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Littératures

« Utopie et désenchantement »: la joie de la cour arthurienne


dans le Lancelot en prose
Micheline de Combarieu du Grès, Christina Noacco

Résumé
L’étude de la joie de la cour dans le cycle du Lancelot en prose (le Lancelot propre, La Quête du Saint Graal et La Mort du
roi Arthur ) permet de suivre l’épanouissement et la décadence d’un idéal qui conduit des festivités mondaines à la joie
pardurable : la seule « cité harmonieuse », la Civitas Dei , n’est pas de ce monde.

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Combarieu du Grès Micheline de, Noacco Christina. « Utopie et désenchantement »: la joie de la cour arthurienne dans
le Lancelot en prose. In: Littératures 53,2005. Écritures médiévales. Conjointure et senefiance. pp. 41-52;

doi : https://doi.org/10.3406/litts.2005.1978

https://www.persee.fr/doc/litts_0563-9751_2005_num_53_1_1978

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« Utopie et désenchantement »:
la joie de la cour arthurienne
dans le Lancelot en prose

par Micheline DE COMBARIEU DU GRÈS


et Cristina NOACCO

La félicité n’est pas moins fuyante


dans les livres que dans la vie.
Jorge Luis Borges1

À la fin du premier roman de Chrétien de Troyes, Erec et Enide, l’épi-


sode de la Joie de la Cour représentait l’achèvement de la quête du héros.
La Table Ronde y devenait le centre d’une joie collective fondée sur celle
de l’individu et du couple2.

1. Jorge Luis Borges, « L’écriture du bonheur », dans Œuvres complètes, I, Paris, Galli-
mard, 1993, p. 910.
2. Bien que cet idéal trouve sa plus haute expression à la fin du premier roman de Chré-
tien de Troyes, d’autres œuvres en font état, comme par exemple le roman de Raoul de
Houdenc, Meraugis de Portlesguez, et le Merlin en prose attribué à Robert de Boron.
Cf. Emmanuèle Baumgartner, « Arthur et les chevaliers envoisiez », dans De l’histoire
de Troie au Livre du Graal. Le temps, le récit (XIIe – XIIIe siècles), Orléans, Para-
digme, 1994, p. 263-276; Erich Köhler, L’aventure chevaleresque. Idéal et réalité
dans le roman courtois. Études sur la forme des plus anciens poèmes d’Arthur et du
Graal, Paris, Gallimard, 1974, p. 42 et Marie-Luce Chênerie, Le chevalier errant dans
les romans arthuriens en vers des XIIe et XIIIe siècles, Genève, Droz, 1986, p. 111-
112.
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Cet idéal est-il encore, plus d’un demi-siècle plus tard, celui du Lancelot
en prose3 ? L’alternance, voire l’association de la joie et de la douleur qu’on
rencontre du début à la fin de cette œuvre et qui concerne également la cour
d’Arthur appelle une réflexion sur l’évolution du rôle de cette dernière en
tant qu’institution garante de la cohésion, dans la joie, de ses membres.

Pour répondre à cette question, nous avons été amenées à étudier la


joie de la cour arthurienne, dans le Lancelot en prose, en rapport avec les
événements qui la génèrent, la mettent en cause, voire la détruisent. Trois
perspectives permettent de parcourir l’histoire de la quête que poursuit la
maisnie arthurienne: la fête de la cour, la cohésion de ses membres et
l’aspiration de ces derniers au salut individuel.

1. LA FÊTE DE LA COUR

Au début du roman, le Conte de la Reine aux Grandes Douleurs (L.,


t. VII, p. 29)4, la cour arthurienne représente, dans le souvenir de Ban de
Benoïc, en guerre contre Claudas de la Terre Déserte5, le modèle idéal de la
société chevaleresque, fondé sur la joie collective d’une vie harmonieuse.
Mais il s’agit d’un idéal qui n’a pas été atteint, puisque la prétendue joieuse
maisnie6 d’Arthur n’a pu arrêter le dessein de conquête de Claudas7.

En réalité, la cour d’Arthur ne correspond pas aux attentes de Ban: les


réjouissances qui s’y déroulent représentent plutôt des pauses, dans la
continuité des activités dominantes (essentiellement des aventures et des
guerres), pauses qui sont liées, dans la plupart des cas, aux festivités reli-

3. Les éditions de référence sont les suivantes: Alexandre Micha, Lancelot. Roman en
prose du XIIIe siècle, t. 1-9, Paris-Genève, Droz, 1978-1983. Albert Pauphilet, La
Queste del Saint Graal. Roman du XIIIe siècle, Paris, Champion, 1923. Jean Frappier,
La mort le roi Artu. Roman du XIIIe siècle, Paris-Genève, Droz, 1964. Nous utilise-
rons les abréviations L. pour le Lancelot en prose, QSG pour la Queste del Saint Graal
et Mort Artu pour La Mort le roi Artu.
4. L’importance de ce découpage d’auteur du roman a été souligné par François Mosès,
dans son introduction à La fausse Guenièvre. Lancelot du Lac III, Texte présenté,
édité et traduit par François Mosès, avec, pour l’établissement du texte, la collabora-
tion de Lætitia Le Guay, Paris, Le Livre de Poche, Lettres Gothiques, 1998, p. 27.
5. L’épisode est raconté au t. VII, p. 1-31.
6. Le vocabulaire qui traduit le concept de la joie et ses nuances dans le cycle du Lance-
lot-Graal a été étudié par Katarzyna Dybel, dans Être heureux au Moyen Âge d’après
le roman arthurien en prose du XIIIe siècle, Louvain-Paris, Peeters, 2004, notamment
aux p. 7-28, intitulées: « À propos du vocabulaire du bonheur ». L’auteur relève, en
conclusion de son recensement des termes liés à la joie, que « [l’] idée de bonheur [y]
est exprimée […], avant tout, par les structures binaires joie/leesce, joians/liez dont la
fréquence d’emploi est très élevée » (p. 27).
7. Dès ces premiers épisodes, la fonction d’Arthur en tant que garant de la joie de la cour
et de ses vassaux est mise en cause. Voir L., t. VII, p. 97 et t. VIII, p. 12-13.
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gieuses (L., t. VII, p. 236). Si, parmi les plus importantes8, Pâques repré-
sente la plus haute et la plus honoree, que par lui fumes nous racaté des
pardurables dolors (L., p. 237), la plus envoisie, selon la hiérarchie éta-
blie par le narrateur, est la fête de la Pentecôte, qui remémore la descente
du Saint Esprit sur les apôtres pour les conforter de la perte du Christ, et
afin qu’il reste avec eux non mie en car, mais esperitelment, et par che fu
lor joie refremee, confirmée (ibid.).

Cette joie spirituelle s’exprime – en car, c’est-à-dire de façon impar-


faite, fugitive, en image et non en réalité – dans la fête courtoise: à
Carhaix, jeux, danses et tournois se succèdent après le dîner et les habi-
tants de la ville qui héberge la cour s’y adonnent volontiers, tandis que
ceux de la maison Artu préfèrent se mesurer le lendemain à l’exercice che-
valeresque du tournoi (L., t. VII, p. 238).
Ainsi, la Pentecôte, renovelemenz de la joie spirituelle, permet égale-
ment, par la notion d’envoiseüre, la présence d’une joie « pour les plaisirs
de ce monde […] qui peut et doit se donner libre cours9 ». Les manières
d’être relèvent de la mondanité, où toute joie terrienne est destinée à pren-
dre fin, par opposition à celle, celestienne, des bienheureux, la joie pardu-
rable qui jamais ne fine.

En dehors des festivités du calendrier liturgique, les divertissements


profanes de la cour sont liés tantôt aux valeurs éthiques courtoises, tantôt
à la vie chevaleresque.

Les épisodes de joie liés aux valeurs courtoises sont le fruit des retrou-
vailles ou de l’hospitalité qu’on réserve à ceux qui viennent rendre
visite10. Cette attitude est tellement répandue que son contraire, perçu
comme discourtois, suscite l’indignation de quelques personnages qui, en
se tenant aux apparences, n’en comprennent pas la véritable raison.
Lorsqu’Arthur apprend que le vassal qui vient d’arriver à sa cour est
Banin, le filleul de Ban, il ne peut retenir des larmes de pitié pour le sort

8. C’est-à-dire Pâques, l’Ascension, la Pentecôte, la Toussaint et Noël (t. VII, p. 236).


9. Emmanuèle Baumgartner, « Arthur et les chevaliers envoisiez », art. cit., notamment
aux p. 267 et 270. L’auteur définit le sens du verbe s’envoisier et son champ lexical
comme relevant d’« une manière d’être chargée de sensualité, qui se manifeste aussi
bien par le goût de fête, de la bone vie, du chant et de la danse, que par une activité
pratique du déduit d’amour » (ibid.). Nous en proposons une lecture différente.
10. La Dame de Malehaut, par exemple, est reçue avec grant joie par le roi et la reine (L.,
t. VIII, p. 41 et 54) et quand Hervis reconnaît Adragain, un ancien chevalier devenu
moine, il ne fait pas a demander s’il li fist joie et honera, car moult doucement l’acola
et baisa en la bouche maintes fois (t. VII, p. 99). Un peu plus loin, le narrateur fait
même appel au topos de l’indicible pour évoquer la joie [et] l’onour que li fu faite : ils
sont tels que ne vous porroit nus dire de bouche (ibid.).
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de son vassal, mort pour lui et offre à Banin des joiaus (L., t. VII, p. 243),
substitut matériel, bien qu’apparenté à la joie par l’étymologie, de
l’accueil chaleureux qui a fait défaut. Gauvain, qui incarne les bons usa-
ges courtois, perçoit comme scandaleuse la réaction du roi: il lui reproche
de pleurer en public et lui rappelle son devoir de festoier tout le monde qui
est venus a [la] court et faire joie (L., t. VII, p. 242)11. Gauvain a donc tort
et son indignation repose sur un malentendu, car les larmes du roi, respon-
sable du sort de son vassal, sont fondées. C’est la joie qui, en cette circons-
tance, aurait été une réaction inadéquate12.
Quant à la fête chevaleresque, elle apparaît, par exemple, lorsque Lan-
celot, Galehaut et Hector deviennent compaignons de la Table Ronde13.
Ailleurs, elle se manifeste dans la victoire et la paix, corollaires de cette
activité guerrière qui occupe tant de place dans la société chevaleresque:
l’épisode qui décrit la réconciliation entre Arthur et Galehaut, à la fin de
la guerre de conquête menée contre le souverain par ce dernier, est marqué
par la joie, que Gauvain considère comme la résultante de l’amor et de la
pais que Diex i a mise (L., t. VIII, p. 87) entre Galehaut et le roi. Les deux
personnages, réconciliés, s’entrebaisent et s’entrefont moult grant joie et
passent ensuite leurs journées en conjoïr (beau terme qui exprime l’idéal
de la joie dans la communion).

Cependant, ce partage de la joie, toujours recherché, est en même


temps entravé par le code chevaleresque lui-même, dans la mesure où
celui-ci impose que les membres de la cour arthurienne remettent cons-
tamment en cause leur prouesse (sous peine, comme le sait bien Erec,
d’être accusé de recreantise)14. Leur éloignement de la cour, qu’il s’agisse
d’aller en aventure ou d’aller se battre, plonge la communauté dans la

11. D’une manière analogue, Gauvain reproche au roi sa tristesse dans un épisode décrit
au t. I, p. 155: « Sire, l’en vos tient molt a iros, quant vos mostrés si poi de joie a vos
barons, qui avés esté li plus envoisiés rois qui onques fust: si vos covendroit deduire
plus envoisiement […] ». Ailleurs, le roi feint d’être joyeux (il s’efforce de bel sam-
blant fere), malgré sa douleur pour la mort de la Fausse Guenièvre, por sa gent (L.,
t. I, p. 168). Cette aptitude à l’envoiseüre concerne également la reine, qui, pendant la
guerre entre Arthur et Galehaut, ne peut que reconnaître, par contraste, la situation
actuelle, inverse (L., t. VIII, p. 57): « […] si voi tant de meschief que je n’ai ore talent
des grans aatines que je soloie faire ne des envoiseures ». Cf. Emmanuèle Baumgar-
tner, art. cit., p. 269.
12. Dans un autre épisode, c’est le visiteur qui est accusé de ne pas respecter l’étiquette
courtoise: le sénéchal Beduier accuse le moine d’avoir troublée la joie de la cour.
Mais, comme l’explique Adragain, venu reprocher au roi son comportement déloyal
envers Ban, ce trouble est justifié par sa révélation douloureuse (L., t. VII, p. 97-98).
13. L., t. VIII, p. 487-488: à cette occasion si fu la joie si grans en la maison le roy que
greignor ne la vous porroit on mie deviser (ibid., p. 488).
14. La joie n’est donc pas un bien acquis à tout jamais, mais plutôt la récompense d’une
activité toujours relancée, fondée sur l’aventure.
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douleur. Peu à peu, la véritable source de la joie, dépassant le premier


registre de l’envoiseüre, la joie mondaine, est alors envisagée non plus
dans le partage des succès chevaleresques mais dans l’union rétablie du
corps politique du royaume et du corps électif de la Table Ronde. Le
retour du héros suscite désormais, à lui seul, la joie de la cour15.

2. LA JOIE DE LA COUR : « TOUS POUR UN, UN POUR TOUS »

Si la cour se réjouit, à l’annonce que la Douloureuse Garde a été con-


quise (L., t. VII, p. 334), comme à celle qu’un16 ou plusieurs chevaliers du
roi17 ne sont pas morts, la raison en est que la conditio sine qua non du
bonheur, à ce stade du récit, repose sur la réunion de tous les membres de
la maisnie Artu. La joie, suggère l’auteur, naît et trouve sa raison d’être
dans la totalité retrouvée de la cour. En effet, on apprend que la douleur
causée par l’absence de Lancelot dure de la Pentecôte jusqu’à la mi-août
et même si le roi tient alors sa cour à Roevent, com il estoit costume a bone
feste, il apparaît tos descoragiés des grans joies et des grans festes que il
soloit fere (L., t. II, p. 86); de même à Camaalot, pourtant l’une des villes
les plus delitables, la mort redoutée de Lancelot et de Galehaut rend la
cour triste et dolente et maintes lermes i furent plorees ançois qu’ele
departist (L., t. II, p. 2).
L’absence du héros entraîne le départ en quête de ses compagnons
d’armes. Le seul Lancelot propre compte une dizaine de quêtes, parfois
dédoublées: outre celle, fameuse, de la reine, neuf sont vouées à la recher-
che d’un ou de plusieurs chevaliers18. Ces quêtes tendent, par un mouve-
ment d’emboîtement des recherches qui les apparente parfois au motif
musical de la fugue19, à poursuivre, mais en vain, l’idéal de joie fondé sur
le rassemblement de la cour autour du roi et de la Table Ronde. En effet,
au fur et à mesure qu’on avance dans le roman, la quête du ou des cheva-

15. Lorsque Lancelot rentre à la cour d’Arthur, après le deuxième voyage en Sorelois,
Arthur et Guenièvre l’accueillent avec molt grant joie (L., t. I, p. 172). Dans la Queste
del Saint Graal (p. 5), Arthur dit qu’il avait « […] si grant joie de Lancelot et de ses
cousins qui estoient venu a cort sain et haitié qu’il ne […] [li] souvenoit de la
costume » qui prévoyait de ne pas se mettre à table avant qu’une aventure n’eût en
lieu.
16. Voir L., t. I, p. 387: à la nouvelle que Lancelot est vivant, tote la cort est liee, kar bien
cuidoient k’il fu mors.
17. Voir L., t. VII, p. 345: Gauvain est trop liés d’apprendre que plusieurs chevaliers
d’Arthur, qu’il croyait être morts à la Douloureuse Garde, ne le sont pas.
18. Ces quêtes ont été répertoriées et analysées par Alexandre Micha, dans Essais sur le
cycle du Lancelot-Graal, Genève, 1987, p. 112-122.
19. Nous empruntons ce rapprochement entre les deux motifs à Alexandre Micha, ibid.,
p. 122.
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liers absents tend à devenir le seul thème structurant de la diégèse, dont le


point culminant est représenté par le départ de 32 (voire 35) chevaliers en
quête de Lancelot, qui, en proie à une crise de forsenerie, erre après avoir
été chassé par la reine20. De plus, la disparition temporaire du roi et la
délégation du pouvoir royal contribuent à réduire la figure d’un souverain
en tant que garant d’une joie partagée: dans le royaume aventureux,
règnent l’impermanence et la mutation des cœurs.

Cette « insoutenable fragilité du bonheur » dont les élus de la Table


Ronde prennent peu à peu conscience est représentée, dans l’écriture
romanesque du Lancelot en prose, par une fréquente association de la joie
et de la douleur: leur coexistence antinomique, leur succession rappro-
chée, voire la muance de l’une en l’autre en représentent les principales
manifestations21.

La coexistence des deux états d’âme souligne le caractère utopique de


l’idéal de la liesse communautaire: le motif du lié/dolant se trouve réper-
torié dans l’Index des thèmes d’Alexandre Micha, qui le définit comme un
« état d’âme où le personnage est partagé entre la joie et la douleur22 ».
Souvent référé à un seul personnage23, ce motif est également appliqué à
la cour, comme le montre l’épisode relatif à la rencontre de la commu-
nauté avec Bohort, blessé:
A cels parole entra laienz li rois et li autre baron, et quant il virent Boort, si
an furent lié et dolant, lié de ce qu’il l’ont, et dolant de ce qu’il n’am puet
eschaper, car moult ert bleciez, si com li mires lor avoit dit (L., t. IV,
p. 112).

Il peut également arriver que la liesse cède rapidement la place à la


détresse. Lorsque, par exemple, Gauvain, gravement blessé dans la guerre

20. Cette aventure est relatée dans L., t. VI, p. 179 et suiv.
21. Au début de l’épisode de la fausse Guenièvre, le texte utilise le terme de muance de la
joie en douleur afin de souligner un advenu retournement de situation qui apparaît, a
priori, comme définitif. Une intervention d’auteur souligne et préfigure cette mutation
des cœurs: Mais ne demora pas longuement que lor joie fu a grant ire changiee […]
(L., t. I, p. 18). Ce changement se réalise au moment où Arthur est enlevé par la fausse
Guenièvre et où Gauvain accepte d’assurer l’interrègne, ce qui fait s’exclamer la
reine: « Bials sire Diex, com est tote proesce morte et tote joie tornee a duel! » (L.,
t. I, p. 114), phrase qu’elle répète pas moins de sept fois! On le voit: instabilité du
royaume et instabilité de la joie vont de pair.
22. Voir L., t. IX, p. 197.
23. Pour le Lancelot propre: Pharien, au t. VII, p. 220; Hector, au t. VIII, p. 310; Gale-
haut, au t. I, p. 1 et 32; Arthur, au t. I, p. 246; Lancelot, aux t. I, p. 283 et t. IV, p. 229;
la femme de Keu d’Estraus, au t. I, p. 308; la demoiselle tentatrice, au t. I, p. 326; une
autre demoiselle, au t. II, p. 150; la vieille guérisseuse de Lancelot, au t. II, p. 311;
Canart, au t. VI, p. 146, la fille du roi Pellés, au t. VI, p. 222 et Guenièvre, dans la
Mort Artu, p. 216.
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entre Arthur et Galehaut, se rétablit, moult fu grans la joie en la court le


roi Artu (L., t. VIII, p. 133). Mais l’ambiance de fête est troublée par la
tristesse du roi, affligé à cause de l’échec de la première quête de Lance-
lot24. À la fin d’un crescendo dramatique, Arthur est en proie à une telle
détresse qu’il entre dans une chambre, se laisse tomber sur un lit et fait tel
duel que riens nel puet conforter (L., t. VIII, p. 141). Enfin, la muance
d’un état d’âme en l’autre apparaît dans les successives manifestations de
joie et de douleur d’Hector, le chevalier qui pleure et qui rit, devant un
écu, symbole à la fois de sa gloire chevaleresque et de sa détresse amou-
reuse25.
Ces motif sont si fréquents que l’on pourrait considérer le Lancelot en
prose comme l’œuvre du constant contre-balancement de la joie par son
contraire et de la tentative, toujours recommencée, de dépasser une situa-
tion douloureuse.
Face à l’insoutenable fragilité de l’harmonie humaine, seul Dieu peut
installer l’homme dans la joie pardurable, éternelle et immuable. Cela
signifie que l’alternance des rires et des larmes sur les visages des héros
ne cessera pas, tant que la quête d’une joie terrienne ne sera pas convertie
en une autre, mystique. L’annonce prophétique que Siméon fait à Lance-
lot, concernant la venue imminente du Bon chevalier qui mettra fin au rôle
idéologique et historique de la chevalerie traditionnelle – dont le fonde-
ment était l’aventure26 – représente l’annonce de cette nouvelle, haute
queste del Graal, appel à transcender la multiplicité humaine pour attein-
dre la simplicité de Dieu.
En effet, les aventures de la dernière section du Lancelot en prose,
l’Agravain, représentent les prémices d’une nouvelle épreuve qui doit être
passée par les chevaliers élus de la Table Ronde: la quête du Graal, c’est-
à-dire de la coupe – occultée mystérieusement – qui avait permis de
recueillir le sang du Christ sur la Croix et que Joseph d’Arimathie avait
apportée en Bretagne. Le royaume de Logres et l’institution de la Table
Ronde rencontrent donc un nouveau défi: une royauté sous le signe du
Graal.

24. L., t. VIII, p. 134.


25. L., t. VIII, p. 148-149.
26. Voir L., t. II, p. 35-36 et L. t. VI, p. 244.
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3. LA JOIE PARDURABLE

Le point de départ de la Queste del Saint Graal est représenté par


l’échec que la communauté arthurienne a subi dans sa quête de la joie. Dès
lors, celle-ci se transforme en une affaire individuelle, impliquant une
relation directe de l’homme à Dieu, dans une conception renouvelée de
l’institution chevaleresque. L’homme qui représente cette nouvelle che-
valerie celestienne est Galaad, dont le roman souligne la simplece (simpli-
cité, terme jusqu’alors réservé à Perceval)27. Contrairement à Lancelot,
appelé Galaad en baptesme (L., t. II, p. 36), mais ayant perdu ce nom à
cause de son péché de luxure, Galaad28 est celui qui transforme sa voca-
tion en élection. Il le fait dès le moment où il arrive à la cour d’Arthur, un
jour de Pentecôte, en s’asseyant sur le siège périlleux qui porte
l’inscription: « Ci est li sieges Galaad » (QSG, p. 8).
Un aspect intéressant qui marque l’arrivée de ce personnage, héros
attendu de la Queste del Saint Graal, est son association avec la fête de la
Pentecôte, qui continue d’être présentée comme la fête la plus envoisie29,
tout en permettant d’associer la venue du nouveau chevalier avec la des-
cente du Saint Esprit sur les apôtres.
Cette journée, qui apparaît à Arthur de façon prémonitoire comme « la
dernière réunion avant longtemps de tous les compagnons de la Table
Ronde30 », va réserver bien des surprises à la communauté arthurienne:
c’est ce jour-là que le Graal se manifeste pour la première fois à Camaalot,

27. L., t. VI, 11 et 26. Galaad est donné, dès l’épisode du Saint Cimetière, comme relevant
du lignage de Lancelot: […] cil qui sera buens chevaliers n’est pas encore avant
venus et molt est sa venue pres […]; et sera de vostre lignage cil qui de ci me getera et
acomplira le siege perillos et les aventures de Bretaigne metra a fin. » (L., t. II, p. 35-
36). Une autre annonce de sa venue sera faite au roi Arthur, par un prodom: « Rois
Artus, je te di por voir an confession que au jor de Pentecoste qui vient sera noviaux
chevaliers cil qui les aventures del Saint Graal metra a fin et venra celui jor a ta cort
acomplira sanz faille le siege perilleux (L., t. VI, p. 244).
28. Nom biblique, dont l’étymologie a été rapprochée des termes Gales et Graal et qui en
dit beaucoup sur le destin de celui qui le porte (Charles Méla, La Reine et le Graal. La
conjointure dans les romans du Graal, de Chrétien de Troyes au Livre de Lancelot,
Paris, Seuil, 1984, p. 332).
29. En effet, la référence à la traditionnelle joie mondaine liée à cette festivité ne fait pas
défaut à cette occasion. Au preudons a une blanche robe (QSG, p. 7), entré on ne sait
comment (est-il un ange?), qui emmène à la cour d’Arthur, le jour de la Pentecôte, le
Chevalier Desirré, le roi promet que se ce est cil que nos atendions a achever les
aventures del Saint Graal, onques si grant joie ne fu fete d’ome come nos ferons de lui
(ibid.).
30. Micheline de Combarieu, « Temps humain, temps romanesque, temps eschatologique,
dans la Pentecôte du Graal: Étude sur la Queste del Saint Graal », dans L’hostellerie
de pensée. Études sur l’art littéraire au Moyen Âge offertes à Daniel Poirion par ses
anciens élèves, Textes réunis par Michel Zink et Danielle Bohler, publiées par
E. Hicks et M. Python, Paris, P.U.P.S., 1995, p. 119-128, ici cité à la p. 121.
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signifiant « l’effusion de la grâce dans l’histoire de l’humanité31 »,


d’après les mots que le roi lui-même adresse aux chevaliers de la Table
Ronde (QSG, p. 16):
« Certes, seignor, molt devons estre lié et avoir grant joie de ce que Nostre
Sires nos a mostré si grant signe d’amor qu’il de sa grace nos volt repaistre
a si halt jor come le jor de la Pantecouste ».

Par l’association des chevaliers de la Table Ronde avec les apôtres


réunis lors de la descente du Saint Esprit, « la Pentecôte du Graal à
Camaalot est le jour du réconfort spirituel et chevaleresque pour toute la
société de la Table Ronde32 ». De plus, Galaad, exprimant sa prescience
quant à sa mission et à celle de la collectivité arthurienne, annonce, à cette
même occasion, que tuit cil qui seront compaignon de la Queste dou Saint
Graal doivent movoir de la cour d’Arthur (QSG, p. 11). Dans l’économie
du récit de cette nouvelle, dernière quête, la cour représente le point de
départ et, pour beaucoup, de non-retour de l’aventure33.

La quête du Graal présente un double aspect, paradoxal: c’est la pre-


mière fois que toute la communauté de la Table Ronde va quitter la cour
et le royaume de Logres – elle est donc la démarche la plus collective qui
ait été entreprise en son sein. Mais, en même temps, elle comporte un élé-
ment de désintégration de la communauté arthurienne dans la mesure où
elle placera chaque quêteur dans un rapport dual de lui-même à Dieu.

Comme Perceval était entré seul chez le Roi Mehaigné et comme Gau-
vain, Lancelot et Bohort avaient été confrontés l’un après l’autre à la
vision du cortège du Graal à Corbenic, ainsi, les compagnons de la Table
du Graal réunis à Camaalot décident de suivre chascuns sa voie, por ce
que a honte lor seroit atorné se il aloient tuit ensamble (QSG, p. 26).

Mais ils se montreront pour la plupart incapables de mener à terme


cette quête. À la fin de la Queste del Saint Graal, seuls les trois élus
(Galaad, Perceval et Bohort) pourront partager la vision de la liturgie du
Graal qui se déroule à Sarras et même dans ce cas, l’élection de Galaad le
distinguera des autres, en lui réservant un niveau de connaissance des
repostailles divines tel qu’il prononce le vœu de mourir dans cet état de
grâce, dans la grant joie où il se trouve (QSG, p. 278).

31. Katarzyna Dybel, Être heureux au Moyen Âge, op. cit., p. 247.
32. Ibid., p. 248.
33. La rentrée de Lancelot a la cort le roi Artu (QSG, p. 262) et celle de Bohort à Camaa-
lot (p. 279) susciteront, comme autrefois, la joie de la communauté curiale mais le
texte ajoute que des autres compagnons il i avoit encore molt poi (très peu) de revenuz
(p. 262).
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50 MICHELINE DE COMBARIEU DU GRÈS, CRISTINA NOACCO

Si la Queste del Saint Graal est le roman du salut individuel, la Mort


Artu représente « le crépuscule de la chevalerie » ou bien, pour citer
Alexandre Micha, une sorte d’Apocalypse « où s’abîment les grandeurs
de ce monde34 ». Les occurrences de la joie sont fort rares dans cette
œuvre qui clôture le Livre de Lancelot, car ce dernier roman du cycle
relate la décomposition à la fois des liens électifs, des liens du sol et même
des liens du sang de la maisnie arthurienne.

En ce qui concerne la joie qui venait autrefois des liens d’élection –


ceux qui unissaient les chevaliers cooptés de la Table Ronde –, les éclats
de joie et les brillantes festivités qui accompagnaient ailleurs les solenni-
tés religieuses et leurs tournois en sont bannis35. Seuls, les retours des
héros à la cour produisent encore – parfois – la réjouissance qu’on con-
naît. Mais cette joie est décrite rapidement et le topos des retrouvailles,
réduit à l’essentielle grant joie qu’on fait aux chevaliers de retour.

Il est évident qu’après avoir approché des mystères divins du Saint


Graal, tout divertissement mondain n’est plus qu’un palliatif décevant,
insignifiant et dérisoire. En revenant à ses anciennes activités, la chevale-
rie du passé se découvre dépassée36 et aboutit à la conscience lucide que
toute quête de la joie est destinée à demeurer inaboutie, à cause de la mes-
cheance ou, encore une fois, des passions humaines.

La destruction des liens du sol se réalise d’une part à travers le désen-


gagement des vassaux envers leurs suzerains, ainsi, Mador de la Porte,
afin de demander justice au roi contre la reine, se défait des terres qu’il
tient de lui37 et Gauvain agit de même afin de protéger la reine des accu-
sations hâtives que le roi a prononcées contre elle38. De l’autre, la désa-
grégation des liens du sol est profondément liée à la dissolution des liens
du sang: lorsque Mordred, le fils du roi, décide de se battre contre son
père, il cherche l’alliance des anciens vassaux d’Arthur, provoquant une
guerre intestine qui détruit la communauté curiale39.

La Mort du roi Arthur s’achève sur la catastrophe de Salesbières, où


se consomme la guerre entre le roi et son propre fils et où « l’un après

34. Alexandre Micha, Essais, op. cit., p. 162.


35. Claude Lachet, « ‘Mais où sont les tournois d’antan?’ La fin des joutes dans La Mort
le Roi Artu », dans La Mort du roi Arthur ou le crépuscule de la chevalerie, Études
recueillies par Jean Dufournet, Paris, Champion, 1994, p. 133-155, notamment aux
p. 140-141.
36. Ibid., p. 154.
37. Mort Artu, p. 84-85.
38. Ibid., p. 121.
39. Ibid., p. 230.
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« UTOPIE ET DÉSENCHANTEMENT » 51

l’autre les plus célèbres chevaliers de la Table Ronde garnissent de leurs


cadavres ce festin de la Mort40 », ce qui fait dire à l’auteur, dans une
adresse à son public: si ne veïstes onques plus dolerex encontre que ce fu,
a ce qu’il s’entrehaoient de mortel haïne (p. 238). C’est la fin tragique du
lignage arthurien, événement qui porte à leur paroxysme, dans la violence,
toutes les contradictions qui déchiraient la cour, dès la première trahison,
celle de Lancelot (Mort Artu, p. 245):
Einsi ocist li peres le fill, et li filz navra le pere a mort. Quant li home le roi
Artu voient le roi a terre, si sont si corroucié que cuers d’omme ne porroit
penser l’ennui qu’il ont; si dient: « Hé! Dex, por quoi soufrez vos ceste
bataille? ». Lors lessent corre as homes Mordret et cil a eus, si recommen-
cent l’estour mortel, tant que, ainz ore de vespres, tuit furent ocis, fors seu-
lement Lucan le Bouteillier et Girflet.
La douleur pour la mort des héros et l’éloge de la grandeur passée du
plus grand des rois de Bretagne occupent le centre de la narration, dans la
vision d’un monde désenchanté que retrace la fin de la Mort du roi
Arthur41.
L’emblème de cette fin des illusions pourrait être vu dans l’envoi par
Lancelot de son écu à Camaalot42, avec l’ordre qu’il soit bien veüz
(p. 161) et qu’il représente la mémoire de ses exploits chevaleresques. Ce
geste ne fait pas que ramener les fils des errances aventureuses à leur
départ, le cœur du royaume de Logres: il scelle en même temps la fin de
toute errance, collective aussi bien qu’individuelle, puisque l’écu, trophée
des aventures accomplies par Lancelot, se charge d’une valeur
métonymique: il y sera salué et vénéré comme une relique à sa place, car,
dit-il, je ne sai se jamés aventure m’i amenra, puis que je serai partiz
(Mort Artu, p. 161)43.
L’idéal de la joyeuse maisnie n’a jamais connu de véritable réalisation
dans le Lancelot en prose. Considéré, au début du roman, comme un
modèle à atteindre, plus qu’à reproduire, fondé sur la réunion de tous ses
membres, il est constamment entravé par la lutte à mener contre les fau-
teurs de troubles et les instaurateurs des mauvaises coutumes. La joie de
la communauté d’Arthur, à ce stade du récit, est absente ou incomplète.

40. Jean Frappier, Étude sur la Mort le roi Artu, roman du XIIIe siècle, Genève, Droz,
1972, p. 285.
41. Mort Artu, p. 245 et suiv.
42. Ibid., p. 161-162.
43. Cf. Emmanuèle Baumgartner, « Lancelot et le royaume », dans La Mort du roi Arthur,
op. cit., p. 25-44, notamment à la p. 34.
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52 MICHELINE DE COMBARIEU DU GRÈS, CRISTINA NOACCO

La Quête du Saint Graal représente une relance de l’idéal par la con-


version de la chevalerie terrienne en chevalerie celestienne, mais l’échec
de la plupart des quêteurs à passer l’épreuve signe l’impossibilité d’un
royaume instauré sous le signe du Graal. De ce fait, le dialogue entre
l’homme et Dieu n’acquiert qu’une portée individuelle.
La Mort du roi Arthur récupère enfin l’ancienne notion de la chevale-
rie et ses activités, mais seulement pour confirmer la fin de l’illusion: le
royaume de Logres ne pourra pas devenir une image, sur terre, de la seule
« cité harmonieuse », la Civitas Dei.
Université de Provence
Université de Toulouse-Le Mirail

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