makhir présente Abraham à toute la famille
et l’invite à passer à table. On lui sert des sardines et de petites galettes
frites à base de farine de pois chiches. Le capitaine avait bien résumé le
repas typique des Marseillais. La bénédiction prononcée, Makhir dit en
souriant :
— Heureusement que Dieu à fait que la soit sardine casher, sinon nous serions morts
de faim depuis longtemps.
L’un des neveux invité au repas interroge Abraham :
— N’est-ce pas toi qui a débarqué ce jour en compagnie du Chancelier de France et
d’un Templier.
— C’est exact, nous arrivons de Notre-Dame de Ratis.
— Dis donc ! Tu connais des gens importants. Lance le neveu.
À la demande de ses hôtes, Abraham raconte son voyage et ses
rencontres. Décrivant en détail son étape par Montpellier, il vante les
grandes qualités de Jacob devant ses parents émus et admiratifs.
◆◆◆

Le lendemain matin, Makhir fait visiter son atelier de cartographie à


son invité.
— Notre travail est précieux et nécessite une grande précision. Nous reproduisons des
cartes existantes et les mettons à jour en fonction des nouvelles données que nous
communiquent les marins les plus téméraires.
— Celle-ci est entièrement annotée en hébreu. Est-ce pour un capitaine juif ? S’étonne

158
Abraham.
— Non, il s’agit d’une carte de recherches dont nous préférons garder les informations
secrètes. Nous sommes convaincus que d’autres rivages sont à découvrir au
couchant. Cette carte est la copie d’une carte arabe, qui semble elle-même être la
copie d’une carte encore plus ancienne.
— En tout cas, elle est circulaire constate Abraham. Elle confirme bien que la Terre
est ronde.
— C’est pour cela que nous la gardons secrète. Explique Makhir. Car le pouvoir
Chrétien traite d’hérétiques ceux qui pensent que la Terre est ronde et qu’elle
tourne autour du soleil.
— Dans ce cas tout le monde est hérétique, car je n’ai jamais rencontré quelqu’un
croyant sérieusement que la Terre soit plate. Surtout les marins. Souligne
Abraham. J’ai moi-même observé la courbure de l’horizon.
— On est bien d’accord, Abraham, mais on va faire comme si elle était plate. Nos
cartes courbées resteront donc à caractère privé. Surtout que cette carte antique
dessine les contours d’un immense continent au couchant. Regarde, on peut même y
voir de petits dessins d’animaux qui nous sont inconnus. Vois-tu cette sorte d’âne
avec un long cou et une abondante toison ? La carte a dû être réalisée au Caire en
Égypte, car cette cité y fait office de centre du monde.
Abraham admire la minutie avec laquelle travaillent ces cartographes.
Ils connaissent le monde comme personne. Une carte l’émerveille, elle est
richement ornée d’enluminures à la feuille d’or.
— Qui utilise des cartes d’une telle richesse ? Demande Abraham.
— Notre Seigneur de Provence, Charles d’Anjou. Répond Makhir. Nous faisons
quelques travaux pour lui, en remerciement du fait qu’il exempt les Juifs de
Marseille des deux taxes de 6 000 et de 15 000 livres tournois en vigueur en
Provence. Une carte finement ornée est au final une bonne affaire pour nous.
— Ce sont des sommes énormes, mon passage pour la Terre Sainte coûte 45 livres
tournois. Cela correspond à près de cinq cents traversées.
— Viens, Abraham, je vais te présenter à mon frère, il sera heureux de te rencontrer.
Makhir, le Maître cartographe, conduit le visiteur à quelques portes
de là. La maison de Moshé ibn Tibbon ressemble beaucoup à celle de son
frère. Les mêmes malons et la même odeur de cire d’abeille. Moshé ibn
Tibbon est un homme d’une soixantaine d’années, sa pièce de travail
déborde de manuscrits et de documents. Une table de travail près de la
fenêtre, croule sous les documents et les objets. Ne laissant au Maître que
bien peu d’espace pour travailler.
— C’est donc toi le jeune érudit de Navarre, ami de mon neveu Jacob. On dit que
l’hébreu de Tudèle est des plus raffinés. Sans doute par l’influence d’Abraham ibn
Ezra. Je vais te donner quelques textes à relire pour moi.
— J’en sera très honoré, Rabbi. Abraham ibn Ezra a créé une Académie à Tudèle, où
j’ai eu la chance d’étudier. Votre frère m’a dit que vous travailliez en ce moment
sur un traité de l’Immortalité de l’âme.
— Effectivement, répond le Maître. J’ai repris des notes de mon père et de mon grand-
père et je poursuis ce travail. Que penses-tu de ce sujet, mon garçon ?
— Bon, ben… Je vais vous laisser, interrompt Makhir. Je dois aller chercher ma
commande de miel à l'abbaye Saint-Victor.
— J’en pense beaucoup de choses, Rabbi. Il faut d’abord définir clairement ce qu’est

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l’âme et si elle peut être mortelle, sinon elle est immortelle de fait. Si quelque chose
meurt, qu’est-ce donc ?
— Donc, si l’âme est impérissable, mon traité ne doit pas s’appeler l’Immortalité de
l’âme, mais l’âme tout court. Cela m’intéresse d’en discuter avec toi Abraham.
— Il serait arrogant qu’un jeune chercheur comme moi argumente ou réfute les propos
de la sommité que vous êtes, Rabbi.
— Détrompe-toi, bien au contraire ! J’aime me remettre en question, surtout avec des
voyageurs venus de loin. Car ici, mes disciples m’ont tellement entendu qu’ils se
contentent de répéter mes paroles. C’est d’un ennui ! Avec toi, je sais que ça
n’arrivera pas, tu ne m’as jamais entendu.
L’âme est immortelle, elle vivifie le germe dans le sein de la mère
et en fait un être humain. Cette vitalité née donc de l’immortalité, que
notre effort de survie tend à maintenir dans le temps. De la sorte, la
vie du corps est une immortalité temporaire. Cette présence
immortelle dans notre corps, c’est notre âme.
— Rabbi, cette immortalité de l’âme, je la ressens à travers le septième luminaire, que
la Kabbalah nomme Nétsa’h. Le nom possède deux sens. Le premier est la
« Victoire » sur le temps. Ce qui explique son second sens : l’Éternité. L’âme n’est
pas un corps, mais pour se déterminer, elle se pare d’éternité.
— Il est vrai, mon garçon, que beaucoup se laissent aller à concevoir l’âme à l’image
du corps humain. Comme si l’âme avait un quelconque besoin de pieds pour
marcher dans les dimensions spirituelles où il n’y a pas de sol. L'âme humaine est
au-dessus de tous les êtres du monde sublimaire, car elle est de nature divine, créée
par Élohim de substance céleste. Elle est issue d'un monde supérieur, impérissable.
Elle porte en elle un principe d'indestructibilité et d'éternelle durée, la Nétsa’h des
kabbalistes.
Que sais-tu de l’âme, Rabbi Aboulâfia ?
— Pour dire vrai, je n’en sais rien. Mon intellect et mon savoir peuvent en donner des
définitions. Je sais aisément citer nos Maîtres et les grands philosophes à ce sujet.
Mais, dans mes contemplations j’ai pris conscience que malgré le fait que mon âme
chante en permanence dans mon corps, elle ne rentre pas dans mes mots. Ce que
j’en ressens n’est ni de ce temps, ni du temps passé, ni du temps à venir. Elle ne
peut se mesurer et ne peut donc se qualifier, c’est cela l’Éternité. Toutefois, la
limite de mon intellect vient à l'instant de la qualifier d’éternité et ceci est un
propos inqualifiable.
— Dans ce cas, Rabbi Aboulâfia, comment comptes-tu t’y prendre pour laisser la
pureté de ton âme rayonner ?
— Rabbi, je ressens deux dimensions en moi. Une part d’intellect, qui se nourrit de
savoir et de logique, qui spéculera jusqu’à la fin de mes jours sans jamais se
satisfaire de ses acquis et qui ne dépassera jamais le statut de simple observateur.
Une autre part de moi sait qu’il n’est nul besoin de chercher son âme, car elle est
là. Il s’agit d’une simple prise de conscience. Un jour un sage de Tudèle m’a dit :
« Ce que tu cherches est tout près ». J’aspire donc à y parvenir par la quête de la
lumière de la conscience et non par la lumière de l'intellect, même si j’aime
beaucoup cette dernière.
Je pense que l’Esprit-Saint est dans la sève de l’arbre et non dans
la boîte faite avec son bois. Je ressens profondément que cette sève,
ce sont nos vingt-deux lettres qui composent les paroles de sagesse de

160
notre Torah. C’est pourquoi, lorsque ces lettres tournent en moi,
lorsque leurs voyelles chantent, lorsque mon souffle offre un vêtement
à mon esprit, alors je perçois la lumière extatique de ce mystère
qu’est mon âme. Nul besoin de l’appeler, elle est toujours là. Au
contraire, si je veux la saisir, elle disparaît. Je crois en la force de la
contemplation, qui apaise mon cœur et mes pensées. Mon être se
libère alors des tourments qui forgent ma petite personnalité et laisse
place à la plénitude du silence de mon âme.
— À ta façon d’en parler, je sais que tu atteindras ton objectif, mon garçon, mais sans
doute après bien des épreuves et des déchirements. Tu as cité cette parole fort juste
« Ce que tu cherches est tout près », mais pourtant je te vois partir dans de
lointaines contrées pour découvrir le Sambation. N’est-ce pas contradictoire ?
— J’avoue, que la route me change. Je vois bien que le chemin s’évertue à
m’enseigner que le Sambation n’est peut-être pas mon objectif réel et que celui-ci
se présentera de lui-même. Seule mon âme sait où je me rends véritablement, mais
sans cet ardent désir de découvrir le Sambation, je ne serais jamais parti de Tudèle.
Mais j’ai une question à éclaircir autour de l’enseignement de
Maïmonide dans lequel vous excellez.
— J’écoute ta question, Rabbi Aboulâfia.
— Le Rambam dit que nous devons avant tout être des médecins de l’âme. Mais si
l’âme est immortelle, quelle maladie pourrait bien l’atteindre ? d’autant qu’il cite
les Anciens : « Il y a pour l’âme une santé et une maladie comme il y a une santé et
une maladie pour le corps ».
— C’est une question d’équilibre. Le Rambam dit que la maladie est un vide, qui
provoque une absence de sacré en un lieu du corps. Crainte et tristesse s’installent
dans cet espace vacant. La confiance et la joie de l’âme ne peuvent plus alors y
avoir lieu. Un équilibre doit être rétabli. Le corps et l’âme ne sont plus en phase et
cela crée une dissonance. Le lieu où la pacifique plénitude du sacré devrait
rayonner entre en conflit et se perd dans une obscurité tissée de tristesse. L’âme
n’est pas vraiment malade, mais troublée du rejet qu’elle subit de la part de
certaines parties du corps. Toutefois c’est le corps qui est en danger, l’âme même
troublée reste immortelle.
— Rabbi, que propose le Rambam pour rétablir cet équilibre harmonieux entre le
corps et l’âme ?
— Dans son Traité des huit chapitres, il propose la compensation des contraires.
Tiens, mon garçon, lis ce passage.
Abraham prend le manuscrit que lui tend Rabbi Moshé, en pointant le
texte de son doigt :
« Si le corps est sorti de son équilibre, nous considérons vers quel côté il penche et
sort de l’équilibre, et nous le compensons par son contraire, afin qu’il revienne à
l’équilibre. Quand il est en équilibre, nous supprimons ce contraire et revenons à son
opposé, au moyen de ce qui le maintient en son équilibre. De la même façon, nous
faisons la même chose pour les humeurs »

Le Maître reprend :
— Lorsque tu combines et vocalises tes lettres, c’est exactement ce que tu fais. Tu

161
replaces les racines des mots dans leur équilibre premier. Comme un tisserand, tu
dénoues les nœuds et retends les fils qui unissent le corps et l’âme.
— Ainsi, constate Abraham, la guérison peut « avoir lieu ».
— Tout juste. Mais le Rambam n’était pas adepte de tes pratiques kabbalistiques. En
bon médecin, il commençait par équilibrer la nourriture qu’ingère le corps. Au lieu
de combiner les lettres comme toi, il combinait les aliments. Il y a nécessité
première de retirer la mélancolie, l’anxiété et la crainte. L’âme du patient doit être
sereine. Il nomme cela munbasafl al-nafs, élargissement de l’âme. Cet état s’oppose
à l’inqib al-nafs, le rétrécissement de l’âme sous le coup de l’anxiété et de la
mélancolie.
— Ainsi, résume Abraham, la joie et le bien être étendent la plénitude de l’âme et la
mélancolie réduit l’âme qui finit par ne plus avoir suffisamment de place dans un
organe, au point d’abdiquer cet espace. C’est pourquoi, le mot hébreu mah’alah
désigne tout autant la maladie, que l’abdication. Surtout que ce mot à double sens
vient de la racine h’al, le vide. C’est la raison pour laquelle le Rambam dit que
« La maladie est un vide de sainteté ».
— Tout juste Rabbi Aboulâfia. Dis-moi, tu me sembles bien avancé dans
l’enseignement du Rambam.
— Dans la lecture oui, mais j’ai des milliers de questions à élucider pour prétendre à
la connaissance de cet enseignement.
Par exemple, j’ai ce conflit à résoudre. On nous enseigne qu’il
faut faire preuve de Crainte de Dieu. Mais le Rambam classe la
crainte dans les causes des maladies.
— La crainte n’est pas une peur, Rabbi Aboulâfia. Lorsque nos Maîtres parlent de la
crainte de Dieu, il s’agit de la Yirah. Tu sais bien que ce terme vient de rah, la
vision. Il est question ici d’un puissant éblouissement que bien peu pourraient
supporter sans être anéantis. Pour la crainte cause de maladie, le Rambam se
réfère à un grand médecin Isqh’aq ibn ‘Imran. J’en ai traduit les écrits, lis ce
passage de son Traité de la mélancolie.
Abraham s’exécute :
« Beaucoup d’ascètes et de pieux qui tombent dans un état obsessionnel
mélancolique causé par leur crainte de Dieu et de ses châtiments ou par un désir de
Dieu si grand qu’il s’empare de leur âme et la domine si bien qu’elle ne connaît pas
d’attachement ni de passion ni d’amour à part le souvenir et la crainte de Dieu ».

— Ainsi, notre crainte de Dieu doit être mêlée de joie, pour ne pas laisser place à la
peur et à la mélancolie. Dit Abraham.
— Ta conversation et ton accent séfarade me sont agréables, reviens me voir pendant
ton séjour, nous reparlerons.

◆◆◆

Les jours passent à Marseille, dans l’attente du départ pour la Terre Sainte. Abraham
entretient des conversations régulières avec Moshé Ibn Tibbon et s’est même essayé à
calligraphier une carte. Il s’éloigne parfois des remparts de la cité en direction des collines,
afin de se retrouver par ses méditations. Il a conscience d’être doué d’une double nature,
l’une spéculative et érudite, l’autre contemplative et inspirée. Ces deux natures réclament leur
nourriture et il doit les équilibrer. Lorsqu’il a passé beaucoup de temps dans les bibliothèques
de la Jusataria, il doit se retirer et se consacrer à la contemplation.

162
Pour un kabbaliste, ces deux natures sont l’expression de l’équilibre originel. Elles sont
personnifiées par deux Sefiroth, l’une s’appelle Hokhmah, la Sagesse, l’autre Binah, la
Compréhension. L’une se contacte par la méditation, l’autre par l’intellect.
Hokhmah est la seconde émanation de l’Infinie Lumière, sa lumière vibre dans l’âme.
Par ce luminaire mystique, l’humain ne se laisse pas entraver par le passé et il ne craint pas
l'avenir. Il jouit de ce qui fait la richesse de l'instant présent et ne renonce jamais à son
optimisme. À travers ce luminaire de l’âme, tout existe dans le même espace-temps. Passé et
présent s'entremêlent. Le contemplatif qui l’approche par ses méditations réalise que les
créatures forment ensemble la maille universelle des potentialités de la Création. Ce
luminaire de l’âme rend chacun créateur de son monde et de sa destinée. Par ses expériences
contemplatives, Abraham a découvert que par la lumière de ce luminaire de l’âme s’éveillent
en lui : l’intuition, la confiance, la capacité de choix sans l’intervention de croyances, la
relation au merveilleux qui ouvre tous les possibles, l’autonomie, la spontanéité et les
mystères.
À l’opposé, Binah, la troisième émanation de l’Infinie Lumière, vibre dans l’âme à
travers la construction de l’espace et du temps, elle offre à l’humain la puissance de l’analyse.
Ce luminaire mystique soutient la construction mentale, la communication verbale, orale ou
écrite. Abraham stimule la lumière de ce luminaire par la guématria, les combinaisons de
lettres, l’étude, la spéculation, l’organisation de sa mémoire, la minutie. Les lois et les
croyances en dépendent. Le nom « binah » vient du verbe bâtir.
Il sait qu’il lui faut trouver la bonne méthode, avec laquelle il maintiendra les deux
luminaires mystiques dans une belle harmonie. Voilà déjà une façon de réconcilier la pensée
du Rambam et la Kabbalah. Abraham est intimement convaincu que lorsqu’il combine les
lettres et les Noms, le luminaire de Binah resplendit. Lorsqu’il chante ces mêmes lettres et ces
Noms avec la simple intensité de l’intention du cœur, c’est alors le luminaire Hokhmah qui
resplendit. Les deux splendeurs réunies brillent en une Lumière mystique que l’on nomme
« Or ha-Zohar », la Lumière resplendissante. Le plus haut degré de l’extase qui donne accès
à la prophétie. Elle illumine les cieux au-dessus de l’Arbre de Daâth, celui de la
Connaissance. Abraham en est convaincu, c’est exactement à cela qu’il aspire du plus
profond de son âme. Mais il lui manque la méthode. C’est le chemin qui se chargera de lui
enseigner et la Providence qui combinera les événements de sa vie pour être conduit devant
ceux qui lui enseigneront. Il a confiance en la Providence, qui ne l’a jamais abandonné. Il
observe le mot chemin en hébreu : « dérékh », qui a aussi le sens de méthode, de technique.
Oui, c’est le chemin qui enseigne la méthode.
Abraham réfléchit à tout cela, sur un banc à l’ombre d’une treille à
l’arrière de la maison des Tibbonides. Il digère le tranchoir du repas de
midi, qui consistait en une large tranche de pain frottée d’ail, sur laquelle
dame Tibbon est venue verser un bouillon de poissons et de légumes. Un
délice, mais son corps demande la grâce d’un moment de repos. Le calme
environnant témoigne du fait qu’il est loin d'être le seul à profiter d’une
sieste réparatrice. La ville tout entière a renoncé à son tumulte et s’est
apaisée.
Pourtant, venant rompre le silence indispensable au rituel de la sieste
phocéenne, des pas se font entendre. Ils résonnent sur les pierres brutes qui
pavent le passage menant de la rue à la cour. Un homme s’avance en
direction d’Abraham.
— Abraham Aboulâfia ? Mon Maître, le Chancelier de France m’envoie vous quérir.
Veuillez me suivre, je vous prie.

163
— Ah … Le Chancelier ? bredouille Abraham en relevant son calot descendu sur ces
yeux. Il reconnaît l’homme. Il faut monter au Palais épiscopal ?
— Non, il a demandé qu’on le rejoigne à la Porte de la Calade, qui se trouve près de
la commanderie templière.
— Je te suis, dit Abraham en se levant.
Cette porte est surtout utilisée par les moines et les visiteurs de
l’Abbaye de Saint Victor. Abraham et son guide y attendent le chancelier,
qui ne tarde pas à les rejoindre.
— Alors, Rabbin Aboulâfia, comment se déroule ton séjour à Marseille ?
— Plutôt bien, Chancelier, des érudits qui méritent d’être entendus habitent cette ville.
Vous désiriez me rencontrer ?
— Oui, j’ai préféré que l’on se voit seuls. Faire venir un juif au Palais épiscopal
pourrait mal être interprété. Avant de partir pour Rome, j’aimerais poursuivre les
échanges que nous avons eus sur les flots.
Il se tourne vers ses auxiliaires :
— Laissez-nous et allez m’attendre près de la Commanderie. Nous allons marcher un
peu avec le Rabbin.
Les deux hommes sortent de la ville et s’engagent dans le chemin qui
conduit vers la colline la plus haute. Le chancelier s'adresse à Abraham :
— Allons promener vers cette colline qui surplombe la ville, nous y aurons la plus
belle vue sur Marseille et ses alentours. L’abbé Roncelin redevenu moine demanda
à un certain Maître Pierre d’y édifier une chapelle voilà près de cinquante ans.
— J’ai entendu l’histoire de cet abbé, je suppose qu’il l’a consacrée au culte de la
divinité Mère du lieu.
— Disons la Vierge Marie, c’est plus correct. J’ai beaucoup réfléchi aux mystères de
la Torah dont tu m’as parlés. Il existe aussi dans la Chrétienté des mystères connus
de certains et cachés au peuple, mais surtout de l’inquisition croissante. J’aimerais
que tu m’en dises plus et que nous puissions établir si nos mystères respectifs ont
des points de rencontre. Je t’ai entendu parler des dix luminaires, que tu nommes
Sefiroth, émanant d’une Infinie Lumière, que je nommerai simplement Dieu.
Ma première question concerne la Trinité. Y a-t-il un équivalent
dans votre Kabbale.
— Le principe du trois est universel, c’est le triangle, commence Abraham en
synchronisant ses pas sur ceux du chancelier. Un et deux, le point et la ligne tracent
le triangle, la première figure angulaire matérialisant un centre. Ainsi, trois cache
un quatre. Raison pour laquelle le Nom Tétragramme de Dieu est fait de trois
lettres qui sont en fait quatre : YHV-H. Le H est répété deux fois, par conséquent le
nom de quatre lettres n’en a que trois.
Abraham s’arrête et ramasse une dizaine de cailloux et les dispose au
sol en formant un triangle.
— Voici, je dépose une pierre puis deux en dessous, puis trois et enfin quatre. Ceci est
tout à la fois la serrure et la clé des lois universelles. 1 + 2 + 3 + 4 = 10. Ce sont
les Dix Paroles créatrices posées sur la charpente des quatre éléments. Les
kabbalistes fonctionnent ainsi, trois éléments : Feu, Air, Eau, plus un quatrième la
Terre.
— Sous-entends-tu que notre Trinité serait Tétranité ? Questionne le chancelier.
— Disons trois, plus un mystère. Répond Abraham. Regardez la croix que vous portez,
elle a bien quatre branches.

164
— Alors, quelle serait cette quatrième personnification ? demande le chancelier.
— Celle vers qui nous marchons en ce moment, la mère ou la fille. Le H du Nom
Tétragramme est la lettre « hé », celle du souffle féminin et de la spiritualité. Le Y
correspond au Père, le premier H à la Mère, le V au Fils et le dernier H à la Fille
en attente d’éveil pour devenir Mère. Au lieu de dire : « Au nom du Père, du Fils et
du Saint-Esprit », il faudrait dire : « Au nom du Père, de la Mère, du Fils et de la
Fille ».
— Grand Dieu ! Heureusement que je t’ai pris à part, loin d’oreilles indiscrètes. Et le
Saint-Esprit, qu’en fais-tu ?
— Le Saint-Esprit, c’est ce que nous appelons Roua’h haQodésh : Esprit-Saint. Il
réunit les quatre en un seul souffle.
— Ça fait cinq ! Je te questionne sur trois et me voici avec cinq !
— Oui, il y a bien un cinquième élément. Toutefois, il peut se réduire. En effet, le mot
« roua’h » signifie esprit ou souffle. Le souffle est symbolisé dans l’alphabet hébreu
par la lettre « hé », le H du Nom. Si l’on admet que le Saint-Esprit est le souffle
féminin de la Mère et de la Fille, dans ce cas il y a bien : Père, Fils et Saint Esprit
de nature féminine. On a bien les trois.
— J’entends bien ce que tu dis, mais c’est le bûcher assuré. Surtout par les temps qui
courent.
— D’où l’intérêt des cercles de mystères. Appuie Abraham. Ceci dit, le trois est très
présent dans les mystères de la Kabbalah. Nos dix luminaires mystiques, les
Sefiroth, reposent sur trois piliers : un pilier de Clémence à droite, un pilier de
Rigueur à gauche et un pilier d’Équité au centre. Ils sont coiffés par les trois
luminaires supérieurs : Kéter, la Couronne au centre, Hokhmah, la Sagesse à
droite et Binah, la Compréhension à gauche. Il y a ainsi, trois luminaires
supérieurs et sept inférieurs. D’autre part, le Livre kabbalistique de la Formation
indique que les vingt-deux lettres de l’alphabet hébreu sont organisées en : 3 – 7 –
12. Trois, se sont les trois lettres dites « mères » : Alef, Mém et Shin. Sur ces trois
reposent les principes de la Création : action, réaction, équilibre. Le livre associe
ces trois lettres aux trois éléments : Air, Eau et Feu. Le quatrième, Terre, étant
composé du mélange des trois.
Le langage sémite dont fait partie l’hébreu, répond à cela. Avec
une lettre, le langage est à l’état embryonnaire de symbole. Avec
deux lettres, apparaît une racine bilitère, qui est une ligne allant d’un
point à un autre. Nous avons un sens, mais très approximatif. Avec
trois lettres, la racine trilitère peut situer la chose avec précision, ce
sont des verbes et des épithètes qui apparaissent.
La conversation se poursuit jusqu’à ce que les deux hommes aient
atteint la chapelle au sommet de la colline. Le chancelier avait dit juste, la
vue y est vaste. Une vue d'ensemble s’ouvre sur toute la ville de Marseille,
la mer et les collines.
— Regarde au sud-est, par temps clair, il est possible d’apercevoir les côtes de Corse
et de Sardaigne et au Sud de deviner celles des Berbères. Au nord-est, le Mont à
tête blanche s’appelle Garlaban, à sa droite derrière, la ligne montagneuse est le
site où se trouve la grotte de Marie-Madeleine.
— Encore une femme, constate Abraham. La présence sacrée du féminin est tout de
même très marquée dans ces terres.
Après une pause et quelques échanges sur la philosophie que leur

165
inspire la nature environnante, les deux hommes décident de redescendre
vers la cité.
— Dis-moi, Abraham, pourrais-tu me parler de ce Livre kabbalistique de la
Formation ?
Alors qu’ils progressent paisiblement, au détour du chemin s’ouvre la
vue sur Marseille, ainsi que sur le chemin abrupt qu’ils doivent emprunter.
Abraham aperçoit quatre hommes armés qui montent à leur rencontre.
Étonné, il les désigne au chancelier :
— Regardez ces hommes en armes, affublés de ces tunique rouge et bleue. Ils ne me
paraissent guère rassurants.
— Rouge et bleue dis-tu ? Ce sont assurément des hommes de Barral, seigneur des
Baux.
— Que veulent-ils ?
— Sans doute me faire disparaître. Barral est opposé à Charles d’Anjou et il craint
que je ne rétablisse le dialogue entre Charles et le Pape. Il risque d’y perdre Milan.
— Nous allons devoir défendre nos vies ! S’écrie Abraham.
Abraham est loin d’avoir les qualités d'un guerrier. Il a bien fait fuir
quelques brigands sur la route à l’aide de son bâton, mais là c’ést une autre
paire de manches. Simon de Brion se saisit d’une corne sous sa cape et
souffle dedans à plusieurs reprises en direction de Marseille.
— Espérons que mes hommes auront entendu. Pour l’instant, fuyons. Nous allons
descendre la colline vers le Nord, pour rejoindre la grande voie fréquentée par les
marchands.
— Ne perdons pas de temps chancelier, car au son de la corne, ils ont accéléré le pas.
Allons-y.
Les deux hommes déboulent rapidement la colline sans se soucier des
épineux et des rocailles. Les quatre soudards repèrent leurs intentions et
coupent, eux aussi, directement à travers les rocailles. Abraham crie :
— Ils se rapprochent, pressons-nous !
Il fait appel à son intellect pour trouver une solution à ce danger. Mais la seule finalité
qui lui vient, c’est un inévitable affrontement. Il se souvient de la technique d’invisibilité
apprise sur les remparts de Gérone, mais le chancelier est beaucoup trop affolé. Il ne pourra
jamais se laisser aller en confiance, Abraham n'est pas sûr non plus d’y parvenir. Les quatre
hommes sont sur un chemin à quelques mètres au-dessus, ils seront bientôt sur eux. Soudain,
Abraham entend la voix de Nathan le prophète qui le traverse. Une chaleur inqualifiable
dissout sa peur. Il entend : « Son désir sera tourné vers toi, et toi tu domineras sur lui »[33]. En
un éclair Abraham comprend, il laisse monter en lui cette puissante chaleur. Sans réfléchir, il
se retourne et hurle en direction des quatre hommes : « Lapéta’h h’atat rovéts ! » (à
l’ouverture, le péché s’écroule). Les quatre hommes désorientés tombent sur leurs genoux. Le
chancelier stupéfié et essoufflé, bredouille :
— Qu’est-ce ? Ce n’est pas Dieu possible !
— Courrez Chancelier, ils ne tarderont pas à recouvrer leurs esprits.
Ils reprennent leur course, la voie commerciale approche. Abraham
ne sent plus en lui la chaleur. Elle semble avoir été expulsée lorsqu’il a
crié. Ils atteignent enfin la voie. Hélas, personne pour les secourir. Seules
deux vieilles femmes courbées sous des fagots progressent péniblement.

166
Les poursuivants ont repris leurs esprits et ne tardent pas à les rattraper.
Les deux hommes font tourner leurs bâtons pour garder leurs assaillants à
distance, mais ceux-ci sont munis d’épées et savent les manier. La cause
semble entendue. Le voyage d’Abraham va s’arrêter là. Lorsque soudain,
des roulements de sabots de chevaux se font entendre. L’un des assaillants
crie : « Les Templiers ! ». Ils prennent immédiatement la fuite, comme un
seul homme. Abraham se retourne, il assiste, figé, à une image de
légende : la charge des Templiers ! Un puissant ouragan blanc se lance à la
poursuite des malfrats et passe devant les deux hommes courbés haletant,
cherchant à recouvrer leur souffle. Un des chevaliers retient sa monture et
s’arrête pour revenir vers eux :
— Tout va bien Chancelier ?
— Sire Georius ! S’écrit le chancelier. Vous arrivez juste à temps, il s’en est fallu de
peu avant que nous ne tombions sous les coups de leurs lames. Vous avez entendu
le signal de ma corne, c’est cela ?
— Non pas du tout, répond Georius. Vos hommes attendaient votre retour près de la
commanderie, lorsqu’un vieil homme, porteur d’une tunique tout aussi blanche que
sa barbe et ses cheveux, est venu les informer de votre infortune. Le temps qu’ils
viennent nous demander secours, l’homme avait disparu.
Simon de Brion regarde Abraham :
— Tu peux expliquer ces prodiges Abraham ? Ton cri dans la colline et ce vieil homme
mystérieux.
Abraham ne sait que répondre, il est tout aussi déconcerté que le
chancelier. La description de l’homme, la voix qu’il a entendue, il n’y a
aucun doute Nathan le prophète est intervenu pour les sauver. Comment
cela est-il possible ? À cette heure il doit méditer dans sa grotte. Voilà
quelque chose qui restera gravé dans sa mémoire et dans toutes les fibres
de son corps.
— Rentrons, commande le chancelier, il me faut préparer une bonne escorte pour me
rendre à Rome.

◆◆◆

167
- Marseille au moyen-âge -

168
Sur les flots
Chapitre XVII

Les derniers jours précédant l'embarquement, Abraham partage son temps en discussions
avec Moshe ibn Tibbon et le Chancelier Simon de Brion. Celui-ci se prépare à embarquer
vers la Sardaigne, où l’attend un autre navire qui le transportera à Ostie, près de Rome. La nef
Falcon Templum est enfin annoncée au chargement, un processus qui demande à peu près
trois jours. Un tel vaisseau ne peut s'engager sans risques dans le port de Marseille. C’est
pourquoi il mouille au large des côtes de la Roche de Marseille. Des navettes se chargent de
faire transiter les marchandises du port vers la Roche. Ensuite, vient le tour des chevaux des
Templiers. Georius est déjà stationné sur l’île, en compagnie de ses frères moines-chevaliers
et de leurs écuyers. Les passagers embarquent seulement le dernier jour. Abraham a été averti
qu’il devra s’y rendre plus tôt, car son passage est garanti par l’Ordre des Templiers. Il
embarquera en même temps qu’eux.
Il est fébrile à l’idée de vivre une telle aventure. Tout un mois à
séjourner au beau milieu de la mer, loin de tous rivages. Mais pour
l’instant, il doit se rendre sur le port pour faire ses adieux au chancelier.
Celui-ci embarque sur un bateau bien plus petit, qui par bon vent peut le
transporter rapidement à destination. Simon de Brion aperçoit Abraham et
l’appelle :
— Par ici ! Ami Aboulâfia. Nous avons frôlé la mort ensemble, je t’appelle donc mon
ami.
— Je le ressens ainsi, Chancelier. Je suis venu vous souhaiter bons vents.
— Merci. Si tu croises une ville où je séjourne, fais-toi connaître, où envoie-moi un
courrier pour me faire savoir où tu résides. Il te suffit de confier ta missive à une
maison templière, ils possèdent un immense réseau de communication. J'aurais
aimé que nous puissions poursuivre nos conversations, tes mystères sont inspirants.
— Je le ferai, mais j’ai l’intuition que la Providence se chargera de nous réunir.
Les adieux faits et les amarres larguées, il regarde s’éloigner le navire
de Simon de Brion voguant vers son destin. Bientôt cardinal et qui sait ce
que lui réserve l’avenir ?
Deux jours plus tard, c’est au tour d’Abraham de faire ses adieux à la
famille Tibbon. Dame Tibbon lui offre un sac de raisins secs du village de
Roquevaire, pour agrémenter son voyage. Moshé ibn Tibbon lui prodigue
quelques recommandations :
— Si ton chemin te conduit à Capoue, je te recommande d’aller étudier la philosophie
du Rambam avec mon ami Hillel ben Samuel. Il a étudié à Barcelone avec Yonah
Gérundi.

169
◆◆◆

Le jour dit, Abraham embarque sur une navette en direction de la


Roche de Marseille. Tout en s’éloignant du port, il contemple la colline de
sa mésaventure. À l’approche de l’archipel, l’immense nef est là,
majestueuse et impressionnante. Abraham se demande comment un objet
aussi gros et aussi lourdement chargé réussit à flotter. Il rejoint le bivouac
des Templiers où se trouve Georius, qui s’est chargé de la validation de
son droit d’embarquer.
Les portes du vaisseau sont ouvertes, les chevaux qui accompagnent
les chevaliers outremer sont embarqués. Puis la porte est refermée et
hermétiquement bouchée, comme quand on noie un tonneau. Parce que,
quand le vaisseau est en mer toute la porte est immergée sous l'eau.
Pendant ce temps, la cohue de l’embarquement agite les passagers :
pèlerins, marchands, chevaliers. Tous passent devant une étale installée par
deux Marseillais, qui vendent vin, poisson et viande à l'équipage et aux
passagers du navire en partance. Ils sont entourés d’une foule de
revendeurs et de marchands à la criée qui se pressent dans la rade, pour
proposer figues et raisins secs. Harcelant pèlerins et équipage jusqu'au
moment où l'on hissera la voile.
Abraham suit discrètement les chevaliers templiers prioritaires à
l’embarquement. Son sac est chargé de victuailles, dont son fameux pain
d’Ézéchiel cuit la veille. Par chance, il est avec les Templiers, sinon on lui
aurait demandé de payer un supplément pour embarquer les provisions, car
les vendeurs de la rade en détiennent le monopole. On lui attribue son
espace, juste suffisant pour s’allonger et dormir. La nef est grande, elle
compte près de 1500 passagers. Abraham observe les personnes qui
montent à bord, il est sans doute le seul juif. Cela ne l’étonne pas, puisque
dans un bateau de pèlerins, le nombre de juifs autorisé ne doit pas excéder
quatre. C’est pourquoi les juifs voyagent uniquement sur des navires
marchands.
Une fois tout le monde à bord, le Maître nautonier Roger de Flore crie à ses nautoniers
à la proue du vaisseau : « Votre besogne est-elle prête ? » Ils répondent : « Oui, Sire ». « Que
les clercs et les prêtres s'avancent ». Aussitôt il leur crie : « Chantez, de par Dieu ! » Tous
entonnent d'une même voix : « Veni Creator Spiritus... ». Le Maître crie à ses nautoniers :
« Faites voile, de par Dieu ! ».
Peu de temps se passe avant que le vent frappe sur les voiles et ôte la
vue de la terre. Seuls s’offrent à la vue le ciel et l’eau. Chaque jour, le vent
éloigne la foule de passagers des pays où ils sont nés. Georius glisse à
Abraham quelques mots peu rassurants :
— Est un fou bien hardi qui s'ose mettre en tel péril avec le bien d'autrui ou en péché
mortel. Car l'on s'endort le soir là où l'on ne sait si l'on ne se trouvera au fond de la

170
mer au matin.
L’un des chevaliers, coutumier de cette traversée, les rassure et
témoigne que l’on peut survivre à une telle entreprise. Il explique que la
nef fait cap en direction de la Corse et qu’ils traverseront la porte qui
s’ouvre entre la Corse et la Sardaigne. Une escale est envisageable pour se
réapprovisionner en eau et en vivres, si nécessaire. Ainsi que pour
débarquer d’éventuels malades. Ensuite, la nef voguera vers Messine, pour
une nouvelle escale sanitaire. Arrivé à Chypre, le Maître nautier décidera
d’une escale plus longue, avant de mettre enfin le cap sur Saint-Jean
d’Âcre.
◆◆◆

Malgré la grande promiscuité, la vie s’organise sur le Falcon Templum. Les hommes
passent leur temps à jouer aux dés, officiellement sans parier. Le pont n’est jamais calme :
rires, cris, altercations, chapardages. Toute une civilisation réunie dans une coque à la dérive
sur la mer. Les ecclésiastiques s’efforcent de maintenir l’état d’esprit attendu de la part de
pèlerins. Des messes, des oraisons, des lectures publiques s’enchaînent sur tous les ponts.
Abraham a remarqué qu’aux heures des messes, la proue de la nef est dégagée. Il peut donc
s’y installer au calme, face à l’horizon. Le vent en face le préserve des bruits et des odeurs.
Là, il contemple avec bonheur les reflets des eaux dans les cieux. Les eaux d’en bas se
reflétant dans les eaux flamboyantes d’en haut, un concept typiquement kabbalistique. Il peut
s'adonner à ses contemplations et à sa pratique de combinaisons de lettres. Personne ne prête
attention à lui ni ne vient le déranger, si ce n’est un jeune écuyer, Guillaume de Monfort,
voué à devenir un jour chevalier. Revêtu de sa tunique noire ornée d’une croix rouge, il vient
régulièrement observer Abraham, à qui il a même demandé de pouvoir en expérimenter la
méthode de contemplation. Pour l’instant, Abraham lui enseigne les vingt-deux lettres et leurs
vocables, instruments indispensables à ses pratiques.
Privé de textes à étudier, Abraham fait appel à sa mémoire et a entamé un dialogue
intérieur. Ce sont les eaux et les cieux qui l’ont inspiré. Lui, Abraham, n’est que
l’observateur. L’adepte qui navigue dans les eaux d’en bas et qui s’y trouve éprouvé, c’est
Zekaryahou. Le nom signifie « mémoire de Yahou ». Yahou sont les trois lettres
fondamentales du Nom de Dieu. Cet adepte doit œuvrer pour recouvrer la mémoire de sa part
divine, oubliée dans les méandres obscurs de ce monde. L’inspiré qui est en lui se nomme
Raziel, il réside dans les eaux flamboyantes de l’en haut. C’est sa permanence dans le Monde
à Venir. Raziel donne un sens aux épreuves de Zekaryahou, cet être souffrant d’amnésie
divine dans l’attente d’un éveil libérateur.
En ce moment, Abraham cherche à comprendre ce qu’il lui est arrivé
sur la colline de Marseille, lorsqu’ils furent attaqués. Zekaryahou est celui
qui a subi l’épreuve et qui la ressent comme un mauvais coup du sort.
Totalement injuste. Cela n’aurait jamais dû se produire, la Providence
l’avait abandonné. Il s’agit peut-être d’une punition divine ou du fait de
forces maléfiques externes. À cela, Raziel lui répond, que l’on ne reçoit
que ce que l’on mérite. Les lettres se combinent pour raconter l’histoire du
monde et tissent toutes les combinaisons de mots qui les construisent. Il en
va de même avec les combinaisons d’événements qui tissent nos

171
existences. Nous en sommes les artisans. Raziel explique à Zeharyahou
qu’il ne doit pas rechercher hors de lui les causes des effets qu’il subit,
mais bien en lui. Si un événement, bon ou mauvais s’est produit, c’est qu’il
a lui-même noué ce nœud dans sa maille. Il en est la cause. Et seul celui
qui a noué peut dénouer. Il n’en a pas conscience, car il vit dans l’ombre
de ce monde, mais c’est lui qui a appelé ces événements. Zeharyahou
refuse cette idée qui ne lui paraît pas logique et le rend responsable de tout
ce qui lui advient. Raziel lui explique que s’il a appelé cette situation, c’est
qu’il a certainement un profit à en retirer. Il demande donc à Zeharyahou
de changer son point de vue, ainsi une épreuve douloureuse mutera en
puissance d’éveil.
À Présent, Raziel demande à Zekaryahou de revenir dans son état d’être au moment de
l’agression et de le nommer par une épithète ou un verbe. Zeharyahou lutte pour ne pas voir
la réalité en face, mais mentir à Raziel revient à se mentir à lui-même. Il finit par crier :
« Vulnérable ! » « Je me suis senti vulnérable ». Raziel dit alors qu’il faut utiliser les trois
lettres hébraïques formant la racine hébraïque : pé-guimel-ayin. Elles résument bien la
vulnérabilité devant une agression. La combinaison mentale et vocale de ces trois lettres
permet de dénouer le nœud qui retient l’âme dans cette densité et d’en retisser
harmonieusement la maille vibratoire. Ceci étant convenu, Zekaryahou et Raziel se retirent et
laissent le soin à Abraham de combiner ces lettres durant sa pratique contemplative.
Par ces dialogues intérieurs, Abraham parvient à s’isoler de l’espace
et du temps du navire, à tel point que les semaines de voyage lui paraissent
s’écouler bien plus rapidement. Ils ont fait escale à Messine, où personne
ne fut autorisé à descendre et voilà déjà les côtes de Chypre qui se
dessinent à l’horizon. Une grande joie traverse la nef, les passagers
chantent et dansent, car dans une semaine tout le monde foulera la Terre
Sainte.
Le plus frappant, à l’approche du port de Limassol, est le nombre considérable de
navires. Des nefs aussi grandes que le Falcon Templum mouillent au large. Elles battent
pavillons Français, Génois, Anglais. Telle une véritable forêt de bois ornés de fanions
bigarrés, balancée sur les flots. Le nautier ordonne de jeter l’ancre, tandis qu’une petite
embarcation à voiles et à rames s’approche de la nef. Trois hommes montent à bord et
s’entretiennent avec le Maître nautonier Roger de Flore. Celui-ci prend un ton grave et se
place à hauteur pour être entendu de tous :
— Voyageurs ! On m’annonce que Saint-Jean d’Âcre est inabordable ! Les Mamelouks
et les Mongols s’y affrontent dans une lutte sans merci. Le Roi Louis IX ne souhaite
pas d’engagement de ses armées dans ce conflit ! Par conséquent, tout le monde
doit débarquer à Chypre !
Un immense cri mêlant déception, colère et désespoir retentit sur tous
les ponts. Même les chevaux s’y associent de leurs hennissements.
— Deux possibilités s’offrent aux pèlerins. La première, attendre sur l’île la fin des
hostilités. La seconde, repartir vers Marseille sur le « Bonne Aventure » qui lève
l’ancre dans cinq jours.
Un brouhaha envahit à nouveau le navire. Le Maître nautier souffle
dans une corne.

172
— Les Templiers doivent rester à bord, d’autres de leurs frères vont se joindre à eux.
La mission du Falcon Templum est à présent d’aller protéger et évacuer les
pèlerins encore sur place. Mais pour l’instant, nous commençons le débarquement
des pèlerins et des marchands.
Nouveau tonnerre de voix, les gens clament qu’ils ont payé et qu’il
faut les conduire à bon port. D’autres, résignés, sont en larmes à l’idée de
ne jamais fouler la Terre Sainte. D’autres encore, bien conscients de la
réalité des choses, roulent leurs couvertures et plient bagage pour être les
premiers à débarquer. Une bousculade frôlant la révolte s’ensuit, obligeant
les Templiers à intervenir pour ramener le calme. Georius s’approche
d’Abraham resté silencieux.
— Que vas-tu faire, ami Rabbin ?
— Le chemin me montre que mon destin n’est peut-être pas de découvrir le Sambation.
Il est clair que la Providence en a décidé autrement. Je ne vais donc pas tenter de
remonter ma vie à contre-courant. Il me faut humblement accepter d’aller dans le
sens du flux.
— Tu devrais expliquer cela aux pèlerins en train de nous hurler dans les oreilles.
— Une seule chose me contrarie vraiment.
— Laquelle Abraham ?
— Le Sambation n’était pas mon seul objectif, je m’étais aussi donné pour mission de
déposer en Terre Sainte ce rouleau en mémoire de mon père.
— Pour ça je peux t’aider, intervient Georius. Tu n’as qu’à me le confier, j’irai le
déposer moi-même. Quelle que soit la nature des événements, je dois aller
accomplir une mission à Gaza.
— Sire Georius, je ne sais comment vous remercier. À présent, je peux m’engager le
cœur léger dans la direction qu’a choisie pour moi la Providence.
— Et où te conduit cette Providence, Rabbin ?
— Sans doute en Grèce, à Patras.
— Là où réside la damoiselle dont tu m’as parlé, rencontrée à Posquières. J’ai juste ?
— Oui, Sire Georius, elle court depuis dans mes pensées. Mais ce n’est pas tout, il me
semble qu’il se passe des choses dignes d’intérêt là-bas.
— Comment s’appelle ton nouveau Sambation ?
— Tsiporah.

◆◆◆

Le débarquement se fait sans trop de heurt. Abraham erre quelque peu


désorienté dans les rues agitées de Limassol. Il faut dire qu'après vingt-
cinq jours en mer, la terre ferme ne l'est plus autant que cela. Il finit par
rencontrer une communauté de marchands juifs qui acceptent de
l’héberger pour la nuit. La Providence veillant, on lui apprend qu’un
navire de transports lève l’ancre dans deux jours de l'autre côté de l’île, en
partance pour le port d’Alaiye (Alanya). Les négociants se rendent à
Konya, capitale du Sultanat de Roum, afin de se réapprovisionner en
marchandises. Ils lui proposent de les accompagner et de rejoindre ensuite
le port d’Antalya pour rallier la Grèce. Chypre est une île précieuse pour

173
les armées croisées, mais également une plaque tournante indispensable au
commerce. Les produits venus d'Orient y transitent avant de rejoindre la
Chrétienté.
Le lendemain matin, un cortège de quelques charrettes prend la
direction de la Baie de Morphou, au Nord. Là se trouve le petit port de la
cité grecque antique de Soli, délaissé par les navires des grands royaumes.
Un passage idéal pour commercer avec l’Empire Byzantin. Il faut compter
deux bonnes journées de marche. L’île est prospère et d'une grande
richesse artistique. Les constructions de toutes époques en font un livre
ouvert de chroniques des civilisations. On y a beaucoup construit, mais on
s'y est aussi beaucoup battu.
La caravane va bon train, les marchands veulent atteindre Galata pour
y passer la nuit. Le défi est réussi de justesse, car l’expédition n’y parvient
qu’aux toutes dernières lueurs du jour. Le temps de se restaurer et il faut se
coucher dans les ruines d’un ancien temple grec. Abraham trouve un plat
abrité et étend sa couche sur une magnifique mosaïque représentant un
cygne. La fatigue faisant, il s’endort aussitôt et comme la Torah le
mentionne pour Joseph : « Il rêve un rêve ». Le cygne sur lequel il est
couché sort de la mosaïque et irradie de sa blancheur. Il tourne sur lui-
même et fait danser ses ailes en chantant des sons inconnus. Pris dans son
tourbillon, le cygne se transforme en un homme vêtu de blanc. Dans le
rêve, cet homme est son frère, pourtant ce n’est ni Reouvén ni Méïr. Une
autre sorte de frère. Abraham se lève et réalise qu’il est lui-même vêtu de
blanc. Son frère de songe lui montre une étoile brillante dans les cieux et
l’invite à le rejoindre dans sa danse. Les deux frères spirituels s’unissent
dans un tourbillon qui s’élève et fusionne avec l’étoile. Quand tout à coup :
— Rabbi Aboulâfia ! Il est temps de reprendre la route, le Soleil va se lever.
C’est l’un des négociants qui le tire de son paradis onirique. Il se lève
et se met en route, porté par une joie intense. Ce rêve était bien plus qu’un
rêve. Une goutte de rosée céleste est venue ensemencer son esprit. Il n’en
comprend pas encore les implications, mais il sait qu’il a franchi un
nouveau portail mystique. Les autres voyageurs ne manquent pas de
remarquer la joie qui illumine son visage et la brillance de ses yeux. Au
point que l’un d’eux le prie de lui accorder sa bénédiction. Abraham en est
très surpris, car c’est la première fois qu’on lui demande cela. Mais il
ressent qu’il doit humblement répondre à cette demande. Ce n’est pas
Zekaryahou qui fait la bénédiction, mais Raziel au nom de son Maître
céleste Métatron.
En milieu d’après-midi, le petit embarcadère de Soli est en vue. Un
bateau à voiles attend les marchands pour la traversée, prévue le

174
lendemain. Le petit groupe de passagers décide de passer la nuit
directement sur le pont du bateau.
Le Soleil levant dans le dos, Abraham regarde Chypre s’éloigner. À
l’aller la cargaison est légère, mais à en croire les marchands, le retour
s’annonce très chargé. L’un d’entre eux lui explique :
— Nous regroupons sur Chypre tout ce qui vient d’Orient, parfums, épices, tissus fins
et bien d’autres choses encore. Ensuite, une grande nef est affrétée pour les
transporter dans l'un des grands ports de la Chrétienté, où ils seront distribués par
des importateurs. Il y a aussi les souvenirs de croisades.
— Souvenirs de croisades, s’étonne Abraham ?
— Oui, mais il ne faut pas trop en parler. Lorsque les premiers chevaliers croisés sont
rentrés, ils ont ramené avec eux des trophées de prises de guerre : armes, tissus,
bijoux, objets saints, reliques des différentes croyances. Si bien qu’à présent, tous
les voyageurs de Terre Sainte, chevaliers, soldats ou pèlerins, veulent en faire
autant. Sauf, qu’il y a plus de demandes que de trophées. Pour y répondre, les
artisans autochtones ont commencé à en fabriquer uniquement pour les vendre aux
voyageurs. Tu ne peux même pas imaginer combien de sabres Saladin a
officiellement utilisé dans sa vie. Ou encore le nombre de phalanges dont était doté
Jean-le-Baptiste. Je ne te parle pas des caisses de clous ayant servi à crucifier
Jésus.
— C'est malhonnête !
— Pas plus que les reliques exposées dans les lieux de culte. Nous au moins, nous
fabriquons d'authentiques faux. Les pèlerins sont si heureux de les acheter,
pourquoi les en priver ? Nous les faisons fabriquer en Anatolie et les vendons
directement sur l’île de Chypre. Cette fois, nous ramènerons un suaire sur lequel
est imprégnée l'image du corps de Jésus. L'artiste qui le réalise est extraordinaire,
même toi tu en tomberais à genoux à sa vue.
Abraham cherche dans une de ses poches et en sort un caillou qu'il
tend au commerçant.
— Tiens, je t'offre la pierre de fronde avec laquelle David à vaincu Goliath.
Le commerçant la prend et l'examine.
— Tu sais que c'est une idée ça ! Qui, dans ce monde, peut jurer que ce caillou n'est
pas celui de David ? Merci Rabbi, tu as payé ton voyage.
Trois jours plus tard, le Soleil couchant dans le dos, Abraham
regarde la pointe sud du Sultanat de Roum approcher. Une journée de
navigation, en longeant les côtes, est encore nécessaire pour arriver à bon
port. L’un des marchands vient voir Abraham :
— Rabbi, tu peux te rendre directement au port de Satalieh (Antalya) pour embarquer
vers la Grèce, ou bien nous accompagner à Konya. Ça vaut le détour, surtout pour
quelqu’un comme toi.
— Ah bon, qu’y a-t-il là-bas ? Lui demande Abraham.
— Un grand mystique musulman, entouré de disciples qui dansent en priant. Sa
notoriété est telle que même des chrétiens et des juifs le visitent. Des sages de Perse
et de la vallée de l’Indus font aussi le voyage. D’Alanya, il faut prévoir un voyage
de six jours, mais je crois que tu ne le regretteras pas.
— C’est incroyable ! s’étonne Abraham. Ce doit être vraiment un grand sage. Je vous
suivrai donc jusqu’à Konya.
— Tu as raison, surtout que les choses risquent de bientôt changer. Les armées

175
mongoles approchent. Kay Kâwus II, le Sultan de Roum les affronte avec ses
armées. Il faut s’attendre à ce que les Mongols engloutissent bientôt l’Empire
Byzantin. Nous espérons que le commerce s'y poursuivra malgré tout.

◆◆◆

176
Le Maître de Roum
Chapitre XVIII

Sur la route de Konya, Abraham entend plusieurs fois des voyageurs prononcer le nom de
Mawlānā ye Roum. C’est ainsi que les disciples du sage appellent leur Maître. Durant les six
jours de marche, Abraham découvre le caractère spirituel qui plane dans cette région. Un état
d’esprit qu’il n’avait jamais rencontré ailleurs, sans doute dû à la présence de ce grand sage.
Le voyage est plutôt agréable et les nuits confortables, car la route est jalonnée de
caravansérails fondés par les chrétiens, où tous les peuples sont accueillis. Les relations entre
juifs, chrétiens et musulmans sont des plus conviviales. Là aussi, l’influence du sage y semble
pour beaucoup.
L’un des habitants de la région lui raconte que, selon une légende, Konya est la
première ville fondée par Noé après le déluge. L’histoire inspire le kabbaliste, pour lui Noé
est à la racine des langages. Dieu lui commande : « Fais pour toi ». Ce « pour toi », le
contemplatif l’entend « vers toi », un appel à œuvrer intérieurement. « Fais pour toi une
tévah ». Tévah est généralement entendu dans le sens « d’arche », mais ce n’est qu’une
simple boîte, un coffret. Plus encore, tévah c’est aussi un « mot ». Dieu demande à Noé
d'inscrire en lui un mot capable de résumer toute la Création, qu’il s’apprête à engloutir de
son déluge. Quel mot pourrait avoir la capacité de contenir l'essence de la Création ? Cela
revient à tenter d’enclore tout le créé dans une boîte. Pour réussir cet exploit, Noé fait entrer
des couples dans son mot-coffret. Des couples de « h’ayoth », que beaucoup lisent
« animaux », mais dont le sens premier est « vitalités ». Ces couples vitaux, ce sont toutes les
combinaisons bilitères des lettres. L’arche de Noé est le dictionnaire des racines du langage
universel. Une fois le Déluge passé, tous les mots se reconstituent et reformulent le monde.
D’après la légende locale, le mot-coffret se serait donc ouvert ici et y
aurait libéré ses forces vitales et verbales. Un des trois fils de Noé se
nommait Sém, une partie des vitalités le suivit et les langages sémites
apparurent. Un autre fils se nommait Cham, il forma avec ses vitalités les
langages chamites. Enfin, le troisième se nommait Japhéth, d’où naquirent
les langages japhétites (indo-européennes).
Trois cultures, une racine. Le lieu est donc privilégié pour que les
différentes croyances communiquent. La Providence a placé le Maître de
Roum au bon endroit. Les combinaisons du langage sont la base de
l’expérience mystique d’Abraham, il est persuadé que ce détour par Konya
est aussi un jeu de la Providence. La citadelle de Konya est d’une grande
beauté, artistique et riche en couleurs. Les murs du sérail du Sultan sont
décorés de fines faïences, sur lesquelles sont représentées des figures telles
que l’aigle à deux têtes, symbole des Seldjoukides. La mosquée d’Ala'ad-

177
Dîn et son dôme de faïences est fascinante par son apparence.
Il règne une effervescence mêlant négoces, arts et spiritualité. Abraham s’arrête pour
admirer des tapis d’une qualité incomparable. Il n’en a jamais vu d’aussi fins. Ses
compagnons de voyages lui indiquent où se loger, en lui conseillant de réserver son couchage
au plus vite. La ville connaît un tel essor que les places d’hébergement sont prisées. Il logera
dans le quartier de la medersa d’Ince Minare, face à la grande porte voutée sur laquelle sont
inscrites les sourates Asin et Fetih du Coran, ainsi que des ornements géométriques et
végétaux en relief. Le minaret à deux şerefes (une sorte de balcon), est construit de briques
émaillées d’un bleu turquoise onirique.

◆◆◆

Avant que la nuit tombe, Abraham décide de visiter la cité qui ralentit et se calme. Ne
sachant où aller, il suit les étudiants sortis de la medersa (école coranique). Ils sont revêtus de
tuniques blanches serrées à la ceinture et évasées vers le bas. Il sait que cette tenue est
caractéristique d’une mouvance originale de l’islam : le soufisme. D’après Rabbi Abraham,
fils du Rambam, les soufis perpétuent des pratiques des anciens d’Israël. Abraham se
souvient que dans son Traité du Miqvéh, il écrit :
Tu sais sans doute que des pratiques des anciens saints d'Israël,
qui sont peu ou pas pratiquées chez nos contemporains, sont
maintenant devenues la pratique des soufis de l'islam.
Selon lui, les soufis contribuent, en quelque sorte, à maintenir les traditions des
prophètes de la Torah. Il poursuit :
Ne considère pas comme inconvenante notre comparaison de cela
avec le comportement des soufis, car ces derniers imitent les
prophètes et marchent sur leurs traces ...
Le groupe d’étudiants se dirige vers une place colorée et embaumée par des
balconnières fleuries. Des tapis y sont déroulés et des hommes installent une petite estrade
rehaussée de coussins. Les étudiants s’asseyent. Abraham les imite sans savoir s’il est
autorisé à le faire. La place se remplit, ce qui le conforte. De plus il aperçoit quelques juifs et
chrétiens venant prendre place. Il est d’autant plus surpris d'apercevoir deux moines
mendiants chrétiens se mêler aux adeptes musulmans. De jeunes garçons, munis d’une
amphore de cuivre, passent parmi les gens assis pour proposer des godets d’un breuvage noir.
Il en identifie rapidement l’odeur, pour l’avoir déjà sentie sur le port de Marseille. Les
templiers appellent ce breuvage : « vin de l’Islam », les arabes : qahoua (café). Ce qui
signifie « revigorant ». Celui qu’ils proposent ici est agrémenté d’épices et principalement de
hal (cardamone).
Des tambours commencent à marquer un discret battement. Des
musiciens munis de violons et de flutes les rejoignent. Des têtes et des
bustes entament un balancement et se meuvent au rythme des instruments.
Les étudiants murmurent une louange au nom d’Allah, qui vibre dans les
poitrines et échauffe les cœurs. Puis, voix, musiques et rythmes montent en
puissance. Les mouvements des têtes et des bustes s’amplifient. Les bruits
des respirations se font entendre et s’accordent pour ne former plus qu'un
seul souffle. La nuit tombée, on allume des lampadaires d’huile. Quelques
participants montrent les premiers signes d’une douce transe. Soudain, un
homme se lève et tourne sur lui-même les bras ouverts et la tête penchée. Il

178
est rapidement suivi par d’autres. Il se passe quelque chose, une chose qui
résonne très fort chez Abraham. Il entend en lui résonner les sons des
lettres de lumière, qui tournent au rythme des danseurs mystiques. Il
choisit de ne pas résister. Sans qu’il ne le commande, sa tête se met à
osciller vers la droite et vers la gauche, guidée par l’esprit collectif. Il
vocalise les lettres qui se présentent à lui par leurs voyelles naturelles.
Emporté par le mouvement ambiant, il prend conscience que les
vocalisations choisissent elles-mêmes la direction où doit aller sa tête :
« a » à droite, « é » à gauche, « o » en haut, « i » en bas, « ou » devant.
Les hommes debout tournent de plus en plus vite et paraissent pourtant sereins, comme
s’ils se laissaient porter par des fils invisibles accrochés aux étoiles. Le « gal », l’onde
ambiante, a la saveur du Merveilleux. Abraham est dans son élément, il pourrait faire cela des
heures durant. D’ailleurs, il n’a aucune notion du temps passé. Quand tout à coup, une sorte
de cor aigu se fait entendre. Les tambours frappent un grand coup et c’est le silence. Tout le
monde s’immobilise. Puis une clameur s’élève. Abraham se dresse sur la pointe des pieds, il
distingue un homme d’une cinquantaine d’années, affublé d’une barbe grisonnante, qui
s’avance vers l’estrade. L'homme s’installe et lance un sourire affectueux en direction de
l’assemblée. Tout le monde s’assoit. Abraham interroge son voisin :
— Qui est ce sage ?
— D’où sors-tu ? Tu ne sais pas que tu es en présence du Sage des sages, notre Maître
Djalal-od-Din Rumi. Le Mawlânâ-ye-Roum. Les disciples de la vallée de l’Hindus,
que tu vois là-bas, l’appellent Khodâvandegâr. Il est le fondateur de notre Ordre
soufi Mevlevi.
Abraham est devant le Maître de Roum, la seule raison de sa visite à Konya. Il vient
juste d’arriver et voilà que la Providence l’a déjà placé à ses pieds. Le Mawlânâ commence
par quelques prières et bénédictions, puis s'adresse à ses disciples. Il déclame un poème en
langue farsi, Abraham n'en comprend pas un seul mot. Ce n’est pas important, la voix du sage
est une musique agréable à son âme. Il a le sentiment de la connaître depuis la nuit des temps.
Un disciple du Mawlânâ remarque qu’Abraham ne connaît pas ce langage, il se penche
vers son oreille et traduit pour lui :
Ô Seigneur, Ô Dieu, Ô Sustentateur ! Enveloppe-nous dans la
lumière avec laquelle tu enveloppes tes serviteurs privilégiés, afin que
nous puissions rencontrer l'Ami. … Nourris les oiseaux de nos sens
avec les graines de Connaissance et de Sagesse, afin que nous
puissions voler dans les cieux ...
Le Mawlânâ poursuit dans un Arabe qu’Abraham arrive à comprendre :
Loué soit Dieu ! Sacro-saint, sans comparaison et sans contraste,
exalté par-delà la mort et la décomposition. L'Ancien des Jours, qui
existe éternellement, le mutateur des cœurs, la force motrice de la
providence et des événements …
Soudain, le Mawlânâ s’arrête, prend une inspiration et dirige son regard vers Abraham,
et termine sa phrase.
… celui qui provoque des combinaisons d’évènements.
Abraham est saisi par l'intensité de ce regard qui le transperce. Il le reconnaît ! C’est
celui de son frère onirique des ruines de Galata. Le Mawlânâ sourit et lui adresse un salut
discret en abaissant légèrement les paupières et la tête. Ce dernier en fait de même. Ils ne se

179
sont jamais rencontrés, mais ils se sont reconnus !
Le Mawlânâ se redresse avec l’aisance d’un jeune homme et fait un signe aux
musiciens. Ces derniers s’accordent sur un tempo et les dafs (tambours) démarrent suivis des
neys (flûtes de roseau). Le Mawlânâ se dirige vers le centre, tout le monde se lève et fait
place. Le disciple qui avait traduit à l’oreille d’Abraham lui dit :
— C’est un évènement, le Mawlânâ va éveiller le sema, il veut sans doute entrer en
communication avec Dieu pour le remercier d’une grâce dont il vient de profiter.
Emporté par les rythmes, le Mawlânâ se met à tourner sur lui-même en prenant appui
sur la pointe des premiers orteils du pied gauche. Des disciples le rejoignent dans cette
rotation, en formant un cercle autour de lui. La main droite levée vers le ciel paraît recueillir
un shefâ, (un flux) transmis à la terre par la main gauche tournée vers le sol. Les rotations se
font de plus en plus rapides, alors que les visages sereins entrent dans un état de transe et
d'extase mystique. C’est une énergie folle qui emporte avec elle toutes les personnes
présentes qui ne tournent pas, mais dansent sur place : mouvements de tête, de buste, de bras,
de pieds. Chacun se laisse aller à la façon dont il ressent l’épanchement du flux spirituel.
Le Mawlânâ et ses disciples tournent, Abraham sait le faire en esprit avec des roues de
lettres qui se combinent. Mais cette fois, il réalise cela debout. Ses bras, sa tête se meuvent et
orientent les sons. Il découvre une nouvelle façon d’évoquer les lettres et les Noms divins.
Les lettres lui enseignent la façon dont elles veulent être utilisées. Il laisse s’exprimer sans
retenue tous ces mystères qui se présentent spontanément.
Les semazens (derviches) emportés par leur Maître, dégagent une énergie telle
qu’Abraham a la sensation de ne plus avoir de poids et de ne plus toucher terre. Sans effort,
son corps tourne sur lui-même, porté par la légèreté des sons de lettres en rotation dans son
esprit. La prière giratoire des corps se prolonge très loin dans la nuit. Puis, l’intellect
d’Abraham finit par reprendre le dessus et son corps redevient lourd. Immédiatement, la
fatigue le submerge et il tombe d’épuisement.
Lorsqu'il reprend conscience, les instruments ont cessé de jouer et le Mawlânâ et ses
semazens sont partis. D’autres, tombés d’épuisement comme lui, dorment à même le sol sur
les tapis. Il se redresse et rejoint son hébergement.

◆◆◆

Le matin suivant, il est réveillé par les rires des étudiants qui retournent à la medersa, à
l’appel du muezzin. Il va s'asseoir sur un banc près d’une fontaine fleurie et se remémore
l’incroyable expérience de la veille. Ce regard, qu’il a le sentiment d’avoir toujours connu,
reste gravé dans ses pensées.
C’est en début d’après-midi qu’un homme, vêtu de cette robe blanche typique des
semazens et d’une toque conique en poils de chameau, vient à sa rencontre.
— Je me nomme Walad, je suis le fils de Djalal-od-Din Rumi. Je viens te souhaiter la
bienvenue à Konya de la part de mon père. Quel est ton nom ?
— Je me nomme Abraham ben Samuel Aboulâfia, je viens de Tudèle en Navarre.
— Tu as fait un long voyage Abraham. Si tu veux bien me suivre, mon père désire
t’inviter en sa demeure.
— J’en suis très honoré, je te suis Walad.
Le fils du Mawlânâ conduit Abraham dans un quartier plus élevé de la ville, près de la
grande mosquée. Là se dresse un bâtiment orné par d’habiles artistes. Une mosaïque surprend
Abraham qui s’arrête net. Elle représente un cygne dont la pose laisse deviner qu’il danse à la
façon du Mawlânâ. Une grande activité anime l'imposante bâtisse qui abrite l’école et
l'habitation du Maître. Abraham ne peut s’empêcher de faire le lien avec le cercle des
kabbalistes de Posquières.
— Cette mosaïque semble te toucher, Abraham.

180
— Elle me rappelle un rêve où j’ai vu ton père. J’ai le sentiment de tout connaître de
votre spiritualité, mais en réalité je ne connais rien de vous ni de vos pratiques.
— Nous sommes les semazens de Konya, ou nous appelle aussi « Derviches
tourneurs ». Notre danse, la sema, est une danse cosmique à travers laquelle
s'affirme l’union avec Dieu. Notre spiritualité est ouverte à tous, sans aucune
distinction de croyance. Regarde la phrase écrite sur la façade.
— Je suis désolé, je ne connais pas le farsi.
— Il est écrit : « Qui que tu sois, viens, viens. Même si tu es sans Dieu, c'est ici la
demeure de l'espoir ».
— Une phrase positive avec l'expression « sans Dieu » dedans est vraiment
surprenante. Les musulmans de chez moi sont très ouverts, mais pas à ce point.
Ceci dit, j’apprécie ce qui est écrit.
— Nous sommes de bons musulmans, avec quelques spécificités. Nous appartenons à
une silsila, chaîne initiatique de transmission spirituelle.
— Il me semble que soufis et kabbalistes ont beaucoup de choses en commun. Les
kabbalistes ont aussi une shalsheléth, une chaîne initiatique.
— Effectivement, quelques-uns de tes frères kabbalistes nous ont déjà rendu visite. Il
semble que les plus proches de notre mystique soient ceux qui résident en terres
byzantines.
— Je vais les rencontrer après mon séjour ici, dit Abraham tout en réalisant que dans
son esprit, son propos était illustré par l’image de Tsiporah.
Walad invite Abraham à pénétrer dans la maison de son père. Ils suivent un couloir qui
les conduit à un patio, au centre duquel se trouve un petit bassin. Dans un coin, sous une
voûte de jasmin, Abraham reconnaît le Mawlânâ. Walad fait les présentations. Le Mawlânâ
souriant avance vers Abraham et saisit ses deux mains :
— Voici donc mon frère Abraham. Sais-tu que j’ai rêvé de toi il y a quelques jours ?
— J’ai aussi rêvé de toi mon frère Djalal-od-Din. Je ne sais comment expliquer cela,
mais je te connais autant que tu me connais. Alors que je voguais vers la Grèce, la
Providence m’a conduit à toi.
Il se tourne pour désigner un homme à ses côtés :
— Je te présente Husâm-ud-Dîn Tchelebî, je l’ai choisi pour être le pîr (guide) de mes
disciples. Viens, asseyons-nous, nous devons parler. Bien que le véritable langage
de Dieu soit le silence. Tout le reste n'est que mauvaise traduction.
Les quatre hommes s’installent sur de grands coussins confortables.
— Mon frère Abraham, tu voyages et tu vois que les croyances se déchirent et se font
la guerre, au lieu de s’unir dans l’amour de Dieu. La sagesse n'est pas d'obéir à un
dogme. La sagesse est d'ouvrir un chemin, en soi, vers la beauté du monde. C’est
pourquoi tout le monde peut venir ici, quelle que soit sa croyance.
— Oui, hier soir j’ai vu des chrétiens, des juifs, des moines, des sages de koush (Inde).
Nous avons tous vibré comme une seule âme.
— Sache, Abraham, que dans son immense bonté, Dieu a choisi d’offrir à cette
génération la possibilité de dépasser ses dogmes humains et de se réunir dans
l’unité de l’amour divin. L’Ancien des Jours a décidé d’envoyer trois messagers
issus d’une même lumière. Chacun a éclos dans l’une des grandes croyances de ce
monde. Je suis le messager au sein de l’islam. Je sais à présent que tu es le
messager parmi les Juifs. Tu es encore jeune, mais tu vas le découvrir par toi-
même. Pour y parvenir, tu devras faire comme moi et travailler sur toi. Autrefois,
j'étais ambitieux et je voulais changer le monde, aujourd'hui je suis sage, et je me
change moi-même. La révolution spirituelle ne peut être qu'individuelle. Voilà le
drame : il n'y a rien à attendre d'actions visant à faire changer les autres. Voilà la
chance : on peut, avec patience et effort, agir sur soi.

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— Toutes tes paroles font du bien à mon âme et me confortent, mon frère. J’ai déjà
pris la voie intérieure, mais il me reste des immensités à explorer. La rotation nous
réunit. Tu fais tourner les corps, moi je fais tourner les lettres.
— Libre des dogmes, mon frère Abraham, nous devons, par l’exemple, amener à ce
que chacun médite, se recueille en soi-même, et tourne autour de son cœur. Que
chacun trouve en lui-même ce qui fait obstacle à l'amour. Chez les possesseurs du
souffle divin, il y a une âme autre que l'âme et l'intelligence humaines. Les âmes des
Lions de Dieu sont unies.
— Tu dis que Dieu a envoyé trois messagers, qui est le messager des chrétiens ?
— Je ne l’ai pas rencontré, mais je ressens qu’il voyage en ce moment même sur ta
terre natale. Tu le rencontreras. Il faut que ce message universel soit entendu par
cette génération, si les hommes refusent cette opportunité, elle ne se reproduira pas
avant mille ans et ils continueront à se déchirer.
— Tout ce que tu dis me trouble grandement. Je me plierai à ce que la Providence
divine a prévu pour moi.
— Avance avec foi, mon frère Abraham. Quand la Providence t'ordonnera de venir
dans le feu, vas-y vite et ne dit pas : « Il me brûlera. » C’est ainsi que tu
accompliras ta mission d’être.
Sois mon hôte durant ton séjour à Konya, nous partagerons le
silence de nos méditations.
◆◆◆

Le lendemain, le Mawlânâ consacre de son temps à quelques personnes venues de loin


pour l’entretenir. Abraham a le privilège d'y assister dans un coin de patio en compagnie de
Walad. Un sage venu d’Inde, ayant une attitude humblement orgueilleuse, se présente
espérant obtenir quelques réponses à ses questions. Il s’assoit et dit :
— Je viens des montagnes où notre fleuve sacré prend sa source. Je maîtrise l’art de la
lévitation.
— Impressionnant, dit Rumi admiratif. Serais-tu capable de t’élever au-dessus du sol
ici même ?
— Bien sûr, répond le yogi avec assurance. Je vais t’en faire la démonstration.
Sans plus attendre, le yogi s’installe et se livre à des respirations très dynamiques. Au
bout de plusieurs minutes, le corps du yogi devient rouge et tremblant. La vibration est telle,
qu’à la grande surprise des témoins présents, l’homme s’élève à un empan du sol, puis
retombe lourdement. L’homme en sueur est essoufflé et visiblement épuisé par sa
démonstration. Le Mawlânâ lui laisse le temps de reprendre son souffle et lui demande :
— Combien de temps t’a-t-il fallu pour réaliser un tel prodige ?
— Quarante ans d’ascèses quotidiennes intensives.
— Eh bien, mon ami, j’ai le regret de te dire que tu as perdu quarante années de ta vie.
Si tu les avais consacrées à écouter le silence dans ton cœur, tu aurais la réponse à
toutes les questions pour lesquelles tu as fait un aussi long voyage. Tu as développé
un pouvoir sur les effets, mais tu ne connais rien de leur cause.
Contrarié, le yogi visiblement en colère se lève et quitte le patio. Le Mawlânâ se tourne
vers ses disciples :
— L’obtention de pouvoirs ne sert qu’à flatter l’ego. Il suffirait que cet homme
renonce à ce pouvoir auquel il s’est tant attaché, pour que ses quarante années
d’efforts se transforment instantanément en Amour divin. Pour l’homme humble,
cet acte de renoncement est aussi aisé que d’effeuiller les pétales d’une rose.
Les hommes s'attardent sur les causes secondaires auxquelles ils attribuent bien
des pouvoirs. Mais aux hommes de Dieu, il est dévoilé que les causes secondaires ne

182
sont qu'un simple voile qui ne les empêche pas de reconnaître la Cause Première[34].
Mon frère Abraham, ce soir le Sultan offre un concert à la
population, accompagne-nous.
Le soir venu, Abraham assiste à un magnifique concert en compagnie du Mawlânâ et
de ses disciples. Il n’a plus eu l’occasion d’écouter de musique d'une telle qualité depuis
l’université de Tudèle. Les yeux fermés et la tête libre de se mouvoir, il se laisse bercer par
les harmonies. Il repère cinq notes, sur lesquelles viennent se poser les cinq voyelles
naturelles de l’alphabet hébreu. Oui, les lettres tournent, se combinent, se permutent et leurs
voyelles se dansent et se chantent ! Tout est limpide à présent.

Lorsqu’ils sortirent du concert, à l'extrémité du quartier que le groupe traversait,


le son d'un violon sortant d'un cabaret parvint aux oreilles du Mawlânâ. Il s'arrêta un
instant puis se mit à exécuter la danse giratoire et à éprouver des sensations de plaisir.
Il poussa des cris jusqu'à très près de l'aurore. Tous les débauchés, se précipitant
dehors, tombèrent au pied du Mawlânâ, qui leur distribua tous les vêtements qu'il
portait sur lui. Quand il fut rentré dans sa Medersa bénie, le second jour cette société
de débauchés vinrent le trouver, devinrent de sincères dévots, se déclarèrent ses
disciples et donnèrent des concerts[35].

◆◆◆

Les jours qui suivirent, Abraham médita silencieusement auprès de Djalal-od-Din. Il


participa à des sessions de dikrh, c'est-à-dire d’évocations du nom de Dieu. Lors desquelles
les adeptes accompagnent les sons de mouvements de tête. Il fit le lien avec ses pratiques
kabbalistiques, qu'il décida d’adapter à celles découvertes ici. Il appellera cela « hazkarah »,
traduction directe du terme arabe en hébreu.
L'association du son, du souffle et du mouvement de tête durant l’évocation des Noms,
ouvre les portes de l’extase mystique. Abraham et Rumi partagent l’idée d'extase durant
l’Union mystique entre l'adepte et le divin. Le Mawlânâ dit à Abraham :
— L'extase donne accès à la Connaissance de Dieu sans obstacle et permet d'en
connaître ses secrets.
Abraham prolonge la parole du Mawlânâ :
— L'extase permet de se perdre en Dieu. L'adepte, s'il garde conscience, a alors accès
à d'autres formes de connaissances qui sont qualifiées de secrètes.
— C'est exact mon frère, mais l'adepte doit se préparer à renoncer à lui-même. S'en
aller de soi (fanâ), c'est se rendre compte que ce soi n'existe pas, et que rien n'existe
sauf la tawhîd ! (l'Union avec Dieu).
— En hébreu on dit deveqouth, c'est exactement la même chose, seul le nom change.
Le Mawlânâ prend son visage dans le creux de ses mains et reste silencieux. Puis
relève la tête et se met à chanter :

Devant Dieu, deux Moi n'ont pas de place. Tu dis Moi et Lui (Hou) dit Moi.
Meurs, toi, devant Lui, ou bien c'est Lui (Hou) qui mourra devant toi, afin que toute
dualité disparaisse. Mais ni objectivement ni subjectivement, Lui (Hou) ne peut mourir.
Car Lui (Hou) est le vivant qui ne meurt jamais. Sa mort étant impossible, meurs à toi-
même, afin qu'il se manifeste en toi et que s'anéantisse la dualité[36].

Abraham fait écho à cette évocation en chantant à son tour deux versets de la Torah :

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Voyez maintenant, car Moi, Je suis Lui (Ani Hou). Nul Dieu devant Moi[37]. Je
suis Lui (Ani Hou), Moi le premier, Moi le dernier ![38]

Les deux hommes entament d’une seule voix une évocation mêlant l’hébreu et l’arabe :
« Hou-Hou » (Il est Lui). Leurs respirations se synchronisent, semblables à deux soufflets de
forgerons pulsant un seul souffle : « Hou-Hou » suivit de deux inspirations rapides. Comme
appelés par les deux mystiques, des disciples arrivent avec leurs instruments et s’installent.
Au son du ney, les semazens forment un cercle et font trois tours autour des deux évocateurs.
Le daf se fait entendre et les adeptes entrent dans la sema. Le Soleil se coucha, la nuit tomba.
La lune se leva et disparut au bout de la nuit. Les premières lueurs du matin se diffusèrent,
sans que le dikrh pour l’un et l’hazkarah pour l’autre ne cessât.
Finalement, le Mawlânâ lève un bras. Les instruments et les hommes s’arrêtent. Il
regarde Abraham et lui et dit :
— Mon frère, as-tu entendu la voix de la Providence divine ?
— Oui mon frère, il est temps que je reprenne ma route.
Face au Soleil levant, Abraham décide de poursuivre le cours de son voyage. Il ferme
son sac et saisit son bâton. Le fils du Mawlânâ, lui demande :
— Quelle route prends-tu pour te rendre en Grèce ?
— Je vais rejoindre Antalya, il y a des bateaux de commerce pour Rhodes et de là j’en
trouverai d’autres.
— Il y a une autre solution. La route semble plus longue, mais ce sera plus simple et
plus rapide pour toi. Un groupe de disciples part ce matin même pour Smyrne
(Izmir), accompagne-les. Là-bas, tu embarqueras sur un navire qui se rend
directement sur l’isthme de Corinthe. Une semaine de voyage à cheval est
nécessaire pour atteindre le port d'embarquement.
— On m’a dit qu’ici les Juifs n’ont pas le droit de se déplacer à cheval.
— Pas si tu es avec des envoyés du Mawlânâ.
Une monture est rapidement sellée, pendant qu’Abraham va faire ses adieux au
Mawlânâ. Celui-ci le prend par le bras et marche avec lui jusqu’à la porte de la citadelle.
— Adieu, mon frère dans le divin, que l’Esprit de Dieu guide tes pas.
— Un texte me revient en mémoire, dit Abraham. Il fut écrit il y a tout juste mille ans
par le philosophe Plotin. Il résume toute la profondeur de notre rencontre :
Comme un chœur autour de son coryphée, nous tournons perpétuellement autour
du Principe de toutes choses. Et quand nous Le contemplons, nous obtenons la fin de
nos désirs et nous nous reposons. Alors, nous ne sommes plus en désaccord, mais nous
formons autour de Lui une danse vraiment divine. Danse dans laquelle l'âme
contemple la source de la vie, la source de l'intelligence, le Principe de l’Être, la cause
du bien, la racine de l'âme[39].

◆◆◆

184
- Djalal-od-Din Roumi et ses derviches de l’Ordre Melvi -

◆◆◆

185
Patras, entre l’amour humain et l’amour divin
Chapitre XIX

Une semaine plus tard, le groupe de cavaliers approche de la citadelle de Smyrne, que les
habitants appellent Kadifekale : « citadelle de velours ». Il ne fallut que deux jours avant
qu’Abraham embarque sur un navire marchand faisant du cabotage à destination de l'isthme
de Corinthe. En sortant du golfe de Smyrne, il remarque à tribord les côtes de la ville de
Phocée, qui lui rappellent son séjour à Marseille, dite : « Cité phocéenne ». Le bateau
bourlingua cinq jours en Mer Égée toutes voiles dehors, avant qu'il ne le débarque dans un
port de l’isthme de Corinthe.
De là, trois jours et demi de marche sont nécessaires pour rejoindre
Patras, en longeant la côte à partir de Corinthe en contournant la chaîne de
montagnes. Le pays est accueillant, Abraham intègre un groupe de cinq
voyageurs dont un moine chrétien. Il en profite pour améliorer sa maîtrise
de la langue grecque, bien que le latin et le français soient très pratiqués
par ici. Le moine explique que ce territoire, sous la domination de
seigneurs Francs sous la souveraineté du Prince d’Anjou, est appelé
« Principauté d'Achaïe ». La ville de Patras en est l’une de ses douze
baronnies, dont le rôle est de préserver le littoral de tout débarquement
ennemi venant des côtes d’Épire, d’Arcanie et d’Étolie.
Un des voyageurs tend son bras et désigne un mont enneigé :
— C’est le Mont Vodias (Panachaiko), derrière c’est Patras !
Encore quelques heures de marche et voici la ville posée en hauteur
au pied d’une immense forteresse, elle-même couchée au pied du Mont
Vodias. Le moine indique à Abraham où se trouve le secteur des juifs. Il
gravit un chemin abrupt et aperçois un homme qui semble habiter le lieu.
— Shalom ! Où se trouve la maison de Yehoudah Kalonymos ?
— Elle ne se trouve pas exactement dans le quartier, il vit dans une demeure un peu à
l’écart. Ce n’est pas loin. Suis ce chemin, tu tomberas obligatoirement dessus.
Abraham emprunte un petit chemin de terre jalonné de buissons
épineux, et aperçoit une maison ayant vue sur la mer, posée sur un rocher.
Un petit muret en délimite l’espace. Il appelle, personne ne répond. Ils ne
sont peut-être pas revenus de France, pourtant la maison est ouverte. Il
enjambe le muret et fait le tour de la bâtisse, du linge est étendu. Le
panorama sur le Golfe de Patras est magnifique et dégagé. On aperçoit des
côtes à l’horizon et des bateaux de transport et de pêche qui sillonnent la

186
mer. Mais lorsqu’on se tourne tout change, un mont au sommet enneigé
fait instantanément oublier la vision maritime.
Tout à coup, il entend une voix :
— Abraham Aboulâfia ? C’est bien toi ?
C’est Tsiporah qui arrive chargée d’un grand panier rempli de
légumes. Son visage s’illumine et elle presse le pas. Abraham remarque au
premier coup d’œil que le calot pannonien et le gilet de Tsiporah ne sont
plus verts, mais de la couleur lie-de-vin qu’il porte. Ils marchent l’un vers
l’autre et se regardent avec bonheur. Aucun ne sait quoi dire à l’autre.
Tsiporah rougit, mais ne baisse pas les yeux. Il a tellement de choses à
raconter, mais rien ne vient, tout est embrouillé dans cet esprit pourtant
habituellement si vif. La situation en devient gênante, lorsqu’une voix
salvatrice se fait entendre :
— Rabbi Aboulâfia ! Quel bonheur ! As-tu trouvé le Sambation ?
— Non, Rabbi Yehoudah, en tout cas pas celui que je cherchais au départ.
— Viens à l’intérieur, tu nous raconteras tout ça. Tu logeras ici, tout est prêt. Depuis
que l’on est rentrés, Tsiporah s’est appliquée à préparer une pièce : « au cas où
quelqu’un viendrait nous rendre visite » … Je ne sais pas qui elle attend, mais tu
pourras en profiter le temps que tu le souhaites.
Tsiporah gênée fait mine de ne pas entendre et vaque à ses
occupations. Abraham répond :
— Merci pour votre accueil, je suis très heureux de vous revoir. J’ai fait un long et
profitable voyage.
Le soir venu, il raconte à Yehoudah et Tsiporah son périple et ses
rencontres depuis Posquières. Ainsi que son épopée marseillaise, sous
l’œil admiratif et inquiet de Tsiporah :
— Mon Dieu, Abraham Aboulâfia ! Heureusement que ces Templiers sont arrivés,
sinon tu serais peut-être mort.
— Vraisemblablement, répond Abraham non mécontent de mettre en avant son
héroïsme devant Tsiporah.
Le père et la fille sont très touchés, lorsque Abraham leur raconte son
séjour auprès du sage soufi de Konia.
— Sache, Abraham, que cet esprit mystique flotte dans tout le monde byzantin. Ce
Maître de Konia en est un noble représentant pour l’Islam et son ouverture aux
autres croyances est magnifique. Je te présenterai des contemplatifs chrétiens qui
prônent la même chose et dont les pratiques vont dans le même sens. Ils appellent
cela « Hesychasme ». Il y a quelques adeptes à Patras. En ce qui nous concerne,
nos pratiques contemplatives du Cercle Iyyoun trouvent toutes leurs places dans
cette mouvance. Nous autres, juifs romaniotes, sommes très ouverts à ces voies
extatiques et prophétiques.
— J’avais prévu d’aller étudier le « Guide » avec un Maître en Italie, mais je sens
qu’il faut que je fasse une pause ici, afin de faire le point sur l'orientation que doit
suivre ma Kabbalah.
— Oui, il faut que tu restes ! Dit impérativement Tsiporah … Heu, oui, tu dois rester
pour faire le point sur elle … Heu … ta Kabbalah.
— Je serais particulièrement heureux que tu restes, dit Yehoudah. Nous pourrons

187
pratiquer ensemble les enseignements initiatiques du Cercle Iyyoun et divers
aspects de cette Kabbalah mystique et extatique que l'on sent naître ici. Tes
dernières expériences peuvent y contribuer grandement.
— Alors, c’est dit, je reste plus longtemps. Après tout, le Sambation est la partie
infranchissable de soi-même, faite de toutes nos limitations, de nos croyances et de
nos certitudes absolues, qui coupent l’accès à trois quarts de ce que l’on est,
symboliquement ce sont les dix tribus perdues. Par mes méditations, j’ai débuté
cette traversée intérieure et j’ai déjà retrouvé une des tribus : les Romaniotes. Qui,
pour finir, n’était pas si perdue que ça. Il suffit de réaliser que ce que l’on croit
perdu ne l’est jamais vraiment.
La vie à Patras est très agréable, Abraham ne ressent pas la pression
des législateurs religieux de la communauté, ni le spectre d’une inquisition
montante. Les différentes croyances se côtoient et échangent sans
préjugés. Il sait qu’il est bien là où il doit être en ce moment et que
quelque chose va s’éveiller en lui.
Son temps à Patras se partage entre Tsiporah et son père. Tsiporah
tient absolument à lui faire visiter les alentours, car il ne faudrait pas
qu’Abraham risque de se perdre. Yehoudah profite de ce visiteur pour
pratiquer quotidiennement avec lui les méditations du Cercle Iyyoun. En
retour, Abraham lui apprend à combiner et vocaliser les lettres en les
accompagnant de mouvements et d’un contrôle du souffle. Tsiporah aime
les rejoindre dans ces méditations actives.
Abraham et Tsiporah apprécient à l’évidence de passer du temps ensemble. Elle aime
l’écouter et il trouve inspirant de lui parler. La présence de Tsiporah fait sortir de lui des
mystères dont il reste surpris lorsqu’il les prononce en les découvrant. Il en vient à se
demander si elle n’est pas une expression directe de la Présence divine. Elle a quelque chose
de la bien-aimée du Cantique des cantiques. À la différence que le bien-aimé éveille la bien-
aimée, alors que c’est lui qui s’éveille en cherchant à l’éveiller. Sous-entendant le verset du
Cantique : « Je suis à mon bien-aimé, et mon bien-aimé est à moi[40] », il lui dit un jour :
— Tu es pour moi un miroir éclairant et ce miroir est la lumière de mon âme.
Tsiporah qui connaît bien le Cantique, répond avec aplomb :
— Cela signifie donc que je suis ton amie et ta bien-aimée. La bien-aimée du Cantique
est aussi la fiancée, n’est-ce pas ?
— Oui, c’est cela, répond Abraham en prenant la main de Tsiporah.
Le contact produit un choc intense, Abraham n’a connu cette
sensation que lors d’une extase dans le désert des Bardenas. Tsiporah est
emportée dans une brume d’émotions mêlant : surprise, joie et confusion.
Les yeux illuminés de bonheur et de stupéfaction, elle fait le geste de se
jeter dans ses bras, mais sans trop comprendre pourquoi elle part en
courant en direction de la maison, en criant une phrase du Cantique :
— Abraham Aboulâfia, éth shéhavah nafshi ! (est celui qu’aime mon âme !).
Lui reste en plan, essayant de réaliser ce qu’il vient de se passer. Il va
s’asseoir près de là, sur une grosse pierre et contemple la mer. Puis analyse
les faits. La Providence l’a placé sur son chemin et l’a ramené à elle.
Lorsqu’il lui ouvre son âme, des trésors en sortent, que ni son intellect ni

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ses contemplations n’auraient su éveiller. Cela ne fait aucun doute, c’est
elle ! Après avoir effectué une longue marche pour se remettre les idées en
place, Abraham rentre à la maison. Il aperçoit Yehoudah, qui en le voyant
lui lance :
— Ah, Abraham ! Tsiporah m’a informé que tu as quelque chose d’important à me
dire. Quelque chose que tous deux m’avez déjà dit à Posquières, mais sans le
savoir. Si j’en crois vos visages, aujourd’hui vous le savez. Mazel tov !
Sur le moment Abraham est un peu gêné, mais en même temps
soulagé que tout se déroule aussi simplement. Tsiporah sort de la maison
et rejoint son père qui saisit les mains des deux amoureux et les réunit en
disant :
— Vous avez ma bénédiction. Nous allons décider ensemble de la date de votre
mariage.

◆◆◆

Alors que les préparatifs du mariage avancent, Yehoudah et Abraham


se lancent dans l’exploration des mondes extatiques et prophétiques. Ils
rencontrent des adeptes de différentes croyances qui insistent tout
particulièrement sur la révélation divine lors des moments d'extase et sur la
technique permettant d’accéder à l'union mystique. Abraham dit à
Yehoudah :
— Je pense avoir en main tous les composants d’une technique typiquement
kabbalistique pour accéder à l’extase et la deveqouth (union mystique). J’en ai déjà
expérimenté quelques effets, mais sans les maîtriser. À présent, je dois découvrir la
meilleure façon d’entrer et sortir de ce jardin sans mourir, sans perdre la raison et
sans me dévoyer.
— Quelle est pour toi la structure essentielle nécessaire à cette expérience, Abraham ?
— La clé est dans le Livre de la Formation, mais j’ai compris comment l’utiliser
auprès des soufis de Konia. Toutefois, il est nécessaire de l’adapter à la spécificité
de la Kabbalah. Donc, les outils sont : Les lettres pour le corps, les voyelles pour
l’esprit et la musique pour l’âme.
Les lettres sont un Feu Noir, il est figé et limité, mais en lui sont
encloses toutes les potentialités.
Les voyelles ne s’écrivent pas avec de l’encre noire, mais avec du
souffle. Ce sont elles qui réveillent ces potentialités endormies et les
mettent en mouvement. C’est le souffle du baiser du fiancé du
Cantique, qui vient réveiller la beauté de la Présence divine endormie
dans le Feu Noir. C’est pour cela qu’elle dit : « Noire je suis, mais
belle ». Le mouvement de ce souffle, ce sont les combinaisons de
lettres que le souffle connecte l’une vers l’autre. La combinaison se
dit « tsérouf » en hébreu, cela vient de « tsaraf » qui signifie
« purifier ». Les vocalisations purifient l’âme alanguie par le parfum
anesthésiant du Feu Noir et leurs « tséroufim », leurs combinaisons,

189
dénouent les nœuds qui l’attachent à ses afflictions. Le souffle du son
de la voyelle régule la respiration et fait mouvoir la tête.
Cet art combinatoire de sons et de souffles, je l’appelle
« Tsirouf », en ajoutant un yod (i) à « tsérouf » pour rappeler les dix
luminaires de la Parole originelle. De plus, c’est un geste d’amour
pour Tsiporah, dont les lettres en hébreu permettent d’écrire
« le Tsirouf ». Le sens de son nom est le chant de l’oiseau.
« L’oiseau » est le Messie et les combinaisons de lettres sont les
brindilles qui assemblent la maille de son nid.
Yehoudah, je remercie la Providence de t’avoir inspiré de
l’appeler ainsi, comme si elle était prédestinée pour accompagner ma
mission d’être. La première Tsiporah était auprès de Moïse. Lui a
reçu les lettres de la révélation des Dix Paroles figées sur une table
de pierre. C’est Tsiporah qui en détenait le secret, quant à la façon
de les combiner et de les vocaliser. Tsiporah est la mère du Tsirouf.
Abraham s’arrête de parler, relève la tête et regarde Yehoudah qui est
ému jusqu’aux larmes. Il poursuit :
— La musique est le plus haut niveau, car elle touche directement l’âme. Ce sont les
signes de cantillations qui nous permettent de chanter la Torah. Ce troisième outil
de la voie extatique est la mélopée du chant, soutenue par le cantabile de la flute et
la cadence du tambour. Le tambour s’appelle le « daf », dans notre langue c’est
la « page » du Talmud. Au lieu de lire la page avec l’intellect, la cadence en fait
vibrer la substance pour être lue par la conscience. La flute de roseau est le canal
qui relie le corps à l’âme, le Feu Noir de ce Monde-ci, au Feu Blanc du Monde à
Venir. Le roseau permet d’écrire un texte avec l’encre noire et d'y insuffler une
musique avec l’éther blanc.
La musique est le composant essentiel par lequel on accède à
l’extase, car c’est un Tsirouf qui ne s’écrit ni avec de l’encre ni avec
du souffle, mais seulement par l’intention du cœur.
— Voici donc nos deux socles, dit Yehoudah, l’Hazkarah (l’évocation) et le Tsirouf
(l’Art combinatoire). Tu viens d’inventer la Kabbale extatique !
Les deux hommes décident de se retrouver désormais à chaque lever
et à chaque coucher du Soleil pour mettre en pratique cette méthode. Sans
qu’il ne s’en rende compte Nathan et Issacar avaient préparé Abraham
depuis sa jeunesse. De ce fait, aujourd’hui la méthode lui est des plus
naturelles. Yehoudah rencontre un peu plus de difficultés, car ceci est
complètement nouveau pour lui. Chaque fois qu’ils terminent leur pratique
et rentrent à la maison, Tsiporah leur lance :
— Vos yeux ! vos yeux ! Ils sont luisants, ils sont beaux !

◆◆◆

Ce matin là, Yehoudah, Tsiporah et Abraham avancent vers le sud, en direction du


Mont Erymanthos. L’objectif est d’atteindre le petit village de Nezera en une bonne demi-

190
journée de marche. Là-bas se dresse le monastère de Nezeron[41], dans la vallée de la rivière
Peiros. Yehoudah y connaît des moines adeptes de l’Hésychasme et souhaite présenter l’un
d’eux à Abraham.
Heureuse d’accompagner son père et son fiancé, Tsiporah ouvre la
marche. Elle connaît bien le chemin, pour s’être déjà rendue dans le village
au pied du monastère avec son père et son oncle. La promenade s’annonce
des plus agréables, elle les précède, les rejoint, tourne autour d’eux, telles
les voyelles en mouvement autour des lettres hébraïques.
Le monastère est construit à l’origine dans une grotte et s’accroche
miraculeusement au flanc d’une impressionnante falaise. L’accès n’en est
pas aisé. Posté à proximité de la lourde porte du monastère, un moine vêtu
d’une robe de bure et chaussé de sandales les attend à l’extérieur. Il est
assis à l’abri d’une coupole, où des bancs ont été disposés en cercle. Il se
lève à l’approche de Yehoudah et de Tsiporah, visiblement ravi de les
revoir. Yehoudah le salut et lui présente Abraham :
— Voici Abraham Aboulâfia, qui vient de Tudèle dans le royaume de Navarre. C’est
un érudit, mais aussi un contemplatif selon notre mystique juive. Il s’apprête aussi
à épouser Tsiporah.
Abraham, je te présente mon ami le moine Regulus Macaire, qui
vit ici et consacre sa vie à l’évocation de la « Prière du cœur ». Il fut
un prestigieux chevalier et le voici maintenant le plus humble des
hommes.
Les deux mystiques se saluent avec un profond respect et
reconnaissent l’un dans l’autre cet ondoiement spirituel que l’on ne
rencontre que chez les contemplatifs. Abraham lui raconte quelques
épisodes de son parcours et dépeint les spiritualités qu’il a approchées. Le
moine parle à son de tour de sa spiritualité et de sa pratique quotidienne :
— Frère Abraham, la terre byzantine est le meilleur endroit pour répondre à ta
demande intérieure. L’Esprit Saint t’a placé exactement où il le faut.
Tsiporah acquiesce de la tête, en approuvant entièrement les paroles
inspirées de ce moine. Abraham demande :
— Frère Regulus, pratiques-tu comme les soufis des évocations, des respirations, des
girations dans le but d’une union avec Dieu ?
— L’union avec Dieu est le but commun. Pour le reste, l’attitude d’être est la même,
mais les méthodes pour progresser sur le chemin divergent un peu. Nous avons des
respirations et des évocations qui sont des conversations incessantes avec Dieu,
« Lui », en se dépouillant de toute pensée passionnée.
Comme pour vous et comme pour les soufis, je ne me figure pas la
divinité lors de la prière. Je ne laisse pas l’intellect accepter
l’empreinte d’une forme quelconque. Je me tiens, immatériel devant
l’Immatériel. C’est la « Prière pure » qui ne peut se réaliser que dans
l’absence de toute pensée passionnée. Ce que nous appelons
« apatheia », une totale impassibilité à l’intérieur de l’esprit. C’est

191
cela un Hésychaste, ce qui signifie « être en paix », « garder le
silence ».
— Nous suivons vraiment la même voie, constate Abraham. Nous sommes réunis par la
parole du Cantique des cantiques : « je dors, mais mon cœur veille » (Cant 5, 2).
J’évoque les Noms de Dieu par leurs lettres, le Mawlânâ évoque
le Nom d’Allah et toi, je suppose que tu évoques le Nom de Jésus.
Nous évoquons dans le silence avec une intention du cœur commune,
pendant qu’autour de nous les croyants se déchirent au nom de nos
objets d’évocation.
— Quel que soit le nom par lequel on le nomme, « Il » reste le même. Ajoute le moine.
— Nous avons passé, avec le Mawlânâ, des nuits entières à évoquer ensemble « Lui »,
l’Être unique. L’arabe et l’hébreu se retrouvent dans le son « Hou ». Avez-vous
l’équivalent ?
— Nous répétons « Kyrié Eleison », ce qui signifie « Seigneur, aie pitié ».
— Nous connaissons cela, intervient Yehoudah. C’est la formule répétée dans le Livre
des Psaumes : « Hanénou Adonaï : ».
— Cette prière s’accompagne comme pour vous, d’un contrôle de la respiration,
reprend le moine. Cela favorise la descente de l’esprit dans le cœur. Il faut
harmoniser les paroles de la prière avec le rythme de la respiration. Durant cette
activité, on commence à introduire la prière dans le cœur et à l'en faire sortir en
même temps que la respiration, c'est-à-dire qu’en inspirant l'air il faut dire ou
penser : Kyrié, et en expirant : Éléison !
Kyrié : Évoque la gloire du Christ, le Nom devant lequel tout
genou fléchit dans le ciel, sur la terre et dans les enfers. Il est en lui-
même porteur de l'éclatante lumière de feu qui brilla sur le mont
Thabor.
Éléison ! : Est un retour sur soi, non pas un retour orgueilleux et
égoïste, mais un retour dans l'humilité : c'est une affirmation
confiante de la pauvreté de l'homme qui ne peut que pécher sans la
grâce de Dieu.
— Kyrié / Eleison … Kyrié / Eleison …. Yehoudah et Abraham se retournent
brusquement, c’est Tsiporah qui applique la technique du moine, en modulant
l’évocation.
— Arrête Tsiporah ! S’écrie Yehoudah.
— Quoique … réfléchit Abraham. Frère moine, nous pourrions faire cette évocation
ensemble, chacun dans sa langue et selon l’intention de sa foi.
— Oui, faisons cela, approuve le moine.
— Abraham, comment cela se dirait dans la langue de notre foi ? demande Tsiporah.
— Cela pourrait se rendre par : « Ana Adonaï Hoshiyah na ». C’est une belle
évocation à faire tourner dans son cœur. Mais nous allons réduire cela aux deux
mots du psaume, pour nous combiner avec le moine.
Les quatre s’assoient en cercle sur les bancs et commencent :
— Kyrié/Adonaï … Éléison/Hanénou …

◆◆◆

L’après-midi touchant à sa fin, le moine offre l'hospitalité à ses

192
visiteurs :
— Vous ne pouvez pas pénétrer dans le monastère et Tsiporah encore moins. En
revanche, nous avons une salle commune ouverte, où vous pourrez prendre le repas
et passer la nuit. Il n’y a pas de pèlerins en ce moment.
— Merci pour cette offre généreuse Frère Regulus, nous acceptons bien volontiers.
Après les offices des moines, le Frère Regulus les rejoint pour
partager le repas du soir avec ses visiteurs.
— Notre nourriture est simple, j’espère qu’elle ne sera pas trop frugale pour vous.
Voici ce que nous mangeons chaque soir.
Un frère apporte une marmite et sert à chacun un gros oignon bouilli.
Tsiporah regarde son père et son fiancé :
— Je ne veux plus rien entendre au sujet de ma cuisine à la maison !
Les invités respectueux mangent leur oignon respectif, en
accompagnant le moine dans son silence. Une fois terminé, il relève la tête
et leur dit :
— Ici on parle peu, mais échanger avec vous est inspirant. Si vous le voulez bien, nous
continuerons demain. En attendant, je vous souhaite une bonne nuit. « Laïlah tov »,
dit-on, me semble-t-il, dans votre langue.
Ah ! Lance-t-il en revenant vers eux. Les cloches nous réveillent toutes les quatre
heures pour prier. J’espère que votre sommeil n’en sera pas trop perturbé.
— Sinon, nous prierons aussi, répond Abraham.
Le lendemain matin, le moine les rejoint au même endroit que la
veille :
— Que Dieu vous bénisse et vous garde, mes amis !
— Él Shaddaï yvarék ota’kh, répondent les trois en chœurs.
— Comment les mystiques chrétiens conçoivent-ils Dieu, frère Regulus ? Questionne
Abraham.
— Dieu est Être et Non-être, répond le moine. Il est partout et nulle part. Il a de
nombreux noms et Il est innommable. Il est en perpétuel mouvement et Il est
immuable. Il est absolument tout et rien de ce qui est. La manière de connaître Dieu
qui est la plus digne de Lui, c’est de le connaître par mode d’inconnaissance.
— Un soufi ou un kabbaliste pourraient dire la même chose, dit Abraham qui apprécie
la réponse. Pourtant, les images anthropomorphiques de Dieu que j’ai vues dans
vos représentations, ressemblent davantage à Zeus qu’à ce que tu viens de décrire
aussi magnifiquement.
— Je comprends ton étonnement, dit le moine. La majorité des fidèles ne peuvent
accepter l’idée d’un Dieu sans forme et inconnaissable. Les images sont là pour
entretenir les imaginaires.
— Mais l’imagination est un piège dans nos méditations qui risque de renforcer ce que
tu appelles les « pensées passionnées ».
— Je suis entièrement d’accord avec toi, frère Abraham. Nous sommes des mystiques
et nos voies ne sont pas praticables par tous. Nous appelons l’imagination : la
« folle du logis ». L'esprit a une faculté naturelle d'imagination et se laisse aisément
marquer par l'objet de ses désirs, chez celui qui n'y prend pas bien garde et il fait
ainsi son propre malheur.
— Je pense que l’imagination ne doit pas être combattue, mais chevauchée. Précise
Abraham. La conscience peut l’utiliser comme une merkavah (un véhicule), en
prenant garde de ne pas se laisser asservir par l’outil.

193
L’adepte dépasse son imagination et la « chevauche » comme le cavalier domine
sa monture. Il la dirige en la frappant de ses bottes pour qu'elle avance plus vite selon
la volonté de son Maître qui tient les rênes en main pour l'arrêter au lieu et à l'endroit
voulu par sa Conscience[42].
— Le danger le plus fréquent, ajoute le moine, est de confondre entre les signes
objectifs donnés par Dieu, prouvant l'avancée spirituelle et les illusions de progrès
rapides engendrés par le diable avec l'aide de l'imagination.
— Ce que tu appelles le diable, frère Regulus, nous l’appelons Satan ou mauvais
penchant. En hébreu, imagination se dit « dimion », cela ressemble beaucoup au
grec daïmôn, qui a donné le mot démon.
Ces riches échanges se poursuivirent jusqu’en début d’après-midi.
Puis vient le moment de reprendre la route et de rallier Patras avant la nuit.
Abraham remarque que Tsiporah marche rêveuse et paraît
déconcertée.
— Quelque chose ne va pas, Tsiporah ?
— Je réfléchis quant à la valeur de la foi, Abraham.
— Tu doutes de Dieu ?
— Non, pas de Dieu, mais du chemin qui y conduit. Le frère Regulus croit en un Dieu
unique sans forme, tout comme le Maître soufi dont tu nous as parlé. Toi-même
semble dans le même état d’esprit, ainsi que les mystiques juifs prophétiques et
extatiques romaniotes.
— Effectivement, Tsiporah, nous croyons tous en ce même Dieu unique. Le moine l’a
bien dit : quel que soit le nom qu’on lui donne, Il reste le même.
— C’est évident, Abraham, mais alors quel que soit le chemin que j’emprunte,
j’arriverai à Lui. Dans ce cas, je pourrais changer de religion tous les jours, sans
l’abandonner.
— En théorie, Tsiporah, mais pas en pratique. La voie spirituelle doit être ouverte avec
l’intention du cœur, qui donne un sens à la vie. Mais une intention unique. Sinon
c'est voué à l'échec. La spiritualité est semblable au fil qui doit traverser le chas de
l’aiguille. Cela demande une grande concentration et une immense foi quant à
l’objectif. Si l'on plante dix aiguilles, cela devient un labyrinthe et finit par faire des
nœuds. Comme en couture, ç'est une aiguille paresseuse qui noue les âmes aux
passions obscures, que sont ces nœuds. Les combinaisons des lettres du Nom ont
pour objectif de dénouer ces liens et de libérer l’âme. C’est une œuvre sur soi qui
prend du temps et il est préférable de ne pas passer d’une méthode à l’autre. Il faut
persévérer humblement dans sa voie, comme le moine qu’on a rencontré, même si
l’on en venait à découvrir qu’une autre méthode serait apparemment plus efficace.
Une goutte qui tombe avec constance sur le plus dur des rochers, finira par l’user
et par le creuser. Mais une seule goutte sur un rocher différent chaque jour n’a
aucun impact.
— Abraham, que répondrais-tu à quelqu’un qui te dirait qu’il ne trouve aucun
réconfort dans le Dieu du judaïsme, du christianisme et de l’islam ?
— Je lui dirai de s’inventer son Dieu et de suivre le chemin qui y conduit avec
constance.
À l’écoute de ces paroles, Yehoudah intervient :
— Tsiporah, garde ça pour toi et ne va pas raconter dans ce que vient de dire
Abraham dans les rues de Patras. Tout le monde ne peut pas l’entendre.

◆◆◆

194
Le Soleil qui se lève sur le Péloponnèse, annonce le jour le plus heureux et le plus saint
de la vie d’Abraham et de Tsiporah. Comme l’exige la tradition romaniote, le H’atan (fiancé)
et la Kalah (fiancée) ne se sont pas rencontrés durant la semaine qui a précédé le mariage.
Chacun, séparément, reçoit les invités juste avant la cérémonie. C'est la Kabbalath Panim. La
Kalah est assise sur un trône pour accueillir ses invités, tandis que le H’atan est entouré par
les convives qui chantent et portent un toast en son honneur.
En ce trente-neuvième jour de l’Omér 5022 (fin mai 1262), les arbres
fruitiers se sont ornés de leurs plus belles fleurs pour honorer cet
événement. Tous les voisins, de chaque confession, sont ravis qu’une telle
fête vienne égayer leur rude quotidien. Il faut dire que Yehoudah
Kalonymos a bien fait les choses, car Tsiporah est son seul enfant. Voilà
déjà une semaine qu’il a exposé la dot de sa famille, ainsi que le veut la
tradition romaniote.
Ne voulant rien perdre de l’évènement, Yehoudah a tenu à célébrer
lui-même le mariage et prononcer les sept bénédictions pour l’union
d’Abraham et de sa fille.
Abraham aime Tsiporah et le mariage le remplit de joie. Toutefois, il
a expliqué à Yehoudah que son voyage n’est pas terminé et qu’il ne peut
s’installer ici définitivement pour l’instant. Ils ont donc convenu que
Tsiporah pourrait l'accompagner dans son prochain voyage qui se fera
vraisemblablement en Italie et qu’elle reviendrait à Patras s’il devait aller
plus loin. Elle a appris à voyager avec son père, elle sera une bonne
compagne de voyage. De plus, elle est dotée d’une sagesse naturelle qui
inspire son époux.
Le départ pour l’Italie est prévu dans six mois, en attendant, Abraham profite de son
statut de tout jeune marié et compte mettre ce temps à profit pour améliorer ses techniques de
Tseirouf et d’Hazkarah. Patras abrite quelques kabbalistes mystiques en quête d’extase et de
prophétie, adeptes du Séfer haTemounah. Il les trouve un peu trop « théoriques », mais leurs
thèses l’intéressent. Il est intimement convaincu que la révélation divine ne peut passer que
par l’extase, le wadj dont lui a parlé le Mawlânâ. Cette extase en Dieu ouvre à la prophétie. Il
comprend bien ce que représente l’extase, mais son problème actuel, c’est qu’il ne trouve pas
le mot hébreu pour la nommer. Il est convaincu que lorsqu’il connaîtra l’extase mystique, il
en découvrira le nom approprié. Pour l’instant, ce qui se rapproche le plus pour lui de
l’extase, ce sont les moments intimes avec Tsiporah. Assurément, il y a dans ces moments
quelques choses de commun avec l’extase mystique et le nom de cette sensation prêt à jaillir,
lui brûle les lèvres.
Comme chaque matin, il se lève avec précaution pour ne pas réveiller son épouse. Il se
sent léger, sa respiration est fluide et ample, il pourrait s’envoler. D’ailleurs, il se demande
pourquoi ses pieds touchent encore le sol. Cette nuit, il a rêvé qu’il était une feuille sur
laquelle était écrit le Cantique des cantiques. Lui, la feuille, commençait à se lire elle-même :
« Shir haShirim leShlomoh… » (Cantique des cantiques pour Salomon), mais au moment de
lire la suite : « Ishaqéni mineshiqoth pihou » (Qu'il me baise des baisers de sa bouche), un
grand souffle emportait la feuille dans l’immensité et toutes les lettres disparaissaient. Puis, la
feuille se posait en douceur et les lettres réapparaissaient et la lecture recommençait. Malgré
les apparences, le rêve n’était pas obsédant, mais plutôt agréable et apaisant.
Abraham a pris l’habitude d’aller faire son Hazkarah avant le lever du Soleil. Il a

195
choisi un endroit discret connu de lui seul où personne ne peut le voir ni l’entendre. Il tient à
accomplir cette ascèse avec constance, car il a remarqué que c'est un point qui réunit le
Mawlânâ et le moine Regulus. Les deux pratiquent tous les jours, quoi qu’il arrive. Sans se
connaître, les deux hommes lui ont bien dit que sans ce renouvellement quotidien de
l’intention vers l’objectif, la pratique est vouée à l’échec.
Il s’assoit en direction de l’est, sur un rocher plat entouré de
végétation. Vêtu entièrement de blanc, la tête recouverte de son châle. De
longues inspirations et expirations accompagnent ses mouvements de tête.
À présent, il peut commencer à moduler son évocation en synchronisant
son souffle et en mobilisant sa nuque. Progressivement, il sent une chaleur
diffuse qui s’éveille en son cœur, telle une braise ardente. Il est prêt à
vocaliser les 24 roues combinatoires des lettres du Nom explicite. Chaque
lettre est portée par sa voyelle et la tête s’oriente dans la direction que lui
indique le souffle vocalisé.
Le rêve a dû libérer quelque chose en lui. Arrivé à la vingtième roue, ses cheveux se
dressent sur sa tête, tous les poils de son corps se hérissent. En dépit de la grande fraicheur du
matin, son corps en sueur se met à trembler. Le brasier du cœur envahit tout son être et lui fait
perdre la notion du temps et de l’espace. Il se pense en train de mourir. Une lumière d’une
intensité inqualifiable le traverse. Il est présent en conscience dans chacun de ses membres et
de ses organes, mais aussi dans chaque lieu du monde. Comme s’il pouvait tout voir sans
regarder : Tsiporah dans son lit, le Mawlânâ en méditation, son frère devant son four, des
gens en paix et des armées en guerres. Tout ! mais tout cela n’est plus rien. Il sait. La lumière
qui le traverse, c’est la Lumière de la Vie du Monde à Venir, du Ôlam haBa. C’est
précisément pour connaître cela que son âme est venue en ce Monde-ci.
C’est alors qu’une huile d’or et de lumière distillée provenant du Ôlam haBa (Monde à
Venir) s’écoule sur lui et l’oint entièrement. Il est uni au divin, c’est la deveqouth,
(l’adhésion). Un point de contact entre l’Être et le Non-Être, entre le mobile et l’immuable, le
fini et l’infini. Soudain, dans un immense grondement de tonnerre, jaillit la phrase qu’il ne
pouvait pas prononcer dans son rêve : « Ishaqéni mineshiqoth pihou ! » (Qu'il me baise des
baisers de sa bouche). Voilà, le mot qui lui manquait, qu’il avait sur le bout des lèvres, qu’il
prodigue chaque jour à Tsiporah, la chose la plus douce au monde : la Neshiqah : le Baiser !
C’est cela le nom hébreu de l’extase mystique : le Baiser !
Abraham tombe d’épuisement, il entend Zekaryahou en lui : « J’ai reçu l’onction, suis-
je le Messie ? ». Ce à quoi Raziel répond : « Non, tu n’es pas le Messie, tu es un simple reflet
du Messie. Chaque Quêteur du Baiser qui ouvre une porte vers la Vie du Monde à Venir
(Ôlam haBa) est un messie pour l’humanité. » Zekaryahou demande : « Mais alors, quand le
Messie viendra-t-il ? » Raziel répond : « Lorsque toutes les portes du Ôlam haBa seront
ouvertes. Lorsque chaque humain aura connu la merveille du Baiser, devenant ainsi un
messie en puissance, étincelle du Messie. Zekaryahou, tu as ouvert la porte de la prophétie,
désormais ta mission d’Être consiste à aller révéler ce mystère. »
Le Soleil est au zénith lorsqu’Abraham recouvre ses esprits et sort de son Hazkarah. Il
suppose qu’il est allongé, il n’est plus certain d’avoir un corps physique. La voix de Tsiporah
se fait entendre au loin, vraisemblablement inquiète de ne pas voir Abraham revenir à la
maison comme à l’accoutumée. Il se redresse en chancelant, pas très sûr de ce qu’il vient
d'avoir lieu. Encore imprégné des présences de Zékaryahou et de Raziel, il marche un peu
ivre, entre terre et éther, en direction de la voix de sa femme. Lorsqu’elle l’aperçoit dans cet
état, elle prend peur :
— Mon Dieu Abraham ! Tu as fait une chute ? Des brigands t’ont-ils attaqué et battu ?
Es-tu blessé ?

196
— Non, Tsiporah, tout va bien. Ne t’inquiète pas. Quelque chose de merveilleux a eu
lieu !
— Quoi ?
— … Je n’en sais rien.
À la vue de son mari, Tsiporah reste comme pétrifiée. Il l’enlace et dépose un baiser
sur ses lèvres. Alors, comme foudroyée, elle s’évanouit. Abraham réalise que son expérience
l’a chargé comme un nuage lors d’un orage. Il essaie de la réveiller, mais sans succès, elle ne
revient toujours pas à elle. Il se souvient du Cantique des cantiques et de l’éveil de la fiancée :
« Qoumi lék ! Raâyati yafti oulk’i-lak » (Lève-toi, mon amie, ma belle, et viens ![43]), puis il
dépose à nouveau un baiser sur ses lèvres. Instantanément, Tsiporah ouvre les yeux et à demi
consciente dit : « ki-âzah kamavéth ahavah » (Car l'amour est fort comme la mort[44]).
Abraham est surpris :
— Tu cites le Cantique ?
— Je ne sais pas, répond Tsiporah, j’étais une feuille au vent et cela était écrit dessus.
Je n’ai fait que lire.
Il est surpris par les propos de sa femme, car c’est la feuille qui était
dans son rêve. Tsiporah se redresse et questionne son mari :
— Il s’est passé quelque chose, n’est-ce pas ?
— Oui, Tsiporah, je me suis éveillé à moi-même et la lumière de Vie du Monde à
Venir. Rien ne sera plus pareil. J’ai connu une véritable union mystique et j’ai vu la
lumière messianique. Comme le dit le Cantique, les baisers de Sa Bouche
surpassent l’ivresse du vin. Désormais, je serai un Rodéf Neshiqah (Quêteur du
Baiser) et j’en montrerai le chemin à ceux qui en portent secrètement l’intention
dans leurs cœurs.
Tsiporah est effarée par les propos insolites de son mari, mais elle
voit bien dans ses yeux que quelque chose d’indicible s’est produit. Elle
l’aime et lui fait confiance, ça lui suffit. Surtout qu’il ajoute :
— Si je n’avais pas connu ton amour, tes baisers et ta douce intimité, jamais mon âme
n’aurait pu accéder à ce délice divin. Car il ne peut y avoir d’éveil dans le Monde à
Venir, sans auparavant un éveil dans ce Monde-ci.
— Comment appelles-tu cet état d’éveil, de délices et d’accès à la prophétie,
Abraham ?
— Le soufi dit wajd, le moine contemplatif hesychia. Je connais maintenant le mot
pour la mystique juive : neshiqah, le Baiser.
— C’est pour cela que tu citais le Cantique des cantiques ?
— Oui Tsiporah, le Cantique des cantiques contient le mystère de l’extase et de
l’union. Je dois continuer à pratiquer cela pour en maîtriser l’accès et les effets.
L’expérience est si forte, que l’on peut mourir sous ce baiser. C’est pour cela que
nos Sages ont dit au sujet de Moïse, d’Aaron et de Myriam que « les trois
moururent d’un baiser ». Le Rambam en parle dans le Guide.
— Et si tu pouvais éviter de me foudroyer après chacune de tes méditations, je ne m’en
porterais que mieux, ajoute Tsiporah.
Abraham décide que, désormais, son rocher de méditation sera appelé : « évén
nahour ». Car c’est là qu’il est devenu un « nahir »[45]. Afin de le consacrer et célébrer la
grâce de cet éveil, il saisit la main de son épouse et chante en araméen :

Hou galé âmiqata oumstrata, (Lui ! qui révèle profondeurs et secrets).

Yadaâ mah bah’ashouk’a, (Connaisseur de ce qui est dans

197
l’obscurité).
Ou-Nehira îméh shré. (Avec lui demeure l’Illuminé)[46].
Le mari et la femme se tournent sereinement en direction de leur
foyer. Cœurs et corps légers, leurs yeux découvrent de nouvelles nuances
de la lumière du soleil et les fragrances des épineux qui atteignent leurs
narines leur soufflent la sensation de respirer pour la première fois.
Tsiporah s’interroge :
— Pourquoi la plupart des kabbalistes et des contemplatifs de cette région sont-ils à ce
point attirés par l’extase et la prophétie ?
— Tout simplement parce qu’elle en est le maqom, le lieu. Pour que l’Esprit Saint se
manifeste, il faut lui offrir un lieu préparé par le désir de ceux qui souhaitent le
recevoir. C’est cela qu’on appelle la Kabbalah, qui signifie « réception ». En
d’autres terres, des kabbalistes désirent recevoir de l'Esprit Saint et c’est Lui qui
les visite.

◆◆◆

198
Capoue et le Guide
Chapitre XX

Les embruns caressent les visages des deux passagers voguant du Péloponnèse vers les côtes
italiennes. En cette belle journée de fin d’été de l’année 1262, Abraham et Tsiporah scrutent
l’horizon ionien, accoudés à la proue du navire pour deviner les formes des premiers rivages.
Ils laissent derrière eux les terres byzantines qui ont participé à l’éveil mystique et extatique
d’Abraham, devenu un Quêteur du Baiser. Toutefois, son projet consiste aussi à explorer la
puissante philosophie enseignée dans le Guide du Rambam. Sur la recommandation de
Moshé ibn Tibbon de Marseille, accompagné de son épouse, il a donc décidé de se rendre à
Capoue afin d’y rencontrer le sage Hillel ben Samuel.
Malgré les exhortations à rester à Patras de la part de son beau-père et
de quelques personnes aspirant à profiter de son savoir, il a tout de même
décidé d’aller au bout de son désir d’étudier. Promettant de revenir dès que
son périple intellectuel et initiatique serait accompli. En attendant son
retour, Yehoudah, son beau-père, a la charge de constituer un cercle de
contemplation, dans la lignée du Cercle Iyyoun de Posquières.
Il fut aussi décidé que Tisporah accompagnerait son époux. Toutefois, si les voyages
d’Abraham devaient le conduire bien plus loin, celle-ci demeurerait en Italie chez l’un des
membres de la famille Kalonymos. Elle pourrait aussi revenir à Patras auprès de son père,
avec l’aide de son oncle David Kalonymos qui possède un navire marchand cabotant entre la
Grèce et l’Italie. Ce même bateau qui les transporte actuellement vers les côtes italiennes.
L’oncle de Tsiporah commerce principalement avec la cité de Naples. Son vaisseau se faufile
entre les îles de Zakynthos et de Kefalonia, puis traverse la mer ionienne pour atteindre la
ville de Messine en Sicile. Profitant de trois jours d’escale, le couple découvre cette
extraordinaire cité cosmopolite et prend contact avec les Juifs de Patras qui s’y sont installés.
Les différentes cultures jouissent d’une grande liberté, d’autant que le Roi de Sicile Manfred
Ier est en opposition avec le Pape.
De nouveau embarqué, Abraham se promet de revenir dans cette
ville, dans laquelle il sent un certain potentiel.
L’embarcation accoste dans le port de Naples, qui appartient encore
au Royaume de Sicile, malgré les intentions à peine dissimulées de Charles
d’Anjou de s’en emparer. Une journée de marche suffit pour atteindre
Capoue.
La ville se situe dans une enclave dessinée par le fleuve Volturno, fermée par une
imposante fortification. On y pénètre par la Porta di Napoli. Le quartier juif se trouve à
l’ouest, près d’une autre porte qui donne accès au pont qui enjambe le fleuve : la Porta di
Roma. Il est très peuplé et animé, d’autant qu’il jouxte le marché : la Piazza de Comestibili.

199
Abraham décide de se rendre directement chez le Maître et de se présenter. Il sait où se trouve
sa maison, car l’un des disciples résidant à Messine lui en a dessiné un petit plan. Il lui a si
bien décrit son Maître, qu’Abraham le reconnaît de loin au premier coup d’œil. L’homme
d’une trentaine d’années est assis sur le parapet de la fontaine placée devant sa demeure.
Trois hommes écoutent son discours et l’interrogent. Abraham et Tsiporah s’approchent et
attendent silencieusement. L'homme les remarque et les interpelle.
— Soit c'est moi que vous cherchez, soit vous êtes perdus. Ce qui revient à peu près au
même. Je suis Hillel ben Samuel de Vérone.
Abraham se présente et explique les raisons de sa venue à Capoue.
— Par de telles relations avec les Tibbonides, tu dois déjà être bien avancé dans la
connaissance de l’enseignement de Maïmonide. Mais si le Marseillais Moshé Ibn
Tibbon a cru bon de t’orienter vers moi, tu es le bienvenu.
— J’en suis très honoré, Rabbi Hillel, c’est un privilège de recevoir votre
enseignement, car votre réputation a traversé les mers.
Hillel se tourne vers les trois personnes qui l’écoutaient à l’arrivée du
couple.
— Voici trois autres adeptes de la philosophie de Maïmonide. Je te présente Matteo
d'Acquasparta et Giovanni da Fidanza. Ce sont deux philosophes appartenant à
l’Ordre chrétien des Franciscains. Ils cherchent à comprendre ce qui divise autant
les intellectuels juifs en ce moment. Avec moi, ils sont au cœur du sujet. Lui est juif
et poète, il se nomme Emmanuel Romi. Ainsi que son nom l’indique, il nous vient
comme ta femme des terres byzantines.
Je connais bien les pays d’où tu viens et que tu as parcouru,
Rabbi Aboulâfia. J’ai étudié à Barcelone, à Montpellier et dans des
villes de Provence.
Hillel s’adresse à Emmanuel Romi :
— Il faudrait que tu les aides à trouver de quoi se loger durant leur séjour. Mon
voisin, le vieux Almia, m’a dit que sa maison était à présent bien trop grande et
qu’il s’y sentait seul. Conduis-les là-bas.
Emmanuel se lève et invite le couple à le suivre sur une dizaine de
mètres. Il s’arrête devant la vieille porte d’une bâtisse de deux étages, qui
fut sans doute de toute splendeur en son temps.
— L’homme qui vit ici fut réputé auprès des rois et des princes, pour sa manufacture
de broderies d’or et de pierres précieuses. À présent il est veuf et ses enfants sont
partis dans d’autres contrés. Je pressens qu’il sera fort heureux de vous accueillir.
Il frappe à la porte et entre. La maison manque d’entretien, mai au
premier coup d’œil, Tsiporah sait qu’elle pourra lui redonner de l’éclat.
— Maître Almia, voici Rabbi Aboulâfia et sa femme Tsiporah. Rabbi Hillel vous les
envoie, persuadé que vous leur accorderez l’hospitalité.
— Quelle bonne idée, se réjouit le vieil homme. Cette maison a besoin d’un peu de
jeunesse et de joie. Cuisinez pour moi et vous êtes chez vous. De plus, je profiterai
de votre érudition. J'ai tellement travaillé durant ma vie que je n'ai jamais eu
l'occasion d’étudier la Sagesse et ses mystères.
— Vous êtes vraiment généreux, dit Abraham. Nous ferons tout pour vous rendre la vie
agréable. C'est avec plaisir que je discuterai de sagesse avec vous.
Tsiporah pose son balluchon et la voici déjà chez elle, ressuscitant la
cuisine sous l’œil amusé du vieil homme. Les deux chats de la maison

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ayant immédiatement décelé en elle un potentiel nourricier, lui font les
honneurs d'un accueil ronronnant et flatteur. Abraham explore une grande
chambre à l’étage. Une table est disposée près de la fenêtre. Elle fera un
parfait plan de travail pour l’érudit qu’il est. Mieux encore, une terrasse
offre la vue sur le levant et sur le couchant, idéale pour un mystique
évocateur. Un Quêteur du baiser.
◆◆◆

Le lendemain, Abraham part explorer la citadelle. Il ne connaît pas le


rythme de vie des Italiens, mais il perçoit les empreintes de la culture
méditerranéenne à laquelle il est accoutumé. Au détour d’une rue, il
remarque un homme portant la croix templière, celui-ci s’engage dans un
pâté de maisons et disparaît. Abraham suppose qu’il s’agit d’une résidence
templière et prévoit de s’y rendre pour signaler sa présence à Capoue à de
Simon de Brion, qui se trouve vraisemblablement à Rome en ce moment.
Lorsqu’il revient en fin de matinée à la maison du vieux Almia, des
tapis et des couvertures ornent les fenêtres ouvertes. À l’intérieur, Tsiporah
est en pleine activité, toujours sous le regard attentif des chats repus.
Abraham marque un temps d’arrêt, tant la transformation est surprenante.
De la lumière et des couleurs ont remplacé l’austérité grise et sombre qui
avait envahi la demeure. Le vieil homme, lui-même, a changé de visage et
paraît avoir gagné quelques années. Tsiporah aperçoit son époux :
— Abraham Aboulâfia ! Ne reste pas là, viens m’aider à déplacer ce gros meuble. J’ai
dit à Maître Almia que tu allais réparer le four pour nous fabriquer de ton bon pain
de Navarre pour Shabbath.
— Mais Shabbath, c’est demain !
— Oui, c’est pour cela qu’il faut que tu répares le four dès aujourd’hui.
Sans se faire prier davantage, Abraham se met à l’ouvrage pour
réhabiliter rapidement le four qui se trouve dans le sous-sol de la maison.
C’est la première fois qu’il voit un four domestique aussi artistiquement
orné. Après examen, la remise en état ne s’avère pas très difficile. Il pourra
préparer sa pâte et cuire le pain demain matin.
C’est ainsi que Tsiporah et Abraham purent ainsi célébrer un agréable
premier Shabbath à Capoue. En compagnie d'un vieil homme heureux de
voir sa maison revivre.
Le dimanche matin, alors que la lumière solaire blanchit l’horizon,
Abraham est déjà en place sur la terrasse. Ses évocations et sa méditation
ont débuté bien avant les premières lueurs de l’aube. Il se dresse et salue
l’astre solaire avec un verset adéquat qu’il psalmodie, tout en
l’accompagnant de mouvements harmonieux. Lorsqu’il termine, un oiseau
blanc au bec noir vient se poser sur la rambarde de la terrasse. Cela lui fait

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un choc, car il comprend instantanément le message que lui apporte ce
signe. Son vieil ami et Maître du désert, Nathan le prophète a quitté ce
monde pour se fondre dans la lumière de la Vie du Monde à Venir. C’est le
signe que Nathan avait lui-même reçu lors de la mort de son ami Issacar le
contemplatif.
Attristé par la charge émotionnelle de ce monde-ci et heureux par le
devenir de Nathan dans le Monde à Venir, Abraham s’assoit. Il se recouvre
de son châle blanc et évoque la mémoire de son Maître. Rapidement, il le
distingue dans le sable blanc du désert, vêtu de blanc, barbe et chevelure
blanches. Blanc sur blanc, sa forme s’estompe. Seul un pur Feu blanc le
représente désormais. Aucune souillure de Feu noir, Nathan n’avait plus
d’attachement à la matière et rien ne peut plus le retenir. Alors qu’il
devrait être affligé, Abraham ressent une immense joie monter en lui : La
Joie de Nathan. Une pure Joie sans cause. Des larmes perlent sur son
visage, mais ce sont des larmes d’allégresse. Nathan n’est plus un Quêteur
du Baiser, par sa mort il a réalisé la réelle Union mystique. Abraham
accompagne la lumière blanche de son Maître aussi loin qu’il le peut. Mais
cette lumière va bien au-delà des dimensions où ses extases l’ont conduit :
au-delà de l'au-delà.
Il reprend ses esprits et descend dans la grande pièce à vivre où
crépite le foyer de la cuisine. Alors qu’il s’approche de sa femme,
Tsiporah remarque ses yeux et lève la main :
— Oh ! Pas de baiser pour l’instant, je connais ses yeux, je n’ai pas envie d’être
foudroyée une fois de plus ! Mais il y a autre chose. Qu’arrive-t-il ?
— Nathan le prophète, mon ami et mon Maître du désert des Bardénas est mort. Sa
lumière a fusionné avec celle du Monde à Venir.
— Comment le sais-tu ? c’est à l’autre bout du monde.
— Un oiseau blanc au bec noir me l’a fait savoir.
— Un oiseau ? Ah bon ? … Si tu le dis. Avec toi plus rien ne m’étonne. C’est étrange,
je n’arrive pas à discerner si tu es triste ou si tu es heureux.
— C'est juste Tsiporah, une part de moi est triste, car elle sait qu’elle ne le reverra
plus jamais dans ce monde-ci. Une autre part est remplie de Joie, car elle sait
qu’elle sera éternellement en contact avec son âme.
— Je comprends dodi ! elle lui prend la tête entre ses deux mains et l’attire vers elle. À
présent je peux t’embrasser sans risque.
Ce matin-là Abraham a prévu d’aller rencontrer Rabbi Hillel afin de
commencer à étudier. Toutefois, ce dernier doit décider s’il prend en
charge un élève de plus. Quelques pas suffisent pour atteindre la maison
du philosophe, ils sont quasiment voisins. Ils peuvent même se parler
d’une terrasse à l’autre. La maison est plus grande que celle d’Almia, elle
possède une vaste pièce munie d’une bibliothèque, où le rav enseigne à ses
disciples. Hillel aperçoit Abraham :
— Rabbi Aboulâfia ! Heureux de te voir. Viens t’asseoir, nous devons parler.

202
Abraham prend place autour de la table, pendant qu’Hillel lui dit :
— Je t’ai aperçu ce matin sur ta terrasse, tu es un kabbaliste contemplatif, ton
attirance pour la philosophie de Maïmonide est plutôt étonnante.
— Pour l’instant, je n’ai aucun élément pour l’argumenter. Je reste profondément
persuadé qu’il y a une dimension mystique chez le Rambam qui peut rencontrer
celle des dévots rhénans du Rav Éléazar, le « parfumeur », de Worms. Il faut, bien
évidemment, négliger leur conservatisme, tout en négligeant le rationalisme du
Rambam.
— Je crains que tu sois le seul à discerner un pont réunissant les deux univers. Enfin !
lorsque tu l’auras découvert, ce sera à toi de me l’enseigner.
— Nahmanide m’a dit à peu près la même chose à Gérone.
— Les enseignements contenus dans le Moréh nevouqim (Guide des Perplexes) sont un
problème pour beaucoup de kabbalistes.
— Effectivement, Rabbi Hillel, mais il faut différencier la Kabbale théologique comme
elle est enseignée par Nahmanide et ses disciples, de la Kabbale mystique et
contemplative capable de s’ouvrir à la philosophie et au dialogue
interconfessionnel. Moi, je suis un représentant de cette dernière forme. S’il n’y a
pas d’intention mystique apparente dans le Guide, mon regard mystique ne tardera
pas à en déceler la dimension cachée. Chacun considère le monde selon son point
de vue et la façon de le contempler offre la parure de ce vêtement projeté.
— Tu as raison Rabbi Aboulâfia, bien que je respecte au plus près la pensée de
Maïmonide, j'avoue que mon point de vue l’influence. Par exemple, je mets l’accent
sur les problèmes psychologiques, alors que Maimonide n’a fait qu’effleurer le
sujet. Je reconnais que par mon influence, ces sujets prennent une importance
considérable et orientent la philosophie juive dans de nouvelles voies. C’est
pourquoi nous rencontrons une résistance et une opposition considérable de
certains théologiens et kabbalistes, qui voient leur autorité fort compromise par des
spéculations philosophiques indépendantes. Ils ont déclenché la lutte contre la
philosophie de Maimonide, dont la pensée libère des entraves dogmatiques où la
Kabbale voudrait la maintenir.
— Tout juste Rabbi Hillel, j’ai rencontré de ces kabbalistes dogmatiques, qui
d’ailleurs se considèrent comme les seuls véritables kabbalistes. De ce fait, ils ne
me regarderont jamais comme l’un des leurs, bien que j’ai fait les mêmes études
qu’eux. Encore une question de point de vue. Ce n’est pas grave, il n’est pas
nécessaire de se faire reconnaître comme un kabbaliste, bien d’autres appellations
sont possibles : maskil (adepte érudit), mazkir (évocateur), natif (illuminé), rodéf
neshiqah (quêteur du baiser), et j’en trouverai encore bien d’autres en cheminant.
— Puisque l’on parle de point de vue, faisons le point ensemble, Rabbi Aboulâfia.
Pour étudier ensemble, nous devons partager au moins quelques idées essentielles.
Laissons ta Kabbalah de côté pour l’instant, bien que je sois curieux de constater
ce qui en résultera. Avec toi, j’ai l’impression de devoir réaliser une recette de
cuisine avec des aliments impossibles. Je me sens un peu comme ces alchimistes de
Venise cherchant à transmuter la matière. Je dois admettre que je trouve cela
stimulant.
Tout d’abord, Rabbi Aboulâfia, es-tu prêt à écarter tout
anthropomorphisme de la notion de Dieu ?
— Aisément Rabbi Hillel, je suis de ces kabbalistes qui utilisent les termes « ein »
(néant) ou ein-sof (infini) pour qualifier la divinité. Les dix vibrations créatrices
premières sont dites « Sefiroth Belimah », imperceptibles et indicibles.
Les crédules pensent que la divinité est un vieillard, car il est écrit : « l'Ancien des

203
jours s'assied », qu'il a les cheveux blancs à cause de son grand âge, ainsi qu’il est
écrit : « les cheveux de sa tête comme de la laine pure » et qu’il siège sur un
merveilleux trône de feu qui dégage des éclairs, comme il est écrit : « Son trône était
de flammes de feu » [47]. Il existe d'autres fantasmes semblables, que le crédule croît
dans son esprit, de sorte qu'il anthropomorphise la divinité et tombe ainsi dans l'un des
pièges qui détruisent la foi. Leur peur de Dieu n’augmente qu’à cause de leur
imagination.
— Tout le monde ne peut entendre un tel discours Rabbi Aboulâfia. Le sage éclairé
connaît l'Unité de Dieu et la séparation complète des catégories corporelles. Il se
garde de lui attribuer ces choses.
Maïmonide écarte toutes les assertions du Talmud qui visent une
survie sensible ou qui les explique par des allégories. Le conçois-tu ?
— Je le comprends intellectuellement, Rabbi Hillel, toutefois, mes expériences
intérieures m’indiquent autre chose. C’est sans doute là que se trouve la dimension
mystique à découvrir.
— Tu as compris, Rabbi Aboulâfia, que beaucoup prennent le chemin de la
compréhension non allégorique de la sagesse au point de commettre l'erreur
d'imaginer la matérialité des êtres célestes. Cette bévue les fait chuter parce qu'ils
ne se sont pas préparés par leurs études et suivent le sens ordinaire des
déclarations, pensant qu'elles ne seraient pas allégoriques. Ils n’atteignent jamais
le fond de la question. Cela pousse de nombreux étudiants, dignes d'étudier la
philosophie à se distancier et à renverser le joug, méprisant la façon dont ces
dévots la présentent. Mais le but n’est pas d’opposer les gens et d’échauffer les
esprits.
— Rabbi Hillel, voici ce que je ressens en mon cœur : quand elles émanent sur terre,
les puissances célestes revêtent les vêtements de ce monde. Si elles ne s'habillaient
pas avec des vêtements selon la mode de ce monde, elles ne pourraient exister dans
ce monde, et le monde ne les souffrirait pas. Cela est d’autant plus vrai en ce qui
concerne la Torah. Si elle avait émané dans le monde, sans être habillée dans les
vêtements de ce monde, le monde n'aurait pas pu la souffrir. Par conséquent, le
récit de la Torah constitue son vêtement. Celui qui pense que le vêtement est la
Torah et rien d'autre, laisse son esprit s’amoindrir sans lui laisser de part dans le
Monde à Venir. C'est à ce propos que David a dit : « Débride mon œil que je puisse
voir des choses merveilleuses de ta Torah »[48], ce qui signifie que ce qui est sous le
vêtement est vraiment la Torah.
— Tu sais aussi, Rabbi Aboulâfia, qu’on reproche à Maimonide la conception qu’il
s’est fait des commandements bibliques.
— Je le sais, Rabbi Hillel. Le vêtement est visible par tous. Les crédules, quand ils
voient un homme dans un vêtement qui semble correct à leurs yeux, ne cherchent
pas plus loin. Ils pensent que le vêtement est la chose réelle, cependant l'essence du
corps, c’est l'âme. Ainsi, la Torah a un corps. Les commandements de la Torah sont
appelés « corps » de la Torah. Ce corps est vêtu d'un vêtement composé des récits
de ce monde. Les crédules du monde ne regardent rien d’autre que le vêtement, qui
est le récit de la Torah et rien de plus. Ils ne regardent pas ce qui est sous le
vêtement.
— Tout juste Rabbi Aboulâfia, les sages regardent seulement l'âme, qui est la chose la
plus essentielle de toutes. C'est la vraie Torah. Dans le Monde à Venir, ils
contempleront l'âme de l'âme de la Torah. L'âme de l'âme est l'Ancien des jours.
— Ainsi est l’en haut, Rabbi Hillel. Il y a le vêtement, le corps, l'âme et l'âme des âmes.
Les cieux et leur hôte sont le vêtement. Tous sont connectés l'un à l'autre. Malheur
aux pécheurs du monde qui prétendent que cette Torah n'est rien d'autre qu'une

204
histoire ordinaire. Ils regardent le vêtement et pas plus loin. Tous ses mots et ses
récits sont des vêtements.
— Tu me fais bonne impression, Rabbi Aboulâfia. Je serai très heureux de partager
avec toi mon savoir philosophique. Si tu étais un kabbaliste comme les autres je ne
pourrais pas t’accepter, mais ta Kabbalah est vraiment différente. Il est fort
probable que tu réussiras à relier cette Kabbalah mystique, qui n’en est peut-être
pas une, à la philosophie de Maimonide. Il n’est pas à douter que lorsque tu auras
accompli ce prodige, tu seras mis au banc du monde des kabbalistes.
La discussion se prolongeait, lorsque la porte s’ouvrit. Un homme d’à
peu près leur âge pénétra dans la pièce. Un large sourire illumina la face
d’Hillel.
— Rabbi Aboulâfia, voici mon cher ami Isaac ben Mordecai. Comme nous, il est
médecin et philosophe. Il pratique sa médecine à Rome, dans la cité du Pape. Là-
bas, ils l’appellent Maestro Gajo.
Isaac, je te présente le Rabbi Aboulâfia de Navarre, kabbaliste
maimonidien.
— C’est possible ça ? S’étonne l’homme.
— Non, mais un projet est en gestation.
— Rabbi Isaac, demande Abraham, connais-tu le chancelier Simon de Brion ? Il
devrait être à Rome en ce moment.
— Oui, je le connais, il n’est plus chancelier. Il a été fait cardinal par le Pape Urbain
IV, il y a moins d’un an. Il a été honoré du titre de Sainte Cécile. Son rôle est
important, il assure la liaison entre le Vatican et Charles d’Anjou qui ne cache plus
son intention d’annexer Capoue et Naples et même de reconquérir Byzance. Tu
connais cet éminent personnage ?
— Oui, je l’ai rencontré en Provence et il nous est arrivé quelques mésaventures.
— Préserve soigneusement cette relation, car il se dit qu'une grande destiné l'attend.
Tu sais comment le contacter ?
— J’irai demander aux Templiers de lui faire parvenir un courrier.
— Les Templiers ! Tu as de surprenants messagers.

◆◆◆

De discussions en discussions, Hillel et Abraham deviennent amis,


chacun apprécie l’érudition et les qualités humaines de l’autre. Les
observateurs sont bien en mal de dire lequel enseigne à l’autre. Abraham
se plait à dire d’Hillel qu’il est son Maître en philosophie, enseignement
qu’il apprécie beaucoup, au point d’explorer cette discipline avec passion,
jour et nuit.
Effectivement, voilà déjà près d’un an qu’il passe la majeure partie de son temps à
parcourir et étudier le Guide de Maimonide. Il aime partager ses découvertes philosophiques
avec Tsiporah, car lui parler est des plus inspirant. Elle est comme un miroir qui exalte sa
pensée et surtout qui spiritualise l’intellect parfois trop rigide de l’érudit. Tel un souffle qui
allège les lettres du texte. Bien souvent, elle l’accompagne à l’aube sur la terrasse et effectue
avec lui la Bénédiction au soleil. La mélodie et la gestuelle lui apportent de la légèreté et de la
joie durant toute la journée. Abraham convie aussi Tsiporah à le suivre dans ses
contemplations et ses évocations. Pour en avoir approché la sensation, elle comprend
maintenant cet état que son époux appelle le Baiser. Depuis, le Cantique des cantiques est

205
devenu son bréviaire. Elle a l’impression que ce texte décrit allégoriquement l’amour qui la
lie à son bien-aimé.
Pour améliorer leur ordinaire et faire face aux dépenses domestiques,
Abraham dispense des cours de Talmud et de Sagesse dans la pièce
principale de la maison. Le vieux Almia en est ravi. Il assiste à tous les
enseignements, qu’ils soient pour enfants ou pour érudits confirmés. Il
découvre une dimension spirituelle que son métier d’artisan avait écartée
au détriment du profit immédiat. L’arrivée d’Abraham et de Tsiporah dans
sa vie est pour lui une bénédiction, voire une cure de jouvence. Durant les
enseignements, Tsiporah s’affaire dans sa cuisine, mais ne perd jamais une
parole de son époux. Ensuite, le vieux Almia et Tsiporah discutent de ce
qu’ils ont entendu. Cette dernière est passionnée par les enseignements de
santé du Rambam et son époux lui procure les écrits afin qu’elle les étudie.
Il a perçu chez elle un sens inné dans ce domaine.
Quatre disciples ont sollicité Abraham pour leur enseigner les bases
de la Kabbalah. Toutefois, au fil des jours, il finit par déceler chez eux une
attitude qui ne lui paraît pas juste. Il les interroge :
— Qu’attendez-vous des mystères de la Kabbalah ?
— Posséder la puissance des noms, répond le premier. Je pourrai ainsi agir sur les
phénomènes et en tirer un profit direct.
— Appeler les hiérarchies angéliques et les asservir, poursuit le second. Ainsi, elles me
rendront invincible.
— Acquérir le pouvoir d’influence, dit le troisième. Je pourrai à volonté produire des
délices et des fléaux.
— Agir sur la matière et attirer à moi sa richesse, lance le quatrième. Graver de
puissants talismans
Abraham, plutôt déçu d’entendre cela, réfléchit un instant. Puis leur
demande :
— Seriez-vous prêts à accepter de vous engager dans la Kabbale uniquement pour
l’amour de la Kabbale ? Sans rien attendre en retour ? Méditer sans que rien ne se
passe, juste pour ouvrir un espace de plénitude afin de permettre à vos âmes de
s’éveiller et de s’épanouir ? Ne jamais produire de phénomènes faisant effraction
dans l’organisation de la Nature ?
— Dans ce cas ta Kabbale ne sert à rien, dit l’un.
— Elle ne sert pas à rien, répond Abraham, elle sert le Rien. Vous êtes à la recherche
d’une Kabbalah magique sans spiritualité, d’un instrument de puissance au service
de vos passions. Je ne puis rien vous enseigner. Partez !
Les quatre hommes sortirent très contrariés. L’un d’eux lança :
— Ce n’est pas un kabbaliste ! Suivez-moi, j’ai entendu parler d’un Maître à quelques
lieues, à Caserta. Il sait faire mouvoir les éléments et déplacer des pierres par sa
seule pensée. Vous allez voir, ce n’est pas rien.
Abraham reste songeur : « Oui ! c’est bien là le problème, ce n’est pas Rien ». Il les
regarda s’éloigner en murmurant : « Et mon peuple descendit en Égypte ».

◆◆◆

206
Voici près d’un an qu’il séjourne à Capoue et qu’il n’est toujours pas
allé rencontrer les Templiers pour faire signaler sa présence à Simon de
Brion. Ses pratiques matinales accomplies, il décide donc de rédiger un
courrier à l’intention de son ami le nouveau Cardinal de Brion. Puis il se
rend à la résidence templière. Il frappe sur la lourde porte. Un moment se
passe, avant qu'il n'entende la ferrure s’activer. Un homme vêtu d’une
tunique noire signée de la croix templière, ouvre et le jauge :
— Que veux-tu juif ?
Abraham sort le sceau Abraxas que lui a confié Roncelin de Fos.
Immédiatement, le templier le prend par l’épaule et le fait entrer sans dire
un mot, puis.
— Qui t’a donné ce sceau ?
— Roncelin de Fos, dans la tour Méjanes en Provence.
— Suis-moi ! Tu vas nous raconter tout cela.
Il conduit Abraham dans une vaste salle d’armes, qui semble aussi
faire office de réfectoire. Trois autres Templiers s’y trouvent, tous aussi
étonnés les uns que les autres de voir arriver un juif porteur d’un sceau
confié par un important Commandeur Templier. Abraham fait le récit des
circonstances qui l’ont amené à faire la connaissance de Roncelin de Fos et
de Simon de Brion.
— Le Cardinal m’a dit de lui signaler ma présence par votre intermédiaire, c’est la
raison de ma visite.
L’un des Templiers se présente :
— Je suis le chevalier Jean de Nivelle et voici mon frère Simon. Nous devons bientôt
nous rendre à Rome et nous remettrons ta lettre en main propre au Cardinal. Nous
avons souvent garanti sa sécurité lors de ses déplacements.
— Je vous en remercie Sires chevaliers.
Abraham remarque une porte au-dessus de laquelle est gravé un
baphomet. Il sait ce que cela signifie, mais rien ne presse.
— Cette maison templière est très différente de celles que j’ai vues à Méjanes ou à
Marseille.
— C’est exact, répond le chevalier Jean. Notre ordre n’a pas ici la même notoriété ni
la même puissance qu’en France.
Pendant que parle le chevalier, Abraham ressent une étrange
sensation. Le sol et les murs semblent se déformer. Dès qu’il essaie de
comprendre, tout paraît dans l’ordre et les murs sont toujours bien droits.
L’un des Templiers remarque la gêne d’Abraham.
— Quelque chose ne va pas, Rabbin ?
— C’est étrange, par certains moments j’ai l’impression que le sol se dérobe et que les
murs se déforment.
Les quatre hommes se regardent et rient. L’un d’eux lui dit :
— Ce n’est pas qu’une impression. Les bâtisseurs de notre Ordre choisissent
minutieusement les situations géographiques de nos commanderies. Nous sommes
ici au-dessus d’un ancien culte du Dieu Mythra. Puisque tu as un sceau Abraxas,
nous allons te permettre de découvrir un mystère. Suis-nous.

207
Le chevalier saisit une torche et s’engage dans un escalier en
colimaçon. Abraham le suit dans ce qui lui semble être un accès aux
entrailles de la terre. Toutefois, l’escalier ne va pas aussi loin et s’arrête
deux niveaux plus bas. Les hommes s’engagent dans un tunnel qui
débouche dans une grande salle rectangulaire, à la voûte parsemée
d’étoiles à huit branches bleues et rouges. Le mur du fond est orné d’une
grande fresque colorée représentant Mithra tauroctone. Les fresques des
murs latéraux évoquent des épreuves initiatiques.
— C’est un Mithraeum, explique le chevalier Simon, des rites initiatiques y avaient
lieu, voilà mille ans. L'adoption des nouveaux mystes se faisait ici même. Regarde
ce que racontent les fresques. Le candidat nu les yeux bandés est interrogé,
informé. Ensuite, il doit subir une série d'épreuves. On le voit marcher à tâtons,
puis s'agenouiller. Il est ensuite éprouvé par le feu d'une torche placée devant son
visage. Là, on le voit les mains liées dans le dos, à genoux près d'un glaive, tandis
que le pater tient une couronne au-dessus de sa tête. Les Mystères de Mithra
imposaient pour les candidats un trépas fictif.
Maintenant, je vais te montrer ce que tu as ressenti en haut.
Regarde cette croix templière blanche que nous avons placée sur ce
mur. Ne la perd pas des yeux.
Les chevaliers étouffent leurs torches. La salle se retrouve plongée
dans une entière obscurité. Pourtant, la croix blanche reste visible, elle luit
dans la nuit. Abraham n’a jamais assisté à un tel phénomène. Mais ce n’est
pas tout. La croix lumineuse bouge, elle oscille de droite à gauche et se
déplace dans l’espace. Il éprouve des difficultés à garder son équilibre, car
il ne sent plus le contact avec le sol. Il vole ! C’est alors que les chevaliers
ravivent leurs torches et la lumière revient. Abraham se rend compte que
ses pieds n’ont jamais quitté le sol et que la croix est toujours à sa place.
— Voilà Rabbin, tu connais le mystère de ce lieu. Dis-nous où te trouver, au cas où le
Cardinal t’adresse une réponse.
Sur le chemin du retour, Abraham réfléchit au phénomène étrange
auquel il vient d’assister. Peu importe pour lui de savoir s’il s’agit d’une
illusion ayant influé sur son imaginaire ou bien de la réalité. Le fait est
qu’il a vécu un instant de merveilleux. Si voler n’est pas possible pour son
corps, son esprit le peut. L’expérience vécue et ses sensations sont à
présent gravées dans sa mémoire. Il peut désormais les évoquer et
reproduire cette expérience en esprit. Cela ouvre en lui une porte du
possible, son intellect peut accepter le fait de voler malgré les contraintes
de la matière. Si ses pensées peuvent le concevoir, alors la chose peut
exister. Le Merveilleux réunit la lumière de tous les possibles. Il sait
maintenant qu’il pourra se revêtir de cette sensation de lévitation en
l’évoquant et s’envoler en esprit avec les lettres.
◆◆◆

208
Au début de l’an 1263, Abraham accepte un groupe d’une dizaine de
disciples, qu’il initie aux bases des combinaisons de lettres et à leurs
évocations. Il s’agit d’un groupe d’érudits capables, qui n’ont jamais
expérimenté de telles techniques de contemplations. La nouveauté faisant,
l’enthousiasme les transporte durant les premiers temps. Avec ferveur,
chaque matin le groupe décide de rejoindre le Maître à quelques pas de la
commanderie templière, dans les ruines abandonnées de l’amphithéâtre
romain. Un sol de dalles et des blocs de pierres taillées offrent un parfait
espace pour s’adonner à de telles pratiques.
Le groupe, vêtu de blanc, forme un cercle autour du Maître et
vocalise à l’unisson les combinaisons de lettres, accompagnées de
mouvements de tête. Lorsque le soleil paraît à l’horizon, ils se tournent au
levant et psalmodient une bénédiction solaire en effectuant une série de
mouvements, qui dessinent dans l’espace le souffle animant les sons. Ils
composent un harmonieux ballet mystique, durant lequel les onze corps
semblent n’en former plus qu’un, tant la synchronisation des gestes est
parfaite. Ceci fait, les hommes s’installent sur les blocs de pierre. Ils se
recouvrent de leurs châles blancs et s’immergent dans une longue
méditation dans la plénitude du silence.
Les semaines s’écoulant et la nouveauté perdant de sa splendeur,
Abraham remarque que le groupe des contemplatifs se réduit. Il n’est plus
aussi aisé pour certains de se réveiller avant l’aube. En revanche, le groupe
est au complet pour les enseignements théoriques. Abraham finit un jour
par leur exposer la situation :
— Je sens un potentiel en chacun de vous. Toutefois, il n’est pas certain que vous
puissiez devenir des Quêteurs du Baiser. Ceci pour plusieurs raisons.
La première, parce que vous invitez vos intellects dans vos
contemplations. Il n’est pas possible d’atteindre la plénitude de
l’Union mystique dans ces conditions. Pour réaliser cette plénitude
silencieuse, il n’est pas non plus question de se vider et d’entrer en
conflit avec les formes pensées, mais plutôt d’apaiser la conscience.
Telle la surface d’un lac dépourvu d’ondes. Sereine au point de
devenir un miroir sans défaut. Pour réaliser cela, j’ai adapté à nos
pratiques kabbalistiques une méthode que j’ai vu pratiquer par des
Soufis avec le Nom Allah. Elle est une voie pour atteindre l’extase. Je
l’appelle Meh’iqah, l’effacement. Lorsque des pensées viennent
perturber la surface du miroir et la troubler, le son de l’un des Noms
du Saint, béni soit-Il, vient effacer les ondes discordantes et restaure
la paix. Mais pour réaliser cela, il est nécessaire que l’intellect cesse
ses spéculations. Vous apprendrez que dans ces spéculations il n’y a

209
ni Sagesse, ni Intelligence, ni Connaissance. Une fois ces parasites
effacés, seul demeure « Le Nom » qui lui ne peut être effacé. Cela
aucun d’entre vous ne l’a réussi.
La seconde, parce que vous souhaitez déguster les fruits des
mystères de la Torah sans avoir auparavant consolidé les racines et
les branches de l’arbre. Vous désirez accéder à la troisième et à la
quatrième voie, sans maîtriser les deux premières. C'est folie. Car
votre édifice grandira et se maintiendra uniquement par la force de
votre orgueil et par vanité. La chute n'en sera que plus douloureuse.
Je ne vous rejette pas, revenez me voir lorsque vous aurez
travaillé vos bases.
◆◆◆

- Maïmonide (Rambam) -

◆◆◆

210
Agropoli
Chapitre XXI

Le vieil Almia regarde avec regret Abraham et Tsiporah s’éloigner. Ils lui ont promis de
revenir dans six mois, mais c’est un temps bien long pour la solitude d’un vieil homme.
Abraham répond à l’invitation d’un groupe d’adeptes d’Agropoli, attirés par ses
enseignements. Trois jours de marche sont nécessaires en suivant la Via Popilia, divisés en
deux étapes : Nola et Salerne.
Agropoli est une cité qui conserve quelques traces culturelles de ses
envahisseurs byzantins. Tsiporah est impatiente d’y rencontrer quelques
membres de sa famille. La ville est gouvernée par des évêques et un
important monastère franciscain participe à sa prospérité. La grande tour
carrée San Francisco, édifiée à côté du monastère, est une position
stratégique connue de tous les marins cabotant le long des côtes de la mer
Tyrrhénienne.
Ce mois d’août 1263, Abraham et Tsiporah rejoignent la communauté juive
d’Agropoli, où une nouvelle importante arrive en même temps qu'eux. Il s'agit d'un courrier
rédigé par Salomon ibn Adret, transporté par bateau depuis la Catalogne. La joute orale
attendue entre Nahmanide et un inquisiteur s’est tenue du 20 au 24 juillet à Barcelone. La
lettre est intitulée « Disputation de Barcelone ». Abraham n’en est pas étonné, car il avait eu
un échange à ce sujet avec Nahmanide lui-même, voilà trois ans à Gérone. Apprenant cela,
les Juifs de la ville lui demandent de leur expliquer l’importance de cet évènement et de leur
commenter la lettre, puisqu’il connaît également Ibn Adret. Abraham lit d’abord
attentivement l’épître, puis leur dit :
— Le débat s’est déroulé devant le roi d’Aragon, Jacques Ier, au cours duquel
Nahmanide a obtenu la permission royale de parler en toute liberté. Il a tiré de
cette autorisation tout l’avantage possible et n’a pas mâché ses mots. J’ai souvent
entendu parler de cet adversaire, un juif passé au christianisme, Pablo Christiani,
nom qu’il a adopté après sa conversion. Comme elle pressentait que Pablo pourrait
avoir besoin d’aide, l’Église lui a procuré le soutien des généraux des ordres
Dominicains et Franciscains, pour l’assister. Mais même eux n’ont pu surclasser
Nahmanide.
Le débat a tourné autour de trois questions :
Est-ce que le Messie est venu, comme le disent les chrétiens, ou doit-il encore
venir, comme le soutiennent les juifs ?
Est-ce que le Messie est divin, comme le prétendent les chrétiens, ou humain,
comme l’allèguent les juifs ?
Est-ce que ce sont les juifs qui obéissent à la vraie loi, ou les chrétiens ?

211
Nahmanide a répondu que si le Messie était venu, les prophéties
bibliques relatives à sa venue se seraient réalisées. Puisque le lion ne
repose pas avec l’agneau et que la paix ne règne pas en ce bas
Monde, il est clair que le Messie n’est pas venu. De fait, Nahmanide a
argumenté en disant : « depuis que Jésus est venu et jusqu’à
maintenant, le monde a été rempli de violence et d’injustice, et les
chrétiens ont répandu plus de sang que les autres peuples ».
Ce fut un triomphe pour la cause juive, mais le résultat fut qu'à la
fois les juifs et les amis chrétiens de Nahmanide le mirent en garde
contre le péril qui menacerait ses frères en cas de défaite des
Dominicains, en raison de leur terrible puissance. C'est pourquoi, à
sa propre demande, la disputation fut interrompue le quatrième jour.
L’une des personnes présentes lui demande :
— Rabbi, quelles seront les conséquences de cet évènement.
— Je sais que Nahmanide, peu optimiste quant aux conséquences de ce débat, a tenté
de le repousser dans le temps. Sous la pression de son confesseur, son ami le Roi
Jacques a fini par lui demander d’en terminer. Si l’on en croit le récit, Nahmanide
a largement gagné cette joute. Mais, du fait qu’il a eu la sagesse de l’interrompre,
Pablo Christiani se considère comme le vainqueur. Je pense que l’Église est
furieuse et que Nahmanide sera bientôt contraint à l’exil. Ce qui à mon sens ne fera
que conforter l’idée que Nahmanide est le véritable vainqueur. En effet, lorsqu’un
pouvoir veut censurer ou interdire une parole, c’est qu’il se trouve dans
l’incapacité d’argumenter et d’y répondre par l’esprit. Sa solution est alors de faire
disparaitre le problème par n’importe quel moyen. C'est toujours un aveu de
faiblesse de la part du pouvoir.
Un autre le questionne :
— L’argumentation de l’inquisiteur repose sur le chapitre 53 du Livre d’Isaïe. Cette
histoire peut sembler faire allusion à l’histoire de Jésus.
— Cela peut effectivement s’interpréter dans ce sens. Mais alors la prophétie doit être
complète et la paix promise doit aussi se réaliser. Je pense qu’il est possible de
réconcilier tout le monde en admettant que Jésus ne soit pas le Messie de l'Arbre de
Vie, mais un messie de l'Arbre de la Connaissance du bien et du mal. Chacun
d’entre-vous peut en devenir un, s’il ouvre un canal de la Vie du Monde à Venir.

◆◆◆

Une fois installé chez des cousins de Tsiporah, il commence à


enseigner aux quatre disciples ayant sollicité sa présence à Agropoli.
Attirés par sa réputation, d’autres viennent le rejoindre. En plus du cercle
d’études générales, il organise un groupe plus ésotérique à vocation
extatique et prophétique. Les kabbalistes originaires des régions
byzantines s’avèrent culturellement très adaptés à cette conception si
particulière de la Kabbalah. Abraham s’aperçoit rapidement que les quatre
disciples qui l’ont invité ne sont pas très à l’aise dans cette voie. Leurs
idées sont très arrêtées quant au sens des enseignements de la Kabbalah.

212
Ils font preuve d'une volonté réelle d’accéder aux mystères de la Torah,
mais voudraient suivre plusieurs voies en même temps.
Un soir Tsiporah remarque qu’Abraham est soucieux :
— Tu me sembles bien pensif, Abraham Aboulâfia.
— Je réfléchis au sujet de ces quatre disciples. Ils ont des idées très confuses,
particulièrement en ce qui concerne les profondeurs de la Sagesse et des Mystères
de la Torah. Je n’en trouve pas un suffisamment digne, à qui je puisse transmettre
ne serait-ce que les allusions les plus anodines de la Vérité.
— Laisse-les ! Il y en a près de dix fois plus dans ton cercle de contemplatifs.
— C’est vrai, Tisporah, c’est cela que je dois faire. Mais j’entends l’appel de leurs
âmes qui crient derrière leurs intellects. Il ne manque pas grand-chose pour qu’ils
s’éveillent. Ils écoutent les enseignements d’autres Maîtres respectables, dont les
points de vue divergent les uns des autres et diffèrent du mien. Rien de grave en tout
cela, il est même merveilleux que la Kabbalah puisse produire autant de belles
idées et ouvrir un tel éventail d’expériences. Seulement, mêler tous ces joyaux édifie
une Tour de Babel mentale et installe la confusion. Ces quatre connaissent
tellement d’enseignements et de méthodes, qu’ils en sont réduits à ne plus savoir
par où commencer et pour finir, ils ne mettent rien en pratique. Ils voudraient boire
à toutes les fontaines, mais chaque fois qu’ils s’apprêtent à s’abreuver à l'une, ils
ont le sentiment que l’eau de l’autre est bien plus pure. Ils sont dans l'incapacité de
se désaltérer, alors que l’eau abonde autour d’eux. Pourtant, la plus humble des
fontaines suffirait à étancher leur soif.
Toi, mon épouse, en écoutant simplement mes paroles et celles de
ton père, tu sais beaucoup plus de choses sur l’infinité et
l’immatérialité des Sefiroth Belimah. Eux ne peuvent plus les
comprendre, car ils ont appris d’un Maître que les Sefiroth sont des
objets de puissance et des mondes occultes. Il est évident que ce
Maître confond les Sefiroth et les Palais mystiques. C’est un choix,
mais dans ce cas, il est préférable pour eux que ces quatre ne
m'entendent plus et écoutent uniquement les paroles de ce Maître.
Leur confusion cessera et ils pourront enfin s’engager pleinement
dans une expérience.
Six mois se sont écoulés, Abraham a structuré un cercle de disciples
qui appliquent ses enseignements et s’adonnent sérieusement à ses
pratiques d’évocations et de combinaisons. Il décide d’en confier la
responsabilité à l’un des adeptes, dont l’humilité et la constance sont
exemplaires. Sachant que le cercle peut désormais fonctionner sans sa
présence, il prend la décision de rentrer à Capoue. Son épouse, plutôt
satisfaite de retourner chez Almia, lui lance en souriant :
— Oui, rentrons prestement à Capoue, Almia et Hillel seront heureux de nous voir tous
les trois.
— Tous les trois ? s’exclame Abraham en regardant son épouse les yeux écarquillés.
— Oui, Abraham Aboulâfia, tous les trois !
Abraham comprend qu’il va être père. Transporté de joie, il enlace
son épouse. Agropoli restera pour lui un repère essentiel de sa vie, il y a

213
engendré un enfant et un cercle de kabbalistes.
Le lendemain, il se rend avec Tsiporah dans la maison où se réunit son cercle de
disciple. Lorsqu’ils pénètrent dans la salle, tous les disciples crient en cœur : « Mazal tov ! ».
Les nouvelles sont allées très vite, mais il faut dire qu’Abraham a passé la soirée et la matinée
à répéter la nouvelle à qui voulait bien l’entendre. Tsiporah regarde la tête de tous les
disciples et se tourne vers son époux :
— Tu as vu, Abraham ? Ils sont tous coiffés du même calot lie-de-vin que toi ! Cela te
fait beaucoup d’enfants d’un coup.
Cette marque d’unité des disciples autour du Maître est surtout signalée par la couleur,
car le port de ce type de calot, dit « bonnet pannonien », est usuel en Italie. Le « rotundum
pileolum » fut adopté par les soldats romains dès le IVe siècle. Quant à la couleur, bien que ce
soit pour lui une tradition familiale, il en donne une explication supplémentaire – plus
kabbalistique. Le vin, yayin en hébreu, est lié au secret : sod. Les deux partagent la même
valeur numérique : 70. Une allusion aux 70 niveaux d'interprétation des mystères de la Torah.
Un dicton talmudique dit : « Le vin entre, le secret sort »[49]. La lie, c'est la profondeur occulte
où se dissimulent les mystères. L'adepte qui la traverse peut alors s’abreuver à la Source d'eau
vive, qui s’épanche à partir des racines de l'Arbre de Vie.

◆◆◆

Le lendemain, le couple marche avec allégresse sur la Via Popilia qui les ramène à
Capoue. Le second soir, ils font halte dans une auberge de Nolan pour y passer la nuit.
Abraham fait un rêve. Voici un homme emprisonné dans un cachot en forme de demi-sphère.
À ses pieds, trois lettres dessinées sur la terre battue : réish-pé-hé. Sur les murs courbés
tapissés sont reproduites les étoiles de la voûte céleste, posée comme un dôme sur la Terre.
L'homme manque d'espace et suffoque. Il remarque alors que bâille un raccord de la
tapisserie, il s'approche et le soulève. Immédiatement, son esprit s’échappe par cette
ouverture et découvre ce qu’il y a au-delà de la voûte céleste : l'infini ! Il s’écrie : « Il est
donc d'innombrables soleils et un nombre infini de terres tournant autour de ces soleils, à
l'instar des sept terres que nous voyons tourner autour du soleil qui nous est proche. Le Dieu
des humains est bien trop petit, le monde est infini parce que Dieu est infini. » Puis l’homme
disparaît douloureusement dans des flammes.
Au réveil, Abraham dit à son épouse :
— Un esprit hors du commun naîtra dans cette ville et mourra pour ses idées, sans
jamais se renier.
— Quand naîtra-t-il ? Interroge Tsiporah.
— Sur le sol j’ai vu trois lettres écrivant le mot « rifah », qui signifie « détendu ». Mais
c’est la façon d’écrire le nombre 285 en caractères hébreux. Nous sommes en
décembre 1263, si j’ajoute 285, il naîtra dans cette ville en 1548[50]. Sa volonté
future inspire mon présent et, issue du passé, ma volonté inspirera son présent.
— Tu dis qu’un homme du futur t’influence et que toi, tu influences cet homme qui
naîtra dans 285 ans ? Comment est-ce possible, et d’ailleurs qui commence à
influencer l’autre ?
— Ce n’est pas possible, répond Abraham à son épouse, c’est Merveilleux.
Arrivé à Capoue, le couple reprend ses habitudes dans la maison du vieux Almia, si
heureux de retrouver ses invités. Rapidement, Abraham revient à ses études du Guide auprès
d’Hillel. Inspirés par la gestation de Tsiporah et l’arrivée du nouveau-né, les deux hommes
débattent régulièrement avec passion autour de l’idée de Langue originelle. Quel est le
langage de l’enfant dans le ventre de sa mère ? Si l'on mettait un nouveau-né dans un endroit
désert avec, pour seule compagnie, une nourrice muette, quelle langue parlerait-il ? Abraham
dit à Hillel :

214
— Je pense que l'enfant est naturellement doté de la faculté de parler et que celle-ci
commence par se manifester sous la forme d'un babil. Ce babil devient ensuite un
langage clairement articulé qui n'est autre qu’un vêtement de la langue sacrée.
Hillel ajoute :
— Un de mes amis maimonidiens barcelonais, Zerahiah ben Shealtiel, rejette l'opinion
selon laquelle l'hébreu ou bien le langage en général, ferait partie intégrante de la
nature humaine. Il ajoute qu'un enfant élevé parmi des muets ne serait absolument
pas en mesure de parler. Il affirme que si la connaissance de l'hébreu, en tant que
langue sacrée, avait été une faculté naturelle d'Adam, tout le monde saurait parler
cette langue.
— D’après nos Maîtres, de mémoire bénie, ajoute Abraham, le premier mot que
prononce un nourrisson, est « yako ». C’est un mot de la Langue sacrée que la
Nature a imprégné en lui. Les quatre lettres hébraïques qui le forment, sont les
initiales de la bénédiction de Jacob sur les enfants de Joseph : « Yasmeni Élohim
Ke-Éfrayim Ou-Menashéh » (Puisse Dieu me mettre comme Éphraïm et Manassé).
Le nourrisson possède inconsciemment une connaissance innée de la Langue
sacrée, en l'espèce de ce mot yako. Mais par la suite il oublie, semble-t-il, ce mot.
Dès la naissance de mon enfant, je serai attentif au moindre de ses sons, j’entendrai
de la sorte les racines de la Langue sacrée.
Alors que les deux hommes s’argumentent et se réfutent
mutuellement, quelqu’un heurte vigoureusement la porte. Abraham se lève
et va ouvrir. Un homme revêtu d’une cape noire, ornée d’une croix rouge
templière, se tient devant l’huis.
— Abraham Aboulâfia ?
— Oui, c’est moi.
— Voici une lettre, que le Chevalier Jean de Nivelle m’a chargé de te remettre.
L’homme tend le courrier à Abraham, le salut et s’éloigne. Abraham
s’empresse d’ouvrir la missive et en cherche rapidement l'auteur. Cela
vient du Cardinal de Brion. Alors qu'il est plongé dans sa lecture, Hillel
inquiet l'interroge :
— Est-il arrivé quelque chose de grave ?
— Non, Rabbi, rassure-toi, le Cardinal Simon de Brion m’envoie ses fraternités. Il a
tardé à se manifester, car il était en Provence auprès du Prince d’Anjou. Il vient de
revenir et me presse de me le rejoindre à Rome.
— Tu vas y aller ? Tu sais que des adeptes y attendent aussi tes enseignements.
— Je dois m’assurer que Tsiporah peut faire le voyage dans de bonnes conditions. Je
suis arrivé au bout du Guide, le temps est venu de poursuivre mon chemin.
L’idée d’aller découvrir Rome et de rencontrer l’important protecteur
de son mari enchante Tsiporah. Elle possède bien plus de ressources
physiques que nécessaire pour accomplir ce périple. De plus, elle-même a
reçu un courrier voilà déjà plusieurs jours. Son père prévoit un périple en
Italie, qui passera par Rome vers la fin de l’année. Abraham décide de
laisser passer les fêtes de printemps avant de quitter Capoue.
◆◆◆

215
216
Rome
Chapitre XXII

Après cinq journées de voyage, Abraham et Tsiporah arrivent enfin à


Rome, le 19 juin 1264. Ils sont surpris et transportés par la liesse et la
ferveur qui y règnent. Ils interrogent un passant pour en connaître la cause.
— La vie romaine est-elle ainsi faite chaque jour, avec ses fenêtres et ses balcons
fleuris ?
Le passant les informe qu’une nouvelle célébration chrétienne vient
d’être instituée par le Pape Urbain IV. Suite à la révélation reçue par une
humble fille nommée Julienne.
— Ceci est une fête spéciale instaurée à la mémoire du dogme de l’Eucharistie,
perpétuelle émanation de l’amour divin envers l’humanité. Crie l'homme, pour se
faire entendre du brouhaha.
Le couple traverse la foule et longe le Tibre en direction du Ponte dei Quattro Capi,
caractérisé par ses statues d’Hermès quadrifrons. C’est à hauteur de ce pont que les attend un
logement. Ils réalisent au premier coup d’œil, que Rome fut autrefois une immense et
glorieuse cité, Maîtresse des nations. Une communauté juive d’à peu près trois cents âmes y
vit, libre de tout tribut. Quelques-uns sont au service de la papauté. Le Tibre serpentin scinde
la ville en deux parties. Dans la première, on y contemple un grand temple, appelé Capitole,
avec les vestiges du Palais de Jules César et nombre d’autres édifices admirables. Un juif qui
leur a emboîté le pas leur montre un temple où se trouvent les deux colonnes d’airain
fabriquées par le Roi Salomon. Il leur explique :
— Sur chacune est inscrit en hébreu : Shlomoh ben David. Chaque année, au 9 du
mois de Av[51], des gouttes de rosée perlent le long des colonnes.
— C’est merveilleux ! S’écrie Tsiporah. Nous serons là pour aller en récolter. J’en
oindrai mon ventre pour bénir notre bébé.
L’homme continue :
— À proximité, il y a un lieu souterrain où l’Empereur Titus aurait fait cacher les
ustensiles du Temple de Jérusalem. On peut y visiter une salle voûtée qui sert de
sépulture à dix Justes, de mémoire bénie, morts en martyrs. En promenant, vous
pourrez découvrir des ouvrages de pierre représentant Samson portant un globe en
main, ainsi qu’Absalom, fils de David.
— Cela signifie que dans cette cité, il est possible de se connecter et d’évoquer la
mémoire du Temple de Jérusalem, constate Abraham avec grand contentement.
Leur guide les conduits jusqu’au seuil de leur nouvelle demeure. Une
maison de trois étages, dont ils occuperont le rez-de-chaussée. Tsiporah
repère un puits :
— L’eau est-elle potable ici ? car à Capoue les eaux sont malsaines, surtout pour les

217
enfants.
— Ce puits est sain, répond l’homme. Pourquoi vous installez-vous à la périphérie de
notre communauté ? Il serait plus pratique pour vous de vous rapprocher de la
synagogue et de la yeshivah.
Abraham répond :
— Ce logement nous a été recommandé par le Cardinal de Brion, qui souhaite nous
savoir proches. Il faut d’ailleurs que je trouve sa demeure.
— C’est la grande tour carrée tout en haut de la rue, près de l’église franciscaine,
dans les hauteurs du Capitole, montre l’homme avec son doigt.
Un groupe de personnes approche, car les nouvelles vont très vite. En
effet, un érudit sépharade, kabbaliste, qui plus est disciple du grand Hillel,
cela ne passe pas inaperçu. Il semble que la liesse de la célébration
chrétienne ait déteint sur les juifs, car tout le monde est en joie. L’accueil
est des plus chaleureux. Mais Tsiporah est impatiente de découvrir sa
nouvelle maison. Elle y pénètre avec cinq autres femmes venues lui prêter
main-forte. De son côté, Abraham n’a toujours pas posé son baluchon que,
déjà, fusent des questions autour des mystères de la Torah.
La maison est simple et confortable et Tsiporah paraît s’y plaire.
Abraham prévoit d'explorer les alentours pour y repérer un lieu isolé et
silencieux, afin d’y poursuivre son ascèse.
Le couple consacre sa première matinée à son installation et à la
rencontre de notables de la communauté juive romaine. Déjà plusieurs
étudiants le sollicitent, dans l'espoir d’être acceptés comme disciples.
Parmi ces jeunes gens, à son grand étonnement, deux vieillards le prient de
les guider vers l’expérience de l’union mystique. Abraham s’engage à les
aider.
L’après-midi venu, Abraham gravit la rue pour atteindre la Tour du Cardinal de Brion.
Elle jouxte la basilique franciscaine Santa Maria in Aracoeli, le cardinal est lui-même
franciscain. En chemin, il croise un homme capé dont il reconnaît la croix : un templier.
Assurément, Simon de Brion a gardé ses contacts avec l’Ordre. Le palatium du cardinal se
présente sous la forme d’une maison-tour haute et étroite, composée de pièces qui occupent
l’ensemble des niveaux. Il heurte la porte. Rapidement, un moine vient ouvrir. Surpris de voir
un juif, il saisit un bâton. Sans doute par peur de subir le même sort que son Sauveur.
Abraham, habitué à ce genre de situation, reste calme et souriant. Constatant qu’aucun
déicide ne serait perpétré aujourd’hui, rassuré le moine demande :
— Que veux-tu fils d’Israël ?
— Je viens, à sa demande, rencontrer le cardinal de Brion. Je me nomme Abraham
Aboulâfia.
— Bon, attend ici.
La porte claque, Abraham entend s’éloigner le bruit des semelles en bois du moine. Un
temps assez long se passe. Mais cela peut se comprendre si ce moine fragile doit accéder au
sommet de la bâtisse et en revenir. Les semelles de bois se font enfin entendre et la porte
s’ouvre. Le moine fait signe de le suivre. Les salles de cuisine et d’intendance sont au rez-de-
chaussée. Chose étonnante, si l’on sait que la salle à manger est située au dernier étage, pour
des questions de sécurité et d’éventuels sièges à tenir. Une longue ascension commence,
longue en raison de la vitesse de progression du moine. Chaque niveau est organisé selon le

218
triptyque aula, camera, capella (salle, chambre, chapelle).
Simon de Brion, revêtu de sa robe rouge de cardinal, se trouve au
troisième niveau, sans doute pour profiter de la vue dégagée et de la
lumière que diffusent les hautes fenêtres. Il aperçoit Abraham et se lève les
bras ouverts :
— Abraham ! Mon compagnon d’aventure. Entre donc mon ami. Frère Guido, laisse-
nous. J’étais certain que nous nous reverrions. Viens me raconter ton périple et tes
découvertes depuis Marseille.
Abraham se plie avec plaisir à la demande du cardinal et raconte en
détail ses voyages et ses rencontres. Le cardinal lui demande davantage de
détails sur le Maître soufi de Konya et sur les moines contemplatifs du
Péloponnèse.
— Ce que tu me dis de l’unio mystica me touche, je souhaite que nous en discutions
plus en profondeur. La théosis, l’unio mystica, donne du sens à ce monde. Elle ne
peut advenir que par la mise en valeur de ce que l’humain a de plus noble, sa part
divine qui est Amour, Sagesse et Lumière. Il y a bien longtemps, Irénée de Lyon a
dit : « Par son surabondant amour, Jésus-Christ est devenu ce que nous sommes
afin de faire de nous ce qu'il est ». Comment un juif entend-il cela ?
— C’est juste une question de personnification, Éminence. Le kabbaliste et le soufi
évoquent « Hou » : Lui, et la phrase devient alors universelle. Cela se réduit en
hébreu à la simple évocation : « Ani Hou » (Je suis Lui). C’est entre ce « Je » et ce
« Lui » qu’abondent l’Amour et la Sagesse.
— Il faut que tu me montres, comment tu pratiques cela et comment le pratiquent les
soufis, ainsi que les moines hésychastes. De plus, je désire que tu m’exposes les
principes des enseignements de votre Kabbale et aussi la philosophie de ce
Maimonide. Nous avons besoin de comprendre ce qui oppose autant les cercles
d’érudits juifs en ce moment.
— Cela fait beaucoup de choses, il faudra du temps, Éminence.
— C’est pourquoi nous devrons nous voir au moins trois fois par semaine, car dans
quelques mois je devrais retourner en France pour des raisons diplomatiques.
— Sachez, Éminence, que j’aborde le « Guide des Perplexes » de Maimonide sous un
angle mystique, que beaucoup me reprochent. Mais il partage avec nous l’objectif
de l’Union mystique. Pour lui, cette Unio mystica se réalise par la Parole, votre
Verbe. Il use de l’expression « parole prophétique ». J’irai jusqu’à dire « Kabbale
prophétique », celle par laquelle on fait tourner et on combine les lettres de la
Parole, expression du « Nom », béni soit-Il. La volonté de Maimonide d’éliminer
tout anthropomorphisme dans le texte biblique conduit à un énoncé de paroles et de
concepts qui recoupent le champ d’expression des mystiques …
— Pas si vite Abraham ! Nous avons tout le temps de savourer ces idées. Je me réjouis
par avance pour les beaux échanges que nous aurons. Mais dis-moi, si j’en crois
ton récit, tu ne t’es pas uniquement occupé d’union mystique, tu en as aussi profité
pour épouser une grecque.
— Oui, Éminence, elle s’appelle Tsiporah et elle attend notre enfant.
— Amène-la avec toi un de ces jours, afin que je fasse sa connaissance.
Après avoir pris congé du cardinal, Abraham redescend la rue,
heureux d’avoir retrouvé son ami. Par les temps qui courent, un érudit
chrétien avec autant d’ouverture d’esprit c’est plutôt chose rare. Il rejoint
Tsiporah et lui raconte son après-midi, tout en marchand vers la rive du

219
Tibre. Le couple est saisi par la paisible beauté des reflets du soleil
couchant sur les flots du serpent tibérin.
◆◆◆

Les mois suivants, Abraham consacre son temps à son ascèse


mystique, à ses échanges avec le cardinal et à l’élaboration d’un cercle
d’études dont la mise en place lui tient à cœur. Pour ses pratiques
quotidiennes, en se faufilant par une soupente de la bâtisse, il a fini par
découvrir une terrasse désertée et isolée parfaitement adaptée pour ses
contemplations.
Du mardi au jeudi, ils passent ses après-midis avec le Cardinal de
Brion. Ce dernier, pour justifier la présence régulière d’un juif dans sa
demeure, lui a fait attribuer la fonction de scribe traducteur, pour laquelle
il perçoit un pécule. Tsiporah se charge d’en faire bon usage.
Le cercle d’études comporte plusieurs groupes : philosophie,
kabbalah et contemplation. Le groupe des kabbalistes contemplatifs
compte une dizaine d’adeptes, chez qui Abraham a repéré quelques
dispositions. Parmi ce cercle plutôt jeune, deux vieux hommes sortent du
lot. Il s’agit des deux vieillards qui l’avaient prié de les guider vers l’union
mystique le jour de son arrivée à Rome. Le premier se nomme Rabbi
Tsadaqia, suffisamment à l’aise avec les enseignements de la Kabbalah
pour en parler avec beaucoup d’humour. Le second se nomme Rabbi
Yeshiah. Ce dernier a développé une impressionnante puissance de
concentration. Un cataclysme ne pourrait l’extraire de ses méditations.
Abraham est très fier de constater à quel point les deux hommes savent
tirer le meilleur profit de ses enseignements. Mais il a des difficultés à
comprendre la raison qui pousse ces deux kabbalistes érudits à se tourner
vers lui. Il décide de leur poser directement la question :
— Rabbi Tsadaqia, Rabbi Yeshiah, comment se fait-il que d’aussi vieux Maîtres que
vous, avec une telle expérience, ressentiez la nécessité de vous tourner vers
quelqu’un qui n’a que vingt-quatre ans ? Vous avez presque trois fois mon âge.
D’autant, que vous avez été disciples d’un Maître prestigieux.
L’un des deux répond :
— Effectivement, un Maître prestigieux qui ne supportait pas que ses disciples
s’épanouissent. Il n’enseignait donc rien qui aurait pu permettre à un disciple de
devenir plus prestigieux que lui. Nous avons mis des années à le réaliser. Trop
longtemps sans doute. Nous avons rêvé de toi et nous savons que tu n’es pas du tout
comme cela. Nous sommes vieux et le temps presse, tu es notre ultime chance pour
connaître le « baiser » avant notre mort. Peu importe ton âge, nous savons que tu
as déjà expérimenté cela.
— Un Maître jaloux, dit Abraham. Pourtant, il est écrit : « Un homme peut être jaloux
de tous, hormis de son fils et de son disciple[52] ». Je vous montrerai la voie, ce sera
à vous de fournir l’effort. Faites-nous aussi profiter de votre immense expérience

220
ħaverim (compagnons).
Les deux mois qui suivirent, les deux vieillards firent
d’impressionnants progrès. Ils étaient des exemples d’assiduité pour les
plus jeunes. Abraham connu un grand succès avec eux, mais ils étaient très
vieux et moururent à sept jours d’écart. Les membres du cercle en furent
très émus. Abraham leur dit :
— Nous sommes tristes, mais remercions-les, car ils nous ont montré la voie rapide. Ils
ont accompli en deux mois ce que beaucoup ne réalisent pas en une vie.
Réjouissons-nous, car ils ont connu ce que le Rambam appelle le « Baiser de la
mort ». Cette union dans l’infinité de l’Amour, à laquelle chacun de nous doit
aspirer au moment de son passage de vie à trépas.
Cet événement eut pour effet de renforcer le cercle et d’en stimuler
les membres. Au point que de nombreux nouveaux aspirants vinrent taper
à la porte de ce Rabbi, adepte de la Kabbale extatique et prophétique.
Toutefois, Abraham n’en accepta que très peu.
La renommée d’Abraham parvint même aux oreilles du cardinal. Un
après-midi, alors qu’il lui rendait visite, Simon de Brion lui lance avec un
sourire amusé :
— Alors, te voici devenu à présent un illustre Rabbi. L’un de mes petits frères
(franciscains) m’a rapporté que tu enseignes une Kabbale prophétique. Je te
connais et je sais exactement à quoi cela correspond, mais je ne suis pas certain
que les tiens l’entendent ainsi. Sois vigilant, mon ami. De nos jours les prophètes ne
sont bienvenus ni chez les juifs ni chez les chrétiens.
— Il suffit de leur expliquer qu’il ne s’agit pas de prophétie dans le sens où ils
l’entendent, Éminence. Qu’étudiez-vous aujourd’hui ?
— Tu connais cette parole de notre Sauveur, relatée par plusieurs évangélistes : « Tu
aimeras ton prochain comme toi-même ». Qu’en penses-tu ?
— Je la connais d’autant plus qu’ici le Rav Jésus cite le Livre du Lévitique[53] :
« Ahavtha leréâk’a kamok’a » (Tu aimeras ton prochain comme toi-même). Le mot
réâ, pris ici dans le sens « d’autrui », est un ami. Mais le terme est doté de
nombreux autres sens : méchant, camarade, pâtre, troupeau. Cela peut paraître
incompréhensible au premier abord. Mais il faut savoir que la racine de ce mot est
le verbe briser, éparpiller. Ainsi, le méchant brise. Un ami porte en lui la partie
brisée qu’il me manque et c'est pourquoi sa présence me réconforte. Un troupeau
est un ensemble qui se brise, dont le pâtre réunit les fragments. Ces brisures sont
des parties inconnues de soi, qui nous paraissent étrangères. C’est pourquoi le
Livre du Lévitique dit, un peu plus loin, qu’il faut aimer cet étranger comme soi-
même : « L'étranger qui séjourne parmi vous … Tu l’aimeras comme toi-
même[54] ». Le verset ajoute : « car vous avez été étrangers ». L’étranger à aimer,
c’est soi-même. Aimer autrui revient à s’aimer soi-même.
En s’appuyant sur l’éducation, la morale et l’éthique, il n’est pas
difficile d’aimer l’autre et de proférer de belles phrases convenues.
Mais ce n’est que de la théorie et cela ne reflète pas l’amour vrai. La
véritable clé de cette citation se trouve dans le dernier mot
« kamok’a » : « comme toi-même ». Autrui ne doit pas être aimé
comme un autre, mais comme soi-même. Pour réussir à aimer

221
véritablement l’autre, il faut d’abord s’aimer soi-même. Bien sûr, pas
dans le sens narcissique ou égoïste du terme. Bien au contraire, il
faut faire preuve d’une grande humilité et s’accepter entièrement,
afin d’accepter l’autre. Accepter et aimer toutes nos brisures que l’on
voudrait étrangères. Brisures fragmentées dans nos : peurs,
angoisses, tristesses, regrets. Adombrés par l’envie et la jalousie.
C’est tout cela qu’il faut accepter d’aimer et de réunir dans l’amour.
Kabbalah signifie accepter. Donc, le kabbaliste peut en dire que
l’Amour d’autrui est le véritable signe messianique.
— Comment cela ? demande le cardinal.
— Par les chiffres des lettres hébraïques de l’expression « Ahavtha leréâk’a kamok’a »
qui totalisent une valeur de 814. Nous appelons cette méthode d’analyse :
guématria. Ce nombre est également la somme des lettres de la phrase :
« Mashia’h haémti » : Le Messie véritable.
— C’est très inspirant, apprécie le cardinal. À présent, consacrons-nous à de la
contemplation. Évoquons ensemble dans le silence, moi selon l’hésychasme et toi
selon ta Kabbale. Rejoignons-nous dans l’esprit du silence pour prolonger
autrement cet échange sur l’Amour d’autrui.
Une fois la méditation silencieuse terminée, le cardinal questionne
Abraham :
— Tu dis que lors de tes ouvertures de conscience, ton nom devient Raziel.
Effectivement, j'ai constaté que ta présence change complètement à ce moment. Il
me semble que quelque chose de similaire se produit pour moi et qu’un autre nom
me revêt alors et se substitue à Simon. Aujourd’hui, je l’ai entendu, c’est …
— Martin ! Votre Éminence. Le coupe Abraham.
— Tu l’as aussi entendu ? S’étonne le cardinal stupéfait.
— Pas entendu, perçu. J’ai vu les lettres de ce nom s’inscrire sur une tiare papale en
or, posée sur un trône orné de quatre fleurs de lys.
Le cardinal reste bouche bée, son visage blêmit. Il n'ose s’autoriser à
comprendre le sens de la vision prophétique d’Abraham. Pourtant
l’interprétation en paraît des plus simples.
◆◆◆

Au début du mois de septembre Yehoudah, le père de Tsiporah arrive à Rome dans


l’intention de célébrer les fêtes de Rosh ha-Shanah et des Kippourim avec le couple. Le
temps de l’accouchement approchant à grands pas, Tsiporah est ravie de savoir son père
présent pour l’évènement. Abraham l’est également, car il partage les mystères initiatiques du
Cercle Iyyoun avec son beau-père, qui l’assistera durant son séjour pour animer le cercle
romain.
Les célébrations se succédant, voilà déjà la fin du mois. Abraham, Yehoudah et
Tsiporah sont sereinement installés sur le toit-terrasse aménagé avec des branchages, pour
célébrer les Souccoth, la fête des Cabanes. Yéhoudah clame :
— En ce sixième jour des Souccoth, l’invité qui nous honore de sa présence est Joseph,
le Juste, Maître des rêves. Sa mémoire inspire et illumine nos cercles de mystères.
Abraham, que nous dit-il ?
Abraham ferme les yeux et écoute le flux son souffle. Puis rouvre les

222
yeux et répond :
— La volonté permet de franchir tous les obstacles. Toutefois, l’obstacle le plus
difficile à traverser, c’est soi-même. Car on manque de la distance suffisante pour
le franchir. Le rêve et la méditation ouvrent la dimension pour disposer du recul
nécessaire.
Cinq jours plus tard, Tsiporah donne naissance à une petite fille. La
maison est remplie de joie. Voisins et disciples sont venus pour célébrer
l’événement. Même le cardinal de Brion a fait porter des corbeilles de
fleurs et de fruits, ainsi que des tissus. Tsiporah se tourne vers Abraham :
— Quel nom choisir, pour que sa vie soit belle ?
Abraham fait quelques pas, puis revient, regarde son beau-père et sa
femme.
— Elle est née à Rome, ici l’honneur et la victoire sont symbolisés par les feuilles qui
ornent les paniers offerts par le cardinal.
Tsiporah suit du regard le doigt d’Abraham en direction des
corbeilles :
— Tu veux parler du laurier ? Dafna, c’est ça ? On va l’appeler Dafna !
Elle regarde tendrement sa fille :
— Ce nom la reflète parfaitement, d’ailleurs elle paraît approuver.
Yehoudah, qui assiste ému à la scène, dit :
— Voilà une belle idée. Mais je te connais Abraham, tu vois sans doute bien plus loin
que des feuilles-de-laurier ornant des corbeilles.
— Effectivement, les quatre lettres hébraïques de Dafna totalisent 139. Ce nombre
associe « adom velavan », le « rouge et le blanc » qui représentent l’équilibre entre
la Clémence et la Rigueur et les deux couleurs de la Rose mystique aux treize
pétales. C’est aussi la valeur du « gan Élohim », le jardin d’Élohim.
— Et tu as trouvé tout cela juste en faisant trois pas ? S’étonne Yehoudah admiratif.
— La dimension de la pièce ne m’a pas permis d’en faire davantage. Réponds
ironiquement Abraham.

◆◆◆

En ce mois de février 1265, la cité romaine subit les vagues de froid


d’un hiver particulièrement rude. Chose exceptionnelle, la grêle est tombée
en abondance et la ville s’est transformée en banquise. Emmitouflé dans
des couvertures de laine, Abraham gravit avec difficulté la pente de la rue
qui conduit à la maison-tour du cardinal de Brion. Le cardinal s’est installé
près de la cheminée de son oratoire pour travailler. Constatant
qu’Abraham est frigorifié, il l’invite à le rejoindre près du feu.
— Que dit ta Kabbale sur la grêle ?
— Cardinal, la Kabbale ne dit jamais rien, bredouille Abraham la mâchoire
tremblante. Ce sont les kabbalistes qui disent.
— Alors, que dit le kabbaliste ? Les Romains n’ont pas souvenance d’une telle
abondance de grêle, qui plus est refuse de fondre.
Abraham contemple le feu en réfléchissant, puis répond :
— Il est écrit : « Feu et grêle, neige et vapeur, vent de tempête exécutent sa

223
parole »[55]. La grêle est l’expression ardente du Verbe de feu et d’eau. On la
nomme « barad » en hébreu et c’est une anagramme de « davar » la parole. Je
devine que le phénomène que nous subissons actuellement est porteur d’un
important message.
— Lequel, Abraham ?
— Il faut placer des ressources à l’abri pour se préparer à des temps de détresse. Dieu
a dit à Job : « Es-tu allé aux trésors de la neige, et as-tu vu les trésors de la grêle
que j'ai mis en réserve pour le temps de la détresse, pour le jour du combat et de la
guerre ?[56] ». Il faut se préparer cardinal.
— J’entends bien cela Abraham. Ce que tu dis confirme ce dont je souhaitais
t’entretenir. Certaines choses vont changer ici, car un sérieux conflit s’apprête à
opposer mon ami le Prince d’Anjou et les ministres de notre tout nouveau Saint-
Père[57]. Je me retrouve au cœur de cela. Mes amis vont courir des dangers et on te
sait proche de moi, cela te concerne donc.
— Je serai donc en danger, s’inquiète Abraham.
— Pas tout de suite, répond le cardinal, mais comme le présage de la grêle l’annonce,
il est préférable d’anticiper les temps de détresse. Tu dois renvoyer ta femme, son
père et ta fille dans le Péloponnèse. Ils y seront en sécurité.
— Nous devons donc partir ! S’exclame Abraham.
— Eux oui. Toi, tu dois aller en Espagne. J’ai besoin que tu te rapproches du Roi
d’Aragon qui vient d’envahir la Murcie. Il faut que tu sois mon oreille et que tu me
rendes compte de ses ambitions sur le Royaume de Sicile dévolu à mon ami Charles
d’Anjou. Il te suffira d’étudier à Barcelone et d’écouter. Quelques-uns de tes
congénères ont accès à sa cour.
— Je connais son médecin, confirme Abraham, ainsi que son banquier Salomon ibn
Adret.
— Parfait ! Se réjouit le cardinal. D’autre part, tu pourras en profiter pour convaincre
ta famille d’envisager de quitter la Navarre et d’immigrer dans le Péloponnèse. Je
pressens de mauvaises choses à venir en Espagne et en France pour ton peuple.
Insatisfait des suites de la dispute de Pablo Christiani avec Nahmanide à
Barcelone, Raimond de Peñaforte a mandaté trois dominicains pour en appeler au
Pape. Ils demandent une punition exemplaire contre le juif qui a osé soutenir la
supériorité du judaïsme sur le christianisme. Ils veulent également, que comme en
France, tous les exemplaires du Talmud soient incinérés. Un orage se prépare pour
les tiens. C’est cela ton trésor de grêle à mettre en réserve pour les temps de
détresse.
Abraham est abasourdi par ce que le cardinal vient de lui apprendre,
pourtant quelque chose en lui n’en est nullement étonné. Il se souvient
qu’en gravissant la rue glaciale, il avait pré-entendu les paroles que le
cardinal venait de prononcer. C’est la Providence qui s’exprime à travers
sa bouche et il faut suivre sa guidance. Abraham réfléchit en scrutant les
bûches incandescentes, il lève la tête, regarde le cardinal et l’interroge :
— Quand faut-il partir, Éminence ?
Le cardinal soutient son regard avec tendresse et amitié, avant de lui
lancer :
— Que fais-tu encore là, Abraham ? Il éclate de rire. Dans un mois le climat sera plus
clément et vous pourrez aisément voyager. Cela vous laisse du temps pour vous
préparer.
De retour à la maison, il trouve Yehoudah et Tsiporah près du foyer

224
en train de chanter. Ne sachant comment leur annoncer les changements
imminents, il les rejoint près du feu et dit :
— Brrr. Fait froid ! On serait bien mieux à Patras, vous ne croyez pas ?
— C’est sûr, approuve Tsiporah. Quand y retournons-nous ?
— Dans un mois, dès que les beaux jours reviendront.
Le père et la fille se regardent étonnés. Abraham leur fait un récit
détaillé de son entrevue avec le cardinal. La nouvelle ne bouleverse ni
Tsiporah ni son père qui ont l’habitude de voyager. Elle dit :
— Je ne suis pas mécontente de retourner à Patras, d’autant que si ta famille de
Navarre nous y rejoint, nous formerons une belle communauté. Le cardinal a l’air
de penser que dans l’avenir, le Péloponnèse sera plus sûr que les autres contrées.
En revanche, la chose qui me chagrine, c’est que tu vas sans doute partir longtemps
pour l’Espagne. J’espère qu’il ne t’y arrivera rien de fâcheux. J’ai souvent parlé
avec des femmes d’érudits et je savais dès le début que, comme leurs maris, tu
devrais voyager seul.
— Je ne sais pas combien de temps je vais partir, répond Abraham. Je dois suivre avec
confiance le sentier que dessine devant moi le flux de la Guidance de la Providence.
Je m’installerai tout d’abord à Barcelone pour approfondir mes connaissances de
la Kabbalah. Ce sera aussi l’occasion de commencer à mettre par écrit ma
conception des enseignements du Guide du Rambam et des secrets de la Torah. Ma
tête est remplie d'idées prêtes à la rédaction. Je serai rassuré de vous savoir en
sécurité à Patras, Dafna et toi.
Yehoudah, le père de Tsiporah intervient :
— Je prendrai soin de ta femme et de ta fille, n’aie crainte. Nous devons confier la
direction du cercle de contemplation de Rome à l’un des disciples. Ils sont
suffisamment formés pour fonctionner de façon autonome.
— J’ai rédigé des documents à leur intention, dit Abraham. Ils auront de quoi étudier
et pratiquer. Des échanges pourront se faire avec les cercles de Capoue et
d’Agropoli.
— Abraham, sache qu’à Barcelone un disciple t’attend. Il s’agit du fils du frère de
mon père, il se nomme Kalonymos ben Isaac. Il est vieux, c’est un érudit, mais tu as
des choses à lui apprendre en ce qui concerne les mystères de la Torah et de
l’Évocation du Nom.
Bien qu’elle aurait aimé voyager avec son mari, Tsiporah trouve plus
sage de retourner à Patras avec son bébé et son père vieillissant. Elle sait
qu’avec ce qu’elle a appris sur la santé dans les écrits du Rambam et
d’autres sages, elle pourra veiller sur lui. Elle connaît maintenant les
humeurs du corps, les vertus diététiques des aliments et l’usage de la corne
de succion (ventouse) qui soulage les rhumatismes du vieil homme.
◆◆◆

Fin mars, le climat redevenu plus clément, Abraham regarde s’éloigner l’importante
caravane qui s’engage sur la Via Francigena del Sud, en direction de Brindisi. Elle emporte
Tsiporah, Dafna et Yehoudah, pour un voyage de près de quinze jours. Le cardinal leur a
permis d’intégrer ce convoi de pèlerins pour la Terre Sainte, escorté par des chevaliers de
l’Ordre de Malte. Arrivés au port de Brindisi, ils embarqueront sur un navire de commerce
qui les transportera directement à Patras.

225
De son côté, Abraham embarquera d'ici deux jours sur le Tibre ; pour
rejoindre un navire catalan amarré dans le port d'Ostie et voguer jusqu’à
Barcelone. Mais avant cela, il doit donner de dernières directives à ses
élèves et aller prendre congé du cardinal. Ce dernier ayant fait renforcer sa
garde, il devient difficile de l’approcher et Abraham n’est pas certain de le
rencontrer avant de partir.
Finalement, la veille du départ, c’est un moine franciscain qui vient le
quérir pour le conduire dans la maison-tour.
— Ah, Abraham, te voilà !
Il est surpris de trouver le cardinal en train de s’exercer à former des
caractères hébreux.
— Regarde ! J’écrirai bientôt l’hébreu aussi bien que toi. Je vais te montrer une
Kabbale que tu ne connais pas.
Abraham est de plus en plus surpris : « Je demande à voir et entendre cela, votre
Éminence ».
— Regarde, Rabbi ! dit le cardinal en traçant des lettres avec sa plume. Si je prends la
lettre Shin, avec ses trois branches qui pour moi représentent notre Sainte Trinité et
que je la place au milieu du Nom Tétragramme : Yod-Hé-Vav-Hé. On lit
YéHoSHouHa, c’est le nom de notre Sauveur !
— À l’oreille, ça semble se tenir, mais le nom Yéshouâ ne s’écrit pas comme ça en
hébreu. Il vous manque la lettre âyin pour garder le sens de « sauveur ». Toutefois,
dans le cadre d’une symbolique chrétienne, l’idée est intéressante.
— Moi, cette idée me plaît beaucoup, dit le cardinal ravi de sa trouvaille. Si je t’ai bien
écouté, la somme des cinq lettres fait 326. À quoi cela correspond-il ?
— À une expression que l’on trouve dans le Livre du Qohéléth (Écclésiaste), répond
Abraham sans prendre le temps de réfléchir. Elle dit : Roua’h bnéi haAdam,
l’Esprit des fils de l’homme. Chapitre 3, verset 21.
— Cela me plaît beaucoup, Abraham ! Lance le cardinal en recherchant la page du
verset en question.
Il pose son feuillet sur la table et fronce les sourcils :
— Lorsque tu seras en Espagne, fais-moi parvenir régulièrement des missives pour
m’informer de ce qu’il s’y passe de ton point de vue.
— Nous devrons chiffrer ces lettres, Éminence, car au vu de la distance elles peuvent
tomber en de mauvaises mains.
— Tout juste. C’est pourquoi nous ferons usage de la secrète manière d’écrire en
utilisant les grilles de chiffrage que tu as établies. Emporte-les avec toi.
— Ce n’est pas la peine, Éminence, je les ai en tête. Je les utilise régulièrement pour
combiner les lettres durant mes pratiques de méditation. Elles font partie de moi.
— Au moins, on ne risquera pas de te les voler. Pour ma part, je dois mettre ses tables
de combinaisons dans un coffre sûr. À présent, il est temps pour toi de prendre
congé. Il n’est pas à douter que nos chemins se croiseront. Que Dieu te bénisse
Abraham !
— Qu’Él Shaddaï vous protège Éminence !
Le Cardinal de Brion, ému et amusé, regarde à travers une vitre
s’éloigner Abraham par petits pas glissés sur le sol givré de la rue pentue.
◆◆◆

226
- Simon de Brion -

◆◆◆

227
La fontaine de Sagesse
Chapitre XXIII

Voici déjà trois mois qu’Abraham s’est installé à Barcelone. Il y a


retrouvé Isaac Shéshéth le traducteur et, bien sûr, Shlomoh ibn Adret. Ce
dernier, ayant rapidement décelé chez Abraham un indéniable attrait pour
la philosophie maimonidienne et pour la mystique prophétique
kabbalistique, a décidé de le battre froid. Abraham comprend
spontanément qu’il trouvera désormais un sévère opposant en la personne
du Rashba, dont la notoriété et l’influence sur la communauté ne cessent
de croître. Mais après tout, cela ne le dérange pas plus que cela, car il a
fort à faire avec ses recherches et ses nouveaux disciples.
Ainsi que le lui avait annoncé son beau-père, il est attendu à
Barcelone, en particulier par deux érudits attirés par la mystique
kabbalistique. Un du nom de Rabbi Kalonymos, parent de son épouse, un
vieil homme tout à fait remarquable. L’autre, un homme fort intelligent,
célibataire, d’une sagesse exemplaire, comptant parmi les chefs de la
communauté, du nom de Rabbi Yodâ, appelé aussi Salomon. La notoriété
de ces deux disciples ne tarde pas à en attirer d’autres, malgré la
désapprobation d’Ibn Adret et de ses laudateurs. Ce dernier n’est pas
vraiment hostile à la sagesse de Maïmonide, mais il se trouve en
contradiction avec sa philosophie rationaliste. En revanche, la notion de
Kabbale prophétique en quête d’extase mystique n’est, selon lui, qu’une
aberration. C’est pourquoi l’enthousiasme de quelques jeunes dévots pour
le cercle du rav Aboulâfia a pour effet de le mettre hors de lui.
C’est au printemps 1266 qu’Abraham décide de quitter Barcelone,
avec la ferme intention d’y revenir. D’une part, il souhaite rendre visite à
sa famille de Tudèle pour les encourager à émigrer en Grèce et, d’autre
part, parce qu’un adepte du nom de Shém Tov l’a encouragé à visiter sa
ville de Burgos. Là, lui a-t-il dit, Ibn Adret n’a que peu d’influence,
d’autres adeptes l’y apprécieront.
Une dizaine de journées de marche séparent Barcelone de Tudèle,
Abraham a décidé d’arriver par la rive Nord de l’Èbre, ce qui lui offrira

228
l’occasion de traverser son cher désert des Bardenas. Il se rend de bon
matin à la porte de la cité, où se tiennent généralement des voyageurs qui,
pour des raisons de sécurité, cherchent à rejoindre des caravanes en
direction de leurs destinations. Ce matin-là, il y a peu de monde sur la
route que souhaite emprunter Abraham. Il finit tout de même par repérer
un moine chrétien trapu en train de discuter avec un musulman grand et
mince. Il s’approche d’eux et les interpelle :
— Que la paix soit sur vous nobles voyageurs. Je me rends à Tudèle en pays de
Navarre. Je suis à la recherche de compagnons de route. Je me nomme Abraham
ben Samuel Aboulâfia.
Les deux hommes se retournent et le musulman prend la parole en
premier :
— Je me rends aussi à Tudèle, je me nomme Sliman ibn Latif, je viens d’Anatolie où
réside mon Maître.
Les yeux d’Abraham s’illuminent :
— Ton Maître est-il le Mawlânâ, Djalal-od-Din de Rumi ?
Étonné, le soufi, les yeux humides d’émotion, répond :
— Dieu est grand pour placer sur ma route un Rabbin qui connaît le nom de mon
Maître. L’as-tu déjà rencontré ?
— Oui, je l’ai connu à Konya, le Mawlânâ est mon frère spirituel. Tout comme lui, je
suis en quête du baiser mystique.
— Notre route sera un rayon de miel ensoleillé ! Se réjouit le soufi.
Le moine, resté simple observateur, prend à son tour la parole :
— Je suis également en quête de l’Unio mystica, mon nom est Raymond Lulle, je viens
de l’île de Majorque. Je me rends un peu plus loin que vous à Pampelune, Tudèle
est sur ma route. C’est avec joie que je foulerai cette route de lumière en votre
compagnie. Il semble que Dieu se soit joué de nous en plaçant sur le même chemin
trois dévots en quête de Sagesse. Je suis persuadé que cette route nous paraîtra
bien trop courte, tant nous avons de choses à partager.
Avec allégresse, les trois compagnons s’engagent sur le sentier sur
lequel la Providence a choisi de les placer.
Raymond Lulle, ravi de cette rencontre, explique :
— Dieu a choisi que nous soyons trois, nous personnifions ainsi l’âme humaine qui est
l’unité de trois facultés : l’entendement, la mémoire et la volonté. Ces trois facultés
sont l’âme. De même que le triangle est en trois mesures et que les trois mesures
sont le triangle, ainsi l’âme humaine est en trois vertus, et les trois vertus sont
l’âme. Ces vertus sont dans l’âme humaine aussi essentiellement, et encore plus,
que les quatre éléments dans le corps humain, car de même que le corps humain est
de quatre éléments, de même l’âme est en trois vertus essentielles[58].
— J’aime cette sagesse, dit Abraham, effectivement la route sera courte.
— Le kabbaliste et le soufi évoquent « Hou », Lui, constate le musulman. Qui est-il
pour toi le chrétien ?
— C’est l’Ami et l’Aimé, répond Lulle. L'amour illumine le nuage qui est entre l'Ami et
l’Aimé, et il le rend aussi lumineux et resplendissant que la lune dans la nuit et
l’étoile à l’aube et le soleil à midi et l’entendement dans la volonté. Par ce nuage si
lumineux se parlent l’Ami et l'Aimé[59].
— J’entends et ressens très bien ce à quoi tu fais allusion, approuve Abraham.

229
Au troisième soir, alors que le soleil s'estompe à l’horizon, les trois
sages atteignent une clairière au centre de laquelle coule une fontaine,
protégée par cinq arbres majestueux. Ils décident d’y bivouaquer.
Abraham inspire profondément et dit :
— Je sens ici la présence de la Sagesse, ce lieu va nous éclairer. Cette fontaine est une
Source de Sagesse.
— Effectivement, mon frère, ajoute le soufi, ces arbres sont les cinq piliers de l’âme.
— Et leurs branches et leurs feuilles en sont les vertus, continue Lulle. Cette clairière
est celle de Dame Sagesse, honorons sa présence.
Les trois sages s’établissent près de la fontaine sous les cinq arbres.
L'un d'eux s'exclame, en soupirant :
— 0 Dieu ! Quel bonheur si, par la vertu de ses arbres, nous puissions être, tous les
hommes, sous la même croyance et la même loi ! Quel bonheur, si disparaissaient
de parmi les hommes la rancune et la mauvaise volonté, qui les font s'affronter à
cause de la pluralité de croyance et de sectes, et de leurs oppositions ! Et si, comme
il n'y a qu'un seul Dieu, père, créateur et Seigneur de tout ce qui est, tous les
peuples s'unissaient pour n’en faire qu'un et qu'il fût sur la voie du salut, et que
nous eussions, tous ensemble, une foi et une loi et donnions gloire et louange à
notre Seigneur, Dieu ! Songez, mes compagnons, à la quantité de maux qui
découlent de la pluralité des lois. Songez quels seraient les biens, si nous avions
tous une seule foi, une seule loi. Et puisqu'il en est ainsi, vous semble-t-il bon que
nous nous asseyons sous ces arbres, à côté de cette belle fontaine, et que nous
discutions de ce que nous croyons, selon les significations de ces fleurs et les
conditions de ces arbres ? Et puisque nous ne pouvons nous mettre d'accord par
autorités scripturaires, alors accordons-nous par le silence de nos
contemplations[60].
Les deux sages approuvent ce qu'avait dit l'autre et ils s'asseyent. Les trois adeptes
ferment les yeux et entrent en profonde contemplation. Le souffle du vent, dans les
branchages des cinq arbres robustes, fait bruire les feuillages légers au rythme régulier de la
musique lancinante et stridulante des insectes nocturnes. L'ensemble, mêlé au doux roulement
aqueux de la fontaine de Dame Sagesse, vient cueillir les contemplatifs au cœur du jardin
secret de leurs méditations. De concert, têtes et bustes se mettent à suivre instinctivement la
symphonie naturelle de la clairière enchantée. Se fait alors entendre à l'unisson l’évocation du
Hou pour les uns, de l'Ami pour l'autre, tel un cantique mystique réunissant pour l’éternité le
sage à la Sagesse. Et voici les trois sages emportés dans les tournoiements d’une danse de
béatitude, au centre d'une clairière magique illuminée par on ne sait quelle lumière.
Durant la nuit, les trois hommes songent un songe commun. Sortie de
la fontaine, une dame blanche formée d’une eau radiante se dresse devant
eux. Sa voix résonne en chacun d’eux :
— Mon nom est aimé de vos âmes, certains se plaisent à me dénommer Sagesse.
J’aime simplement pour l’amour de l’amour, qui est la véritable et l’unique
fragrance de l’étincelle divine qui attise les âmes. La joie m’étreint et la tristesse
m’éteint. De la profondeur de mon exil, j’ai guidé de mon chant la danse de vos
esprits. Parfois, vos imaginations ont enlacé des mélopées illusoires, mais le joyau
de vos âmes vous a toujours ramené à moi. Pour enfin unir vos lumières à ma
Lumière, vos esprits à l’Esprit saint, vos abysses à l’Infini. Vos missions d’êtres en
ce monde ont pour unique objectif d’ensemencer les consciences du désir d’Union
mystique et de la volonté d'un dialogue interconfessionnel.

230
Toi mon bien-aimé Raymond, tu es le Doctor Illuminatus (docteur
illuminé). Il t’appartiendra de mettre par écrit les paroles que vous
aurez échangées durant ce voyage. Ceci afin de témoigner de mon
indéfectible présence en ce monde.
Toi mon bien-aimé Sliman, au nom de ton Maître, ta danse
tournera autour de l’axe du monde, afin d’en apaiser la douleur. Ceci
afin que ce monde distingue ma voix au milieu du vacarme des
intellects.
Toi mon bien-aimé Abraham, Raziel-Zekaryahou, offre au monde
l’art de tresser les sons qui tissent ma couche, là où l’on s’unit à mon
essence. Ceci afin que les consciences s’illuminent par mon Baiser.
Son propos terminé, Dame Sagesse laisse sa forme s’évanouir dans
l’onde de la fontaine.
Les hommes s’éveillent à la première lueur de l’horizon, ils se
regardent et comprennent que tous ont reçu le même songe.
Le voyage, pèlerinage dans les pas de la Sagesse, se poursuivit avec
ses temps de silence et de recueillement, ses échanges inspirants, ses
extases enivrantes et ses songes éclairés.
◆◆◆

C’est avec émotion, au neuvième jour, qu’Abraham peut enfin distinguer à l'horizon la
silhouette de la Colonne de la Shekhinah. Il est de retour dans son désert des Bardénas. Il
ressent la présence subtile de Nathan le prophète, son Maître spirituel, son ami. Le corps du
vieil homme ne s’y dresse plus, mais son esprit flotte dans l’espace éthéré. Ses deux
compagnons de route sont forts impressionnés par l’imposant monument naturel et surtout
par ce qu’Abraham leur en raconte. Unanimement, les trois amis décident de se rendre au
sommet pour y méditer.
Plus loin, c’est avec plaisir qu’Abraham constate que la spirale de
Nathan est toujours en place. Il en dépoussière les pierres pour lui rendre
sa splendeur et y entraîne ses amis. Arrivé au centre, Sliman crie le nom de
son Maître et se met à tourner sur lui-même comme le font les derviches
de Konya. Raymond et Abraham se saisissent de pierres et les frappent en
chantant pour soutenir leur frère spirituel.
Le soleil est bien bas à l’horizon, lorsque la troupe des trois adeptes
arrive à hauteur de la clôture d’une petite maison posée à l’entrée d’un
paisible hameau. Devant la porte, un couple entouré de leurs enfants
s’affaire à quelques tâches coutumières. Interrogatifs, ils scrutent et
jaugent les trois hommes qui approchent au loin. L’homme se saisit d’un
bâton posé sur un petit banc. Tout à coup, la femme laisse tomber le fagot
de ses bras, elle ne distingue pas encore les traits des hommes, mais l’un
d’eux porte le calot lie-de-vin de sa famille. Elle n’en croit pas ses yeux.

231
Léa reconnaît son frère et court dans sa direction, suivie par son époux
Jacob et leurs enfants. La liesse des retrouvailles émeut les deux
compagnons de route, qui assistent avec discrétion à la scène.
— Mon petit Abraham ! six ans sans nouvelles. J’ai imaginé les pires choses. Viens à
l’intérieur avec tes compagnons, je veux que tu me racontes tout dans le détail.
La soirée qui s’annonçait des plus banales pour le couple, se
transforme en une touchante et joyeuse célébration. Sous la demande
insistante de sa sœur, Abraham déroule le récit de son périple et de ses
rencontres sans omettre de détails.
— Tu es marié et tu as un enfant ! En Grèce !
En fin de repas, Jacob affiche un visage plus grave.
— D’après ton ami le cardinal, il serait plus prudent de partir pour le pays de ta
femme ? C’est une lourde décision, car cela implique de recommencer nos vies
dans une contrée qui nous est inconnue.
— Un tisserand comme toi, aidé de nos amis, trouvera sa place. De Patras, il est aisé
de commercer avec l’Italie. Répond Abraham.
Raymond Lulle intervient :
— Le cardinal de Brion est quelqu’un de très informé et de très avisé. Il est judicieux
de suivre ses conseils. D’autant que mes voyages confirment des désagréments à
venir pour les israélites et les mahométans. Sous la pression de la secte fanatique
des inquisiteurs, les souverains d’Espagne ne pourront plus vous protéger. De plus,
le Roi de France vous déteste.
— Cela mérite réflexion, nous devrons en débattre en famille, acquiesce Jacob avec
tristesse.
Le lendemain matin, à la première heure, Raymond Lulle fait ses
adieux à ses amis et ses hôtes :
— Mes frères, je dois continuer ma route. Ces neuf jours de voyage resteront gravés à
jamais dans mon cœur et dans ma mémoire. Dès mon arrivée à Pampelune, je
coucherai par écrit nos précieux échanges. J’en ai construit mentalement la trame.
Trois sages rencontrent un gentil près de la fontaine de Dame Sagesse. Chacun
présente sa religion pour que le gentil choisisse ce qui lui paraît vrai. Mais le livre
n’indiquera pas le choix du gentil, le lecteur devra faire le sien. J’intitulerai cela :
Libre del Gentil e los tres savis (Le Livre du gentil et des trois sages).
— Tu vas l’écrire en Catalan ? Pourquoi pas en latin ? Interroge Sliman.
— C’est la langue parlée sur la terre où se trouve la fontaine.
— Que le Dieu unique te préserve, Frère Raymond. Nous sommes des adeptes
itinérants, si Dieu le veut, la Providence nous offrira la joie de nous revoir.
Souhaite Abraham, en accolant Raymond.
— Nous nous reverrons assurément dans nos contemplations, mes frères. Lance le
moine en s’éloignant.
De leur côté, Sliman et Abraham se reposent encore chez Léa durant
la matinée, décidés à cheminer vers Tudèle en début d’après-midi. Léa
s’adresse à Abraham :
— Tu diras à Reouvén et à Hadassah que nous viendrons pour Shabbath. Ainsi, nous
pourrons parler de cette folle idée d’émigrer en Grèce. L’idée m’est tout à la fois
effrayante et attirante.
— Rien ne presse pour l’instant, vous aurez largement le temps d’y réfléchir. La

232
rassure Abraham.

◆◆◆

Franchir le pont de l’Èbre et passer la Porte de l’Alhóndiga, réveille mille souvenirs


dans l’esprit d’Abraham. Rien ne semble avoir changé. Il reconnaît quelques visages, mais il
a choisi de rester discret, dissimulé sous la capuche de son manteau. Il indique la direction de
la Moreira à son ami Sliman. Les deux hommes se saluent chaleureusement et chacun suit
son chemin.
— Lorsque tu retourneras à Konya, salut le Mawlânâ de la part de son frère Abraham
Aboulâfia.
Arrivé à hauteur de la maison paternelle, Abraham aperçoit son frère
Reouvén en train de charger un sac de farine sur ses épaules, pour le
mettre à l’abri. Il quitte son barda et se saisit, lui aussi, d’un sac. Après
avoir déposé le sien, Reouvén se retourne pour aller en charger un autre et
reste coi en voyant son frère entrer, un sac de farine sur le dos.
— Dis donc Reouvén, je t’ai connu plus gaillard pour charger la farine. Plaisante
Abraham.
— Abraham, mon frère, tu es de retour !
Les deux frères se jettent dans les bras l’un de l’autre. Sans plus
attendre, Reouvén entraîne son frère dans la maison où se trouvent sa
femme et ses enfants. Le temps de s’asseoir, Abraham entend derrière lui
une voix familière :
— Je savais qu’il se passait quelque chose ici !
C’est Hadassah qui, mue par son intuition, est accourue de la maison
mitoyenne. Elle toise son frère et le palpe pour en vérifier l’état de santé,
puis le serre dans ses bras. Et voici Abraham repartit dans le récit détaillé
de ses aventures. Après un long soupir soucieux, Reouvén prend la parole :
— Donc, d’après ton cardinal, il serait judicieux que l’on envisage de quitter cette
terre. Une bien lourde décision, car notre père a établi nos vies ici. Toutefois, il
nous faut penser à nos enfants. Prenons le temps de décider si l’on se tourne vers
de nouveaux horizons ou si on se prépare à subir les événements futurs.
— Il faut faire confiance en la Providence, mon frère, dit Abraham. Les optimistes ont
inventé l'épée et les pessimistes le bouclier.
— Je suis curieuse de connaître les vertus des plantes grecques et de rencontrer ta
femme, intervient Hadassah. Restons attentifs aux signes que nous enverra la
Providence.
Abraham se fait discret durant les quelques jours qu’il passe à Tudèle
et demeure dans sa famille, avec qui il a de nombreux échanges lors du
Shabbath suivant qui les réunit tous. Toutefois, Abraham n’oublie pas qu’il
lui faut répondre à l’invitation de Shém Tov de Burgos. Il prend congé de
son frère et de ses sœurs en promettant de les revoir, car il ne se rend pas
très loin au Nord.
◆◆◆

233
Burgos et Médinacelli
Chapitre XXIV

Burgos est une imposante ville fortifiée, capitale du Royaume unifié de Castille. Son
dynamisme et sa forte expansion sont dus à ses marchands qui contrôlent la plupart du trafic
de la laine qu’on exporte de Castille vers les principaux ports atlantiques, spécialement
flamands. Une cité magistrale, mais pourtant faite de barro (argile) mêlé à la barda (branches
de saule, d’orme et de peuplier). Une nouvelle Babylone qui rappelle le rêve de Daniel et son
colosse aux pieds d’argile. La communauté des juifs burgalès y jouit d’une prospérité
évidente.
Abraham est agréablement surpris par le chaleureux accueil qu’il y reçoit. Le Rabbi
Moshé Sifno et son disciple Shém Tov ont forcé son éloge et de nombreux étudiants aspirent
à devenir ses disciples. On l’installe confortablement et le voici déjà se consacrant à
l’enseignement du Guide du Ramban, pour les plus réalistes, et à la Kabbalah du langage
pour les plus contemplatifs. Il profite de la belle salle d’étude de la Judéria et de sa vaste
bibliothèque. D’autant qu’elle dispose de quelques rouleaux rescapés de la bibliothèque de
Cordoue, qui, dit-on, seraient des copies de textes perdus, vestiges du Museîon d’Alexandrie.
Il prend aussi la décision de mettre par écrit les enseignements qu’il dispense à ses élèves,
afin de leur laisser des supports pour étudier après son départ.
Moshé Sifno et Shém Tov, qui n’ont pas manqué de l’observer se retirer pour pratiquer
ses contemplations et ses mouvements, pressent Abraham de leur en enseigner les mystères.
Ils ont même recruté une dizaine d’aspirants enthousiastes, désireux d’aller au-delà des textes
et des théories. Toutefois, il leur demande un peu de patience, d’autant qu’il a pris l’habitude
de méditer seul. À Rome, il avait confié les pratiques du groupe à son beau-père et à l’un de
ses disciples. La solitude lui offre l’opportunité d’atteindre plus rapidement la plénitude de
cette joie sans cause, appelée H’édvah.
Un matin, alors qu’un premier rayon de soleil caressait son front, il est projeté dans son
cher désert des Bardénas. Il y revit une scène de sa jeunesse. Sur un rocher, face au soleil
levant, se tient assis Nathan le prophète, nimbé dans un châle extraordinairement blanc. Le
jeune Abraham est assis à quelques pas derrière lui sur un rocher étonnamment confortable. Il
ressent la sérénité expansive du Maître, une chaleur enveloppante et apaisante, diffusant une
odeur de sainteté faite des senteurs des plus belles fleurs de ce monde. Quel bonheur de
recouvrer cet instant : Ki tov ! (Que c’est bon !). Avec douceur, Nathan tourne sa tête et sourit
à son jeune disciple et prolonge son regard, comme pour observer derrière Abraham. Puis la
forme du vieil homme s’évanouit. Abraham ouvre les yeux et tourne la tête pour vérifier ce
que le Maître semblait voir derrière lui. Une dizaine d’hommes sont assis à même le sol,
recouverts de châles blancs. Ils ont fait ce qu’Abraham faisait avec Nathan, en s’installant
discrètement derrière le Maître, pour se baigner dans l’aura de sa méditation. Il s’adresse
alors au groupe :
— Désormais, venez me rejoindre ici à chaque lever et à chaque coucher du soleil, je
ferai de vous des Quêteurs du Baiser source de la flamme de la Vie du Monde-à-
Venir.

234
◆◆◆

Cela fait maintenant deux ans qu’Abraham est installé à Burgos, il a


fait quelques voyages à Tudèle pour visiter les siens. Un parcours d’une
quarantaine de lieues. L’aller est rapide, il lui suffit d’atteindre Logroño et
d’embarquer pour descendre l’Èbre. Le retour est un peu plus long, il ne se
fait que par la route. C’est aussi l’occasion de revoir son frère Méïr. Ce
dernier intervient parfois dans l’un des nombreux hôpitaux de la cité
fortifiée de Logroño.
En ce 3 septembre 1268, il a trouvé judicieux de se tenir à l’écart de
la ville. En effet, une grande frénésie règne autour de la cathédrale en
construction de Burgos. Juan de Villahoz est ordonné évêque. Durant ces
jours de célébrations, les juifs évitent de croiser les frères dominicains
fanatisés, enclins à quelques excès d’un zèle inquisiteur.
Pour s’isoler et accéder à la quiétude nécessaire à la méditation, Abraham se rend
souvent à deux lieues[61] de la ville dans une vallée déserte. Là se trouvent les vestiges du
monastère abandonné de San Pedro de Cardeña. L’endroit est serein et énigmatique. Chaque
année, le 6 août, la terre où furent enterrés des moines martyrisés se teinte d’une couleur
rougeâtre. Comme une mémoire antique de la rouge adamah. Abraham apprécie de méditer
sur une roche, à quelques pas de la tombe d’un héros local, mort voilà 169 ans. Son nom était
Rodrigo Diaz de Bivar, que les autochtones surnomment le Cid. Il repose auprès de son
épouse Ximèna.
La chaleur embaumée de la campagne offre à Abraham un doux châle de méditation.
Profondément immergé dans sa contemplation, le grand héros lui apparaît nimbé de gloire,
monté sur son cheval Babhieca, dressant son épée, la Tizona, vers les cieux. À ses côtés, sa
bien-aimée Ximèna tient son autre épée : La Colada. Les deux amants se regardent
amoureusement et croisent les épées. Il est ébloui par l’intense luminescence qui resplendit et
pénètre l’espace. Abraham reconnaît cette lumière, c’est la Splendeur de la Sagesse : Le
Zohar mystique ! Il est emporté par la sensation merveilleuse du Baiser mystique. Alors les
roues de lettres entament naturellement leurs voltes, mais les consonnes restent tristement
silencieuses, jusqu’à ce que se fasse entendre la voix de Tsiporah. Elle chante les voyelles et
son souffle langoureux ressuscite la joie dissimulée au tréfonds des lettres. Au centre des
rotations résonne la voix séraphique du Guibor (héros) :
— Zekaryahou doit se rendre dans la ville de la Paix, pour y rencontrer la voix du
Zohar et les yeux de la Torah ! C’est là que Raziel s’immerge dans la Lumière de la
Conscience.
Il sort de sa méditation en se remémorant la scène qui s’est déroulée
dans l’hémicycle de son esprit. Ce message est un signe. Il est temps pour
lui de reprendre la route. Soudain, au loin, résonne une voix familière :
— Ah ! Je savais que je te trouverais ici !
C’est Shém-Tov qui le rejoint.
— Tu as bien raison de t’isoler ici, car la ville est possédée par la folie.
Abraham le regarde avec sérénité et lui demande :
— Connais-tu une « ville de la paix » ?
— Il y a cette ville que les Arabes ont appelée Madīnat Salīm et qu’à présent nous
nommons Medinaceli. Elle se trouve à 40 lieues d’ici. Tu l’aimerais, c’est la cité la
plus paisible de Castille. Elle compte en son sein de fins érudits des mystères de la

235
Torah.
— C’est là-bas que je vais ! rétorque Abraham. Shém Tov, vous voici désormais, avec
Moshé Sifno, les Rabbis du cercle de Burgos. Je vous confierai tout ce que j’ai
rédigé pour la direction de ce cercle d’adeptes. À vous de les guider, vous êtes
prêts.
— Quand comptes-tu t’y rendre, Rabbi ?
— Dès demain, ħavér (compagnon) !
— En marchant huit lieues par jour, il faut environ cinq journées pour l’atteindre.
Permets-moi de t’accompagner Rabbi, j’ai encore quelques questions à te poser.
— Très bien ! nous méditerons au levant pour la dernière fois avec tous les disciples et
ensuite nous prendrons la route.

◆◆◆

À mi-chemin, Shém-Tov et Abraham s’arrêtent dans une auberge de


la ville d’El Burgo de Osma. Là, convergent les routes de Burgos et de
Léon. La Providence faisant, deux autres voyageurs en chemin pour
Medinaceli y font également étape. Le plus âgé se présente spontanément à
Abraham :
— Je me nomme Moshé ben Shém Tov de León, je vis à Guadalajara, mais je reviens
de Léon, la terre de mes ancêtres. Je pressens que nous partageons l’amour des
mystères de la Torah.
— Tout juste, mon frère, je suis en quête du mystère de la Conscience et de la Vie du
Monde-à-Venir.
Les deux hommes, exactement du même âge, se lancent tout de go
dans une discussion passionnée, comme s’ils s’étaient toujours connus. Ils
se ressemblent et nombre de points les réunit.
Le lendemain, les quatre hommes reprennent la route. Abraham
constate :
— La route qui mène de Léon à Guadalajara ne passe pas du tout par Medinaceli.
— Effectivement, répond Moshé. Ça l’allonge. Mais je vais à Medinaceli pour rendre
visite à mon ami et Maître Yosséf Giqatilia, tu vas l’apprécier. Il me dispense de
précieux conseils. J’ai entamé la rédaction d’un grand commentaire de la Torah,
en me fondant sur les enseignements de la Kabbalah, que j’expose sous forme d’une
poétique allégorique.
— C’est prodigieux, crie Abraham ! Je rends grâce à la Providence d’avoir fait croiser
nos routes. Ta méthode de l’allégorie kabbalistique prolonge-t-elle celle du Livre
du Bahir de Provence ?
— Tout à fait, c’est pourquoi je vais intituler l’œuvre : « Livre du Zohar ». Je suis un
fervent adepte des modulations de la Lumière et de la façon dont elle passe
d’Infinie Lumière à Flamme obscure. Sa première volonté est le « Zohar »
(Splendeur), puis elle devient le « Bahir » (Clarté) lorsque tonne merveilleusement
« Sa Voix » au-delà des cieux. Au centre de « Or ânan » (Nuée lumineuse) luit la
« Nogah », lorsque la roua’h (esprit, vent) passe et purifie la conscience. Mystère
allusivement décrit dans le chapitre 37 du Livre de Job.
Abraham écoute le regard humide, ému par les propos de Moshé. Il
ressent profondément qu’il s’agit là d’un vécu bien réel et non de théories.
Il perçoit dans son esprit l’inflexion de la Lumière divine et le chapitre de

236
Job délivre tous ses secrets. S’approchant, il l’embrasse et dit :
— Rabbi Moshé ! Si je n’avais fait ce voyage que pour entendre ces paroles, je serais
déjà satisfait !
— Voici une phrase bien plaisante, Rabbi Abraham, je ne manquerai pas de la citer
dans le livre, répond Moshé en souriant. Je la placerai dans la bouche de Rabbi
Abba[62].
Par ce traité, je souhaite décrire allusivement tous les états
spirituels que les personnes expérimentent lorsque leur âme
progresse. À la fin du processus, les âmes parviennent à ce que les
kabbalistes nomment la lumière du Zohar, le plus haut degré de la
Sagesse.
Pour ceux sans intuition spirituelle, la lecture du Livre du Zohar
sera comme une simple compilation d'allégories et de légendes
pouvant être interprétées et perçues différemment par chaque
individu. Cependant, pour ceux qui ont une perception spirituelle,
c’est-à-dire les kabbalistes, le Zohar sera un guide pratique d'actions
intérieures, devant être accomplies pour découvrir des états plus
profonds et plus élevés de la Joie et de sa Sagesse.
— Tes paroles sont du miel, dit Abraham en levant ses bras au ciel. En t’écoutant
parler, une parole de sagesse du Ramban, que j’avais entendue à Gérone, m’est
revenue. Il disait à ses disciples : « Quand l’homme s'engage dans cette Sagesse, en
mentionnant les noms des lumières et des réceptacles se référant à son âme, ces
lumières brillent immédiatement sur lui à un certain degré. Cependant, elles
brillent pour lui sans l’habit intérieur de son âme, à cause du manque de
réceptacles capables de les recevoir. Néanmoins, l'illumination qu'il reçoit maintes
et maintes fois au cours de l'engagement attire sur lui une grâce d'en-haut, lui
donnant une abondance de sainteté et de pureté, ce qui le rapproche davantage
pour atteindre sa perfection. »
— Tu as rencontré le Ramban, c’est une bénédiction. J’ai entendu parler de cette
dispute à Barcelone. Il a gagné la joute oratoire, mais il m’est revenu qu’il vient de
fuir en Terre Sainte pour sa sécurité.
Et toi Rabbi Abraham, parle-moi de ta Sagesse et des mystères de
ces rotations de lettres qui conduisent à l’extase.
Tout en marchant, Abraham est heureux de partager son histoire et
ses expériences spirituelles avec le sage Moshé. Derrière eux, les deux
disciples attentifs n’en perdent pas une miette. La route qu’ils foulent leur
paraît projetée hors de ce monde. Shém-Tov dit à l’autre :
— Regarde nos deux Maîtres, ils ne forment qu’une seule ombre au sol !
Le soir venu, l’équipe fait étape à Berlanga de Duero, au cœur des
forêts de chênes verts. Moshé tend un feuillet à Abraham :
— Lis ceci, c’est le prologue du Livre du Zohar.
Abraham, honoré, examine le texte avec la plus grande attention.
— Tu le rédiges en araméen ?
— Oui, car je mets en scène les Maîtres de notre Talmud. Tout ce que j’écris ne vient
pas de mon seul intellect. Avant de m’endormir, j’évoque un « Nom » qui a la

237
faculté de produire de merveilleux rêves durant lesquels Shimeon bar Yoh’aï
m’apparaît. Je le vois, lui et ses compagnons, marcher et enseigner. Je les écoute
avec discrétion et lorsque je me réveille, je saisis mon écritoire, que je place
toujours à mes côtés avant de dormir, et je couche les enseignements que je viens
d’entendre.
— Il m’arrive de faire de même au sortir de mes méditations. Mais toi tu as une
connexion particulière avec nos Maîtres, il est évident que tes écrits sont sacrés. Tu
les reçois directement, c’est cela la véritable Kabbalah. Je vois que tu ouvres ton
livre avec un verset du Cantique des cantiques. Il s’agit pour moi du livre le plus
ésotérique, car il contient les clés de l’Union mystique.
— Oui, le Cantique des cantiques est le cœur de la Kabbalah. J’ai bien l’intention d’en
inclure le commentaire kabbalistique dans le Livre du Zohar.
Moshé tend un autre feuillet à Abraham :
— Tiens, lisons ensemble l’introduction du livre et méditons ensuite sur cela.
Abraham se saisit du feuillet et lit à haute voix :
« Tout d’abord, le Roi ondula des ondes dans la pureté suprême du Luminaire
obscur. Radiance occulte de l’occulte, murmure secret de l’Infini. Telle une forme dans
l’informe inscrite sur le sceau. Ni blanche ni noire, ni rouge ni verte, ni d’aucune
couleur. Quand ensuite il détermina le commensurable, il fit surgir des couleurs du
vide. Et du luminaire jaillit une source de laquelle apparurent les couleurs d’ici-bas.
Occulte dans l’occulte, secret de l’Infini, elle se propage et ne se propage pas. L’air
qui l’environne demeure inconnaissable. Jusqu’à ce que, par l’intensité de sa
propagation, elle éclaire un point unique, occulte suprême. Au-delà de ce point, rien ne
peut se connaître, aussi est-il appelé : réshith (début), première de toute parole.[63] »
La lecture terminée, dans le silence, les quatre hommes se recouvrent
de leur châle et entrent en méditation.
◆◆◆

Voici qu’apparaît enfin au loin la Puerta árabe de la cité de Medinaceli. À l’approche


de la destination finale, Abraham se tourne vers Shém-Tov et lui demande :
— N’avais-tu pas des questions en suspens ? Il serait temps de les poser.
— Rabbi, j’ai entendu tellement de choses inspirantes durant ce voyage, que toutes
mes interrogations se sont éludées. Je prie pour en savoir suffisamment afin de ne
jamais commettre d’erreurs.
— Sache qu’il n’y a que deux erreurs que tu puisses faire sur le sentier conduisant à la
Sagesse : Ne pas démarrer et ne pas aller jusqu’au bout. Pour le reste, nous
sommes le résultat de nos pensées et devenons ce que nous pensons. C’est par tes
pensées que tu crées ton monde.
La cité de Medinaceli porte bien son nom : calme et silence y
semblent de mise. Les pierres des remparts chauffées par le soleil,
restituent une atmosphère sereine. Un voile apaisant, tissé par les douces
volutes des essences épineuses, vient envelopper les visiteurs. La ville
témoigne de la présence arabe et romaine, un imposant arc de triomphe à
trois arches trône en haut d’une colline. Moshé baisse la voix d’un ton et
dit à ses compagnons :
— Suivez-moi, nous pourrons loger et passer Shabbath chez un ami.
Il les conduit à travers les rues pavées devant une maison à large

238
façade. Sous le porche, se trouve un homme occupé à réparer un panier
d’osier. Il reconnaît Moshé de Léon et se redresse pour l’étreindre.
— Rabbi Abraham Aboulâfia, je te présente Samuel le Prophète, qui sera notre hôte
pour ce Shabbath. De plus, c’est un adepte des mystères de la Torah.
L’homme regarde Abraham :
— Tu es ce Rabbi qui enseigne un cercle de contemplatifs de Burgos, c’est bien ça ?
— J’étais, répond Abraham. À présent ce rôle est dévolu à Shém-Tov que voici.
— Je souhaite profiter de tes enseignements, car je crois en la prophétie et en la venue
prochaine du Messie. Le soleil disparaît à l’horizon, rentrons pour recevoir
ensemble la Présence divine.
La maison est grande, les odeurs du pain et des mets de Shabbath accueillent les
visiteurs. Samuel se tourne vers Abraham :
— Rabbi nous ferais-tu l’honneur d’allumer la première bougie qui illuminera les
autres ?
Abraham se saisit d’une bougie et s’approche du foyer pour
l’enflammer. Il regarde la flamme et dit :
— Des milliers de bougies peuvent être allumées à partir d’une seule sans que sa
lumière ne s’épuise. La Joie ne diminue jamais lorsqu’on la partage.
Le lendemain matin, Moshé entraîne Abraham quelques rues plus loin
en direction du nord :
— Je vais te présenter à mon ami et Maître. Je suis persuadé que votre rencontre est
attendue dans l’Académie céleste.
La synagogue se trouve près des remparts, elle est isolée dans un
endroit dégagé. Il est assez rare d’avoir la possibilité de faire le tour
complet d’une synagogue à l'extérieur. Près de là, un homme joue dans
l’herbe avec des enfants. Moshé lui fait signe, l’homme repose un des
enfants à terre. Puis court dans leur direction en affichant un large sourire
et en criant :
— Moshé ben Shem Tov ! Mon ami et Maître.
Abraham amusé, glisse à Moshé :
— Vous êtes donc des « amis et Maîtres », tel un lacet qui n’a ni fin ni commencement.
Des h’avérim (compagnons) en somme.
— Oui, malgré nos grandes qualités intellectuelles, nous ne nous rappelons plus qui a
enseigné à l’autre en premier. Nous avons, par conséquent, convenus de devenir
chacun le disciple de l’autre.
L’homme arrive à leur hauteur.
— Abraham ben Samuel Aboulâfia, je te présente Yosséf ben Abraham Giqatilia, un
érudit très inspiré, fin adepte de nos mystères.
Spontanément, les deux hommes se découvrent des points communs.
Yosséf est un jeune homme de vingt ans. Il a huit ans de moins
qu’Abraham et Moshé, mais possède déjà une belle notoriété. Il rayonne
une aura lumineuse et ses yeux pénètrent les regards avec douceur.
Abraham repense à sa dernière vision :
— Voici donc réunis Moshé ben Shém Tov la Voix du Zohar et Yosséf Giqatilia ben
Abraham les Yeux de la Torah.

239
Les trois hommes s’installent à l’ombre sur un banc surplombant la
vallée de Jalon. Ils ont tellement de paroles à échanger qu'en définitive
seul le silence règne. Mais une chose est claire, ils apprécient d’être
enensemble. Abraham prend sur lui de rompre le silence, il tire une noix
de sa poche, l’observe et dit :
— « Él guinath égoz yaradti »[64].
— Rabbi, pourquoi cites-tu ce verset du cantique ? Questionne Yosséf.
— Parce que je viens de l’entendre de toi dans le Monde à Venir. Suite à notre
rencontre, je te vois rédiger le Livre du Jardin de la Noix (Séfer Guinath égoz).
Puis il t’appartiendra d’ouvrir les Portes de la Lumière et de la Justice.
Rabbi Moshé Léon intervient :
— « Le Nom » m’a permis d’entendre des paroles de Rabbi Shiméon à ce sujet. Il
disait que « ce jardin est le Palais de l’Amour, celui de Moïse. Son souffle est le
souffle de l'amour, le souffle de l'unification qui répand la tendresse en toutes
directions. Douze lumières montent et flamboient, et de leur étincellement sortent
quatre forces vitales sacrées appelées Grandes Vitalités qui s'adjoignent les petites
forces vitales pour se confondre avec elles. Ces dernières sont fixées l'une à l'autre
aux quatre horizons comme la noix dans sa coquille attachée à ses quatre
compartiments. C'est pourquoi ce Palais est appelé «Jardin des noyers»[65]. Ce à
quoi Rabbi Éliézer, son fils, a ajouté : « Ce jardin émane de l’Éden et désigne la
Présence divine. Le mot « noyers » désigne le Trône suprême et sacré qui constitue
la tête des quatre fleuves qui sortent du Jardin, à l'exemple d'une noix divisée
intérieurement par quatre cloisons. Alors, Rabbi Aqiva objecta : S'il en est ainsi,
l'Écriture aurait dû dire : « Je suis descendu dans le noyer », mais non pas : « ...
Dans le jardin des noyers » ! Rabbi Éliézer lui répondit : Ce qui constitue
l'avantage d'une noix, c'est qu'elle est entourée de plusieurs enveloppes. De même
la sainteté qui émane du Jardin de l'Éden est cachée et entourée de plusieurs
enveloppes et de même que les quatre parties d'une noix sont unies l'une à l'autre
d'un côté et séparées de l'autre côté par les cloisons, de même les légions sacrées
sont unies l'une à l'autre d'un côté, et séparées de l'autre côté, afin que chacune
veille sur ce qui lui a été confié.[66] »
Yosséf prend la parole :
— La Bible compare le monde d'en haut à un verger de noyers. De même que la noix a
le noyau au milieu et l'écorce a l'extérieur de la coquille, de même les nombres
structurant l'œuvre du Tabernacle avaient une signification extérieure et une
signification intérieure.
— Tout juste Yosséf, approuve Abraham. « Guinath égoz » (Jardin de la Noix » a pour
nombre 470, qui est aussi celui de Tanak, la Bible[67]. Le Tanak est le Tabernacle
dans lequel il faut descendre. Le Tabernacle de l’âme, c’est le corps. Nous devons y
descendre par nos contemplations, ainsi que le faisaient les adeptes de l’œuvre du
Char d’Ézéckiel. Par ce nombre, on sait que ce jardin est le « miqdash Yhwh »
(Temple divin) scellé par le « Maguén David haMashia’h » (Étoile de David du
Messie) personnifié par « Shlomoh haMélék » (Roi Salomon). Ainsi, « H’esséd
Yhwh maliah haaréts » (La grâce divine remplit la terre). Toutes ces expressions
sont réunies par un seul nombre : 470.
— Tu manies la guématria avec aisance, Rabbi ! S’enthousiasme Yosséf.
— Le jardin, poursuit Abraham, ce sont les méthodes pour descendre dans la noix. En
effet, les trois lettres de « GuiNaTh » (jardin) sont les initiales des trois méthodes
de l’herméneutique : Guimel, pour guématria (valeurs numériques). Noun, pour

240
notariqa (abréviations). Tav, pour temourah (permutations).
— Tu utilises donc ces méthodes pour descendre en toi et pratiquer tes méditations ?
Interroge Moshé.
— Oui, la guématria permet d’équilibrer les valeurs, elle efface les conflits entre les
choses qui se fondent dans une trame unique. La notariqa révèle les Noms secrets
dissimulés dans les Écritures, tels que le Nom en 42 lettres ou l’ineffable Nom en
72. Ensuite, je combine les lettres de ces noms selon une méthode vocale précise,
accompagnée de respirations et de mouvements.
— Comment procèdes-tu ? J’aimerais pratiquer cela avec toi, demande Yosséf
passionné parce qu’il entend.
— Commence par combiner d'abord les lettres du Nom Tétragramme Yhwh, seulement.
Observe chacune de ces combinaisons, déplace-les et fais-les permuter comme une
roue. C'est-à-dire en arrière, comme un rouleau de parchemin et ne t'arrête que si
tu vois son sens augmenter à force de le combiner et si tu crains de voir ton
imagination se troubler et tes idées s'emporter. Ensuite, après une interruption, tu y
reviendras et tu le questionneras jusqu'à ce que tu en ressortes un secret de
Sagesse, ne le quitte pas.
Ensuite, tu passeras au second Nom : Adonaï. Interroge-le sur
son fondement et celui-ci te révélera son secret. Ensuite, tu relieras
les deux noms, tu les combineras. Tu porteras toute ton attention et tu
les interrogeras. Ils te feront part de profonds secrets de sagesse.
Puis, tu permuteras les lettres du Nom Élohim et lui aussi te
révéleras ses secrets de Sagesse…
◆◆◆

- Forteresse de Medinacelli -

◆◆◆

241
Les flots de la transmutation
Chapitre XXV

◆◆◆

— D’après ce que tu m’en décris, ces deux maskilim de Castille semblent être des
âmes exceptionnelles. Quand dis-tu que cette rencontre de Medinaceli a eu lieu ?
Abraham enveloppé dans sa pèlerine, lève la tête pour prendre le
temps de réfléchir. Les embruns salés de septembre enlevés par le vent à la
crête de la proue du navire, portent déjà les premiers arômes des terres
grecques.
— Cela fait près de sept années maintenant. Je suis resté un peu plus de deux ans à
Medinaceli pour enseigner à mes deux disciples. L’un était Samuel le Prophète, à
qui j’ai appris un peu de Kabbalah. L’autre, dont je t’ai parlé, c’est Rabbi Yosséf
Giqatilia, puisse Dieu continuer à le guider. Il possède une grande intelligence, et
connaîtra incontestablement un grand succès, car Dieu est avec lui. Je suis très
honoré et fier de l’avoir compté comme disciple, à présent c’est un ami très cher.
J’ai apprécié la cité paisible de Medinaceli, malgré que les hivers y soient rudes et
neigeux. Elle offre la possibilité de se rendre facilement à Guadalajara, à Soria, à
Saragosse et surtout à Tudèle. Cela m'a permis de visiter ma famille et de les aider
à préparer leur migration vers Patras.
L’homme avec qui discute Abraham se nomme Yehoudah
Mimodena, c’est un commerçant juif vénitien, assez érudit et féru
d’alchimie. Il est animé par l’espoir de percer un jour le secret de la
fabrication de l’or. Son commerce prospère de la mer Adriatique à la mer
Égée. Il a embarqué lors d’une escale au port de Palerme et les deux
hommes ont sympathisé.
En 1273, lorsqu’il a appris le décès de son frère spirituel, le Mawlânâ de Roumi, il a
ressenti qu’il était temps de reprendre la route vers l’est et de retrouver les siens au levant.
Mais il n’est pas rentré directement, il a mené une vie d’errance. Une période de
restructuration lui fut nécessaire pour se retrouver. Après deux années sereines passées à
Medinaceli en compagnie de Yosséf Giqatilia, il décida de se rendre à Barcelone pour étudier
en profondeur les mystères du Livre kabbalistique de la Formation, le Séfer yetsirah. En
particulier, à travers le commentaire du mystique ashekénazi Éléazar de Worms, ce qui eut
pour effet d'augmenter sa propension au mysticisme.
En 1271, il y termina la rédaction de son premier traité : Divorce des Noms (Guét ha-
shémoth). Ce livre met en avant son intérêt pour les combinaisons de lettres et leurs
vocalisations, ainsi que pour les soixante-douze noms constituant le Shém hameforash. Tout
en soutenant toujours une pensée kabbalistique qui tente, librement, de réconcilier kabbalistes
et philosophes. Le but recherché par Abraham en rédigeant cet ouvrage était de contribuer à
la distinction des Noms divins incertains et de mettre en garde ceux qui les utilisent, d’où le
titre du livre. Il écrit : « Guét (divorce), en raison de la nécessité de supprimer toutes choses
dont les intentions ne sont pas déterminées ». C’est à partir de cette période qu’Abraham fut

242
sujet à des visions, qui détermineront la suite de ses écrits et de ses expériences.
Yehoudah demande :
— Ce séjour à Barcelone semble important dans ta transformation spirituelle, je me
trompe ?
— Non, c’est juste. J’avais trente et un ans, Dieu m’a éveillé de mon sommeil, et j’ai
appris le Séfer Yetsirah avec ses commentaires. La main du Saint, béni soit-Il, était
sur moi, et j’ai écrit des livres de sagesse et aussi quelques merveilleux livres
prophétiques. Mon âme s’est éveillée en moi, et un souffle divin m’a touché la
bouche. Un esprit de sainteté a vibré en moi, et j’ai eu nombre de visions
effrayantes et merveilleuses, à travers des signes et des miracles[68].
— C’est un peu déconcertant, coupe Yéhoudah troublé.
— Mais à la même époque, les esprits de jalousie se sont assemblés autour de moi, et
je les ai affrontés avec désinvolture et fourvoiement. Mon esprit fut embrouillé
totalement, à tel point que je ne pouvais plus recevoir d’un de mes semblables, qui
aurait pu corriger mon chemin. Par conséquent, j’étais semblable à un aveugle
tâtonnant en plein midi[69].
Cette expérience est incontournable pour les adeptes, c’est ce que
vous appelez « Œuvre au noir » en alchimie. L’imaginaire prend le
pas sur la réalité et révèle les scories les plus ténébreuses.
L’expérience est difficile, mais elle a l’avantage de faire sortir les
démons intérieurs et de les désagréger à la lumière. Le démon,
daemonium en latin, daímon en grec, résonne à nos oreilles
hébraïques comme « dimion », l’imaginaire.
— Penses-tu t’être libéré, à présent, de ces scories ténébreuses imaginaires : de tes
démons ?
— Qui sait ? Peut-être que c’est juste mon démon qui t’explique cela en ce moment,
afin de te leurrer. Répond Abraham. Seules mes actions justes et mes paroles de
sagesse le détermineront.
Les kabbalistes parlent d’une lueur dénommée « Nogah », elle est
le phare intérieur qui conduit aux Lumières supérieures du Bahir et
du Zohar. Le prophète Ézéckiel la rencontre deux fois lors de sa
progression vers le Trône de Gloire. La première fois sous sa forme
illusoire ou imaginaire, et la seconde dans sa véritable brillance. En
effet, Nogah est une extraordinaire lumière spirituelle, mais c’est
aussi le nom de la plus puissante des scories ténébreuses. Nous
appelons cela une qlipah (coquille). C’est la plus grande illusion et le
piège le plus terrible que doit traverser l’adepte. Cette Nogah
illusoire est en tout point semblable à la véritable Nogah. Elle est
lumineuse et se pare des attributs de la sainteté. Le kabbaliste
pensera alors contempler le Prince Metatron en personne, le chrétien
pensera se prosterner aux pieds de son Christ glorieux, le mahométan
croira chevaucher le Bouraq que lui aura confié l’ange Djibril. Mais
rien de tout cela ne sera vrai. Elle peut même accorder à son
laudateur des pouvoirs surnaturels et la gloire des hommes. Son

243
asservi sera persuadé d’être le plus grand et le plus puissant de ce
monde, mais il aura en réalité encore moins de valeur que la fange
dans laquelle il se roule.
— Ce que tu dis est terrible, Rabbi ! s’écrie Yéhoudah terrifié. Comment s’en
préserver ?
— L’important n’est pas la chute. Ce qui compte, c’est de se relever. Le Proverbe dit :
« Car le juste tombe sept fois, et se relève ». J’ai appris cela de Rabbi Issac de
Barcelone, mais cela ne m’a pas empêché de me laisser prendre dans ce piège. Je
ne pourrai même pas te dire avec certitude si j’en suis sorti. Je ne le saurai que
lorsque j’aurai découvert la réalité de mon Être éternel. En attendant, je suis ce
que je suis. Aujourd’hui est fait du souvenir d’hier, demain sera le souvenir
d’aujourd’hui. C’est pourquoi, pour bien vivre aujourd’hui, je dois me souvenir de
mon avenir et me dévêtir de l’illusion du passé. Ce Monde-ci n’est que le souvenir
obscur de la Lumière du Monde-à-Venir. Fils d’homme, souviens-toi de ton avenir.
— Tes propos sont inhabituels, tu dois sans doute rencontrer des oppositions de la part
de tes pairs.
— Tu peux le dire ! Et en particulier de mon ancien ami Salomon ibn Adret. La
dernière fois que nous nous sommes parlé, il fut très acerbe. Il m’a dit avec colère :
« Ce que tu enseignes n’est pas de la Kabbalah, mais de la folie ! Tu t’es laissé
emporter par ces messianistes prophétiques byzantins et tu as perdu ta voie. Que
signifient ces simagrées auxquelles tu te livres avec nos lettres sacrées ? Te crois-tu
prophète ? Depuis l’exil, Dieu s'est arrêté de se dévoiler par la prophétie jusqu'à la
venue du Messie. Serais-tu le Messie ? Tu outrages la Parole de Dieu ! »
— Et qu’as-tu répondu à cela ?
— Je me suis contenté de lui citer un passage du livre que je venais d’écrire : « Sache
aujourd’hui que ton Dieu n’est pas contenu en un lieu, il n’est ni dans l’espace, ni
dans le temps et ne peut être appréhendé. Car il est Un, au-delà de toute
investigation, aucune recherche n’est possible en lui. Il n’a pas de corps. Il est la
Cause de toutes les causes, il est Un unifié, car son Nom est unique. Il produit des
prodiges si merveilleux que personne ne peut les nier. Ce Nom se divise en Un, il
est Un, et même quand il est divisé les parties se résument à Un »[70]. Il m’a crié :
« Eh bien ! Le Dieu Un te punira ! ». Ce à quoi j’ai rétorqué : « Au moins, il n’aura
pas à le faire pour ce qui te concerne… c’est ta colère qui s’en chargera ».
— Quelle fut sa réaction ?
— Il partit sur-le-champ me dénoncer aux frères inquisiteurs.
— C’est grave ça ! t’ont-ils arrêté ?
— Peu de temps, par chance ce ne sont pas des dominicains, mais des petits frères
(franciscains) qui sont venus me chercher. Je leur ai présenté une missive du
cardinal de Brion, trois jours plus tard un chevalier du Temple est venu me libérer
et m’a conduit hors de la ville en me conseillant de ne plus y revenir. Mais cela a eu
un coût, j’ai dû accepter de transmettre des messages codés en France et en
Navarre durant près de deux années. J’en ai toutefois tiré un profit, car un notable
shaoudtih (juif de Provence) m’a offert le gîte et le couvert suffisamment longtemps
pour que je puisse rédiger mes Sitré Torah, des commentaires ésotériques des
enseignements du Guide de Maïmonide.
— Et te voici donc libre de retrouver les tiens.
— J’aurais pu revenir bien avant, mais j’entretiens une amitié fidèle avec le Cardinal
de Brion.

◆◆◆

244
— Dis-moi, Rabbi, tu as parlé d’œuvre au noir, connais-tu l’alchimie ?
— Pas vraiment, j’ai rencontré des alchimistes et j’en connais quelques théories.
— Saurais-tu m’indiquer quelques clés pour réussir la transmutation des métaux en or
noble ?
— La plupart des adeptes consacrent leur vie à la recherche de clés pour ouvrir des
portes sans serrures, glisse Abraham avec un regard malicieux. Ils se retrouvent
écrasés par le poids des clés qu’ils ont collectées, au point de ne plus pouvoir
cheminer. Je ne suis pas passé loin de leur ressembler.
En ce qui concerne les métaux, je ne suis pas compétent. En
revanche, si tu souhaites transformer de la matière obscure en
lumière, je peux t’aider. Mon creuset est formé par des roues de
lettres. J’y dépose au fond l’épithète qui qualifie au mieux la matière
obscure qui plombe mon âme. Ensuite, mon souffle, monture de
l’esprit, anime les rotations des lettres et chauffe cette vile matière
pour en réveiller la puissance qui sommeille en son cœur. Cette
dernière purifie les scories de mon âme et les transmute en lumière.
Par mes rotations de lettres, je peux transmuter « âfar », le plomb
en « zahav » l’or.
— Oui, mais ce ne sera jamais de l’or que l’on peut tenir dans sa main. Déplore
Yéhoudah.
— L’or dont tu parles rend ton âme pesante et ne t’appartient qu’un instant. À ta mort
tu devras l’abandonner et si tu as construit ta vie sur lui, tu perdras tout. Je ne te
parle pas de l’aurum latin, mais de l’aur hébreu, la lumière dont l’écrin est notre
Torah. Cet or est éternel, tu le portes toujours avec toi, car il est le rayonnement de
la lumière de ton âme. Sa brillance est celle de la Vie du Monde-à-Venir. Mais il
n’est pas à douter que si tu réussis en toi la transmutation de cet or spirituel, le
métal vil de ton creuset révèlera l’éclat du métal précieux qui sommeille en lui. Cet
éveil spirituel dépend de notre volonté à illuminer la matière obscure, ainsi que le
dit mon ami Moshé de Léon : « rien dans l'En-haut ne s'éveille, avant que ne
s'éveille d'abord dans l'En-bas ce sur quoi repose ce qui se trouve dans l'En-haut.
En voici la description ésotérique : la lumière noire ne s'unit pas à la lumière
blanche avant qu'elle-même ne se soit d'abord éveillée. Dès l'instant où cette
lumière noire s'est la première élancée, la lumière blanche se met alors à résider
sur elle[71] ». Il résume cela par : « le monde de l'En-haut dépend de celui de l'En-
bas, le monde de l'En-bas de celui de l'En-haut ».
— Cela ressemble à la Table d’émeraude de l’hermétisme. Yéhoudah perplexe
conçoit : Il y a comme de l’alchimie sans en être, je ne vois pas comment
l’appliquer.
— Tu dois faire vibrer la force de transmutation en toi pour que la matière résonne et
change.
Abraham prend une craie et commence à dessiner des lettres sur les
planches du pont.
— Je vais t’expliquer. J’écris verticalement les trois lettres de la matière, h’omér :
h’éith, mém, réish. Ensuite, j’écris les sept groupes de trois lettres qui les
précèdent. Tu vois que la septième lettre avant h’eith est alef. Que la septième lettre
avant le mém est vav. Observe. Alef et vav sont les deux premières lettres du mot
hébreu « or » la lumière. Il manque la troisième lettre, signe de la lumière : le

245
réish. Ce dernier est en exil dans la matière, telle la Présence divine.
‫מנסעפצקרוזחטיכלמאבגדהוזח‬
— Afin de libérer le réish en exil dans la matière, il faut utiliser le souffle et chauffer la
matière. Pour cela, compte sept lettres après le réish et tu rencontreras la lettre hé.
La lettre du souffle et de l’esprit. Ramène-là à la place du réish et voici que h’omér,
la matière, se transforme en h’amah, la chaleur du soleil. Constate que le réish a
quitté la matière et se retrouve à sept degrés de là sous alef et vav. Vois ! c’est
« or », la lumière !
‫רשתאבגדהוזחטיכלמאבגדהוזח‬
— Incroyable ! lance Yéhoudah émerveillé. Je pressens bien qu’il y a là une clé pour
mon alchimie. Que fais-tu ensuite ?
— Le souffle de la lettre hé offre la possibilité d’animer cela avec la chaleur des
voyelles. Ainsi, je vocalise les sept mouvements permettant à la lettre hé de se
substituer au réish. Puis j’accomplis les sept pas sonores conduisant de la matière
à la lumière. Chaque lettre est vocalisée avec un son spécifique, soutenu d’un lent
mouvement de la tête spécifique à la voyelle.
Assieds-toi près de moi, nous allons le faire ensemble. Un flux va
dessiner en toi la clé mystique de la mutation de la matière en
lumière. Si tu le fais en accompagnant l’œuvre dans ton creuset, il
n’est pas à douter que tu réussiras.
Semblant imiter les deux adeptes occupés à vocaliser les lettres et à
balancer leur tête, la mer Ionienne fait chanter ses vagues et berce le navire
de ses flots.
◆◆◆

246
Retour à Patras
Chapitre XXVI

Le commerçant vénitien affairé au débarquement de ses marchandises


envoie son salut en direction d’Abraham posté sur le débarcadère. Il lui
crie :
— Dis à tes beaux-frères de venir me voir, les épices et les senteurs de l’un trouveront
de nouveaux acquéreurs à Venexia[72] ! Et les étoffes de l’autre y seront assurément
appréciées. Nous ferons de bonnes affaires ensemble.
Léah et Hadassah avaient réussi à convaincre leurs époux de la
nécessité d’une migration préventive. Voilà déjà quelques mois qu’ils
s’étaient installés à Patras avec l’aide de Tsiporah et de son clan. En
revanche, ses frères étaient toujours en Espagne. Méïr, médecin des
princes, tenait à y conserver son statut et Reouvén ne se sentait pas encore
prêt à abandonner la maison de leur père.
Sans plus attendre, impatient de rejoindre sa femme et sa fille,
Abraham prend la direction du mont Vodias. Mais il est coupé dans son
élan, car une voix le saisit :
— Abraham ! Abraham, c’est bien toi ? Abraham guisti (mon beau-frère) !
Il se retourne et tombe nez à nez avec Noah, le mari d’Hadassah.
— Quel bonheur de te revoir, Abraham ! Cela fait si longtemps. Tsiporah était sûre
que ce bateau te ramenait à elle. À tel point que les femmes nous ont contraints,
Jacob et moi, de descendre au port pour t’y chercher. Son intuition ne l’a pas
trompée. Viens, Jacob est par là !
Les trois hommes s’étreignent et déjà les premiers récits rythment
leurs pas.
Ses deux beaux-frères ont bâti leurs nouvelles maisons et leurs
ateliers sur des terres en lisière du quartier juif. La situation est agréable, le
chemin est bordé de sauge de Jérusalem et de campanules. Rapidement ses
deux sœurs, entourées de leurs enfants sortent à leur rencontre. Les
retrouvailles sont émouvantes et Abraham constate que ses neveux et ses
nièces sont bien plus nombreux à présent. Léah presse son frère et lui dit :
— Cours vite voir ta femme et ta fille, nous aurons bien le temps d’apprécier ton
retour.
Il se dirige à vive allure en direction de la petite maison en haut de la
colline. Rien n’a changé, il franchit le petit muret de pierres plates, comme

247
il l’avait fait si souvent et pénètre dans la maison. Près de la fenêtre,
Yéhoudah, son beau-père vieillissant, est plongé dans un livre qui capte
toute son attention. Abraham doit l’interpeller deux fois avant qu’il ne
consente à lever la tête.
— Tsiporah avait raison ! Te voici ! Elle a rêvé de toi cette nuit. As-tu enfin réussi à
percer le mystère de ton être ?
— En partie, Rabbi Yéhoudah, en partie seulement, il me reste encore des sentiers à
traverser.
— En attendant, si tu suis le sentier du potager tu trouveras ta femme et ta fille.
Abraham sort et se lance dans la direction indiquée. Il se laisse guider
par les sons de voix féminines. Tsiporah et Dafna affairées au potager
l’aperçoivent et se précipitent vers lui en laissant choir leurs paniers. Une
tendre petite fille de dix ans se jette dans ses bras. Sa mère lui a si bien
décrit son père, qu’il lui a toujours semblé se tenir auprès d’elle. Abraham
la serre dans ses bras avec affection. Puis, il se redresse et c’est au tour de
Tsiporah de se jeter dans ses bras.
Le temps n’a rien changé et n’a pu les séparer. Leurs songes les ont
connectés l’un à l’autre et leurs esprits se sont flattés. Ce jour est à leurs
yeux comme celui d’hier. Laissée à Rome, la conversation se poursuit à
Patras. Le temps n’est qu’une illusion sans durée, qui finit par se volatiliser
pour laisser place à la seule dimension éternelle : l’Amour.
— Abraham Aboulâfia ! Te voici bien grêle et guenilleux. Ce n’est pas digne d’un
adepte des Mystères de la Torah. Je vais devoir remédier à cela au plus vite.
Le couple et leur petite fille se rendent là où se trouve la pierre plate
sur laquelle Abraham avait l’habitude de méditer. La vue y est magnifique
et l’endroit serein. Il entame son premier récit, mais Dafna le coupe :
— Je connais déjà cette histoire, Abba !
— Comment est-ce possible ? je ne l’ai jamais racontée à personne, s’étonne le père,
vous êtes les premières à l’entendre.
— Mon ami Raziel me l’a racontée lorsque nous jouions ensemble.
— Tu n’as pas d’ami de ce nom, dit Tsiporah, d’ailleurs personne ne porte ce nom ici,
tu as dû rêver. Abraham, ta fille est une grande rêveuse, elle tient cela de toi.
Interloqué, il reste pensif. En effet, Raziel est le nom de son guide
intérieur.
— Dafna, Raziel a-t-il dit autre chose ?
— Oui, il m’a dit : « Ouvéâssor lah’odésh hasheviî hazéh ».
— Pourquoi : « ce dix du septième mois » ? Tu comprends ce que cela signifie
Abraham ? Demande Tsiporah.
Abraham ferme un instant son visage, puis s’illumine d’un grand sourire en s’écriant :
« Merveilleux » !
— Notre fille est merveilleuse ! Ce sont les premiers mots d’un verset du Séfér
Bamidbar (Livre des Nombres) : « Le dixième jour de ce septième mois, ce sera
pour vous un événement saint et vous répondrez par vos âmes : vous ne ferez aucun
ouvrage[73]. » La somme des valeurs des lettres du verset totalise 5035. Nous
sommes aujourd’hui le 10 du mois de Tévét de l’année 5035[74]. Le dixième jour du

248
septième mois qui nous réunit. Dafna détenait déjà, « par son ami Raziel », la date
de mon retour parmi vous.
— Et si je me souviens bien, ajoute Tsiporah, Raziel a 248 pour nombre, tout comme
Abraham. Ce jour est vraiment un « événement sacré » et nos âmes s’en
réjouissent.
Ils regagnent gaiement la maison où le reste de la famille a rejoint le
vieux Yehoudah pour les accueillir. Un joyeux repas agrémenté des récits
des uns et des autres scelle ces retrouvailles.
◆◆◆

L’adepte quêteur du Baiser est bien aise de retrouver l’environnement


byzantin, propice à l’expérience extatique et ouvert à l’esprit prophétique.
Il intensifie ses expériences mystiques et se consacre à l’écriture.
— Quel est le sujet de ce livre dont la rédaction t’absorbe autant ? Demande son beau-
père.
— Je couche sur ces feuillets de grands trésors dont j’ai ouvert les coffrets durant mes
pratiques. Cela concerne le secret des combinaisons et des évocations des lettres
des 72 Noms formant le grand Nom explicite. Celui qui suivra cette méthode sera
assuré de réaliser l’union mystique. Je révèle une voie rapide pour les adeptes
sincères désirant ouvrir les portes du Monde à Venir. C’est pourquoi il
s’intitulera : H’ayyé ha-Ôlam haBa (Vie du Monde à Venir). Sa rédaction me
demandera sans doute plusieurs années. Je devrai jeûner et observer des temps de
retraites contemplatives pour en ciseler les facettes. Ce livre sera mon diamant
taillé.
— Je suis bien impatient d’en lire les premiers feuillets. Mais je te vois aussi souvent
plongé dans le Guide du Rambam.
— Effectivement, j’en rédige un commentaire, que j’intitule H’ayyé haNéfésh (Vie de
l’âme). J’y révèle une dimension mystique de la pensée du Rambam, ignorée de
tous.
— Je doute que les adeptes du Rambam l’entendent de la même oreille que toi, dit
Yehoudah avec ironie. L’état d’esprit des mystiques byzantins, qui prédomine ici et
que tu aimes, est vraiment très éloigné de leur façon de voir.
— J’aime aussi l’esprit prophétique et messianique qui règne ici. Continue Abraham.
Dès que j’en aurai terminé avec ce commentaire du Guide, je commencerai un
traité de Kabbalah prophétique. J’en connais déjà le titre : Séfér ha-H’éshéq (Livre
du Désir).
— Pourquoi du désir, Abraham ?
— Parce que le désir d’Union mystique est l’intensité que l’adepte doit entretenir en
permanence, s’il veut réussir. Il est écrit : « Parce que son Désir est en moi, je le
délivre, je le sublime, car il connaît Mon Nom[75] ». Ce désir, mon Maître du désert
des Bardenas me l’avait profondément fait ressentir dans ma jeunesse. Je n’en ai
rien oublié. Sur le moment, j’ai vraiment cru qu’il cherchait à me noyer et il a
vraiment failli le faire. Lorsqu’il m’a tiré la tête de l’eau, il m’a fait comprendre
que l’intensité du désir de respirer que j’ai ressentie était celle que je devrai
maintenir en permanence durant ma quête. Depuis cet événement, la saveur de ce
désir est restée intacte et rien ne pourra m’en détourner. C’est cela que je veux
enseigner à travers ce livre. Sans ce désir saint, nul ne peut réussir.
— Je te comprends parfaitement, approuve Yehoudah en toussotant, mon vieil asthme
me rappelle sans cesse le miracle d’une respiration saine. Fort heureusement, ta

249
sœur sait apaiser mon mal de ses plantes et Tsiporah connaît la façon de tirer les
mauvaises humeurs. D’ailleurs, peux-tu l’appeler pour moi, il est temps qu’elle s’y
attelle.
En effet, le vieil homme semble bien en mal de respirer. Abraham se
saisit d’un paquet de plantes sèches laissées par Hadassah et allume une
fumigation ayant pour vertu de dilater les bronches. Puis il court chercher
Tsiporah.
Celle-ci arrive avec des coupes en verre et commence à répandre une
huile sur le dos de son père, en le massant. Lors de leur séjour en Italie,
Tsiporah a largement profité des enseignements de médecine du Rambam
à travers son mari et le Maître de Capoue. Elle sait tirer les humeurs avec
des ventouses sur des points secrets du corps, qu’Abraham lui a
précisément détaillés.
— Regarde, dit Tsiporah à son époux en posant la première ventouse en haut de la
colonne vertébrale. J’ai bien mis à profit ce que tu m’as montré. Tout d’abord, ce
point qu’on appelle Mârath ha-Mak’pélah. Puis ce point tout en bas : Mârath
Maqédah.
Elle continue à poser des ventouses tout en décrivant et en nommant
les points.
— Voilà, avec ça et les préparations de Hadassah, il va aller mieux. Regarde, les
marques des mauvais sangs apparaissent.
Abraham qui a suivi attentivement l’intervention de sa femme et fier
d’en constater les gestes assurés. Il tend son doigt et désigne un point à la
droite du cœur.
— Tu pourrais aussi placer un calice d’esprit (ventouse), ici. Le point s’appelle
Mârath Âdoulam. Cela devrait augmenter les effets de tes autres calices et stimuler
plus efficacement les humeurs.
Tsiporah s’exécute et quelques minutes plus tard, le vieux Yehoudah
respire avec facilité.
◆◆◆

L’année 1278 est spirituellement très profitable pour Abraham. Ses


expériences extatiques prennent de l’ampleur, elles sont exaltées par cette
dimension prophétique initiée voilà maintenant huit ans à Barcelone. Son
approche de la lumière messianique du Monde à Venir effraie certains de
ses disciples et anime les sarcasmes de quelques mauvaises langues. Cela
indiffère Abraham qui va jusqu’à utiliser cette ambiguïté pour éprouver et
sélectionner ses disciples.
Cela fait quatre ans, jour pour jour, qu’il est revenu à Patras. Ce matin du 23 Eloul[76], il
est entouré d’une douzaine d’adeptes, auxquels il enseigne la façon de combiner et de
vocaliser les racines trilitères selon sa méthode. Un visiteur coiffé d’un large chapeau vert et
muni d’un bâton richement et artistiquement orné fait irruption. Malgré le temps passé,
Abraham le reconnaît immédiatement. Il se lève et les deux hommes s’accolent
chaleureusement.

250
— Compagnons, laissez-moi vous présenter Rabbi Jacob di Salomone[77], petit-fils du
Rabbi Israël de Florence et disciple du vénérable Rabbi Jacob Anatoli, un
laudateur des enseignements du Rambam. Il nous vient de la cité d’Ancône qui
abrite la plus ancienne communauté juive d’Italie.
Abraham invite son ami, rencontré par le passé en Italie, à prendre
place parmi eux.
— Rabbi Abraham, je suis vraiment surpris que tu m’aies reconnu du premier coup
d’œil. Le temps et les embruns m'ont usé les traits.
— Oui, mais ton regard en quête de nouveaux horizons n’a pas changé. Lorsque j’étais
à Barcelone, j’avais appris que tu avais embarqué pour une destination lointaine.
La Chine, c’est cela ?
— Tout à fait, j’ai affrété un navire de commerce et nous avons levé l’ancre dans le
port d’Ancône le 12 Nissan 5030[78]. Cela pour entreprendre un périple d'un an à
travers trois continents afin d’acheter soieries, épices et bois précieux. Nous avons
finalement atteint Zaïtoun (Quanzhou) dans la Chine de la dynastie Song. La cité
est incroyable, je l’ai qualifiée de Citta Lucente (Cité de la Lumière), en raison des
innombrables lumières qui y étaient maintenues la nuit.
— As-tu rencontré leurs sages ?
— Oui, j’ai participé à de nombreux débats philosophiques et religieux, lors desquels
j’ai pu exposer les conceptions juives du monde et surtout fait profession de notre
foi. J’ai débattu avec les adeptes du Maître Confucius quant au devoir du citoyen,
la liberté individuelle, les devoirs de l’État.
— Combien de temps a duré ce voyage ?
— Très rapide : trois ans et un mois, nous sommes revenus au mois d’Iyyar 5033[79].
Louant Dieu de ma vie conservée et de ma fortune.
— Je me doute que tu n’as pas fait que philosopher avec ces Chinois.
— J’ai rapporté dans les cales de mon galion les trésors de la Chine, des Indes, du
Golfe persique. Chargé à profusion de soieries et de coton, de poivre, de
gingembre, cannelle, muscade, safran et de toutes sortes de simples. J’ai rapporté à
ma bien-aimée Sarah un collier de corail et d’or des plus finement ouvragé, acheté
sur l’île de Serendib[80]. J’y ai également acquis un bracelet d’améthystes que je
pourrai donner en dot à mes filles.
Les disciples, les yeux remplis de rêves, savourent les récits
fantastiques de Jacob. Tsiporah, qui a rejoint le groupe, apprend avec
contentement que les Chinois nomment aussi les points secrets du corps et
en connaissent les vertus médicinales. Jacob lui en dessine un schéma.
Puis il se tourne vers Abraham.
— Je profite de cette escale à Patras, pour t’apporter les copies de quelques feuillets
d’un magnifique livre de la Kabbalah apparu en Castille. Il est l’œuvre de ton ami
Moshé de Léon.
— Ah ! S’exclame Abraham, il a enfin révélé son Séfer haZohar.
— Je dois aussi t’informer que le Rabbi Adret de Barcelone fait circuler des propos
peu élogieux à ton encontre dans les communautés d’Italie. Il écrit que tu as
sombré dans l’hérésie et que tu te réclames de la prophétie messianique.
— Décidément, Salomon ne me comprendra jamais. Nos yeux ne voient pas le même
monde.
— Méfie-toi de lui, il est puissant. Il a l’oreille de ceux qui ont le pouvoir de
condamner et d’emprisonner. Partout, règne un climat obscurantiste. Une bien
triste histoire s’est produite dans les arènes de Vérone, il y a près de six mois. Cent

251
cinquante dévots de la foi Cathare furent conduits au bûcher sur l’ordre de la
famille Scaligieri. Dans ma ville d’Ancône, un homme de science a été emprisonné
par le Maître général des Franciscains, Jérôme d'Ascoli. On lui reproche, entre
autres, ses opinions sur l'astrologie et certaines « novitates suspectas » (nouveautés
suspectes). Ce pauvre homme est un moine anglais, philosophe, savant et
alchimiste, du nom de Roger Bacon. Sa voie de la connaissance se résume en trois
étapes : Autorité, raisonnement et expérience. Il enseigne que : « aucun discours ne
peut donner la certitude, tout repose sur l'expérience ».
— Je comprends cela, intervient Abraham, la parole doit se faire acte. L’expérience
vient éprouver la parole pour en distiller la vérité, qui ensuite, telle la rosée, vient
se déposer sur l’auteur de la parole. Je peux te parler longuement et avec
assurance de l’Union mystique, mais rien n’est équivalent à l’expérience de
l’Union mystique. En tout cas, ce que tu nous rapportes n’est pas rassurant pour les
esprits libres. Surtout que j’envisage de répondre l’année prochaine à l’invitation
d’adeptes de la région d’Urbino en Italie.
— Pour cela, du devras accoster dans le port d’Ancône. Sois le bienvenu dans ma
demeure durant cette étape. Tu devras faire preuve de prudence dans nos
communautés que tu traverseras, car le Rabbi de Barcelone est très influent.

◆◆◆

L’imprégnation des rayons du lever du soleil des premiers jours du signe du Taléh[81],
colore différemment le regard intérieur des quêteurs contemplatifs réunis autour de leur
Maître. Les couleurs psychiques accompagnent leur pratique quotidienne : Violet lorsqu’ils
baissent la tête pour accompagner la voyelle « i », jaune lorsqu’ils l’orientent vers les cieux
avec la voyelle « o ». Le rouge et le vert modulent la voyelle « ou ». Sons, souffles,
mouvements, couleurs s’unissent dans la sérénité de l’évocation de la Joie sans cause de l’Un
sans second, qui immerge les âmes dans sa nébulosité de rosée mystique.
Les adeptes du Péloponnèse étant par nature très ouverts aux enseignements extatiques
et prophétiques d’Abraham, nombreux sont venus le rejoindre pour guider leur quête de la
lumière du Ôlam haBa (Monde à Venir). Les lettres de mise en garde contre Abraham
expédiées par Salomon ibn Adret, sont pourtant bien arrivées à Patras, mais peu en font cas.
Le monde byzantin se trouve dans un autre état d’esprit.
Les disciples les plus volontaires se sont organisés pour loger autour de la maison du
Maître. Ils peuvent ainsi partager son rythme d’études et de pratiques. Au début, Tsiporah ne
voyait pas l’arrivée de ces voisins dévots d’un très bon œil. Mais force est de constater que
les pierres des murets sont remontées, les barrières réparées, le jardin bêché, les broussailles
dégagées, ainsi que nombre d’autres menus travaux. Du coup, son regard a radicalement
changé, elle a même établi une liste de tâches à accomplir. Il faut dire qu’Abraham a enseigné
à ses disciples « qu’un acte désintéressé en bas à un retentissement en haut ».
Chaque jour, aux premiers rayons du soleil, les compagnons se
réunissent autour du Maître pour se livrer à des respirations et des
mouvements du corps. Puis ils s’asseyent et évoquent les « Noms » selon
leurs voyelles et leurs mouvements de tête appropriés. Pour enfin entrer
dans une profonde méditation silencieuse, afin de s’engager dans la quête
du Baiser.
Durant la matinée, Abraham se retire pour écrire, étudier ou
s’adonner à d’autres pratiques. Tsiporah en profite pour prendre le relais et
confier quelques « actes désintéressés » aux disciples. En fin de matinée, le

252
maître réunit la communauté et partage quelques réflexions du jour et les
enseignements qui en découlent. Yéhoudah, son beau-père, y participe et
les fait profiter de sa sagesse.
L’après-midi, les adeptes se réunissent par petits groupes pour étudier
ensemble. Tous se retrouvent au coucher du soleil. Les évocations
accompagnées de rythmes sont plus dynamiques. Emportés par le flux
spirituel qui les traverse, certains adeptes se lèvent et amplifient leurs
mouvements de tête, faisant danser et tournoyer leurs corps dans un espace
qui leur semble devenu infini. La célébration est parfois si intense qu’elle
se poursuit loin dans la nuit. Abraham y retrouve l'ambiance de ces
longues soirées étatiques de Konia, passées auprès du Malwana.
Porté par ce climat propice embaumé des chaudes senteurs de l’été grec 1279,
Abraham termine un nouvel ouvrage, qu’il intitule Séfer ha-milaméd. Ce livre traite de sa
vision du Grand Nom explicite, de la Bénédiction des prêtres et de l’alphabet hébreu.
Toutefois, la Vie du Monde à Venir, son joyau, n’est pas encore terminé, il devra l’achever en
Italie où il espère se rendre en fin d’année.
Ce jour-là, un jeune disciple interroge son Maître.
— Rabbi, j’ai besoin d’un éclaircissement de ta part. Tous les jours nous respirons,
évoquons, méditons. Mais comment reproduire cela exactement ? J’ai compté et
mesuré, le temps des respirations est différent chaque jour, le nombre de répétitions
des évocations aussi. Le temps passé en méditation varie toujours. Quels sont les
vrais nombres à suivre ?
— Il est vrai, comme le dit l’Ecclésiaste, qu’il y a un temps pour tout. Pour un adepte,
il y a un temps pour prendre son temps et un temps pour ne pas le prendre. La
quête de l’Union mystique n’est pas une question de temps ni de chiffres. Nous
autres Juifs, passons notre temps à compter, nous connaissons les numéros de
chacun des versets de la Torah et le prix de chaque chose. Je suis moi-même un
adepte appliqué de la guématria et je joue sans cesse avec les valeurs numériques
des lettres, des mots et des phrases. Mais lorsque je médite et que je respire, je ne
compte plus. À ce moment précis, ce qui compte le plus pour moi, c’est de ne plus
compter. La quête de la plénitude de l’Union n’est pas quantifiable. Rappelle-toi la
phrase du premier chapitre du Livre de la Formation : « Et seul devant l’Un,
pourquoi comptes-tu encore ? ».
Mon fils, tu dois faire confiance au flux de la Rouah[82] et te délivrer des mesures
et des numérations durant tes pratiques. Durant sa contemplation, le prophète Ézéckiel
raconte que : « Où la Rouah allait, les Vitalités allaient ». Ton âme doit en faire de
même et suivre avec confiance l’intention de ton cœur. Les mesures du temps déchirent
et nouent la résille de la plénitude de ton être. Il en résulte des vides qui alimentent ton
imaginaire et font se lever la Rouah saarah (esprit tempête) qui disperse ta conscience.
Laissons les calculs à la sagesse de la science et suivons la science de la Sagesse.
— Pourtant, nous avons tous croisé des sages venus du levant comptant leurs
évocations avec leur mala de 108 grains. Autour de nous, les moines Hesychastes
égrènent en permanence leur komvoskhinion[83]. Et la misbahah des musulmans
avec ses 33 ou 99 boules, pour accomplir le zikhr. Tous comptent et pas nous ?
— Certains utilisent leurs chapelets pour la performance et se lancent des objectifs à
tenir. Mais une évocation en pleine conscience vaut mille évocations privées
d’intention. D’autres les utilisent pour faciliter la concentration d’esprit. Au bout
du compte, c’est la qualité de la lumière de ton âme qui comptera. Je connais des

253
adeptes de notre mystique qui utilisent ce genre de supports, dans ce cas, les
comptages se font par multiples de neuf. Si tu en ressens le besoin, tu peux t'en
tresser un avec 72 nœuds. Nous appelons cela « guinath shoshanim » (Jardin des
roses).
Le disciple remercie son Maître et prend congé. Ainsi qu’il le fait
après chaque question posée par l’un de ses disciples, Abraham ferme les
yeux et médite. Pour lui, la nature des choses fait qu’une question ou un
événement n’arrive jamais sans raison. Si son disciple l’a interrogé à ce
sujet, c’est que la réponse doit combler en lui le vide qui a attiré cette
question. En répondant à son disciple, c’est à lui-même qu’il répond. Il lui
faut à présent descendre dans les profondeurs de son être et en découvrir la
cause.
◆◆◆

- Romaniotes en tenues traditionnelles -

◆◆◆

254
D’Urbino à Capoue
Chapitre XXVII

Le quêteur marche d’un pas assuré en direction de Rome. Il n’est resté que trois mois dans la
cité ducale d’Urbino, le temps de rédiger un livre prophétique, le Séfer haYashar (Livre de la
rectitude). La ville n’est pas désagréable, mais sa vocation prophétique n’y est pas vraiment
appréciée par la petite communauté qui y réside. D’autant que les lettres d’Ibn Adret le
dénigrant circulent aussi dans cette région. Il semble que le Rabbi barcelonais soit déjà au
courant de sa présence en Italie. Abraham a trouvé plus prudent de se rendre à Rome, où il a
quelques appuis, bien que le Pape ait dépêché son ami le cardinal de Brion en France.
Depuis près de neuf années, il est habité par ce souffle de prophétie
qui le guide et le tourmente. C’est ce souffle qui l’a stimulé pour se diriger
vers Rome, sa logique lui a dit que c’était par sécurité, mais il n’a pas
vraiment de raison valable d’y aller. Il se sent même comme un animal que
l’on mène au sacrifice. Pourtant, il marche seul, personne pour le forcer à
avancer. Ses contemplations sont puissantes, il voit avec clarté la lumière
du Messie s’approcher du monde et illuminer son être. Il se surprend
parfois à imaginer être celui qu’il n’ose penser être. Des périodes durant,
des sifflements stridents le harcèlent et l’épuisent. Ses nuits sont
tourmentées par des pensées étrangères et chaque réveil ressemble à un
accouchement douloureux. Il est dans l’incapacité d’en découvrir la cause,
son imaginaire l’en détourne systématiquement. Tsiporah et Hadassah
sauraient sans doute apaiser ce mal-être, mais elles sont si loin. Il pourrait
tout abandonner et quitter le sentier, mais parfois tout cela cesse et se
lèvent des temps d’apaisement, de sérénité et de bien-être qui l’inspirent et
le font avancer.
Le voyage est difficile, il doit dissimuler son identité, car son nom l’a précédé.
L’Ombrie est une province où des vallées plates et cultivées alternent avec des montagnes
boisées très hautes. On lui a conseillé d’accéder à la cité de Terni par l’Est, le chemin est
accidenté, mais au détour d’une butte, il se trouve face au spectacle magnifique d’une
puissance naturelle. : La Cascatta delle Marmore. Il n’a jamais vu des chutes d’eau aussi
hautes, une incroyable énergie le traverse. Les sifflements de sa tête disparaissent, il se sent
léger. Il est envahi par le besoin de communiquer avec cette puissance. Il s’installe au bas de
la falaise et combine les trois lettres Mém-Pé-Laméd en les vocalisant. Lorsque son évocation
se termine, il réalise que la lumière a fortement diminuée et décide de dormir sur place.
Un songe le visite. Le jeune berger du Cantique des cantiques se tient

255
au bord d’une haute falaise. Une jeune fille noire, très belle l’approche. Ils
tombent amoureux au premier regard. Alors qu’ils s’apprêtent à
s’étreindre, la ténébreuse Âlouqa transforme la jeune fille en un fleuve
noir, la Nera. Le jeune berger se jette de la falaise craignant que la Nera ne
se noie. Métratron, pour lui sauver la vie, le transforme en eau, pour lui
permettre de retrouver sa bien-aimée pour l’éternité.
En fin de matinée, Abraham pénètre dans la cité de Terni. Il se rend
dans le quartier juif pour y faire étape et trouver gîte et couvert. L’accueil
y est mitigé, il pressent avoir été reconnu. Son intuition lui commande de
ne pas rester. Il saisit son baluchon et marche en direction des portes de la
ville. Alors qu’il arrive à hauteur de l’église dédiée à San Francesco, il
entend crier :
— C’est lui, saisissez-le ! C’est lui l’hérésiarque !
Quatre hommes en armes l’entourent, Abraham est médusé. Un
officier en tenue barrée de rouge et de vert se tient devant lui :
— Es-tu le Rabbin Baloufaya ?
Un homme très excité intervient :
— Non, il se nomme Aboulâfia. C’est un fauteur de troubles qui se prend pour le
Messie !
L’officier repousse violemment l’homme.
— Je méprise ceux qui trahissent les leurs ! Suis-nous Rabbin. Des gens de ton
engeance t’ont dénoncé auprès des guildes de marchands Ternanis, en faisant
valoir une lettre d’un banquier juif de Barcelone qui t’accuse d’hérésie.
Abraham choqué reprend ses esprits.
— Je ne faisais que traverser la ville et n’ai aucune intention de nuire à qui que ce
soit.
— Tu expliqueras ça au magistrat mandaté par les guildes pour te confondre, ainsi
qu’au représentant de la sainte inquisition. J’espère que tu as des amis influents et
fortunés ici, sinon je ne donne pas cher de ta carcasse.
— J’ai toujours suivi une voie de juste et n’ai jamais nui en paroles ou en actes à l’une
des religions. Je respecte toutes les croyances et consacre ma vie à l’étude et à la
contemplation.
— Ouais, tu n’as pas l’air d’un mauvais bougre. Mais j’ai déjà assisté maintes fois au
malheur de gens chargés de simples rumeurs. Je ne fais qu’exécuter les ordres.
Abraham est conduit dans une bâtisse austère, un homme atrabilaire
aviné et édenté le précipite sans ménagement dans l’une des cellules.
Avant qu’il ne referme la porte, l’officier lui lance.
— Tu ne parais pas dangereux. Comme tu n’as pas encore été jugé, on te laisse tes
affaires. Si tu veux manger, paye ton gardien. Que Dieu te garde !
La porte se referme lourdement et la solitude déploie ses effluves
d’angoisse. Le lieu n’est pas accueillant, sombre humide et froid. De la
paille est jetée dans un coin pour servir de couche. L’homme épris de
liberté se retrouve dans la situation d’un oiseau en cage. Un faible trait de
lumière, divisé par les barreaux de la petite lucarne, traverse la cellule. Les

256
bruits extérieurs se mêlent, des hommes s’apostrophent, les roues de bois
d’un chariot heurtent les pavés, un marchand vante ses produits, des
enfants crient. Heureux ou malheureux, ils sont libres ! Leur liberté
augmente le sentiment d’enfermement d’Abraham.
— C’est cela que la Présence divine doit ressentir, en exil dans la matière servile.
Il se retrouve loin de tous ses contacts et il ignore à qui faire savoir sa
situation. Les juifs de Terni lui sont hostiles, aucun ne l’aidera. D’autant
qu’ils sont à l’origine de la dénonciation. Il n’y a pas de maison templière
dans cette ville. Il y aurait bien une Commanderie à Orvieto à une
quinzaine de lieues, mais un cavalier mettra près de deux jours pour
l’atteindre. Et où trouver ce cavalier volontaire ?
La seule chose qu’il peut faire pour l’instant, c’est calmer son angoisse montante et
apaiser ses peurs, afin que son esprit s’ouvre à la Providence divine. Il assemble de la paille
pour s'en confectionner un siège. S’enveloppe dans son manteau, réajuste son calot et se
recouvre la tête de la capuche. Il se livre tout d’abord à des respirations, pour accompagner de
lents mouvements de tête. C’est tout d’abord une suite de mots, d'images, d'antithèses
sonores, qui font choc et abasourdissent. Puis son cœur ralenti, les pensées sauvages
imaginaires se dissipent. Il contemple les couleurs de la lumière psychique qui se modulent
en fonction des directions de sa tête. Voilà, c’est cela. Son corps est prisonnier, mais son
esprit est éternellement libre. La prison n’a plus de murs. Des lettres de lumière entament leur
révolution et réchauffent son cœur. Il est libre ! La lettre Alef se présente enveloppée d’une
magnifique aura. C’est le signe du silence, de l’unité, de la cause des causes et de l’amour.
Les trois parties de la lettre se séparent et se transforment. La première redevient un Alef, la
deuxième un Laméd et la troisième un Fé. C’est l’écriture pleine du nom AleF. Le mot
s’inverse : Pé, Laméd, Aléf. Il devient PéLÉ, le Merveilleux. Le Merveilleux du premier
sentier de la Sagesse, celui de tous les possibles. Il commence la combinaison des trois lettres
dans une roue. Soixante-six vocalisations dont le souffle oriente les mouvements de sa tête :
« Où la Rouah (souffle) va, les vitalités vont ». Le cycle de vocalisations terminé, il reste
silencieux. Immergé dans la plénitude du Merveilleux. Tout à coup, un son délicat de sabots
légers se fait entendre, une biche élancée vient à sa rencontrer. Spontanément, il se met à
évoquer un verset du Livre de la Genèse :
— « Naftali ayalah shlouh’ah hanotén imré-shéfér ! ».[84]
Il redresse la tête, retourne sa capuche et ouvre les yeux. Un dernier rayon du ponant
vient piquer une pierre du sol polie à l’usure. Le filet de lumière se réfléchit sur le mur
obscur. C’est merveilleux ! Un magnifique Shin à quatre têtes se dessine sur la paroi. La
quatrième tête est le signe du Monde à Venir et de la lumière messianique. La Providence
signale sa présence. Abraham ne sait pas comment, mais il est certain qu’il sera sauvé. Il
recouvre sa joie au cœur de l’empire de la tristesse.
Le soleil couché, la ténèbre envahit désormais la cellule. Derrière la
porte, il entend le gardien rognonner au rythme de l’abrasion de ses sabots
et du cliquetis des clés. Puis plus rien.
Il étale la paille et fait ce qu’il y a de mieux à faire dans ces
conditions : dormir.
Alors qu’il est profondément endormi, une main le tire de son
sommeil. Il n’en croit pas ses yeux, le jeune berger de son rêve de la
cascade de Marmore se tient devant lui. La pièce est noire et pourtant le

257
garçon est visible comme en plein jour. Abraham remarque même que les
parois restent noires et ne reflètent pas la lumière du berger.
— Abraham, lève-toi ! Raziel nous envoie te chercher. Tu dois nous suivre.
Éberlué, il ne sait comment reprendre ses esprits.
— Mais … euh, comment … ? Fichtre ! Comment es-tu entré et comment allons-nous
sortir ? la porte est toujours solidement barrée.
— Les portes closes ne peuvent être franchies, mais ce n’est pas le cas des ténèbres les
plus profondes. Ce n’est qu’une question de confiance.
Répond le garçon avec le sourire, tout en désignant la paroi la plus
obscure de la cellule. Abraham scrute, mais ne voit rien. Le jeune berger,
rit et dit :
— À quoi servent les yeux dans les ténèbres ? Sonde avec ton cœur et ressent le beau
qui réside au sein de la noirceur.
Il change d’attitude et pénètre dans les profondeurs de son cœur. Une
main noire sort des ténèbres et s’ouvre dans sa direction et le saisit. C’est
la jeune fille noire, la fiancée du Cantique. À présent, il la voit. Elle est
noire, mais belle. Tout l’inverse des ténèbres qui la voilent. Le beau, c’est
ce qui différencie le noir du noir.
— Abraham, tu me vois enfin. Ma présence ne t’a jamais quitté. « Je suis la rose de
Saron et le lys des vallées ».
Le garçon chante :
— « Comme une rose parmi les épines, telle est mon amie parmi les jeunes filles ».
Abraham reconnaît les « propos embellissant » du Cantique des cantiques. Son cœur
s’embrase, la joie sans cause le remplit. Il ne sent plus les limites de son corps, qui semble
s’être évaporé.
— Prend ma main et celle de « mon bien-aimé semblable à une biche », « le voici, il
est derrière notre mur ». Entends-tu ? « Mon bien-aimé parle et me dit : Lève-toi,
mon amie, ma belle, et viens ! »
Avec une ferme douceur, les mains des amants tirent Abraham dans
les voiles de ténèbres. Le voici dans les rues de Terni plongées dans
l’obscurité. Il est emporté dans leur course. La jeune fille chante et
virevolte :
— « Je me lève, et je fais le tour de la ville. Dans les rues et sur les places. Je cherche
celui que mon cœur aime ».
Tout à coup, Abraham prend peur, une cohorte de soldats en armes approche. Il veut
fuir, mais les amants l’entraînent avec eux en direction « des gardes qui font la ronde dans la
ville ». La jeune fille les interpelle :
— « Avez-vous vu celui que mon cœur aime ? »
En guise de réponse, les gardes, les rues, la ville, tout disparaît. Ils
courent vers la rive d’une rivière. La jeune fille parée d'un magnifique
sourire chante :
— Voici la Sagesse des eaux « d’une fontaine des jardins, d’une source d'eaux vives,
des ruisseaux du Liban ».
Abraham hésite, mais les amants plongent avec lui dans le courant.
Elle est un feu noir, lui est un feu blanc. Les deux s’unissent dans un

258
tourbillon infini. Il ne sait plus, tous ses repères se sont volatilisés, un
courant sans direction l’emporte. Il croit se noyer.
◆◆◆

— Geôlier ouvre cette porte, nous devons conduire le Rabbin aux magistrats.
La grosse clé grince dans la serrure et la porte est libre de s’ouvrir.
— Sors Rabbin, ton sort t’attend !
Pas de réponse, le geôlier passe la tête dans la cellule et regarde dans
toutes les directions.
— Il n’est plus là, capitaine.
— Comment est-ce possible ? Ôte-toi de mon chemin, outre à vin !
L’officier qui a sorti son épée fouille la paille. Sonde les murs.
— Sapristi ! Il a foutu le camp ! Comme est-ce possible ? C’est toi qui lui as ouvert
contre monnaie vineuse, c’est ça ? Canaille, il va-t’en cuire. Tu vas regretter tes
chopines !
— Je vous assure, mon capitaine, qu’aucune porte n’a été ouverte …

◆◆◆

À deux lieues de là, un corps endormi gît sur la plage de galets de la Fiume Nera
(Rivière noire), qui court de Terni et traverse Narnia.
— « Ne réveillez pas, ne réveillez pas l'amour, avant qu'elle le veuille ». « Les grandes
eaux ne peuvent éteindre l'amour ».
Abraham reprend doucement conscience, il suit la voix qui l’extrait
lentement de sa torpeur. Il sent une douce caresse, un baiser, une voix qui
lui susurre à l’oreille :
— « Mets-moi comme un sceau sur ton cœur. Comme un sceau sur ton bras. Car
l'amour est fort comme la mort ».
Abraham ouvre enfin les yeux, il regarde brusquement à doite, à
gauche. Il est seul ! Ses vêtements sont mouillés et il ignore complètement
où il se trouve. Que s’est-il passé ? Le fait est qu’il est libre et loin de son
cachot. Il a rêvé, c’est sûr. Pourtant, son corps a bien traversé les murs de
la prison et les flots l’ont abandonné sur ces galets. Son intellect est dans
l’incapacité totale de comprendre la situation. Il ne peut que crier : c’est un
miracle ! Il tombe sur ses genoux et prie pour remercier la Providence
divine pour cette intervention de tous les possibles. Elle l’a fait pénétrer au
cœur des mystères du Cantique des cantiques. Le livre du Baiser de
l’Union mystique.
— Ah, te voilà !
Abraham est saisi par l’effroi, car il comprend que les gardes l’ont
rattrapé et vont à nouveau l’emprisonner. Il se dresse vivement et s’apprête
à fuir. Mais personne sur terre. Il se retourne et voit un homme debout sur
une large barque qui le regarde avec étonnement.
— De quoi as-tu peur ? De ton ombre ? Tes amis ne m’ont pas dit que tu es fou.

259
— Qui ça ?
— En amont, un jeune berger m’a demandé de t’embarquer avec moi. Je ne fais pas ça
d’habitude, mais la fille noire avait un si beau sourire que je n’ai pas pu refuser.
— Vous les avez vraiment vus ?
— Comme je te vois. Je leur ai dit que je te transporterai à Rome, mais si tu as deux ou
trois pièces, je ne les refuserai pas. Monte, il est temps d’y aller.
Tout en se demandant s’il n’était pas encore en train de rêver,
Abraham embarque sur l’esquif.
— Tu vas à Rome ?
— Oui mon gars. La Fiume Nera rejoint le Tibre près d'Orte, après un long périple.
Ensuite le Tibre nous amènera à Rome. Je t’y déposerai et je continuerai jusqu’à
Ostie.
— Comment as-tu dit que cette rivière s’appelle ?
— Fiume Nera.
La rivière noire, qui prend sa source dans la cascade de Marmore, où
il a fait le premier rêve mettant en scène le jeune berger et la fille noire
devenue la Nera. Cette rivière traverse Terni. Abraham devra sans doute
méditer encore longtemps sur ce miracle pour en intégrer le mystère.
—Je me nomme Abraham ben Samuel Aboulâfia et toi, quel est ton nom ?
—Paolo ! Paolo Zeni. Je transporte ces marchandises pour les vendre à Rome.
—Comment feras-tu pour faire remonter ton bateau à Terni ?
— Je ne retourne pas à Terni. Je le vendrai à Ostie. La vente des marchandises à
Rome me permettra d’embarquer vers de plus vastes horizons. Je veux visiter le
monde, franchir les Colonnes d’Hercule[85], pour explorer les côtes vers le sud, en
Afrique peuplée de gens à la peau noire. Et si le monde continue au-delà,
j'explorerai cet au-delà de l’au-delà. J’ai pris la présence de la fille noire comme
un signe providentiel, c’est plutôt rare par ici. C’est pour cela que j’ai accepté de
t’embarquer.
— Paolo, je puis te garantir que tout signe venant de cette jeune fille est une
manifestation de la Providence divine. Ton voyage est béni, tu visiteras assurément
de grandes et lointaines contrées.
L’esquif lourdement chargé laisse peu de place, mais Abraham, assis
sur une caisse, admet avec bonheur que la Providence lui offre un transport
facile pour Rome. D’autant que ce compagnon de flots est plutôt agréable,
il possède une sagesse naturelle. Leurs discussions sont inspirantes, Paolo
lui raconte ses voyages à venir et Abraham son voyage intérieur vers le
Monde à Venir. Il lui explique que son véhicule spirituel est à l’image de
Merkavah du prophète Ézéckiel, le Char céleste du Trône de Gloire. Paolo
répond avec humour :
— Tu voyages dans un char haut et moi dans un char bas. C’est charmant.
Après deux jours d’une navigation paisible, portée par un courant
discret, l’embarcation atteint la région d’Orte. Ils rejoignent le Tibre.
Abraham est plutôt inquiét pour le frêle esquif qui s’apprête à se laisser
emporter par la puissance du fleuve. Paolo reste confiant :
— J’ai vu le Tibre plus furieux, nous allons longer le rivage. Ça devrait aller.
— Pourquoi ne dis-tu pas simplement « ça va aller » ?

260
Deux jours suffisent pour atteindre le premier débarcadère de la cite
romaine. Abraham à des relations dans Rome, ses élèves ont continué à se
réunir. Ils trouvent un gîte pour Paolo et le présentent à des marchands qui
lui achètent sa cargaison dans l'heure.
Deux jours plus tard, Abraham entouré de trois disciples se tient sur
le pont de Lépide et regarde Paolo s’éloigner sur son frêle esquif, à présent
complètement vide. Les deux hommes se lancent de grands signes.
L’ambiance de la cité a grandement changé. Il y a deux ans, un
nouveau Pape népotiste a été élu, le Cardinal Orsini devenu Nicolas III. Il
s’est immédiatement fait élire Sénateur à vie. Le Cardinal de Brion a dû
quitter Rome pour sa sécurité. Officiellement, il a été mandaté par le Pape
en France auprès de Charles d’Anjou. Ce dernier, qui l’a toujours
combattu, se voit priver en douceur des prérogatives que Clément IV lui
avait accordées en tant que Roi de Sicile. L’intuition d’Abraham lui dit
que si son ami Simon de Brion a des problèmes avec cette papauté, la
combinaison des événements fera qu’il pourrait en rencontrer, lui aussi. Il
décide donc de ne pas s’attarder à Rome et de se rendre à Capoue.
◆◆◆

À Capoue, il retrouve son cercle de disciples et Rabbi Hillel. Ce


dernier ne partage pas sa vision mystique et prophétique, mais son amitié
envers Abraham est indéfectible. Tous les disciples des cercles de Capoue
et d’Agropoli ne sont pas non plus prêts à le suivre dans sa démarche
prophétique et messianique. Les courriers d’Ibn Adret ne font qu’aggraver
les choses. Mais Abraham fait fi de cela. Il s’en sert même pour éprouver
et sélectionner ses adeptes.
Il rédige deux ouvrages, le Livre de la Vie et le Livre de la Haftarah. Ce dernier
l’immerge dans les écrits prophétiques de la Bible et ne fait qu'accentuer son sentiment de
mission prophétique. Les visions qui le tourmentent lui laissent à penser que la lumière
messianique rayonne réellement en lui. Lorsqu’il partage cela, il parle à la troisième personne
et met en scène son autre moi : Zekaryahou, mû par ce moi suprême : Raziel. Abraham
disparaît dans cette confusion d’identité. Hillel tente de le raisonner, mais il n’entend plus. Il
s’ancre dans sa certitude absolue.
Son Raziel lui inspire que seule l’union des confessions peut préparer
le réceptacle pour la venue du Messie. Contrairement à ce que croit son
entourage, il ne se prend pas pour le Messie. Il est convaincu d’être une
ouverture pour la lumière messianique. Un agent du Messie. Il est
profondément persuadé que tout adepte, quelle que soit sa confession, qui
connaît le Baiser de l’Union mystique, devient un canal de diffusion de
cette lumière. Lorsque tous les canaux seront ouverts, cette lumière se
répandra dans le monde et le Messie viendra.

261
Pour cela, il doit rencontrer le Pape et lui demander de le rejoindre
dans cette démarche d'unification des enfants d'Abraham. Afin que juifs et
chrétiens s’unissent dans cette mission suprême. Cela fait, les Ismaélites
les rejoindront. Il en est convaincu.
Malgré les avis contraires d’Hillel et de ses amis l’exhortant de
renoncer à cette folie, Abraham décide d’entreprendre ce voyage en
direction de Rome.
◆◆◆

262
- Fragment de la main d’Abraham Aboulâfia -

263
Le Messie et le Pape
Chapitre XXVIII

Abraham devenu Zekaryahou, troublé par un esprit messianique, arrive à Rome le 9 du mois
de Av 5040[86]. La date n’est pas anodine. Elle célèbre les destructions du Temple de Salomon
et du Temple d’Hérode à Jérusalem. Mais, surtout, le 9 av est la date annoncée pour la
naissance du Messie.
Il rejoint ses disciples, dont le nombre a considérablement baissé.
Effrayés par les intentions de leur Maître, certains ont préféré s’en tenir
aux simples pratiques de contemplations, ou rejoindre des enseignements
plus conventionnels de la Kabbalah. Les communautés juives d’Italie n’ont
pas cet engouement pour l’extase et la prophétie que l'on peut trouver chez
les Romaniotes.
Abraham se plonge dans la contemplation et entreprend la rédaction d’une lettre afin de
solliciter une audience auprès du Pape. Il veut absolument le rencontrer avant Rosh haShanah
(Nouvel An). Qui sera célébrée d'ici cinquante jours. Mais les semaines passent, il ne tient
plus, sa mission ne peut plus attendre[87]. Le Pape Nicolas III n’est pas à Rome, mais à une
journée et demie de marche, dans le château de Soriano nel Cimino que sa sainteté a spolié
sous prétexte d’hérésie.
Le mardi 20 août au matin, bravant les supplications de ses amis
l'exhortant de renoncer, Abraham prend la route en direction de Viterbe.
Le lendemain après-midi, se dresse la ville de Soriano nel Cimino où trône
majestueusement le fameux château. D’une beauté sévère et farouche par
le caractère géométrique de ses volumes et par les teintes grisâtres de ses
pierres, le château de Soriano s’élève sur un piton rocheux prolongé par
ses parois. L’édifice désormais pontifical domine la plaine alentour dans
toutes les directions et incarne l’idée même de la forteresse « nid d’aigle ».
Ce pape doit compter plus d’ennemis que d'amis, pour en venir à se
protéger de la sorte. Sans attendre, il se présente à la questure et remet sa
lettre de demande d'audience au Pape le 23 août.
Pour attendre la réponse, il fait savoir qu’il va s’installer dans une
petite auberge à l’entrée de la ville. Le couple qui la tient est charmant et
très respectueux. Abraham leur apprend une façon de confectionner un
pain à partir de farine de châtaigne et de fruits secs. Dans ce village, la
châtaigne occupe une place essentielle, au point d’être célébrée chaque

264
année.

À la fenêtre du premier étage du château, un homme richement vêtu


de blanc des pieds à la tête contemple la vaste campagne du Latium en
direction de Viterbe.
— Matteo, mon neveu je t’ai placé à la tête du sénat romain pour que tu sois mes
oreilles, mes yeux et ma voix. À ma mort, ce château et mes trésors seront à toi.
Mais tu devras t’assurer que les Angevins n’approchent plus de Rome. Charles
d’Anjou est notre adversaire. Il est chose sûre qu’il tentera de mettre son homme à
ma place.
Matteo Rossi Orsini, podestat de la ville, est le neveu du Pape.
Comme chaque matin, il est venu assister son oncle pour répondre aux
affaires courantes. La salle voûtée, ornée de frises colorées sur fond blanc,
fait office de bureau et de bibliothèque. Des feuillets de parchemins en
attente de traitement sont dispersés sans ordre sur les tables. Un moine
approche.
— Votre Sainteté, il y a peu de courriers aujourd’hui et une demande d’audience.
— Alors, commençons par ça. Qu’avons-nous frère Bertoldo ?
— Des fermiers en appellent à votre bienveillante clémence pour l’impôt, les récoltes
ont moins donné cette année.
— Encore ! Ils ne se rendent pas compte de la fortune engagée dans les travaux de ce
château et du montant nécessaire au train de vie d’un souverain pontife. Humble
serviteur de Dieu. Ils ne réalisent pas que ce tribut permet aux serviteurs de Dieu
de prier pour le bien de leurs âmes. Quels ingrats ! N’y a-t-il rien de plus
intéressant ?
— Il y a la lettre de ce Rabbin qui vous demande audience demain. Il parle de la venue
du Messie.
— Du Messie ! Rien que ça. Matteo, lit nous cette lettre.

Lettre d’Abraham ben Samuel Aboulâfia, serviteur de Dieu.

À sa Sainteté le Pape Nicolas III

Éminent guide de la foi chrétienne,

Le règne de la paix et de l’amour frappe à la porte de nos cœurs. Notre siècle


connaît maints fléaux et les guerres se succèdent. Il m’a été donné de rencontrer des
âmes de bonne volonté, témoignant de la foi des religions engendrées par Abraham,
notre père. Toutes ces âmes ont réalisé l’importance et la nécessité d'un dialogue
interconfessionnel sincère. Un seul Dieu nous réunit. Son lien spirituel est son Messie.

La Torah des Juifs est une Loi aspirant à l’Amour, la Foi chrétienne est un Amour

265
aspirant à la Loi. Leur union offrirait le plus beau des calices pour l’accueil de la
Lumière messianique. Je vous prie avec humilité de permettre à mes frères Juifs
d’exercer librement leur foi. Elle n’est pas en opposition avec votre foi, bien au
contraire. Nous sommes les deux parties d’un même cœur. Si nous ne le réunissons pas,
il ne peut battre et diffuser l’unité de son amour. C’est le cœur simple que je souhaite
vous entretenir de la « Religio » authentique, celle qui n’a nulle autre intention que de
relier universellement les âmes dans la Lumière de l’Amour Infini.

Par l’Union mystique, j’ai connu l’ardeur du Baiser et le flux de la Vie du Monde
à Venir. Chaque âme qui s’ouvre à ce flux devient un émissaire du Messie sur terre.
Mais un seul représentant n’est pas suffisant. Les émissaires doivent se multiplier au
sein de toutes les croyances. Je sais que dans les cercles des Petits Frères[88], la
méditation sur le nom de Jésus échauffent les cœurs. Vous êtes le plus haut réceptacle
de ce flux dans la foi chrétienne. Une seule parole de vous permettrait de transformer
ce monde en un calice de lumière. Il nous est offert l’opportunité d’instaurer la paix,
l’amour et la sagesse. Non par une théocratie, mais par une théosophie, un règne
universel de la Sagesse divine. Je vous implore d’écouter mes paroles, car je sais que
si notre génération n’accomplit pas cela, une telle opportunité ne se représentera plus
avant mille ans.

Je connais les chemins rapides que les contemplatifs doivent emprunter pour
réaliser l’Union mystique. C’est pourquoi je sollicite humblement une entrevue le
vendredi 23 août 1280, afin d’avoir le privilège de vous exposer cette sagesse de vive
voix.

Je me tiens dans la prière, dans l’auberge à l’entrée de la ville, dans l’attente de


votre décision.

— C’est encore long ? interrompt le Pape.


— Non, mon oncle, c’est terminé. Que devons-nous répondre ?
— S’il croit que je vais transformer la chrétienté pour lui et faire comme si les Juifs
n’étaient pas des déicides. S’ils voulaient le Messie, ils n'avaient qu'à s’abstenir de
faire crucifier le Fils de Dieu. C’est un illuminé, un pauvre fou, il n’y a qu’à
ignorer sa lettre et la brûler … à défaut de le brûler lui.
Un des prélats qui a assisté à la lecture intervient :
— Votre Sainteté, si je puis me permettre.
— Parle !
— Le Juif se nomme Abraham Aboulâfia ? C’est bien cela ?
Le neveu du pape récupère promptement la lettre qui commençait
déjà à brûler dans la vaste cheminée.
— Oui, c’est ça : Abraham ben Samuel Aboulâfia.
— Lorsque j’étais sous l’autorité du Cardinal de Brion à Rome, voilà une quinzaine
d’années, je me souviens avoir vu cet homme. Il semblait assez proche du cardinal
et lui rendait régulièrement visite.
Le Pape bondit de sa chaise.
— De Brion ! Simon de Brion ! L’homme de Charles d’Anjou ! ça change tout !

266
Le Pape se redresse, sa face bouffie devient d’un rouge si vif, que les
personnes présentes craignent qu’il ne succombe sur-le-champ.
— Si cet Aboulâfia est un fidèle de Simon de Brion, alors sa lettre est surement un
piège tendu par ces maudits Angevins. Il ne s’agit plus alors d’un doux rêveur, mais
bien d’un hérétique qui en veut à la papauté. Voilà, ce que l’on va faire. Envoyez
un billet à ce traître hérétique juif, pour l’inviter à se présenter au château
vendredi. Mais au lieu d’être reçu en audience, il sera attendu par le frère
inquisiteur Sinibaldo del Lago et le notaire Bernardo d’Aanagni accompagnés
d’hommes en armes. Que le bois soit prêt pour enflammer le bûcher le jour même.
Il sera brûlé à la même place et le même jour que la famille Guastapane.
Satisfait, le Pape reprend ses couleurs habituelles, c’est-à-dire un peu
moins rouges. Il attrape son neveu par la manche.
— Matteo, suis-moi, nous devons nous entretenir avec un visiteur secret. Il s’agit de
Giovanni da Procida. Il est venu de Sicile déguisé en capucin muni d’une longue
barbe. Cet homme est une crapule, un agitateur, mais il ourdit un complot contre
Charles d’Anjou. Ce qui n’est pas sans me déplaire.

◆◆◆

Un moine pénètre dans l’auberge.


— Par ordre de sa Sainteté ! J’ai un billet pour le Rabbin Aboulâfia.
— C’est moi. Abraham qui est accroupi près de la cheminée se redresse et va à la
rencontre du moine.
— Voici la réponse de sa Sainteté, tu es attendu à la porte nord du château vendredi
matin, pour l’audience que tu as demandée.
— Merci moine, j’y serai.
Le moine le salut et se dirige vers la porte de sortie. Il marque un
temps d’arrêt. Saisit la poignée et ouvre la porte. Il s’arrête à nouveau,
baisse la tête, hésite. Il pose un pied à l’extérieur, se ravise et referme la
porte, pour revenir à l'intérieur.
— Dis-moi Rabbin, est-il vrai que tu es proche du Cardinal de Brion ?
— Oui, il me fait l’honneur de son amitié. Je le connais depuis fort longtemps, nous
avons voyagé ensemble. Je l’apprécie beaucoup.
— Effectivement, c’est un saint homme. Dans ce cas, accompagne-moi à l’extérieur,
faisons quelques pas.
— Si tu veux. Je te suis.
Les deux hommes marchent lentement sur le chemin bordé de
châtaigniers, dos à la ville.
— Il est préférable que l’on ne nous voie pas ensemble. Le cardinal de Brion est un
sujet dangereux par ici. Je suis un moine franciscain et j’ai été sous la guidance
spirituelle du cardinal à Rome. Il me semble même t’y avoir aperçu. Je connais la
qualité d’âme du cardinal et je suis attristé par la détestation que lui voue le Saint
Père. C’est pourquoi je prends le risque de t’avertir et de te mettre en garde.
— À quel sujet ?
— Ce billet est un piège. Sa Sainteté et son neveu sont persuadés que tu es un espion
de Charles d’Anjou ayant pour mission de discréditer le siège de Nicolas III. Par
conséquent, vendredi tu ne seras pas reçu par le Pape, mais par son inquisiteur et
ses hommes en armes. Ils ont pour ordre de te faire monter illico au bûcher. Les

267
fagots de bois sont déjà préparés près de la porte nord. Tu dois fuir au plus vite.
Abraham est déçu par la nouvelle et prend un instant de réflexion.
— Je te remercie moine, mais je ne peux pas tourner les talons. J’ai une mission divine
à remplir, elle m’a conduit jusqu’ici. Je dois continuer à faire confiance à la
Providence divine. Ce n’est plus moi qui décide.
— Comme tu veux Rabbin. Dans ce cas, que Dieu te garde.
L’homme fait volte-face et s’éloigne rapidement en direction de la
ville.
Abraham soucieux au sujet de ce qu’il vient d’entendre, rejoint l’auberge. Il décide de
ne pas manger et de consacrer cette nuit, peut-être la dernière, à la méditation. Il s’installe
dans sa chambre et reste dans la pénombre. « Raziel a été informé de ce qui l’attend, mais il
ne doit pas en tenir compte ». La roue des lettres commence sa rotation, instamment, un
immense bien-être envahit Abraham devenu Raziel. Les sons caressent son âme et il
contemple des merveilles jamais perçues auparavant. Les lettres des noms divins les plus
secrets déferlent sur lui. Il voudrait les noter sur sa tablette, mais cela va bien trop vite. Sa
main ne peut suivre. Il se contente de laisser ce flux le traverser. Combien de temps cela a-t-il
duré ? il ne saurait dire. Alors que la nuit est bien avancée, lui vient la vision de l’ombre noire
de la demeure du Pape. Soudain, dans les cieux, une grande nuée tournoie au-dessus du
château. Un puissant souffle de tempête ouvre les cieux. Au centre une lueur, un éclair s'en
échappe et frappe le château.
Le matin est arrivé. Abraham gravit la route qui conduit à la porte
nord. La contemplation de la nuit l’a préparé à tous les possibles. La
Providence divine guide ses pas et porte son cœur. Avant de franchir la
grande porte, il ne manque pas de remarquer le tas de bois destiné à un
bûcher. Mais il poursuit sa marche avec assurance. Il arrive au centre de la
cour aux façades de pierres grises, qu'aucune banderole colorée ne réussit
à égayer. Personne pour l’accueillir. Il aperçoit le moine qu’il a vu la veille
qui court dans sa direction et le salue.
— Tu es tout de même venu. Je ne sais que penser de toi. Sache que cette nuit, le Saint
Père a été pris de paralysies du cerveau et l’apoplexie l’a emporté. Il est mort
subitement, comme lors d'une épidémie. Tu ne seras pas jeté au bûcher aujourd’hui,
l’inquisiteur ne peut faire son œuvre en de telles circonstances. Ta vie est épargnée
pour l’instant. Les bruits de bottes que tu entends sont celles des gardes pontificaux
qui viennent t’arrêter.
Abraham écoute le récit sans montrer d’émotions, il était prêt à
affronter tous les possibles et ça en est un. Il dit au moine :
— L’un a été tué, et l'autre a été sauvé.
— Pour ça …, répond le moine en partant, que Dieu te garde[89] ! … encore une fois…
Une cohorte armée, menée par l’inquisiteur Sinibaldo del Lago,
s’approche d’Abraham.
— Abraham ben Samuel Aboulâfia, par ordre de Sa défunte Sainteté Nicolas III, je
t’arrête pour hérésie et conspiration contre la papauté. À ce jour, toutes les
exécutions sont suspendues jusqu’à l’élection d’un nouveau pape. En attendant, tu
seras incarcéré dans les geôles de la tour du château.
Une fois encore, l’oiseau épris de liberté se retrouve en cage. Sa
cellule est différente de celle qu’il a connu à Terni et dont il fut

268
miraculeusement tiré. Une ouverture à hauteur d’homme donne sur les
campagnes alentour et les forêts de châtaigniers. Malgré de solides
barreaux de fer, elle entretient l’espoir de la lumière, de la vie et de la
liberté. Abraham peut y contempler et saluer le lever du soleil, le bien le
plus précieux dans cette geôle partagée avec trois autres « hérétiques ».
L’hérésie de l’un tient du fait que ses terres étaient convoitées par le neveu
du pape. Celle de l’autre, parce qu’il a rossé un prélat beaucoup trop
motivé à sauver l’âme de sa fille. Le troisième, pris de boisson, a été
surpris en train d’uriner dans un bénitier. Les quatre détenus sont en
suspens du sort qui les attend après l’élection d’un nouveau pape. Ils
assistent du haut de leur cellule aux célébrations et au départ du convoi
transportant la dépouille pontificale en direction de Rome.
Le château paraît désormais bien vide. Le grand escalier en
colimaçon ne resonne qu’une seule fois par jour avec les pas d’un geôlier
qui vient leur apporter du pain sec et de l’eau.
Cela fait une semaine que la détention se prolonge, lorsque des pas
plus légers qu’à l’habitude se font entendre. Un visage apparaît derrière la
grille du judas de la lourde porte aux ferrures rouillée.
— Rabbin Aboulâfia, tu es là ?
Abraham profondément immergé dans ses pensées sursaute et se lève
d’un bond. Il devine le visage du moine qui l’avait mis en garde à
l’auberge.
— Moine ? Ton visage amical me fait le même effet que le soleil levant derrière ces
barreaux. Que se passe-t-il dehors ?
— Tout est suspendu. De grandes négociations pour la succession du pape se trament
entre les ordres religieux, les États et les notables. Cela peut s’éterniser, car
personne ne s’accorde. Charles d’Anjou veut récupérer ses prérogatives et use de
toute son influence pour que son candidat soit le prochain pape.
— Quel nom propose-t-il ?
— Ton protecteur le cardinal de Brion. Personnellement, je serai ravi que ce saint
homme occupe le siège de Saint Pierre. De plus, c’est un franciscain, quel prestige
pour notre ordre ! Sans compter que cela te sera vraisemblablement profitable.
— A-t-il de véritables chances d’être élu ?
— Vu la puissance et l’influence de Charles d’Anjou, il y a de très grandes chances. Le
seul obstacle que le Prince rencontre, c’est que le cardinal de Brion refuse d’être
candidat. Il est vrai que les méandres politiques qu’impose la charge ne sont pas en
accord avec la vie spirituelle à laquelle il aspire.
— Je le reconnais bien là.
— Je suis venu te dire que j’ai informé notre ordre de ta situation et de la protection
que t’accorde notre Maître le cardinal. Cela devrait au moins te tirer des griffes du
frère inquisiteur Sinibaldo del Lago, avant son retour de Rome.
Je dois partir maintenant, adieu. Je prierai pour toi et tes
compagnons de cellule.
Le moine disparaît, le bruit de ses sandales disparaît au loin.

269
◆◆◆

Comme chaque jour, Abraham scrute le paysage et en découvre de nouveaux détails.


Ce jour inaugure le premier jour de la célébration de la fête de Rosh haShanah (Nouvel An).
L’année 5041 du calendrier hébraïque. Ce qui signifie qu’il est incarcéré depuis une dizaine
de jours. Son regard est attiré par la silhouette de deux cavaliers qui arrivent par la route de
Rome. L’un est vêtu de blanc et l’autre de noir. Il ne tarde pas à distinguer une croix rouge
sur leurs tenus. Ce sont deux Templiers qui se rendent au château. Il n’est pas sûr que cela le
concerne, mais cette présence le réconforte. S’il pouvait les voir, il leur montrerait le signe
confié par Roncelin de Fos. Son souhait ne tarde pas à être exaucé. De forts bruits de bottes
résonnent dans l’escalier et approchent de la cellule. La serrure est dégagée et la porte
s’ébranle en grinçant pour laisser apparaître les deux chevaliers en compagnie d’un geôlier.
— C’est lui, dit le geôlier et en désignant Abraham du doigt.
Le chevalier en blanc s’adresse à Abraham.
— Rabbin, nous avons pour mission de te conduire à Rome pour te remettre entre les
mains des frères de l’Ordre de Saint François. Ils décideront de ton devenir. Nous
partirons demain dès l’aube.
Sur ce, il tourne les talons et la porte se referme sur eux.
◆◆◆

Les silhouettes des collines romaines se forment à l’horizon.


Abraham marche derrière les chevaux des chevaliers templiers. Apprenant
qu’il connaissait le commandeur Roncelin de Fos, les chevaliers l’ont
libéré de ses liens.
Le jeudi 5 septembre 1280, l’inlassable zélateur du Messie, quêteur du Baiser
mystique, se réveille dans une modeste cellule monacale de l’Académie romaine de l’Ordre
de Saint François. À proximité de la demeure qu’occupait autrefois le cardinal de Brion, un
quartier qui lui est familier. Il est toujours prisonnier, mais ses conditions de détention ont
considérablement changé. Les « frères mineurs » lui laissent même célébrer Shabbath.
Malgré le temps passé, il identifie quelques visages connus, croisés par le passé dans la
maison du cardinal. Il n’est pas libre de sortir, mais les frères le traitent bien. Ceux-ci mettent
à profit son érudition et l’interrogent sur la philosophie, sur la foi juive et même sur l’Union
mystique. Il leur parle de Raymond Lulle et de ses enseignements. Et, bien sûr … de la
prophétie messianique et de la nécessité d’unir les confessions. Le bibliothécaire lui demande
d'expertiser et de lui traduire quelques rouleaux rédigés en hébreu. Ce qu’Abraham fait avec
grand plaisir. Surtout qu’il a la surprise de découvrir que les frères détiennent une copie du
manuscrit de la Source de Sagesse des kabbalistes de Provence. Il se fait un devoir de leur en
commenter les grandes lignes.
Cela fait neuf jours qu’il est « emprisonné » dans l’Académie des
frères mineurs, lorsqu’un templier se présente. Il presse les moines de le
conduire auprès du Rabbin. On trouve celui-ci dans les cuisines, occupé à
brosser des navets pour le souper.
— Laisse cela et suis-nous promptement, une tâche de la plus haute importance
t’attend.
Abraham se lève. Le moine et le chevalier le conduisent à vive allure
dans le bureau du Frère prieur. Le chevalier jette un œil dans le couloir
avant de fermer la porte. Puis il prend la parole.

270
— Nous avons reçu un message de France de la plus haute importance. Cela concerne
le conclave qui se prépare pour le siège pontifical. Le message est chiffré et nous
n’en avons pas la clé. Un autre messager est arrivé pour nous signifier que tu
serais cette clé capable de déverrouiller le code. Voici le message, décrypte-le pour
nous.
Le chevalier tend le parchemin à Abraham, qui l’examine
silencieusement. C’est assurément l’écriture du Cardinal de Brion, il l'a
souvent vu. Des nombres, sans logique apparente, entrecoupées de dix-huit
lettres grecques se succèdent. En haut à droite est dessiné ce que l’on
pourrait prendre pour un trident. Mais ce n’est pas un trident, c’est une
allusion à la lettre Shin évoquée dans l’une de leurs dernières
conversations. Le cardinal lui envoie un signe de rappel.
Il s’assoit et ferme les yeux. Il isole mentalement les dix-huit lettres grecques. Il
comprend. Cela permet de lire : « trochós en méso trochoú[90] ». Cela signifie : « Une roue au
milieu d’une roue ». C’est tiré du Livre d’Ézéckiel, chapitre 10, verset 10. Abraham avait
utilisé ce verset pour expliquer au cardinal comment appliquer la méthode de transposition
que l’on nomme Al-Bam, qui consiste à remplacer les lettres par leurs opposées. Le cardinal a
su tirer profit avec brio de tous leurs échanges. Il est clair que dans le cas présent, Abraham
est la seule personne au monde à pouvoir déchiffrer ce message. Il ouvre les yeux et
mémorise la succession de chiffres sans les lettres grecques. Puis ferme à nouveau les yeux,
contrôle son souffle et laisse son esprit s’apaiser. Les chiffres commencent à tourner dans le
champ de son intellect. Progressivement, ils mutent en lettres hébraïques par le système
d’équivalences numériques. La roue s'inverse dans son miroir. Voilà, il lit le message. Il se
saisit d’un stylet et d’une feuille et inscrit le texte décodé.
— Voici, chevalier. Tout y est. Il s’agit de la liste des cardinaux impliqués dans un
complot qui se trame à Viterbe fomenté par le neveu du pape, dans le dessein
d’empêcher les amis du Prince d’Anjou d’accéder au siège pontifical.
— Morbleu ! s’écrie le chevalier. Je cours de ce pas porter le message à qui de droit.
Toi, Rabbin, ne quitte pas Rome. Informe les frères mineurs de tes lieux de
résidence, pour que l’on sache en permanence où te trouver.
— Soyez rassuré chevalier, je ne bouge pas d’ici. Réponds Abraham avec ironie.
Depuis cet épisode, Abraham n’a plus la sensation d’être prisonnier. Hormis qu’il ne
peut toujours pas sortir de l’Académie des Frères mineurs. Il est libre de ses mouvements et
se plaît à explorer la riche bibliothèque des Franciscains. Alors que rien ne le laissait
présager, le jeudi 3 octobre 1280, le frère prieur le convoque[91].
— Maître Abraham, il est clair pour mes frères et moi-même que tu n’es pas un
hérétique. En déchiffrant le message de notre honorable Maître Simon de Brion, tu
as prouvé ta probité. Demain, nous célébrerons dans la prière la fête du fondateur
de notre ordre, le très saint François d’Assise. Par conséquent, nous avons décidé
de te rendre ta liberté dès aujourd’hui. Tu célèbreras Shabbath parmi les tiens et
nous élèverons nos prières vers notre saint. Va ! Je te rappelle néanmoins que tu ne
dois pas quitter Rome, au cas où le chevalier de l’ordre du Temple ait à nouveau
besoin de ta science.
Cette décision aussi soudaine laisse Abraham complètement coi. Il
prend congé des frères et se dirige vers le quartier juif, situé près de la
maison où il a vécu avec Tsiporah. Il passe devant la bâtisse et s’émeut en
contemplant la façade. Il se souvient que c’est ici qu’est née Dafna.
— Rabbi Aboulâfia ! C’est bien toi ? On te croyait entre les mains de l’inquisition.

271
Un homme, qu’il reconnaît tout de suite, sort de son ancienne maison.
C’est Isaac, le disciple à qui il avait confié la guidance du cercle d’adeptes
de Rome. Celui-ci occupe désormais la maison laissée par son Maître.
— Entre donc, il y a même de la place pour te loger si tu le souhaites.
Une fois de plus, la Providence a guidé ses pas et combiné les évènements. Il accepte
avec joie l’invitation d’Isaac. Il peut ainsi renouer avec son cercle de disciples, certains sont
partis, mais les nouveaux sont enchantés d'enfin rencontrer le Rabsha[92], le Maître de la
Quête.
Les mois qui suivent sont sereins, malgré l’agitation qui règne à Rome en raison de
l’élection du Pape qui ne peut aboutir. Abraham renoue avec un rythme régulier de
méditations et d’études. Il a le temps et l’environnement adapté pour terminer son livre de la
Vie du Monde à Venir.[93] Le diamant est enfin taillé, mais il songe déjà à en rédiger un autre,
un diamant de l’intellect encore plus beau. L’expression « imré-shéfér » (Propos
embelissant), évoquée durant l’épisode d’emprisonnement à Terni, tourne dans sa tête.
L’intuition lui dit qu’il écrira ce livre à l’orée de sa vie et bien loin de Rome. Il lui arrive
parfois d’être mandé à l’Académie des Frères mineurs, où un Templier l’attend un pli à la
main.
La seule ombre à ce paisible tableau fut d’apprendre que le Rashba[94] (Salomon ibn
Adret) avait été nommé grand Rabbin de Barcelone. Ce dernier ne tarda pas à marquer
davantage son opposition à la démarche messianique et aux prétentions prophétiques
d’Abraham. Il est évident que l’accueil au sein des communautés juives pourrait devenir
problématique dans l’avenir. Déjà, quelques Rabbins romains ne manquent pas de diffuser les
courriers du Rashba le concernant. Les regards portés sur lui ne sont pas toujours des plus
amicaux durant les offices dans la synagogue. Un des disciples lui apporte la copie de l’une
des lettres peu élogieuses à son encontre :
« J'ai aussi vu des livres écrits par un érudit du nom de Rabbi Abraham Aboulâfia.
Dans sa folie et son arrogance, il se fait qualifier de prophète. Alors qu’il est enseigné
que « depuis le jour où le Temple a été détruit, la prophétie a été retirée des prophètes
et donnée aux imbéciles [95]. » Ses livres débordent de ses : inventions, délires et
mystifications[96]. »
À cela, il lui arrive de répondre avec sérénité :
— Le prophète qui s'isole, détient un pouvoir de concentration dépassant de loin celui
du commun des mortels. Ses pensées pures s'unissent au Rocher des mondes en
toute simplicité. Quand le désir du Nom suprême a pour intention de manifester par
son intermédiaire des miracles et des merveilles pour la sanctification de son Nom,
son adepte reçoit l'influx occulte issu du monde de l'émanation. Ce, grâce au
pouvoir des Noms. Si c’est cela qu’être un imbécile, alors j’en suis un.
Un disciple demande :
— Que voit le prophète, Rabbi ?
— Sache que le secret de la prophétie révélé pleinement au prophète consiste en ce
qu'il voit de façon soudaine sa propre forme debout devant lui, puis s'oublie et
s'absente de lui-même, voyant sa propre forme devant lui dialoguant avec lui et lui
dévoilant le Monde à Venir.
Le disciple dit :
— J'ai vu de mes propres yeux un homme qui a vu, alors qu'il était éveillé, une force
ayant forme d'ange, et qui a parlé avec lui, et lui a dévoilé l'avenir.
— Gare à l’imaginaire ! lance Abraham. Sache qu'il ne voit rien d'autre que lui, parce
qu'il se voit à partir de lui, de dos et de face, comme quelqu'un qui se voyant dans
un miroir ne verrait rien d'autre que lui, et qui semblerait voir une chose en dehors
de son corps, mais qui lui ressemble. Le flux de la prophétie traverse différemment

272
l’adepte.

◆◆◆

Ce 22 février 1281, alors qu’il est à proximité de l’Académie


franciscaine, une immense clameur monte dans toute la ville. Les cloches
des églises résonnent jusque dans les campagnes. Il aperçoit le Frère prieur
qui remonte la rue aussi vite que ces sandales le peuvent.
— Que se passe-t-il frère ?
— Ah ! Maître Abraham ! Tu ne sembles pas au courant de la grande nouvelle.
— Non, qu’arrive-t-il ?
— Nous avons enfin un nouveau pape.
— Quatre mois pour l’élire, ils ont pris leur temps. De qui s’agit-il ?
— De notre saint Maître, Simon de Brion !
Abraham est fortement surpris, d’autant que les derniers décryptages
de missives laissaient entendre que Simon de Brion refusait
catégoriquement de présenter sa candidature.
— N’est-ce pas merveilleux ? Continue le frère. Je sais que tu es aussi surpris que moi.
Laisse-moi te raconter ce qui s’est passé.
Par les messages que tu déchiffrais, tu as eu connaissance que la
majorité des cardinaux réunis à Viterbe étaient opposés à l'élection
de l’homme de Charles d’Anjou, Simon de Brion en l’occurrence.
D’autant qu’ils n’étaient pas sans savoir que Frère Simon refusait
d’être candidat. Lorsqu'ils ont suspendu leurs délibérations, Charles
d'Anjou, Roi de Sicile, en a appelé à la foule, qui s'est saisie des
récalcitrants et les a jetés en prison. Les prélats furent mis au pain et
à l'eau, jusqu'à ce qu'ils promettent de procéder à l'élection sans
délai. Au bout de quelques jours de ce régime, ils finirent par
s'entendre. Et aujourd’hui, Maître Simon de Brion a été proclamé
souverain pontife à l'unanimité.
— Comment est-ce possible, puisqu’il a toujours refusé de présenter sa candidature ?
S’étonne Abraham.
— C’est là le plus incroyable de l’histoire. Le Frère-cardinal Simon manifesta une
résistance si déterminée et si forte que les cardinaux, enflammés d'un saint zèle, lui
arrachèrent ses habits de cardinal, les déchirèrent et le revêtirent par force des
habits de la papauté. Succombant à la force, et n'osant plus résister, il sera
couronné le 23 mars à Orvieto sous le nom de Martin IV. Je te laisse ! Il faut que je
rejoigne mes frères en prière, qui remercient Dieu pour cette grâce accordée à
notre ordre.
Abraham, amusé, imagine Simon de Brion dévêtu de force, se
débattant pour ne pas s’asseoir sur le trône pontifical.
◆◆◆

Malgré quelques animosités au sein de sa congrégation, Abraham continue


l’enseignement et ses contemplations. La prophétie messianique est toujours aussi forte en lui

273
et il espère rencontrer son ami nouvellement pape pour lui faire part de sa mission. D’autant
qu’il est persuadé que l’avènement du Messie est prévu pour 1290. Il décide de relater les
événements de sa vie dans un livre qu’il intitulera : Livre des témoignages. Abraham n’y
apparaît pas, les protagonistes sont ses « autres moi », Raziel et Zekaryahou « Ceci est le livre
des témoignages, le quatrième commentaire écrit par Raziel[97] … » Abraham n’est que
l’instrument qui écrit sous la dictée de « Raziel ».
Un soir du mois de janvier 1282, un des frères mineurs vient frapper à
sa porte et lui demande de promptement le suivre. Ils se dirigent sans un
mot en direction de l’Académie. Abraham repère des hommes en armes
qui errent aux alentours. Une fois à l’intérieur, ils suivent un long couloir
sans lumière. Le frère toque et ouvre la porte. Un homme est assis et
observe les bûches se consumer dans une cheminée ornée de deux têtes de
lions.
— Sois le bienvenu, Abraham !
L’homme au visage émacié et à la barbe blanche se retourne. Il a bien
vieilli, mais Abraham ne peut retenir son exclamation :
— Sim …, heu ! Émin… ?? Je ne sais comment il faut s’adresser au pape.
Le pape Martin IV rit et fait signe qu’on les laisse seuls.
— Cela me fait plaisir de te revoir Abraham. J’ai suivi à distance tes dernières
péripéties, car fort heureusement pour toi elles sont parvenues à mes oreilles.
— J’en ai bien conscience, Éminence.
— Comment as-tu trouvé mes chiffrages ?
— J’y ai tout de suite reconnu votre signature.
— Viens, assieds-toi et livre-moi quelques récits.
Abraham se plie avec plaisir à la demande du pape. Il ne manque pas
de souligner sa mission prophétique et messianique, quant à la raison de sa
téméraire visite à Nicolas III.
— Ce que tu as fait est des plus dangereux, dit le pape. Où avais-tu la tête ? Je te
connais et je comprends ta volonté d’unifier les confessions dans un but de salut
providentiel. Mais comprends-moi. Je me trouve actuellement dans l’incapacité
d’unifier mes cardinaux, mes prélats et les rois chrétiens. Comment veux-tu que
j’établisse une union de la chrétienté avec les autres confessions ? Si une rumeur à
ce sujet venait à circuler, mes ennemis ne feraient de moi qu’une bouchée. Tu dis
que sinon il faudra attendre mille ans. C’est sans doute le temps nécessaire pour
que les peuples deviennent plus sages. Je me suis engagé à réunir les ordres
Templiers et Hospitaliers. Si je réussis cela, ce sera déjà un premier pas … mais
c’est loin d’être fait.
— Pourtant, je sais que l’union des confessions autour du Dieu unique est possible,
répond Abraham plutôt déçu.
— Je lis ta déception, la mienne est de m’être retrouvé sur le trône de Saint Pierre.
Tout d’un coup, le souverain pontife prend un air plus grave.
— J’ai voulu te rencontrer pour te confier une mission secrète. Je veux que tu te rendes
pour moi en Aragon pour y délivrer un message de la plus haute importance.
— Je ne peux rien vous refuser, mais il faut que vous sachiez que le nouveau grand
Rabbin de Barcelone me déteste et qu’il me fera emprisonner dès que j’aurai posé
un pied sur le port de Barcelone. De plus, il est le banquier du Roi d’Aragon.
— Dans ce cas, je te ferai discrètement surveiller et protéger. Il faut que tu puisses

274
aller au bout de ta mission. C’est capital. Personne ne soupçonnera un juif errant
« illuminé » en quête d’Union mystique.
Le roi Pierre III d'Aragon est l’ennemi juré de Charles d’Anjou.
Nous savons qu’il projette de s’attribuer le titre de Roi de Sicile par
la force. Pour empêcher cela, il nous faut trouver des alliances pour
le renverser directement en son pays d’Aragon. Je prévois de soutenir
le roi de France Philippe III le Hardi et le consacrer roi d’Aragon.
Pour cela, nous devons gagner la confiance de Jacques, le fils de
Pierre d’Aragon en ralliant à notre cause un de ses proches
conseillers. Afin de jouer sur les griefs que le fils entretient envers
son père.
De plus, prend le temps de réfléchir à cela. Ton détracteur est ami
du Roi d’Aragon. Ce dernier est ennemi de Charles d’Anjou, mon
ami. Tu es toi-même mon ami. Il est par conséquent de ton intérêt de
renverser le Roi d’Aragon. Tu es le parfait messager.
— Cette logique est plus politique que mathématique. Souligne Abraham.
— Rends-toi en Espagne par la mer, officiellement pour y parfaire ton érudition. Voici
une bourse pour ton voyage. Là-bas tu devras approcher le conseiller de Jacques,
qui est aussi son confesseur et lui transmettre mot pour mot le message que je vais
te confier.

◆◆◆

– Nicolas III –

275
– Martin IV –

276
L’émissaire secret
Chapitre XXIX

La croissance commerciale a poussé de nombreux marchands à s'installer à Barcelone.


Accoudé au bastingage du navire en approche, le messager secret du pape observe la grande
animation qui règne sur le quai. L’expansion politique et commerciale a favorisé une
croissance urbanistique. On peut observer la construction d’une nouvelle muraille qui élargit
la ville : elle intègre, d’un côté, les quartiers de la Ribera et Sant Pere de les Puelles, et
s’étend de l’autre jusqu’à la Rambla.
Pendant que le bateau exécute sa manœuvre d’accostage, des hommes munis de
registres, escortés de soldats en armes, approchent du débarcadère. Ce sont des agents du
Consolat del Mar, une institution qui régule le commerce maritime et la réglementation
portuaire … sous la tutelle de la banque de Salomon ibn Adret et des guildes de marchands
barcelonais. Abraham doit absolument débarquer sans qu’ils ne le repèrent. Mais cela
s'annonce difficile tant le dispositif paraît étanche. Il décide de laisser descendre les
passagers, puis il tentera de se faufiler lors du déchargement des marchandises.
Une fois les passagers à terre, les coltineurs s’activent à vider les
soutes. Abraham tente de s’immiscer parmi eux, mais des agents montent à
bord par l’unique passerelle et se livrent à l’inspection du navire. Alors
qu’Abraham cherche une issue, l’un des coltineurs qui l’avait remarqué, le
désigne du doigt aux agents. Abraham est piégé. Il ne doit pas se faire
prendre. Il n’a pas d’autre solution que de tenter de sortir par la force. Se
précipitant vers la passerelle, en évitant les soldats qui cherchent à le saisir,
il saute du bastingage sur la corde tendue de la passerelle, qui le projette
avec force sur le bord du quai. Il se rétablit après avoir roulé au sol. Une
ruelle sombre attire son œil, il se précipite dans sa direction, poursuivi par
des soldats le sommant de s’arrêter. Il galope en mobilisant toutes ses
forces, anhélant comme un soufflet de fondeur, prêt à rendre l'âme dans
cette course vertigineuse. Soudain un choc trouble sa vue et son esprit, le
fuyard s’étend de tout son long sur le ventre. Un homme alerté par les cris
des soldats lui a assené un bon coup de gourdin sur la tête.
Une bosse sur le crâne et encore étourdi, l’oiseau épris de liberté se
retrouve à nouveau en cage. Dans le brouhaha sifflant et bourdonnant qui
embrouille son esprit, il distingue la voix d’un homme :
— Maître Adret vous fait dire de garder cet individu ici.
— Bien, il en sera fait ainsi.
Abraham réalise qu’il est tombé entre les mains de son contempteur. C’est sa ville et il

277
y a tous les pouvoirs. Reprenant ses esprits, il déplore que ses affaires aient été
minutieusement fouillées. Fort heureusement, le message du pape est engrammé dans sa tête.
Il avait bien dit au pape que la prison l'attendait à son arrivée, les lettres du Rashba à son sujet
étaient sans équivoque. On verra bien comment la Providence va le sortir de ce pétrin, tout un
symbole pour un fils de boulanger.
Trois jours ont passé, lorsqu’un un vieil homme se présente à la grille
de son cachot. Dans la pénombre, il ne l’identifie pas tout de suite.
Derrière les rides du temps et les cheveux blanchis, il finit par discerner les
traits du vieillard courbé qui se tient devant lui. C’est Isaac Shéshéth le
traducteur.
— Rabbi Shéshéth ! C’est un bonheur de te revoir. Béni soit le Nom.
— Je suis aussi heureux de te voir Rabbi Aboulâfia. Bien que tu aurais dû faire preuve
de plus de sagesse en t’abstenant de revenir à Barcelone. Le Rabbi Adret te
jalousait autrefois, maintenant il te déteste.
— Je suis au courant et il va tout faire pour que je croupisse dans ce cachot.
— Il est vrai qu’il est puissant, ici et par-delà les mers. Ses lettres partent chaque jour
par terre ou par mer en direction de toutes les congrégations juives. Hélas pour toi,
il t'y mentionne avec virulence. Ton nom est connu dans des contrées dont tu ne
soupçonnes même pas l’existence.
— Je suis au courant, Rabbi.
— J’ai d’ailleurs ici une copie de sa dernière missive.
Le vieil homme un peu tremblotant, tire de ses fontes un feuillet
roulé. Il plisse les yeux et lit :
« Il a été capturé par des gentils grâce de la dénonciation de la part des juifs ».
— Je trouve cette fierté peu honorable, déplore le vieil homme. Il parle aussi du livre
que tu as écrit à Rome, intitulé « Vie du Monde à Venir ».
— Ah bon ? S’étonne Abraham. J’ai livré cet écrit à mes disciples, il y a seulement six
mois. Comment peut-il déjà en posséder une copie ?
— Son réseau est redoutable, il est au courant de tout. Tiens, écoute l’analyse qu’il en
fait :

« Il a également écrit un livre intitulé « Vie du Monde à Venir », en tant que


commentaire sur le Nom de 72. Il décrit le livre en entier à travers une série de cercles
de manière à embrouiller ceux qui le regardent. Comme si cela pouvait compenser son
manque de connaissances de la Vérité. Il a rempli ce livre de manipulations de mots,
inventés par son propre esprit déficient[98]. »

— Décidément, reprend Abraham, il ne me comprendra jamais. Son œil me limite à ses


propres déterminations. Il est comme cet homme qui est un grand sage dans son
palais et devient un idiot dès qu’il en sort.
— Que puis-je faire pour t’aider, Rabbi Aboulâfia ?
— Si tu pouvais m’apporter de quoi écrire, afin que je tente de faire connaître ma
situation. Cela me serait d'une grande aide.
— Très bien, je reviens dès que je le peux.
Le vieil homme s’éloigne et Abraham retrouve la solitude silencieuse
et humide de son cachot. Mais avant que Rabbi Isaac ne revienne, la nuit
suivante il est brusquement réveillé par un cri étouffé et un bruit sourd. Un
homme surgit derrière la grille, il est enveloppé dans une cape et porte des

278
bottes de cavalier. Il tient d’une main une épée à la garde finement ciselée
et les clés du cachot de l’autre.
— Es-tu Abraham Aboulâfia ?
— Oui, c’est moi.
L’homme ouvre la grille et fait signe à Abraham de le suivre en
silence. Il aperçoit un geôlier gisant au sol et doit en enjamber un autre un
peu plus loin. Une fois sorti, l’homme saisit la bride de son cheval et
s’installe sur sa selle. Puis il tend la main vers Abraham, pour le prendre
en croupe. Le cheval monté par les deux hommes atteint rapidement la
périphérie de la ville. Les travaux en cours laissent des brèches non
surveillées dans l'enceinte et évitent de passer par les portes, closes à cette
heure.
Estimant que l’éloignement de la ville est à présent suffisant et après
avoir vérifié que personne ne les a pris en chasse, l’homme stoppe la
course de son vigoureux roussin. Les deux hommes mettent pied à terre.
Le grand gaillard se tourne vers Abraham, c'est un homme au regard
sombre durcit par une balafre à la tempe. Le genre de type qu'il est
préférable de compter dans son camp.
— Je me nomme Miguel Loéchès de la Fuente. Je suis un serviteur affidé de la
Papauté. On m’a confié pour mission de veiller discrètement sur toi. Et il n’a pas
fallu bien longtemps pour que tu aies besoin de mon intervention.
— Je te remercie, ami. Sa Sainteté m’avait informé de son intention de me faire
surveiller.
— Je vais t’escorter jusqu’à Saragosse en Aragon. Là, tu pourras accomplir ta
mission. Pour l’instant, nous devons trouver un endroit sûr pour passer la nuit et
nous procurer un cheval pour toi. Le mien ne pourra pas nous porter tous les deux
jusqu’à Saragosse.
Abraham connaît bien la route et sait exactement où ils se trouvent.
— J’ai des amis sûrs à quelques foulées de ta monture, nous y serons en grande
sécurité.
— Parfait, indique-moi le chemin.
Ils atteignent rapidement un hameau paisible. Abraham frappe à l'une
des portes, qui s’ouvre prudemment. Le visage de l’homme qui apparaît
mute spontanément de l’inquiétude à la joie.
— Abraham ! Adriana, notre frère spirituel Abraham nous rend visite !
L’homme, c’est José-Luis, rencontré sur la route voilà déjà vingt et
un ans. Il les avait, lui et sa femme Adriana, depuis plusieurs fois visités,
lors de ses précédents séjours. Leurs rares conversations étaient toujours
très inspirantes. Ici, le gîte et le couvert lui étaient assurés. En cette bonne
compagnie, Abraham fait un court récit de ses dernières péripéties. Mais la
chevauchée et les émotions pèsent sur ses paupières. Il est temps de
dormir. Alors qu’Abraham se lève pour se diriger vers sa couche, Adriana
le prie :

279
— Abraham, dis-nous une parole de sagesse pour passer la nuit.
Abraham se tourne et répond :
— L’âme se connaît en elle-même par elle-même, nul au monde n'est capable de la
connaître. Elle est le Connaisseur. L'âme particularisée est elle-même l’Être
suprême et rien d'autre que « Lui ». Car « Hou ani, Ani Hou » (Lui est moi et je
suis Lui). Cela se manifeste distinctement dans les trois états : de veille, de rêve et
de sommeil profond. C’est pourquoi je vais dormir sans plus attendre.
Au petit matin Abraham juché sur le cheval qu’il vient d’acquérir, fait
un signe d’adieu à ses amis. Puis les deux cavaliers talonnent leurs
montures pour les pousser en direction de l’ouest. Plus de trois jours sont
nécessaires pour atteindre Saragosse.
Arrivé dans la cité royale, transmettre le message fut des plus
simples. Au regard des difficultés rencontrées pour atteindre ce but,
Abraham en est presque déçu. Il est déjà temps de repartir. Tudèle est
vraiment tout proche, il aimerait y saluer son frère et même faire une
boucle par Medinaceli. Mais son protecteur l’en dissuade et lui tend un
billet plié, dont le cachet a été brisé.
— Un contact de la papauté m’a transmis ce message. Tu dois rentrer en Italie, mais
pas à Rome. D’une part, parce que tu ne seras pas bien reçu par ta communauté,
en raison des missives pernicieuses du Barcelonais. D’autre part, parce que le
Saint Père souhaite que tu te rendes dans l'île de Sicile, à Palerme, pour en sentir
l’atmosphère qui y règne et l'informer de ce qui s’y passe. Tu as vu comme moi, sur
la route, que les fabrications de matériel de guerre sont en plein essor. Le Roi
Pierre est bien déterminé à occuper le trône de roi de Sicile en lieu et place de
Charles d’Anjou. Nous allons te faire embarquer discrètement.

◆◆◆

280
Des vêpres de Palerme au Sinaï
Chapitre XXX

Le port naturel de Palerme est des plus cosmopolites. Il jouit d'une forte activité, grâce à sa
situation de carrefour. On comprend aisément pourquoi cette grande cité arabo-normande tire
son nom du mot grec Panormos qui signifie « tout mouillage ». Il y règne quelque chose de
mystérieux, un secret intime qui attend des regards attentifs, capables de mesurer la valeur de
lieux hors du temps. Nombre de cultures y ont laissé des traces évidentes. La cathédrale en
est un exemple flagrant. Son architecture laisse deviner qu’elle fut au fil des siècles temple,
mosquée puis église. Le quartier juif se trouve non loin de là. Les juifs y vivent plutôt bien,
car l’empereur Frédéric II de Souabe, avait instauré dans ses domaines de Sicile des lois
protégeant les juifs.
Lors de ses études à l’université de Tudèle, Abraham avait entendu parler de cette ville
de l’île de Sicile, lors de la consultation de l'ouvrage arabe Kitâb Rudjâr (Livre de Roger),
écrit il y a cent ans. Son auteur se nomme Al-Idrīsī. Il avait rédigé ce livre à la demande de
Roger II, roi normand de Sicile, pour illustrer et commenter un grand planisphère en argent
qu’il avait réalisé pour illustrer l’ensemble du savoir cartographique. Abraham espère avoir le
privilège de contempler cette œuvre qui se trouve dans le Palais des Normands.
La contrée est arrosée de quantité de fontaines et de ruisseaux, produit
beaucoup d'orge et de froment et compte un grand nombre de jardins. En
errant dans les ruelles de Palerme, quelques jours avant la fête de Pessa’h,
Abraham perçoit rapidement les tensions qui règnent au sein de la
population. Il fait aussitôt parvenir un message à Martin IV, pour
l’informer que la présence des troupes angevines de Charles d’Anjou est
ressentie comme une occupation oppressive par les siciliens. Une colère
commence à sourdre en réaction aux répressions militaires infligées par
cette présence autoritaire. Mais c’est déjà bien trop tard. Le soir du lundi
30 mars 1282, jour des Pâques chrétiennes, deux jours avant la célébration
juive, il est le témoin effrayé de la violente révolte populaire contre le
Français Charles d’Anjou intronisé roi de Sicile par le Pape. À l’heure des
vêpres, au son des cloches, se déclenche un terrible massacre des troupes
de Charles d’Anjou et de la plupart des Français dans les rues de Palerme
rougies de sang. Près de dix mille, dit-on ! Les siciliens ont décidé de se
libérer du joug angevin pour passer sous la protection du Roi d’Aragon.
Apparemment, la mission qu’il a menée en Aragon, il y a quelques mois,
n’a pas servi les projets de Martin IV.

281
Abraham n’oublie pas qu’il est médecin et tente de venir en aide aux
blessés qu'il rencontre. Il se faufile au cœur de la furie des foules qui
scandent :
— Mafia ! Mafia ! Mafia ! …
Il ne connaît pas ce nom. Il y a bien un mot hébreu issu de la même racine que son
propre nom et qui ressemble : maafiah. Cela signifie « boulangerie », mais il doute que ces
gens qui hurlent en cherchent une. Il interpelle un homme couvert du sang de ses victimes :
— Que signifie mafia ?
— Ce sont les initiales de : « Morte Alla Francia ! Italia Aviva ! » (À mort la France !
Vive l'Italie !). Ces maudits guelfes[99]se souviendront encore longtemps des
« Vêpres siciliennes » !
C’est la première fois qu’Abraham rencontre l’usage d’une abréviation pour enflammer
une révolte. Les kabbalistes connaissent la méthode ésotérique des abréviations, qu’ils
nomment « notariqa ». Elle permet de réduire une évocation en un mot. Le « amén » que
prononcent les juifs, les chrétiens et les musulmans (amin), pour affirmer leur foi, est une
« notariqa ». Tous les kabbalistes savent que les trois lettres hébraïques qui forment le mot
(alef-mém-noun) constituent les initiales de l’évocation : « Él Mélék’h Naman » (Dieu Roi
fidèle). Contrairement à « mafia », « amén » s’utilise pour se faire la guerre à soi-même et
non à son prochain.
Il décide de regagner le quartier juif. Alors qu’il approche de la Piazza del Ponticello, il
entend des cris de peur et de douleur. Ce sont des Français acculés sur la place. Toutes les
artères sont bloquées par des Palermitani brandissant des bâtons et des pieux. Certains des
hommes oppressés au cœur de la foule captive crient : « Non sono francese ! Non sono
francese ! » (je ne suis pas Français !), « Aiuto ! » (à l’aide). Il semble que des Italiens aient
été emportés dans la masse et soient mêlés aux Français. Mais ils sont difficilement
identifiables, car la plupart des Français de Palerme connaissent l'italien. Comment faire ?
Une idée vient à l’un des meneurs de la révolte. Il se place à l’un des accès de la place et
demande qu’on lui présente les Français un par un. Il les oblige, l’un après l’autre, à
prononcer clairement le mot « ciciru » (pois chiche) pour découvrir s’il s’agit d’un Français.
La juste prononciation est « tchitchirou », un assemblage de phonèmes accentués et roulés,
difficilement reproductibles par un Français.
— « sissirou » … « chichirou » …
Les Français sont formellement identifiés les uns après les autres. Il
est vrai qu’il n’est pas facile de s’exprimer avec des « pois chiches dans la
bouche ! ».
Abraham qui observe la scène en compagnie d’un autre juif,
s'exclame :
— C’est la traversée du Jourdain !
Machinalement, il cite un verset du Livre des Juges à son compagnon :
— « Alors ils lui disaient : Dis donc shibboléth (épi). Mais il disait sibboléth, car il ne
pouvait pas bien prononcer. Alors, ils le saisissaient et l'égorgeaient aux gués du
Jourdain. Et il tomba en ce temps-là quarante-deux mille hommes d'Éphraïm[100]. »
Bouleversés, les deux hommes regagnent le secteur épargné des juifs.
Abraham repense à l’épisode de la tentative de la traversée du Jourdain par
la tribu d’Éphraïm. Il explique à son compagnon :
— Le shiboléth, l’épi de blé, met l’accent sur l’importance de la précision de la
prononciation dans la Kabbale du langage. Un mot ou un nom mal prononcé peut
se transformer en véritable fléau, un des sens du mot shibboléth, qui est l’épi de blé,

282
mais aussi le fléau permettant de le séparer. Cette traversée est solitaire, car le blé
forme un tout, mais l’épi est individuel. Ceci est symbolisé par la tentative de
passage du Jourdain mystique, par chaque individu de la tribu d’Éphraïm, qui
devait prononcer ce mot de passe au péril de sa vie et sans erreur. Il est écrit qu'un
seul mot de notre Torah peut tuer ou ressusciter.
Durant ces heures sombres, les communautés minoritaires juives et musulmanes
resserrent leurs liens et se soutiennent. Bien que critiquée par certains, la parole prophétique
d’Abraham trouve quelques oreilles accueillantes au sein de la communauté. En particulier
celles d’un médecin du nom de Rabbi Ah’itov, rencontré lorsqu’il venait en aide aux blessés
dans les rues. Au mois de novembre de cette année 1282, le prophète kabbaliste prend le
temps de rédiger plusieurs livres de prophétie et de continuer la rédaction de ses chroniques,
qu’il intitule Livre du témoignage[101]. Durant deux années il est suivi par trois disciples, dont
Rabbi Ah’itov qui s’avère être le plus fervent. Cela, jusqu’au jour où le Rashba de Barcelone
décide d’adresser une lettre directement à ce dernier. Dans laquelle il se livre une fois de plus
à une dénonciation cinglante des méthodes du kabbaliste prophète :

« À l’honorable Rabbin Ah’itov de Palerme. »

« J'ai entendu et constaté de nombreuses fraudes. L'une est le fait d’une créature
répugnante, « puisse pourrir le nom de ce mécréant », ce nom est : Abraham Abulafia.
Il s'est proclamé prophète et messie en Sicile et a séduit beaucoup de gens avec ses
mensonges. Par la miséricorde de Dieu, j’ai pu lui rabattre le caquet, à la fois avec
mes propres lettres et avec celles de nombreuses congrégations. Sans cela, il aurait
effectivement pu se répandre tel un venin. Il a inventé en nombre des fausses idées,
totalement idiotes qui imitent la haute sagesse et avec lesquelles il aurait pu faire
énormément de dégâts. Utilisant des méthodes inventées donnant l’impression d'une
apparente consistance, il place son esprit sur une certaine idée du Monde-à-Venir.
Soutenu par des exercices numériques élaborés (guematrioth) impliquant à la fois
l'Écriture sainte et les paroles de nos sages…[102] »

Cette lettre a pour effet de troubler le Rabbi Ah’itov au plus haut point. Il ne peut
s’opposer au Rashba et aux autres membres de sa congrégation. Après maintes et
douloureuses réflexions, il décide de renoncer aux enseignements de la Quête conduisant à
l’Union mystique et à la lumière du Monde à Venir. Les autres disciples le suivent sans
tarder. Abraham a bien tenté de leur expliquer que sa conception de la nature du Messie est
bien éloignée de celle de Salomon ibn Adret : « Le terme Messie a trois significations : il
peut désigner l’Intellect-agent, le rédempteur futur qui sauvera les juifs grâce à la puissance
qu'il aura reçue de l’Intellect-agent, ou de l’intellect matériel, rédempteur de l'âme
individuelle.[103] ».
Les notables de la communauté ne tardent pas à faire comprendre à
Abraham que sa présence n’est plus souhaitée à Palerme. Il est temps pour
lui de partir. Le roi d’Aragon ayant chassé Charles d’Anjou du trône de
Sicile, avec l’aide des Siciliens, tous ses appuis et ses contacts ont disparu.
La révolte s’est répandue et il sera désormais sans protecteur, où qu’il
aille. Il décide donc de longer la côte en direction de Messine. Soit il
traversera pour remonter vers le nord de l’Italie, soit il embarquera pour
Patras. Il confie ses écrits à l’un des deux fidèles qui lui reste et décide de

283
partir discrètement la veille de Pessa’h (lundi 19 avril 1283) en compagnie
de l’autre. Il aurait bien aimé participer à cette célébration, mais il est clair
que sa présence n’est plus du tout tolérée. Le Maître et le disciple prennent
la route de Casteldaccia qui les conduira à Messine. Une marche d’une
quinzaine de jours les attend.
◆◆◆

Voilà déjà deux ans qu’Abraham s’est installé à Messine. Une


cinquantaine de juifs y vivent et, fait étrange, les lettres de Salomon ibn
Adret n’y parviennent pas. La petite communauté ne semble pas assez
digne d’intérêt. C’est une bonne nouvelle. Depuis que l’île est sous
gouvernance du roi d’Aragon, il doit se faire très discret. Le Rashba à
l’oreille du roi et une dénonciation de sa part pourrait lancer les frères
inquisiteurs espagnols à ses trousses. Sa vie serait alors en jeu.
Messine est située sur un détroit qui sépare l'île de Sicile de la
Calabre. La terre y est fertile, elle abonde en toutes sortes de fruits qui
croissent dans les jardins et les vergers. C'est le rendez-vous de tous les
pèlerins qui font le voyage vers Jérusalem. Le passage pour la Syrie y est
fort commode.
Abraham apprécie le lieu, il s’est isolé de la ville et l’endroit qu’il a choisi pour
s’installer lui rappelle Patras. Il y retrouve la régularité de ses contemplations et de ses
expériences extatiques. Sa colline donne sur Messine, qu’il entend « Mi-Sinaï » (du Sinaï).
C’est assurément un lieu de révélation. Le prophète s’y sent à sa place.
Son disciple Natronaï Tsarfati (le Français) vit juste à côté dans un
refuge de berger, fait de pierres plates astucieusement agencées. Bien que
la communauté de Messine soit réduite, six hommes l’on rejoint : Rabbi
Abraham ha-maskil, Rabbi Nathan ha-navon, Rabbi Nathan ben
Saâdiahou, Rabbi Abraham ben Shalom Hadad et son fils Jacob, ainsi que
son ami Rabbi Saâdia ben Isaac Sanalmapi.
Entouré de ses sept disciples, le Maître se livre à de puissantes pratiques de la Kabbale
du langage et de l’extase. Il leur arrive de faire tourner une évocation durant plusieurs jours,
en se relayant nuits et jours. Jamais il n’était allé aussi loin avec un cercle d’adeptes. Nul
regard pour les observer, ni oreilles pour les entendre. Mais cela déclencha en lui un grand
bouleversement et sa conscience s’ouvrit à la réalité de son être. De cette période, il écrit dans
son Livre du témoignage : « En l’an Éliah (1285), Dieu eut pitié de moi et m’éleva au Palais
de sainteté ». Après de longs tourments et une période des plus ascétiques, il réunit ses
disciples et leur annonce qu’il renonçait définitivement à l’idée d’être un Messie :
— Dieu fut avec moi en l’an Un (1241) jusqu’à l’an 45 (1285), me préservant de toute
malchance. Pendant quinze années (de 1271 à 1285), Satan était comme ma main
droite et m’égarait. Durant ce temps, j’ai été dirigé, tel un fou, par ce que mes yeux
voyaient. Mais j’étais capable d’observer la Torah et sceller la seconde malédiction
durant quinze années, jusqu’à ce que Dieu m’accorde sagesse et conseil[104].
Les disciples en furent stupéfaits et restèrent perturbés durant

284
plusieurs minutes. Ne sachant s’ils devaient rester ou partir.
Vint une après-midi, dans les derniers jours du mois de mars 1285, où
les cloches de toute la ville de Messine et de ses environs se mirent à
sonner de concert avec grande lenteur. Cela n’était jamais arrivé et autant
qu’on le sache, les chrétiens n’ont pas de célébration prévue en ce
moment. De retour du ravitaillement, Natronaï leur apprend la nouvelle :
— Les cloches que vous entendez sonnent le glas, pour répandre la nouvelle de la mort
du Pape.
Abraham est choqué, son ami Simon est mort. Il revoit toutes les
images de leurs aventures communes en Camargue, à Marseille, à Rome.
C’était un homme bon, unanimement les frères mineurs reconnaissaient en
lui un saint. Certes, les deux hommes ne partageaient pas la même
croyance, mais l’amitié surpasse tout. Ses disciples sont étonnés de voir
leur Maître juif autant touché par le décès d’un prélat chrétien. Tous ont eu
maille à partir avec l’inquisition. Il prend le temps de leur expliquer que,
même Pape, celui-ci était différent. Il était ouvert au mystère de la
Sagesse.
— Il ne fait aucun doute qu'il y a des individus parmi les chrétiens qui accèdent à ce
secret. Ils ont discuté des mystères avec moi et ont révélé leur profonde conviction.
J’en ai déduit qu'il y a des justes parmi les gentils.

◆◆◆

Ce cercle d’adeptes est exceptionnel et inspirant. Il rayonne d'une belle lumière


spirituelle et possède la capacité de traverser les tempêtes de l’âme les plus violentes.
Toutefois, Abraham reste perplexe. C’est bien, mais quelque chose ne résonne pas en
harmonie. Comme, lorsque l’on tient un instrument de musique mal accordé. Il finit par
réaliser que son disciple Natronaï en est malheureusement la cause et qu’il perturbe les autres.
C’est avec tristesse qu’il doit lui demander de quitter le cercle[105]. En fin de compte, seuls
trois sur les sept de départ restèrent avec lui.
Sous la demande pressante de ses disciples, il se mit à mettre par écrit une somme
importante d’enseignements. Cela, afin de préciser sa pensée, maintenant qu’il n’était plus un
messie. Installé à sa table de travail, devant une fenêtre ouvrant sur la mer. Commence la
rédaction du livre qu’il a prévu d’intituler Or ha-Sék’el (Lumière de la Conscience). Son
stylet dépose délicatement l’encre sur la feuille et les lettres hébraïques prennent forme :

Dans ce livre, mon intention est d’aider les débutants à lecture du Shém ha-
meforash (Nom Explicite) et de les éveiller par sa connaissance, afin que la valeur de
ce traité de la connaissance de Dieu par la Kabbalah prophétique ouvre le chemin de
la Sagesse de l’œuvre de la Création et de l’œuvre du Char. J’ai été poussé à faire cela
pour l’amour de deux compagnons, amants de la Sagesse, parmi tous les habitants de
Messine, dans l’île de Sicile, qui me sont très proches et qui obéissent à ma discipline.
Leurs noms sont Rabbi Abraham ha-maskil et Rabbi Nathan ha-navon, de mémoire
bénie. Ceci, parce que, alors que j’étais avec eux depuis longtemps, ils m’ont demandé
de rédiger une introduction générale à la connaissance de l’honorable et redoutable
Nom. Et comme je leur porte un véritable amour, je me suis volontiers plié à leur
désir[106].

285
Dès la rédaction de cet imposant livre terminée, il est sollicité par un autre disciple
pour en entreprendre un nouveau encore plus volumineux. Ce sera un ouvrage en trois
parties : Le Trésor, l’Éden et l’Occulte. Il s’intitulera Otsar Éden Ganouz (Trésor, Éden,
Occulte).
Le Maître reprend son stylet et dépose les premiers caractères
hébreux :
Ce livre est écrit ici à Messine. Il a été écrit pour Saâdia ben Isaac Sanalmapi, le
premier des sept. Vue l’affection avec laquelle il s’attacha de lui-même à moi, j’écris
ceci pour lui afin qu’il se souvienne de ce qu’il a appris de moi, puisque le manque de
mémoire est latent. Quand il le recevra, je sais qu’il aidera aussi ses compagnons, car
il est très vraisemblable qu’ils apprendront aussi de lui. Je réalise que sans ces divers
« accidents » et « fantaisies », ils ne m’auraient jamais quitté. Les fantaisies qui les ont
poussés à me quitter et se tenir loin de moi, viennent précisément de ce que j’ai moi-
même connu autrefois. Dieu m’a aidé à me relever de ma torpeur, et à résister à
l’épreuve en éclairant mon cœur, puisqu'à cause d’eux j’ai fait taire ma bouche et ma
langue. J’ai retenu mes lèvres de parler et mon coeur de penser, et je suis revenu à
l’endroit adéquat. J’ai continué à observer la reconnaissance du conseil et la
perception ce qui m’était caché à cette époque. Et je loue le Nom du Seigneur, mon
Dieu et Dieu de mes pères, qui n’a pas arrêté Son amour et Sa vérité durant tous ces
temps[107].

C’est à la fin de l’année 1286 que le Maître remet son œuvre à son
disciple. Une impressionnante pile de feuillets.
— Mon cher Saâdia, voici ce que tu devras transmettre aux autres disciples. Je remets
aussi entre tes mains cet ouvrage, rédigé autrefois à Barcelone. Il s’intitule « La
Lampe divine ». Je te demande de le compléter et d’en retoucher quelques parties.
Durant l’année 1287, Abraham entame paisiblement un nouvel ouvrage qui traite de la
transmutation de l’être par les combinaisons de lettres, à travers la Bénédiction sacerdotale. Il
l’intitule Metsaréf lasék’el (Alchimie de la conscience).
Il ne doit sa tranquillité qu’à son isolement, ainsi qu’à sa discrétion. Il se pense
désormais en bonne sécurité. Mais voilà qu’à l’automne 1287, il apprend que Salomon ibn
Adret a eu en main une copie de son livre « Lumière de la Conscience », ainsi que d’un autre
ouvrage plus ancien, le « Guide du Guide ». La réaction ne se fait pas attendre. Une lettre du
Rashba arrive à l’adresse de la communauté de Messine et des communautés de l’île de
Sicile :

« Il peut avoir écrit Or haSékél (Lumière de la Conscience), mais il marche


réellement dans les ténèbres. Il a écrit le Moréh haMoréh (Guide du Guide) en tant que
commentaire kabbalistique du Guide des Perplexes du Rambam (Maïmonide). Quelle
bêtise que de chercher à inventer un commentaire kabbalistique au Guide. Le
Rambam, lui-même n’oserait songer à une telle interprétation[108] ! »

Le jour même, Abraham prend conscience du fait qu’il n’est plus en


sécurité ici. À Messine, le danger viendra davantage des autorités sous
juridiction aragonaises que des Juifs. Il lui faut reprendre la route sans
tarder. Son souhait le plus cher est de retourner à Patras et de retrouver les

286
siens, mais il risquerait d’y amener l’opprobre avec lui. Non, il doit
chercher un refuge encore plus discret. Peut-être que d’anciens disciples
ou d’autres adeptes amis l’aideront.
Trois jours plus tard, le voici marchant en direction du sud. Taormine,
Catane, Syracuse, il est chassé de ville en ville. Tous lui tournent le dos et
le renient. Si ce n’est en raison de l’influence des courriers du Rashba,
c’est par peur des autorités aragonaises. Abraham est vraiment seul. Après
maintes péripéties, il atteint le petit port de pêche de Pozzallo, connu des
marins de Méditerranée. On lui a parlé d’une île peu habitée où il serait en
sécurité. Des chevaliers et des hommes en disgrâce y ont trouvé asile par le
passé. Le voilà contraint à un exil forcé, durant lequel il espère bien se
faire oublier. Cela laissera le temps à Ibn Adret de comprendre
qu’Abraham a renoncé à son message messianique. Ainsi, il cessera de
rédiger des lettres accusatrices à son endroit et peut-être en viendra-t-il à le
sortir de ses pensées.
◆◆◆

287
L’exil
Chapitre XXXI

La grande barque de pêche glisse silencieusement sur le magnifique lagon


bleu d’une crique séparant deux petites îles. D’un côté de l’île de Comino
de l’autre celle de Cominotto. Elles-mêmes situées entre les îles de Malte
et de Gozo. Le petit détroit à l’eau scintillante et translucide est abrité par
de petites falaises. Ses fonds sont si clairs que l’on peut observer le sable
blanc et les poissons depuis la surface. Debout sur la proue du navire,
Abraham a le sentiment de glisser sur un miroir de turquoise polie. Une
onde le traverse, il sait que cette île va le réparer et le purifier. Comme s’il
avait perçu ses pensées, le pêcheur lui crie de l’autre bout du bateau :
— La couleur de ces eaux chasse le mauvais œil et les mauvaises pensées. C’est pour
cela que, par ici, tous les bateaux sont ornés d’un œil bleu turquoise en figure de
proue.
Le bateau ne peut s’approcher davantage, car les fonds sont bas, voire très bas en
certains endroits. À tel point, qu’il est possible de traverser le Fliegu (détroit) séparant
Comino de Cominotto en marchant sur de petits rochers.
L’île de Comino n’est pas seulement belle, elle est aussi parfumée.
Elle embaume d’une agréable senteur de cumin, dispersée par un souffle
thalassique éthéré. C’est le sens même du nom Comino, qui signifie
cumin. Le marin l’informe que porter un sachet de cumin sur soi met à
l’abri du mauvais œil et des sortilèges. Décidément, entre la couleur
turquoise et le cumin, le voici bien protégé. Mais cela sera-t-il suffisant
pour le protéger de lui-même ? Il avait observé des Romains se livrer à une
ancienne pratique, qui consiste à replier des grains de cumin verts dans une
feuille d’or ou d’argent et à la placer contre la joue pour la mêler à leur
salive. L’effet en serait narcotique. L’air ambiant s’avère propice à l’extase
mystique.
L’île verte et boisée d’épineux[109] semble entièrement déserte. Seul le roulement des
vagues et la brise heurtant les épines se font entendre. Durant la traversée, le pêcheur lui a
conté de belles histoires peuplées de pirates et de chevaliers. Mais tous semblent avoir déserté
l’île.
— Tu ne verras pas grand monde par ici, juste deux ou trois fermiers, dit le pêcheur.
Tu croiseras parfois des habitants de Gozo et de Malte venus chasser le lièvre ou le
sanglier, ou bien récolter le cumin sur les parties arides de l’île. Pour te nourrir, il

288
y a des tubercules comestibles, des baies et des fruits en saison. La poissonnaille
grouille, il te suffit de mettre les pieds dans l’eau et de te baisser. Tu n’es pas bien
gras, ça devrait te suffire.
Sache aussi que ces falaises de calcaire à pic sont pointillées par
des cavernes profondes, qui servent de repères aux pirates et aux
maraudeurs. Tu y découvriras peut-être quelques trésors dissimulés.
— Merci, pour ces indications, mais ce ne sont pas ces trésors-là que je recherche.
— Encore mieux, lance le pêcheur. Comme ça, si tu mets la main sur un trésor de
pirates, tu me le donneras. Sache que je croise au moins une fois par mois dans ces
eaux. Je passerai te saluer et je pourrai te ramener en Sicile si tu souhaites y
retourner un jour.
Abraham juge préférable de s’installer sur la petite l’île de Cominotto[110] entièrement
déserte. Choix motivé par le désir de ne pas gêner les habitués et les quelques habitants de
Comino. Mais surtout, parce qu’il a découvert les vestiges d’une ancienne petite bâtisse de
pierre, dont la réhabilitation s’avère des plus simples. Il suffit de remonter les pierres
éparpillées.
Le Quêteur du Baiser est désormais l’ermite du lagon bleu. Il n’avait vu que la couleur
turquoise de l’eau, maintenant il en distingue de subtiles nuances allant du bleu azur au vert
émeraude. Lorsqu’il ferme les yeux, cela réveille en lui des reflets d’or alternant du rouge
léger au jaune clair. Ce sont les lumières des colonnes de la Rigueur et de la Clémence, qui
équilibrent le cœur du Juste. Il n’a jamais connu un tel état de sérénité. Les vocalisations des
combinaisons de lettres lui ouvrent des zones non explorées de sa conscience. L’extase,
provoquée par l’Union mystique, l’emporte dans des instants intérieurs qui correspondent à
plusieurs heures du rythme solaire. L’hitbodedouth[111] est devenue sa véritable nature. Ce
que son frère spirituel soufi Djalal Roumi nommait « khalva ». L’hitbodedouth dans la
demeure psycho céleste est une étape fondamentale dans la pratique kabbalistique. Cette
pratique conduit à l'embrasement et à l'extase où se révèlent les « Vitalités » de la vision du
Char d’Ézéckiel, cela dans tous les plans de la conscience. Il a bien souvent répété à ses
disciples :
— L’hitbodedouth dans une maison isolée est prescrite et si c'est une maison dans
laquelle on ne peut entendre aucun bruit, c'est le mieux.
Mais il ne se doutait pas, à l’époque, de la portée de ses propres paroles. C’est la
pratique que Dieu lui-même a inspirée au patriarche Abraham, lorsqu’il lui a dit : « Lék’h
lék’ah » : « Va vers toi-même[112] ». Car c’est à travers soi que l’on communique avec Dieu et
son univers. L’hitbodedouth apporte la Yishouv haDaāth, la stabilité mentale. Le point
d’équilibre et de silence entre le bien et le mal, de l’arbre de la Connaissance (Daāth). Il a
rencontré des alchimistes en quête de la Pierre philosophale, lui, sa pierre c’est sa Conscience
pure.

« Lorsque le Nom, dont le sens caché est en sang et encre, aura commencé de se
mouvoir en lui, il le sentira comme quelqu'un qui connaît l'emplacement d'une pierre
qui est en lui, alors il saura que la connaissance du Nom a agi en lui et qu'il a
commencé à le faire passer de la potentialité à l'acte…[113] »

Il ne médite pas toujours dans sa maisonnette, un des rochers


adjacents de Cominotto est percé. Comme si un rayon de lumière l’avait
traversé. Il aime s’asseoir dans ce cercle naturel et méditer en contemplant
le lever ou le coucher du soleil, en se tournant soit d’un côté soit de l’autre.
C’est là qu’un jour, deux rayons de lumière l’on rejoint dans sa méditation.

289
Son cœur déborda de joie, car il sentit la douce et sainte présence de Djalal
Roumi et de Raymond Lulle. Ses frères dans le divin.
Abraham ressent le besoin de partager et de mettre par écrit ses ressentis, ainsi que les
enseignements que lui inspirent ces expériences. Il avait pris soin, avant d’embarquer pour
l’île, de se procurer le matériel nécessaire à l’écriture. Il commence par la rédaction de ces
perceptions prophétiques. Zekaryahou en est toujours l’acteur. Un vieil homme vêtu de blanc
vient guider sa main. Ce vieillard ressemble beaucoup à Nathan le prophète, du désert des
Bardénas. Il est question du « Signe ». Ce signe dont parle le Livre de l’Image, qu’Abraham a
exploré dans sa jeunesse dans la petite salle d’étude de Tudèle. Il n’est plus question ici
d’étude, mais bien d’expérience vécue. Abraham a reçu ce « Signe ». D’ailleurs, son écrit ne
peut que s’appeler le « Livre du Signe »[114]. Ses inspirations s’y mêlent à de mystérieuses
évocations des combinaisons du grand Nom en 72 noms.

« Sur son front, le « Signe » scellé de sang et d’encre aux deux extrémités, et la
forme de ce « Signe » semblable à un bâton de décision. C’était un « Signe » très
occulte. La couleur du sang était noire et elle devint rouge. La couleur de l’encre était
rouge et elle est devenue noire. Et la couleur du « Signe », qui séparait les deux
couleurs, était blanche. Quelle merveille fut révélée par ce sceau ![115] »

Alors qu’il souhaitait se faire oublier de Barcelone, voilà que le vieil


homme guidant sa main lui commande :
« Envoie le livre en Espagne, et ne crains aucun homme ou n’aies honte de
personne, parce que voici Yhwh ton Dieu en qui tu as mis ta confiance, qui renforce
ton bras, afin que soit écrit Son Nom redoutable à travers la terre.[116] »

Il fera cela s’il retourne en Sicile ou en Grèce. En attendant, il poursuit ses écrits et
développe quelques idées. Ce seront trois livres : « Le Jardin clos », pour commenter une
nouvelle fois le Livre de la Formation. « Le Gardien du précepte », pour dévoiler le secret de
la Bénédiction sacerdotale. « La clé des Sagesses », pour commenter les mystères de la
Genèse.
Depuis ses études à l’université de Tudèle, Abraham n’a jamais abandonné la musique.
Son vieil instrument à cordes est bien usé, mais il l’accompagne toujours. Ce matin-là, après
en avoir joué, il le pose et prend sa plume pour ajouter quelques lignes au « Jardin clos » :

« La méthode de combinaison des lettres (tsérouf) est comparable à la musique.


L’oreille entend des sons de combinaisons diverses, en accord avec le caractère de la
mélodie et du rythme. Ainsi, lorsque deux instruments à cordes jouent, leurs sons se
combinent et, grâce à la combinaison des sons, l'oreille saisit leur mutation et leur
intonation, provoquant une sensation pareille aux passions de l'amour jusqu’au cœur,
et du cœur jusqu'à la rate. Cependant, la joie se renouvelle par l'union des différentes
nuances qui procurent un plaisir toujours renouvelé…[117] »

◆◆◆

— Dis-moi, l’ami, qu’est-ce qui t’a décidé à retourner en Sicile ?


— Je ne décide rien, c’est la Providence qui le fait.
— Je me doute que ce n’était pas tous les jours la fête à Comino. Où comptes-tu aller

290
lorsque nous serons arrivés à Pozzallo ?
— Je vais tout d’abord vérifier si l’on m’a un peu oublié. Il me reste un ami près de
Syracuse. Je lui demanderai asile pour terminer mes écrits. Ensuite, j’ai bon espoir
d’aller en Grèce pour retrouver ma femme et ma fille.
La barque du pêcheur accoste dans le petit port de pêche, juste avant
la tombée de la nuit. Abraham aide le pêcheur à décharger ses filets et
accepte son invitation à passer la nuit.
Le lendemain, alors que le soleil est à peine levé, Abraham marche en direction de
Syracuse. Le contemplatif, qui approche cinquante ans, n’a plus la belle démarche élancée du
jeune garçon parti autrefois à la recherche du fleuve Sambation. Abraham se dit que le temps
de se poser en un lieu approche pour lui.
En cette année 1289, la ville de Syracuse étale sa nouvelle prospérité. En effet, les
Syracusains ont reçu des privilèges de la part des princes aragonais en récompense de leur
soutien contre les Angevins. La ville en retire une florissante croissance. Nombre de riches
bâtiments sont en cours de construction. Soudain Abraham tremble, il a une terrible vision. Il
voit tous ces bâtiments s’effondrer dans un insupportable grondement[118]. Les ruines gisent à
ses pieds, le grondement lui devient audible. C’est la voix du prophète Jérémie : « Quand tu
placerais ton nid aussi haut que celui de l'aigle, Je t'en précipiterai[119] ».
Avant de poursuivre sa route, Abraham éprouve le besoin d’aller se purifier dans un
miqvéh (bain rituel). Il en avait un naturel, rien que pour lui, sur l’île. Mais il éprouve le
besoin de renouer avec le rite. On lui a dit que celui de Syracuse serait le plus ancien de ce
continent. La Giudecca (quartier juif) se trouve à Ortigia, une étroite presqu'île de la ville. Un
préposé veille :
— Shalom lékh Adam ! (Salut l’homme). On ne t’a jamais vu. Comment te nommes-
tu ?
— Abraham ben Shmouel, ma vie est à Patras.
Abraham a trouvé une formule pour se présenter sans mentir. Les juifs de Syracuse, au
commerce prospère, possèdent un miqvéh spacieux. Il compte bien vingt coudées de long (9
m.). Quarante-huit marches mènent à une pièce carrée dont le plafond voûté est supporté par
quatre colonnes. Trois bains rituels entourés de bancs de pierre s’y trouvent. Deux autres
petites pièces contiennent des bains, certainement utilisés par des fidèles plus prospères.
Ses ablutions accomplies, Abraham décide de ne pas s’éterniser dans
la ville et prend la direction du nord. Il veut atteindre un lieu du nom de
Léon, où réside son ami. Léon, comme la ville espagnole d’où est
originaire son vieil ami le kabbaliste Moshé de Léon. Rien à voir avec la
belle cité d’Espagne, ce n’est qu’un hameau. Il n’a même pas à prendre le
temps de chercher son ami, celui-ci l’a aperçu arrivant et l’attend, juché
sur une petite butte. L’homme, plus âgé qu’Abraham, se nomme Yosséf
haHassid. Il s’intéresse un peu à la Kabbale, mais sans plus. Il s’est pris
d’amitié pour Abraham lors de leur rencontre à Palerme. Les accusations
qui ont circulé ne l’ont pas fait changer d'avis, Yosséf le Pieux est fidèle en
amitié.
Abraham demeure là jusqu’au printemps suivant, il prend le temps de
terminer les trois livres commencés sur l’île. Les cercles des disciples
d’Abraham se sont fait passer le mot et il reçoit des visites régulières des
uns et des autres. Parfois, la maison de Yosséf haHassid est bien trop petite

291
pour accueillir tous les adeptes de passage, mais tout se passe dans la
bonne humeur.
◆◆◆

Le printemps approche et Abraham est impatient de retrouver les


siens. Une relation de Yosséf, qui fait commerce entre la Sicile et la Grèce,
est disposée à embarquer Abraham pour lui faire traverser la mer Ionienne.
Le voyage sera long, car le navire marchand fera escale à Crotone,
Gallipoli, Leuca, Corfou, Kéfalonia et enfin Katakolon. Le reste du
chemin, Abraham se fera par la terre. Il rejoindra Patras en trois jours …
ou quatre, il n'a plus vingt ans.
Six disciples sont venus lui rendre visite et assister à son départ. Tous savent qu’il ne
reviendra plus. Ils pourront toujours le retrouver à Patras, mais il est convenu que nul ne dira
où leur Maître se trouve désormais. Abraham a la ferme intention de disparaître et se
consacrer à l’hitbodedouth. Il leur dit :
— Le temps est venu pour moi de « mourir à moi-même » et connaître la véritable
Torah qui n’est que Lumière. Dans son « Livre de la Connaissance », le Rambam
(Maïmonide) nous a enseigné que : « La Torah n'est préservée que par celui qui
meurt à soi, dans la Tente de la Sagesse. » Cette « Tente de la Sagesse », c’est
l’hitbodedouth. Elle est le Tabernacle qui abrite le diamant de lumière de notre
âme.
Compagnons, je vous confie les trois livres que j’ai terminés dans
la maison de mon cher ami Yosséf. À toi, Rabbi Saâdia, puisque tu
dois te rendre à Barcelone, je confie le « Livre du Signe », pour mes
disciples qui s’y trouvent.
— Je te remercie pour la confiance que tu m’accordes, Rabbi. Est-il prudent de
réveiller les détracteurs qui sont là-bas, à l’affût de la moindre de tes paroles, prêts
à frapper ?
— Il y a un secret en cela. Si je le révèle, il sera difficile aux yeux du sage, et si je ne le
révèle pas, celui qui écoute pensera que je ne le connais pas et qu'il ne nous a pas
été révélé, mais nous savons que nous savons et qu'il nous a déjà été révélé. Ainsi,
nous devons concilier les deux opinions en le révélant par allusion (remez) de façon
qu'il soit dévoilé à celui qui le comprend et caché aux autres. C'est là la Voie des
Maîtres des secrets, et de cette manière ils suivent les attributs de Dieu, béni soit-il,
car il agit de cette façon en toutes choses, et ainsi sont les Voies de la Torah tout
entière[120].
— Tes paroles sont énigmatiques, mais je ferai respectueusement ce que tu me
demandes.

◆◆◆

Après avoir embrassé les six disciples et son ami Yosséf, Abraham
embarque sur le navire marchand accosté au quai du port de Syracuse. Il
sait qu’il vient de fouler pour la dernière fois le sol d’Italie. Désormais, sa
vie sera en terre grecque baignant dans l’esprit des spiritualités romaniotes

292
et byzantines.
◆◆◆

293
Le Baiser ultime
Chapitre XXXII

Le vieil homme est paisiblement assis sur sa pierre de méditation,


imprégnée par les vibrations tournoyantes de millions de sons. Il est vêtu
d’une simple tunique de lin blanc et a troqué son calot lie-de-vin pour un
calot blanc, qui se confond avec le blanc de sa chevelure et de sa barbe.
— Tsiporah ! laisse choir ce que tu fais. Dafna ou ses enfants peuvent s’en charger.
Viens plutôt contempler le coucher du Soleil. En cette saison, sa lumière a la saveur
de merveilleux. Celle de ma jeunesse dans les Bardenas. De plus, à nos âges, il
n’est pas certain que l’on soit encore là pour assister à celui du lendemain.
Profitons ensemble de ce privilège qui nous est accordé ce jour.
Elle vient lentement s’asseoir à ses côtés et contemple le tableau que
s’apprête à réaliser l’astre-Maître, de ses pinceaux de lumières. Le couple
évoque d’une même voix les quarante-deux lettres d’un nom mystérieux,
en les accompagnant de mouvements de tête, de bras et de mains. On
pourrait croire que ce sont eux qui peignent l’horizon flamboyant.
— Ce tableau peint par la nature est magnifique, observe Tsiporah éblouie.
— Tu es ce tableau, ma bien-aimée Tsiporah. Nous sommes les observateurs
privilégiés d’un tableau en perpétuelle création. Dans son infinie bonté, le peintre a
doté nos consciences de la sensibilité nécessaire pour capter la beauté de ses
œuvres. Le monde entier résulte de l’assemblage de tous ces tableaux. Le tableau et
le peintre ne font qu’un et nous faisons aussi partie intégrante du tableau.
— Alors, tu es, toi aussi, un des peintres de ce monde, mon bien-aimé Abraham.
— Oui, par l’imaginaire et non, dans la réalité de mon être, Tsiporah. Je ne suis ni
l’un ni l’autre. Je ne crée pas ni ne suis créé. Je contiens tout et pourtant rien ne me
contient. « Hou ani, Ani hou » (Lui est moi et Je suis Lui).
— À quoi t’a conduit ta longue quête, Abraham ?
— Ma quête intérieure a consisté à traverser le plus grand des mystères, dissimulé au
sein de la multitude des sons. Les rotations de lettres saintes et leurs voltes sonores
servent d’écrin à ce trésor caché. Il est le joyau du Baiser unificateur et libérateur.
On ne peut se libérer de ce monde-ci en prêtant l’oreille, on ne peut se libérer de
soi-même en multipliant les paroles. Seul ce mystère peut délivrer de ce monde-ci et
de soi-même. Et ce plus grand des mystères, c’est le silence.
Abraham ferme les yeux et se met à chanter :
Si tu veux ressentir la providentielle Guidance,
Ferme ta fenêtre au monde extérieur,
Éteins les lumières et éclaire-toi de toi.

294
La respiration calme et le penseur paisible,
Contemple la flamme de la Conscience,
Présence de l’Être ardent qui veille.
Immerge-toi dans la mer des flux,
Laisse-toi caresser par l’Esprit Vivant.
Il cantille l’Infinie Lumière,
Lien d’amour entre le fini et l’Infini.
Ta conscience en attente,
N’étouffe pas la Providence,
Accepte son Baiser de feu,
Qui fait de tout un rien.
— Je les vois Tsiporah ! Ils viennent à ma rencontre.
— Qui ça, Abraham ?
— Nathan, Issacar, Djalal, Simon et d’autres encore ! Nos consciences forment la
Présence de l’Être immuable au milieu du changement…

Ma Conscience affinée, encore liée à la matière et à ce qui se trouve encore en


cette même résidence, parvient au degré ultime de l’Union à la Cause des causes.

À présent mon âme doit se dissocier de la matière qui l’emprisonne et abandonner


la Merkavah d'en bas. « Le souffle retourne à Dieu qui l'a donné[121] ».

Mon âme se sépare du corps. J’atteins l’objectif des objectifs et je m’unis à la


Lumière sans Lumière au-delà. Je rejoins la Vie qui est le « Faisceau des vivants » et
la Source de tout être vivant. Je suis le quêteur qui embrasse ce qu'il aime de tout son
amour[122].
— Ah ! … Le Baiser ! … Kol, kol hakol …

◆◆◆

295
296
Du même auteur
Spiritualité de la Kabbale, Éditions Présence, 1986.
Kabbale et destinée, Éditions Présence, 1986/1994
Lumières sur la Kabbale, Éditions Jeanne Laffitte, 1989.
Kabbale Extatique et Tserouf, Éditions Lahy, 1993.
Vie mystique et Kabbale pratique, Éditions Lahy, 1994/2003.
Le Sépher Yetsirah, Éditions Lahy, 1995.
Le Grand Œuvre de Jonas, Éditions Lahy, 1996.
L’Alphabet hébreu et ses symboles, Éditions Lahy, 1997.
Les 72 Puissances de la Kabbale, Éditions Lahy, 1999.
Les Portes de la lumières, traduction du Shaaréi Orah de Joseph Gikatilla, Éditions Lahy, 2001/2003.
La Voix du corps, Éditions Lahy, 2002.
Paroles de nombres, Éditions Lahy, 2003.
Abécédaire du langage des maux, Éditions Lahy, 2004.
Dictionnaire encyclopédique de la Kabbale, Éditions Lahy, 2005.
Ésh metšaréf, le feu de l’alchimiste – Traduction et annotations, Éditions Lahy, 2006.
Les Assemblées initiatiques du Zohar – Traductions et annotations, Éditions Lahy, 2006.
Otiyoth, 22 cartes symboliques conçues et réalisées par Georges Lahy. Éditions Lahy, 2006.
Les mystères de la dent, en collaboration avec Gérard Athias, Éditions Pictorus 2009.
La Voix des maux, Éditions Lahy, 2010.
Le Trône de Joie, Éditions Lahy, 2015.
Kabbale et couleurs, Éditions Lahy, 2016.
Les Épistoles de 2013 à 2016, Éditions Lahy, 2017.
Traduction d’ouvrages d’Abraham Aboulâfia

Le Livre du Signe, Séfer haOth, 2007.


La Lampe divine, Nér Élohim, 2008.
Divorce des Noms, Guét ha-shémoth, 2009.
La Vie du Monde à Venir, 2009 – Nouvelle traduction : 2019.

◆◆◆

Couverture et illustrations originales réalisées par l’auteur.

© 2019, Éditions Lahy


www.lahy.fr
Tous droits de reproduction et de traduction réservés pour tous pays.

ISBN 978-2-917729-11-3

◆◆◆

[1]
Cette collégiale deviendra la Cathédrale Santa Maria la Mayor au XVIIIe siècle.
[2]
Tutila, nom donné à Tudela par les juifs et les musulmans à cette époque.
[3] Les Adelantados forment un conseil de vingt qui entourent, l’Aljama, l’Assemblée dirigeante de la Juderia. Ce sont
les berourim en hébreu et les muqqademim en arabe.
[4]
Un juge, délivrant la « pecha », une amende pour mauvais comportement religieux ou communautaire.
[5] Dimanche 5 août 1240. Ce jour fut institué par les prophètes pour pleurer la chute du premier Temple de Jérusalem.
[6] La somme des valeurs des lettres de chacun de ses mots sont équivalentes : Hadassah [‫ = ]הדסה‬Laméd [‫= ]למד‬
Koah Élohi (Puissance divine) [‫ = ]כח אלהי‬74.
[7] Job 22:2.

297
[8] L’exploitation forestière sauvage et incontrôlée s’est déroulée du XIe siècle jusqu’au XIXe siècle. À l’époque
d’Abraham Aboulâfia, les espaces verts des Bardenas étaient très étendus. De nos jours ces zones sont totalement
désertiques.
[9] En hébreu le B et le V sont noté par la seconde lettre de l'alphabet, qui peut s’appeler beith ou veith. Îvri, hébreu,
pourrait tout aussi bien se prononcer îbri.
[10]
Lévitique 19:12
[11]
1+2+3+4 = 10.
[12] 11 mai 1258.
[13]
Le pilpoul dérive du mot ‘pilpel’, poivre, littéralement « raisonnement aiguisé ». C'est une sorte de gymnastique
intellectuelle entre deux érudits. Une des caractéristiques de cette méthode est d’essayer de démontrer des choses
invraisemblables à travers un processus de raisonnements logiques. On désigne parfois cela par “L’art d’introduire un
éléphant par le chas d’une aiguille”.
[14]
Sagui nahor est une expression araméenne qui signifie « plein de lumière ».
[15] Livre d’Abdias 1:4.
[16] Proverbes 24:16.
[17] II Livre des Rois 5:10.
[18] Pirqé Aboth 4:1.
[19] En hébreu, « ba » est tout à la fois le verbe aller et venir.
[20] Zayin est la septième lettre de l’alphabet hébreu et représente le nombre 7. Le nom de la lettre s’écrit avec trois
lettres : Zayin-Yod-Noun (7+10+50 =67). Valeur identique à la somme des lettres de Binah : Beith-Yod-Noun-Hé
(2+10+50+5 = 67).
[21] Le Moré Névoukhim, le « Guide des perplexes », souvent traduit en « Guide des égarés », est l’œuvre majeure de
Moïse Maïmonide (1135-1204), dit le Rambam. Ces adversaires, lui reprochent d’exposer le judaïsme en termes de valeurs
non juives, et à établir une corrélation entre les valeurs juives et les valeurs générales.
[22] Il s’agit de la Kabbale dite « pratique », un ensemble de connaissances et pratiques magiques ayant pour objectif
de mettre en rapport avec les puissances célestes et de faire appel à leurs pouvoirs. Dans cette forme de la Kabbale, les
anciennes pratiques rituelles de l’angéologie ont été recyclées en une sorte de magie supérieure visant à réaliser l'union
mystique avec la divinité.
[23] Chemin des pèlerins en occitan.
[24] De nos jours : Saintes-Maries-de-la-Mer.
[25] Ce bras du Rhône a été fermé et asseché au XVIe siècle.
[26] Provençal : « ça pique bien ».
[27] Un chanoine est un membre du clergé attaché au service d'une église. Au Moyen Âge, le mot pouvait désigner
certains membres du personnel laïc des églises.
[28] 1 mille = 1620 mètres.
[29] Genèse 11:31
[30] La lettre vav, sixième de l’alphabet est un V, mais en tant que semi-voyelle, elle se prononce « o », ou bien « ou ».
[31]
À cette époque les gens n'avaient pas conscience d'appartenir à l’Europe mais à la Chrétienté.
[32] De nos jours cette somme correspondrait à environ 1 200 €.
[33] Livre de la Genèse 4:7.
[34] Djalal-od-Din Rumi : Le livre du dedans.
[35] Mathnawî – Livre II ,13-14 : Husâm-ud-Dîn Tchelebî
[36]
Djalal-od-Din Rumi : Le livre du dedans.
[37]
Deutéronome 32:39.
[38] Ésaïe 48:12.
[39] Plotin Enneades - Livre VI, chapitre 9 : Du bien et de l’un.
[40] Cantique des Cantiques 6:3
[41] Monastère de Panagia Chryssopodaritissa
[42]
A. Aboulâfia, livre : Or haSékhél.
[43]
Cantique des Cantiques 2:10
[44] Cantique des Cantiques 8:6
[45] Évén nahour [‫ ]אבן ָנהוּר‬: Pierre illuminée. Le nahir [‫ ] ָנִהיר‬est un illuminé ou un éveillé.
ֶ ֶ
[46] Livre de Daniel 2:22.
[47] Livre de Daniel 7:9.
[48]
Psaume 119:18.
[49]
Nik’nass yayin yatsa sod [‫ – ]נכנס יין יצא סוד‬Talmud, traité Érouvim 65a.
[50]
Il s’agit de Giordano Bruno, né en janvier 1548 à Nola en Italie et mort sur le bûcher le 17 février 1600 à Rome.

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[51] Mois de Av = Juillet/Août.
[52] Talmud – Sanhédrin 105b.
[53] Lévitique 19:18.
[54] Lévitique 19:34.
[55]
Psaumes 148:8.
[56] Job 38:22-23.
[57] Le début du pontificat du Pape Clément V a commencé le 5 février 1265.
[58]
Lulle, Livre de Contemplation, ch. 165.
[59] Lulle, Livre de l’Ami et de l’Aimé.
[60] D’après un texte de Raymond Lulle.
[61]
10 kms.
[62] Zohar III – 204b.
[63]
Zohar I 15a-b.
[64]
Cantique des cantiques 6:11 : « Je suis descendu au verger des noyers ».
[65] Voir Zohar Tome I, 45a.
[66] Voir Zohar Tome II, 15a.
[67] Tanak est une abréviation pour désigner l’ensemble de la Bible hébraïque. Le mot est formé par les initiales de
Torah, Neevim (prophétes) et Kétouvim (hagiographes).
[68] Raconté ainsi par Abraham Aboulâfia dans son Livre du Témoignage.
[69] Idem.
[70] Guét haShémoth (Divorce des Noms), chapitre IV – Ed. Lahy, 2009. Ce passage à fortement marqué Giordano
Bruno trois cents ans plus tard.
[71] Séfer haZohar Tome I, 77b.
[72] Venise.
[73] Livre des Nombres 29:7.
[74] Mercredi 19 septembre 1274. Tévét est le septième mois du calendrier hébreu.
[75] Psaumes 91:14.
[76] 19 septembre 1278 (année hébraïque 5038).
[77] Plus connu sous le nom de Jacob Ancona ou Jacob d’Ancône.
[78] 12 avril 1270.
[79] Mai 1273.
[80] Île de Ceylan (Sri Lanka).
[81] Signe du Bélier.
[82] Rouah est un mot qui désigne l’âme, mais qui signifie tout à la fois : esprit, souffle, vent.
[83] « Corde de prière », chapelet traditionnel en laine noire de l’orthodoxie de 33 nœuds.
[84] Genèse 49:21 – « Nephthali est une biche en liberté. Il dispense des propos embellissant ». Douze ans plus tard,
Abraham Aboulâfia rédigera son ultime livre, qu’il intitulera « Imré shéfer » (Propos embellissant), sans doute en mémoire
de cet événement.
[85]
Détroit de Gibraltar.
[86] 14 juillet 1280.
[87] Abraham Aboulâfia relate cette mission messainique dans son Livre du Témoignage : « Il a dit qu’il était à Rome à
ce moment-là et qu'il fut instruit de ce qu'il devait faire et dire en son Nom Il devait annoncer à tous que Le Nom règne et
que les nations trembleront. Le tribut est que celui qui l'intronisa régnera à sa place, l'ayant transformé d'étape en étape,
élevant son degré au-dessus de tous les autres degrés comme il le méritait selon sa vraie nature. Et il répète encore qu'à son
retour à Rome, il lui fit prêter serment sur le fleuve Tibre disant: « Tu seras oint comme roi - et ce, par le pouvoir de tous les
Noms -, car je t'ai oint comme roi sur Israël, sur les communautés d'Israël, c'est-à-dire sur les commandements, et lorsqu'ils
ont dit : « Et son nom, tu l'as appelé Shaddaï comme mon nom », évoquant au sens profond un Shaddaï corporel. Saisis toute
l'intention que l'on retrouve aussi dans : « Et Il est Moi, et Moi, je suis Lui ».
[88]
Franciscains.
[89] Abraham Aboulâfia relate cet événement dans son Livre du témoignage. Voici ses propres paroles : « Ce serait un
témoignage entre lui et Dieu qu'il l'avait sauvé de ses ennemis. Le jour où il devait voir le pape, on lui donna deux bouches.
Quand il est entré à la porte extérieure de la ville, un messager l'a salué, l'a informé que la nuit précédente, celui qui avait
cherché à le tuer était mort subitement, comme d'une épidémie. Un a été tué cette nuit-là, et l'autre a été sauvé ».
[90] τροχὸς ἐν μέσῳ τροχοῦ
[91]
« À Rome, il a ensuite été emprisonné par les "Frères mineurs" (Franciscains) et il est resté dans leur académie
pendant vingt-huit jours ... »
« Il est finalement sorti libre le premier jour de Heshvan (3 octobre 1280) j'écris ceci pour témoigner et louer Dieu de

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ses miracles et merveilles avec Raziel et ses vrais serviteurs ». - Propos d’Abraham Aboulâfia, transcrits dans son Livre du
Témoignage.
[92] Rabsha [‫]ראבש״א‬, nom formé des initiales de : Rabbi Abraham Ben Shmouel Aboulâfia.
[93] La Vie du Monde à Venir d’Abraham Aboulâfia a été traduit en français par Georges Lahy, aux Éditions Lahy.
[94]
Rashba [‫]רשב״א‬, nom formé des initiales de : Rabbi Shlomoh Ben Avraham.
[95] Citation tirée du Talmud - Bava Batra 12b.
[96] Responsa meRasbha – Salomon Ibn Adret.
[97]
Introduction du Livre des témoignages d’Abraham Aboulâfia.
[98] Responsa meRashba – Correspondances de Salomon ibn Adret.
[99] Les partis des guelfes (guelfi) étaient les soutiens du Pape qui s’opposaient aux gibelins (ghibellini) partisans du
Saint Empire et du roi d’Aragon.
[100]
Livre des Juges 12:6.
[101] « En l'an 5045, au troisième mois lunaire, mois de kislev, neuvième mois solaire, au dixième cycle, la cinquième
année du cycle, le premier du mois, le sixième jour (vendredi 17 novembre 1284). Dieu a éveillé l'esprit de Zekaryahou à
revoir et double ses livres prophétiques et complète la moitié de ce livre. À partir de ce jour-là, Zekaryahou le berger a
commencé à écrire des merveilles ». (Abraham Aboulâfia – Livre du témoignage).
[102] Responsa meRashba – Correspondances de Salomon ibn Adret.
[103] Livre du témoignage.
[104] Propos écrits par Abraham Aboulâfia dans son Livre du témoignage.
[105] « Le septième disciple était Natronai le Français, de mémoire bénie, mais pour diverses raisons, il nous a quittés
immédiatement. Il était celui qui a empêché les autres d’atteindre ce qu’ils pouvaient. » (Séfer Otsar Édén Ganouz –
Abraham Aboulâfia).
[106] Livre de la Lumière de la Conscience – Introduction – Abraham Aboulâfia, 1285.
[107] Séfér Otsar Éden Ganouz – Introduction – Abraham Aboulâfia, 1286.
[108] Responsa meRashba – Correspondances de Salomon ibn Adret.
[109] En ce temps l’île était verdoyante, ce qui n’est plus le cas de nos jours. Elle a subi de terribles bombardements
durant la Seconde Guerre mondiale. Désormais ce n’est qu’un rocher aride avec quelques rares végétations. L’île voisine de
Malte détient le triste record du bombardement le plus lourd jamais soutenu.
[110] Il l’appelle « Comatina » dans ses écrits : « Alors ils l'ont chassé de la ville à la ville, d'un endroit à l'autre,
jusqu'à ce qu'il vienne au pays de Mastina (Malte), à ​l'île de Comatino (Cominotto). Où il a séjourné contre son gré ». (Livre
du Témoignage)
[111] Hitbodedouth, veut littéralement dire « isolement ». L'utilisation du terme dépend du contexte qui peut être soit
une retraite spirituelle dans un lieu isolé, soit une technique de concentration afin de s'isoler de l'environnement pour
pratiquer une méditation.
[112] Genèse 12 :1.
[113] Séfer Gan naoûl – Abraham Aboulâfia.
[114] « Livre du Signe », traduit et annoté par Georges Lahy – éditions Lahy 2007.
[115]
Extrait du Livre du Signe, d’Abraham Aboulâfia.
[116] Conclusion du Livre du Signe.
[117] Séfer Gan naoûl (Jardin clos) – Abraham Aboulâfia.
[118] La ville sera détruite par les tremblements de terre de 1542 puis de 1693.
[119] Livre de Jérémie 49:16.
[120]
Propos tirés du Séfer Impré shéfér d’Abraham Aboulâfia.
[121]
Livre de l’Ecclesiaste 12:7.
[122] Texte inspiré d’un passage du séfér ha-tsérouf, d’Abraham Aboulâfia.

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Table des Matières
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