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Revue d’études comparatives Est-Ouest, 2007,

vol. 38, n° 4, pp. 67-82


La communautarisation du politique
en Bosnie-Herzégovine
Florian Bieber

Maître de conférences en Études politiques est-européennes, Université du Kent,


Canterbury, Royaume-Uni (f.bieber@kent.ac.uk)

Résumé : La relation entre ethnicité et partis politiques en Bosnie-Herzégovine


est analysée ici. Tout en défendant la thèse selon laquelle la prépondérance de
l’ethnicité dans la vie politique bosnienne n’est en aucun cas un phénomène
récent, pas plus qu’elle ne peut être imputée aux seuls effets des Accords de paix
de Dayton, l’auteur n’entend pas pour autant suggérer que cette prépondérance
est naturelle ou pérenne. Depuis la fin de la guerre en 1995, les partis politi-
ques nationalistes se sont affaiblis et doivent à présent affronter la concurrence
d’autres partis politiques plus modérés. Cependant, la compétition politique inter-
partisane se déroule davantage à l’intérieur de chaque groupe ethnique qu’entre
des formations qui chercheraient à obtenir les suffrages de tous les électeurs
bosniens quelle que soit leur communauté d’appartenance. La concentration terri-
toriale des groupes ethniques provoquée par la guerre et le nettoyage ethnique a
encore renforcé cette évolution.

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Plus de douze ans après la fin de la guerre en Bosnie-Herzégovine, le


pays demeure profondément divisé, tandis que le système politique et les
partis sont segmentés selon des lignes de clivage ethniques. Les raisons de
cette prééminence de l’ethnicité dans la vie politique et publique du pays
sont complexes. Elles ne sauraient être réduites à la seule nature des Ac-
cords de paix (Dayton, 14 décembre 1995), au déterminisme historique ou
à quelque autre cause unique. Nous montrerons que, pour comprendre le
caractère dominant de l’ethnicisation du politique, il convient d’examiner
tant les héritages historiques et l’impact de la guerre que les relations so-
ciales et institutionnelles tissées dans la Bosnie de l’après-guerre.
La Bosnie-Herzégovine est aujourd’hui composée de trois sociétés qui
vivent, pour l’essentiel, sans avoir d’interactions politiques suivies. La ter-
ritorialisation de l’ethnicité, que ce soit à travers le nettoyage ethnique, le
génocide commis à Srebrenica, les massacres perpétrés pendant le conflit
de 1992-1995, a dramatiquement réduit l’espace politique et sociétal com-
mun. L’absence de sphère politique partagée prend un relief singulier
lorsque l’on considère les institutions, les media et les partis politiques.
Ainsi que nous l’avons montré en détail ailleurs, le cadre institutionnel
adopté en Bosnie-Herzégovine relève d’un arrangement consociatif rigide
qui repose sur l’existence de sociétés séparées, reliées entre elles par des
élites ethniques censées coopérer. En pratique, cependant, l’application
de ce principe a fortement dépendu de l’intervention constante de la com-
munauté internationale. La dimension institutionnelle de la séparation
est consolidée par l’existence de sphères médiatiques distinctes. Parmi les
quotidiens, seul Nezavisne novine tente explicitement, quoiqu’avec un suc-
cès limité, de toucher un public dans les deux entités et au sein de toutes
les communautés. Les hebdomadaires, les magazines et les autres supports

. L’État de Bosnie-Herzégovine, né des Accords de paix de Dayton, est composé de deux


entités, la Fédération croato-musulmane et la Republika Srpska. Largement homogène sur
le plan communautaire, la Republika Srpska est organisée en 63 municipalités et 7 régions.
Issue d’un compromis entre représentants des communautés croate et bosniaque, la Fédé-
ration croato-musulmane présente une structure complexe, organisée en 10 cantons (cinq
à majorité bosniaque, deux à majorité croate et trois mixtes), eux-mêmes divisés en une
multitude de petites municipalités (NdT).
. La Cour de justice de la Haye, organe judiciaire principal des Nations unies, a, le 27 février
2007, rendu son arrêt sur la plainte pour génocide déposée en 1993 par la Bosnie-Herzégo-
vine à l’encontre de la République fédérale de Yougoslavie (RFY). Dans son jugement, elle
a reconnu qu’un génocide avait été commis à Srebrenica en juillet 1995 mais a estimé que
la Serbie-et-Monténégro ne pouvait être tenue ni pour responsable, ni pour complice de ce
génocide (tout au plus avait-elle violé ses obligations au titre de la convention de 1948 pour
la prévention et la répression du crime de génocide en ne cherchant pas à l’empêcher et en
ne punissant pas les coupables). Cf. l’arrêt de la Cour internationale de justice (CIJ), Affaire
relative à l’application de la Convention pour la prévention et la répression du crime de géno-
cide (Bosnie-Herzégovine c. Serbie-et-Monténégo), 26 février 2007, à l’adresse : http://www.
icj-cij.org/docket/files/118/8077.pdf (NdT).
. Pour plus de détails, voir Bieber, 2005a.

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de la presse écrite ne s’adressent qu’à une communauté ou sont importés


depuis un État-parent voisin. Bien qu’une télévision publique ait été ré-
cemment lancée à l’échelle de l’État de Bosnie-Herzégovine, les media
audiovisuels tendent à émettre sur une base ethnique et d’entité plus qu’au
niveau étatique (à l’exception des feuilletons à l’eau de rose latino-amé-
ricains dont la séduction traverse les frontières ethniques et identitaires)
(Bieber, 2005b). Enfin, les partis politiques, auxquels cet article sera plus
spécialement consacré, ne sont pas en mesure de rayonner au-delà des
entités et des communautés.
Nous soutiendrons dès lors l’idée que la communautarisation du politi-
que en Bosnie-Herzégovine est la résultante complexe des héritages, des
institutions et de l’état de la société de la Bosnie d’aujourd’hui. Ce qui ne
revient pas à dire qu’une telle réalité est immuable ni que les sociétés et
la politique bosniennes sont segmentées, en 2007, au même degré qu’elles
l’étaient en 1996. Néanmoins, une tentative révolutionnaire ou libératrice
pour sortir du corset de la politique communautarisée paraît improbable.

1. Les héritages historiques


Depuis plus d’un siècle, la vie politique est organisée selon des lignes
de clivage ethniques en Bosnie-Herzégovine. On peut y faire remonter les
origines d’une vie politique moderne à la période austro-hongroise (1878-
1918). Pendant les premières décennies d’administration austro-hongroise,
il n’y eut que peu d’espace pour une vie politique locale dans la mesure où
la Bosnie-Herzégovine était placée sous la ferme autorité du ministre des
Finances austro-hongrois, une position occupée par Benjamin Kállay jus-
qu’en 1903. Sous l’administration d’István Burián von Rajecz (1903-1912),
la Bosnie-Herzégovine connut un début de libéralisation qui se traduisit par
l’émergence de partis politiques rudimentaires ainsi que d’institutions élues.
Les partis émergents étaient presque exclusivement organisés sur une base
ethnique, à l’instar de l’Organisation nationale serbe, de l’Union nationale
croate, de l’Association catholique croate et de l’Organisation nationale mu-
sulmane. Bien que dans la première Assemblée bosnienne (1910), les sièges
aient été alloués selon une « clé ethnique », la création de partis mononatio-
naux est antérieure à la mise en place de ce cadre institutionnel de la vie po-
litique bosnienne. Les partis étaient issus d’anciens mouvements politiques
des communautés qui avaient revendiqué une plus grande autonomie ou
cherché à défendre d’autres intérêts propres à leur groupe.

. Les termes anglais de Bosnians (qui renvoie à tous les citoyens de Bosnie-Herzégovine
quelle que soit leur communauté d’appartenance) et de Bosniacs (désignant les seuls Mu-
sulmans de Bosnie-Herzégovine ou bošnjaci en langue locale) ont été respectivement tra-
duits par « Bosniens » et « Bosniaques » suivant une norme anglo-saxonne de plus en plus
souvent usitée en France (Ndt).

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La convergence entre partis politiques et appartenance ethnique a pro-


cédé de trois phénomènes. Premièrement, dans l’Empire ottoman (qui a
administré la région entre 1463 et 1878), la vie politique et sociale était
organisée autour des millets, soit des formes d’auto-administration cultu-
relle des communautés religieuses reconnues, lesquelles, dans le cas de la
Bosnie-Herzégovine, coïncidaient avec les trois communautés. Ainsi, bien
avant l’émergence d’une identité nationale moderne, l’accès au pouvoir
politique, aux droits et libertés civiques, à la justice et à l’imposition était
déjà organisé selon des logiques religieuses plutôt que sur une base terri-
toriale non communautaire. L’administration austro-hongroise (puissance
occupante après le Congrès de Berlin en 1878, avant d’annexer le terri-
toire en 1908) a hérité de ce système, l’a de facto reconnu et l’a complété
en accordant à la communauté musulmane des formes d’auto-adminis-
tration similaires à celles que les non-musulmans possédaient avant 1878.
Deuxièmement, le développement de mouvements nationaux dans la Ser-
bie voisine et dans les régions croates d’Autriche-Hongrie a contribué à
l’émergence de l’identité nationale en Bosnie-Herzégovine. L’échec de la
monarchie habsbourgeoise à promouvoir une identité commune bosnien-
ne (bošnjaštvo) a démontré la force des nouveaux mouvements nationaux.
Troisièmement, l’administration austro-hongroise a renforcé les différen-
ces communautaires, à la fois en raison de la manière dont cette adminis-
tration étrangère était perçue et de sa réalité. Ces divisions ont été recon-
nues et institutionnalisées dans le Landesstatut, l’acte juridique suprême,
ainsi que dans la loi électorale en vigueur lors du scrutin de 1910 après
l’annexion de la Bosnie-Herzégovine par l’Autriche-Hongrie en 1908. Sur
les 72 sièges parlementaires, 31 étaient réservés aux orthodoxes, 16 aux
catholiques, 24 aux musulmans et 1 aux juifs.
La fragmentation du spectre politique sur une base communautaire
s’est poursuivie à l’époque de la première Yougoslavie, bien que la Bos-
nie ait cessé d’exister en tant qu’entité juridique et que la monarchie you-
goslave ait renoncé à appliquer la « clé ethnique » introduite par le pou-
voir austro-hongrois. Sur les 63 sièges attribués à la Bosnie aux premières
élections de 1920, 23 ont été remportés par des partis d’orientation serbe,
24 par l’Organisation musulmane yougoslave (JMO) dominante et 7 par
deux partis politiques croates. Les deux formations « yougoslaves » – le
Parti démocratique unitaire yougoslave de Svetozar Pribićević et le Parti
communiste – n’obtinrent que 4 sièges. Ainsi que le souligne l’historien
bosnien, Srećko Džaja, « la population de Bosnie-Herzégovine a opté pour
des groupes politiques qui ne mettaient pas l’accent sur l’assimilation mais

. Voir Art. 5, Wahlordnung, Bosnien-Hercegovina, 1910.


. Après la Première Guerre mondiale, les territoires compris dans l’actuelle Bosnie-Herzé-
govine ont été incorporés au Royaume des Serbes, des Croates et des Slovènes, formé en
1918. Ce dernier a, en 1929, pris le nom de Yougoslavie.

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cherchaient plutôt à préserver et à entretenir les différences ethniques his-


toriquement construites » (Džaja, 2002, p. 175). De même, la vie sociale
organisée était structurée en institutions qui se définissaient sur une base
religieuse et nationale, à l’image de Gajret (musulmane), Prosveta (serbe),
Napredak (croate) et Benevolencia (juive) (Ibid., pp. 184-210).
Que la vie politique et sociale ait été largement stratifiée sur des bases
ethniques et religieuses ne signifie cependant pas que les relations intercom-
munautaires aient été conflictuelles ou les intérêts des communautés mono-
lithiques, même si les partis politiques tendaient parfois à projeter une telle
image. Il est impossible de comprendre le succès du mouvement partisan inter-
communautaire de la Seconde Guerre mondiale si l’on ne tient pas compte
des liens transcommunautaires qui ont existé dans la société bosnienne. La
victoire même du Parti communiste et du mouvement partisan a reposé sur
leur caractère inclusif. L’extrémisme et l’exclusivisme de l’administration
ustaša (le mouvement croate fasciste qui a gouverné l’État indépendant de
Croatie – accru de la Bosnie-Herzégovine – grâce aux forces d’occupation
allemandes et italiennes entre 1941 et 1945) et du mouvement četnik (le
mouvement nationaliste serbe qui aurait cherché à créer, selon les interpré-
tations qui en sont données, soit une Grande Serbie, soit une Yougoslavie
centralisée) ont aidé le mouvement partisan à gagner des soutiens dans les
trois communautés, bien qu’à des degrés inégaux. Le Parti communiste de
Yougoslavie lui-même a oscillé entre une politique de reconnaissance des
nations de Yougoslavie et une assimilation visant à la construction d’une
identité post-nationaliste plus vaste (Cudic, 2001, pp. 181-222).
En l’absence de pluripartisme, la question de la représentation des com-
munautés s’est déplacée de la sphère de la concurrence interpartisane vers
la recherche d’une représentation au sein d’un parti et d’une administra-
tion uniques. Ce déplacement a eu pour conséquence la réintroduction de la
« clé ethnique » afin de garantir que les postes au sein de l’État et du Parti
seraient équitablement répartis entre les trois principales communautés.
Évidemment, la pratique n’a pas toujours été conforme à la théorie. Notam-
ment, dans les premières décennies de l’après-guerre, le pourcentage des
Serbes a largement excédé celui des Croates et des Musulmans, principale-
ment en raison de la contribution proportionnellement supérieure des Ser-
bes au mouvement partisan et de la reconnaissance tardive, en 1968, d’une
nation musulmane à l’égal des nations serbe et croate. De fait, la « clé ethni-
que » n’a pas servi à « représenter » les différentes nations dans le Parti mais
plutôt à assurer la légitimité du Parti et de l’État dans les trois nations de
Bosnie comme ailleurs en Yougoslavie (Abazović, 2002). En conséquence, le

. Ces organisations culturelles et humanitaires s’employaient en même temps à développer


l’identité nationale naissante de ces communautés. Elles réduisaient ainsi l’espace disponi-
ble pour une culture commune ou pour d’autres organisations et reflétaient les différences
existant entre les groupes.

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principe de la représentation ethnique a parfois conduit à des absurdités – il


a, par exemple, été appliqué pour légitimer l’arrestation d’opposants poli-
tiques – et a réifié l’importance de l’ethnicité dans les institutions du pays,
alors même qu’elle s’amenuisait incontestablement dans la société commu-
niste bosnienne, à tout le moins jusqu’à la fin des années 1980.
L’une des énigmes de la Bosnie est le succès apparemment inattendu
des partis nationalistes aux premières élections libres de 1990, lequel a fait
basculer le pays dans la guerre. À l’époque, le contexte politique et social
comme le cadre institutionnel suggéraient une autre issue. Les sondages
donnaient la victoire aux partis multiethniques, tandis que les enquêtes
montraient que les distances ethniques étaient peu marquées. Enfin, le sys-
tème électoral comprenait un curieux mélange de dispositions encoura-
geant le vote transcommunautaire tout en mettant l’accent sur l’ethnicité.
La présidence collégiale à sept membres (deux par nation et un pour les
autres nationalités) favorisait l’allocation des sièges selon des critères eth-
niques alors que, dans le même temps, la possibilité donnée aux électeurs
de voter pour des candidats originaires de n’importe quelle communauté
les engageait à voter pour ceux qui ne jouissaient pas uniquement du sou-
tien restreint de leur communauté (Arnautović, 1996).
Si l’on souhaite expliquer cette première victoire ethno-nationaliste
(tout comme les suivantes), il faut soigneusement se garder de l’imputer
exclusivement au contexte social ou au cadre institutionnel. Premièrement,
l’environnement régional avec, notamment, la polarisation ethnique crois-
sante observée dans la Croatie et la Serbie voisines ne pouvait manquer
d’avoir un impact sur la réalité politique en Bosnie-Herzégovine. Deuxiè-
mement, certains aspects du système électoral – tel l’avantage donné aux
districts ruraux, ethniquement plus polarisés, sur les districts urbains – ont
favorisé les partis nationaux. Surtout, le vote pour les partis nationaux en
1990 n’équivalait pas à une adhésion aux programmes extrémistes que
ces partis, notamment le Parti démocratique serbe (SDS) et, plus tard, la
Communauté démocratique croate (HDZ), mettraient ultérieurement en
œuvre. À l’époque, en effet, les partis nationaux faisaient campagne avec
des slogans associant ethnicité et démocratie, à l’image du Parti de l’ac-
tion démocratique (SDA), ou des slogans incitant au choix « tout naturel »
du parti national, comme le HDZ avec son Zna se (« C’est connu ») ou le
SDS déclarant Srbi, vi smijete da budite Srbi (« Serbes, vous êtes autorisés
à être Serbes ») (Arnautović, 1996, pp. 99-100). L’apparente modération de
ces trois formations et les promesses de coopération entre partis nationaux
furent en grande partie à l’origine de leur succès électoral. Elles étaient
alors des mouvements nationaux plutôt ouverts qui couvraient un spectre
politique allant des nationalistes extrémistes jusqu’à des technocrates plus

. Voir en annexe la liste des partis cités.

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modérés. En fait, seul un processus de radicalisation, souvent sous l’impul-


sion de forces extérieures (la Serbie ou la Croatie), a transformé ces partis
en une version guerrière d’eux-mêmes.
Comprendre cette évolution suppose d’introduire une distinction entre
les partis nationaux et les partis nationalistes. Les premiers sont des partis
dont l’électorat est composé de façon prépondérante d’une communauté
ou d’une nation particulière à laquelle s’adresse leur programme. Même
s’il est probable que cette configuration débouche sur la formulation de
politiques favorisant une communauté donnée et limite leurs choix idéolo-
giques, ces partis diffèrent pourtant des partis nationalistes. Le programme
de ces derniers est essentiellement nationaliste en ce qu’il subordonne tous
les autres objectifs idéologiques à la réalisation du projet nationaliste, que
celui-ci porte sur la création d’un État-nation ou sur l’établissement d’une
autre forme de domination politique de la communauté concernée. Bien
que la transformation des mouvements nationaux en partis nationalistes
soit intervenue rapidement en Bosnie (entre 1990 et 1992), cette évolution
n’était ni inévitable ni irréversible.
Lors des premières élections pluripartites de 1990, les partis non eth-
niques faisaient figure d’alternative viable aux partis nationalistes, la Li-
gue communiste et l’Union des forces réformatrices du dernier Premier
ministre yougoslave, Ante Marković, ayant chacune remporté près d’un
quart des suffrages. Pourtant, si l’on place le vote pour les partis nationa-
listes en regard du poids démographique des trois principales communau-
tés, force est de constater l’existence d’une étroite corrélation indiquant
qu’une majorité des membres des trois communautés a voté pour « son »
parti nationaliste. Chez les Musulmans et les Serbes, le soutien aux partis
nationalistes a été inférieur à leur part dans la population, alors que chez
les Croates, le vote HDZ a quasiment correspondu à celle-ci (Kasapović,
2005, pp. 134-135). Pendant la guerre, l’espace des partis politiques non
nationalistes a continué à se contracter, confortant la communautarisation
du politique.
La marginalisation des partis non nationalistes s’explique de plusieurs
façons. Premièrement, le conflit a pour la première fois territorialisé l’eth-
nicité en Bosnie-Herzégovine. Comme Mirjana Kasapović l’a souligné,
avant la guerre, aucune nation en Bosnie-Herzégovine n’avait « son Koso-
vo », i.e. un territoire doté d’une énorme charge symbolique (Ibid., p. 115).
La présence des trois nations un peu partout en Bosnie et l’absence de
revendication d’un territoire « historique » précis avaient fait des commu-
nautés – et non des revendications territoriales spécifiques – le principe
structurant du politique en Bosnie-Herzégovine avant 1991. La guerre a
cependant modifié cette situation en introduisant des divisions territoriales
. Sur le cas du SDS, voir Caspersen, 2005.

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qui épousaient les divisions ethniques. En réalité, la guerre a été principa-


lement menée par des groupes ethniques à des fins de contrôle territorial,
l’objectif des élites serbes et croates de Bosnie étant la sécession et l’union
avec, respectivement, la Serbie et la Croatie voisines, ce qui était impos-
sible sans un territoire clairement défini. Cette territorialisation a rétréci
l’espace disponible pour les citoyens qui ne voulaient pas s’identifier ethni-
quement et a radicalement réduit l’audience des partis non nationalistes.
Deuxièmement, les partis nationalistes ont administré les zones sous leur
contrôle avec les méthodes autoritaires héritées de la Ligue des communis-
tes. La logique nationaliste et la guerre ont laissé peu de latitude à une op-
position rapidement accusée de trahison. Dans les territoires contrôlés par
le gouvernement de la Bosnie-Herzégovine, la situation n’était pas aussi
tranchée car des partis non nationalistes l’ont rejoint : des Croates et des
Serbes modérés ont remplacé les radicaux qui avaient quitté leurs fonc-
tions au début de la guerre après l’éclatement de la coalition nationaliste.
Cependant, même là, il ne restait plus guère de place pour des formations
non nationalistes. Troisièmement, au fur et à mesure que le conflit évoluait
d’une attaque du SDS et des forces yougoslaves contre la Bosnie-Herzé-
govine vers la guerre de tous contre tous à l’occasion des affrontements
bosno-croates de 1993-1994, la logique de la guerre prit un tour de plus
en plus « ethnique », au sens où il devint quasiment impossible de ne pas
s’identifier à un groupe ethnique donné.
Finalement, les efforts de paix internationaux ont reposé sur une média-
tion entre les parties en conflit, une notion qui comprenait de toute évidence
les trois organisations nationalistes et les forces militaires sous leur contrôle,
mais pas les formations politiques non nationalistes qui, de fait, n’étaient pas
« parties » au conflit et furent marginalisées. Aujourd’hui, la plupart des ana-
lystes s’accordent à penser que la tenue d’élections neuf mois à peine après
la fin de la guerre, en septembre 1996, a conforté l’assise et la légitimité des
nationalistes dans la mesure où les formations modérées étaient incapables
d’atteindre les électeurs. Peut-on dire pour autant que, en Bosnie-Herzégo-
vine, la vie politique a été ainsi inéluctablement remise entre les mains des
partis nationalistes ? Pour répondre à cette question, il convient de se tour-
ner à présent vers le cadre institutionnel de la Bosnie d’après le conflit.

2. Institutions et comportement électoral


On a beaucoup reproché aux Accords de Dayton d’avoir doté la Bos-
nie-Herzégovine d’un système politico-administratif inefficace qui impli-
quait une ethnicisation du politique. En effet, l’accord de paix a reconnu la
structure institutionnelle qui avait émergé pendant la guerre et favorisait
une organisation ethnique de la vie politique selon des limites territoriales

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claires. Rares furent alors les institutions qui transcendaient les ethnies et
les entités. De la sorte, la vie politique en Bosnie-Herzégovine n’intervient
pas à l’échelon municipal ou étatique ; elle est ethnique et se déploie au
sein des entités. Aucune circonscription électorale ne va au-delà de la fron-
tière séparant la Fédération presque intégralement croato-musulmane et
la Republika Srpska. Il n’y a pas une seule fonction élective à laquelle se
présenteraient simultanément un Bosniaque de la Fédération et un Serbe
de la République serbe. En bref, la compétition électorale se déroule à l’in-
térieur des entités et, à ce niveau, principalement au sein de chaque groupe
ethnique.
Le système institutionnel instauré à la fin de la guerre a donné une pri-
mauté sans précédent à l’ethnicité qui s’y est diffusée par deux chemine-
ments opposés. Premièrement, un parti pris ethnique « invisible » a impré-
gné les institutions nées durant la guerre. En conséquence, les minorités et
les peuples constituants (statut des Bosniaques, Croates et Serbes de Bos-
nie-Herzégovine) qui se sont retrouvés numériquement minoritaires dans
une zone donnée ont été exclus de fait du pouvoir. En République serbe,
rien n’empêche formellement les Croates, les Bosniaques ou d’autres po-
pulations de se présenter aux présidentielles ou à d’autres fonctions impor-
tantes mais, en réalité, le fonctionnement ethnique du système politique est
tel qu’un candidat bosniaque n’aurait pas la moindre chance de l’empor-
ter. En raison du caractère ethnique des entités, des cantons et du pouvoir
local, les groupes non dominants sont marginalisés. Cette exclusion n’est
pas simplement institutionnelle ; elle est également visible dans la sphère
symbolique : les cantons croates ont mis en exergue leur croatitude et la
République serbe n’a pas caché son aspiration à créer un État-nation serbe.
Ce faisant, prise dans l’étau du nationalisme ethnique, la neutralité institu-
tionnelle fut responsable de l’une des formes d’ethnicisation de la Bosnie
de l’après-guerre. Du fait de l’expulsion, partout en Bosnie, des groupes
non dominants, le parti-pris ethnique était souvent quasiment impercepti-
ble mais il n’en empêchait pas moins le retour des réfugiés.
La seconde forme d’ethnicisation a été inscrite dans la loi et pas seule-
ment dans la pratique. Les institutions de la Fédération bosno-croate – qui
ont largement servi de modèle pour la constitution de l’État de Bosnie-
Herzégovine, définie en annexe des Accords de Dayton du 14 décembre 1995 –
ont prévu un système généralisé de quotas par ethnie et par entité pour le Par-
lement, la présidence et les autres institutions. Au niveau de l’État, il était moins
question d’exclure que d’ancrer l’identification ethnique dans la vie publique.
À ce niveau, l’exclusion affectait surtout les minorités, c’est-à-dire les citoyens
qui n’étaient ni Bosniaques ni Croates ni Serbes ; elle concernait aussi occa-
sionnellement des Serbes dans la Fédération, des Bosniaques et des Croates
en République serbe. De la même manière, la Constitution de la Fédération
croato-musulmane excluait les Serbes du gouvernement et du Parlement.

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Ces deux formes d’exclusion – dans les entités et à tous les niveaux admi-
nistratifs inférieurs – ont été contestées devant la Cour constitutionnelle
de Bosnie-Herzégovine qui, dans son arrêt du 1er juillet 2000, a déclaré
illégale toute exclusion, qu’elle soit fondée sur la loi ou sur la pratique.
Des amendements aux Constitutions des deux entités, imposés en 2002
par le Haut Représentant, Wolfgang Petritsch, ont étendu les garanties de
représentation ethnique à tous les niveaux de pouvoir. Ces changements
reposaient sur l’hypothèse selon laquelle, d’une part, les institutions dé-
pourvues de quotas ethniques n’étaient pas moins susceptibles d’encoura-
ger les discriminations comme on avait pu le voir en République serbe ou
ailleurs en Bosnie-Herzégovine et, d’autre part, qu’en appliquant le prin-
cipe de la représentation ethnique et le droit de veto à tous les échelons,
on garantissait qu’aucune communauté ne pourrait gouverner seule. Une
telle configuration avait par le passé incité certains groupes à bloquer de
manière asymétrique un niveau de l’administration (l’État) pendant que
d’autres (les entités ou les cantons) continuaient à fonctionner.
La spirale d’ethnicisation accrue de la représentation s’est poursuivie
jusque récemment. Il a fallu attendre 2005 et le premier débat constitu-
tionnel de l’après-conflit pour que l’on se préoccupe d’atténuer les excès
d’une représentation fondée sur l’entité et sur l’ethnicité. Dans les débats
politiques internes comme au sein des organisations internationales, c’est
principalement pour son manque de fonctionnalité que le degré élevé
de représentation ethnique a été critiqué plutôt qu’au nom des droits de
l’homme ou de la création d’une identité étatique suffisamment forte pour
autoriser le développement durable de la Bosnie-Herzégovine.

3. Modération et division
Dans la période de l’après-guerre, en dehors des trois partis nationalis-
tes, certaines formations politiques se sont consolidées et sont parvenues,
ici et là, à contester la domination des nationalistes. Alors qu’en 1996, seu-
les quelques municipalités, comme Tuzla, étaient administrées par des par-
tis non nationalistes, en 2006, le bilan était moins sombre : des modérés ont
pu exercer le pouvoir, du moins pendant un certain temps, dans les deux
entités au niveau de l’État ainsi que dans divers cantons et municipalités.
Qu’est-ce qui caractérise un parti politique « modéré » dans la Bosnie-
Herzégovine de l’après-guerre ? Avant le conflit, les deux principaux par-
tis politiques non nationalistes avaient cherché à préserver l’intégrité terri-
toriale du pays et s’étaient opposés à l’ethnicisation de la vie publique mais
la logique d’ethnicisation, qui s’est imposée depuis, lors a dramatiquement
réduit les chances qu’émerge un parti non national à l’échelle de la Bos-
nie. Même des choix politiques ethniquement neutres en apparence ont
des implications sur les relations de pouvoir entre les trois communautés

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nationales de Bosnie-Herzégovine. Le principe « une personne, une voix »


favorise manifestement le groupe le plus nombreux, tandis que celui qui
l’est moins craint d’être marginalisé. Le fait qu’une majorité d’électeurs
vote pour des partis ethniques rend quasiment impossible d’opter pour une
politique qui ne soit pas perçue comme défavorable à tel ou tel groupe.
Cette dynamique est confortée par le fait que le système politique est
contesté ou, du moins, ne suscite pas le même degré d’adhésion et de loyau-
té de la part de tous les citoyens. Alors que la République serbe constitue
l’unité-clé de l’administration aux yeux des partis politiques serbes, ce rôle
est tenu par l’État pour les partis bosniaques et par les cantons pour les
partis croates. Ainsi les institutions ne constituent pas seulement l’arène
où se déroule la compétition politique entre partis nationaux, mais elles
sont elles-mêmes l’objet permanent de cette compétition.
L’une des conséquences de cette situation est qu’il n’y a pas de parti po-
litique pour lequel le vote transcendant les entités est significatif. Les partis
basés dans la Fédération n’obtiennent un nombre substantiel de suffrages
en République serbe que parmi les réfugiés, c’est-à-dire les Bosniaques et
les Croates revenus en République serbe ou ceux qui ont continué à vivre
dans la Fédération tout en votant en République serbe. La plupart des par-
tis de la République serbe ne présentent même pas de candidats dans la
Fédération et seul le Parti des sociaux-démocrates indépendants (SNSD) y
a remporté quelques succès. En dehors des partis nationalistes dominants,
quatre autres types de formations politiques peuvent être identifiés : les for-
mations issues de la scission d’éléments modérés, les partis sociaux-démo-
crates, les partis technocratiques et les partis nationalistes extrémistes.
Des scissions dans le sens de la modération sont régulièrement inter-
venues depuis 1990 en raison de la transformation des partis nationalis-
tes de mouvements nationaux relativement ouverts en organisations au
profil plus exclusivement radical. Le Parti pour la Bosnie-et-Herzégovine
(SBiH) de l’ancien Premier ministre, Haris Silajdžić, a fait scission d’avec
le SDA, au pouvoir à la fin de la guerre, et a mené une politique moins na-
tionaliste tout en continuant à recruter ses électeurs essentiellement parmi
les Bosniaques. Sur la scène partisane serbe, l’ancien président de la Ré-
publique serbe, Biljana Plavšić, a rompu avec le SDS en 1997 pour former
l’Alliance nationale serbe (SNS), tandis que Kresimir Zubak, Croate de
Bosnie qui fut membre de la présidence, a quitté le HDZ pour former la
Nouvelle initiative croate (NHI) en 1998. À l’exception du SBiH et du jeu-
ne HDZ-1990 (lancé en 2006), ces nouvelles formations n’ont pu s’assurer
un soutien électoral notable. Cet échec s’explique pour l’essentiel par la
puissante infrastructure dont disposent les partis nationalistes et par le fait
que leur « marque de fabrique » les désigne d’emblée comme le principal
représentant de chaque communauté.

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Les partis sociaux-démocrates ont été plus influents. Dans la Fédéra-


tion, le Parti social-démocrate (SDP) que dirige Zlatko Lagumdžija est
le successeur de l’ancienne Ligue des communistes et la formation qui a
le mieux réussi à mobiliser le vote transethnique (à défaut du vote trans-
entité). Principale alternative au SDA, son soutien à l’État bosnien lui a
valu un succès plus limité en République serbe. Dans cette entité, le Parti
des sociaux-démocrates indépendants (SNSD) a été le principal parti de
l’opposition. Issue du courant réformiste en 1990, la formation dirigée par
Milorad Dodik s’est fortement identifiée à l’entité et aux intérêts serbes.
Les deux partis sociaux-démocrates sont ainsi étroitement liés à leur entité
respective et ne parviennent guère à traverser la frontière entre entités et
communautés. En fait, les politiques économiques et sociales sont souvent
subordonnées à des enjeux qui divisent les communautés. Par ailleurs, un
certain nombre de partis technocratiques ont émergé au sein du politique
communautarisé, à l’instar du Parti pour le progrès démocratique (PDP)
en République serbe, que dirige Mladan Ivanić, ou du Parti « Œuvrer en
faveur du progrès » financé par le riche homme d’affaires croate, Mladen
Ivanković. Bien que plus favorables à des politiques et réformes économi-
ques (à tout le moins formellement), ces partis ont généralement accepté
le cadre institutionnel établi et se sont dès lors limités à une seule commu-
nauté ou entité. Depuis leur arrivée au pouvoir, au lendemain des élections
de 2006, les partis « modérés », soit le SBiH et le SNSD, ont occupé l’es-
pace politique des partis nationalistes et adopté une attitude moins portée
au compromis que leurs prédécesseurs, pourtant nominalement désignés
comme plus nationalistes. Cette situation illustre les difficultés qu’il peut y
avoir à échapper à la logique de la politique nationaliste dans un système
de partis divisé selon des lignes nationales.
Pour leur part, les partis nationalistes extrêmes ont été peu efficaces en
Bosnie depuis 1995 dans la mesure où l’électorat nationaliste était contrôlé
par les partis nationalistes dominants. Le Parti radical serbe (SRS) est celui
qui a connu le plus grand succès, singulièrement en 1998, avant qu’une inter-
diction et une scission interne ne le réduisent à l’insignifiance. De la même
manière, le Parti croate du droit (HSP) s’est présenté à plusieurs élections
sans recevoir de soutiens consistants. Bien que les partis nationalistes aient
renoncé à défendre des politiques plus modérées, ils continuent d’accueillir
des personnes dont les orientations idéologiques couvrent un vaste spectre
allant du technocratisme au nationalisme le plus extrême. Ce faisant, ils ont
pu empêcher les partis extrémistes de se constituer une niche électorale. En-
fin, quelques formations de taille modeste ont pris part à la compétition élec-
torale. Parmi elles, figurent des entreprises partisanes ayant tenté de sortir
du cadre de la politique ethnique, à l’image du Parti démocratique civique
(GDS), ou des partis structurés autour d’un enjeu spécifique comme les for-
mations de défense des retraités qui sont présentes dans les deux entités.

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Comme le montre ce bref survol de la vie politique en Bosnie-Herzégo-


vine, il n’y a pas un, mais plusieurs spectres partisans bosniens. Bien que les
partis puissent être classés sur une échelle conventionnelle gauche-droite,
une telle catégorisation semble d’une faible utilité. Les partis nationalistes
ne sont pas nécessairement opposés à la protection sociale et il leur est ar-
rivé de se prononcer contre les réformes de marché. Symétriquement, des
partis sociaux-démocrates ont eu recours à une rhétorique nationaliste. Les
partis gagneraient plutôt à être distingués en fonction de leur conception de
l’organisation de l’État, depuis les partisans du statu quo jusqu’à ceux qui
prônent un changement institutionnel radical. Les partis nationalistes ex-
trêmes et les partis à forte orientation civique figurent parmi les principaux
avocats d’un tel changement, bien que leurs motivations soient totalement
opposées puisque les nationalistes cherchent à démanteler l’État alors que
les partis civiques veulent gommer l’accent mis sur l’ethnicité. À l’inverse,
les partis nationalistes et les principaux partis de l’opposition sont surtout
devenus les avocats du statu quo ou d’un changement strictement limité.

4. Comprendre la communautarisation du politique


Le succès de la communautarisation du politique en Bosnie-Herzégovine
présente plusieurs facettes ; il n’est imputable, comme on l’a dit, ni aux seuls
effets des Accords de Dayton, ni à la guerre, ni à aucune autre cause unique.
Depuis l’émergence de partis politiques en Bosnie-Herzégovine, l’ethnicité
a été le principal facteur structurant de la vie partisane et des institutions po-
litiques. La nouveauté depuis 1992 a résidé dans la territorialisation de cette
prépondérance ethnique, les partis n’étant plus limités uniquement en termes
d’électorat, mais aussi en termes de territoire. Ce nouveau clivage, loin de
contribuer à atténuer l’ethnicisation du politique, n’a fait qu’amplifier les
divisions ethniques. Comment comprendre cependant le succès de partis
politiques se situant d’une manière ou d’une autre sur des lignes de clivage
ethniques ? Pour faire bref, quatre approches peuvent apporter des éléments
de réponse : les héritages historiques, l’attachement à l’identité nationale, la
manipulation par les élites, la peur et l’ethnicisation du quotidien.
La première reviendrait à considérer que la vie politique en Bosnie-Her-
zégovine est ethniquement structurée depuis un siècle. Une telle approche
pèche toutefois par son déterminisme dans la mesure où elle néglige la pos-
sibilité d’une évolution des choix politiques au fil du temps. Par ailleurs,
trop de ruptures significatives sont intervenues au cours de l’histoire pour
discerner une ligne de continuité claire. Plus encore, la Ligue des commu-
nistes, demeurée quarante-cinq ans au pouvoir, avait choisi d’instaurer un
système de partis qui n’était pas ethniquement stratifié.
Une deuxième démarche consisterait à prendre le succès des partis natio-
nalistes pour un indicateur du soutien apporté à l’identité nationale exclu-

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sive. Or cette (apparente) évidence peut s’avérer trompeuse. D’abord, une


forte identification avec une nation particulière n’est pas un donné ; elle doit
être expliquée par d’autres facteurs. Ensuite, les informations disponibles sur
la période antérieure au conflit indiquent que le soutien aux partis nationa-
listes n’a pas nécessairement reflété une forte identification (ou a contrario
une distance) ethnique10. De même, les données fournies par le PNUD dans
son Early Warning Report de 2005 montrent qu’une majorité des citoyens de
toutes les communautés tient les partis nationalistes pour responsables de
l’absence d’amélioration des relations interethniques (UNDP, 2005).
Une troisième série d’explications suggère que les élites ethno-politiques
ont instrumentalisé l’ethnicité afin d’accéder au pouvoir et de s’y mainte-
nir. Cette interprétation des causes du succès des partis ethniques contredit
le raisonnement précédent. Toutefois, l’approche instrumentaliste ne par-
vient pas non plus à expliquer pleinement la réussite des partis nationalis-
tes. D’une part, en 1990, quand les formations nationalistes ont remporté
les premières élections, elles ont gagné non en tant que partis sortants mais
en tant que partis d’opposition. Bien que les forces politiques nationalistes
croates et serbes aient bénéficié du soutien médiatique et logistique de la
Serbie et de la Croatie, leur victoire en 1990 ne peut être réduite à une sim-
ple manipulation par les élites. D’autre part, pendant la période de l’après-
guerre, les acteurs internationaux ont déployé des efforts considérables pour
promouvoir des alternatives politiques modérées, quoique sans grand effet.
Les élites politiques nationalistes n’ont donc pas eu un accès illimité à la po-
pulation qui leur aurait permis d’instrumentaliser aisément l’ethnicité à des
fins électorales. S’il est certain que l’ethnicité a bien été utilisée de façon ins-
trumentale par les élites politiques des partis nationalistes et d’autres partis,
ce seul fait ne saurait rendre compte de la réussite des nationalistes.
Enfin, la nationalisation de l’espace politique peut être interprétée
comme la résultante de la peur et de l’ethnicisation de la vie publique. La
peur qu’inspire la mobilisation de l’ethnicité par certains acteurs politi-
ques a peut-être conforté le succès des partis nationalistes, perçus comme
une protection contre le nationalisme des Autres. En 1990 mais aussi plus
tard, les partis modérés qui ont choisi de ne pas jouer la carte de l’ethni-
cité ont obtenu des résultats décevants parce qu’ils n’ont pas su persuader
les électeurs qu’ils « protégeraient les intérêts nationaux vitaux ». Sachant
que la rhétorique autour de la défense de l’intérêt national s’est banalisée
et qu’elle a pénétré l’organisation institutionnelle de l’État par le biais du
système des droits de veto, les partis modérés ont peiné à prouver leur
engagement dans ce domaine, ce qui a réduit leur attractivité. La vie poli-
tique a été ethnicisée à un point tel que rares sont les domaines des poli-
tiques publiques où les prises de position sont dépourvues de connotation

10. Cet argument a été avancé dans le cas de la Croatie et de la Serbie par Gagnon, 2004.

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ethnique. Défendre l’introduction de la TVA (intervenue en 2006) signifie


soutenir les institutions étatiques qui collectent cette taxe et acquièrent
de la sorte une indépendance financière par rapport aux entités, l’enjeu se
transformant aussitôt en une question ethnique. Pratiquement tout enjeu
peut (et est) considéré à travers un prisme ethnique. Les dynamiques de la
communautarisation du politique en Bosnie-Herzégovine sont ainsi pro-
fondément ancrées dans les institutions du pays et dans sa société. Néan-
moins, elles ne sont pas gravées dans la pierre et peuvent évoluer. Cette
évolution sera probablement graduelle et ne trouvera son origine ni dans
la seule réforme des institutions ni dans un changement social radical.

(Traduit de l’anglais par Nadège Ragaru)

Annexe

Liste des partis politiques cités

GDS Građanska demokratska stranka – Parti démocratique civique


HDZ Hrvatska demokratska zajednica – Communauté démocratique croate
HDZ-1990 Hrvatska demokratska zajednica-1990 – Communauté démocratique
croate-1990, née d’une scission du HDZ en avril 2006
HSP Hrvatska stranka prava – Parti croate du droit
NHIv Nova hrvatska inicijativa – Nouvelle initiative croate
Narodna stranka Radom za boljitak – Parti « Œuvrer en faveur du pro-
grès »
PDP Partija demokratskog progresa RS – Parti pour le progrès démocratique de
la Republika Srpska
SBiH Stranka za Bosnu i Hercegovinu – Parti pour la Bosnie-et-Herzégovine
SDA Stranka Demokratske Akcije – Parti de l’action démocratique
SDP Socijaldemokratska partija Bosne i Hercegovine – Parti social-démocrate de
Bosnie-et-Herzégovine
SDS Srpska demokratska stranka – Parti démocratique serbe
SNS Srpski narodni savez RS – Alliance nationale serbe de la Republika Srpska
SNSD Stranka nezavisnih socijaldemokrata – Parti des sociaux-démocrates indé-
pendants
SRS Srpska radikalna stranka RS – Parti radical serbe de la Republika Srpska

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