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Résumé
L’étude de la joie de la cour dans le cycle du Lancelot en prose (le Lancelot propre, La Quête du Saint Graal et La Mort du
roi Arthur ) permet de suivre l’épanouissement et la décadence d’un idéal qui conduit des festivités mondaines à la joie
pardurable : la seule « cité harmonieuse », la Civitas Dei , n’est pas de ce monde.
Combarieu du Grès Micheline de, Noacco Christina. « Utopie et désenchantement »: la joie de la cour arthurienne dans
le Lancelot en prose. In: Littératures 53,2005. Écritures médiévales. Conjointure et senefiance. pp. 41-52;
doi : https://doi.org/10.3406/litts.2005.1978
https://www.persee.fr/doc/litts_0563-9751_2005_num_53_1_1978
« Utopie et désenchantement »:
la joie de la cour arthurienne
dans le Lancelot en prose
1. Jorge Luis Borges, « L’écriture du bonheur », dans Œuvres complètes, I, Paris, Galli-
mard, 1993, p. 910.
2. Bien que cet idéal trouve sa plus haute expression à la fin du premier roman de Chré-
tien de Troyes, d’autres œuvres en font état, comme par exemple le roman de Raoul de
Houdenc, Meraugis de Portlesguez, et le Merlin en prose attribué à Robert de Boron.
Cf. Emmanuèle Baumgartner, « Arthur et les chevaliers envoisiez », dans De l’histoire
de Troie au Livre du Graal. Le temps, le récit (XIIe – XIIIe siècles), Orléans, Para-
digme, 1994, p. 263-276; Erich Köhler, L’aventure chevaleresque. Idéal et réalité
dans le roman courtois. Études sur la forme des plus anciens poèmes d’Arthur et du
Graal, Paris, Gallimard, 1974, p. 42 et Marie-Luce Chênerie, Le chevalier errant dans
les romans arthuriens en vers des XIIe et XIIIe siècles, Genève, Droz, 1986, p. 111-
112.
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Cet idéal est-il encore, plus d’un demi-siècle plus tard, celui du Lancelot
en prose3 ? L’alternance, voire l’association de la joie et de la douleur qu’on
rencontre du début à la fin de cette œuvre et qui concerne également la cour
d’Arthur appelle une réflexion sur l’évolution du rôle de cette dernière en
tant qu’institution garante de la cohésion, dans la joie, de ses membres.
1. LA FÊTE DE LA COUR
3. Les éditions de référence sont les suivantes: Alexandre Micha, Lancelot. Roman en
prose du XIIIe siècle, t. 1-9, Paris-Genève, Droz, 1978-1983. Albert Pauphilet, La
Queste del Saint Graal. Roman du XIIIe siècle, Paris, Champion, 1923. Jean Frappier,
La mort le roi Artu. Roman du XIIIe siècle, Paris-Genève, Droz, 1964. Nous utilise-
rons les abréviations L. pour le Lancelot en prose, QSG pour la Queste del Saint Graal
et Mort Artu pour La Mort le roi Artu.
4. L’importance de ce découpage d’auteur du roman a été souligné par François Mosès,
dans son introduction à La fausse Guenièvre. Lancelot du Lac III, Texte présenté,
édité et traduit par François Mosès, avec, pour l’établissement du texte, la collabora-
tion de Lætitia Le Guay, Paris, Le Livre de Poche, Lettres Gothiques, 1998, p. 27.
5. L’épisode est raconté au t. VII, p. 1-31.
6. Le vocabulaire qui traduit le concept de la joie et ses nuances dans le cycle du Lance-
lot-Graal a été étudié par Katarzyna Dybel, dans Être heureux au Moyen Âge d’après
le roman arthurien en prose du XIIIe siècle, Louvain-Paris, Peeters, 2004, notamment
aux p. 7-28, intitulées: « À propos du vocabulaire du bonheur ». L’auteur relève, en
conclusion de son recensement des termes liés à la joie, que « [l’] idée de bonheur [y]
est exprimée […], avant tout, par les structures binaires joie/leesce, joians/liez dont la
fréquence d’emploi est très élevée » (p. 27).
7. Dès ces premiers épisodes, la fonction d’Arthur en tant que garant de la joie de la cour
et de ses vassaux est mise en cause. Voir L., t. VII, p. 97 et t. VIII, p. 12-13.
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gieuses (L., t. VII, p. 236). Si, parmi les plus importantes8, Pâques repré-
sente la plus haute et la plus honoree, que par lui fumes nous racaté des
pardurables dolors (L., p. 237), la plus envoisie, selon la hiérarchie éta-
blie par le narrateur, est la fête de la Pentecôte, qui remémore la descente
du Saint Esprit sur les apôtres pour les conforter de la perte du Christ, et
afin qu’il reste avec eux non mie en car, mais esperitelment, et par che fu
lor joie refremee, confirmée (ibid.).
Les épisodes de joie liés aux valeurs courtoises sont le fruit des retrou-
vailles ou de l’hospitalité qu’on réserve à ceux qui viennent rendre
visite10. Cette attitude est tellement répandue que son contraire, perçu
comme discourtois, suscite l’indignation de quelques personnages qui, en
se tenant aux apparences, n’en comprennent pas la véritable raison.
Lorsqu’Arthur apprend que le vassal qui vient d’arriver à sa cour est
Banin, le filleul de Ban, il ne peut retenir des larmes de pitié pour le sort
de son vassal, mort pour lui et offre à Banin des joiaus (L., t. VII, p. 243),
substitut matériel, bien qu’apparenté à la joie par l’étymologie, de
l’accueil chaleureux qui a fait défaut. Gauvain, qui incarne les bons usa-
ges courtois, perçoit comme scandaleuse la réaction du roi: il lui reproche
de pleurer en public et lui rappelle son devoir de festoier tout le monde qui
est venus a [la] court et faire joie (L., t. VII, p. 242)11. Gauvain a donc tort
et son indignation repose sur un malentendu, car les larmes du roi, respon-
sable du sort de son vassal, sont fondées. C’est la joie qui, en cette circons-
tance, aurait été une réaction inadéquate12.
Quant à la fête chevaleresque, elle apparaît, par exemple, lorsque Lan-
celot, Galehaut et Hector deviennent compaignons de la Table Ronde13.
Ailleurs, elle se manifeste dans la victoire et la paix, corollaires de cette
activité guerrière qui occupe tant de place dans la société chevaleresque:
l’épisode qui décrit la réconciliation entre Arthur et Galehaut, à la fin de
la guerre de conquête menée contre le souverain par ce dernier, est marqué
par la joie, que Gauvain considère comme la résultante de l’amor et de la
pais que Diex i a mise (L., t. VIII, p. 87) entre Galehaut et le roi. Les deux
personnages, réconciliés, s’entrebaisent et s’entrefont moult grant joie et
passent ensuite leurs journées en conjoïr (beau terme qui exprime l’idéal
de la joie dans la communion).
11. D’une manière analogue, Gauvain reproche au roi sa tristesse dans un épisode décrit
au t. I, p. 155: « Sire, l’en vos tient molt a iros, quant vos mostrés si poi de joie a vos
barons, qui avés esté li plus envoisiés rois qui onques fust: si vos covendroit deduire
plus envoisiement […] ». Ailleurs, le roi feint d’être joyeux (il s’efforce de bel sam-
blant fere), malgré sa douleur pour la mort de la Fausse Guenièvre, por sa gent (L.,
t. I, p. 168). Cette aptitude à l’envoiseüre concerne également la reine, qui, pendant la
guerre entre Arthur et Galehaut, ne peut que reconnaître, par contraste, la situation
actuelle, inverse (L., t. VIII, p. 57): « […] si voi tant de meschief que je n’ai ore talent
des grans aatines que je soloie faire ne des envoiseures ». Cf. Emmanuèle Baumgar-
tner, art. cit., p. 269.
12. Dans un autre épisode, c’est le visiteur qui est accusé de ne pas respecter l’étiquette
courtoise: le sénéchal Beduier accuse le moine d’avoir troublée la joie de la cour.
Mais, comme l’explique Adragain, venu reprocher au roi son comportement déloyal
envers Ban, ce trouble est justifié par sa révélation douloureuse (L., t. VII, p. 97-98).
13. L., t. VIII, p. 487-488: à cette occasion si fu la joie si grans en la maison le roy que
greignor ne la vous porroit on mie deviser (ibid., p. 488).
14. La joie n’est donc pas un bien acquis à tout jamais, mais plutôt la récompense d’une
activité toujours relancée, fondée sur l’aventure.
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15. Lorsque Lancelot rentre à la cour d’Arthur, après le deuxième voyage en Sorelois,
Arthur et Guenièvre l’accueillent avec molt grant joie (L., t. I, p. 172). Dans la Queste
del Saint Graal (p. 5), Arthur dit qu’il avait « […] si grant joie de Lancelot et de ses
cousins qui estoient venu a cort sain et haitié qu’il ne […] [li] souvenoit de la
costume » qui prévoyait de ne pas se mettre à table avant qu’une aventure n’eût en
lieu.
16. Voir L., t. I, p. 387: à la nouvelle que Lancelot est vivant, tote la cort est liee, kar bien
cuidoient k’il fu mors.
17. Voir L., t. VII, p. 345: Gauvain est trop liés d’apprendre que plusieurs chevaliers
d’Arthur, qu’il croyait être morts à la Douloureuse Garde, ne le sont pas.
18. Ces quêtes ont été répertoriées et analysées par Alexandre Micha, dans Essais sur le
cycle du Lancelot-Graal, Genève, 1987, p. 112-122.
19. Nous empruntons ce rapprochement entre les deux motifs à Alexandre Micha, ibid.,
p. 122.
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20. Cette aventure est relatée dans L., t. VI, p. 179 et suiv.
21. Au début de l’épisode de la fausse Guenièvre, le texte utilise le terme de muance de la
joie en douleur afin de souligner un advenu retournement de situation qui apparaît, a
priori, comme définitif. Une intervention d’auteur souligne et préfigure cette mutation
des cœurs: Mais ne demora pas longuement que lor joie fu a grant ire changiee […]
(L., t. I, p. 18). Ce changement se réalise au moment où Arthur est enlevé par la fausse
Guenièvre et où Gauvain accepte d’assurer l’interrègne, ce qui fait s’exclamer la
reine: « Bials sire Diex, com est tote proesce morte et tote joie tornee a duel! » (L.,
t. I, p. 114), phrase qu’elle répète pas moins de sept fois! On le voit: instabilité du
royaume et instabilité de la joie vont de pair.
22. Voir L., t. IX, p. 197.
23. Pour le Lancelot propre: Pharien, au t. VII, p. 220; Hector, au t. VIII, p. 310; Gale-
haut, au t. I, p. 1 et 32; Arthur, au t. I, p. 246; Lancelot, aux t. I, p. 283 et t. IV, p. 229;
la femme de Keu d’Estraus, au t. I, p. 308; la demoiselle tentatrice, au t. I, p. 326; une
autre demoiselle, au t. II, p. 150; la vieille guérisseuse de Lancelot, au t. II, p. 311;
Canart, au t. VI, p. 146, la fille du roi Pellés, au t. VI, p. 222 et Guenièvre, dans la
Mort Artu, p. 216.
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3. LA JOIE PARDURABLE
27. L., t. VI, 11 et 26. Galaad est donné, dès l’épisode du Saint Cimetière, comme relevant
du lignage de Lancelot: […] cil qui sera buens chevaliers n’est pas encore avant
venus et molt est sa venue pres […]; et sera de vostre lignage cil qui de ci me getera et
acomplira le siege perillos et les aventures de Bretaigne metra a fin. » (L., t. II, p. 35-
36). Une autre annonce de sa venue sera faite au roi Arthur, par un prodom: « Rois
Artus, je te di por voir an confession que au jor de Pentecoste qui vient sera noviaux
chevaliers cil qui les aventures del Saint Graal metra a fin et venra celui jor a ta cort
acomplira sanz faille le siege perilleux (L., t. VI, p. 244).
28. Nom biblique, dont l’étymologie a été rapprochée des termes Gales et Graal et qui en
dit beaucoup sur le destin de celui qui le porte (Charles Méla, La Reine et le Graal. La
conjointure dans les romans du Graal, de Chrétien de Troyes au Livre de Lancelot,
Paris, Seuil, 1984, p. 332).
29. En effet, la référence à la traditionnelle joie mondaine liée à cette festivité ne fait pas
défaut à cette occasion. Au preudons a une blanche robe (QSG, p. 7), entré on ne sait
comment (est-il un ange?), qui emmène à la cour d’Arthur, le jour de la Pentecôte, le
Chevalier Desirré, le roi promet que se ce est cil que nos atendions a achever les
aventures del Saint Graal, onques si grant joie ne fu fete d’ome come nos ferons de lui
(ibid.).
30. Micheline de Combarieu, « Temps humain, temps romanesque, temps eschatologique,
dans la Pentecôte du Graal: Étude sur la Queste del Saint Graal », dans L’hostellerie
de pensée. Études sur l’art littéraire au Moyen Âge offertes à Daniel Poirion par ses
anciens élèves, Textes réunis par Michel Zink et Danielle Bohler, publiées par
E. Hicks et M. Python, Paris, P.U.P.S., 1995, p. 119-128, ici cité à la p. 121.
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Comme Perceval était entré seul chez le Roi Mehaigné et comme Gau-
vain, Lancelot et Bohort avaient été confrontés l’un après l’autre à la
vision du cortège du Graal à Corbenic, ainsi, les compagnons de la Table
du Graal réunis à Camaalot décident de suivre chascuns sa voie, por ce
que a honte lor seroit atorné se il aloient tuit ensamble (QSG, p. 26).
31. Katarzyna Dybel, Être heureux au Moyen Âge, op. cit., p. 247.
32. Ibid., p. 248.
33. La rentrée de Lancelot a la cort le roi Artu (QSG, p. 262) et celle de Bohort à Camaa-
lot (p. 279) susciteront, comme autrefois, la joie de la communauté curiale mais le
texte ajoute que des autres compagnons il i avoit encore molt poi (très peu) de revenuz
(p. 262).
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40. Jean Frappier, Étude sur la Mort le roi Artu, roman du XIIIe siècle, Genève, Droz,
1972, p. 285.
41. Mort Artu, p. 245 et suiv.
42. Ibid., p. 161-162.
43. Cf. Emmanuèle Baumgartner, « Lancelot et le royaume », dans La Mort du roi Arthur,
op. cit., p. 25-44, notamment à la p. 34.
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