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N° 74 Février 2016 M 07656 - 74 - F: 6,50 E - RD

3’:HIKRQF=[U[ZU\:?a@k@h@o@a";
LE GPS RAMOLLIT-IL
NOTRE CERVEAU ?

nsu el
MeUVELLEE
NO RMUL
FO
LA
FORCE
ADOLESCENTS
LA PROLIFÉRATION
DES JEUX
DANGEREUX
CAS CLINIQUE
L’HOMME DU
QUI NE SAVAIT
PLUS LIRE TOUCHER
Aimer
NUTRITION
COMMENT
RENOUVELER
SES NEURONES

Soigner
ÉPUISÉ ?
ATTENTION
À LA FATIGUE
CHRONIQUE

Communiquer
3

N° 74

ONT COLLABORÉ ÉDITORIAL


À CE NUMÉRO

p. 12
SÉBASTIEN
Michel Desmurget BOHLER
Directeur de recherche à l’Inserm, au Centre Rédacteur en chef adjoint
de neurosciences cognitives de Lyon. Auteur
de plusieurs synthèses de travaux internationaux
sur les effets de la télévision et sur l’alimentation.

p. 38-41
Daniela Ovadia
Tendres
Codirectrice du laboratoire Neurosciences et société,
au département Cerveau et sciences comportementales
de l’université de Pavie, en Italie. Rédactrice d’articles
de neurosciences et de psychologie.
neurones
D
iscussion entre Théo, 6 ans, et Léa, 7 ans. « Tu préférerais
devenir sourd ou aveugle ? » Adorables élucubrations enfan-
tines qui en disent long sur l’importance de ces deux sens au
quotidien. Et vous, qu’est-ce que vous préféreriez, devenir
p. 52-55 sourd ou aveugle ?
Jacques Fischer-Lokou Après avoir édité ce numéro, je me demande si perdre le sens du toucher ne
Maître de conférences en psychologie à l’université serait pas pire encore. Car nous avons des yeux pour voir, des oreilles pour
de Bretagne Sud. Spécialiste des techniques entendre, mais quoi pour aimer ? Notre cœur, certes, mais avant lui notre
de persuasion et d’influence. Auteur d’expériences peau. C’est par elle que passent nos sentiments de proximité, de réassurance,
explorant l’effet des comportements non verbaux
sur les conduites altruistes et la négociation. d’appartenance et de connexion humaine.
Elle contient même une sous-catégorie de neurones spécialisés dans la per-
ception de la tendresse. Ces neurones sont distincts de ceux qui nous per-
mettent d’analyser notre environnement par le toucher traditionnel. Un peu
comme si notre rétine contenait une sous-classe de neurones spécialisés
dans la perception émotionnelle du beau, ce qui n’est pas le cas.
Plus encore que la beauté, la tendresse aurait donc été cruciale pour la sur-
vie de notre espèce. Les chapelles Sixtine de notre cœur seraient les caresses
p. 72-81
immodérées à l’enfant, à l’amant(e), comme à tous ceux qui nous sont
chers. Contrairement aux images et aux sons diffusés dans le monde entier
Grégory Michel
par la force des médias, les caresses restent confinées à l’intimité de l’alcôve
Professeur de psychopathologie à l’université
de Bordeaux et psychologue clinicien et du foyer. Elles n’en ont que plus de prix. Réfléchissons à ce que nous
psychothérapeute. Spécialiste des conduites perdrions si nous devions y renoncer. Sourd ou aveugle ? Désolé, Théo et
à risques et des comportements violents. Léa, mais l’équation pourrait être un peu plus compliquée. £

N° 74 - Février 2016
4

SOMMAIRE
N° 74 FÉVRIER 2016
p. 43-60
Dossier
p. 14 p. 20 p. 26 p. 38

p. 6-41 p. 43

DÉCOUVERTES LA
p. 6 A
 CTUALITÉS p. 26 N
 EUROBIOLOGIE FORCE
Une potion anti-timidité
Le secret d’une bonne blague
Comment bien
nourrir ses neurones DU
TOUCHER
Une piste pour prédire Les aliments qui stimulent la neurogenèse
la sortie du coma
Mascha Elbers
Des bactéries coupe-faim
Sauvé, je ne suis pas élu ! p. 34 I NFOGRAPHIE
p. 44 NEUROSCIENCES
p. 12 F OCUS L’horloge circadienne
Que fait votre cerveau pendant 24 heures ? À FLEUR DE PEAU
Télévision : alerte Theodor Schaarschmidt et Martin Müller
Nous sommes câblés pour les caresses
sur nos neurones et disposons de neurones faits pour cela
Lydia Denworth
Les ravages du petit écran sur le cerveau
p. 36 L A QUESTION DU MOIS
Michel Desmurget
Pourquoi p. 52 INTERVIEW
p. 14 N
 EUROSCIENCES COGNITIVES se souvient-on parfois LE TOUCHER EST
L’effet GPS de ses rêves ? UNE ARME DOUCE
L’usage régulier de ce système Le tout est de se réveiller au bon moment Qui sait toucher ses semblables obtiendra

En couverture : © S.Dashkevych/shutterstock.com
modifie-t-il notre sens de l’orientation ? Deirdre Barrett d’eux (presque) tout ce qu’il voudra
Stefan Münzer Jacques Fischer-Lokou
p. 38 G
 RANDES EXPÉRIENCES
DE PSYCHOLOGIE p. 56 PSYCHOLOGIE
p. 20 C
 AS CLINIQUE
L’obéissance LE TOUCHER
LAURENT selon Milgram QUI GUÉRIT
COHEN La découverte de la soumission à l’ordre Les massages et autres formes de toucher
Daniela Ovadia apaisent la douleur et l’angoisse
Christiane Gelitz
L’homme qui ne savait
plus lire
L’histoire d’une lésion bien étonnante...
Laurent Cohen

N° 74 - Février 2016
5

p. 62 p. 68

p. 66 p. 72 p. 82 p. 88

p. 92 p. 94
Created by Aha-Soft
p. 62-71from the Noun Project
p. 72-91 p. 92-98

ÉCLAIRAGES VIE QUOTIDIENNE LIVRES


p. 62 ACTU DÉCRYPTÉE p. 72 PSYCHOLOGIE DU DÉVELOPPEMENT p. 92 LIVRES
Nadine Morano et le Attention jeux La sélection du mois
biais de catégorisation (très) dangereux p. 94 NEUROSCIENCES ET LITTÉRATURE
Notre cerveau serait-il raciste ? À l’école, la récréation peut mal tourner
Sebastian Dieguez Grégory Michel
SEBASTIAN
p. 66 À MÉDITER p. 82 NEUROLOGIE DIEGUEZ

Fatigué ?
CHRISTOPHE
ANDRÉ
La fatigue chronique est une maladie
qui modifie le corps et le cerveau
Connaissance
Franziska Badenschier par les gouffres
Un poète aux frontières
À quoi ressemble p. 88 LES CLÉS DU COMPORTEMENT de la conscience
Comment le poète Michaux a testé sur lui
le cerveau et versifié les effets des drogues
d’un philosophe ? NICOLAS
GUÉGUEN
La philosophie doit participer ET AUSSI...
à la réflexion sur les neurosciences
Souriez ! p. 98 JEUX
p. 68 UN PSY AU CINÉMA
Tout ira mieux Remuez
Plus beaux, plus aimables, plus compétents : vos méninges
SERGE ainsi sont vus les gens qui sourient
TISSERON

« Alice cares »
Vers l’empathie artificielle
Entre robots domestiques et maîtres,
naissance d’une « empathie artificielle »

N° 74 - Février 2016
6 DÉCOUVERTES
p. 6 Actualités p. 12 Focus p. 14 L’effet GPS p. 20 Cas clinique p. 26 Nourrir ses neurones p. 34 Infographie p. 36 Question du mois p. 38 Milgram

Actualités
Par la rédaction

NEUROBIOLOGIE

Une potion
anti-timidité
Une solution pour devenir moins timide :
aider les neurones à mieux « respirer »
avec des dérivés de vitamine B3…

F. Hollis et al., Mitochondrial


function in the brain links
anxiety with social subordination,
PNAS, vol.112, pp.15486-15491, 2015.

L es timides se recon-
naissent à trois détails : ils parlent
peu, regardent moins dans les yeux
et se font discrets en cas de conflit.
Ils diffèrent en cela des dominants,
qui s’imposent dans les conversa-
tions, prennent de la place, ont un
regard direct et décident souvent
pour les autres.
Il est facile de les distinguer.
Observez-les lorsqu’ils se rencontrent
dans un couloir étroit, par exemple au
bureau. Au moment de se croiser, le
timide s’effacera en se tournant de
côté et en rasant le mur, pour laisser
passer le dominant. Tout cela se fait
automatiquement, sans agressivité, et
aide finalement les gens à vivre en
bonne entente dans des lieux confi-
© Valery 121283/Shutterstock.com

nés, sans bloquer les couloirs pendant


des heures.
Mais évidemment, les timides ne
vivent pas toujours très bien leur
condition. Pour demander une aug-
mentation, faire valoir son point de
vue ou se sentir désiré et apprécié,

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7

PSYCHOLOGIE

RETROUVEZ LA PAGE FACEBOOK DE CERVEAU & PSYCHO


Le secret d’une
bonne blague
 . I. M. Dunbar et al., Human Nature,
R
en ligne le 23/11/2015.

P
il serait bien utile de forcer parfois le fallu repérer des souris timides et des
passage dans le couloir… Heureuse- souris dominantes. Pour cela, rien de
ment, une petite pilule pourrait un tel que l’expérience du couloir : cette
jour leur venir en aide. fois, deux souris sont placées face à
face dans un petit tunnel trop étroit
LE TEST DU TUNNEL pour deux. L’une doit donc faire demi-
La base de cette thérapie repose tour pour laisser passer l’autre, et c’est lus une blague est complexe, plus
sur une découverte récente : les neu- naturellement la timide qui se dévoue. elle offre de possibilités pour surprendre, et
rones des timides ne respirent pas Mais ce rongeur timoré, une fois donc faire rire. Encore faut-il ne pas égarer son
assez. L’expression est à prendre au mis de côté et traité avec des subs- auditeur ! Robin Dunbar et ses collègues de l’uni-
sens propre : ils n’utilisent pas assez tances accélérant la respiration dans versité d’Oxford ont ainsi montré que des plai-
bien l’oxygène du sang pour produire les mitochondries, se mue bien vite santeries comptant trop de personnages étaient
leur énergie. en rongeur dominant. Donnez-lui par jugées moins drôles.
Ces neurones qui ont besoin d’air exemple un dérivé de vitamine B3 : Les chercheurs ont exploité un site internet qui
sont localisés tout au fond de l’encé- injecté dans le noyau accumbens, il annonce répertorier les 100 blagues les plus irré-
phale, dans un centre nerveux appelé accélère la respiration des mitochon- sistibles de tous les temps, classées grâce au vote
noyau accumbens. Une structure bien dries. Aussitôt, notre souris timide se de participants. La méthode et le panel étant peu
singulière, puisqu’elle participe à de présente de front dans le tunnel et détaillés, ils ont pris la précaution de faire noter à
nombreux processus émotionnels, s’avance, sûre d’elle-même, si bien nouveau les blagues par 55 étudiants, sur une
s’allumant lorsque nous avons du plai- que c’est l’autre qui tourne les talons. échelle de 1 (pas du tout drôle) à 4 (très drôle).
sir ou nous sentons pleins d’énergie. Le tout sans le moindre heurt, la
Il y a quelques années, des expé- confiance opérant dans le calme. DEUX PERSONNAGES, LE CHIFFRE IDÉAL
riences d’imagerie cérébrale ont mon- La vitamine B3, du même coup, Leur analyse a montré que la note moyenne sur
tré que son activité est liée au niveau est pressentie comme traitement de l’échelle du rire culminait pour les blagues à deux
de dominance d’un individu. Et c’est fond de la timidité. Il va de soi que personnages, puis diminuait progressivement à
en fouillant plus en détail ce qui s’y ces résultats restent à confirmer mesure que le nombre de protagonistes augmentait.
passe, que des neurobiologistes ont chez des volontaires humains. Nous Ou plus précisément, que le « degré d’intentionna-
découvert que les centrales énergé- n’en sommes encore qu’au début lité » augmentait, c’est-à-dire le nombre d’états men-
tiques des neurones peuplant cette des recherches sur la chimie de la taux imbriqués (« il pense qu’elle croit que son mari
zone, de toutes petites structures cel- timidité. Toutefois, réfléchissons-y à s’imagine que… »). En effet, se représenter ces états
© Yayayoyo / Shutterstock.com

lulaires appelées mitochondries, fonc- deux fois avant de généraliser ces imbriqués est particulièrement compliqué et nous
tionnaient… timidement. Les échanges pratiques. Nous pourrions bien nous peinons vite à suivre les histoires qui en empilent
d’oxygène y sont un peu plus lents retrouver avec des couloirs engor- un trop grand nombre.
que chez les dominants. gés, personne ne voulant s’effacer Bien entendu, il ne s’agit que d’un effet moyen :
Évidemment, compte tenu des devant son collègue. On découvrirait plusieurs facteurs entrent en jeu et certaines bla-
techniques utilisées pour disséquer alors bien vite les avantages sociaux gues à un ou trois personnages sont bien plus
les neurones, ces investigations ont de la timidité. £ drôles que d’autres n’en comportant que deux !
été menées chez des souris. Il a donc  Sébastien Bohler  Guillaume Jacquemont

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8 DÉCOUVERTES A
 ctualités

MÉDECINE

Une piste pour


prédire la
sortie du coma
S. Silva et al., Disruption of posteromedial
large-scale neural communication predicts
recovery from coma, Neurology, 11/10/2015.

© Unité INSERM 825


Le coma a de bonnes chances d’évoluer favorablement quand
la communication (flèche rouge) n’est pas trop affaiblie entre
le cortex frontal médian (en jaune, à droite) et le cortex
e réveillera-t-il un jour ? Quand ? Aura-t-il des postéro-médian, en particulier sa subdivision nommée cortex
cingulaire postérieur (en bleu).
séquelles ? Avoir un proche dans le coma est une épreuve diffi-
cile, car les médecins ignorent souvent comment son état évo-
luera. Mais les résultats de Stein Silva, de l’Inserm, et ses collègues ou d’une autre. Chez d’autres patients, les activités de ces deux
sont porteurs d’espoir : ils suggèrent qu’il est possible de prédire zones étaient moins corrélées, comme si elles ne communi-
l’évolution en évaluant la qualité des communications entre deux quaient plus. Or trois mois plus tard, les premiers étaient sortis
structures du cerveau essentielles à la conscience. du coma et avaient retrouvé un état de conscience normale,
Les neurobiologistes ont mesuré par irm fonctionnelle l’acti- tandis que les seconds avaient évolué défavorablement, vers
vité cérébrale de 27 patients récemment tombés dans le coma un état végétatif ou de conscience minimale.
et l’ont comparée à celle de 14 participants sains au repos, Il semble donc que la force des communications entre ces
c’est-à-dire allongés les yeux fermés, avec la consigne de ne deux régions annonce l’évolution du coma. Ces communications
penser à rien de particulier. Ils ont porté une attention particu- passent pour partie par des fibres qui les connectent directement
lière à une zone nommée cortex postéro-médian (CPM), soup- et pour partie par d’autres zones du cerveau. Des lésions à dif-
çonnée d’être un carrefour entre les multiples zones du cerveau férents niveaux pourraient donc expliquer leur affaiblissement.
interagissant pour créer la conscience. La méthode doit encore être validée sur un plus grand
Chez certains patients dans le coma et chez les sujets sains, nombre de patients, mais aucune révolution technique n’est
le CPM s’activait d’une façon relativement synchrone par rapport nécessaire. D’ici quelques années, elle permettra donc peut-
au cortex frontal médian, une autre zone clé de la conscience, être de prédire l’évolution d’un coma juste après l’accident
d’où l’idée que ces deux régions communiquaient d’une façon qui l’a causé. £  G. J.

29 %
Mémoires sexuellement. Des neurobiologistes
ont constaté qu’à la différence de
Source : JAMA, 2015 ; 314 (22) : 1-11. doi : 10.1001/jama.2015.15845

d’un polygame son cousin des prairies, monogame,


le campagnol des montagnes a une
faible mémoire spatiale et se perd

C ertains rentrent chaque soir à


la maison retrouver femme et
enfants, pendant que d’autres
souvent en chemin, contant
fleurette aux demoiselles.
La différence entre ces deux
des internes
errent de par les rues en quête de espèces tient à quatre mutations en médecine
fêtes et de plaisirs, multipliant les autour du gène de la vasopressine, montreraient des
rencontres. Ils ressemblent au reponsables d’altérations de la signes de dépression,
campagnol des montagnes, rongeur mémoire. Finalement, la fonction
polygame qui n’arrive pas à rester de géolocalisation des smartphones
selon une compilation
en place aussi bien ramènera peut-être la paix dans les de données issues
géographiquement que ménages. £  S.B. de multiples pays.

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NEUROSCIENCES NUTRITIVES

Des bactéries
coupe-faim
L’optimisme, une N. Tennoune et al.,
protection contre Translational Psychiatry, octobre 2014.

Alzheimer ?
N e croyez pas qu’en vieillissant vous
deviendrez un fossile incapable de faire
quoi que soit : cela risquerait d’accélérer
la dégradation de votre cerveau. C’est ce qu’a
montré l’équipe de Becca Levy, de l’École de santé

A
publique de Yale. Les chercheurs ont pratiqué des
études d’irm et des autopsies sur des sujets dont
les opinions sur le vieillissement avaient été
évaluées près de trente ans auparavant. Plus ces
opinions avaient été négatives, plus le cerveau
présentait des modifications typiques d’Alzheimer,
à savoir un rétrécissement de l’hippocampe, une voir faim ou être ras- nutriments, les colibacilles se sont mul-
zone essentielle à la mémoire, et une abondance sasié n’est pas uniquement une tipliés et ont produit de nouvelles pro-
de plaques protéiques dites amyloïdes. question de communication entre téines. Or 20  minutes sont aussi le
Les chercheurs attribuent ces modifications notre cerveau et nos intestins. délai nécessaire à une personne – ou
au stress engendré par une vision négative L’équipe de Sergueï Fetissov, de à un rat – pour commencer à éprouver
du vieillissement. £ G. J. l’unité Inserm Nutrition, inflammation une sensation de satiété lors d’un
et dysfonction de l’axe intestin- repas. En outre, des rongeurs affamés
cerveau, à l’université de Rouen,  a auxquels les chercheurs ont injecté
À deux, les singes montré que notre flore intestinale, le
1,5 kilogramme de bactéries qui
ces protéines de bactéries « rassa-
siées » ont dédaigné leur pitance. À
travaillent mieux peuplent nos intestins, détermine en
partie ces sensations.
l’inverse, les protéines produites par
des bactéries « affamées » ont donné
Faim et satiété sont des processus faim aux rats et aux souris…

L es singes accomplissent une tâche simple


avec beaucoup plus de zèle quand ils sont
en présence d’un ami, révèle une étude menée
régulés par le cerveau. Les neurones
de la paroi des intestins, ainsi que de
nombreuses hormones, indiquent au
Restait à identifier les protéines
impliquées. Dans les bactéries « rassa-
siées », il s’agirait de la dénommée
au Centre de recherche en neurosciences de centre cérébral de la faim, l’hypotha- « ClpB ». Cette molécule stimulerait la
Lyon. Amélie Reynaud et ses collègues ont lamus, l’état de nos réserves de sucres production intestinale d’autres hor-
entraîné 7 macaques rhésus à toucher des et de graisses. Ils modulent l’appétit mones de la satiété (glp-1, pyy), ainsi
images sur un écran pour obtenir des friandises. en activant ou en inhibant des neu- que la sécrétion d’insuline, une hor-
Lorsque les singes étaient en présence d’un rones anorexigènes et orexigènes de mone favorisant le stockage du glu-
compagnon familier, les chercheurs ont observé cette structure. cose dans les tissus. Selon Fetissov et
qu’ils appuyaient deux fois plus sur les images. Depuis quelques années, on sait ses collègues, elle active directement
© Jamesbin / Shutterstockcom

Non pas par esprit de compétition, semble-t-il, que des microorganismes intestinaux les neurones anorexigènes de l’hypo-
puisqu’un compagnon passif était tout aussi jouent un rôle dans cette histoire, thalamus des rats et circule dans le
stimulant qu’un compagnon actif manipulant lui mais comment ? L’équipe de Fetissov sang des rongeurs plusieurs heures
aussi les images. Selon une étude précédente du a extrait et cultivé  des bactéries après un repas. Une protéine coupe-
même groupe, la présence d’un ami permettrait Escherichia coli (très communes chez faim à suivre de près dans la lutte
au cerveau de mieux mobiliser son attention sur les humains) de la flore de rats. Vingt contre l’obésité. £
les tâches simples. £ Martine Meunier minutes après avoir reçu des Bénédicte Salthun-Lassalle

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10 DÉCOUVERTES A
 ctualités

SCIENCES AFFECTIVES

L’image
du bonheur
W. Sato et al., The structural neural substrate
of subjective happiness, Scientific Reports,
vol. 5, p. 16891, 2015.

© Maridav / Shutterstock.com
ne plage avec des cocotiers, un ciel d’azur et
une brise marine qui caresse votre visage… L’image du bon-
heur. Mais si l’on plonge à l’intérieur du crâne, c’est une autre
image de la félicité qui se révèle : celle du précunéus, un repli
du cerveau qui semble déterminer notre aptitude au bien-être. Faut-il y croire ? D’un strict point de vue anatomique, ce n’est
Plus précisément, une petite région de la face interne du lobe pas absurde. Grâce à sa structure, le précunéus intègre les
pariétal du cortex cérébral. Rien qu’une bande de cortex au- pensées rationnelles et les émotions, tout en favorisant les
dessus et légèrement à l’arrière de notre cerveau… réflexions sur soi-même et en mobilisant souvenirs et désirs
La taille de ce repli, selon des neuroscientifiques japonais, pour former des plans d’avenir. Une clé de la sérénité,
est liée aux scores obtenus par 51 volontaires dans trois ques- apparemment.
tionnaires évaluant le « bien-être subjectif » – la dénomination Reste, pour chacun, à savoir s’il dispose d’un petit ou d’un
scientifique du bonheur. Un premier questionnaire porte sur le gros précunéus. Et si cette taille est fixée pour toujours. Une
sentiment de bien-être à proprement parler (au moyen de ques- question qui reste ouverte, car si environ 50 % des différences
tions telles que « globalement, vous considérez-vous comme une de bonheur entre individus sont imputables à des facteurs géné-
personne qui se sent bien et apprécie ce que la vie peut lui tiques que nous ne contrôlons pas, les 50 % restants sont de
apporter ? »), un second permettait d’évaluer les émotions posi- notre ressort. Ce qui signifie que nous pouvons faire grossir notre
tives et un troisième le sens que l’on trouve dans l’existence. précunéus, comme cela a été prouvé dans le cas de la méditation,
Au bout du compte, émotions, perception de sens et sen- qui augmente à la fois le volume de cette zone cérébrale et le
sation d’épanouissement seraient toutes trois liées au volume niveau de bien-être subjectif. Le cerveau est plastique, le bonheur
du précunéus. aussi. Mais plastique ne veut pas dire recyclable ! £ S. B.

9 %
La testostérone, virtuel en trois dimensions puis
d’y effectuer différentes tâches
une hormone GPS ? de navigation pendant qu’ils
enregistraient leur activité cérébrale.
La moitié des femmes recevaient une

P uisqu’on dit que les femmes ont dose de testostérone, l’autre un


Source : www.olfaction.cnrs.fr/ ?q=actu1

un moins bon sens de placebo. Résultat : la testostérone


l’orientation que les hommes, modifie peu la cognition spatiale des
Carl Pintzka, de l’université femmes et n’a aucun effet sur leurs des Français
des sciences et des technologies facultés de navigation. Pourtant, elle souffrent de troubles
en Norvège, et ses collègues se sont augmente l’activité cérébrale de de l’odorat. Une
demandé si la testostérone pouvait certaines aires impliquées dans le
être en cause. Ils ont proposé sens de l’orientation, quand les
proportion qui s’élève
à 42 femmes âgées de 19 à 30 ans femmes réussissent un trajet… à 20 % chez les plus
de mémoriser un environnement De quoi perdre le nord ! de 65 ans.

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NEUROBIOLOGIE

Les kilos qui font


perdre des neurones
Être gentil M. Bocarsly et al., Obesity diminishes synaptic markers, alters microglial
serait bon morphology, and impairs cognitive function, PNAS, en ligne le 7 décembre 2015.

pour la santé
A voir au moins trois attentions gentilles
par jour immuniserait contre l’effet des
événements stressants (dispute, facture à régler,
problème au travail), selon une étude réalisée
à l’université de Californie à Los Angeles.
Les chercheurs ont contacté chaque soir
77 participants pour dresser la liste des
U n Français sur deux de
plus de 20 ans est en surpoids ou
obèse. Mais ce n’est pas le pire. Le
pire, c’est que cela atrophie les neu-
événements stressants vécus au cours de la rones. L’excès de sucre et de graisse
journée, et leur ont aussi demandé combien réduirait le nombre de connexions
d’attentions gentilles (tenir une porte, prêter entre neurones, diminuerait le
de l’argent à un ami) ils avaient eues pour leur volume de l’avant du cerveau et per-
entourage. Ils se sont aperçus qu’au-delà de deux turberait gravement les fonctions
bonnes actions par jour, chaque geste altruiste cognitives, triplant les taux d’erreur
réduisait l’impact négatif du stress dans des tests de mémorisation.
sur le sentiment de bien-être. Seul problème : Ces mesures ont été obtenues
si on est altruiste pour soi, est-ce encore sur des rats soumis pendant deux
de l’altruisme ? £  Philippine Caré mois à une alimentation riche qui
les a rendus obèses. Leur cerveau,
rapportent Miriam Bocarsly et ses
Sauvé, je ne collègues de l’université de
Princeton, apparaît particulièrement partie antérieure du cerveau rétrécit,
suis pas élu ! appauvri en épines dendritiques,
petites protubérances disséminées
abaissant la résistance de l’individu
face à l’attrait des nourritures
le long des dendrites qui permettent grasses et sucrées qui l’ont déjà

Que les candidats battus aux élections


se consolent : ils vivront plus longtemps,
aux neurones d’établir des contacts
avec leurs voisins. Les neurones
appesanti. Sortir de ce cercle vicieux
tient alors de la gageure.
selon une étude menée par l’équipe d’Anupam renferment également moins de Sans compter les effets qui s’accu-
Jena, de l’université Harvard. Les chercheurs protéines synaptiques, des subs- mulent, régulièrement documentés
ont rassemblé des données sur plusieurs tances agissant comme une « colle » par les neurobiologistes. Derniers en
centaines de politiciens de 17 pays, ayant entre les neurones. En consé- date, Dominic Tran et Frederick
concouru à des élections entre 1722 et 2015. quence, les capacités de plasticité Westbrook de l’université de Galles
Grâce à divers calculs prenant en compte l’âge cérébrale de ces animaux obèses du Sud ont montré que des rats sou-
des candidats, l’espérance de vie moyenne sont en chute libre. mis quelques jours à une alimentation
de l’époque et le nombre d’années vécues après À quoi faut-il s’attendre pour les de type fast food habituellement
© Kittichai / Shutterstock.com

la dernière campagne, ils ont déduit que populations humaines ? L’intoxication réservée aux humains ne parviennent
l’élection à un poste de dirigeant national neuronale, d’après les auteurs de ce plus à jauger efficacement les dis-
(président en France ou chancelier en travail, serait due à une libération tances et les directions dans des tests
Allemagne, par exemple) diminuait l’espérance accrue de glucocorticoïdes. Il en de repérage spatial… Désorienté,
de vie de 2,7 années. L’énorme pression résulte deux types de consé- moins flexible, offert à toutes les ten-
du pouvoir semble user plus précocement que quences : tout d’abord les capacités tations, le cerveau obèse est alors
les bancs de l’opposition… £  G. J. cognitives baissent ; ensuite, la bien démuni… £ S. B.

N° 74 - Février 2016
12 DÉCOUVERTES F
 ocus

MICHEL DESMURGET
Directeur de recherche à l’Inserm, au Centre de
neurosciences cognitives de Lyon.

NEUROSCIENCES COGNITIVES

Télévision : alerte
sur nos neurones 3 247 sujets
Une étude réalisée auprès de plus

T. D. Hoang, et al., Effect of early adult patterns of physical activity and television viewing on midlife cognitive function, JAMA Psychiatry, publication en ligne avancée - doi: 10.1001
de 3 000 personnes montre une
baisse des capacités cognitives liée Téléspectateurs Téléspectateurs
à l’usage régulier du petit écran. assidus modérés

U
> 3 heures
par jour < 3 heures
par jour
n esprit sain dans un corps 3 247 ADULTES
sain ? Deux mille ans après sa for- sont classés en fonction de 25 ans
mulation, cet adage vient de trou- leurs pratiques télévisuelles :
ver une nouvelle confirmation aca- ceux qui regardent beaucoup
démique. Pendant un quart de la télé, et les autres.
siècle les scientifiques de l’Institut Vingt-cinq ans après, les
pour la recherche et l’éducation de premiers ont deux fois plus
Californie ont épluché les habi- de chances d’avoir de faibles
tudes physiques et télévisuelles
d’un groupe de 3 247 adultes initia-
lement interrogés entre 18 et
performances cognitives.

touchés sont bien évidemment ceux


27 % 14 %
30 a n s pu i s r e cont ac té s, e n qui sont à la fois avares de dépenses
Proportion de
moyenne, tous les deux à cinq ans. physiques et friands de télévision.
© Cerveau & Psycho

personnes ayant
Les résultats montrent que le Dans ce cas, la probabilité de présen- de faibles
manque d’activité physique et la fré- ter de moindres performances à des performances
cognitives
quentation assidue du petit écran tests standardisés mesurant l’effica-
représentent des facteurs indépen- cité des fonctions exécutives supé-
dants d’affaissement du fonctionne- rieures et la célérité des traitements
ment cognitif. En d’autres termes, et intellectuels est multipliée par deux.
c’est là le message essentiel de Cette étude confirme d’autres
l’étude, faire du sport ne protège pas travaux antérieurs montrant que la UNE EXPLICATION ?
contre les influences négatives d’un télévision et le manque d’activité La baisse des fonctions cognitives aurait plusieurs
usage télévisuel important. Certes, physique représentent des facteurs causes : la sous-stimulation cognitive (absorption
les individus physiquement actifs autonomes de déclin cognitif chez massive de contenus peu exigeants), le niveau d’anxiété
préservent mieux leur intégrité intel- l’adulte. Chez l’enfant, un lien clair chronique (programmes anxiogènes), la stimulation de
lectuelle que les sujets sédentaires ; a été établi avec les résultats sco- la consommation d’alcool et de tabac (dommageable
mais, même pour les individus les laires. Reste désormais à préciser aux neurones), la diminution du temps et de la qualité
plus actifs, regarder la télévision plus l’origine de ces influences (voir l’en- du sommeil (en lien avec l’anxiété suscitée par
de trois heures par jour ne se fait pas cadré ci-contre) et à déterminer si les images violentes). Autre hypothèse :
sans coût (en France, la moyenne est l’effet concerne d’autres types d’acti- des dégradations métaboliques spécifiques
à quatre heures !). Les sujets les plus vités sédentaires et d’écrans. £ liées à la station assise prolongée...

N° 74 - Février 2016
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14

Le risque, en se laissant
guider par ce bon génie,
©  phipatbig / Shutterstock.com

est de laisser en friche


nos capacités cérébrales
de repérage spatial.
Ce que des scientifiques
ont évalué
rigoureusement.

N° 74 - Février 2016
DÉCOUVERTES N
 eurosciences cognitives 15

L’effet
GPS 
Par Stefan Münzer, professeur de psychologie de la formation
à l’université de Mannheim.

S
Nous nous fions de plus en plus aux GPS
lors de nos déplacements. Au risque de voir
s’affaiblir notre sens de l’orientation ?

i un jour vous vous perdez com- EN BREF que de systèmes de navigation électronique, et
plètement à cause de votre système de naviga- s’ils pensaient avoir un bon sens de l’orientation.
tion GPS, vous aurez au moins la consolation de ££Lorsque nous utilisons Notamment, savaient-ils toujours dans quelle direc-
des aides à la navigation
savoir que vous n’êtes pas le premier. Des his- pour nous déplacer, nous tion était leur objectif depuis leur propre position
toires incroyables, relayées par les médias, ont été construisons moins (voir l’encadré page 16) ?
relatées à propos d’infortunés voyageurs arrivés de représentations Les conclusions furent d’abord qu’aux yeux de
devant l’île de Capri alors qu’ils souhaitaient se détaillées de notre tous, hommes et femmes, jeunes et vieux, il est
environnement.
rendre dans la petite ville de Carpi, en Italie du parfaitement naturel de se laisser guider en voi-
Nord… En filigrane, l’idée qu’une personne man- ££Les expériences ture par un GPS. Avec une nuance : les jeunes se
quant son objectif de plusieurs centaines de kilo- montrent que la vision reposent plus que leurs aînés sur des logiciels d’iti-
mètres parce qu’elle fait une confiance aveugle à des lieux que nous néraires sur Internet ou sur des applications pour
son GPS doit être elle-même dépourvue de tout traversons s’appauvrit smartphone. Les plus âgés utilisent davantage les
alors. Il se pourrait même
sens de l’orientation. Et même quand cette aide que certaines zones cartes imprimées, voire la direction du soleil.
technique nous mène à bon port, il nous reste le de notre cerveau se
sentiment diffus de ne rien avoir découvert ni développent moins. SE REPÉRER, QUESTION D’ENTRAÎNEMENT
retenu de la région que l’on traversait. De sorte que Les habitués du GPS, en tout cas, ne s’estiment
££Les spécialistes du
l’on peut se demander si le fait de se laisser entiè- repérage spatial étudient pas doués d’un moins bon sens de l’orientation
rement guider par un dispositif électronique à la façon dont nous que ceux qui se fient encore à leur mémoire ou
travers un environnement étranger ne nuit pas à construisons nos « cartes aux cartes. Dans l’ensemble, chacun est plutôt
notre précieux sens de l’orientation. cognitives » pour mettre lucide sur ses propres capacités de repérage spa-
Dans une étude menée en 2014 auprès d’inter- au point des systèmes tial : ceux qui pensent avoir de bonnes aptitudes
de navigation plus
nautes (le panel GESIS de l’institut Leibniz de profitables à notre réussissent effectivement, lors de tests en labora-
Mannheim, en Allemagne), nous avons demandé à cerveau. toire, à désigner avec exactitude une série de
4 000 participants d’âge compris entre 18 et 70 ans directions et d’objectifs. Ce qui tendrait à indi-
quelle utilisation ils faisaient de cartes impri- quer que l’usage du GPS ne fait pas tant de mal
mées, de plans ou de guides autoroutiers, ainsi que cela à nos capacités de navigation.

N° 74 - Février 2016
16 DÉCOUVERTES N
 eurosciences cognitives
L’effet GPS

QUELLE VISUALISATION GPS


EST MEILLEURE POUR NOTRE CERVEAU ?
b c

Route Carte Boussole

© Münzer et al., Navigation assistance : A trade-off between support and configural learning support, J. of Exp. Psy, vol. 18, p18-37, 2012, fig. 2.
Q uelle représentation choisir sur son GPS pour ne pas amollir son
sens de l’orientation ? Les recherches montrent que les
dispositifs de navigation stimulent notre vision d’ensemble lorsqu’ils
point de vue de type boussole, c). Les GPS proposent généralement
une représentation égocentrée sans vision d’ensemble (a) qui se
révèle la moins stimulante des trois. Pour développer nos capacités
représentent les dispositions relatives des éléments du décor, que ce d’apprentissage spatial, les navigateurs doivent laisser une part de
soit sur un mode allocentré (une carte de la ville, b) ou égocentré (un décision et de choix à l’utilisateur.

En fait, nous ne sommes pas tous égaux pour en les combinant avec des changements de direc-
nous former une image claire et cohérente de notre tion. Tel promeneur peut se dire ainsi : « À la sta-
environnement. Aussi surprenant que cela puisse tue équestre, je tourne à droite. Puis, au super-
paraître, cette faculté n’est guère liée à nos perfor- marché, je bifurque à gauche. » De jalon en jalon,
mances dans des tests consistant à manipuler men- de changement de direction en changement de
talement des formes tridimensionnelles, mais bien direction, nous élaborons et nous nous représen-
davantage à notre mémoire de travail visuelle et tons un itinéraire.
spatiale, faculté de garder consciemment à l’esprit Au fond, pour se déplacer avec succès d’un
un ensemble d’informations relatives aux lieux, lieu à un autre, il suffit de prendre un chemin
axes de communication, signaux, carrefours et connu et de ne pas le quitter. Autrement dit, l’iti-
autres enseignes. Et si l’on ignore en grande partie néraire suffit – en théorie. Mais il ne renferme en
ce qui nous est légué sur ce plan par nos gènes, on soi aucune information sur la disposition relative
est à peu près certain que la capacité à bien se repé- des jalons. Ce sens de la configuration des lieux,
rer est avant tout une question d’exercice. Nous qui se développe indépendamment de la connais-
renonçons beaucoup trop souvent à entraîner cette sance de notre itinéraire, est qualifié de
capacité parce que nous croyons qu’elle est innée. conscience panoramique ou de carte cognitive.
Cette carte est très précieuse pour imaginer
ESSENTIELLES : LES « CARTES COGNITIVES » d’autres façons d’arriver au but, si jamais nous
L’être humain dispose d’un large éventail de nous perdons ou si le chemin initialement prévu
possibilités pour se repérer. Tout d’abord, il peut est impraticable, par exemple à cause de travaux.
se représenter le chemin déjà parcouru. Il peut Toutefois, à la différence d’une vraie carte rou-
aussi s’aider de bâtiments ou monuments remar- tière, elle ne constitue pas une représentation
quables comme des places, églises, stades ou lacs, exacte et fidèle du monde. Autour de notre

N° 74 - Février 2016
17

quartier de résidence, elle est plutôt détaillée,


mais dès que nous quittons les lieux familiers
pour aborder des secteurs urbains moins connus,
elle se fait très floue. Les cours d’eau deviennent
rectilignes, les carrefours obliques prennent des
angles droits…
Une carte cognitive est
En outre, notre carte cognitive est plus facile
à établir en certains lieux qu’en d’autres. À
une représentation mentale
Manhattan, rien de plus simple. Les rues sont de l’environnement.
organisées comme des damiers, et il suffit de
connaître le numéro de la rue (dont l’orientation Elle est précieuse pour
est horizontale, d’est en ouest) et celui de l’ave-
nue (orientation verticale, nord-sud) pour savoir
arriver au but si l’itinéraire
où l’on se trouve. À Paris ou à Londres, c’est une
autre paire de manches. Venelles étroites et bis-
du GPS est défaillant.
cornues, boulevards circulaires, rues obliques,
irrégulières et désignées, non par des chiffres, direction de son regard pour la lire correctement.
mais par des noms. Les chauffeurs de taxi londo- Cela demande un certain effort mais comporte des
niens prennent des années avant de se repérer. avantages. On y gagne une perception d’ensemble
Un entraînement qui se répercute sur la structure qui permet de mieux maîtriser les situations, ainsi
de leur cerveau (voir l’encadré page suivante), tan- qu’une carte cognitive plus détaillée.
dis que chez les chauffeurs de Manhattan, rien Évidemment, dès qu’on allume le GPS, ces
de tel n’a jamais été observé ! efforts de rotation mentale deviennent superflus.
L’image à l’écran est centrée sur soi (voir la figure
LES FEMMES LISENT AUSSI BIEN a page de gauche), l’appareil se charge de tout le
LES CARTES ROUTIÈRES...  travail et nous dit à la fois où nous sommes, où
Le fait que le sens de l’orientation n’est pas un changer de direction et quel chemin reste à par-
talent à part mais seulement l’une des stratégies courir. Cela fonctionne généralement assez bien.
que l’on peut mettre à profit pour se repérer est Mais il peut arriver que l’utilisateur ne prenne pas
confirmé par les différences observées entre assez conscience de son environnement et ne
hommes et femmes : ces dernières démontrent s’aperçoive pas qu’il a fait une erreur.
dans les études de moins bonnes capacités d’orien- En 2006, j’ai mis en évidence, avec mes collè-
tation que les hommes en ce sens qu’elles par- gues de l’université de la Sarre et d’autres cher-
viennent plus difficilement à estimer la direction cheurs du Centre national de recherche en
dans laquelle se trouve par exemple une église ou
une place. Mais elles citent plus d’éléments que
l’on peut rencontrer à proximité de ce lieu, comme
une boulangerie, un hôpital, un garage, etc. Chez
les deux sexes, toutefois, la capacité à définir et DEUX POINTS DE VUE :
respecter un itinéraire est sensiblement la même.
Les femmes ne sont pas moins capables que les
ÉGO - ET ALLOCENTRÉ
hommes de trouver leur chemin sur une carte, et
elles livrent de mémoire d’aussi bons croquis de
leur environnement. Si vous leur demandez votre L e point de vue dit égocentré est celui que nous adoptons depuis notre
propre personne. Nous décrivons alors notre environnement de la façon
suivante : « Si je regarde l’église, la mairie est légèrement sur ma droite. »
chemin, elles vous répondront simplement en évo-
quant des lieux caractéristiques alors que les Le point de vue allocentré définit quant à lui la position des objets
hommes font davantage appel aux points cardi- indépendamment de notre propre localisation, à travers leurs relations spatiales :
naux et aux distances. « L’église est à mi-chemin entre la mairie et la gare. »
Avant l’apparition des systèmes de navigation, Les informations de nos cartes mentales sont utilisées aussi bien sur un mode
nous étions bien obligés de nous en remettre aux égocentré qu’allocentré, et ce de manière flexible. La psychologue Julia
cartes routières et aux plans imprimés. Ces der- Frankenstein de l’institut Max-Planck de Tübingen a ainsi demandé à des clients
niers fournissent une description dite allocen- d’un café de dessiner de mémoire un plan de la ville. S’ils étaient assis en
trique de l’environnement, c’est-à-dire indépen- direction du sud, leur plan l’était aussi. La preuve que même les
dante du lieu où l’on se trouve (voir l’encadré représentations allocentrées d’un dessin sont influencées par notre
ci-contre). L’utilisateur doit orienter sa carte vers point de vue égocentré...
le nord et comparer sa propre position et la

N° 74 - Février 2016
18 DÉCOUVERTES N
 eurosciences cognitives
L’effet GPS

intelligence artificielle, le fait que les gens afin de savoir comment modifier ces dispositifs
apprennent moins de choses sur leur environne- pour les rendre profitables que nous avons lâché
ment quand ils se servent d’un GPS au lieu d’une 84 étudiants sur un campus en 2012, après les
carte. En les interrogeant sur différents éléments avoir équipés de trois différents types d’aide à la
géographiques ainsi que sur les détails de l’itiné- navigation (voir la figure page 16). Pour un pre-
raire, nous avons constaté que les personnes utili- mier groupe de sujets testés, l’écran représentait
sant un GPS connaissent mal l’organisation des toujours le carrefour où se trouvait la personne.
lieux qu’elles ont traversés et plutôt bien l’itiné- Une flèche indiquait la direction à prendre. Cette
raire emprunté. En comparaison, celles ayant uti- représentation est la plus proche des systèmes de
lisé un plan ou une carte ont une bonne connais- navigation actuels et déroule simplement l’itiné-
sance de l’organisation des lieux et une raire à suivre. Pour un deuxième groupe de
connaissance quasi parfaite de l’itinéraire. D’autres sujets, l’écran montrait une sorte de plan urbain
chercheurs ont abouti aux mêmes conclusions. orienté vers le nord, qui ne changeait pas d’orien-
Cela prouve-t-il que l’utilisation du GPS nuit tation lorsque la personne le faisait au cours de
de façon générale à l’apprentissage spatial ? son déplacement – c’est l’équivalent d’une carte
Certaines façons de l’utiliser pourraient tout de routière ou d’un plan que vous tenez entre les
même comporter des avantages. C’est justement mains, et qui construisent une représentation

CONDUIRE SANS GPS : UNE HYGIÈNE CÉRÉBRALE


Le psychologue Edward Tolman a utilisé pour grossi chez ceux qui avaient réussi leur volontaires qui devaient tout d’abord
la première fois le concept de carte cognitive examen final, mais pas chez ceux ayant apprendre à connaître le mieux possible le
dans un article de 1948, cité plus de 4 000 fois échoué, ni chez des individus exerçant quartier de Soho, en s’y promenant et en se
depuis. Il avait appris à des rats à trouver le d’autres professions. Indice probable que plongeant assidûment dans des cartes de ce
chemin le plus rapide, dans un labyrinthe, vers l’hippocampe crée de nouvelles connexions secteur urbain. Puis, l’activité de leur cerveau
de la nourriture. Après avoir barré cet accès, cérébrales et de nouveaux neurones au fil de était mesurée pendant qu’on leur présentait
il constata que la majorité des rongeurs l’apprentissage. des vidéos de trajets dans Soho. À chaque
trouvaient malgré tout leur route et Le cortex entorhinal est également décisif changement de direction, les participants
empruntaient la voie secondaire la plus pour bien s’orienter. La psychologue Lorelei devaient décider dans quelle direction
efficace. Chose qui ne leur était possible que Howard, de l’université de Londres, a testé poursuivre leur chemin pour atteindre un but
s’ils s’étaient auparavant créé une en 2014 le sens de l’orientation et la fixé à l’avance.
représentation mentale de leur connaissance d’itinéraires chez des sujets Les neuroscientifiques ont constaté que leur
environnement, et l’avaient stockée dans cerveau codait différemment la plus courte
leur mémoire. Hippocampe distance vers ce point (distance à vol
Dans les années 1970, le lauréat du prix Nobel postérieur d’oiseau) et la distance à parcourir
John O’Keefe et ses collègues ont découvert effectivement. La distance à vol d’oiseau
où se forment les cartes cognitives dans notre activait le cortex entorhinal et la distance
cerveau : au sein de la formation effective l’hippocampe. Lorsque les
hippocampique, constituée de l’hippocampe participants devaient simplement regarder
et du cortex entorhinal. les vidéos sans prendre de décision quant
Volume de l’hippocampe postérieur

Une équipe dirigée par Eleanor Maguire à aux changements de direction, cette
l’université de Londres a ensuite observé 0,6 corrélation était absente.
en 2003 que certaines parties de Il est par conséquent probable que ces zones
l’hippocampe de chauffeurs de taxi du cerveau ne soient actives que lorsque nous
Avant formation
londoniens expérimentés étaient plus des chauffeurs nous déplaçons activement vers un but et non
0,4
développées que chez la moyenne de la de taxi lorsque nous nous laissons guider passivement
population. Elle a alors démontré que c’était Après formation
par un GPS. Du fait que la formation
le résultat de leur pratique, en invitant des hippocampique joue un rôle de premier plan
chauffeurs de taxis à prendre place dans une 0,2 dans l’apprentissage spatial, cela pourrait aussi
© Cerveau & Psycho

IRM avant leur formation et quatre ans après. expliquer pourquoi nous apprenons
Elle a constaté que la substance grise de la moins de choses sur notre
partie postérieure de l’hippocampe avait 0 environnement dans ce dernier cas.

N° 74 - Février 2016
19

allocentrique. C’est aussi ce que proposent cer- esquisses, nous déduisons certaines caractéris-
tains logiciels de géolocalisation pour smart- LE SENS DE tiques des cartes mentales des participants pour
phone, un point bleu indiquant dans ce cas votre L’ORIENTATION améliorer l’affichage des GPS. Car les approches
position au sein du plan. les plus prometteuses nous semblent celles qui pro-
Enfin, les participants du troisième groupe C’est la capacité à indiquer posent une représentation graphique aussi proche
voyaient leur position s’afficher en permanence avec justesse la direction que possible de nos cartes cognitives. À l’inverse,
au centre de l’écran sous forme d’un point, d’un ou de plusieurs lieux la tendance récente des cartes GPS à ressembler
entouré par divers objectifs et lieux caractéris- à partir de sa position. toujours plus aux photos satellite s’est avérée plu-
tiques. C’est une représentation de type boussole, Il suppose donc une tôt improductive. Elles contiennent souvent des
qui fournit une représentation d’ensemble mais représentation égocentrée spécifications inutiles, là où des informations de
égocentrée. de notre environnement. repérage pertinentes font défaut. Les personnes
Après leurs pérégrinations sur le campus, Pour nous repérer dans un que nous interrogeons dessinent sur leurs esquisses
nous avons proposé aux étudiants quelques tests environnement étranger, des lieux, bâtiments ou autres éléments du décor
au laboratoire et avons ainsi observé ce qu’ils nous utilisons toutefois, en qu’un promeneur n’est pas forcément amené à ren-
avaient appris. À cette fin, nous leur avons mon- plus de notre sens de contrer mais qui sont importants pour la compré-
tré différents croisements ou carrefours, en leur l’orientation, d’autres hension globale de l’environnement. Certains de
demandant quelle était, d’après leur souvenir, la capacités cognitives et ces éléments sont reportés sur le plan, non parce
direction à prendre pour atteindre le but fixé. stratégies, comme le fait
Nous leur avons aussi fait dessiner de mémoire de construire une carte
un plan du campus où ils devaient indiquer dif- mentale du lieu et
férents bâtiments ou points de repère. de l’orienter d’après la
Résultat : selon le type d’appareil de naviga- direction du nord.
tion utilisé, les étudiants ont retenu des aspects
différents de leur environnement. En moyenne,
Les systèmes de
ceux dont l’écran visualisait une carte ou une navigation qui
représentation de type boussole ont réussi à des-
siner de mémoire un bien meilleur plan du cam- indiquent seulement
pus que ceux ayant opéré avec un GPS montrant
seulement les changements de direction à chaque
la marche à suivre
carrefour. Ils arrivaient aussi beaucoup mieux à appauvrissent notre
repérer des endroits remarquables.
D’un point de vue purement fonctionnel, cela représentation
ne signifie pas que l’une de ces trois représenta-
tions soit plus utile que les autres. L’image égo-
de notre
centrée des carrefours permet parfaitement
d’atteindre son but. Simplement, elle n’aide pas à
environnement.
construire une représentation d’ensemble de
notre environnement, et ne nourrit pas nos cartes Bibliographie qu’il faut changer de direction à leur approche,
cognitives. mais parce que leur présence nous rappelle que
S. Münzer et al., nous sommes sur le bon chemin. Notre étude
VERS DE MEILLEURS LOGICIELS Navigation assistance : devra préciser si de telles informations, livrées par
Les appareils disponibles sur le marché ont a trade-off between un GPS, permettent ou non aux utilisateurs d’en
pour objectif d’amener l’utilisateur de manière wayfinding support apprendre davantage sur le milieu au sein duquel
fiable et aisée jusqu’à son but, sans trop exiger de and configural ils évoluent.
learning support,
lui. Ils présentent souvent en plus un petit extrait Les applications interactives sur smartphone
Journal of Experimental
de carte dans un coin de l’écran et incrustent des Psychology, Applied, ou tablette pourraient également stimuler notre
panneaux indicateurs sur les bifurcations. vol. 18, pp. 18-37, 2012. traitement des informations spatiales. Avec de
Pour le moment, mon équipe et moi-même telles applications, l’utilisateur apprendrait sur
S. Münzer et al.,
sommes associés à une géo-informaticienne de un mode ludique à repérer sa propre localisation
Computer-assisted
l’université de Münster, Angela Schwering, pour sur une carte. L’appareil proposerait en outre des
navigation and the
identifier les représentations visuelles les plus sti- acquisition of route informations supplémentaires, tout en laissant de
mulantes pour notre sens de l’orientation. À cette and survey knowledge, côté celles qui sont superflues. Une solution qui
fin, nous proposons à des sujets volontaires de Journal of Environmental profiterait probablement surtout aux personnes
dessiner en premier lieu un plan de ville pour un Psychology, vol. 26, ayant peu confiance dans leur propre sens de
ami qui ne connaît pas la région mais voudrait la pp. 300-308, 2006. l’orientation. Ce qui peut éviter de se retrouver
découvrir par ses propres moyens. À partir de ces au sud de l’Italie sans y avoir fait attention.£

N° 74 - Février 2016
L’homme
qui ne savait
plus lire
Du jour au lendemain, monsieur C. devient incapable
de lire le moindre mot. Pourtant, il voit comme
vous et moi. Que s’est-il produit dans son cerveau ?
© Xxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxx

N° 74 - Février 2016
DÉCOUVERTES C
 as clinique 21

LAURENT COHEN
Professeur de neurologie
à l’hôpital de La Pitié-Salpêtrière.

EN BREF
££Un accident vasculaire
cérébral peut
endommager des régions
cérébrales essentielles
I l y a une vingtaine d’années, en
l’espace de quelques semaines, j’ai rencontré
deux patients qui ont joué un rôle décisif dans
mon intérêt pour la machinerie cérébrale qui
nous permet de lire. Lire, c’est-à-dire faire surgir
comme par miracle dans notre esprit des his-
pour convertir les lettres toires, des émotions, le souvenir de mondes pas-
vues en lettres lues.
sés, simplement en posant les yeux sur de petits
££L’alexie pure, traits noirs sur fond blanc. Ces deux patients, un
la pathologie qui en diplomate retraité et un plombier, avaient en
découle, désigne commun un trouble bien remarquable, qui les
l’incapacité subite
de lire alors que rendait aussi perplexes que handicapés. À la suite
la vue est bonne. d’un accident vasculaire, ils ne pouvaient plus lire
un seul mot, alors même que leur vue était aussi
££Ce trouble bonne qu’auparavant. Cette situation n’est pas
spectaculaire permet
de mieux comprendre très fréquente, mais elle est connue des neurolo-
comment notre cerveau gues depuis la naissance de leur discipline durant
« crée » la lecture. la seconde moitié du xixe siècle. Revenons donc
aux origines de cette longue aventure.
À la fin du mois d’octobre 1887, monsieur C.,
jadis négociant en tissus et vivant maintenant de
ses rentes, ressent de brèves sensations d’engour-
dissement dans la moitié droite du corps. Sa santé
a toujours été bonne, et il ne s’en inquiète pas
autrement. Quelques jours après ces alertes, sur-
vient soudainement un trouble bien différent.
Jules Joseph Dejerine, le neurologue qui publiera
cette histoire quelques années plus tard, donne
une description brève, complète et percutante de
ce trouble nouveau : « Le malade s’aperçut brus-
quement qu’il ne pouvait plus lire un seul mot,
tout en écrivant et en parlant très bien et en dis-
tinguant aussi nettement qu’auparavant les objets
D’un seul coup, les et les personnes qui l’entouraient. » Bref, son
lettres perdent tout leur fonctionnement mental et physique était intact,
sens. Un mal étrange
à l’exception de la lecture, devenue soudainement
© Cerveau & Psycho

appelé alexie pure, qui


résulte de lésions totalement impossible. Dejerine reprend  :
cérébrales très localisées. « Persuadé qu’il n’était atteint que de troubles de
Et qui nous en apprend
beaucoup sur la vision qui céderaient à l’emploi de lunettes
le « cerveau qui lit ». appropriées, il s’en alla consulter le docteur

N° 74 - Février 2016
22 DÉCOUVERTES C
 as clinique
L’homme qui ne savait plus lire

Landolt quinze jours après l’apparition de ces grecques bien senties, pour désigner toutes sortes
symptômes. » Ledit docteur Landolt, illustre oph- de pannes cérébrales : aphasie lorsque le langage
talmologiste, donne une description plus étoffée ne fonctionne pas, apraxie lorsque le patient ne
de cette curieuse panne de la lecture. Lorsqu’on contrôle plus ses gestes, anosmie quand on a perdu
lui présente des lettres, monsieur C. ne peut en l’odorat, acalculie si un patient ne sait plus… cal-
nommer aucune, « cependant, il affirme les voir culer, etc. Sur le même modèle, alexie désigne une
parfaitement. […] Il compare l’A à un chevalet, perte partielle ou totale de la capacité à lire, surve-
le Z à un serpent, le P à une boucle ». La vue de nant à la suite d’un accident cérébral. Pourquoi
monsieur C. est donc aussi affûtée qu’auparavant, donc l’alexie de monsieur C. peut-elle être qualifiée
et le docteur Landolt comprend vite que ce n’est de « pure » ? Pour trois bonnes raisons. La première
pas un problème ophtalmologique, que ce trouble est que toutes les autres voies de compréhension et Le cerveau du patient C.
ne peut provenir des yeux. Il reconnaît un syn- de production du langage sont intactes : parler, présente une cicatrice
drome rare, mais déjà décrit par d’autres méde- comprendre la parole, et même écrire, ne sont pas (zone hachurée en noir)
consécutive à un
cins sous le nom de « cécité verbale », un nom affectés. Ainsi, monsieur C. pouvait écrire norma- accident vasculaire
qu’on pourrait paraphraser par : « il est aveugle, lement, mais pas se relire lui-même. Le second sens cérébral. L’emplacement
mais seulement pour les lettres et les mots ». Sur de cette « pureté » est que le patient pouvait sans de cette lésion aurait
empêché, selon son
le plan médical, disons simplement que la surve- mal reconnaître toutes les formes, tous les objets, neurologue, le cortex
nue très soudaine des troubles signifie qu’il s’agis- à condition qu’il ne s’agisse pas de lettres et de mots visuel de communiquer
sait d’un accident vasculaire, c’est-à-dire de l’oc- écrits. Il est clair que ce n’est pas parce qu’une avec le pli courbe. Pour
cette raison, il lui serait
clusion ou de la rupture d’une artère cérébrale, forme est particulièrement complexe que mon- devenu impossible de
phénomène quasi instantané. sieur C. ne peut pas la reconnaître : reconnaître un lire les mots.
simple A parmi les vingt-six lettres de l’alphabet
L’ALEXIE PURE aurait dû être beaucoup plus facile pour lui que de
Bien d’autres noms ont été utilisés depuis reconnaître un visage parmi les milliers d’autres
Dejerine, et plutôt que de « cécité verbale », nous qui lui étaient familiers. Or, sa reconnaissance des
parlerons d’« alexie pure ». Les neurologues ont visages était parfaite, alors que pour lui un A n’était
inventé une multitude de mots, généralement for- qu’une sorte de chevalet sans signification. Enfin,
més du préfixe « a » suivi de quelques racines l’alexie est dite pure parce qu’elle ne se manifestait

LA LECTURE,
UN TRAVAIL DE GROUPE

P our comprendre les cas d’alexie pure (perte sélective de la capacité


de lecture), voyons comment notre cerveau déchiffre les textes.
La vue des lettres, captée par la rétine, est d’abord prise en charge par
le cortex visuel à l’arrière du cerveau (bleu). Puis les informations sont
transmises à une région du système visuel spécialisée dans
la reconnaissance des lettres (rouge). Une fois les lettres reconnues,
elles sont transmises aux régions du langage, qui peuvent d’une part
récupérer tout ce que nous avons dans notre mémoire concernant
les mots, en particulier leur sens (vert), et d’autre part déterminer
la prononciation de n’importe quelle suite de lettres, que ce soit un mot
Langage
connu ou vu pour la première fois (jaune). Chez les patients souffrant Prononciation
d’alexie pure comme monsieur C., le système de reconnaissance des Vision
lettres (rouge) est détruit ou bien déconnecté du reste du réseau de
la lecture. Contrairement à ce que pensait Dejerine, c’est là et non dans Langage
le « pli courbe » (étoile) que sont stockées les formes des lettres. Quant Sens des mots Reconnaissance
Mémoire des lettres
à la question des rôles exacts du pli courbe dans la lecture et dans
© Cerveau & Psycho

l’écriture, elle n’est pas encore résolue plus d’un siècle après Dejerine.

N° 74 - Février 2016
23

que par la voie de la vision. Mais, par définition,


direz-vous, la lecture ne peut passer que par la
vision. Comment pourrait-elle passer par l’ouïe ou
le tact ? C’est bien simple, redonnons la parole à
Dejerine : « En s’aidant d’un artifice, il arrive cepen-
dant à pouvoir lire des lettres, voire même des
mots. Il dessine du geste les contours des lettres et
arrive ainsi, comme l’avait déjà constaté le docteur
En s’aidant d’un artifice,
Landolt, à reconnaître la lettre ». Lorsqu’il suit du
doigt le contour d’une lettre, monsieur C. fournit à
il arrive à lire des lettres, voire
son cerveau une information sur la forme de la des mots. Il dessine du geste
lettre qui passe par le système du tact, et qui court-
circuite le système visuel, dans lequel s’est appa- les contours des lettres et
remment produite la panne.
arrive ainsi, comme l’avait déjà
IL PEUT ÉCRIRE, MAIS PAS LIRE !
Résumons-nous simplement : monsieur C. avait
constaté le docteur Landolt,
perdu totalement la faculté de lire, et n’avait perdu à reconnaître la lettre.
que cela. Voyons quelle interprétation Dejerine a
donnée de cette observation remarquable. Ce sont
les neurologues de la seconde moitié du xixe siècle derniers jours de sa vie, non seulement ne pouvait-il
qui ont fondé notre manière d’aborder ces ques- pas lire, mais il ne pouvait plus écrire non plus : à
tions ; et notre manière de raisonner en la matière son alexie s’était ajoutée une agraphie. Dejerine, qui
n’est pas très différente de la leur, même si nous ne l’a jamais perdu de vue, prélève son cerveau,
bénéficions de plus d’un siècle de progrès variés, de puis l’étudie à loisir avec les techniques anato-
l’imagerie cérébrale à la linguistique. Il s’agissait, et miques les plus précises de l’époque.
il s’agit toujours, de comprendre quelles sont les
régions cérébrales impliquées dans une activité, par UNE LÉSION AUX EFFETS SINGULIERS
exemple la lecture, mais aussi quels sont les rôles Que lui révèle l’autopsie du cerveau ? Limitons-
exacts de ces régions, le genre d’information nous aux traces de l’accident de 1887, responsable
qu’elles manipulent ou transforment, et les voies de la fameuse alexie pure. On peut voir sur le des-
par lesquelles elles communiquent entre elles. Dans sin fait par Dejerine du dessous du cerveau une
le triste cas de monsieur C., il se trouve que Dejerine région hachurée en noir, placée tout à l’arrière de
a disposé d’informations de première main sur les la face inférieure de l’hémisphère gauche (qui se
mécanismes de l’alexie pure. Qu’est devenu en effet trouve à droite puisque le cerveau est vu du des-

300
le patient après la survenue de son alexie pure ? Il sous…). Plus précisément, cette cicatrice se trouve
a poursuivi son existence habituelle, privé toutefois sur le dessous des lobes occipital et temporal
de la lecture, qui était auparavant pour lui son gauches (voir la figure en haut, page de gauche).
passe-temps favori. Dejerine nous raconte ainsi son Dejerine, peut-être le meilleur neuroanatomiste de
quotidien : « C. passe ses journées à faire de longues
promenades avec sa femme. Il marche facilement MOTS son temps, coupe ensuite le cerveau en fines
tranches et donne une description minutieuse (que
et fait tous les jours à pied la course du boulevard PAR MINUTE nous allons nous épargner) des lésions du cerveau.
Montmartre à l’Arc de Triomphe et retour. Il s’inté- Schématiquement, l’explication de Dejerine repose
resse à ce qui se passe autour de lui, s’arrête devant la vitesse de lecture sur deux régions cérébrales : le cortex visuel, situé
les magasins, les tableaux, etc ; seules les affiches, moyenne en français, tout à l’arrière du cerveau, où arrive l’information
les enseignes des magasins restent lettres mortes soit 2 000 lettres en provenance des yeux, et une région située sur
pour lui. » En 1892, quatre ans ont passé ainsi et par minute environ. le côté de l’hémisphère gauche, région nommée
monsieur C. n’a guère récupéré de capacités de lec- « pli courbe » à l’époque de Dejerine, et invisible sur
ture. Il est alors victime d’un second accident vas- la vue du dessous du cerveau. Selon Dejerine, ce
culaire cérébral : « Le 5 janvier au soir, pendant une fameux pli courbe contiendrait la connaissance
partie de cartes, monsieur C. se plaint de fourmil- que nous avons de la forme des lettres. La consé-
lements et d’engourdissements dans la jambe et le quence de la lésion de 1887 aurait été de séparer,
bras droits, […] de difficultés dans l’articulation des de déconnecter l’une de l’autre, ces deux régions.
mots, il bredouille, et se sent faible de toute la moi- Très logiquement, les lettres sont « vues » puisque
tié droite de son corps. » Aphasique et hémiplégique, le cortex visuel est plus ou moins intact, mais elles
monsieur C. meurt dix jours plus tard. Pendant les ne sont pas « reconnues » puisque ledit cortex visuel

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24 DÉCOUVERTES C
 as clinique
L’homme qui ne savait plus lire

SOMMES-NOUS
FAITS POUR LIRE ?
Une région cérébrale permet
L ’existence d’une région spécialisée dans la
reconnaissance des lettres est, à y réfléchir
à deux fois, tout à fait étrange. En effet, d’identifier les visages, une
l’écriture et la lecture sont des inventions très
récentes (5 000 ans) à l’échelle de l’évolution
autre les maisons, une autre
biologique des espèces, qui ne concernaient les mains, les jambes, une autre
jusqu’à récemment qu’une infime partie de
l’humanité. Il serait donc inconcevable que les permet d’identifier... les lettres.
bébés humains naissent avec dans le cerveau
une machine toute dédiée à la lecture, présente
de façon innée. Impossible. Il faut donc que l’arrière du cerveau, et qui assurent chacune un
cette spécialisation apparaisse et se développe aspect bien particulier de la vision : des régions dif-
chez l’enfant au cours de l’apprentissage de la férentes déterminent la couleur, le mouvement, le
lecture. Les techniques d’imagerie étant contour, la position, et ainsi de suite, des objets qui
parfaitement inoffensives, il est possible de les nous entourent. D’autres régions sont spécialisées
employer chez des enfants d’âge scolaire. On a dans l’identification des objets appartenant à cer-
ainsi montré qu’en effet, avant l’apprentissage taines catégories particulières. On connaît une
de la lecture, la région visuelle de la lecture n’a région qui permet d’identifier les visages, une autre
encore aucune préférence pour les lettres par les maisons et autres lieux, une autre les mains,
rapport à d’autres formes. Cette préférence jambes et autres parties du corps, et une qui permet
émerge et se développe progressivement au d’identifier… les lettres écrites. Elles forment une
cours des années d’entraînement à la lecture, sorte de mosaïque sur le dessous des lobes occipi-
aboutissant à cette petite merveille d’expertise taux et temporaux. Ce n’est pas là une vue de l’es-
qui vous permet de reconnaître sans effort un prit. Il est assez facile de placer un sujet bien por-
mot en une fraction de seconde, petite tant dans une machine d’IRM, de lui présenter sur
merveille qui reste à la merci d’un un écran des images de visages, de maisons, de
accident cérébral mal placé. mots écrits, et de mesurer les activations de son
cerveau pendant qu’il contemple ces images. On
peut ainsi repérer l’activation de ces régions spécia-
lisées, qui sont d’ailleurs placées exactement au
ne communique plus avec le « pli courbe » où sont même endroit chez tout le monde.
stockés les souvenirs des formes des lettres. En Quand un accident touche cette mosaïque, il en
revanche, comme ces souvenirs sont intacts, le résulte des troubles visuels très variés, qui vont de
patient peut s’en servir pour tracer les lettres, c’est- l’achromatopsie, ou perte de la vision des couleurs,
à-dire écrire : l’alexie est pure, sans troubles de et de l’akinetopsie, ou incapacité à voir les objets en
l’écriture associés. Quant à l’accident fatal de 1892, mouvement, jusqu’à la prosopagnosie, ou incapa-
en détruisant en plus le pli courbe, il efface toute cité à reconnaître les visages, et à… l’alexie pure !
connaissance des formes des lettres, et rend le En effet, si la partie de la mosaïque occipito-tempo-
patient agraphique en plus d’être alexique. rale qui est spécialisée dans la reconnaissance des
Cent vingt-cinq ans ont passé depuis la publica- lettres est détruite ou déconnectée du reste du cer-
tion de l’article de Dejerine, et plusieurs centaines veau, il en résulte exactement ce dont souffrait
d’articles scientifiques ont porté sur ce syndrome monsieur C., une perte sélective de la lecture, alors Bibliographie
remarquable et ses variantes. Comment peut-on que toutes les autres fonctions visuelles peuvent
mettre à jour l’interprétation qu’en avait proposée demeurer intactes. L’interprétation de Dejerine n’a
S. Dehaene et L. Cohen,
Dejerine ? La connaissance que nous avons mainte- donc pas si bien survécu à l’épreuve du temps, The unique role of the
nant de l’organisation du cortex visuel est beaucoup même si les descriptions cliniques et anatomiques visual form area in
plus riche qu’à la fin du xixe siècle. Schématiquement, restent exemplaires. Contrairement à ce qu’il pen- reading, Trends Cogn.
l’information visuelle arrive (indirectement) des sait, la connaissance de la forme des lettres n’est pas Sci.,vol. 15, pp. 254-262,
yeux au cortex occipital, après quoi elle est distri- exilée dans le pli courbe, mais réside dans une par- 2011.
buée dans des dizaines de régions, toutes situées à tie spécialisée du cortex visuel lui-même. £

N° 74 - Février 2016
26

Des neurones (en rouge,


ici chez la souris) sont
fabriqués en permanence
dans l’hippocampe,
une aire cérébrale
essentielle à la mémoire.

© Centre de biologie moléculaire Severo Ochoa

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DÉCOUVERTES N
 eurobiologie 27

Comment
bien nourrir
ses neurones
Par Mascha Elbers, journaliste scientifique.

Votre mémoire faiblit et votre humeur est maussade ?


Peut-être ne fabriquez-vous pas assez de neurones,

L
un processus en partie sous le contrôle
de l’alimentation. Encore faut-il savoir quoi manger
pour stimuler nos usines à cellules nerveuses…

a souris nage frénétique- EN BREF considérable sur nos capacités cognitives. Et l’on
ment dans le bassin. Elle n’a qu’un but : retrouver ne parle pas seulement ici du café fort, qui nous
££De nouveaux neurones
la terre ferme le plus vite possible. Cependant, naissent dans certaines donne un bref coup de fouet, ni même des psy-
pour y arriver, elle doit découvrir la plateforme régions du cerveau chostimulants variés qu’affectionnent les étu-
cachée sous l’eau laiteuse. Ce n’est pas la première pendant toute la vie. diants pour améliorer leurs performances (dans
fois qu’elle affronte ce défi : au cours des derniers une enquête menée en 2015 par l’équipe de la
jours, elle a été plongée à plusieurs reprises dans ££Le jeûne et certains neurologue française Martine Gavaret auprès
nutriments, tels que les
la même « piscine de Morris », l’un des dispositifs acides gras oméga 3 et d’étudiants en médecine, un tiers des sondés
les plus utilisés pour mesurer les capacités d’ap- les polyphénols, avouent avoir déjà consommé de telles subs-
prentissage des rongeurs (voir l’encadré page 29). stimulent cette création tances, incluant des produits en vente libre
Dans cette expérience, la souris se dirige vers de neurones. comme les boissons énergisantes mais aussi des
la plateforme salvatrice avec une assurance éton- ££En conséquence, les médicaments tels que des corticoïdes). Ces psy-
nante. De toute évidence, elle a une bonne habitudes alimentaires chostimulants peuvent d’ailleurs avoir d’impor-
mémoire. Et ce grâce à un régime alimentaire se répercutent tants effets secondaires et n’améliorent les capa-
particulier, que Sandrine Thuret, neurobiologiste sur la mémoire et cités cognitives que temporairement.
au King’s College, à Londres, et ses collègues lui l’humeur.
ont administré les semaines précédentes. Un L’ALIMENTATION JOUE À TOUS LES NIVEAUX
régime qui a aussi stimulé la fabrication de nou- Ici, rien de tout cela, nous vous parlons de
veaux neurones, comme le découvriront les cher- l’alimentation ordinaire. Ses effets sur la santé
cheurs en examinant le cerveau du rongeur sont bien connus et nombre de campagnes de
quelques jours après l’expérience… prévention pointent par exemple les dangers
Ce qui vaut pour la souris vaut aussi pour d’une surconsommation de graisses animales, qui
l’homme : nos apports alimentaires ont un impact favorisent l’athérosclérose (l’obstruction des

N° 74 - Février 2016
28 DÉCOUVERTES N
 eurobiologie
Comment bien nourrir ses neurones

OÙ NAISSENT LES
NOUVEAUX NEURONES ?
Des souris nourries À l’âge adulte, de nouveaux neurones naissent encore à plusieurs endroits
du cerveau, notamment dans le gyrus denté de l’hippocampe – une aire
avec des oméga 3 importante pour la mémoire. La zone subventriculaire, dont les neurones
envoient des terminaisons dans le bulbe olfactif, est probablement un autre
fabriquent plus de berceau de cellules nerveuses.

neurones que les En 2014, l’équipe du neurobiologiste Jonas Frisén, de l’institut Karolinska,
à Stockholm, a aussi découvert de jeunes neurones dans le putamen et le noyau
souris normales, caudé, qui forment le striatum. Ce dernier participe à la coordination des
mouvements et à l’anticipation des récompenses. On ignore encore d’où
et réussissent proviennent les nouveaux neurones ; une hypothèse stipule qu’ils sont issus de la
zone subventriculaire, mais elle reste à confirmer. La découverte de Jonas Frisén
mieux des tests nourrit l’espoir de traitements inédits pour les pathologies caractérisées par la

de mémorisation. dégénérescence progressive du striatum, telles que la maladie de Huntington.


La neurogenèse dans cette zone pourrait même être utilisée pour traiter le
trouble du déficit de l’attention avec hyperactivité (tdah) et les addictions.
artères). Ce qu’on sait moins, c’est que nos habi-
tudes alimentaires influent également sur la
mémoire et l’état émotionnel. Notre cerveau aussi
a son menu idéal !
Ce menu n’est pas facile à établir, car les
Gyrus denté
humains ne sont pas des rats de laboratoire, que de l’hippocampe
l’on peut élever dans un environnement standar-
disé, avec un programme bien défini, et observer Putamen
à volonté. Il est alors compliqué d’isoler l’influence
de tel ou tel nutriment, souvent masquée par les
petites différences de styles de vie qui affectent le Bulbe olfactif
cerveau. Pour débusquer les « bons » nutriments,
il faut donc commencer par déterminer comment Zone subventriculaire
l’alimentation augmente les capacités cognitives.
Or, d’après plusieurs études récentes, notre
menu pourrait stimuler la fabrication de nou-
veaux neurones. Les chercheurs n’ont découvert environnementaux variés. Ceux-ci mettent en
que récemment la poursuite de cette neurogenèse branle de nombreux mécanismes, impliquant des
après l’enfance. Ils ont longtemps pensé que facteurs de croissance (des molécules qui favorisent
seules les connexions entre neurones étaient sus- ou inhibent la multiplication des cellules), des neu-
ceptibles de changer dans le cerveau adulte et rotransmetteurs (les substances qui assurent la
que la mémorisation reposait donc exclusivement communication entre neurones), des hormones…
sur la formation de nouvelles connexions. L’idée La majorité des résultats scientifiques
que des neurones naissent tout au long de la vie concernent l’hippocampe – ou plutôt les deux hip-
© Dirk Fisher / Source : Cell 156, p. 1072-1083, 2014

et que cela joue sur l’apprentissage ne s’est impo- pocampes, car il y en a un dans chaque hémis-
sée qu’au cours des années 1990. phère cérébral. Lorsque ces structures sont
détruites par une tumeur ou retirées lors d’une
DE NOUVEAUX NEURONES opération chirurgicale, le sujet est généralement
FABRIQUÉS TOUTE LA VIE victime d’une amnésie dite antérograde : il garde
La production de nouveaux neurones serait ses anciens souvenirs, mais est incapable d’en
limitée à quelques régions du cerveau, en particu- former de nouveaux. On pense donc que l’hippo-
lier le gyrus denté de l’hippocampe et la zone campe assure le transfert des souvenirs vers la
subventriculaire, elle-même connectée au bulbe mémoire à long terme. Il semble que pour ce
olfactif (voir l’encadré ci-contre). La neurogenèse faire, il ait besoin de produire de nouveaux neu-
est sous le contrôle de facteurs génétiques et rones. De fait, la neurogenèse qui s’y déroule à

N° 74 - Février 2016
29

l’âge adulte paraît importante pour l’apprentis- proportion d’entre eux qui survivent et s’intègrent
sage. Quand on la bloque par des traitements aux dans les réseaux de l’hippocampe. En effet, la
rayons X ou par des médicaments chez des souris, plupart des jeunes neurones meurent assez vite.
celles-ci réussissent beaucoup moins bien les tests Reste que des résultats significatifs ont été
de mémorisation. obtenus. Si la bonne humeur et la mémoire
dépendent de la production de neurones, les ali-
MOINS DE NOUVEAUX NEURONES, ments qui la favorisent doivent avoir un effet
MOINS DE BONNE HUMEUR positif sur notre psychisme. Sandrine Thuret est
L’hippocampe n’est pas seulement un maître convaincue qu’on peut en attendre de nombreux
d’œuvre de l’apprentissage, il participe aussi à la bénéfices : « Bien que l’action des neurones nou-
régulation de l’humeur. Là encore, par le biais de vellement créés reste limitée à l’hippocampe,
la neurogenèse. En 2013, l’équipe de Nuno Sousa, cette structure participe à de nombreux proces-
de l’université de Minho, au Portugal, a ainsi mon- sus cérébraux », explique la neurobiologiste.
tré que des rats chez qui elle a été arrêtée Autrement dit, la question « quels nutriments
deviennent « dépressifs » : ils perdent le goût de absorber pour développer nos capacités cogni-
l’eau sucrée et l’envie de survivre quand les condi- tives ? » devient « comment adapter nos habitudes
tions sont hostiles, des signes caractéristiques de alimentaires pour augmenter la cadence de nos
la dépression chez les modèles animaux. usines à neurones ? »
D’ailleurs, il semble que les antidépresseurs Paradoxalement, réduire la quantité de calo-
agissent en favorisant la « pousse » des neurones, ries absorbées est bénéfique : outre une augmen-
car ils perdent leur effet si on empêche ce proces- tation de l’espérance de vie, il en résulte une
sus. C’est sans doute pour cela que nombre multiplication des nouveaux neurones. C’est ce
d’entre eux n’améliorent l’humeur que deux à qu’a montré en 2002 sur des souris l’équipe de
quatre semaines après le début du traitement – Mark Mattson, de l’Institut américain du vieil-
soit le temps nécessaire pour que des neurones se lissement, à Baltimore.
forment et deviennent pleinement fonctionnels.
De l’avis des chercheurs, d’autres expériences ESPACER LES REPAS STIMULE LE CERVEAU
sont encore nécessaires pour confirmer que les Moins manger pour plus de neurones, donc.
perturbations de la neurogenèse sont la cause et En 2009, l’équipe de la neurologue Agnes Flöel,
non la conséquence des troubles psychiques. Ils de l’université de Münster (Allemagne), a vérifié
soulignent en outre que l’essentiel n’est pas le que cela améliorait les capacités cognitives.
nombre de nouveaux neurones créés, mais la Pendant trois mois, les chercheurs ont restreint

UNE PISCINE POUR TESTER


LA MÉMOIRE DES RONGEURS

D ifficile de demander à un rongeur de remplir un


quizz pour tester sa mémoire. En 1984, Richard
Morris, de l’université de Saint Andrews, en Écosse,
a alors développé un dispositif, aujourd’hui nommé
piscine de Morris, pour évaluer les capacités
d’apprentissage de rats et de souris. L’animal est placé
dans un grand bassin circulaire rempli d’eau colorée
en blanc. Juste sous la surface liquide se trouve une
petite plateforme invisible. Si le rongeur la découvre,
il cherchera à s’y réfugier lors des essais ultérieurs
en se repérant d’après les signes colorés sur les parois
et on observe alors avec quelle fiabilité et en combien
de temps il mémorise son emplacement.
Source : J. Neurosci. Methods 11, pp. 47-60, 1984

N° 74 - Février 2016
30 DÉCOUVERTES N
 eurobiologie
Comment bien nourrir ses neurones

L’ÂGE DES NEURONES ESTIMÉ


GRÂCE AUX BOMBES ATOMIQUES

L es méthodes d’imagerie ne permettent pas encore d’observer


directement la neurogenèse chez les humains. Pour savoir si un
neurone vient de se former, il faut exploiter… les conséquences de la
le graphique ci-dessous). Le carbone 14 pénètre dans le corps humain
par la nourriture et lorsqu’une cellule se divise, il est intégré dans
l’ADN à la concentration exacte où il se trouve dans l’environnement
guerre froide ! En effet, les essais d’armes atomiques des années 1950 à ce moment. Le neurone intègre ainsi un marqueur de sa date de
ont fait bondir la concentration atmosphérique de carbone 14 dans le naissance, utilisable ultérieurement pour déterminer avec une assez
monde entier ; depuis, cette concentration baisse continuellement (voir bonne précision son âge dans le cerveau de personnes décédées.

Concentration Wellington (Nouvelle-Zélande)


220 atmosphérique
de carbone 14 Lac de Vermunt (Autriche)
(unités relatives) Niveau normal
200

180

160

Suite aux essais 140


nucléaires des
années 1950,
la concentration 120
atmosphérique de
carbone 14 a augmenté.
Elle n’a commencé à 100
diminuer qu’à partir du
traité de Moscou sur la 1945 1955 1965 1975 1985 1995
réduction des armes
atomiques en 1963. Années

d’un tiers le nombre de calories absorbées par des qui avaient reçu de la ghréline se souvenaient
personnes âgées. Cette courte période a suffi mieux des images de nourriture.
pour que les sujets obtiennent de bien meilleurs Jeûner pour augmenter ses capacités men-
résultats à des tests de mémoire par rapport aux tales risque cependant de n’être pas du goût de
membres d’un groupe témoin. Ce coup de fouet tout le monde. Sandrine Thuret propose une
cognitif aurait été sélectionné par l’évolution : en option moins drastique : espacer les repas en
période de famine, les humains auraient eu mangeant globalement à peu près les mêmes
besoin d’être très actifs mentalement pour trou- quantités. Un régime qu’elle a appliqué à ses sou-
ver de la nourriture. ris, nourries un jour sur deux mais avec un buffet
Les résultats d’Alain Dagher et ses collègues de à volonté, de sorte que la quantité totale de calo-
© DR / Source : Cell 153, p. 1219-1227, 2013

l’université McGill, à Montréal, suggèrent d’ailleurs ries absorbées ne diminuait que légèrement. Or
que la ghréline, une hormone provoquant la sen- ce jeûne intermittent a aussi stimulé la création
sation de faim, améliore la mémoire. Les cher- de neurones. Selon la neurobiologiste, espacer les
cheurs ont montré des images de nourriture à vingt repas modifie l’expression de certains gènes
participants et injecté de la ghréline à douze impliqués dans la neurogenèse.
d’entre eux. Cette injection a intensifié l’activité
dans plusieurs régions de leur cerveau, comme l’a LE MENU DES NEURONES
montré l’imagerie par résonance magnétique fonc- Comment composer un menu pour vos neu-
tionnelle. En outre, le jour d’après, les participants rones ? De nombreuses études chez les rongeurs

N° 74 - Février 2016
31

ont montré que la neurogenèse est stimulée par


les acides gras oméga 3. Pas étonnant, quand on
sait que 60 % de la masse sèche du cerveau est
constituée de lipides, en particulier de deux
oméga 3, l’acide eicosapentaénoïque (EPA) et
l’acide docosahexaénoïque (DHA). Créer de nou-
veaux neurones nécessite donc de fournir ces
acides gras à l’encéphale en quantité suffisante.
Selon la neurobiologiste
L’influence des oméga  3 a par exemple été
observée chez les souris transgéniques « Fat-1 »,
Sandrine Thuret, espacer
qui les produisent par elles-mêmes grâce à un les repas stimule l’expression
gène du vers Caenorhabditis elegans. Non seule-
ment ces souris fabriquent beaucoup plus de neu- de certains gènes impliqués
rones que les souris normales, mais elles
obtiennent aussi de meilleures performances à
dans la neurogenèse.
des tests de mémoire tels que la piscine de Morris.

LES OMÉGA 3, AUSSI EFFICACES semblent liés à des perturbations du métabolisme


QUE DES ANTIDÉPRESSEURS des oméga 3. Ainsi, les patients dépressifs ont
Les êtres humains, quant à eux, doivent trou- souvent un taux d’oméga 3 dans le sang plus
ver les oméga 3 dans leur nourriture. L’EPA et le faible que la moyenne. En outre, l’équipe de
DHA sont surtout présents dans les poissons gras, Mehdi Tehrani-Doost, de l’université de Téhéran,
saumon ou anchois. Notre métabolisme peut a montré en 2008 que l’administration d’epa pen-
aussi les fabriquer à partir de l’acide α-linolénique dant huit semaines diminue leurs symptômes
(ALA) des huiles végétales, mais en quantité trop aussi efficacement que l’antidépresseur classique
faible. Les chercheurs conseillent donc de man- fluoxétine.
ger régulièrement des poissons gras. Les chercheurs ont obtenu des effets béné-
Ce pourrait être aussi important pour la santé fiques avec les oméga  3 dans des pathologies
mentale, puisque plusieurs troubles psychiques aussi diverses que le trouble du déficit de l’atten-
tion avec hyperactivité (tdah), la schizophrénie
ou la maladie d’Alzheimer. Cependant, ces effets
peinent à être reproduits et les résultats sont

ALIMENTS « BONS POUR parfois contradictoires. Cela prouve une fois de


plus la complexité de ces maladies, où de mul-
LA SANTÉ » : ATTENTION tiples facteurs s’entrecroisent. Ainsi, le sang des
patients dépressifs contient également une
AUX PIÈGES quantité élevée de cytokines 1 bêta, des molé-
cules inflammatoires qui freinent la création de
neurones. Les oméga 3 ne sont donc qu’une

L ’industrie alimentaire parie sur deux stratégies publicitaires opposées :


d’un côté, titiller l’appétit primitif pour les aliments gras et sucrés, riches
en calories ; de l’autre, miser sur l’aspiration moderne à la performance
pièce du puzzle.

DU CURRY ET DES FRUITS


en vantant les bienfaits des produits sur la forme physique, l’intelligence, POUR LA MÉMOIRE
la santé… Ces stratégies aux antipodes ont engendré deux pathologies Outre ces acides gras, les polyphénols inté-
opposées : l’obésité, qui s’étend dans la population, et plus récemment ressent les spécialistes de la neurogenèse. Il s’agit
l’orthorexie, caractérisée par un besoin compulsif d’optimiser son alimentation. de composés chimiques produits par les plantes,
Le parlement européen a réagi en encadrant strictement les slogans qui s’en servent notamment pour se protéger des
publicitaires relatifs à la santé. Depuis 2012, les entreprises ne peuvent rayonnements ultraviolets ou d’autres facteurs
vanter les bénéfices dans ce domaine que pour les composants alimentaires environnementaux nocifs. Prenons par exemple
répertoriés dans un registre spécifique (http ://ec.europa.eu/nuhclaims). la curcumine, l’un des principaux ingrédients de
Dans le futur, la composition globale des produits devrait être prise la poudre de curry. Chez le rat, elle stimule la
en compte, afin d’interdire de vanter leurs bénéfices pour la santé quand neurogenèse et atténue le stress, l’anxiété et la
ils contiennent des éléments nocifs. Pour l’instant, il suffit d’ajouter dépression. C’est la raison pour laquelle, en 2006,
de la vitamine C à un aliment très sucré pour déclarer le neurobiologiste Tze-Pin Ng et ses collègues de
qu’il stimule le système immunitaire. l’université nationale de Singapour ont interrogé
sur leur consommation de curry plus de mille

N° 74 - Février 2016
32 DÉCOUVERTES N
 eurobiologie
Comment bien nourrir ses neurones

LA RECETTE POUR FAIRE POUSSER LES NEURONES

Poissons gras Fruits – Légumes – Chocolat Curry Vin


Oméga 3 Flavonoïdes Curcumine Resvératrol

N e pas trop manger et se concentrer sur certains aliments : voilà


la recette pour stimuler sa neurogenèse et, ainsi, améliorer sa
mémoire et son humeur. C’est ce qu’ont montré de nombreux tests,
ci-dessus. On les trouve notamment dans les poissons gras (comme
le saumon et l’anchois), les fruits et légumes, le curry, le chocolat
et le vin rouge. Attention cependant à ne pas abuser de ces deux
réalisés principalement sur des animaux, mais aussi parfois chez derniers, car les graisses et les sucres du chocolat freinent
l’homme. Les « bons » nutriments sont notés en bleu sur l’illustration la neurogenèse, de même que l’alcool du vin.

personnes âgées, dont ils ont testé les capacités (brain-derived neurotrophic factor, ou facteur
mnésiques. Pour ce faire, ils ont utilisé le test de neurotrophique dérivé du cerveau) augmente
Folstein, qui évalue les fonctions cognitives et dans leur hippocampe, ce qui favorise la multi-
sert notamment au dépistage de la maladie plication des neurones. Les rongeurs ont alors
d’Alzheimer. Le score à ce test est au maximum obtenu des résultats aux tests de mémoire supé-
de 30 points et s’il est inférieur à 20, il signale une rieurs de 30 % à ceux de leurs congénères nour- Bibliographie
démence modérée. Les personnes qui prenaient ris de façon plus classique.
du curry au moins une fois tous les six mois ont T. Murphy et al.,
obtenu en moyenne un score de 25, contre 23 L’AMBIVALENCE DU CHOCOLAT Effects of diet on brain
pour celles qui n’en consommaient jamais. Le thé et le cacao sont également riches en plasticity in animal and
Les polyphénols semblent agir par l’intermé- flavonoïdes. Le chocolat en contient donc, en par- human studies : mind
diaire d’autres molécules présentes dans notre ticulier le chocolat noir, plus concentré en cacao. the gap, Neural
organisme. En 2011, l’équipe de Kenji Okajima, À consommer cependant avec modération du fait Plasticity, 563160, 2014.
de l’université de Nagoya, au Japon, a administré de sa forte teneur en graisses et en sucres, qui M. S. A. Zainuddin et al.,
du resvératrol à des souris. Ce polyphénol a accru perturbent la neurogenèse. Nutrition, adult
la libération d’un facteur de croissance nommé Ces résultats doivent-ils nous inciter à stimu- hippocampal
IGF-1 (pour insuline-like growth factor 1, ou fac- ler nos neurones avec des compléments alimen- neurogenesis and
teur de croissance 1 ressemblant à l’insuline) taires ? « Il y a de tout dans la nourriture, pour- mental health, British
dans l’hippocampe, ce qui a stimulé la neuroge- quoi prendre des pilules ? », répond Sandrine Medical Bulletin,
nèse. Le resvératrol abonde dans le vin rouge, Thuret, qui préfère pour sa consommation quoti- vol. 103, pp. 89-114, 2012.
mais attention à ne pas en abuser : l’alcool freine dienne des poissons gras, des fruits et des G. Dias et al.,
la croissance de nouveaux neurones, comme l’a légumes frais. The role of dietary
montré l’équipe de Tracey Shors, de l’université La frontière entre nutrition et médecine polyphenols on adult
Rutgers, dans le New Jersey, en 2012. semble s’estomper. De quoi attiser l’appétit des hippocampal
neurogenesis :
Autres polyphénols intéressants, les flavo- professionnels de l’industrie agroalimentaire,
molecular mechanisms
noïdes, présents notamment dans les fruits dont les publicités vantent depuis longtemps les and behavioural effects
rouges, comme les myrtilles. L’équipe du biochi- supposés bénéfices de leurs produits pour la santé on depression and
miste Jeremy Spencer, de l’université de (voir l’encadré page 31). Cependant, l’option la anxiety, Oxidative
Reading, en Angleterre, a découvert en 2013 plus sûre pour faire du bien à ses neurones reste Medicine and Cellular
que lorsque des souris absorbent de la poudre d’imiter la neurobiologiste en mangeant de façon Longevity, 541971, 2012.
de myrtilles, la concentration en protéine BDNF équilibrée ! £

N° 74 - Février 2016
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PSYCHOLOGIE
DU HANDICAP
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34 DÉCOUVERTES L
 ’infographie

L’horloge circadienne
Pression sanguine, température du corps ou transit
intestinal : tous ces paramètres se succèdent dans
un ordre bien défini au cours de la journée. Capacités de
concentration
Même nos capacités mentales fluctuent élevées
selon un cycle circadien de 24 heures.
Texte : Theodor Schaarschmidt | Graphique : Martin Müller

Stimulation des
émissions de selle

Baisse de
6-9 heures : debout ! la mélatonine
Dès que le jour se lève, le noyau suprachiasmatique
(voir Un métronome interne, à droite) envoie un signal
à l’hypophyse, qui interrompt la libération de l’hormone
du sommeil, la mélatonine. C’est la clé du réveil : la
température corporelle augmente ainsi que la pression
sanguine, et nous sommes prêts à affronter une Hausse de la
pression sanguine
nouvelle journée. ­

Température corporelle
minimale

1-4 heures : attention ! Pression sanguine


Pour les travailleurs de nuit, le défi est de rester concentré minimale
pendant que les autres dorment. Or la vigilance est
particulièrement fragilisée après minuit. Le taux d’erreurs y est
maximal, avec des conséquences parfois lourdes. Certains des plus
graves désastres se sont produits à ce moment, aussi bien
le naufrage de l’« Exxon Valdez » en Alaska, en 1989, que l’accident Risque d’erreurs
de la centrale nucléaire de Three Miles Island, aux États-Unis, maximal
en 1979, ou la catastrophe de Tchernobyl, en Ukraine, en 1986. en cas de veille

Sommeil profond,
sensibilité exacerbée
à la douleur

N° 74 - Février 2016
35

Hypothalamus

Noyau suprachiasmatique

Hypophyse

Baisse des performances


cognitives, risque de
somnolence Nerf
Rétine optique

Un métronome interne
L
Force musculaire e métronome central du cerveau est le noyau
maximale
suprachiasmatique, petite structure logée au sein
de l’hypothalamus. C’est lui qui impose le rythme d’activité
de nombreuses régions du cerveau, notamment l’hypophyse
qui libère chaque soir à la même heure l’hormone du sommeil,
la mélatonine. Le noyau suprachiasmatique ajuste
constamment son activité à la période de la journée.
Il reçoit en effet de la rétine, via le nerf optique,
des informations régulièrement mises à jour sur
le degré de luminosité ambiante.

Température
corporelle
maximale

20-23 heures : au lit…


Dès que les cellules de la rétine repèrent le début de l’obscurité, le noyau
suprachiasmatique (voir Un métronome interne, ci-dessus) adresse un signal
à l’hypophyse. Celle-ci libère alors la mélatonine, l’hormone du sommeil.
Conséquence immédiate : notre vigilance baisse, la fatigue se fait sentir.
Libération de mélatonine Même le thermostat corporel bascule en mode sommeil. Une fois que nous
par l’hypophyse
sommes endormis, les vaisseaux sanguins des mains et des pieds se dilatent,
permettant au corps de se refroidir.

Accélération
de la digestion

T. Monk et al., Circadian rhythms in human performance and mood


under constant conditions, Journal of Sleep Research, vol. 6, pp. 9-18, 1997.
R. F. Schmidt et N. Birbaumer, Biologische psychologie. Springer, Heidelberg, 2010.

N° 74 - Février 2016
36 DÉCOUVERTES L
 a question du mois

NEUROSCIENCES

Pourquoi se souvient-on
parfois de ses rêves ?

© Openeyed / Shutterstock.com
LA RÉPONSE DE DEIRDRE BARRETT
Psychologue à l’université Harvard

L es rêves sont fugaces. S’ils se


terminent bien avant que le cerveau rêves marquants, pendant lesquels le
n’entame sa phase d’éveil, on ne s’en cerveau et le corps entrent dans un état
souvient pas. Et quand il en reste une d’excitation intense susceptible de pro-
trace, elle disparaît souvent assez vite, voquer le réveil. Ainsi, presque tout le
car le sommeil inactive les mécanismes monde a un souvenir de rêve où il perd
qui gravent durablement les souvenirs ses dents, est nu en public ou s’envole
dans le cerveau. Ainsi, la concentration
de noradrénaline, un neurotransmetteur Nous nous dans les airs, selon des études sur d’im-
menses « banques de rêves », comme
essentiel à la mémorisation, est très
faible pendant les rêves, de même que
souvenons celle créée par William Domhoff, de
l’université de Californie à Santa Cruz,
l’activité électrique dans les zones céré- mieux des rêves qui contient plus de 20 000 songes…
brales clés pour la mémoire à long terme,
comme le cortex préfrontal. au déroulement QUELQUES ASTUCES POUR
Parfois, cependant, nous nous rappe-
lons un rêve. Cela arrive plus souvent
logique et forts VOUS SOUVENIR DE VOS RÊVES
Peut-on augmenter la mémorisation
quand le réveil est soudain et se produit
pendant le sommeil paradoxal – la der-
en émotions. des rêves ? Certaines techniques le per-
mettent en effet. En vous endormant,
nière phase d’un cycle de sommeil : un concentrez-vous sur le désir de vous
dormeur brutalement tiré des bras de le cortex préfrontal jouerait un rôle rappeler vos songes nocturnes et faites-
Morphée lors de cette phase se souvient déterminant, selon une étude publiée en votre dernière pensée avant de som-
d’un rêve plus de trois fois sur quatre. Le en 2011. Les ondes thêta sont aussi brer dans le sommeil. Gardez de quoi
plus souvent parce que ce rêve était connues pour favoriser l’ancrage des prendre des notes à portée de main. À
encore en cours quand le cerveau a com- souvenirs pendant l’éveil. votre réveil, ne bondissez pas hors du
mencé à rallumer les mécanismes de Le contenu émotionnel et la cohé- lit et ne vous laissez pas distraire. Même
stockage des souvenirs. rence des rêves importent également : si vous n’avez aucun rêve en tête, pre-
Mais d’autres facteurs semblent favo- nous nous souvenons mieux de ceux qui nez une minute pour examiner si un
riser la mémorisation des songes. Au ont un déroulement logique et qui sont sentiment ou une image vous revient.
cours du sommeil paradoxal, la présence riches en émotions. C’est particulière- Le rêve surgira peut-être alors tout
d’ondes lentes appelées ondes thêta dans ment vrai pour les cauchemars et autres entier des limbes de l’oubli. £

N° 74 - Février 2016
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38 DÉCOUVERTES G
 randes expériences de psychologie

L’obéissance
selon Milgram
Par Daniela Ovadia, codirectrice du laboratoire Neurosciences et société de
l’université de Pavie en Italie, et journaliste scientifique.

« Contraints » d’obéir, les volontaires de la célèbre


expérience de Milgram deviennent des bourreaux…

U
Parce que le contexte où l’on se trouve et le groupe
auquel on appartient influencent nos actes.

n soldat, déclare l’officier ss EN BREF veut tester la validité scientifique de la défense


Adolf Eichmann, doit obéir à ses supérieurs et d’Eichmann (qui ne lui évitera pas une condam-
££Les officiers ss ayant
ne peut être tenu pour responsable des actes exterminé des Juifs nation à mort par pendaison).
qu’il commet sur leur ordre. En 1961, le monde se sont justifiés en D’autres raisons, plus personnelles, poussent
entier suit en direct de Jérusalem le procès de ce prétextant qu’ils ont Milgram à comprendre comment un homme ordi-
haut fonctionnaire du Troisième Reich, organisa- suivi les ordres… naire peut se transformer en monstre sangui-
teur de la logistique de la solution finale et de naire. En effet, le psychologue naît à New York
££Pour tester la validité
l’extermination de plus de la moitié de la popula- de leur défense, Milgram en 1933 dans une famille d’immigrés juifs, sa
tion juive en Hongrie. Atterrés, les téléspecta- a soumis des volontaires mère étant roumaine, son père hongrois. Or la
teurs écoutent sa défense : « Je n’ai fait qu’obéir à une expérience dans famille paternelle, restée en Europe, est empor-
aux ordres », soutient Eichmann, qui présente au laquelle un « chef » tée par le zèle du « soldat » Eichmann… Milgram
les obligeait à
tribunal la copie de toutes les dépêches envoyées administrer des chocs cherche alors une réponse à cette question :
par le commandement général de Berlin. électriques douloureux Eichmann et ses complices partagent-ils le même
Aux États-Unis, le New Yorker publie réguliè- à un complice. code moral qu’un autre être humain ? En d’autres
rement les réflexions de son envoyée spéciale, la termes, est-ce l’idéologie dominante qui les a
philosophe Hannah Arendt, qui sont ensuite réu- ££Plus de 60 % des sujets poussés à commettre ces crimes effarants ?
suivirent les ordres.
nies dans un livre intitulé Eichmann à Jérusalem, Ainsi, Milgram imagine sa célèbre expé-
rapport sur la banalité du mal. Cet ouvrage pro- ££Conclusion de rience, qu’il présente comme une banale étude
voque une vive polémique. Milgram : l’autorité pèse sur la mémoire et l’apprentissage à des volon-
C’est dans ce climat tendu que Stanley souvent plus lourd que taires recrutés par l’université via une petite
notre sens moral.
Milgram, psychologue social à l’université Yale de annonce et rémunérés 4 dollars de l’heure, le
New Haven dans le Connecticut, puis à l’université revenu hebdomadaire moyen en 1960 étant de
Harvard de Cambridge dans le Massachusetts, 25 dollars. L’étude fait intervenir trois personnes :

N° 74 - Février 2016
39

© Stefano Fabbri

N° 74 - Février 2016
40 DÉCOUVERTES G
 randes expériences de psychologie
LORSQUE LE VISAGE TRAHIT NOS ÉMOTIONS

continuiez » ; « il est absolument indispensable


que vous continuiez » ; « vous n’avez pas le choix,
vous devez continuer ». L’expérience prend fin au
cinquième refus de l’enseignant ou quand il
administre à l’élève trois décharges de 450 volts.
Alors, l’homme obéissant est-il capable de
Ce n’est pas tant le type de devenir immoral ? Avant de sélectionner les parti-
cipants à son expérience, Milgram fait un sondage
personne, mais le type de parmi ses collègues psychologues pour savoir com-
bien d’enseignants, selon eux, administreront la
situation où elle se trouve qui décharge maximale. Les estimations vont de 0 à

détermine comment elle agira. 3 %, avec une moyenne de 1,2 %. Un groupe de
psychiatres soutient que la plupart des partici-
Stanley Milgram, Soumission à l’autorité, 1974 pants interrompront l’expérience aux premières
demandes d’aide de l’élève, et que seuls 3,73 % des
l’expérimentateur, qui représente l’autorité, vêtu sujets continueront après son évanouissement.
de la blouse grise du technicien et sûr de lui ; l’en-
seignant, qui est le participant recruté ; et l’élève. 62,5 % D’HOMMES OBÉISSANTS MAIS CRUELS
Dans la première version de l’expérience, une cloi- Mais les résultats prennent tout le monde de
son laissant passer tous les sons sépare l’ensei- court, y compris Milgram : bien que les ensei-
gnant et l’élève. L’expérimentateur se trouve aux gnants soient manifestement stressés et anxieux
côtés du volontaire et lui demande de lire à l’élève (ils suent et leur cœur s’emballe), 62,5 % obéissent
une liste d’associations de mots, par exemple eau à l’expérimentateur jusqu’à la fin. Ils s’informent
et bleu. L’élève doit les mémoriser et les restituer régulièrement des conséquences légales de leurs
alors que d’autres couples de mots lui sont propo- actes, mais une fois assurés que la responsabilité
Un chef peut-il nous
sés (yeux et ciel à la place de bleu par exemple). obliger à faire n’importe juridique est entièrement endossée par l’univer-
L’expérimentateur explique à l’enseignant que quoi ? Dans les sité Yale, ils terminent l’expérience.
pour étudier l’efficacité de la punition sur la mémo- expériences de Milgram, Milgram réplique cette dernière en variant la
25 % des sujets refusent
risation, il doit infliger à l’élève, à chaque mauvaise d’infliger des chocs proximité de l’élève et de l’enseignant : si les sujets
réponse, une décharge électrique de plus en plus électriques létaux. sont complètement isolés des élèves, de façon à ne
forte, de 15 volts en 15 volts, jusqu’à un maximum
de 450 volts. Puis l’expérimentateur demande au
participant de passer de l’autre côté de la cloison et
lui montre l’élève attaché à une sorte de chaise
électrique, une électrode fixée au poignet. Le
« chef » inflige à l’enseignant un vrai choc pour le
convaincre de la réalité du dispositif…
Bien sûr, l’élève est un complice de l’expéri-
mentateur et ne reçoit aucune décharge élec-
trique. Mais le participant l’ignore et entend par-
faitement les réactions (préenregistrées) de
l’élève : à partir de 75 volts, il gémit ; à 120 volts,
il se plaint de souffrir ; à 135 volts, il hurle ; à
150 volts, il supplie d’être libéré ; à 270 volts, il
crie à toute force ; et à partir de 300 volts, l’élève
feint de s’évanouir et ne répond plus.
Au stade de 150 volts, la majorité des partici-
pants manifeste des doutes, veut suspendre l’ex-
périence ou interroge l’expérimentateur sur sa
légalité. Celui-ci les rassure en leur affirmant
qu’ils ne seront pas tenus responsables des consé-
quences. Si un sujet hésite et souhaite tout arrê-
ter, l’expérimentateur lui demande de continuer
en lui adressant, dans l’ordre, quatre phrases
impératives d’intensité croissante : « Je vous prie
de continuer » ; « l’expérience exige que vous

N° 74 - Février 2016
41

le type de situation où elle se trouve qui détermine

LES COBAYES DE MILGRAM comment elle agira. » Milgram poursuit : « Les


aspects légaux et philosophiques de l’obéissance
NE REGRETTENT RIEN ont une importance énorme, mais ils nous donnent
peu d’informations sur la façon dont la majorité
des personnes se comporte dans des situations

D ans les années 1970, lorsque les comités d’éthique mettent un terme à


ses expériences, Milgram contacte les ex-volontaires pour savoir s’ils
regrettent d’avoir participé à son étude ; 84 % d’entre eux se déclarent satisfaits
concrètes. […] [Dans mon expérience,] une auto-
rité établie s’opposait à l’un des impératifs moraux
les plus intériorisés celui de ne pas faire de mal
ou très satisfaits de l’expérience, malgré ce qu’ils ont appris sur eux-mêmes et le aux autres, et les hurlements des victimes réson-
stress éprouvé. Les autres sujets utilisent des termes plus neutres, mais personne naient aux oreilles des participants : pourtant, les
n’exprime de franc regret, le pourcentage de réponse étant de 92 %. cas où l’autorité a eu le dessus sur l’impératif moral
Alors que la guerre du Vietnam bat son plein, environ six ans après ses dernières sont plus nombreux que ceux où elle a été défaite.
expériences, Milgram reçoit une lettre d’un ex-volontaire : « Lorsque j’ai participé à L’extrême complaisance manifestée par des
l’expérience, en 1964, je savais que j’étais en train de faire mal à quelqu’un, mais adultes à dépasser toutes les limites sous le com-
j’étais totalement inconscient des raisons qui me poussaient à commettre cet acte. mandement d’une autorité représente la décou-
Peu de personnes ont la chance de déterminer si elles agissent selon leurs propres verte la plus importante de notre étude et elle
principes ou si elles se soumettent simplement à une autorité. nécessite de toute urgence une explication. »
Je suis terrifié à l’idée de me retrouver subordonné à une autorité qui pourrait me Milgram élabore alors deux théories. La pre-
demander de perpétrer des actes incompatibles avec mes principes. En cas de mière, dite « théorie du conformisme », se fonde sur
mobilisation, je suis prêt à aller en prison si on ne me reconnaît pas le statut les travaux du psychologue d’origine polonaise
d’objecteur de conscience. C’est en effet l’unique action que je puisse Solomon Asch. En 1956, Asch a démontré que faire
entreprendre pour rester fidèle à ce en quoi je crois. » partie d’un groupe suffit à modifier nos comporte-
ments, voire la perception que nous avons d’une
personne. Seuls 25 % des participants à ses expé-
plus les entendre, la décharge maximale est admi- riences ont décidé de ne pas se plier aux normes
nistrée dans 65 % des cas. Si au contraire l’ensei- communes, une proportion proche de celle des
gnant et l’élève sont côte à côte, ce choc n’est admi- enseignants de Milgram qui refusent d’infliger les
nistré que dans 40 % des cas. décharges maximales.
Milgram publie la première version de son
expérience en 1963 dans le Journal of Abnormal UNE POIGNÉE DE RÉSISTANTS
and Social Psychology. Elle est reproduite aux En outre, la tendance au conformisme est d’au-
quatre coins du monde avec des résultats simi- tant plus forte que la situation est stressante ou
laires. Milgram approfondit ses recherches en critique, le comportement du groupe se substituant
changeant également le « niveau » d’autorité. Il alors à celui de l’individu. Plusieurs variantes de
loue des locaux en ville et confie le recrutement l’expérience de Milgram ont confirmé cette théorie
des sujets à un institut de recherche inconnu. Ces en révélant l’importance du rôle du « rebelle » : si
derniers infligent alors la décharge maximale un seul des enseignants refuse publiquement de
dans (seulement) 47,5 % des cas, car hors des poursuivre l’expérience, seuls 20 % des sujets
murs rassurants de l’université Yale, ils ont peur administrent les décharges maximales, et ce pour-
de ne pas être suffisamment couverts… Milgram centage tombe à 10 % si le rebelle est l’expérimen-
remarque aussi qu’aucun des enseignants, même tateur, c’est-à-dire un représentant de l’autorité.
ceux refusant d’obéir aux injonctions de l’expéri- Dans sa seconde théorie, Milgram définit un
mentateur, ne demande à entrer dans la pièce « état agentique », qu’il oppose à l’état autonome.
voisine pour porter secours à l’élève. « Un individu est en état agentique quand, dans
L’expérience de Milgram et ses nombreuses Bibliographie une situation sociale donnée, il accepte le
variantes s’interrompent au début des années 1970 contrôle total d’une personne possédant un statut
pour des raisons éthiques. En effet, même plusieurs N. Guéguen, plus élevé. Dans ce cas, il ne s’estime plus respon-
mois après, certains participants restent profondé- Psychologie de sable de ses actes. […] Il est alors l’agent exécutif
ment bouleversés par l’expérience à laquelle ils ont la manipulation d’une volonté étrangère. »
été soumis (voir l’encadré ci-dessus)… et de la soumission, Pour entrer dans un tel état, le sujet doit être
Milgram analyse en détail le concept d’obéis- Dunod, 2014. convaincu de la légitimité de l’autorité, et y adhé-
sance dans son ouvrage Soumission à l’autorité S. Milgram, rer, l’obéissance étant un instrument de cohésion
paru en 1974. Il écrit notamment : « La psychologie Soumission à l’autorité, sociale inculquée dès l’enfance, et il doit subir des
sociale de ce siècle révèle une leçon majeure : en Calmann-Lévy, 1994. pressions sociales. Eichmann et les autres acteurs
général, ce n’est pas tant le type de personne, mais de la Shoah étaient-ils dans cet état ? £

N° 74 - Février 2016
Dans l’

vidard
mathieu
êt de

14:05 - 15:00
la tête au carré
la science

RCS Radio France : 326-094-471 00017 - Crédit photo : Christophe Abramowitz / RF


Dossier SOMMAIRE

p. 44
À fleur de peau

p. 52
« Le toucher
est une arme
douce »

p. 56
Le toucher
qui guérit

LA
DU
FORCE Celui qui nous touche parle à notre cœur.

TOUCHER
Toutes les études scientifiques menées ces dernières
années montrent qu’il faut réhabiliter ce sens trop
longtemps cantonné à un rôle utilitaire de perception
des textures ou des températures. De fait, il a fallu un
demi-siècle avant que l’on s’aperçoive que notre peau
est probablement notre premier organe social, elle qui
contient des neurones spécialisés dans la transmission
des affects positifs, depuis les relations parents-enfant
jusqu’aux liens sociaux de la vie adulte.
Ces neurones fondent le sens de l’autre – l’autre qu’on
a dans la peau, qui nous rassure et nous touche au sens
propre comme au sens figuré. Une fois activées, les fibres
du toucher dissipent la solitude, atténuent la douleur,
chassent la peur et le stress. Ce qui explique pourquoi les
personnes qui savent toucher leurs semblables ont autant
de succès : meilleurs résultats en négociation, force de
persuasion et de réconfort, statut social accru. Tout
simplement parce que nous aimons ces gens qui parlent à
notre peau, et à travers elle, à notre cœur.
 Sébastien Bohler

N° 74 - Février 2016
44 Dossier

À FLEUR
DE PEAU

Avant de parler ou
même de distinguer
clairement son
environnement, le bébé
sent par la peau
la présence et l’émotion
de ses parents. Son sens
du toucher est déjà
pratiquement mature.

N° 74 - Février 2016
45

Rien ne nous fait aussi bien ressentir la


présence de l’autre que son contact. Nous
sommes équipés pour cela de fibres nerveuses
sensibles à la charge émotionnelle du toucher.
Des capteurs à la base de notre socialité.
Par Lydia Denworth, auteure scientifique à Brooklyn.

A ujourd’hui, mes trois garçons sont


presque devenus des ados. Quoi de plus normal si je com-
mence à oublier certains détails de leurs premières années ?
Mais il y a une chose que je me rappellerai toujours, ce sont
ces minutes qui ont suivi leur naissance, quand je les ai serrés
contre ma poitrine, que je leur ai caressé doucement le dos,
que j’ai embrassé délicatement le sommet de leur petite tête.
Cet instant où nous sommes restés là, tranquilles, ensemble…
Des sensations peau contre peau, inoubliables. Le sens
du toucher est tellement important pour faire jaillir les émo-
tions que l’on ressent dans de pareils moments ! À tel point
que les bébés élevés dans des orphelinats avaient naguère
une mortalité plus élevée, faute de caresses. Qui douterait
Shutterstock.com/Simon Dannhauer

que les premiers contacts avec nos enfants, suivis par des
années de câlins et d’étreintes, renforcent les liens étroits
qui nous unissent ?
En 1973, la théorie de l’attachement proposée par le psy-
chiatre britannique John Bowlby (1907-1990) expliquait qu’un
enfant grandissait de façon « sécure » s’il était bien entouré et
câliné ; plus tard, on associa l’ocytocine, une hormone céré-
brale libérée par l’hypothalamus pendant et après la grossesse,

N° 74 - Février 2016
46 DOSSIER L A FORCE DU TOUCHER
À fleur DE PEAU

à l’amour maternel puis à l’attachement au sens EN BREF Normal : la vitesse de réaction est cruciale dans
large. Mais ces théories, aussi marquantes bien des situations – par exemple pour retirer sa
££Notre corps est très
qu’elles fussent, n’éclairaient pas le pouvoir réceptif au toucher grâce main d’une plaque de cuisson...
émotionnel du toucher. Finalement, elles ne à des fibres nerveuses Mais voici une autre famille de cellules : les
nous disaient pas ce qui se passait au fond de particulières que l’on a fibres de type C. Dépourvues de myéline, elles
nos cellules quand nous frémissons au contact découvertes récemment. conduisent l’information plus lentement, à envi-
d’une caresse. Longtemps, les neuroscientifiques ££Ces fibres nerveuses ron 1 mètre par seconde (la vitesse d’un mar-
n’ont pas fait mieux : pour eux, le toucher était sont à l’origine des cheur). Deux sortes d’entre elles ont été ample-
surtout remarquable par son pouvoir de discri- émotions profondes que ment étudiées, les unes véhiculant la douleur,
mination, cette capacité à distinguer les textures nous ressentons les autres la sensation de démangeaison. Plus
(la peau d’un bébé, une surface de tissu) et les lorsqu’on nous caresse. récemment, des cellules d’un troisième type, les
températures (bébé a-t-il de la fièvre  ?). Ses ££La peau, organe fibres C-tactiles (CT), ont été repérées tout par-
aspects « émotionnels » étaient nécessairement de l’émotion et du ticulièrement dans les parties de notre peau
secondaires, arrivant une fois que le cerveau toucher, est peut-être la garnies de poils et qu’on appelle « peau pileuse » :
avait traité la sensation de contact et son partie de notre corps qui dos et avant-bras, notamment. Une caresse, une
nous a permis de devenir
contexte... des êtres sociaux. légère tape d’affection ou tout autre toucher
Mais cette vision est en train de changer. Les délicat – techniquement, tout ce qui représente
scientifiques s’intéressent enfin au toucher affec- moins de 5 millinewtons de pression, soit le
tif, émotionnel, et ils découvrent que cette capa- contact d’une carte postale sur la peau – les met
cité repose sur un système de fibres nerveuses aussitôt en éveil.
spécialisées dans la perception des caresses. Ces La découverte de ces fibres est le point d’orgue
neurones, sollicités initialement dans le rapport d’une longue histoire. En 1939, le neurophysiolo-
entre mère et enfant, aident ce dernier à giste suédois Yngve Zotterman (1898-1982)
construire son identité et ses relations aux autres, découvre tout d’abord chez le chat une popula-
en lui transmettant des données de nature affec- tion de neurones de type C différents de ceux
tive. « Le toucher affectif est une nouvelle façon activées par des stimulations douloureuses. Il
de comprendre le développement du cerveau croit alors ces nouvelles fibres impliquées dans la
social normal », précise Francis McGlone, de perception des chatouillements. Il faudra
l’université John Moores de Liverpool, un des attendre un demi-siècle pour qu’une technique
spécialistes du domaine. « La qualité émotion- nommée microneurographie lui donne tort. Cette
nelle de la caresse véhicule un sentiment très méthode de mesure, mise au point par l’équipe
important qui sous-tend de nombreuses interac-
tions sociales. »
Le plaisir des caresses,
LE CORPS TACTILE, UN RÉSEAU
DE FIBRES FAITES POUR LE TOUCHER
en nous incitant à nous
Quand nous touchons quelque chose ou
quelqu’un, les fibres nerveuses de notre peau
rapprocher les uns des
entrent en action grâce à des récepteurs sensoriels autres, a certainement
spécialisés nommés mécanorécepteurs, situés
dans le derme (voir l’encadré page 47). De la même favorisé notre survie.
façon que les bâtonnets et les cônes de notre rétine
nous informent sur ce que nous voyons, plusieurs
types de cellules nerveuses réagissent à différents de Åke Vallbo et de Karl-Erik Hagbarth à l’uni-
types de toucher. Certaines s’activent sous l’effet versité de Göteborg, permet d’enregistrer l’acti-
d’un étirement, d’autres sous l’effet d’une pression. vité électrique d’une seule fibre nerveuse en
Parmi elles, les fibres A-bêta réalisent l’essentiel réponse à une stimulation tactile. De cette
de ce travail ; présentes partout dans notre peau manière, les chercheurs découvrent alors dans la
mais surtout sur la paume des mains et des pieds, peau poilue de l’avant-bras un type de cellule ner-
elles sont entourées d’une gaine de myéline qui veuse réagissant au toucher délicat, et non aux
leur permet de transmettre l’influx nerveux à la stimulus douloureux ni aux démangeaisons. Un
vitesse de 50 mètres par seconde (la vitesse d’un fait que Håkan Olausson, alors étudiant en thèse
TGV), sous forme de courants électriques appelés dans le laboratoire de Vallbo, qualifie avec le
potentiels d’action. Ces potentiels d’action se recul de découverte fondatrice. Selon lui, ces cel-
déplacent depuis le récepteur tactile jusqu’aux lules fonctionnent différemment des autres neu-
centres cérébraux où ils sont perçus et analysés. rones tactiles et participent à la sensation

N° 74 - Février 2016
47

VIBRATION, PRESSION, ÉTIREMENT :


À CHAQUE SENSATION SA FIBRE TACTILE

N otre peau contient des milliers Fibre nerveuse


rapide
de récepteurs sensoriels : les
thermorécepteurs sensibles à la Cortex
sensorimoteur
chaleur et au froid ; les
nocicepteurs qui perçoivent la Insula
douleur et les récepteurs du
toucher – mécanorécepteurs – dont Fibre nerveuse
il existe plusieurs types. lente

Les corpuscules de Pacini,


profondément enfouis dans
le derme, sont sensibles
aux vibrations. Ceux de Meissner,
à la jonction derme-épiderme
de la peau glabre, détectent des
contacts rapides. Des terminaisons
nerveuses libres situées autour
de la racine des poils sont sensibles Information transmise Exemple de fibre
Type de fibre
au mouvement des poils. par la fibre spécifique en action
Les disques de Merkel – en surface Percevoir une table
Réponse rapide

du derme – et les corpuscules Vibration branlante sous


de Ruffini (plus profonds), ses coudes
très nombreux, détectent
des pressions sur la peau. Sentir une tasse
Chaque mécanorécepteur est relié Mouvement graisseuse glisser
à des fibres nerveuses connectées A-bêta sous ses doigts
© Source : V. Abraira et D. Ginty of Harvard Univertity et M. Hoon National Inst. of Dent. and Cran. Research

au système nerveux central (5 sous-types


(cerveau et moelle épinière). Sentir le poids d’un
impliqués dans Pression
Il en existe trois types : A-bêta, chat sur ses genoux
le toucher)
A-delta et C. Ces fibres possèdent
Sentir sa jambe
elles-mêmes des sous-types
Étirement coller à sa chaise
spécialisés dans un type de toucher,
par temps humide
dont les fibres CT impliquées dans
le toucher affectif et d’autres fibres Mouvements Sentir le vent agiter
C impliquées dans la perception des poils longs ses cheveux
de la douleur. La richesse
sensorielle des expériences tactiles A-delta Réagir au contact
Mouvements
provient de l’intégration (1 sous-type d’une araignée
des poils courts
des informations véhiculées impliqué dans montant sur son
(désagréable)
par ces différentes fibres. Chez la le toucher) avant-bras
souris, les fibres sont stimulées par
Mouvements
le mouvement des poils ; chez C Sentir une caresse
des poils courts
Réponse lente

l’homme, elles déchargent suite (1 sous-type dans le dos


(agréable)
à une légère pression exercée sur impliqué dans
la peau ou à une caresse. le toucher) Apprécier une étreinte
Température
chaleureuse

N° 74 - Février 2016
48 DOSSIER L A FORCE DU TOUCHER
À fleur DE PEAU

agréable des caresses ainsi qu’à leur fonction le « toucher agréable ». En 1999, McGlone a étu-
essentielle dans nos relations sociales. « Le sys- dié ce que ressentaient des personnes dont des
tème du plaisir et de la récompense dans notre dispositifs robotisés effleuraient l’avant-bras à
cerveau favorise un comportement social béné- des vitesses variant de 0,5 à 5, puis 50 centi-
fique pour la survie  », résume McGlone. Dans mètres par seconde.
l’histoire des espèces, la coopération est souvent
un avantage pour le succès évolutif d’une espèce. NOUS SOMMES NÉS POUR ÊTRE CARESSÉS
Le plaisir des caresses, en nous incitant à nous Au cours de ces expériences, la vitesse de
rapprocher les uns des autres, a certainement 5 centimètres par seconde a été décrite comme la
favorisé notre survie. plus plaisante ; puis, dans une étude similaire en
Chez les singes, c’est l’épouillage qui cimente 2009, les neurophysiologistes Johan Wessberg et
les relations sociales, note l’anthropologue Robin Line Löken, à Göteborg, ont montré par microneu-
Dunbar, de l’université d’Oxford. Quant aux rats, rographie que leur sensation agréable était effec-
il a été montré que les femelles qui lèchent et tivement liée à l’activité des fibres CT. Celles-ci
épouillent leurs bébés fréquemment les protègent réagissent avec une intensité décuplée quand le
ainsi contre le stress et leur permettent de deve- bras des volontaires est effleuré précisément à
nir de meilleurs parents. Et pour McGlone, « Le cette vitesse. En 2014, la neuroscientifique
toucher émotionnel pourrait bien être le ‘‘boson Rochelle Ackerley a observé que ces neurones
de Higgs’’ du cerveau social ». Autrement dit, la émettent des potentiels d’action uniquement
pièce manquante du puzzle humain... quand la température du stimulus ne dépasse pas
C’est à la résolution de ce puzzle qu’ont tra- celle de la peau, soit 32 °C...
vaillé Olausson, McGlone et leurs collègues tout En 2002, Olausson et ses collègues ont publié
au long des 20 dernières années. Et tout d’abord, une des plus importantes découvertes sur ce sujet.
en se demandant s’il était possible de quantifier Une femme souffrait alors d’une neuropathie

JE SUIS TOUCHÉ : OÙ ET COMMENT ?

Cortex
sensorimoteur Cortex
Insulaire

Lorsque nous sommes touchés, la partie du corps effleurée envoie et les lèvres sont particulièrement sensibles... En 2014,
des messages nerveux à une partie correspondante du cortex les neuroscientifiques Susannah Walker et Francis McGlone
somatosensoriel (à gauche). Ainsi se trouve localisé le contact, ont livré une description analogue des projections du toucher
chaque partie du corps étant « projetée » sur une carte appelée émotionnel sur une autre partie du cortex cérébral : le cortex
carte somesthésique. La taille de la projection d’une partie du corps insulaire (à droite). Cette représentation illustre la forte
est proportionnelle au nombre de récepteurs du toucher, concentration des fibres CT du toucher émotionnel dans
de la température ou de la douleur qui y sont présents. Les mains le dos, les épaules, le cuir chevelu et les avant-bras.

N° 74 - Février 2016
49

5
caractérisée par l’absence de myéline sur les neu- Le toucher émotionnel était donc fonctionnel à la
rones reliant le corps au cerveau. Pour cette rai- naissance et constituait probablement une des
son, elle était incapable de détecter le contact d’un clés des liens entre mère et enfant.
objet sur sa peau. Et pourtant... au bout de plu-
sieurs essais, elle expliqua les yeux fermés qu’elle AUTISME : DES TROUBLES DU TOUCHER ?
éprouvait une douce sensation si l’expérimenta- Que se passe-t-il alors si ce système fonctionne
teur caressait délicatement son avant-bras à l’aide mal ? Serions-nous incapables d’établir des liens
d’un pinceau. La raison en était claire : ses fibres avec nos semblables ? Kevin Pelphrey est spécia-
CT – intactes – lui prodiguaient cette sensation. liste des troubles du spectre autistique à l’univer-
Elle parvint ainsi, au fil des entraînements, sité Yale : il est persuadé que le toucher affectif
à reconnaître ce type de toucher et à le décrire joue un rôle dans l’autisme, car il mobilise le sys-

CM/S
comme agréable. En revanche, la même caresse tème limbique, soupçonné de fonctionner diffé-
sur la paume de ses mains (dépourvue de fibres remment chez ces patients. En 2013, son équipe a
CT) restait sans effet. Olausson et ses collègues enregistré l’activité cérébrale de 19 personnes
eurent alors l’idée d’enregistrer par imagerie LA VITESSE dont l’avant-bras était caressé à des vitesses
par résonance magnétique fonctionnelle (IRMf) variables. Il a alors constaté que les « zones
l’activité de son cerveau tandis que l’on cares- sociales » du cerveau, comme l’insula, le cortex
sait son avant-bras. Ils constatèrent ainsi que optimale d’une caresse. orbitofrontal et le sillon temporal supérieur –  une
l’aire cérébrale réagissant normalement au tou- C’est elle qui fait réagir le région réputée hypoactive chez les autistes – réa-
cher, le cortex somatosensoriel, demeurait inac- plus fortement les fibres gissaient davantage à l’effleurement lent qu’aux
tive, alors qu’une autre région, le cortex insu- du toucher émotionnel caresses rapides. Cette réaction était atténuée chez
connectées à notre
laire (ou insula), se manifestait. Cette zone est les individus possédant certains traits autistiques,
cerveau.
connectée au système limbique, impliqué dans dont des difficultés à communiquer.
le contrôle des émotions et dans le sens de l’in- En 2015, l’équipe de Pelphrey s’est associée à
téroception, qui nous permet de percevoir nos celle de McGlone pour comparer les réactions céré-
sensations internes. brales au toucher d’enfants autistes et d’enfants
Après avoir confirmé ces observations sur un non autistes. Caressés sur l’avant-bras, les autistes
autre patient atteint de la même neuropathie en ont développé une activité cérébrale plus faible que
Angleterre, Olausson et Vallbo en ont conclu que les autres petits dans un réseau de régions céré-
les fibres CT sont davantage liées aux émotions du brales impliquées dans le traitement d’informa-
toucher qu’à ses caractéristiques physiques. En tions émotionnelles et sociales : l’insula, le sillon
2011, le cas étonnant d’une famille du nord de la temporal supérieur et postérieur droit, l’amygdale
Suède leur apporta une autre preuve : une maladie droite, le cortex préfrontal et ventrolatéral... Alors
appelée neuropathie héréditaire sensitive et auto- que le toucher non délicat, qui active les autres
nome de type 5 (NHSA-V) avait détruit chez les fibres C, éveillait de son côté une hyperactivité
membres de cette famille les fibres C, tout en lais- anormale du cortex somatosensoriel chez les
sant intactes les fibres myélinisées. Fort logique-
ment, ces personnes distinguaient parfaitement les
différentes sensations tactiles mais ne ressentaient
plus les effets des caresses. « C’était presque comme
le résultat d’une lésion, commente Olausson ; en
LES CARESSES STIMULENT
l’absence de fibres CT, le toucher perdait toute
connotation agréable. »
DEUX ZONES DU CERVEAU
LA FIBRE SENSORIELLE DU BÉBÉ
Et voilà que l’équipe d’Olausson s’est finale-
E n 2012, une équipe de recherche menée par Christian Keysers à
l’université d’Amsterdam a découvert qu’une caresse, en plus d’activer
l’insula responsable de nos sensations viscérales, stimule aussi la partie
ment intéressée au toucher émotionnel chez le
« classique » du cerveau dédiée au sens du toucher, le cortex
bébé. Premier sens pleinement opérationnel in
somatosensoriel. Le système du toucher émotionnel ne serait donc pas
utero, c’est aussi le plus développé à la nais-
complètement distinct du système de discrimination tactile. De plus, il est
sance... Et la technique qu’ils employèrent pour
probable que les fibres CT agissent avec d’autres réseaux cérébraux et les
le caractériser fut la spectroscopie proche infra-
parties du corps activées par le contact physique. Par exemple, l’ocytocine,
rouge fonctionnelle (SPIRf), une méthode non
l’hormone sécrétée lors du toucher affectif, contribue aux liens
invasive d’imagerie cérébrale. La neurobiologiste
mère-enfant, mais aussi, semble-t-il, aux liens sociaux. Interagit-
Emma Jönsson établit ainsi que les nouveau-nés
elle avec les fibres CT ? On l’ignore pour l’instant.
ressentaient le toucher doux et lent stimulant les
fibres CT, mais pas celui d’un pinceau plus rapide.

N° 74 - Février 2016
50 DOSSIER L A FORCE DU TOUCHER
À fleur DE PEAU

LA PREUVE DU « TOUCHER ÉMOTIF »


Patiente Sujet sain

E n 2002, le cas d’une patiente atteinte


d’une neuropathie très rare a permis
d’observer en direct le toucher S1
émotionnel. Chez elle, les neurones
permettant de repérer l’emplacement
d’un contact à la surface de la peau
étaient détruits.
Elle était donc incapable de savoir,
les yeux fermés, si on la touchait en haut
ou en bas de l’avant-bras. Ce qui se
traduisait par une absence d’activité
du cortex somatosensoriel permettant
cette localisation (photographies 2,55 513
de gauche), les deux Post IC Post IC
composantes de ce cortex (S1 et S2) S2
S2
étant bien actives chez un sujet sain
(photographies de droite). Bibliographie
En revanche, le cortex insulaire, crucial
pour le toucher émotionnel, réagissait M.D. Kaiser et al.,
normalement (en bas à gauche, post IC). Brain mechanisms for
processing affective
La patiente pouvait donc sentir
(and non affective)
la douceur des caresses. touch are atypical in
2,55 4,58,5 Autism, Cereb. Cortex,
pii: bhv125, 2015.
F. McGlone, J. Wessberg
et H. Olausson,
autistes. Le système de perception tactile, dont le toutes les directions. David Ginty, neurophysio-
Discriminative and
toucher émotionnel et social, semble donc bien dif- logiste de l’université Harvard, tente à présent affective touch :
férent chez ces enfants et pourrait constituer un de démêler les circuits nerveux qui contrôlent sensing and feeling,
marqueur des troubles du spectre autistique. tous les aspects du toucher. Selon lui, les fibres Neuron, vol. 82, n° 4,
CT appartiennent à un ensemble plus vaste de pp. 737-755, 2014.
DIX ANS POUR TOUT COMPRENDRE fibres (six autres types de cette catégorie ont En ligne : www.cell.com/
Le lien entre toucher affectif, système limbique été identifiés) qui œuvrent pour véhiculer l’in- neuron/pdf/S0896-
et intéroception ouvre un autre champ de formation du toucher délicat jusqu’au cerveau. 6273(14)00387-0.pdf
recherche : l’addiction. Martin Paulus, psychiatre Pour mieux comprendre comment le toucher A. Zimmerman, L. Bai
à l’Institut de recherche sur le cerveau de Tulsa, affectif façonne notre cerveau social, les cher- et D.D. Genty,
dans l’Oklahoma, a ainsi montré en 2013 que le cheurs se livrent actuellement à des recherches The gentle touch
cerveau d’individus toxicodépendants surréagit au sur des animaux. Ginty, par exemple, étudie la receptors of
toucher affectif, notamment au niveau de l’insula. question chez la souris, pour y analyser l’in- mammalian skin,
Ce qui impliquerait, selon lui, un besoin accru de fluence des gènes et des sous-types de neu- Science, vol. 346, n° 6212,
pp. 950-954, 2014.
sensations fortes. À l’inverse, les personnes en rones. « Je pense que d’ici 5 à 10 ans, nous
En ligne : www.ncbi.
période de sevrage n’ayant plus consommé de dro- aurons mis en évidence les circuits respon- nlm.nih.gov/pmc/
gues depuis plusieurs mois ont un cerveau qui réa- sables des différents types de toucher », pro- articles/PMC4450345/
git moins vivement au toucher affectif. Ce qui fait nostique-t-il. Des traitements médicaux tournés
H. Olausson et al.,
penser à Paulus que la sensibilité au toucher émo- vers l’autisme, la douleur neuropathique ou les
The neurophysiology
tionnel pourrait représenter un biomarqueur du lésions de la moelle épinière en résulteront of unmyelinated tactile
risque d’addiction. peut-être. Quant au rôle du toucher affectif afferents, Neuroscience
Il est clair aujourd’hui que les neurones du tou- dans l’intéroception, il pourrait se révéler and Biobehavioral
cher, les fameuses fibres CT, jouent un rôle crucial déterminant pour rééduquer les patients Reviews, vol. 34,
dans notre « santé émotionnelle » et nos interac- atteints de lésions cérébrales et les aider à pp. 185-191, 2010
tions sociales. Les recherches se poursuivent dans retrouver la conscience de leur corps. £

N° 74 - Février 2016
52

INTERVIEW

JACQUES
FISCHER-LOKOU
Maître de conférences à l’université de Bretagne Sud,
ses recherches portent sur la persuasion
et les techniques d’influence.

LE TOUCHER
EST UNE ARME
DOUCE Jacques Fischer-Lokou,
comment les contacts
physiques modifient-ils
nos liens sociaux ?
Dans les années 1980, les psycholo-
gues sociaux ont d’abord montré que
le toucher peut être utilisé pour in-
fluer favorablement sur le comporte-
ment des élèves, réduire leur agres-
sivité ou capter leur attention. La
psychologue américaine Katherine
Shortall a ainsi observé, dans ses
expériences, que les élèves touchés
par leur enseignant se révélaient par

N° 74 - Février 2016
53

la suite moins perturbateurs, et que


ces changements étaient observables
par des juges extérieurs et neutres. LATINS ET ANGLO-SAXONS :
Ces effets se manifestaient dans les
minutes et les heures suivant le
DEUX CULTURES
contact, ce qui montrait qu’un ensei- DU TOUCHER
gnant avait sans doute intérêt à uti-
liser cette arme d’apaisement.
Le toucher avait aussi un effet sur le
volontariat des élèves : une fois ef- L es travaux de la psychologue américaine Judith Hall laissent penser qu’il
existerait des « cultures de contact » et des « cultures de non-contact ».
Dans les pays anglo-saxons et germaniques, les gens se toucheraient
fleurés sur l’épaule, ou suivant une
légère étreinte de l’avant-bras, ceux- moins que dans les cultures latines. Peter Andersen, à l’université
ci apportaient plus volontiers leur de San Diego, a centralisé des données multiculturelles suggérant une
aide pour porter des colis, faire des influence notable du climat sur les comportements de toucher. Ces travaux
photocopies. Mieux encore, les tra- semblent indiquer que plusieurs facteurs climatiques dont la température,
vaux de Michael Lupfer à l’université les précipitations et l’ensoleillement modèlent notre « énergie
de Memphis ou de Nicolas Guéguen interpersonnelle », une notion qui regroupe la tendance à approcher autrui,
à l’université de Bretagne Sud mon- à lier connaissance et à le toucher. Cette théorie suggère que les contacts
traient que les élèves ayant de mau- entre individus seraient plus fréquents que dans les pays froids,
vais résultats scolaires amélioraient une distinction qui recoupe en grande partie les démarcations entre pays
davantage leurs notes suite à un en- latins et pays anglo-saxons. Quel est l’effet du climat et quel est celui
tretien où l’enseignant leur touchait de la langue, de la culture et des usages ? Cela reste à déterminer. Toujours
le bras ou l’épaule, que lors d’un en- est-il que le besoin de contact physique reste important : même en Grande-
tretien sans contact physique. Bretagne où les contacts physiques sont rares, il existe des « lieux
de toucher », tels les pubs, pour compenser cette relative froideur
Comment expliquer cet effet ? dans les relations sociales.
Pour les élèves, le toucher est un
signe d’attention. Le contact phy-
sique avec l’enseignant introduit un étudiant laissait quelques pièces Jusqu’où peut aller le pouvoir
rapport d’intimité. La distance s’ame- dans une cabine téléphonique et de persuasion d’un simple
nuisant entre le maître et l’élève, ce s’en allait en feignant de les avoir contact physique ?
dernier estimerait partager une oubliées. Une fois la personne sui- Cette question a été posée par le psy-
forme de proximité avec son ensei- vante entrée, il revenait sur ses pas chologue israélien Jacob Hornik, de
gnant et serait plus motivé à ne pas le et lui demandait si elle n’avait pas l’université de Tel-Aviv. Dans ses expé-
décevoir. D’autres explications vu ses pièces. L’auteur de ces expé- riences, des étudiants arrêtaient des
mettent l’accent sur les émotions po- riences, Chris Kleinke de l’universi- personnes dans la rue et leur deman-
sitives causées par un contact phy- té d’Anchorage en Alaska, se rendit daient si elles accepteraient de ré-
sique, et sur le fait que ces ressentis compte qu’en l’absence de contact pondre à des questionnaires, une
agréables sont apaisants. Dans des avec l’étudiant, la personne ne ren- tâche assez longue et plutôt rébarba-
institutions pour personnes âgées, dait la monnaie que dans 63 % des tive. En situation de demande simple,
des études semblent montrer que si le cas. Mais si l’étudiant s’arrangeait seuls 54 % des sujets acceptaient.
personnel soignant touche les pen- pour toucher son vis-à-vis de ma- Mais ils étaient 76 % si l’enquêteur
sionnaires, les comportements agres- nière anodine (petit contact au pas- réalisait un rapide contact sur l’avant-
sifs deviennent moins fréquents. De sage sur l’avant-bras, par exemple), bras de son interlocuteur. Dans des
même, il a été montré que les infir- ce taux montait à 96 %. Il montra variantes de cette expérience, les su-
mières qui touchent les malades di- ensuite que si 29 % des gens ac- jets devaient répondre à une longue
minuent leur anxiété. ceptent de donner de l’argent à un liste de questions intimes et parfois
inconnu dans la rue, cette propor- pénibles. En l’absence de toucher, ils
La personne qui touche tion monte à 51 % si l’inconnu les s’arrêtaient à la 78e question, mais
a-t-elle alors un ascendant touche brièvement. Mais l’effet du après un léger contact elles accep-
sur la personne touchée ? toucher ne se limite pas à des ren- taient d’aller jusqu’à la 98e.
C’est ce que suggèrent de nom- contres éphémères. Plus tard,
breuses recherches en psychologie d’autres expériences ont montré Avez-vous pu observer des
du comportement. Les premières, que le toucher pouvait entraîner effets semblables ?
dans les années 1970, mettaient en une acceptation de requêtes plus Nous avons mené nos propres expé-
scène une situation simple : un coûteuses en temps et en efforts. riences à l’université de Bretagne Sud,

N° 74 - Février 2016
54 DOSSIER L A FORCE DU TOUCHER
Le toucher est une arme DOUCE

avec mon collègue Nicolas Guéguen. mais ce simple geste entraîne une
Dans ce protocole, il s’agissait cette meilleure perception du personnel,
fois de demander à des passants de jugé non seulement plus chaleureux
bien vouloir garder un gros chien très et plus humain, mais aussi plus
remuant pendant que nous entrions compétent. Le psychologue Jeffrey
dans une pharmacie dont l’accès était Fisher à l’université du Connecticut
interdit aux animaux. Bien sûr, la plu- a observé le comportement de
part des gens refusaient, prétendant clients d’une bibliothèque au mo-
manquer de temps : 65 % de refus. ment de rendre les livres emprun-
Mais en les touchant de manière ano- tés. Lorsque le bibliothécaire enre-
dine, nous avons fait baisser le taux gistrant les ouvrages disait quelques
de refus à 45 %... mots au client en effleurant son
bras, les psychologues ont observé

50 %
Pourquoi, selon vous, par le biais de questionnaires que le
le simple fait de toucher client avait une meilleure opinion
rend-il plus coopératif ? de la compétence de cet employé.
Le toucher est le sens de la confiance.
Les premières personnes qui nous
ont touchés dans notre vie sont nos
Est-ce de la manipulation ?
Disons que c’est une forme de per-
DE
parents ou des êtres très proches. On suasion douce qu’il faut utiliser à CONTACTS
ne se méfie pas de quelqu’un qui bon escient. Après tout, c’est ce que
nous touche. Nos défenses sont font les médecins qui accompagnent
moins actives. Une étude toute ré- leurs recommandations d’un en plus entre coéquipiers
cente l’illustre : des psychologues contact physique avec leur patient. (main, tape amicale,
des universités d’Aalto, en Finlande, Dans ce cas, il a été mesuré que les étreinte) au sein
d’équipes gagnantes
et d’Oxford, en Angleterre, ont mon- patients suivent plus soigneuse-
dans le championnat
tré que la surface du corps d’une ment leurs conseils, et prennent NBA.
personne que nous nous autorisons leur traitement de façon plus suivie Source : Emotion, pp. 745-749, 2010.
à toucher est proportionnelle au lien et donc plus efficace. Souvent, les
émotionnel qui nous unit à cette per- thérapeutes de couple conseillent
sonne. En touchant autrui, nous aussi aux conjoints traversant une
créons de facto avec lui un lien de crise de renouveler davantage leurs
nature affective. Il lui est alors bien contacts physiques car cela crée de
plus difficile d’être insensible à nos l’apaisement et libère la parole,
requêtes  ; il est obligé de nous chose également constatée par les
prendre en considération et, tant psychothérapeutes qui savent ma-
que l’effort demandé n’est pas insur- nier le toucher pour mettre leurs
montable, les raisons de refuser sont patients en confiance.
moins clairement identifiables.
Sur le Web
Persuader quelqu’un en
Ce « capital confiance » le touchant, n’est-ce pas une Conférence de Dacher
procuré par le toucher démarche intéressée ? Keltner, professeur de
fonctionne-t-il en dehors Une bonne persuasion profite à psychologie à
des relations intimes ? tous. Prenez l’exemple d’une négo- l’université de
À vrai dire, on en trouve des mani- ciation réussie. Dans nos expé- Californie à Berkeley,
festations partout. Par exemple, des riences, nous avons proposé à des sur le toucher :
expériences dans le domaine de la sujets de tirer parti des effets du https ://www.youtube.
com/watch ?v=
psychologie du marketing ont mon- toucher pour faciliter des accords
GW5p8xOVwRo
tré que lorsque des clients entrent lors de séances de négociations si-
dans un magasin, ils goûtent plus mulées. Il s’agissait pour les parti-
facilement aux produits si cela leur cipants de trouver un accord en
est proposé avec un léger contact du fonction de consignes données au
bout des doigts. Non seulement des départ. Chaque tandem de négo-
expériences similaires ont montré ciateurs était assisté d’un média-
qu’une serveuse qui touche ses teur pour les aider à trouver un
clients reçoit un meilleur pourboire, accord. Une partie des médiateurs

N° 74 - Février 2016
55

avait pour consigne de toucher Peut-on modifier les rapports quelqu’un consiste probablement à
leurs interlocuteurs au cours des hiérarchiques par le toucher ? établir avec lui un lien de con-
tractations. À la fin des débats, C’est beaucoup plus difficile, voire fiance... Mais s’il fallait choisir, je
nous avons constaté que des ac- risqué. Étant donné que le supérieur dirais que c’est plutôt ce dernier
cords étaient plus fréquemment touche le subordonné et non l’in- aspect qui focalise aujourd’hui les
conclus par ces étudiants en condi- verse, se permettre ce geste est extrê- recherches sur le toucher. La psy-
tion de toucher. mement délicat. C’est ce que révèlent chologue américaine Barbara
d’ailleurs des études d’apparence Fredrickson, pionnière des études
D’une manière ou d’une autre, anodine où un serveur reçoit pour sur les émotions positives, pense
le toucher ne confère-t-il pas consigne de toucher ses clients au que nous avons certes besoin de
une position de domination ? cours d’un repas. L’hypothèse initiale nous nourrir d’aliments, mais aussi
C’est vrai. La dominance se signale est que le toucher augmentera la de contacts. Selon elle, le contact
par une aptitude à prendre des dé- somme reçue en pourboire, comme est capital car il est vecteur d’émo-
cisions que les autres suivent, à cela a été déjà observé par le passé. tions positives, qui peuvent aussi
s’imposer lors des débats, mais Or cette étude a montré que si cela passer par le regard.
aussi à être écouté. Or les études est vrai dans une majorité de situa-
montrent que les personnalités qui tions, l’effet inverse se produit quand Pourquoi les contacts
seraient-ils aussi importants

En touchant autrui, que les aliments ?


Derrière ce type de communication

nous établissons avec


se manifesterait, fondamentale-
ment, un besoin d’être en phase
avec l’autre. Nous aspirons tous,

lui un lien de nature


que nous en ayons conscience ou
non, à être en résonance et en ac-
cord avec nos semblables. D’où la

affective. Il lui est vague de travaux sur les thèmes de


la similarité et de l’imitation qui
ont commencé à voir le jour il y a

alors bien plus difficile une vingtaine d’années et qui se


poursuivent aujourd’hui, y compris

d’être insensible
sur le plan neuroscientifique et
physiologique. Le fait de parvenir à
un accord émotionnel avec nos

à nos requêtes.
semblables produit des augmenta-
tions de notre tonus vagal, de notre
santé et même des synchronisa-
tions de nos activités cérébrales. Le
touchent le plus leurs semblables le serveur est jeune et s’avise de tou- toucher pourrait être un médiateur
sont généralement dominantes. Et cher des personnes plus âgées, expé- très important sur ce plan, car le
à l’inverse, une personne qui se rimentées ou socialement « instal- processus de synchronisation au
laisse toucher par son interlocuteur lées ». Dans ce cas, le pourboire chute cours d’un échange verbal, par
est perçue comme plus soumise. de manière spectaculaire. D’une cer- exemple, s’accompagne d’un rap-
Ainsi, une femme qui touche son taine façon, la hiérarchie sociale im- prochement physique. Il n’est pas
partenaire en public est perçue plicite a été transgressée par ce geste, difficile d’observer que lors d’une
comme plus dominatrice. Globa- et les clients de statut a priori supé- conversation qui évolue positive-
lement, la psychologue Judith Hall rieur le prennent mal. Ils ne sont sans ment, les protagonistes se rap-
a montré que nous nous tenons ins- doute pas loin de penser : « Qui est-il prochent physiquement.
tinctivement à distance d’un supé- pour se permettre ces familiarités ? » Nous essayons de savoir actuelle-
rieur, alors que ce dernier peut li- ment, dans nos travaux de re-
brement pénétrer dans notre Finalement, le toucher est-il cherches, si les contacts physiques
sphère intime. D’une certaine fa- un instrument de maîtrise ou permettent d’augmenter la syn-
çon, approcher quelqu’un est une un gage de confiance ? chronisation des affects, voire le
forme d’intrusion : les dominants Les deux ne sont pas forcément fait de parvenir à des accords au
peuvent se le permettre, mais l’in- exclusifs. En fait, la meilleure fa- sujet d’idées ou de façons de voir le
verse n’est pas vrai… çon d’exercer une influence sur monde. £

N° 74 - Février 2016
56 DOSSIER L A FORCE DU TOUCHER


N° 74 - Février 2016
57

LE TOUCHER
QUI GUÉRIT
Par Christiane Gelitz, psychologue, directrice de la rédaction
de la revue Gehirn & Geist.

Les défenseurs des médecines alternatives


ne juraient que par eux. Les massages
et thérapies par le toucher sont maintenant
expérimentés en milieu hospitalier, où ils
semblent accélérer la guérison, apaiser
les douleurs et les détresses de l’âme.

patients avaient de leur séjour. À cette fin, ils

P
avaient le choix entre deux options. La première
proposait un massage de 20 à 60 minutes à base
de mouvements doux et circulaires sur les mains,
les pieds, le dos ou tout le corps selon leur désir ;
la seconde consistait en de légères pressions de
la main en différents endroits du corps  – pieds,
cœur ou front – pendant trois quarts d’heure.
À l’issue de ces séances, la majorité des parti-
EN BREF cipants déclarèrent plus tard avoir éprouvé un
££Massages, caresses, ersonne ne se rend à l’hôpital de sentiment « d’appartenance existentielle », de
main sur l’épaule : gaieté de cœur. Que l’on soit malade ou blessé, consolation, de relaxation et de réconfort. « Par
le toucher interrompt c’est toujours avec une pointe d’angoisse que le contact, on redevient homme », furent les mots
la transmission de la l’on envisage le parcours de soins, voire le dia- du patient cité précédemment.
douleur vers le cerveau.
gnostic défavorable. C’est aussi le cas à la cli- Même un bref contact corporel suffit à chasser
££Les contacts corporels, nique de l’institut Karolinska de Stockholm. un sentiment d’insécurité parfois profondément
en donnant aux patients « Quand je suis arrivé aux urgences, il m’a fallu enraciné. En 2014, une étude réalisée à l’université
le sentiment d’être subir plusieurs tests et séances de radiographie. d’Amsterdam par l’équipe du psychologue social
© Shutterstock.com/Valua Vitaly

humainement connectés,
atténuent la peur et le Vous n’êtes alors qu’un numéro sur un bout de Sander Koole a ainsi montré que le simple fait de
stress. papier », confie un patient intégré à une étude poser la main une seconde sur l’épaule d’un patient
pilote rassemblant 25 volontaires. au moment de lui tendre un questionnaire dimi-
££Les soins par le Au cours de cette étude, le but des chercheurs nue son angoisse et lui inspire un sentiment de
toucher restent difficiles
à évaluer, car ils reposent de l’équipe de Maria Arman était à la fois simple connexion avec ses semblables. Un effet particu-
sur une relation et inhabituel pour un service d’urgences d’un lièrement prononcé chez les personnes qui ne se
personnelle. grand hôpital : améliorer la perception que les sentent pas très sûres d’elles-mêmes.

N° 74 - Février 2016
58 DOSSIER L A FORCE DU TOUCHER
Le toucher qui guérit

Nos peurs aussi s’estompent en grande partie chez les nourrissons. À l’en croire, les massages
sous l’effet d’un contact. Dans le cadre d’une font chuter le taux de cortisol, la pression san-
expérience de laboratoire, des femmes tenant la guine et la fréquence cardiaque, un ensemble de
main de leur conjoint ont ainsi éprouvé moins facteurs qui reflète la charge de stress que subit
d’angoisse à l’annonce d’une décharge électrique une personne.
imminente, et les parties de leur cerveau impli- Les causes de tels effets sont probablement à
quées dans les réactions face au danger sont rechercher dans les avantages évolutifs représen-

80
apparues moins actives. Même la main d’un tés jadis par des relations sociales étroites, selon
étranger les rassurait quelque peu. Le tout grâce des chercheurs en neurosciences comme Naomi
à une substance que notre organisme libère à Eisenberger de l’université de Californie à Los
l’occasion de contacts agréables : l’ocytocine. Angeles. Si nos liens sociaux sont fragilisés ou
Parfois appelée hormone du lien, voire hormone menacés, les mêmes systèmes physiologiques et
de l’amour, cette molécule renforce les liens de neuronaux d’alarme s’enclenchent que lors d’une
confiance et de coopération au sein de notre menace physique, car la survie de l’individu a
groupe social et apaise les réactions de stress. longtemps dépendu, au cours de notre passé loin-
CARESSES tain, du soutien de ses congénères. Le sentiment
UN CALMANT NATUREL POUR LE CŒUR que procurent les contacts agréables d’appartenir
La libération d’ocytocine n’est pourtant pas à une communauté enclencherait à l’inverse des
la seule réaction instantanée du corps, comme C’est le seuil au-delà mécanismes neuronaux capables de réduire ces
l’a découvert la neuroscientifique Tiffany Field duquel nous réactions de stress.
de l’Institut de recherche sur le toucher de commençons Si personne n’est là pour nous apaiser de
Miami. Voilà plus de trente ans que cette psy- à nous lasser. cette manière, nous le faisons alors nous-mêmes,
chologue étudie les effets du contact corporel note Martin Grunwald, de l’université de

LE CONTACT CORPOREL POUR LES NOUVEAU-NÉS

À peine nés, les nourrissons doivent


subir des traitements parfois
éprouvants, dont la traditionnelle prise
une variante coréenne de cette pratique,
la méthode Yakson, l’adulte pose une main
sur le dos de l’enfant et caresse son ventre
de sang. Pour atténuer cette charge de de l’autre. Ces deux méthodes, appliquées
stress, les stimulations tactiles seraient deux fois 15 minutes chaque jour pendant
bienvenues et c’est pour cette raison qu’un cinq jours prolongent le sommeil du bébé
groupe « Cochrane » (équipe indépendante et réduisent la concentration des hormones
de médecins et de neuroscientifiques du stress dans ses urines.
chargée de l’évaluation d’études Plus établie est la méthode Kangourou,
thérapeutiques) a passé au crible en 2013 consistant à se placer en position
les effets des massages sur des bébés au semi-allongée et à prendre l’enfant contre
cours des six premiers mois. Les massages soi, ventre contre poitrine, pendant une
stimuleraient la croissance et la prise heure environ. Selon une étude Cochrane
de poids tout en diminuant les pleurs. de 2003, elle améliorerait les chances
Des effets toutefois modestes, voire de survie des prématurés. « Les arrêts
marginaux si en sont exclues les études respiratoires sont une menace
soupçonnées d’enjoliver les résultats. permanente pour ces enfants, explique
Malgré tout, les massages restent Martin Grunwald de l’Institut de
© Shutterstock.com/wong yu liang

considérés comme bénéfiques pour recherches sur le toucher de Leipzig.


détendre les bébés et pour les stimuler. Or, dès qu’une infirmière les touche, leur
D’autres thérapies sont moins connues : respiration repart. » L’idée de l’équipe :
le « gentle touch » (toucher doux) consiste mettre au point un appareil capable
à poser une main sur la tête du nourrisson, de stimuler tout le corps de l’enfant afin
et l’autre sur le ventre ou sur un bras. Dans d’éviter ces épisodes tant redoutés.

N° 74 - Février 2016
59

Leipzig. En 2014, il a soumis dix personnes à des


enregistrements d’électroencéphalographie et Plus la zone touchée est
leur a fait passer des tests de mémoire tout en
les perturbant par des bruits désagréables. Chez
proche de la zone souffrante,
les personnes qui se touchaient spontanément le
nez, les oreilles, la bouche ou les joues, il a
plus l’effet analgésique est
observé une augmentation des ondes cérébrales net. C’est « l’analgésie de
de type théta et bêta, associées respectivement
à des états de détente et d’attention focalisée. proximité » liée au toucher.
Autrement dit, le fait de se toucher soi-même
leur permettait de mieux rester concentrées
sans être stressées. « Les contacts spontanés à
soi-même compensent apparemment les difficul- le faire soi-même, cette dernière solution repré-
tés de traitement de l’information et les fluctua- sentant un pis-aller...
tions émotionnelles que peut rencontrer notre Enfin, un toucher adéquat semble avoir des
cerveau », en conclut Grunwald. effets réconfortants lorsqu’on se fait mal.
Quiconque se cogne le coude ou le pied se frotte
SURPRENANT EFFET ANTIDOULEUR aussitôt la zone lésée, et les parents ont cette
Les neurophysiologistes n’ont compris qu’au même attention pour leur enfant qui vient de
cours des dernières décennies comment nous tomber. Cela ne laisse pas de surprendre car si
traitons les signaux du toucher. Notre système l’on s’en tenait aux effets réconfortants liés à la
nerveux n’enregistre pas seulement les propriétés nature sociale du toucher, il n’y aurait pas de
sensorielles objectives de notre environnement, raison particulière, ni d’efficacité accrue, liée au
mais aussi la qualité émotionnelle d’un contact. fait de masser précisément l’endroit souffrant.
À cette fin, la peau dispose même de capteurs La solution de cette énigme est venue d’une
spécialisés, des cellules nerveuses sensibles aux GLOSSAIRE étude publiée en 2014, quand des chercheurs de
différentes caractéristiques des caresses. l’université de Londres ont provoqué un échauf-
En 2015, des chercheurs de l’équipe d’Irene Toucher doux fement local de la peau de volontaires à l’aide
Perini à l’université de Linköping en Suède ont (gentle touch) d’un laser (provoquant une légère douleur) tout
découvert que le plaisir d’être caressé transpa- Pratique dérivée en appuyant légèrement juste à côté de la zone
raît dans le rythme des décharges de ces « neu- des méthodes ciblée. Ils ont observé que plus la zone pressée
rones des caresses  », appelés «  afférences de soin traditionnelles était proche du site douloureux, moins la souf-
C-tactiles non myélinisées de la peau pileuse » japonaises. Les mains du france était manifeste. Un effet analgésique de
– la peau pileuse étant celle qui possède des thérapeute, posées proximité qui semble corroborer la théorie dite
poils, fussent-ils infimes. Ces fibres réagissent en différents endroits du du «  gate control  », imaginée dans les
par des décharges électriques plus fréquentes corps du patient, sont années 1960 : selon cette théorie, les stimula-
lorsqu’elles sont effleurées à la vitesse typique censées apaiser tions tactiles réduisent la transmission des
d’une caresse, qui se trouve être comprise entre le système végétatif informations douloureuses dans la moelle épi-
1 et 10 centimètres par seconde… (voir l’article de ce dernier. nière, sur leur chemin vers le cerveau. Selon une
page 44 dans ce dossier). Toucher tactile théorie complémentaire, c’est la concentration
Et il nous faut beaucoup de caresses pour (tactile touch) d’un neurotransmetteur, la sérotonine, qui grim-
être comblés ! Toujours en 2014, un autre groupe Méthode reposant sur perait et entraînerait des effets antalgiques.
de chercheurs suédois, l’équipe de Chantal des contacts lents
Triscoli, à Göteborg, a testé l’effet de doux et fermes ou des caresses LES MASSAGES QUI CHASSENT LA PEUR
effleurements répétés, à la vitesse de trois cen- du plat de Les effets du toucher pourraient-ils venir en
timètres par seconde, sous le bras de volon- la main. Le corps est aide aux patients souffrant de pathologies
taires. Elle a constaté que ces derniers trou- recouvert d’une serviette à lourdes  ? Une expérience menée auprès de 44
vaient la chose toujours aussi agréable après l’exception de la zone grands malades dans des hôpitaux de Suède et
40 stimulations, mais que leur plaisir commen- massée. de Norvège a projeté un éclairage intéressant
çait à décliner à partir de 80 contacts. Au-delà Yakson sur cette question. Patients opérés du cœur,
de ce seuil, ils n’en demandaient plus. (variante coréenne atteints d’infections pulmonaires ou d’autres
Détail surprenant : l’identité de l’auteur des du toucher tactile) affections, étaient répartis en deux groupes.
caresses importe peu. Selon Triscoli, les per- Mouvements lents et non Les uns suivaient un programme de convales-
sonnes testées ont autant de plaisir à être cares- appuyés sur le corps d’un cence classique à base de repos, les autres se
sées par un être humain que par un robot au bras enfant malade pour voyant prodiguer quotidiennement pendant une
muni d’un pinceau. Le tout est de ne pas avoir à apaiser ses douleurs. demi-heure des massages au niveau des mains

N° 74 - Février 2016
60 DOSSIER L A FORCE DU TOUCHER
Le toucher qui guérit

et des pieds, puis de l’estomac, de la tête, du l’atténuation des voies de la douleur, en passant
visage et enfin de la poitrine et des jambes. De par l’effet placebo qui revêt en soi une valeur
nombreux indicateurs physiologiques furent thérapeutique, quand bien même l’intervention
améliorés dans cette dernière condition, dont la n’aurait pas d’effet propre.
fréquence cardiaque. Mais surtout, les prescrip- Sans aller jusqu’au massage en bonne et due
tions de tranquillisants et le sentiment de peur forme, les contacts entre patient et médecin ont
des patients ont baissé. un effet bénéfique. Non seulement en agissant
À en croire d’autres études, le toucher pour- sur le stress et la peur, mais aussi en améliorant
rait avoir des effets plus profonds encore. Ainsi, la relation avec le personnel soignant et la
des chercheurs britanniques ont analysé les don- confiance dans l’efficacité des prescriptions.
nées de 300 patients d’un centre de médecine
complémentaire de Lake District, dans le nord
de l’Angleterre. La moitié d’entre eux souffraient Chez des personnes atteintes
de pathologies psychiques, les autres de cancers
et une partie également rencontraient des pro- de cancer, des massages
blèmes d’orthopédie. L’ensemble de ces patients
s’est vu proposer quatre séances de massage feraient baisser le stress
doux sur les parties douloureuses du corps,
durant 40 minutes. Avant puis après ce pro- de 4 points sur une échelle
gramme, ils devaient répondre à des question-
naires sur leur vécu émotionnel. Ces derniers
de 10, la peur de 3 points
ont révélé que sur une échelle de 0 à 10, leur
niveau de stress perçu avait baissé de 4 points,
et la douleur de 2 points.
leur peur de 3 points et leur douleur de 2 points.
Un résultat qui serait merveilleux si les difficul- La difficulté étant de trouver le juste milieu
tés de patients semblables n’ayant point reçu de entre une relation aseptisée et des contacts trop
massages avaient été aussi mesurées au cours de familiers, voire trop répétés. Dans une étude
la même période. Mais hélas, cette mesure n’a menée en 2013 à l’université de Chicago, Enid
pas été réalisée. Montague et ses collègues ont filmé 110 patients Bibliographie
Quoi qu’il en soit, l’intérêt des massages dans leur relation avec leur médecin, après avoir
semble de mieux en mieux reconnu en pratique demandé à ces derniers, soit de ne pas toucher I. Perini et al.,
clinique. Ainsi, l’équipe de Tiffany Field a mis en les patients, soit de répéter cinq contacts corpo- Seeking pleasant touch :
évidence des améliorations notables de l’état phy- rels – l’idée étant que plus on en fait, mieux cela neural correlates of
sique et psychologique des patients appartenant vaut... Las, les résultats ont démenti cette pré- behavioral preferences
à plusieurs cohortes. Les massages renforceraient diction, les cinq contacts corporels ayant eu un for skin stroking,
notamment le système immunitaire, en stimulant effet négatif sur la perception du médecin par le Frontiers in
la production de cellules qui combattent les patient. L’effet semble optimal pour deux Behavioral Neuroscience,
tumeurs. Un autre groupe de recherche a décrit contacts au cours de la consultation. vol. 9, p. 8, 2015.
les effets positifs de six séances de massages N’oublions pas que certaines personnes n’ap- S. L. Koole et al.,
réparties sur deux semaines sur les douleurs et précient guère d’être touchées, et tout particu- Embodied terror
l’humeur de patients cancéreux. lièrement celles qui ont une très bonne estime management :
d’elles-mêmes, une précision apportée par les (simulated)
QUAND LE TOUCHER ÉNERVE travaux de Sander Koole, de l’université d’Ams- interpersonal touch
Les protocoles d’évaluation en ce domaine terdam. Et surtout lorsque certaines parties du alleviates existential
concerns among
souffrent encore de nombreuses lacunes : les corps « sensibles»  sont ciblées. Hanches, poi-
individuals with low
échantillons de patients étudiés sont trop res- trine, visage ne sont pas à mettre entre toutes self-esteem,
treints, les interventions et les méthodes de les mains. Le lieu le plus largement accepté est Psychological Science,
mesure ne sont pas toujours homogènes ni com- généralement l’épaule, avec des différences vol. 25, pp. 30-37, 2014.
parables, et une même méthode est parfois pra- selon les situations et le sexe des personnes, le N. Eisenberger,
tiquée de diverses façons d’un médecin ou d’un contact d’une main de femme étant générale- Social ties and health :
établissement à l’autre. Il n’est donc pas éton- ment perçu comme plus tranquillisant que celui a social neuroscience
nant que certains résultats apparaissent contra- d’une main homme, note Koole. perspective,
dictoires. Il manque aussi un modèle reconnu Enfin, n’oubliez pas de prendre en compte les Current Opinion
qui intègre en un tout cohérent la multiplicité différences culturelles et de vous renseigner in Neurobiology, vol. 23,
des mécanismes d’action imaginables, depuis les avant de toucher n’importe qui à l’étranger, mais pp. 407-413, 2013.
neurot ransmet teurs in hibiteurs jusqu’à c’est un autre chapitre... £

N° 74 - Février 2016
NUMÉRO ANN VERSAIRE
Pour une meilleure
intelligence du monde
1990-2015
TABLEAU
D’UNE ÉPOQUE
Penser global
Environnement
Religion
Relations internationales
Mondialisation
Économie
Travail
Terrorisme
Égalité
Démographie
Immigration
Reconnaissance
Individu
Les événements qui ont
changé le monde
Neurosciences
Numérique
Santé
Biotechnologie
Éthique
Éducation
Famille
Mœurs
Valeurs
Droit
Les idées qui ont fait flop !
…Ce qu’il reste à penser

www.scienceshumaines.com
62 ÉCLAIRAGES
p. 62 Nadine Morano et le biais de catégorisation p. 66 À quoi ressemble le cerveau d’un philosophe ? p. 68 « Alice cares » 

L’actualité décryptée LE 26 SEPTEMBRE 2015


dans l’émission On n’est pas couché, sur France 2

SEBASTIAN DIEGUEZ
Chercheur en neurosciences au Laboratoire de sciences cognitives
et neurologiques de l’université de Fribourg en Suisse.

Nadine
Morano
et le biais de
catégorisation L e patriotisme et le nationalisme ont
la cote. Avec du bon, et du moins bon.
Évidemment, la flamme patriote a été ravivée par

L’affaire de la « race les attentats du 13 novembre. Mais ce sursaut a


eu lieu sur un fond plus ancien de repli identitaire
dont il nous faut démonter les rouages. Un cas
blanche » pose une d’école : Nadine Morano. Invitée politique de
l’émission On n’est pas couché le samedi 26 sep-

question profonde : tembre, l’eurodéputée déclare alors : « Nous


sommes un pays judéo-chrétien – le général de

pourquoi avons-nous
Gaulle le disait –, de race blanche, qui accueille
des personnes étrangères. J’ai envie que la France
reste la France. Je n’ai pas envie que la France

tendance à voir devienne musulmane. » Ces propos, et principale-


ment l’utilisation du terme « race », ont immédia-

des races partout ?


tement fait scandale et généré un lot de commen-
taires considérable, la plupart franchement
indignés. Pour sa défense, l’élue a indiqué que
« c’est un mot qui est dans le dictionnaire, je ne
vois pas en quoi il est choquant », tout en revendi-
quant le droit au « débat » et à la « liberté d’expres-
sion », en mettant en avant son « parler vrai », et en
dénonçant la « bien-pensance qui consiste à nier ce
que nous sommes ».

N° 74 - Février 2016
63

LES FAITS LES SCIENCES ET NOUS ?

Le 26 septembre 2015, Scientifiquement, Dans les débats politiques


Nadine Morano l’existence des races est où ces questions sont
a évoqué, lors d’une invalidée. En revanche, soulevées, porter
émission télévisée, notre cerveau semble à la connaissance
la France, « pays de race équipé de réflexes du public ces notions
blanche ». Cette consistant à voir essentielles sur le
© Christian Liewig/Liewig Media Sports/Corbis

formulation suscite des races partout. fonctionnement de notre


aussitôt la stupéfaction Les caractéristiques cerveau éviterait de
des invités, puis une salve de notre système visuel, retomber sans cesse dans
de réactions indignées mais aussi une propension les traditionnelles
dans les médias et sur à la catégorisation, accusations de fascisme
les réseaux sociaux. en seraient la cause. et de bien-pensance.

Cette polémique fait écho à celle qui suivit vers la justification du racisme. De fait, sans races
les propos du journaliste Éric Zemmour, le le racisme n’est plus qu’une idéologie sans fonde-
13 novembre 2008, lors d’un débat télévisé sur le ment et une croyance non seulement immorale,
métissage, où il avait déclaré : « J’ai le sentiment mais irrationnelle. Et c’est là sans doute que se
qu’à la sacralisation des races de la période nazie situe le principal motif d’indignation face aux pro-
et précédente a succédé la négation des races. Et pos de Mme Morano : elle ne semble tenir aucun
c’est d’après moi aussi ridicule l’une que l’autre. compte du fait que le concept de race a été large-
Qu’est-ce que ça veut dire que ça n’existe pas ? On ment discrédité sur le plan scientifique. On parle
voit bien que ça existe ! » Interrogé par une inter- en effet aujourd’hui de « consensus ontologique »
locutrice à la peau noire, la militante associative au sujet des races : selon la majorité des spécia-
Rokhaya Diallo, qui lui demandait si « la couleur listes, elles ne recouvriraient aucune réalité géné-
de peau selon vous fait que moi j’appartiens à une tique, et aucun des marqueurs biologiques de la
race différente de la vôtre », il lui répondit sur le diversité humaine, qu’ils soient reliés au système
ton de l’évidence : « Ben évidemment, j’appartiens immunitaire ou au groupe sanguin, n’est propre
à la race blanche, vous appartenez à la race noire ! » à un groupe humain particulier. Ce qu’on appelait
le « racialisme scientifique » est donc aujourd’hui
RACISME OU RACIALISME ? une doctrine du passé, née des errements volon-
Pour Mme Morano et M. Zemmour, le concept taires ou involontaires de penseurs privés de nos
de race semble aller de soi. Et d’une certaine moyens modernes d’investigation.
façon, puisque ce sentiment semble sincère, Mais en disant cela, on n’a pas réglé le pro-
comme marqué du sceau de l’évidence, que leur blème. Si les races n’existent pas, pourquoi cette
reproche-t-on exactement ? À tout le moins, un idée a-t-elle semblé et semble-t-elle encore si sédui-
manque de sensibilité : le terme « race » est indu- sante à tant de personnes ? Pourquoi voyons-nous
bitablement chargé de lourdes connotations néga- des races et en parlons-nous, pourquoi y a-t-il du
tives. L’idée qu’il existe des races humaines est racisme ? Il y a là un paradoxe : dénoncer le racisme
appelée racialisme, et même si ce terme n’im- et le racialisme, voire étudier le racisme, requiert
plique pas nécessairement de hiérarchie ou de de se référer au concept de race et donc nécessaire-
jugements de valeur entre les prétendues races, ment de désigner des races, quand bien même il
adhérer au racialisme semble être le premier pas s’agit d’en dénoncer l’absence de validité…

N° 74 - Février 2016
64 ÉCLAIRAGES L
 ’actualité décryptée
NADINE MORANO ET LE BIAIS DE CATÉGORISATION

C’est ici que la psychologie vient enrichir la dis- attribuer aveuglément des caractéristiques psy-
cussion. En effet, si les races sont bien une construc- chologiques et comportementales globales, en
tion sociale plutôt qu’une réalité biologique, il est ignorant les différences individuelles. À l’inverse,
peu plausible qu’elles soient uniquement le fruit le contact avec des membres d’autres catégories
d’une anthropologie raciste et dépassée, ou d’une raciales permet de réduire l’effet « autre race », par
conspiration occidentale récente destinée à justi- habituation à des visages différents, et du même
fier le colonialisme et l’oppression de peuples phy- coup d’atténuer les stéréotypes, voire de les juger
siquement différents. Il faut plutôt se demander, plus favorablement.
selon les termes des philosophes Luc Faucher et D’autres facteurs motivationnels et contex-
Édouard Machery : « Pourquoi ces concepts [de tuels peuvent réduire ou accentuer l’effet autre
race] envahissent-ils si facilement les esprits ? » race. Bien plus, il suffit de considérer des indivi-
Certaines idées fausses « prennent » en effet beau- dus comme faisant partie d’un groupe différent
coup plus facilement que d’autres lorsqu’un terrain
cognitif favorable les y prédispose, et l’idée de race
semble clairement en faire partie puisqu’on la
retrouve à peu près partout où des groupes
humains en ont rencontré d’autres. Aurions-nous
un « détecteur de races » dans le cerveau ?
Une chose est sûre, notre système visuel est
expert en catégorisation : pour se repérer et agir
efficacement dans le monde, il est important de
L’idée de race se retrouve
détecter et classer les objets visuels dans des caté-
gories générales (les outils, les chaises, les
partout où des groupes humains
chiens…), ce qui permet d’économiser l’énergie en ont rencontré d’autres.
que demanderait la constante identification de
chaque exemplaire en tant qu’unité. Un des effets La faute à notre cerveau
pervers de ce mécanisme est « l’effet autre race »
(other race effect), qui désigne la tendance à mieux
très catégorisateur ?
distinguer, mémoriser et reconnaître les membres
de notre groupe racial que ceux des autres. Si du nôtre, ou d’une minorité, pour que des « effets
l’expression « tous les Asiatiques se ressemblent » autre groupe » se déclenchent. Ainsi, des visages
peut sembler raciste, elle témoigne néanmoins de personnes blanches présentées comme des
d’un phénomène bien réel : les Européens per- « homosexuels », des « Mormons » ou des « pauvres »
çoivent moins bien les différences de traits entre suffisent à réduire la capacité de sujets étrangers Bibliographie
deux Chinois qu’entre deux Européens. Le com- à ces communautés pour les distinguer et les
mentateur sportif Thierry Roland glissait ainsi, lors reconnaître. Si notre système perceptif contribue K. Hugenberg et al.,
d’un match de football entre la Corée du Sud et la à catégoriser les individus en différentes races, The categorization-
France : « Il n’y a rien qui ressemble autant à un notre tendance à créer des groupes et des catégo- individuation model : an
Coréen qu’un autre Coréen ». Et du reste, pour les ries influence en retour notre manière de perce- integrative account of
Asiatiques, « tous les Blancs se ressemblent » aussi. voir les individus. the other race
L’idée de race opère donc comme un cercle recognition deficit,
Psychological Review,
L’AFFAIRE DES FOOTBALLEURS CORÉENS vicieux pour notre système perceptif : nous avons
vol. 117, pp. 1168-1187, 2010.
Notre relative difficulté à distinguer les per- tendance à percevoir et regrouper les gens diffé-
sonnes d’une « autre race » s’explique simplement : rents de nous en catégories homogènes, et cette E. Machery et L. Faucher,
nous sommes plus souvent en contact avec les gens tendance s’accentue lorsque des concepts liés à la Social construction and
the concept of race,
qui nous ressemblent, ce qui accroît notre aptitude race, construits socialement voire institutionna-
Philosophy of Science,
à les distinguer et réduit parallèlement notre capa- lisés, peuplent notre environnement social. vol. 72, pp. 1208-1219, 2005.
cité à percevoir des nuances entre les visages dotés La tendance à voir des races partout, solide-
de propriétés morphologiques différentes. Notre ment ancrée dans notre cerveau, est une véritable R. Mallon et D. Kelly,
Making race out of
propre vision créerait ainsi des races de facto, et ce illusion cognitive qui peut frapper n’importe où
nothing, The Oxford
dès l’âge de neuf mois. Bien plus, l’effet autre race et à tout instant, dans les chaumières comme sur Handbook of Philosophy
pourrait expliquer l’émergence de stéréotypes, les plateaux de télévision. Les Morano et Zemmour of Social Science (Ed.
préjugés ou phénomènes de déshumanisation : de notre temps, dans leur candeur, révèlent la Harold Kincaid), New
puisqu’« ils sont tous pareils », les membres d’autres nécessité de prendre en compte cette réalité de la York, Oxford University
groupes raciaux sont moins considérés comme des psychologie humaine pour ne pas s’exposer à des Press, pp. 507-532, 2012.
personnes à part entière et il est plus facile de leur naufrages humains. £

N° 74 - Février 2016
Quand émotion
rime avec raison

Le nouveau livre Cerveau & Psycho


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66 ÉCLAIRAGES

À MÉDITER

CHRISTOPHE ANDRÉ
Médecin psychiatre à l’hôpital Sainte-Anne de Paris.
Site : http://christopheandre.com

À quoi ressemble le cerveau


D’UN PHILOSOPHE ?
« Science sans conscience n’est que ruine
de l’âme », soulignait Rabelais. C’est pourquoi
les penseurs peuvent aider les chercheurs…

L e cerveau d’un phi-


losophe fonctionne-t-il de manière dif-
férente de celui des autres êtres
humains ? Et ces différences, si elles
existent, seraient-elles décelables grâce
à des techniques de neurobiologie ? Ce
Created by Aha-Soft
from the Noun Project
éminents neurobiologistes  : “quelle dif-
férence neurobiologique y a-t-il entre
une idée vraie et une idée fausse ?” Tous
m’ont répondu : “aucune”, et je ne doute
pas qu’ils ont raison… Une idée vraie
n’est pas moins matérielle dans le cer-
Et notamment de ce courant que l’on
nomme philosophie matérialiste : « Être
matérialiste, au sens philosophique du
terme, c’est penser que tout est matière,
ou produit de la matière, donc qu’il
n’existe aucune réalité immatérielle : ni
sont bien là des questions de philo- veau qu’une idée fausse. Or nous avons âmes, ni esprit, ni idées séparées. » C’est
sophe ! Et c’est le genre d’interrogation, besoin, pour qu’une science soit possible, Spinoza qui écrivait à ce propos : « L’âme
entre bien d’autres, que se pose André de distinguer l’une de l’autre. C’est à et le corps sont une seule et même chose. »
© Aha-Soft from the Noun Project

Comte-Sponville, un de nos grands phi- quoi la neurobiologie ne saurait suffire… Ce que Nietzsche reprenait quelques
losophes contemporains, dans son der- La neurobiologie, comme science, ne siècles plus tard : « Je suis tout entier
nier ouvrage, C’est chose tendre que la saurait tomber dans le neurobiologisme. corps, et rien d’autre : l’âme n’est qu’un
vie (son titre reprend une formule de Car elle a besoin, pour penser sa propre mot pour désigner une partie du corps. »
Montaigne). vérité, d’autre chose que de critères neu- Mais alors comment expliquer qu’un
Voici ce qu’il en raconte : « C’est une robiologiques.  » Elle a besoin, par corps (ici, notre cerveau) puisse pro-
question que j’ai posée à plusieurs exemple, de la philosophie. duire une pensée qui échappe au seul

N° 74 - Février 2016
67

Bibliographie

A. Comte-Sponville,
C’est chose tendre que la vie,
Albin Michel, 2015.
Y. Agid,
L’Homme subconscient. Le
cerveau et ses erreurs,
Robert Laffont, 2013.
Une idée vraie
n’est pas moins
matérielle dans
le cerveau
qu’une idée
fausse. Or nous
fonctionnement neuronal (par exemple,
avons besoin, faire autre chose. L’essentiel est de ne
les critères de vrai ou de faux sont « neu- pour qu’une point se sentir ferme sur aucune. Mais
robiologiquement » identiques) et qui
influence même en retour le corps (voir science soit toujours inquiet ; et l’aile prête à fuir
cette plus haute et dernière proposition
par exemple, l’impact des psychothéra-
pies sur le fonctionnement cérébral) ? Le
possible, de où il vient croire qu’il domine. » Nous ne
disposons en sciences que de vérités
chantier est ouvert, mais les réponses ne
sont pas encore prêtes ; elles nécessite-
distinguer transitoires, d’hypothèses ressemblant
parfois à des certitudes, que nous avons
ront sans doute une approche associant l’une de l’autre. à utiliser pour continuer d’avancer, mais
chercheurs et penseurs. Comte-Sponville André Comte-Sponville avec prudence et humilité, en sachant
raconte ainsi comment Yves Agid, direc- qu’elles seront peut-être un jour jugées
teur de l’icm (l’Institut du cerveau et de obsolètes ou incomplètes.
la moelle épinière à Paris), lui proposa
un jour : « Viens travailler avec nous, on les savoirs : on ne peut pas apprendre la « RIEN N’EST FACILE
aurait bien besoin d’un philosophe ! » philosophie, mais apprendre à philoso- MAIS TOUT VAUT LA PEINE »
pher. Là encore, la proximité avec la C’est pourquoi le compagnonnage de
LA PHILOSOPHIE EST UNE science et l’esprit scientifique est patente… la philosophie et de la science est souhai-
RÉFLEXION SUR LES SAVOIRS Mais des différences persistent entre table, même si la première procure par-
Mais qu’est-ce que la philosophie ? science et philosophie, et c’est « ce qui fois de l’inconfort à la seconde, en lui
Selon notre auteur : « Une pratique théo- distingue la connaissance de la vérité : rappelant volontiers ses limites, et en la
rique (mais non scientifique) qui a le tout toute connaissance est relative, histo- contraignant à ne jamais s’endormir sur
pour objet, la raison pour moyen, et la rique, partielle ; la vérité est absolue, les lauriers que lui tresse volontiers
sagesse pour but. » Une définition qui éternelle, infinie… Qu’on ne la connaisse notre époque. À ce propos, un journa-
embrasse donc à peu près toutes les jamais toute, ni absolument, c’est une liste demandait un jour à l’abbé Pierre,
réflexions et aspirations humaines, qui évidence. C’est pourquoi il n’y a pas, en à la fin de sa vie, ce qu’il conseillerait au
privilégie le raisonnement logique et qui toute rigueur, de vérité scientifique : il jeune homme qu’il avait été. Après une
vise la lucidité et la vérité. Beaucoup de n’y a que des connaissances scienti- longue réflexion, le vieux curé répondit
points communs avec la science, cet fiques. » On ne peut que souscrire ! ceci : « Je lui dirais deux choses. La pre-
« ensemble ordonné d’hypothèses tes- C’était aussi l’avis – et l’appel à la pru- mière, c’est que rien n’est facile. La
tables et d’erreurs rectifiées ». La philoso- dence – de Paul Valéry (dans Tel quel) : seconde, c’est que tout vaut la peine. » Ce
phie, par ailleurs, n’est pas tant un « L’esprit vole de sottise en sottise comme qui est vrai, aussi, pour la philosophie,
ensemble de savoirs qu’une réflexion sur l’oiseau de branche en branche. Il ne peut pour la science, et pour la vie ! £

N° 74 - Février 2016
68 ÉCLAIRAGES U
 n psy au cinéma

SERGE TISSERON
Psychiatre, docteur en psychologie hdr,
psychanalyste, université Paris-Diderot.
Site : www.sergetisseron.com

« Alice cares »
Vers l’empathie artificielle
Les robots de compagnie proposent aux personnes
âgées vivant seules un étonnant substitut émotionnel.
Mais pourquoi notre cerveau attribue-t-il
spontanément des émotions aux machines ?

D ans un monde où les per-


sonnes âgées seront de plus en plus nom-
breuses et où leurs enfants se font moins pré-
sents auprès d’elles, qui fournira aux séniors
une compagnie et des échanges affectifs ?
Depuis quelques années, les progrès de la tech-
EN BREF
££Plusieurs modèles de
robots d’aide à domicile
sont aujourd’hui
proposés aux personnes
âgées. Ils sont à la fois
montrer un album de famille, Alice s’extasie sur
la beauté de ses enfants et petits-enfants. Par la
variation et la multiplicité de ses intonations, elle
invite les personnes âgées à exprimer davantage
la palette de leurs propres émotions.

nologie ont donné le jour à des robots anthropo- coachs de santé et CONFIGURÉ POUR ÊTRE CONFIDENT 
agents de conversation.
morphes qui remplissent partiellement cette Une véritable compagnie, donc, doublée d’un
fonction empathique. ££Un lien émotionnel coach en rééducation physique qui rappelle à son
Le film Alice Cares permet, sur un mode très se crée presque propriétaire l’importance de faire chaque jour
documentaire, de visualiser ce futur proche. Il naturellement entre quelques exercices simples pour ne pas perdre sa
l’hôte humain
met en scène un tel agent de compagnie joliment et son robot. motricité. Programmée à cet effet, Alice montre
prénommé Alice. Ce petit humanoïde de 80 cen- l’exercice, observe ce que la personne âgée est
timètres de haut a le corps d’un automate et le ££Les psychologues capable de faire, puis refait le mouvement et
visage d’une petite fille. Il ne marche pas, mais parlent d’empathie invite la personne âgée à se corriger. Et ce,
artificielle. Mais quels
sait déjà se tenir assis dans un fauteuil, et faire en sont les avantages chaque jour et à heure fixe.
beaucoup d’autres choses, comme poser des ques- et inconvénients ? Enfin, le robot rappelle à son propriétaire les
tions aux personnes âgées sur leurs activités, dates anniversaires de ses enfants et petits-
entretenant ainsi leurs facultés conversation- enfants, et l’encourage à réaliser ces gestes
nelles. Si la personne aime chanter, Alice lui four- simples consistant à chercher une carte à leur
nit la musique d’accompagnement et l’encourage envoyer, ou à trouver la motivation suffisante
par ses mimiques. Et si son hôte désire lui pour leur téléphoner. Ce qui permet à ces

N° 74 - Février 2016
69

ALICE CARES
Sander Burger,
Pays-Bas,
sortie courant 2016

personnes de conserver le sentiment de gérer Alice, petit humanoïde comprendre leur environnement, et le seul moyen
leur propre vie. de 80 centimètres de dont ils ont longtemps disposé était la projection.
haut, exprime son
Il ne serait pas étonnant, dès lors, que les pro- contentement en Ils attribuaient des intentions au vent, à la foudre,
priétaires âgés de tels robots s’attachent à ce com- regardant les albums de ou au mouvement des feuilles sur les arbres, et
pagnon de tous les jours. Jusqu’à brouiller les photos de sa bien sûr aussi aux animaux qu’ils chassaient ou
propriétaire. Même
frontières habituelles entre ce que l’on peut programmée, cette dont ils devaient se protéger. Imaginer que l’en-
éprouver pour une machine et pour un humain. réaction activerait des semble du monde puisse réagir comme eux aux
liens empathiques
Dans les maisons de retraite, des personnes âgées sincères chez mêmes situations était le seul moyen dont ils dis-
tricotent des vêtements pour Nao, un des auto- l’utilisateur humain. posaient pour tenter d’anticiper les événements.
mates actuellement sur le marché, et de vieilles Et, pour ce qui concerne les animaux tout au
dames donnent à leur humanoïde le prénom de moins, ce n’était pas un si mauvais moyen.
leur mari disparu. Alors, une fois cet appareil Cette attitude n’a pas totalement disparu de
personnalisé par un prénom et des vêtements, ne notre vie psychique puisque nous aimons les
devient-il pas beaucoup plus qu’une simple poèmes et les récits dans lesquels le monde ina-
machine, un confident privilégié des pensées et nimé pense et éprouve comme nous, et que nous
© Toutes les images : Keydocs 2015

des émotions de son utilisateur ? apprécions de nous entourer d’objets anthropo-


morphes, comme le montre le succès du design qui
LA PULSION ANTHROPOMORPHISANTE met des yeux sur nos tire-bouchons et donne un
Prêter des intentions, des émotions, voire des visage à nos salières. La tentation d’imaginer qu’un
pensées à un robot relève d’une tendance géné- robot a les mêmes émotions que nous ne serait
rale de l’être humain. Nos lointains ancêtres n’ont donc finalement que la manifestation d’une carac-
dû leur survie qu’à leur capacité d’essayer de téristique générale de l’être humain, et comme

N° 74 - Février 2016
70 ÉCLAIRAGES U
 n psy au cinéma
« ALICE CARES » : VERS L’EMPATHIE ARTIFICIELLE

toutes les manifestations, celle-ci serait très inéga- émotions et des intentions semblables à celles
lement répartie : certains la posséderaient à un des humains. Quelques-uns essayent de limiter
degré élevé, d’autres moins et quelques-uns pas du ce risque en donnant à leur robot une voix
tout. Bref, il ne s’agirait que de subjectivité person- métallique – comme pour le célèbre Nao –, mais
nelle. Mais le problème est plus compliqué, d’abord d’autres font le choix d’une voix totalement
parce que les robots nous invitent à cultiver cette humaine, comme dans le cas d’Alice. Le pro-
tendance, et ensuite parce qu’ils resteront connec- blème est qu’à force de penser que leur robot
tés en permanence à leur fabricant d’une façon qui
pourra être connue ou au contraire ignorée de leur
utilisateur. Voyons ce qu’il en est.

LES ROBOTS QUI « ONT DU CŒUR »


Éprouver de l’empathie à l’égard d’une
machine, pouvoir interagir avec elle comme avec
L’empathie artificielle
un de nos semblables, relève de ce qu’on appelle
de plus en plus aujourd’hui l’empathie artificielle.
va encourager la tendance
De nombreux laboratoires travaillent en effet à de l’utilisateur des robots
simplifier les interfaces homme-machine de façon
à ce que nous puissions communiquer avec un à les considérer comme
robot exactement de la même façon qu’avec un
humain : nous lui parlons, et il est capable non
des créatures vivantes,
seulement de comprendre ce que nous lui disons,
mais aussi d’identifier l’état affectif dans lequel
voire humaines.
nous nous trouvons, et de nous répondre avec des
intonations et des mimiques adaptées. D’ores et pourrait avoir de vraies émotions, beaucoup
déjà, Alice peut suivre les déplacements de ses d’utilisateurs risquent d’imaginer qu’il pourrait
interlocuteurs grâce à la mobilité de sa tête et de avoir aussi des sensations. Et le danger serait
ses yeux, leur témoigner un intérêt appuyé par le qu’une personne âgée mette sa propre vie en
regard, et réagir à ce qu’ils disent par un large péril pour tenter de sauver son robot qu’elle voit
éventail de mimiques. trébucher ou en train de se brûler… La situation
L’empathie artificielle va donc encourager la est tout à fait imaginable : il a déjà été constaté
tendance de l’utilisateur de robots à les considé- que des soldats américains utilisant des robots
rer comme des créatures vivantes, voire Conversations à l’heure
démineurs mettent parfois leur vie en danger
humaines. Mais un autre élément intervient du thé. Jusqu’où irait pour épargner des dommages à la machine qui
dans cette situation : la façon dont les robots la sollicitude de la vieille est en principe destinée à les protéger !
dame envers l’automate ?
sont présentés et vendus à leurs utilisateurs. En En projetant ses affects
effet, certains fabricants parlent « d’émorobots » sur la machine, l’être L’ÉCUEIL DE LA VIE PRIVÉE 
ayant des émotions, et même « du cœur », avec humain peut oublier L’empathie artificielle pose encore un autre
qu’elle n’est
le risque de renforcer chez leurs utilisateurs la – justement – qu’une problème. C’est qu’à force de penser que nos robots
conviction que ces machines auraient des machine. auraient des émotions « comme nous », nous ris-
quons bien d’oublier qu’ils resteront toujours
connectés à leur fabricant. Dans les hôtels japonais
tenus entièrement par des robots, les clients jouent
avec les robots installés dans leur chambre, puis
oublient de les débrancher lorsqu’ils ont des acti-
vités plus intimes, bien qu’il soit indiqué que,
« pour des raisons de sécurité, le robot est relié en
permanence à un PC de sécurité »…
Nous voilà face à la question de la protection
de la vie privée. Que l’on peut toujours évacuer
sous prétexte que le désir de protéger cette der-
nière varie selon chacun, et que ceux qui vou-
dront débrancher leur robot le pourront toujours.
Mais cela dépend aussi de la façon dont ces
machines sont conçues. Pour que l’utilisateur soit
libre, plusieurs conditions doivent être réunies :

N° 74 - Février 2016
71

qu’il puisse déplacer facilement le robot, que le


bouton de déconnexion soit accessible, et que le
fait de l’arrêter ne provoque pas une mise en
scène de la mort subite ! Or c’est aujourd’hui exac-
tement ce qui arrive lorsqu’on débranche un
robot de type Pepper, lancé en 2014. Il semble
frappé d’une crise cardiaque ! Aucune personne
âgée ne prendra le risque d’une déconnexion
dans cette situation.
Enfin, le dernier problème psychologique
posé par l’introduction des robots concerne l’évo-
lution des relations que nous aurons avec nos
semblables. Alice est programmée pour formuler
des jugements constamment positifs. L’une de ses
premières phrases en arrivant chez quelqu’un
est : « Votre appartement est très joli », ou « Vous
êtes vraiment très bien installé, ici ». Le robot
domestique ne parle jamais de lui, il est toujours
attentif à son maître, prêt à rebondir sur ce que
celui-ci lui dit, de telle façon que beaucoup de
relations humaines risquent finalement de
paraître à la personne âgée bien plus frustrantes

Les personnes âgées que celles qu’elle entretient avec son robot. Nous
pourraient-elles mettre savons déjà que la pratique quotidienne du télé-
leur vie en péril pour
phone mobile a rendu beaucoup d’entre nous plus
COMMENT NOUS sauver leur robot ?
intolérants à l’attente. Les robots de compagnie
ATTRIBUONS pourraient bien de la même façon rendre beau-
coup de leurs utilisateurs moins sensibles à la
DES ÉMOTIONS contradiction, voire plus intolérants au caractère
toujours imprévisible des interlocuteurs humains.
Les robots donneront-ils aux personnes âgées la
Les neurosciences s’intéressent aujourd’hui certitude d’aimer et d’être aimées, si importante
aux structures de notre cerveau qui détectent pour l’équilibre émotionnel de chacun, et le sen-
des intentions derrière les mouvements timent que leur vie est vraiment utile, sans même
d’objets animés. Dès 2004, Susan Blakemore, parler d’une sensualité plus heureuse ? Il est à
Jean Decety et leurs collègues de l’Inserm et craindre que non. Mais ils risquent pourtant de
de l’université de l’État de Washington, à se rendre rapidement indispensables parce qu’ils
Seattle, ont montré que certaines zones seront capables, en plus de tous les services bien
cérébrales comme le sillon temporal supérieur réels et bien concrets qu’ils rendront, de satis-
ou le cortex pariétal supérieur entrent en faire à la demande que le bon sens populaire a
action lorsque nous observons une figure su si bien formuler : « Parlez-moi de moi, il n’y a
géométrique qui « envoie » une boule vers une que ça qui m’intéresse. »
autre figure sur un écran. Ces structures Sauf si les programmes conçus pour ces
cérébrales sont réputées participer à notre robots prévoient aussi d’encourager les séniors à
« théorie de l’esprit », c’est-à-dire notre Bibliographie rencontrer d’autres humains, et à leur faciliter les
capacité à prêter différentes pensées à autrui, démarches dans ce sens, au point de savoir s’effa-
et à savoir que ce dernier a comme nous une S. Tisseron, Le jour où cer quand cette relation est établie. Mais quel
pensée. En quelque sorte, nous serions câblés mon robot m’aimera, pouvoir avons-nous chacun sur cette évolution ?
pour attribuer des intentions à tout ce qui vers l’empathie Le pouvoir du consommateur, celui de refuser
produit un effet sur notre environnement. artificielle, Paris, Albin d’acheter des robots conçus uniquement comme
Quand cet agent a forme humaine, la tentation Michel, 2015. des fournisseurs d’accès à des services tarifés.
de mettre ces intentions en lien avec L. Lévy-Bruhl, L’âme Pour augmenter nos chances de voir un jour des
des émotions devient trop forte… primitive, Paris (1927), robots socialisants, boudons ceux qui n’y corres-
PUF, 1963. pondent pas. Refusons les robots occupationnels,
et attendons les robots humanisants. £

N° 74 - Février 2016
72 VIE QUOTIDIENNE
p. 72 Attention : jeux (très) dangereux p. 82 Fatigué ? p. 88 Souriez ! Tout ira mieux

Attention :
jeux (très)
dangereux
Par Grégory Michel, professeur de psychopathologie et de psychologie clinique.

Jeu du foulard, du petit pont massacreur, chicken run…


Un jeune sur huit en moyenne pratique des jeux

N
dangereux aux conséquences parfois très graves.
Comment repérer ces conduites et prévenir l’irréparable ?

ous le savons expliquer cet engouement, alors que les EN BREF


tous, les jeunes font en général l’in- conséquences sont parfois mortelles ?
££Un jeune sur huit, âgé
verse de ce que les adultes leur En tant que psychologue clinicien à la d’environ 10 à 12 ans,
demandent ! Y compris lorsqu’il s’agit de fin des années 1990 dans le service de a déjà joué à un jeu
leur santé : alors que nos sociétés occi- psychopathologie de l’enfant et de l’ado- dangereux et violent.
dentales mettent en avant des valeurs et lescent de l’hôpital Robert Debré, à Paris
££Ce sont des jeux
principes de précaution au nom de la et travaillant sur les conduites à risques, d’agression, de
santé des populations, les jeunes géné- j’ai été confronté pour la première fois au strangulation ou de défi.
rations semblent prendre à rebours cette jeu du foulard chez quelques adolescents Tous provoquent des
tendance en adoptant davantage de hospitalisés. Surpris et impressionné par blessures, voire la mort.
« conduites à risques », qui les mettent en ces « nouvelles pratiques », j’ai mené ££Les victimes
danger. Une des illustrations les plus quelques études dans plusieurs collèges développent parfois
édifiantes de cette réaction paradoxale afin d’évaluer l’ampleur de ce phénomène des troubles psychiques,
concerne le phénomène social des jeux et les motivations des « joueurs ». une dépression ou
dangereux et violents. Depuis quelques J’ai identifié trois types de jeux : les une phobie scolaire.
années, nous observons un intérêt crois- jeux d’agression, où un enfant est frappé ££Les psychologues
sant pour les pratiques dites « ludico- par un groupe de pairs ; les jeux de non- tentent de comprendre
dangereuses » ou « ludico-violentes » ; oxygénation, que je nommerai ici plutôt les motivations
elles se diversifient et concernent davan- jeux d’évanouissement, comme le jeu du de ces jeunes.
tage d’enfants et d’adolescents. Comment foulard, où un enfant en étrangle un

N° 74 - Février 2016
73
© Shuterstock.com/Cerveau&Psycho

Pourquoi cet enfant se fait-il frapper par


ses camarades à la récréation ? Parce qu’il
a eu la mauvaise idée de porter un pull rouge
ce jour-là… Au jeu de la mort subite, les enfants
avaient décidé le matin que le jeune portant
du rouge serait une « victime » toute la journée.

N° 74 - Février 2016
74 VIE QUOTIDIENNE Psychologie du développement
ATTENTION : JEUX (TRÈS) DANGEREUX

autre jusqu’à ce qu’il devienne tout rouge communs avec le harcèlement à l’école (le
ou s’évanouisse ; et les jeux de défi – school bullying), surtout lorsque le
monter sur le toit d’une voiture en souffre-douleur n’est pas pris au hasard.
marche par exemple –, ces derniers Biographie La caractéristique principale du harcèle-
ayant pris un essor considérable ces der- ment est la répétition de la violence, ver-
nières années grâce aux réseaux sociaux. Grégory Michel bale, émotionnelle et psychologique
Le ministère de l’Éducation nationale a (insultes répétées, humiliations…), mais
repris et validé cette classification dans Professeur de aussi physique (coups, gifles…), engen-
le cadre de plusieurs comités psychopathologie et drant un état d’insécurité permanent
d’expertise. de psychologie clinique, dangereux pour le persécuté.
codirecteur de l’équipe Depuis une dizaine d’années, des
LORSQUE LA VIOLENCE Healthy (Inserm) chercheurs ont confirmé que les victimes
EST AU CENTRE DU « JEU » et du master de de harcèlement sont en général des jeunes
En 2006, nous avons montré que les psychopathologie de la timides, soumis, apparaissant souvent
jeux d’agression concernaient près de faculté de psychologie à comme des « proies » faciles. Ou ce sont
12 % des enfants scolarisés de la sixième l’université de Bordeaux. des enfants qui attisent la jalousie : le pre-
Auteur de La prise de
à la troisième. Bien qu’à ce jour aucune mier de la classe, celui qui a le plus de
risque à l’adolescence
recherche n’ait porté sur l’école élémen- (Masson), de succès auprès des filles… Les agresseurs
taire, de nombreux témoignages sug- Personnalité et quant à eux sont dans leur très grande
gèrent que des élèves plus jeunes s’y développement majorité des garçons. De temps en temps,
adonnent. Le point commun de ces pra- (Dunod). des filles sont aussi violentes, mais essen-
tiques est l’usage de la violence phy- tiellement de manière psychologique.
sique, perpétrée par un groupe de jeunes
envers un enfant seul. Dans cette confi- QUEL TYPE D’AGRESSEUR :
guration, il y a toujours une victime et MENEUR OU SUIVEUR ?
des agresseurs, dont l’objectif est de On distingue deux types d’agres-
faire mal. seurs : les actifs, ou meneurs, et les pas-
Nous avons distingué les jeux inten- sifs, ou suiveurs. Les premiers sont sou-
tionnels des jeux contraints. Dans les pre- vent dominateurs, charismatiques, et
miers, le jeune dit participer de son plein présentent parfois un trouble du com-
gré et se retrouve tour à tour agresseur portement antisocial se traduisant par
ou victime. L’un des plus connus est celui de fréquentes attitudes transgressives et
du petit pont massacreur : il s’agit de se violentes. En 2004, le psychologue
faire des passes au pied avec une can- Frederick Coolidge et ses collègues, de
nette ou un ballon, et le maladroit qui ERWAN ET LE JEU l’université du Colorado, aux États-Unis,
laisse filer l’objet entre ses jambes (petit DE LA MORT SUBITE ont montré que ces jeunes en milieu sco-
pont) est roué de coups. Ainsi, l’enfant laire présentaient dans la moitié des cas
met à l’épreuve son endurance à la dou- Erwan, 12 ans, ne veut plus des troubles du comportement, comme
leur voire sa force physique pour expri- aller au collège depuis un trouble oppositionnel avec provoca-
mer sa supériorité envers ses plusieurs mois. Une phobie tion ou un trouble déficitaire de l’atten-
camarades. scolaire s’est installée, tion avec hyperactivité. En 2012, nous
Dans les jeux contraints, la victime aggravée par une avons montré que ces enfants recherchent
n’est pas « consentante ». Ici, seuls les dépression et des troubles des sensations fortes et ont des tendances
agresseurs utilisent le terme « jeu ». Il en du sommeil. L’adolescent antisociales très marquées. Souvent, ils
existe beaucoup, l’un des plus connus ne dit rien des raisons de adoptent d’autres comportements belli-
étant celui de la mort subite : le matin, des sa souffrance. Mais après queux et déviants qui dépassent large-
enfants désignent une couleur au hasard, quelques semaines ment la pratique de ces jeux. Pour ces
et le malheureux qui, par hasard, porte le d’hospitalisation, il raconte enfants, il semble que la violence ne se
plus de vêtements de cette couleur est avoir joué à des jeux limite pas aux jeux agressifs, qui repré-
humilié et frappé toute la journée… d’agression pendant sentent en fait le signe de difficultés
Quel est le profil psychologique des plusieurs années et psychologiques et comportementales
agresseurs et des victimes ? Il existe qu’il en est maintenant beaucoup plus profondes.
encore trop peu d’études à ce sujet. Mais victime… Ses « copains » le Les suiveurs n’ont pas un tel profil ;
les chercheurs et les médecins se sont rouent de coups ils sont surtout entraînés par l’effet de
clairement rendu compte que, parfois, les chaque jour où il porte groupe qui les pousse à devenir brutaux.
jeux d’agression présentent des points des habits bleus ! Conséquences de ces jeux d’agression :

N° 74 - Février 2016
75

hématomes, plaies, fractures, voire hallucinations (décollement du sol,


séquelles neurologiques. Et même décès ! visions colorées…), perd connaissance et
Même si elles ne sont pas physiquement peut présenter des spasmes convulsifs.
blessées, les victimes de ces pratiques Ses camarades doivent alors le réveiller
développent des troubles psychiques de façon brutale. Les sensations s’appa-
(troubles du sommeil, reviviscence de renteraient tant aux conduites d’ivresses,
l’événement traumatique…), qui au cours desquelles certains adolescents
conduisent parfois à un état de stress cherchent à « s’oublier » momentané-
post-traumatique ainsi qu’à des symp- ment, qu’aux expériences de mort immi-
tômes anxieux et dépressifs. Au point nente, où l’on a l’impression de voir son
que certains enfants développent une corps de l’extérieur.
phobie scolaire (évitement de la situa- Les séquelles sont surtout liées à
tion redoutée) et des pensées suicidaires l’hypoxie. Si la strangulation est de
avec parfois des passages à l’acte. courte durée, elle ne conduit qu’à une
Notons que le repérage des tyranni- perte de connaissance brève, sans consé-
sés est très difficile… Honteux, se sen- quence. En revanche, si elle se prolonge
tant coupables, les jeunes dissimulent
leurs activités, refusent de dénoncer
leurs camarades et demandent rare-
ment de l’aide.

HUGO ET LE JEU S’AMUSER EN S’ÉVANOUISSANT


DES POUMONS Dans d’autres jeux dangereux, selon

Hugo, 12 ans, a toujours


notre point de vue, tous les enfants sont
des victimes… bien qu’eux ne le voient
Le repérage des
été « un enfant casse-cou »
selon ses parents.
pas de cet œil. Ce sont les jeux de stran-
gulation : trente secondes de bonheur, jeu
victimes est très
Cependant, depuis son des poumons, jeu de la tomate, rêve difficile : honteux,
entrée dans l’adolescence,
il adopte davantage de
indien, rêve bleu, le plus tristement
célèbre étant le jeu du foulard. Ils cor- se sentant
conduites à risques (sports
extrêmes, expérimentation
respondent à deux types de pratiques,
la strangulation (ou compression), et
coupables,
de drogues). Il ne présente l’apnée, chacune conduisant à la suffo- les jeunes
aucun trouble
psychopathologique
cation, à l’asphyxie ou encore à
l’évanouissement. dissimulent
et travaille très bien au
collège. Pourtant, Hugo
En général, au départ, ce genre de
divertissement se pratique en groupe,
leurs activités,
s’adonne aux jeux
d’évanouissement tant
dans la cour de récréation ou les toilettes
du collège, à l’abri du regard des adultes.
refusent
avec ses amis que seul Certains élèves se font entraîner malgré de dénoncer
dans sa chambre… jusqu’à
halluciner et perdre
eux. Mais le plus souvent, il n’y a ni vic-
time ni agresseur, car la relation s’in- leurs camarades
conscience. verse : l’étrangleur devient l’étranglé.
Selon quelles règles ? Au préalable,
et demandent
l’enfant « s’hyperventile » en réalisant
quelques flexions rapides des genoux et
rarement
de grandes inspirations. Puis un cama- de l’aide.
rade, avec ses pouces, un lien ou un fou-
lard, lui comprime le cou pour compres- ou si l’enfant est seul après l’apnée, l’hy-
ser les carotides au point de couper sa poxie engendre parfois une souffrance
circulation sanguine cérébrale (c’est neuronale, réversible dans un premier
l’hypoxie, le cerveau manque d’oxy- temps et se traduisant par des troubles
gène). Variante : l’enfant bloque lui- de la conscience (coma léger à modéré),
même sa respiration, seul dans sa voire des convulsions. Dans les cas les
chambre, en faisant de l’apnée. Dans les plus graves, des lésions cérébrales irré-
deux cas, le jeune rapporte éprouver des versibles entraînent différents troubles :

N° 74 - Février 2016
76 VIE QUOTIDIENNE Psychologie du développement
ATTENTION : JEUX (TRÈS) DANGEREUX

déficits sensorimoteurs (paralysie, para- contrairement aux enfants, de différentes


plégie), sensoriels (surdité, cécité), ou façons chez les adolescents.
AXEL ET LE CAR même encéphalopathie (une atteinte de Notamment en se jetant des défis à
SURFING l’ensemble du cerveau). Et si le manque soi-même ou à un copain : soit l’ado-
d’oxygène dure plus de trois à cinq lescent se lance dans une action présen-
Axel, 18 ans, arrive aux minutes, se profile le coma profond, tant un coût physique (avec risque de
urgences suite à une voire la mort. blessure, d’accident, voire de mort) et
lourde chute de car psychique (angoisse et peur). Soit il
surfing. Il a le poignet LA MORT PAR ASPHYXIE incite un camarade à la réaliser, en pré-
cassé et souffre d’un Le risque de décès est donc d’autant tendant qu’il en est incapable. Nous dis-
traumatisme crânien plus grand que l’enfant reproduit seul ce tinguons principalement trois types de
qui a provoqué une perte jeu à domicile, car personne ne peut le jeux de défi : les jeux à enjeux physiques,
de connaissance. Ce jeune « réveiller »… La première étude scienti- ceux utilisant des substances, et ceux
pratique les sports fique ayant évoqué le décès de quatre fondés sur les techniques de l’informa-
à sensations et possède enfants et le coma d’un cinquième, âgés tion et de la communication (les réseaux
de nombreux comptes entre 7 et 12 ans, par le jeu de la stran- sociaux surtout).
de partage de photos gulation est celle de Andrew Macnab et
et de vidéos sur lesquels de son collègue, de l’université Bristish DÉFIER LES AUTRES ET PARTAGER
il poste ses exploits. Il se Columbia à Vancouver, en 2001. LES PHOTOS DE SES EXPLOITS
dit « accro » aux sensations Nous avons montré que dans la majo- Le plus populaire des jeux à enjeux
fortes, mais a déjà rité des cas les pratiquants sont collé- physiques est toujours le Chicken run
à son actif de nombreuses giens, principalement en sixième et en incarné par James Dean dans le film La
fractures, sans compter cinquième. Néanmoins, de nombreux Fureur de vivre de Nicholas Ray : deux
les accidents mineurs témoignages indiquent que ces jeux ne jeunes conducteurs lancent leur voiture
qui le font sourire… sont pas inconnus en école élémentaire à toute allure vers une falaise avec
et même en maternelle. L’ampleur de ce comme seule échappatoire de sauter du
phénomène est très difficile à évaluer, véhicule avant le vide. Mais aujourd’hui,
car les adultes ne voient rien en général les jeunes bravent la mort de bien
et ses conséquences sont souvent inter- d’autres façons…
prétées comme des accidents, ou des L’une des activités les plus spectacu-
suicides (par pendaison). laires est le skywalking, qui signifie lit-
D’après quelques études nationales et téralement « marcher sur le ciel ». Il s’agit
internationales menées au collège, 7 à de grimper en haut d’un immeuble, d’un
11 % des jeunes auraient joué à s’étran- pont, de n’importe quelle structure ver-
gler ; les filles autant que les garçons alors tigineuse offrant une vue imprenable,
puis d’effectuer des « figures », comme se
pencher dans le vide, sans aucune sécu-
Dans le jeu du toréro, le jeune rité et le plus souvent en se faisant filmer

doit traverser une voie ferrée ou photographier. Dans le jeu du toréro,


l’adolescent doit traverser une voie fer-
à l’arrivée d’un train ou une rée à l’arrivée d’un train ou une auto-
route en plein trafic. Le bonus : se faire
autoroute. Le bonus : se faire effleurer par un véhicule. Alors que le
car surfing ou le subway surfing
effleurer par un véhicule. consistent à se tenir debout sur une voi-
ture ou sur un train en mouvement en
que les décès concernent surtout ces der- adoptant la position du surfeur.
niers. Les collégiens adeptes du jeu du Évidemment, les risques encourus
foulard seraient davantage attirés par les sont énormes : graves traumatismes phy-
sensations fortes que les autres, ce qui siques, crâniens notamment, voire la
expliquerait qu’ils présentent d’autres mort. Plus anodin en apparence, le jeu de
conduites à risques, dans le sport et l’ex- la dynamite (l’utilisation de matériel
périmentation de toxiques. De nombreux pyrotechnique et de pétards dont les
travaux confirment cette cooccurrence de modes d’emploi sont disponibles sur
comportements dangereux, soulignant Internet) est lui aussi la cause de nom-
que « défier la mort » se fait souvent, breux accidents chez les adolescents. Tout

N° 74 - Février 2016
77

DES JEUX VIOLENTS POUR TOUS LES GOÛTS…


Jeux d’agression Jeux d’évanouissement Jeux de défi

Intentionnels Strangulations Physiques


Petit pont Jeu du foulard Skywalking
massacreur Intentionnels
Contraints Apnées Toxiques
Mort subite Jeu de la tomate Jeu de l’insomnie

comme la consommation de toxiques. Le toujours plus loin, à la recherche de


jeune recherche alors un état d’ivresse à l’image la plus percutante, pour une
l’aide de substances psychoactives  : reconnaissance éphémère de leurs pairs.
alcool, médicaments, solvants… Dans le
jeu de l’insomnie, des amis avalent de ÉCHANGER DU SEXE
grandes quantités d’hypnotiques ou de C’est ainsi que des jeunes (filles ou gar-
somnifères, avec pour objectif de résister çons) se mettent en scène dans des jeux
DÉFINITION le plus longtemps possible à leurs effets. sexuels. Ou des exhibitions érotiques pour
D’UN JEU Celui qui s’endort le dernier a gagné ! sexter, c’est-à-dire partager entre cama-
Pour le jeu de l’aérosol, qui a récemment rades des photographies des parties
Selon le sociologue causé deux décès en France, le jeune intimes du corps (allant du ventre à
Roger Caillois, inhale le produit contenu dans un aérosol d’autres régions selon les « enchères »),
un jeu, c’est une activité : afin de se déformer la voix et d’amuser aussitôt publiées sur Internet et commen-
• libre : elle est ses amis ou d’induire un état d’ivresse. Le tées sur des blogs. Sans surprise, si cette
délibérément choisie problème est que, absorbé en grande diffusion des images permet à l’adolescent
pour conserver son quantité, le gaz provoque parfois un d’obtenir un semblant de reconnaissance
caractère ludique ; œdème pulmonaire fatal. de la part des internautes, elle risque aussi
• séparée : elle est Dans cette catégorie, nous incluons très vite de se retourner contre lui et de
circonscrite dans aussi le binge drinking ou alcoolisation favoriser le cyberharcèlement.
des limites d’espace express : boire beaucoup d’alcool en très D’autres jeux ont malheureusement
et de temps ; peu de temps pour atteindre le plus rapi- fait leur apparition comme le Kylie
• incertaine : l’issue n’est dement possible l’ébriété. Et quand l’ado- Jenner challenge, qui est une sorte de
pas connue à l’avance ; lescent teste ses capacités d’ingestion défi esthétique pour ressembler à la
• improductive : d’alcool devant ses camarades, il leur sœur de Kim Kardashian. Le principe ?
elle ne produit ni biens lance un défi, ce qui favorise la suren- Se gonfler les lèvres en y plaquant un
ni richesses ; chère. En France, en 2011, une enquête verre ou un bouchon de bouteille qui fait
• réglée : elle est soumise révélait que la moitié des jeunes de un effet ventouse. Résultat : la bouche
à des règles ; 17 ans avait pratiqué le binge drinking au devient pulpeuse, les lèvres doublent de
• fictive : elle représente cours des trente jours précédant l’étude. volume. Mais les effets secondaires sont
une autre réalité. Génération numérique oblige, ces fort désagréables : hématomes, lèvres
jeunes filment ou photographient leurs fendues, voire déchirées nécessitant par-
défis, puis les diffusent sur les réseaux fois une chirurgie réparatrice.
sociaux pour prouver leurs exploits. La Citons également la neknomination,
caméra devient un partenaire de jeu, qui a connu un engouement important
poussant certains enfants à aller récemment : un jeune consomme de

N° 74 - Février 2016
78 VIE QUOTIDIENNE Psychologie du développement
ATTENTION : JEUX (TRÈS) DANGEREUX

l’alcool dans une situation dangereuse ou défi. Le jeune s’engage délibérément dans
ridicule, puis défie trois autres adoles- l’épreuve, malgré son caractère dange-
cents sur les réseaux sociaux pour qu’ils reux, voire stupide, parce qu’il en tire tout
fassent la même chose. D’autres pratiques de même un bénéfice : il satisfait notam-
se sont développées sur le même principe, ment un fort besoin de reconnaissance
comme le fire challenge, qui consiste à (l’estime de soi étant dépendante des
s’asperger le corps d’une substance autres). Produire une réaction chez autrui
inflammable avant d’y mettre le feu et de suscite angoisse, peur, inquiétude, mais
l’éteindre sans se brûler. Ou encore le aussi admiration : c’est le leitmotiv de ces
balconing, l’objectif étant de sauter dans jeunes, surtout ceux en perte de repères
une piscine depuis le balcon d’une rési- identitaires, qui risquent progressive-
dence ou d’un hôtel. Tous ces défis péril- ment de s’y enfermer, malgré de lourdes
leux et imbéciles donnent lieu à des conséquences.

7
vidéos « virales » qui touchent rapidement
un très large public de jeunes via les sites CES PRATIQUES
de partage… Leur écho est d’autant plus RESTENT-ELLES DES JEUX ?
fort chez certains qu’ils s’inscrivent dans Dès 2005, quand nous avons débuté
une logique réactionnelle : dans un notre groupe de travail sur les actions
modèle de société sans risques, où le prin- préventives à mener contre les jeux dan-
cipe de précaution est devenu dominant, gereux et violents, dans le cadre d’une
il est parfois tentant de s’opposer aux première mission du ministère de l’Édu-
adultes en « jouant avec le feu ». cation nationale, notre réflexion a porté
L’un des jeux les plus anxiogènes pour sur le terme même de jeu. Reflète-t-il
les familles est le 12, 24, 48, 72, récem- vraiment les pratiques de ces enfants et
ment repéré en France. En relevant un adolescents ? Utilisent-ils eux-mêmes ce
challenge posté sur les réseaux sociaux, terme ? La réponse à ces deux questions

À 11 %
le jeune disparaît pendant un temps est oui. Nous avons étudié les caractéris-
déterminé à l’avance (12, 24, 48 ou tiques des différentes activités « ludico-
72 heures) sans donner de nouvelles à violentes » ou « ludico-dangereuses » et
quiconque, et sans moyen de communi- nous avons montré qu’elles intègrent bien
cation. Des enfants âgés de moins de DES dans leur fonctionnement des éléments
13 ans sont ainsi restés pendant plusieurs propres au jeu tels que les a définis le
heures ou jours cloîtrés dans un garage, JEUNES sociologue français Roger Caillois
un local d’immeuble… Avant de en 1957 (voir l’encadré page 83). Mais
réapparaître ! pourquoi ces activités sont-elles essentiel-
lement pratiquées à l’adolescence ?
« T’ES PAS CAP » auraient joué Des facteurs développementaux
à s’étrangler au collège.
Tous les jeux de défi s’appuient sur un interviennent probablement dans la
Autant
même principe : le « t’es pas cap ». Au sein les garçons mise en place de ces comportements de
d’un groupe, la recherche d’exploits, de que les filles. prise de risques. Parmi eux, la restructu-
défis, conduit les préadolescents et ado- ration psychobiologique de l’adoles-
lescents à pratiquer des activités plus cence, avec son lot de transformations
dangereuses les unes que les autres. C’est corporelles, morphologiques et physiolo-
le jeune lui-même qui choisit de prendre giques. L’augmentation importante de la
des risques avec souvent le souhait que force physique, l’intensification des pul-
son exploit soit filmé et diffusé. Ces pra- sions conduisent le jeune à essayer de
tiques s’inspirent souvent des émissions nouvelles pratiques qui sont toutes dan-
télévisées américaines diffusées en gereuses pour lui du fait de son manque
France comme Jackass (un mot d’argot d’expériences. Nous supposons aussi que
anglais se traduisant en français par les jeux dangereux, considérés comme
« bougre d’âne » ou « crétin »), mais elles une « conduite sociale » (établissant une
répondent aussi à une pression exercée identité pour le sujet), représenteraient
par un groupe de pairs ou une commu- pour certains une façon de gagner leur
nauté de jeunes (via les réseaux sociaux). indépendance vis-à-vis du contrôle
Il nous semble important de souligner parental. Le jeune se doit d’expérimenter
le caractère intentionnel de ces jeux de des rôles variés et risqués sous peine

N° 74 - Février 2016
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■ M0760061 ■ M0760060 ■ M0760059 www.cerveauetpsycho.fr
81

de plus en plus risqués pour ressentir des


émotions et des sensations encore plus
intenses et originales. Ainsi, la répétition
d’une situation dangereuse ou violente, la
perte de contrôle, l’envahissement de la
vie psychique, la nécessité d’un dépasse-
La question n’est pas de ment de soi, l’augmentation de la tolérance

savoir s’il faut prévenir ces à la douleur sont des critères rendant
compte d’une réelle dépendance au dan-
attitudes, mais plutôt de ger, voire à la souffrance.

quelle manière afin de rendre DES PROGRAMMES

les interventions efficaces. DE PRÉVENTION À L’ÉCOLE


La question n’est pas de savoir s’il
faut prévenir ces attitudes, mais plutôt
de quelle manière, afin de rendre les
d’être renvoyé à la position de passivité interventions efficaces. D’abord, il est
dans laquelle il était maintenu en tant important de déterminer si la pratique
qu’enfant. L’adolescent, en testant son répétée de ces jeux est l’expression de
courage face au danger, brise symboli- difficultés comportementales et affec-
quement les barrières de l’enfance en tives anciennes relevant d’un trouble
intégrant un groupe de pairs, ce qui rat- psychopathologique. Certains enfants
tache ainsi la prise de risques à l’une des n’ont pas appris à gérer leurs émotions
plus vieilles traditions de l’humanité : les et à canaliser leur impulsivité. Ils ne sont
rites de passage. donc pas « libres » vis-à-vis de leurs
affects, de leur agressivité et sont dans
DE L’ATTRAIT DU RISQUE l’incapacité de contrôler leur violence ou
À L’ADDICTION AU RISQUE de différer, voire d’inhiber, la satisfac-
Dans les jeux dangereux, déjouer la tion de leurs pulsions.
mort apparaît comme une réelle source Si l’enfant ne présente pas de troubles
d’excitation. Sans ce sentiment, l’activité plus graves, l’école représente un lieu et un
Bibliographie n’aurait aucun sens. Le fonctionnement moyen privilégiés pour concevoir et mettre
psychique de ces « joueurs » repose sur la en place des actions préventives contre la
S. Bernadet et al., nécessité d’être stimulé, excité par la peur violence et les problèmes qui lui sont asso-
Typologie des jeux pour ensuite s’apaiser, alors que para­ ciés. Des interventions bien planifiées et
dangereux chez des doxalement la peur engendre en général ciblées sur le développement des aptitudes
collégiens : vers une un comportement d’évitement, voire de socioaffectives, l’estime de soi, le sentiment
étude des profils fuite. Ce qui ne semble pas être le cas chez d’autoefficacité, l’empathie, la gestion de
psychologiques, Annales ces jeunes… Présentent-ils un déficit émo- l’impulsivité seraient bénéfiques pour les
Médico-psychologiques, tionnel les empêchant de ressentir cette jeunes. Certains programmes préventifs et
vol. 170, pp. 654-658, 2012.
sensation primaire face au danger ? thérapeutiques comme le Coping Power
Guide d’intervention en Bien au contraire : au lieu de fuir le Program sur l’agression, la violence scolaire
milieu scolaire - Jeux danger, ils s’y exposent intentionnelle- et la prise de toxiques impliquant parents
dangereux et pratiques ment, attirés comme s’il s’agissait d’un et éducateurs ont permis d’obtenir une
violentes (coordination
aimant. À l’instar d’une drogue, la peur réduction significative des conduites à
G. Michel), ministère de
l’Éducation nationale, du risque leur permet de réguler leurs risques et des comportements violents ainsi
Scérén, 2011. émotions et leurs comportements. Avec que le développement accru d’habilités
pour conséquence l’apparition d’une cer- sociocognitives et l’accroissement des
G. Michel et al., taine forme de dépendance. conduites prosociales.
Des conduites à risques
Dans cette perspective, nous pouvons La prévention est donc primordiale et
aux assuétudes
comportementales : rapprocher la pratique des jeux dangereux la responsabilité de tout un chacun est
le trouble addictif au et violents au trouble addictif au danger engagée. Comme le soulignait Albert
danger, Psychologie que nous tentons de définir depuis 2010. Einstein, « le monde n’est pas tant dange-
française, vol. 55, En effet, le besoin de stimulation conduit reux à vivre à cause de ceux qui font le
pp. 341-353, 2010. parfois les jeunes à repousser le seuil de mal, mais à cause de ceux qui regardent
sécurité en adoptant des comportements et laissent faire ». £

N° 74 - Février 2016
82 VIE QUOTIDIENNE N
 eurologie

Fatigué ?
Par Franziska Badenschier, journaliste médicale à Berlin.

Rien à faire, vos batteries sont à plat. Maux de tête, troubles


de la concentration, impossible de faire le moindre effort.
Si cela dure, c’est peut-être un syndrome de fatigue chronique.
Une maladie qui modifie le fonctionnement du cerveau
et qu’il ne faut surtout pas confondre avec de la paresse !

D epuis des mois,


Benjamin attendait cette conférence.
Le jour où elle a enfin lieu, ses espoirs
partent en fumée. En quelques minutes,
les mots du conférencier s’embrouillent
dans sa tête, il perd le fil du discours, ses
EN BREF
££Contrairement à
bien des idées reçues,
la fatigue chronique est
une maladie du corps
et non de la motivation.
Outre l’épuisement, ils doivent faire face
à l’incompréhension. « La fatigue chro-
nique ? Moi aussi, je suis fatigué après
une semaine de travail difficile ! »,
entendent-ils dans leur entourage. Ou
bien : « Il faut juste que tu te détendes un
paupières sont si lourdes… Au prix d’ef- peu. Tu verras, ça passera. » Pas du tout.
££Ce syndrome semble
forts surhumains, il parvient à quitter la lié à un dérèglement Le syndrome de fatigue chronique n’est
salle pour aller s’allonger sur une ban- du système immunitaire pas une simple fatigue. Et cela, très peu
quette du hall d’entrée. « La tête a com- et s’accompagne parfois de gens le comprennent.
mencé à me tourner, explique-t-il plus de modifications On situe entre 0,2 % et 1 % la pro-
cérébrales.
tard ; j’ai eu des sueurs froides. Je me portion de population atteinte par ce
suis senti vide de toute énergie. Mon ££Les autorités de mal en France. Les chiffres aux États-
visage s’est mis à gonfler. C’est toujours santé recommandent Unis et en Angleterre ou en Allemagne
la même chose. » de remplacer le terme sont plus précis : 0,3 % en général. La
Benjamin est atteint de fatigue chro- de fatigue chronique fatigue chronique n’est pas à proprement
par celui de « maladie
nique. La conférence à laquelle il devait systématique d’intolérance parler une maladie rare. Elle empoi-
assister attire des centaines d’autres à l’effort » pour bien sonne la vie de centaines de milliers de
patients venus comme lui s’informer, faire comprendre personnes, généralement entre 20 et
trouver des solutions, mieux comprendre qu’il s’agit d’une 40 ans, surtout des femmes – quatre fois
pathologie organique.
ce qui leur arrive. Un bon nombre d’entre plus touchées que les hommes. Avec une
eux doivent aussi quitter la salle pour la incidence toute particulière sur les
même raison : vidés de leurs forces. gestes du quotidien : pour l’un, il est

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Les fatigués chroniques


© Dargaud - Lombard, 2016

ne sont pas des


paresseux. Ils auraient
envie de faire beaucoup
de choses, mais ont
besoin de longues
heures de récupération
après le moindre effort.

N° 74 - Février 2016
84 VIE QUOTIDIENNE Neurologie 
Fatigué ?

impossible de vider la machine à laver


sans faire des pauses pour reprendre des
forces ; pour un autre il faut se reposer LA FATIGUE PHOTOGRAPHIÉE
toute la journée afin de tenir le choc
d’une soirée entre amis. Un autre patient
n’a plus la force d’aller à la salle de bains
et a installé un nécessaire de camping à 4
côté de son lit pour faire sa toilette.
Benjamin lui-même, quand nous l’inter- 3
rogeons, s’exprime d’abord avec enthou-
siasme avant de buter sur ses mots, ne
2
parvenant plus à maintenir le fil de ses
pensées.
Une dépression ? Non ! Un dépressif 1
aurait la force physique d’agir, il ne lui
manque que l’envie. Un fatigué chro-
0
nique, lui, a mille envies, mais n’a pas la
force.

UNE SIMPLE INFECTION


A TOUT DÉCLENCHÉ
L’histoire de Benjamin est un cas
C es clichés d’imagerie cérébrale montrent
l’hémisphère droit du cerveau vu de biais
sous deux angles différents, de derrière et de
(en bleu). Ces faisceaux de fibres neuronales
sont atrophiés chez les patients atteints
de fatigue chronique. Le degré d’atrophie
d’école : il contracte une infection devant. Les chercheurs ont observé des du faisceau longitudinal inférieur est corrélé
en 2004, diagnostiquée comme bron- anomalies au niveau de deux faisceaux de à l’intensité des symptômes. Les boules
chite ou mononucléose. Au bout de cinq fibres neuronales connectant l’avant et colorées marquent les endroits où la
semaines, lassé des arrêts maladie, il se l’arrière du cerveau : le faisceau longitudinal substance grise (le corps des neurones,
force à retourner au bureau. Car il veut inférieur (en jaune) et le faisceau arqué et non les fibres qui les relient) est épaissie.
travailler, tenir sa place auprès de sa
famille. « Je pouvais me montrer perfor-
mant pendant un ou deux jours, dit-il.
Mais il me fallait ensuite trois semaines
de repos. » En toile de fond permanente, lui-même n’est pas réparateur. La sensa- « malaise d’après effort ». Dans les cas
les infections et les crises de toux. Même tion de crampes, permanente. Les forces extrêmes, c’est l’alitement. Et la peur
faire du vélo est parfois trop épuisant. s’étiolent et le sport ne fait qu’aggraver les d’engager une conversation, vécue
Du côté des amis et collègues, c’est choses. L’état de ces patients fait penser à comme une épreuve.
l’incompréhension. « Je préférerais mille de vieilles batteries dont l’autonomie ne Lorsqu’un patient atteint de fatigue
fois souffrir d’un abcès, d’un ulcère, fait que diminuer et qui ont besoin de plus chronique se rend chez le médecin, on
n’importe quoi. Un jour je dirai à tout le en plus de temps pour se recharger. lui diagnostique souvent un épisode
monde : on a trouvé, on me l’a enlevé et La désorientation n’est pas seule- dépressif : code diagnostic F32.2 dans
je vais pouvoir revivre normalement. » ment physique, mais aussi mentale. Au la classification internationale de
Mais Benjamin n’a ni kyste, ni abcès, il a détour d’une conversation, il n’est pas l’OMS. Ou alors, au vu des douleurs
un syndrome de fatigue chronique. rare que le patient ait oublié de quoi il sans cause clairement définies, un
Auprès des personnes touchées, les était question au début. Surtout, il trouble de somatisation, code F45.0. Ou
témoignages se ressemblent : se rendre au ressent que ce phénomène s’aggrave encore une hypersomnie non orga-
supermarché est un marathon et se paie quand il lui faut fournir un effort phy- nique, F51.1, car le patient a tout le
de jours de récupération. Le sommeil sique. Un phénomène qualifié de temps envie de dormir. Il arrive aussi
que le médecin se prononce pour un
© Radiological Society of North America

t rouble d’hy pochondr ie, F.45.2,


croyance erronée en sa propre maladie.
Matière grise / matière blanche : quelle différence ? La plupart du temps, le médecin envoie
son patient chez un psychologue, dans
Les neurones sont composés schématiquement d’un corps cellulaire, de ramifications courtes une clinique psychiatrique, ou en cure.
nommées dendrites et d’un prolongement plus long appelé axone. La substance blanche est L’étiquetage « trouble psychologique »
représentée par les axones des neurones regroupés en faisceaux qui permettent à des régions est toujours vécu comme injuste, d’au-
distantes du cerveau de se connecter les unes aux autres. La substance grise, quant à elle, est tant que ces patients ne sont pas dépres-
composée des corps des neurones et de leurs dendrites. sifs, ont le désir de vivre, d’agir et de

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travailler, et que seul leur corps ne le infection, il s’agit de symptômes provo-


leur permet plus. qués par l’activité du système immuni-
Ces cures sont alors subies comme taire », selon Carmen Scheibenbogen,
autant de dilemmes. Pour peu que les directrice du service de consultation
patients ne suivent pas l’ensemble des externe de l’hôpital de La Charité à
activités proposées (de la conversation Berlin. Cette immunologiste reçoit sou-
de groupe aux séances de sport), on les vent des patients dont les troubles ont
Sur le Web traite de simulateurs ; et s’ils se forcent commencé après une infection, ou qui
L’association française à participer, ils rentrent chez eux plus souffrent d’infections lourdes à
du syndrome de fatigue épuisés qu’en arrivant. Le mieux serait, répétition.
chronique : comme le recommandent les médecins
http://www.asso-sfc.org/ familiers du tableau clinique, de gérer DES TESTS ENCORE
avec soin leurs ressources d’énergie, LARGEMENT INSUFFISANTS
sans se ménager entièrement mais sans « Le syndrome de fatigue chronique
brûler toutes leurs réserves non plus. ne s’établit pas sur la base d’un simple
À force de restrictions, d’excès de sol- test sanguin comme dans le cas du sida
licitation ou d’incompréhensions, cer- ou du diabète », explique Scheibenbogen.
tains malades deviennent dépressifs pour Le diagnostic se fait par élimination : on
de bon. Les associations alertent sur le commence par vérifier qu’il ne s’agit ni
risque suicidaire présenté par certains du sida, ni de sclérose multiple, ni d’in-
patients. Il est temps de les considérer flammation hépatique, ni d’autres mala-
comme des malades. dies se traduisant par une intense
fatigue. Des listes de critères sont alors
LE SYSTÈME NERVEUX EST ATTEINT examinées : les critères dits canadiens
G93.3 : c’est le code correspondant ou les critères de Fukuda, les deux prin-
au syndrome de fatigue chronique dans cipaux protocoles diagnostics en vigueur
la classification internationale des (voir l’encadré « Vers de meilleurs critères
maladies. Plus précisément : syndrome diagnostiques », page 86).
de fatigue chronique, ou encéphalite La spiroergométrie livre aussi des
myalgique bénigne, ou syndrome de indices précieux. Dans ce test d’effort,
les patients pédalent sur un vélo pen-
dant que leur respiration est mesurée
Le patient ressemble au moyen d’un masque facial. Des

à une batterie dont études ont alors montré que les per-
sonnes atteintes de fatigue chronique
l’autonomie se réduit assimilent moins d’oxygène que des
personnes saines. En outre, ces der-
et qui a de plus en plus nières peuvent fournir une performance
similaire deux jours de suite, alors que
de mal à se recharger. l’effort maximal chute d’un jour sur
l’autre chez un patient fatigué chro-
fatigue chronique par déficit immuni- nique. Le désavantage de ce test, évi-
taire, ou syndrome de fatigue postvi- demment, est qu’il peut aggraver l’état
ral : quatre synonymes pour un syn- de fatigue du patient…
drome. Notez bien la lettre G : elle Scheibenbogen préfère chercher
signifie qu’il s’agit d’une maladie du régulièrement dans le sang des patients
système nerveux, alors que le F utilisé la présence d’une infection par le virus
plus haut renvoie aux troubles psy- d’Epstein-Barr, reponsable de la mono-
chiques ou du comportement. De fait, nucléose. La majorité des gens entrent
les causes biologiques du syndrome de un jour en contact avec ce virus de la
fatigue chronique sont établies depuis famille de l’herpès, car il est véhiculé
longtemps, même si elles sont plus à par la salive. Les enfants le reçoivent de
chercher dans le système immunitaire leurs parents, les ados au moment des
que dans le système nerveux à propre- premières amours. Les particules virales
ment parler. « Qu’il s’agisse de douleurs sommeillent ensuite pendant des années
des membres ou du sentiment d’une dans le corps, sans provoquer de

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Fatigué ?

la chimiothérapie, le syndrome de fatigue


chronique était de nouveau bien présent.
VERS DE MEILLEURS CRITÈRES Qu’avait donné Fluge à sa patiente ?
DIAGNOSTIQUES Du rituximab, un traitement courant
contre le cancer des ganglions lympha-
tiques. Quant à l’effet produit, il l’ex-

À ce jour, deux listes de critères ont le plus souvent été utilisées pour le diagnostic
du syndrome de fatigue chronique. Celui-ci requiert la présence des symptômes
suivants pendant au moins six mois.
plique de la façon suivante : le virus
d’Epstein-Barr infeste des cellules du
système immunitaire appelées lympho-
cytes B. Ces cellules sont chargées, en
Critères de Fukuda (établis en 1994) Critères dits canadiens (depuis 2003) cas d’infection, de produire des anti-
– Fatigue physique et mentale récurrente – – Fatigue physique et mentale récurrente – corps, c’est-à-dire des protéines qui se
Troubles de mémoire et de concentration Épuisement et aggravation des symptômes fixent sur les virus, bactéries ou cellules
– Sommeil non réparateur – Symptômes après un effort cancéreuses et assurent leur destruction.
physiques (maux de gorge, douleurs – Symptômes cognitifs ou neurologiques Il arrive que ces anticorps confondent
musculaires, céphalées) (problèmes de mémoire à court terme, des cellules saines avec l’ennemi, de
- Épuisement et aggravation des de concentration, de perception ou d’accès sorte que le système immunitaire se met
symptômes après un effort aux mots) – Douleurs musculaires à attaquer le corps du patient. Lorsque
– Troubles du sommeil – Troubles de la cela se produit de façon spontanée, on
régulation hormonale ou immunitaire parle de maladie auto-immune.
Le rituximab est un anticorps de syn-
Les critères canadiens sont davantage pris en compte aujourd’hui, la liste de Fukuda thèse qui se fixe sur les lymphocytes B :
pouvant décrire certains cas d’origine psychologique ou psychosomatique. Les deux ceux-ci sont alors détruits par le système
listes de critères ont été simplifiées par un comité de l’Institut médical des États-Unis immunitaire, et le virus d’Epstein-Barr
au début de l’année 2015. La SEID (Systemic Exertion Intolerance Disease), nouvelle qu’ils abritent aussi. Les virus d’Epstein-
dénomination du syndrome de fatigue chronique, est suspectée lorsque le patient Barr disparus, il semble que le syndrome
souffre depuis au moins six mois de fatigue, de malaise après un effort et de sommeil de fatigue chronique s’estompe lui aussi.
non réparateur, le tout associé à des atteintes d’ordre cognitif ou d’aggravation de Ce type de traitement sera-t-il envi-
ses symptômes due à la station debout. Le syndrome de fatigue chronique peut être sagé à grande échelle ? Il faudra pour cela
confondu avec une dépression, mais cette dernière se caractérise par trois autres attendre les résultats d’essais cliniques
symptômes : un abattement général, une perte d’intérêt globale et une sensibilité lancés en 2014 dans plusieurs établisse-
diminuée aux plaisirs et gratifications. ments en Norvège… Entre-temps,
d’autres chercheurs tentent d’améliorer le
diagnostic. Scheibenbogen propose d’uti-
liser la réponse immunitaire lors d’une
maladie dans la plupart des cas. Mais les chronique par le virus d’Epstein-Barr. Il infection par le virus d’Epstein-Barr
personnes infectées à l’âge adulte déve- semble que le système immunitaire soit comme marqueur diagnostic  : si la
loppent une mononucléose en bonne et alors trop faible pour vaincre l’infection, réponse immunitaire est trop faible, il
due forme qui provoque un état de ou qu’il y réagisse de manière trop viru- peut s’agir d’un syndrome de fatigue
fatigue, des ganglions et une pharyngite, lente. Conclusion de Scheibenbogen : un chronique. La fiabilité de cette prédiction
laquelle pourrait être le déclencheur dérèglement du système immunitaire est actuellement à l’étude.
d’un syndrome de fatigue chronique. provoquerait le syndrome de fatigue
chronique. À LA RECHERCHE
UN SYSTÈME IMMUNITAIRE DÉRÉGLÉ C’est ce que semble confirmer une DES NEURONES FATIGUÉS
Dans une étude menée par l’équipe découverte de l’oncologue Oystein Fluge, Des chercheurs de l’université
de La Charité auprès de 450 patients, de l’université de Bergen, en Norvège. Stanford ont proposé en 2014 une autre
une quantité supérieure de virus d’Eps- En 2004, il traite une patiente atteinte méthode diagnostique : l’imagerie céré-
tein-Barr a ainsi été détectée chez d’un cancer des ganglions lymphatiques, brale. Ayant placé 15 patients et
1 patient sur 10, et une réponse immu- qui souffre, depuis le début de sa maladie, 14 volontaires sains dans une IRM, ils
nitaire plus faible au virus mesurée de fatigue chronique. Or la chimiothéra- ont observé une réduction de la subs-
chez 1 patient sur 2. Les chercheurs ont pie a des effets positifs sur sa fatigue. tance blanche et un épaississement de la
découvert l’absence, chez une partie « Avant le traitement, explique Fluge, elle matière grise en cinq endroits différents
d’entre eux, d’un anticorps également était rivée à un fauteuil roulant ; après, du cerveau (voir l’encadré page 84). Un
lacunaire chez les personnes faisant une elle a recommencé à marcher. Elle s’est faisceau de substance blanche en particu-
forte fièvre dans le cadre d’une mononu- mise à peindre sa maison et à entretenir lier, le faisceau arqué, apparaît atrophié
cléose ou présentant une infection le jardin. » Mais cinq mois après la fin de chez les patients atteints de fatigue

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1%
chronique, et ce de façon proportionnelle devraient se manifester pendant au moins
à la sévérité des symptômes. Conclusion six mois, occuper au bas mot la moitié du
des auteurs : chez les personnes souffrant temps que le patient passe éveillé, et pré-
de grosses difficultés de concentration et senter une intensité modérée à forte.
de mémoire, le faisceau arqué droit pour- L’Institut américain de médecine
rait servir de biomarqueur au syndrome recommande enfin de renommer cette
de fatigue chronique. maladie. Le terme de fatigue chronique
DES Ce type d’étude résout-il tout ? Deux
arguments incitent à la prudence. D’une
prête à confusion, la maladie ne serait pas
prise au sérieux à cause du terme de
FRANÇAIS part, ses conclusions restent à confirmer fatigue qui semble naturel à tous, et dans
puisque peu de patients ont été testés. d’autres cas cette dénomination condui-
D’autre part, l’utilisation de critères dia- rait à attribuer la fatigue à des causes
atteints du syndrome de gnostics cliniques, combinée à la psychologiques qui colleraient à la peau
fatigue chronique : c’est méthode par élimination, est sans doute des patients. Ceux-ci préfèrent de loin le
l’estimation la plus plus rapide, moins chère et applicable à terme d’encéphalomyélite myalgique, en
haute, les chiffres usuels des cas moins sévères que ceux pris en référence à l’inflammation du cerveau et
variant entre 0,2 % et 1 %. compte dans cette étude d’imagerie céré- de la moelle épinière qui accompagne les
brale. Malgré ces réserves, ce type douleurs musculaires. Comme rien n’est
d’image incitera peut-être les médecins parfait, cette formule ne trouve pas grâce
à reconnaître enfin la réalité tangible de aux yeux du comité, lequel fait observer
cette maladie. C’est l’avis de Nicole que les douleurs musculaires ne sont pas
Krüger, fondatrice en 2012 de l’associa- au cœur du syndrome et qu’il n’existe pas
tion Lost Voices, qui milite pour une de preuve définitive que le cerveau soit le
reconnaissance de la fatigue chronique siège de processus inflammatoires. D’où
comme véritable maladie organique, et l’idée du sigle SEID (systemic exertion
elle-même atteinte par le syndrome. intolerance disease) : maladie systémique
d’intolérance à l’effort. Une appellation
UN NOUVEAU NOM : « MALADIE qui a l’avantage de décrire la symptoma-
DE L’INTOLÉRANCE À L’EFFORT » tique en l’absence de toute cause identi-
Les espoirs de Krüger reposent sur un fiée, de façon aussi concrète que possible
Bibliographie nouveau rapport de recherche promulgué et aussi générale que nécessaire.
par l’Institut de médecine des États-Unis, Lorsque le communiqué de l’Institut
M. M. Zeineh et al., une branche de l’Académie des sciences américain de médecine a été publié au
Right arcuate fasciculus américaine. Ce rapport, ayant passé en mois de février dernier, les médias du
abnormality in chronic revue 9 000 articles spécialisés et entre- monde entier ont relayé l’information.
fatigue syndrome, tiens d’experts ou de patients, en conclut « Mais les commentaires des lecteurs et
Radiology, vol. 274, que tous les fatigués chroniques souffrent d’une partie du corps médical ont été
pp. 517-526, 2015. de trois symptômes : ils sont épuisés phy- désolants », signale Nicole Krüger.
M. Löbel et al., siquement et ne peuvent plus assurer nor- Manque de preuves scientifiques, selon
Deficient EBV-specific malement des actes de la vie quotidienne ; les uns ; maladie de paresseux se cher-
B- and T-cell response leur état s’aggrave après un effort phy- chant des excuses, pour les autres. En
in patients with chronic sique, cognitif ou émotionnel ; leur som- réalité c’est le fait de nier ainsi le pro-
fatigue syndrome, meil n’est plus réparateur. Ces trois cri- blème qui dénote une certaine paresse
PLoS One, vol. 9, tères devraient à l’avenir être considérés intellectuelle. Les auteurs de tels pro-
e85387, 2014. comme des symptômes centraux, selon les pos n’ont sûrement pas lu une seule des
Ø. Fluge et al., recommandations du comité. trois cents pages du rapport de l’Institut
Benefit from D’autres signes courants sont, d’après de médecine, où sont explicitement
B-lymphocyte cette analyse exhaustive, des atteintes réfutées de telles rumeurs dénuées de
depletion using the cognitives et une « intolérance orthosta- tout fondement. Ces préjugés et cette
anti-CD20 antibody
tique », c’est-à-dire l’intensification des ignorance produisent une double
rituximab in chronic
fatigue syndrome. symptômes lorsque le patient se tient incompréhension : les médecins n’ar-
A double-blind and debout, et leur atténuation lorsqu’il s’as- rivent pas à intégrer ce trouble dans
placebo-controlled sied, s’adosse ou s’allonge. Il faudrait leurs cadres d’évaluation, et les patients
study, PloSOne, vol. 6, qu’au moins un de ces critères soit rempli ne comprennent plus rien à l’attitude de
e26358, 2011. pour que le diagnostic de fatigue chro- la société vis-à-vis de leur pathologie. Il
nique soit posé. Enfin, les symptômes est grand temps que ça change. £

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88 VIE QUOTIDIENNE L
 es clés du comportement

NICOLAS GUÉGUEN
Directeur du Laboratoire d’ergonomie
des systèmes, traitement de l’information
et comportement (lestic) à Vannes.

Souriez !
Tout ira mieux
En souriant davantage, nous serions plus heureux, plus
beaux, plus aimés, plus serviables et plus intelligents…
Rien que ça ! Cette mimique « sociale »

L
recèle des secrets insoupçonnés…

a première chose que nous EN BREF sourire a des effets positifs sur notre bien-être. À
voyons en venant au monde est un sourire, celui vrai dire, rares sont les domaines de notre vie où
££Sourire semble
des êtres qui nous ont donné le jour. Et nous favoriser les émotions un sourire n’améliore pas nos sentiments, notre
apprenons vite à les imiter. Dès l’âge de 4 à 6 se- positives, en plus de image sociale ou nos performances.
maines, les bébés esquissent des mouvements des les exprimer.
lèvres et sourient « socialement », réagissant à leur PLUS HEUREUX, DAVANTAGE APPRÉCIÉ
££L’entourage,
environnement et montrant ainsi, probablement, particulièrement sensible En 1982, Chris Kleinke, de l’hôpital de vété-
le plaisir qu’ils ont d’interagir avec lui. Comme le à ce signal, nous attribue rans Edith Nourse Rogers à Bedford, et Janice
remarquait déjà Virgile, « l’enfant reconnaît sa alors toutes sortes Walton, du Wellesley College près de Boston,
mère à son sourire », qui, à son tour, sourit à son de qualités, aussi demandent à des sujets de sourire à leur interlo-
enfant pour le rassurer. bien affectives cuteur lors d’un entretien, puis évaluent leurs
qu’intellectuelles
Mais qu’est-ce que le sourire ? Le sociologue et physiques. émotions par le biais de questionnaires. Le résul-
et chercheur au cnrs Michel Fize note qu’« au tat est frappant : chaque participant déclare s’être
sens propre, le sourire, c’est ce qui est sous le rire. ££Cette expression senti de bonne humeur, trouve l’entretien positif
Bien entendu, il ne déclenche pas systématique- du visage est un ciment et estime que le recruteur l’apprécie. Cette décou-
social qui favorise
ment le rire et possède, en soi, ses propres ver- l’entraide et verte surprenante (jusque-là, on croyait le sou-
tus ». Et si cette expression représentait la solu- la non-violence. rire expression du bonheur, et non sa cause)
tion à nos petits soucis du quotidien, au mauvais change alors notre vision sur le sourire : celui-ci
temps dehors, au lait qui, ce matin, a débordé de aurait bel et bien la capacité d’éveiller des affects
la casserole. Les psychologues ont en effet mon- positifs. Un cercle vertueux facile à enclencher,
tré que cette simple mimique améliore nos rela- car cette expression n’est pas qu’un simple
tions sociales et que recevoir ou dispenser un réflexe : elle peut s’entraîner et se maîtriser.

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© Charlotte Martin / www.c-est-a-dire.fr

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90 VIE QUOTIDIENNE Les clés du comportement
Souriez ! Tout ira mieux

Se forcer à sourire pour aller mieux ? L’idée n’est Une leçon à méditer, donc : les gens ont ten-
pas mauvaise. D’autant que les gens auront alors dance à vous ignorer aussi longtemps que vous
une meilleure opinion de vous ! Le psychologue « faites la tête ». Mais ils ont envie de vous connaître
Sing Lau, de l’université baptiste de Hong Kong, a si vous êtes souriant. Et ils se souviennent mieux
présenté à des participants des photographies d’un de vous : en 2006, Arthur Shimamura et ses collè-
homme et d’une femme peu attirants physique- gues de l’université de Berkeley en Californie ont
ment, qui arboraient ou non un sourire. Les per- découvert que des observateurs retenaient mieux
sonnes interrogées devaient les « noter » à l’aide de un visage lorsqu’il était présenté sous une version
questionnaires mesurant la sociabilité (est-il ami- souriante qu’avec une expression neutre.
cal, généreux… ?), « l’affectivité » (est-il aimable, Au-delà de ces effets sur notre image, le sourire
heureux… ?), la beauté et l’intelligence. Tous ont a des répercussions importantes dans le domaine
évalué de façon plus positive l’homme et la femme des interactions sociales, et notamment de l’al-
quand ces derniers souriaient. Ils paraissaient plus truisme. Plusieurs recherches ont ainsi montré
intelligents, plus gentils et même plus beaux ! qu’un sourire modifie le comportement de la per-
sonne à qui il est adressé, et ce dans un sens tout
LA RECETTE DU SOURIRE RAVAGEUR à fait positif. Ainsi, dans une étude réalisée par le
Comment faire le sourire parfait qui vous atti- psychologue Henry Salomon et ses collègues du
rera tous ces avantages ? Les travaux de Emma
Otta et de ses collègues de l’université de São
Paulo nous en disent un peu plus. Dans leurs
expériences, les psychologues proposaient à des
étudiants d’évaluer des photographies de per-
sonnes présentant différentes expressions : visage
neutre, sourire bouche fermée, sourire avec dents
apparentes mais mâchoires serrées et enfin sou-
rire « à pleines dents ». Il s’est avéré que plus le Jusqu’à l’âge de 9 ans,
sourire s’élargissait, plus la personne était jugée
physiquement attirante, sociable et aimable. les garçons sourient autant
Sourire à pleines dents, donc, mais aussi sou-
rire souvent. Telle est la leçon d’une étude de
que les filles. Tout change
Hugh McGinley et de ses collègues de l’université ensuite. Pourquoi ?
du Wyoming à Laramie, qui ont montré que plus
une femme sourit souvent sur des photographies,
plus elle est perçue comme agréable. Deux autres Manhattanville College à New York, une complice
chercheurs, Debra Walsh et Jay Hewitt, de l’uni- des expérimentateurs rejoignait une femme devant
versité du Missouri à Kansas City, l’ont vérifié en l’ascenseur d’un centre commercial et se mettait
situation réelle dans un lieu public. Cette fois, aussi à patienter. Elle lui souriait ou non, sans lui
une jeune femme, complice des chercheurs, s’as- parler. L’ascenseur arrivé, les deux femmes y péné-
seyait seule à une table d’un café fréquenté par traient, suivies d’une troisième – complice égale-
des hommes. Elle en regardait certains, tour à ment – qui se plaçait à côté de la cobaye et lui
tour, en leur souriant parfois, et ignorait les disait : « J’ai oublié mes lunettes et je n’arrive plus
autres. Les chercheurs observaient lesquels de à lire les indications des boutons. Quelqu’un peut-il
ces hommes abordaient la jeune femme. me dire à quel étage est le rayon literie ? »
Si les hommes que la femme n’avait pas regar-
dés ne venaient jamais la voir, 20 % de ceux qu’elle POURQUOI VOTRE SOURIRE
avait regardés en ayant un visage neutre l’abor- REND LES AUTRES MEILLEURS
daient. Et ils étaient 60 % lorsqu’elle leur avait Le résultat est impressionnant : quand les
souri. Notre équipe, à l’université de Bretagne- femmes avaient reçu un sourire de la première
Sud, a confirmé ces résultats dans une situation complice, elles aidaient la seconde dans 70 % des
similaire ; notre complice, une jeune fille, entrait cas, contre 35 % quand on ne leur avait pas souri !
dans un bar et souriait ou non à un homme présent De même, nous avons demandé à des étudiants
au comptoir. Puis elle s’asseyait à une table et fai- de monter par un escalator à l’étage d’un super­
sait semblant de lire un magazine. Là encore, seuls marché et de sourire à certaines des personnes des-
4 % des hommes auxquels elle n’avait pas souri ont cendant en face d’eux. En bas de l’escalator, un
cherché à entamer la conversation, contre 22 % de complice, les bras chargés de feuilles et de paquets,
ceux auxquels elle avait souri. attendait le sujet en lui tournant le dos, mais au

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91

s’appuyer sur le sourire des autres, qui est conta-


DUCHENNE ET LA SCIENCE gieux, comme l’a montré Verlin Hinsz et Judith
Tomhave, de l’université de Dakota du Nord à
DU SOURIRE Fargo. Ceux-ci ont demandé à des étudiants de se
promener dans différents lieux publics en adoptant
trois attitudes : sourire, garder une expression
C ’est le neurologue français Guillaume Duchenne
de Boulogne qui étudia le premier le sourire
dans les années 1860. Il utilisa l’électricité pour
neutre ou froncer les sourcils. Résultat : environ
40 % des individus que les étudiants souriants ont
stimuler sur le visage un seul faisceau musculaire croisés ont répondu par un sourire. Un taux de
à la fois et découvrit ainsi que les sourires jugés retour qui varierait selon le lieu de la rencontre,
sincères mettaient en jeu non seulement les précise une étude de Jordy Stefan, de l’université
muscles zygomatiques de la bouche, mais aussi de Bretagne-Sud à Vannes. Celui-ci a montré que
ceux des orbites oculaires. Il conclut également lorsque des jeunes filles souriaient à des passants
que les muscles buccaux obéissent à la volonté, en se promenant en ville, dans un parc ou en bord
contrairement à ceux des yeux : « Le muscle autour de mer, le taux de retour différait. En ville, 30 %
des yeux ne peut être activé que par un vrai sentiment, ou une émotion des passants leur souriaient ; au parc, ils étaient
agréable. Son inertie démasque un sourire feint. » Les sourires 60 % ; et en bord de mer, 51 %. Les lieux agréables
« authentiques » sont donc nommés sourires de Duchenne. modifient apparemment l’activité de nos muscles
Nous serions incapables de simuler un sourire du regard. Aussi, zygomatiques, tout comme la météo : quand il fait
si vous désirez savoir si votre interlocuteur est sincère quand beau, les gens renvoient plus facilement un sourire
il vous sourit, cherchez les pattes-d’oie autour de ses yeux ! que lorsque le temps est gris…

LES FEMMES TIENNENT LA CORDE


Reste que nous ne serions pas tous égaux face
aux sourires. Les hommes devront faire plus d’ef-
moment où ce dernier arrivait, il laissait tomber par forts que les femmes : les psychologues Mark De
terre certains des objets. Quelles furent les per- Santis et Nathan Sierra ont analysé les photogra-
sonnes qui aidèrent notre complice ? À nouveau, phies d’étudiants de l’université d’Idaho de Moscou,
celles qui avaient reçu un sourire dans l’escalator. archivées depuis près d’un siècle, en classant les
Cet effet ne semble toutefois se manifester que expressions en trois catégories : absence de sourire,
si l’expression est franche et sincère. En effet, Kathi sourire simple et sourire large, dents bien visibles.
Tidd et Joan Lockard, de l’université de Washington Leur conclusion est que les femmes sourient plus
à Seattle, ont testé l’influence du sourire d’une Bibliographie que les hommes, et si ces derniers esquissent un
jeune serveuse sur ses pourboires. Au moment mouvement des lèvres, il est rare qu’on voie leurs
d’apporter sa boisson au client, elle souriait peu, N. Guéguen et J. Fischer- dents… Une différence peut-être due à des stéréo-
beaucoup ou pas du tout. Ses pourboires s’en sont Lokou,Hitchhiker’s types de genre : pour les hommes, accepter de sou-
ressentis : plus son sourire était large, plus ils smiles and receipt rire davantage supposerait de renoncer à une image
étaient élevés ! Nous avons montré quant à nous of help, Psychological de « dur » imprimée par les stéréotypes sociaux.
que plus des auto-stoppeurs(ses) sourient, moins Reports, vol. 94, Une notion confirmée par David Dodd et ses
ils (elles) attendent sur le bas-côté d’une route… pp. 756-760, 2 004. collègues de l’université Washington de Saint-Louis
V. B. Hinsz qui ont observé qu’avant l’âge de 9 ans, filles et gar-
LA SINCÉRITÉ PAIE et J. A. Tomhave, çons sourient en proportions égales. En examinant
Pour améliorer mille aspects de nos existences, Smile and (half) des photos de classe de plusieurs écoles élémen-
le sourire est donc une arme à manier sans modé- the world smiles with taires, ils ont constaté que les garçons commen-
ration. Nous ne sourions probablement pas assez. you, frown and you çaient à moins sourire que les filles à partir du CM1
frown alone, Personality
Selon une étude britannique de 2013, nous ne le ou du CM2. Pourquoi ? Selon certains chercheurs,
and Social Psychology
ferions en moyenne que sept fois par jour, dont une Bulletin, vol. 17, à la préadolescence, une période accompagnée de
fois « pour de faux » (à notre patron par exemple). pp. 586-592, 1 991. bouleversements neurologiques et hormonaux,
Nous sommes capables de mieux ! Mais peut-on se l’intérêt pour la sexualité conduit les enfants à
D. G. Walsh et J. Hewitt,
forcer à sourire ? Ce n’est pas si simple, car l’entou- Giving men the come- adopter des comportements sociaux stéréotypés
rage démasque facilement un sourire de circons- on : Effect of eye contact selon le genre. La façon d’exprimer ses émotions
tance, et le distingue du sourire sincère, dit de and smiling in a bar serait aussi impliquée : les femmes n’hésitent pas
Duchenne (voir l’encadré ci-dessus). Pour produire environment, Perceptual à les montrer alors que les hommes ont tendance
ce dernier, il faut d’abord ouvrir la porte à nos émo- and Motor Skills, à les intérioriser et se dévoilent peu. Il faut par-
tions positives et ne pas « censurer » cette mimique vol. 61, pp. 873-874, 1 985. fois se faire violence pour sourire, mais le jeu n’en
© DR

quand une émotion positive surgit. À défaut, vaut-il pas la chandelle ? £

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92 LIVRES
p. 92 Sélection d’ouvrages p. 94 Connaissance par les gouffres, un poète aux frontières de la conscience p. 98 Jeux

A N A LY S E SÉLECTION
Par Olivier Rascle

Olivier Rascle est maître de conférences en staps et travaille PSYCHOLOGIE


au Laboratoire violences identités politiques et sports, De quelques mythes
à l’université Rennes 2. en psychologie
de K
 . Suzuki et J. Vauclair
Seuil

PSYCHOLOGIE SOCIALE L  ’Agression humaine 

H
de L
 aurent Bègue D unod ans le malin, cheval
berlinois du début du

L
NEUROSCIENCES XXe siècle, était-il vraiment
e thème de la violence est d’une triste actualité, à l’heure Un cerveau très capable de compter et
où chacun a en mémoire les attentats terroristes perpétrés prometteur de lire des partitions
de J .-M. Besnier et al.
à Paris le 13 novembre 2015. Plus que la brutalité mise Le Pommier de musique ? De telles
en œuvre par les organisations ou les États, c’est celle « découvertes », fruits de
opposant les individus qui intéresse ici Laurent Bègue, professeur travaux mal compris ou
de psychologie sociale et auteur de nombreuses études sur le sujet.
Parfaitement accessible sans manquer de rigueur, L’Agression
humaine dresse un état des lieux des recherches menées sur les
L ibre arbitre, processus
décisionnels,
apprentissage… Autant
caricaturés, voire falsifiés,
ont contribué à susciter
une certaine méfiance
violences faites aux personnes. Il s’adresse tant aux étudiants et de thèmes brassés dans envers la psychologie.
professionnels des sciences humaines qu’à quiconque souhaite cet ouvrage au fil d’une Les auteurs ne racontent
mieux comprendre les racines de la violence. discussion entre ces histoires amusantes
L’auteur expose notamment les principales mesures expérimentales un neurobiologiste, ou fascinantes que pour
de l’agressivité. L’ingéniosité de certaines d’entre elles ne manquera un philosophe, une mieux « faire le ménage,
pas de surprendre ou de faire sourire les lecteurs peu familiers de tels coach en entreprise et c’est-à-dire balayer les
travaux. C’est le cas du « paradigme de la sauce pimentée », où le une éditrice. Ensemble, mythes et redonner aux
participant doit choisir la quantité de sauce que devra avaler une ils dressent des ponts faits leur sens et leur
autre personne, présentée comme très sensible aux plats épicés. Plus entre leurs spécialités importance réels ». Et ce
il opte pour une quantité élevée, plus il aura tendance à se montrer respectives, comparant pour faire apparaître plus
agressif dans la vie… par exemple les individus clairement ce constat
Laurent Bègue présente également les facteurs favorisant l’agressivité. d’un groupe aux neurones essentiel : la psychologie,
Celle-ci peut avoir des causes biologiques ou psychologiques, comme d’un cerveau, tout en dont le premier laboratoire
un fort taux de testostérone ou une tendance narcissique. Le contexte discutant les limites de ce a été fondé il y a quelque
a sa part d’influence, un bruit désagréable ou une chaleur étouffante genre de métaphore. Afin cent quarante ans, est
rendant plus irritable. S’y ajoutent des facteurs sociaux et culturels, tels de mieux voir jusqu’où devenue une véritable
des codes de l’honneur exaltant la revanche. les neurosciences science.
Seule la sphère sportive n’est pas abordée. Elle constitue pourtant renouvelleront notre
une sorte de laboratoire naturel de l’agression et la violence y est compréhension de
fréquente, sur le terrain comme dans les tribunes. l’humain : « Les sciences
Cela ne diminue en rien les mérites de ce livre qui expose parfaitement du cerveau sont-elles
l’aspect multidimensionnel de l’agression humaine. Cette pluralité des donc la promesse d’une
causes complique l’élaboration de stratégies de prévention, mais ce nouvelle conception du
n’est qu’en la prenant en compte que l’on aboutira à des solutions. monde ? »

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COUP DE CŒUR
Par Philippe Jeammet

PSYCHOLOGIE Philippe Jeammet est professeur à l’université Paris V et ancien chef


Les Coulisses de la du service de psychiatrie de l’adolescent et du jeune adulte à l’institut
création mutualiste Montsouris, à Paris.
de K . Beffa et C. Villani
Flammarion

PSYCHOTHÉRAPIE L
 a Fragilité psychique des jeunes adultes 

D ’où viennent les de D


 avid Gourion O  dile Jacob
idées originales ?

V
NEUROSCIENCES C’est la question que se
L’Intelligence artificielle posent dans cet ouvrage ingt ans, le plus bel âge de la vie ? Pas si sûr. Entre 15 et
de H
 . Brighton et H. Selina Karol Beffa, sacré 30 ans apparaissent bien des troubles du comportement,
EDP Sciences
meilleur compositeur aux des perturbations émotionnelles et des addictions
Victoires de la Musique de toutes sortes. C’est la hantise des adultes et plus

L ’avènement de
l’informatique a
suscité d’immenses
en 2013, et Cédric
Villani, mathématicien et
médaille Fields. À travers
particulièrement des parents : crises passagères ou pathologies
psychiatriques ? Simple étape sur le chemin de la maturité ou
entrée dans la psychose ? Quand faut-il s’alarmer ? Auprès de qui
espoirs en sciences l’analyse de leurs trouver de l’aide ?
cognitives. En 1957, parcours respectifs, ils Souvent s’affrontent le désir de savoir et la peur de nommer
Herbert Simon, l’un des s’interrogent sur les la maladie. Nommer une pathologie, n’est-ce pas déjà stigmatiser
pionniers de l’intelligence façons d’allumer cette la personne ? Le moindre écart de ces jeunes est alors scruté avec
artificielle, affirmait ainsi petite étincelle créatrice angoisse, tandis que leurs difficultés sont souvent minimisées.
qu’en moins d’une qui anime les sciences C’est à ce mélange d’anxiété et de déni chez les adultes – parents,
décennie, les théories et les arts. Est-ce parce enseignants, éducateurs – comme chez les jeunes eux-mêmes que
psychologiques auraient qu’ils sont également David Gourion s’efforce d’apporter une réponse. Celle-ci repose,
la forme de programmes enseignants d’une part, sur sa pratique médicale et, d’autre part, sur les
informatiques. Si et boulimiques de découvertes récentes concernant le fonctionnement du cerveau
l’enthousiasme est un peu connaissances qu’ils ont et la genèse des maladies mentales.
retombé, la quête d’une un tel recul sur leur Cette alliance de la longue expérience clinique de l’auteur et de sa
machine pensante reste pratique et une telle remarquable connaissance de l’actualité scientifique fait toute la force
d’actualité et la rencontre facilité à les transmettre ? de son ouvrage, qui tient sa promesse : aider les jeunes et les adultes
des sciences du cerveau On suit en tout cas sans qui les entourent à prévenir les troubles ou à les accompagner
et de l’ordinateur s’est retenue leur dialogue, efficacement. Son style allie clarté et vivacité, ce qui rend la lecture
révélée féconde, limpide et d’une aisée malgré la densité et la précision des informations. Son livre est
alimentant la réflexion sur étonnante largeur de vue. en outre attachant par son souci constant d’être au plus près du
la pensée, la conscience, patient, de ce qu’il ressent, de ses craintes et de ses questionnements.
les capacités cognitives… Autre avantage important, il dédramatise la maladie mentale. En
C’est cette rencontre, insistant sur son ancrage dans un dysfonctionnement physiologique,
riche et passionnante, qui celui du cerveau, il en fait une maladie comme une autre.
est racontée ici, par le Enfin, la dernière partie de l’ouvrage est d’une utilité particulière :
biais de textes brefs et de elle propose un programme de prévention et de dépistage précoce
nombreuses illustrations. de la souffrance psychique chez les jeunes.

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94 LIVRES N
 eurosciences et littérature

SEBASTIAN DIEGUEZ
Chercheur en neurosciences au Laboratoire
de sciences cognitives et neurologiques
de l’université de Fribourg, en Suisse.

Connaissance
par les gouffres
Un poète aux frontières de la conscience
Comment la conscience est-elle transformée
par les drogues ? Henri Michaux l’a exploré

N
de façon méthodique, en livrant une description
qui sera confirmée et expliquée par les
neuroscientifiques quarante ans plus tard.

ombreux sont les nuances de multiples drogues sur l’esprit


artistes à s’être laissé tenter par l’usage humain. Il les décrit dans une série d’ou-
de stupéfiants. Évasion du temps et de la vrages qui dépassent de loin les contribu-
réalité, recherche d’inspiration et d’éner- tions des pionniers du genre, les Thomas de
gie, élargissement du champ d’expérience Quincey (Confessions d’un mangeur
et d’expression, découverte d’un « ailleurs », d’opium, 1821), Charles Baudelaire (Les
gestion d’un mal-être, provocation et Paradis artificiels, 1860) ou Aldous Huxley
contre-culture, les raisons de s’adonner (Les Portes de la perception, 1954). Même les Henri Michaux à sa table
aux adjuvants chimiques à des fins litté- figures de la Beat generation, tel le roman- de travail, photographié
raires sont multiples. Mais nul écrivain n’a cier américain William Burroughs (Le Festin par Brassaï vers
l’année 1944. Écrivain,
porté aussi loin les intrications entre dro- nu, 1959), ne vont pas aussi loin. poète et peintre, il s’est
gues et écriture qu’Henri Michaux (1899- De fait, Michaux n’a rien d’un hippie ou drogué pendant dix ans,
1984), poète et peintre d’origine belge et d’un révolutionnaire, il ne tient pas non plus afin d’explorer les états
modifiés de conscience.
naturalisé Français. du poète torturé ou de l’artiste maudit, et Il a décrit ses
À partir de 1954, Michaux explore en encore moins du toxicomane. Il disait d’ail- expériences dans une
série d’ouvrages, dont
effet avec un soin et une détermination leurs ne boire que de l’eau... Il ne commence Connaissance
jamais égalés la nature, les effets et les à prendre des drogues qu’à l’âge de 55 ans, par les gouffres.

N° 74 - Février 2016
(C) ADAGP, Brassaï (dit), Halasz Gyula (1899-1984), (C) Estate Brassaï - RMN-Grand Palais, Localisation : Collection particulière, Photo (C) RMN-Grand Palais / Michèle Bellot

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95
96 LIVRES N
 eurosciences et littérature
Connaissance par les gouffres : un poète
 aux frontières de la conscience

bloquée pendant plus de trente ans.


Ce n’est qu’à partir du milieu des
EXTRAITS années 1990 que les neurobiologistes
s’y intéresseront à nouveau, dans
PLONGÉE DANS LES ÉTATS l’objectif de trouver d’éventuelles

MODIFIÉS DE CONSCIENCE applications thérapeutiques. De quelle


façon leurs travaux éclairent-ils les
excursions de Michaux dans les tré-
Les drogues nous ennuient avec leur paradis. fonds du cerveau intoxiqué ?
Qu’elles nous donnent plutôt un peu de savoir.
Nous ne sommes pas un siècle à paradis. LES TROIS DIMENSIONS DE
Toute drogue modifie vos appuis. L’appui que vous preniez sur vos sens, L’EXPÉRIENCE PSYCHÉDÉLIQUE
l’appui que vos sens prenaient sur le monde, l’appui que vous preniez sur Franz Vollenweider, de l’institut
votre impression générale d’être. Ils cèdent. Heffter, en Suisse, et Roland Griffiths,
Connaissance par les gouffres, page 9
à l’université Johns Hopkins, aux
[I]l existe un troisième état, celui-ci sans alternance, comme sans mélange, États-Unis, ont par exemple effectué
où la conscience dans une totalité inouïe règne sans antagonisme aucun. des études soigneusement contrôlées
Connaissance par les gouffres, page 30 – et supervisées par des comités
Mots encore, d’éthiques –, où ils ont administré de
changés, frappant dur la drogue à des volontaires avant de
de plus en plus leur retentissement recueillir leur témoignage. Ils ont
de plus en plus leur percussion ainsi clarifié l’étendue des modifica-
de plus en plus s’inversent, se faussent tions mentales entraînées par le LSD,
opération qui semble se foutre de vos opérations mentales la psilocybine (une drogue synthéti-
Système doué d’un pouvoir autonome de ridiculisation du système sée à partir d’un champignon halluci-
Connaissance par les gouffres, page 117 nogène) ou le MDMA (l’ecstasy).
Et leurs résultats révèlent que
Apparitionnelles sensations, aussi dérangeantes que de vraies. La voici, la Tour Michaux avait parfaitement cerné
de Babel, […] où sans cesse des milliers d’informations arrivent, raccordées toutes les dimensions des états modi-
à rien, intraduisibles. Lui tout entier dans cette tour. Babel du bric-à-brac, qui en fiés de conscience. Le psychologue
la langue spécifique de chacun des sens lui parle à tort et à travers, en odeurs, suisse Adolf Dittrich en distingue
en sons, en frottements, en fourmillements et en lueurs qui ne sont là que pour trois principales, présentes à un
lui. Cependant, nouvelle mystification, des sensations à la cause bien niveau plus ou moins élevé dans
visible et présente, sont devenues autres. chaque expérience psychédélique :
Connaissance par les gouffres, pages 208-209
l’infini océanique, la dissolution
angoissante du soi et la restructura-
tion visionnaire.
à des fins de recherche scientifique et donc celui d’une plongée neutre et L’infini océanique décrit la per-
au début dans un strict encadrement la plus objective possible au sein de ception d’une dissolution des limites
médical. Les doses sont toujours son propre esprit. Pour le poète, la du corps, accompagnée de la sensa-
scrupuleusement choisies, afin de drogue n’est qu’un moyen d’investi- tion extatique de ne faire qu’un avec
conserver un contrôle sur l’expé- gation. Il n’y touchera d’ailleurs plus l’Univers. On le retrouve sous la
rience et un pouvoir d’observation après la dizaine d’années qu’il plume de Michaux dans le terme de
qui ne se délite pas dans la confusion consacre à son étude. « totalité inouïe » (voir le deuxième
totale et la folie. Cette approche Son objectif scientifique est per- extrait dans l’encadré ci-contre).
expérimentale est au cœur de ceptible dès les premiers mots de La dissolution angoissante du soi,
Connaissance par les gouffres (1961), Connaissance par les gouffres (voir les perte de contrôle de la pensée et des
œuvre déroutante et ambitieuse qui extraits ci-dessus) : il ne cherche pas souvenirs, est décrite dans le troi-
se veut à la fois journal intime, traité le « paradis » – allusion directe aux sième extrait : les mots « s’inversent,
scientifique, étude de cas psychia- « paradis artificiels » de Baudelaire – se faussent, opération qui semble se
trique, et bien sûr travail poétique. mais plus modestement « un peu de foutre de vos opérations mentales »,
Aux antipodes aussi bien d’une savoir ». Quelques années après avec cette idée frappante que la pen-
célébration des pouvoirs révélateurs l’époque où il écrit, cependant, les sée se ridiculise elle-même.
ou mystiques des drogues que d’une drogues feront l’objet d’une répro- Quant à la restructuration vision-
dénonciation morale de leurs bation morale et la recherche sur naire, sorte de feu d’artifice perceptif,
méfaits, le projet de Michaux est leurs effets psychologiques restera elle inspire à Michaux cette image :

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97

« Chacun des sens lui parle à tort et à puissant, unique, d’exploration en


travers, en odeurs, en sons, en frotte- matière de pathogénie mentale. »
ments, en fourmillements et en Comme Moreau de Tours, nombreux
lueurs […]. Des sensations […] sont seront les cliniciens et chercheurs
devenues autres. » On trouve ici un qui testeront les drogues hallucino-
cas évident de synesthésie, à savoir gènes sur eux-mêmes.
une association de plusieurs sens, où Au milieu des années 1950, avant
le sujet a par exemple l’impression de que ces substances ne disparaissent
voir une couleur dès qu’il entend un du champ de la recherche, leur utili-
son. De nombreux autres phéno- sation dans le cadre d’études simu-
mènes s’y ajoutent dans la restructu- lant les symptômes psychiatriques
ration visionnaire : les stimuli visuels, soulève de grands espoirs pour com-
notamment les couleurs, ont une prendre et traiter les maladies men-
intensité inhabituelle ; des hallucina- tales. C’est dans ce contexte que
tions se produisent ; les objets Michaux s’intéresse aux drogues,
changent de forme, parfois jusqu’à notamment avec les neurologues
devenir méconnaissables.
De récentes études sur les dro-
gues ont aussi précisé la façon dont
celles-ci provoquent ces états de Les hallucinogènes
conscience modifiés. Les hallucino-
gènes agissent principalement en
perturberaient les circuits
activant certains récepteurs neuro- cérébraux reliant le cortex
naux de la sérotonine, un neuro-
transmetteur lié notamment à l’hu- frontal au thalamus, souvent
meur. Il suffit ainsi de bloquer ces
récepteurs avec des substances
qualifié de «porte d’entrée
pharmacologiques pour rendre tem-
porairement les sujets insensibles à
vers la conscience ».
des drogues comme la psilocybine.
Julian de Ajuriaguerra, qui lui four-
LE CERVEAU HALLUCINÉ nit ses premières doses de mescaline,
Par le biais de ces récepteurs, les et Jean Delay, qui l’observe sous
hallucinogènes perturberaient les l’effet de la psilocybine.
circuits cérébraux reliant le cortex Dégagé des entraves morales ou
frontal à deux aires cérébrales pro- Bibliographie légales bridant les recherches scien-
fondes, le striatum et le thalamus. tifiques et armé de toute l’imagerie
Or le thalamus, souvent qualifié de F.X. Vollenweider et du langage poétique, il livre une
« porte d’entrée vers la conscience », M. Kometer, œuvre puissante, qui passe par le
est un carrefour des communica- The neurobiology menu les expériences corporelles,
tions dans le cerveau, par lequel of psychedelic drugs : spirituelles, émotionnelles, cogni-
implications for the
transitent nombre d’informations. tives, imaginatives, esthétiques et
treatment of mood
En altérant son fonctionnement et disorders, Nature identitaires procurées par la
ses échanges avec les autres aires Reviews Neuroscience, consommation de drogues. Tout ce
cérébrales, les hallucinogènes vol. 11, pp, 642-651, 2010. sur quoi le moi prend d’ordinaire ses
entraîneraient cette profonde confu- « appuis » est chamboulé, révélant
F. Hasler, Substances
sion perceptive et cognitive. hallucinogènes, par contraste la mécanique ordi-
Michaux n’a pas été le premier à Cerveau&Psycho, naire et invisible de l’esprit.
considérer la drogue comme un N° 31, 2009. Pour l’écrivain roumain Emil
moyen d’exploration scientifique des M. Milner, Cioran, qui lui reprochait son excès
états modifiés de conscience, aussi L’Imaginaire des drogues. de scientificité, Michaux « n’est pas
observés dans les pathologies. De Thomas un vrai poète. C’est un observateur
Dès 1845, l’aliéniste Moreau de De Quincey à et non un visionnaire […]. Un hallu-
Tours écrit : « J’avais vu dans le Henri Michaux, ciné dans un laboratoire. » Mais qui
haschisch, ou plutôt dans son action Gallimard, 2000. a dit que la poésie n’a pas sa place
sur les facultés morales, un moyen dans les laboratoires ? £

N° 74 - Février 2016
98 JEUX
POUR LA SCIENCE
8 rue Férou, 75278 Paris Cedex 06
Standard : Tél. 01 55 42 84 00
RAISONNEMENT CALCUL
1 Recyclage efficace 4 Bon anniversaire Directrice des rédactions : Cécile Lestienne
Cerveau & Psycho
Rédacteur en chef adjoint : Sébastien Bohler
L’usine de recyclage locale produit Une passionnée de maths a deux fils, Rédactrice en chef adjointe : Bénédicte Salthun-Lassalle
1 bouteille neuve à partir de l’aîné ayant exactement un an de plus Rédacteur : Guillaume Jacquemont
7 anciennes. La première semaine, que le cadet. Le jour de leur Conception graphique : William Londiche
elle a reçu 343 bouteilles. En supposant anniversaire, elle s’aperçoit que si Directrice artistique : Céline Lapert
que toute nouvelle bouteille produite elle additionne le carré de leurs âges, Maquette : Pauline Bilbault,
Raphaël Queruel, Ingrid Leroy
est systématiquement rapportée à elle obtient le nombre 1 105.
Correction et assistance administrative :
l’usine, combien de bouteilles sont Quel âge ont ses fils ? Anne-Rozenn Jouble
finalement fabriquées par cette usine ? Développement numérique : Philippe Ribeau-Gésippe
LOGIQUE Marketing : Laurence Hay, Ophélie Maillet
MÉMOIRE DE TRAVAIL Direction financière et du personnel : Marc Laumet
5 Soldes
2 Carré antimagique Fabrication : Marianne Sigogne, Olivier Lacam
Presse et communication : Susan Mackie
Le gérant d’un magasin d’habits fait
Directrice de la publication et Gérante : Sylvie Marcé
Dans un carré magique, tous les des soldes sur des manteaux. Il a réduit Anciens directeurs de la rédaction :
nombres de 1 à 9, placés sur la grille à deux reprises les prix de tous les Françoise Pétry et Philippe Boulanger
ci-dessous, forment un total de 15 dans manteaux, mais malgré cela il lui en Ont également participé à ce numéro :
n’importe quelle direction. Formez reste un sur les bras. Au départ, Jean-Jacques Perrier, Sophie Lem, Martine Meunier
et Philippine Caré
un carré antimagique dans lequel ce manteau coûtait 300 euros.
Publicité France
le total de chaque ligne est différent Après la première réduction, il coûtait Directeur de la publicité : Jean-François Guillotin
des autres totaux. 210 euros et après la deuxième, 147. (jf.guillotin@pourlascience.fr)
S’il continue à baisser les prix de la Tél. : 01 55 42 84 28 ou 01 55 42 84 97
même manière, combien coûtera ce Espace abonnements :
4 9 2 vêtement à la troisième réduction ?
http://boutique.cerveauetpsycho.fr
Adresse e-mail : cerveauetpsycho@abopress.fr
Téléphone : 03 67 07 98 17
3 5 7 Adresse postale :
Cerveau & Psycho - Service des abonnements
DÉDUCTION 19, rue de l’Industrie - BP 90053 - 67402 Illkirch Cedex
8 1 6 6 Décodez les symboles Commande de livres ou de magazines :
Groupe Pour la Science
Chacun des signes de la grille ci-dessous 628 avenue du Grain d’Or - 41350 Vineuil
possède une valeur numérique. Diffusion de Cerveau & Psycho :
FONCTIONS EXÉCUTIVES Contact kiosques : À juste titres ; Léa Cianelli
La somme de chaque colonne Tel : 04 88 15 12 48
3 Barbecue barbant et de chaque rangée est indiquée, Canada : Edipresse : 945, avenue Beaumont,
sauf une. Trouvez-la ! Montréal, Québec,
Ryan prépare un barbecue dans son H3N 1W3 Canada.
Suisse : Servidis : Chemin des Châlets,
jardin. Il dépense la moitié de l’argent 1979 Chavannes - 2 - Bogis
qu’il a dans son portefeuille, plus 110 Belgique : La Caravelle : 303, rue du Pré-aux-Oies -
5 euros pour un steak. Il dépense 1130 Bruxelles
110 Autres pays : Éditions Belin
ensuite la moitié de ce qui reste, plus 8, rue Férou - 75278 Paris Cedex 06
5 euros pour une salade, et encore la Abonnement France France Métropolitaine :
moitié de ce qui reste plus 2 euros pour 110 1 an - 11 numéros - 54 e (TVA 2,10 %)
Europe : 67,75 e ; reste du monde : 81,50 e
des assiettes de carton, et les 3 euros
restant pour de la glace. Combien 110 Toutes les demandes d’autorisation de reproduire, pour
le public français ou francophone, les textes, les photos,
d’argent avait-il au départ? 90 105 125 ? les dessins ou les documents contenus dans la revue
Cerveau & Psycho doivent être adressées par écrit à
« Pour la Science S.A.R.L. »,
interdiction de tourner : 35) 70 euros 8, rue Férou, 75278 Paris Cedex 06.
120 (RR : 20 ; piétons : 25 ; feu rouge : 30 ; 3 - Barbecue barbant : © Pour la Science S.A.R.L.
6 - Décodez les symboles : Tous droits de reproduction, de traduction, d’adaptation
et de représentation réservés pour tous les pays. Certains
9 8 7
2 1 6 articles de ce numéro sont publiés en accord avec la revue
à chaque fois le prix de 30 % Spektrum der Wissenschaft (© Spektrum
der Wissenschaft Verlagsgesellschaft,
3 4 5
102,90 euros (le vendeur réduit
mbHD-69126, Heidelberg). En applica-
5 - Soldes : 2 - Carré antimagique : tion de la loi du 11 mars 1957, il est interdit
de reproduire intégralement ou partielle-
ment la présente revue sans autorisation
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23 ans et 24 ans 57 bouteilles
4 - Bon anniversaire : 1 - Recyclage efficace : ploitation du droit de copie (20, rue des
Grands-Augustins - 75006 Paris).

Imprimé en France – Roto Aisne (02) – Dépôt légal février 2016 – N° d’édition M0760074-01 – Commission paritaire : 0718 K 83412
– Distribution Presstalis – ISSN 1639-6936 – N° d’imprimeur 15/12/0037 – Directrice de la publication et Gérante : Sylvie Marcé

N° 74 - Février 2016
D
N O U S SO M M E S D E S A N S E U R S
ET NON DES STATUES

Pourquoi agissons-nous souvent


de façon contradictoire ?
Comment certaines personnalités
peuvent-elles se comporter de façon
aussi paradoxale ?
Mettre en jeu leur réputation
et leur carrière ?
Ou un de nos proches changer si
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