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Droit et société

L'exercice de la fonction de justice comme enjeu de pouvoir entre


Justice et médias
Jacques Commaille

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Commaille Jacques. L'exercice de la fonction de justice comme enjeu de pouvoir entre Justice et médias. In: Droit et société,
n°26, 1994. Justice et médias. pp. 11-18;

doi : https://doi.org/10.3406/dreso.1994.1250

https://www.persee.fr/doc/dreso_0769-3362_1994_num_26_1_1250

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Abstract
Judicial Practice as the Wager of Power between Justice and Media.
In this article, an analysis is traced of what appears increasingly as a power relationship between
Justice and media. Beyond the investigation of the forms taken by this relationship, the examination of
the reasons for its existence are here of particular interest to us. One explanation put forward is that
Justice has not been able to assume fully its role in the context of the reconstruction of social control,
an argument which has allowed media to consider themselves able to assume the role of expressing «
what is right and what is true ». Rather than opting for an attitude of resignation or indignation in the
matter, the question remains of how to establish the basis upon which a renewed complementarity
between Justice and média may be built, enabling the reintroduction of the function of justice into « City
» affairs.

Résumé
Dans cet article, l'analyse est esquissée de ce qui apparaît de plus en plus comme un rapport de
pouvoir entre la Justice et les médias. Au- delà des formes prises par ce rapport de pouvoir, ce sont
les raisons qui doivent être recherchées. L'idée est avancée que parmi celles-ci, il y aurait
l'impossibilité dans laquelle se trouverait la Justice d'assumer pleinement sa fonction dans le cadre des
recompositions du contrôle social, ce qui autoriserait les médias à prétendre dire à sa place le juste et
le vrai. Mais loin de sombrer dans la résignation ou l'indignation, il resterait à se demander quelles
complémentarités entre Justice et médias pourraient être réinventées pour permettre notamment une
nouvelle inscription de la fonction de justice dans les affaires de la Cité.
Droit et Société 26-1994
L'exercice

de la fonction de justice

comme enjeu de pouvoir

entre Justice et médias

Jacques Commaille*

Summary L'auteur

Directeur de recherche au CNRS


Judicial Practice as the Wager of Power between Justice and Media et maître de conférences à
In this article, an analysis is traced of what appears increasingly as a l'Institut d'études politiques de
power relationship between Justice and média. Beyond the investigation Paris. Spécialisé dans la
sociologie du droit, il développe plus
of the forms taken by this relationship, the examination of the reasons particulièrement depuis
for its existence are hère of particular interest to us. One explanation quelques années des travaux de
put forward is that Justice has not been able to assume fully its rôle in recherche sur la relation droit et
the context of the reconstruction of social control, an argument which politique : recherche européenne
has allowed média to consider themselves able to assume the rôle of sur les fondements normatifs de
expressing « what is right and what is true ». Rather than opting for an la régulation sodo-poiïtique des
attitude of résignation or indignation in the matter, the question remains personnes et de la famille ;
recherche sur la production
of how to establish the basis upon which a renewed complementarity gouvernementale du droit (en
between Justice and média may be built, enabling the reintroduction of collaboration avec Pierre Lascoumes);
the function of justice into « City » affairs. recherche sur la carte judiciaire
française. Ces travaux donnent
lieu à publications, parmi
lesquelles :
Résumé — Normes juridiques et
régulation sociale (sous la
direction, avec François Chazel),
Dans cet article, l'analyse est esquissée de ce qui apparaît de plus en Paris, LGDJ, coll. « Droit et
plus comme un rapport de pouvoir entre la Justice et les médias. Au- Société », 1991;
— PoUtiques des lois en Europe
delà des formes prises par ce rapport de pouvoir, ce sont les raisons qui (sous la direction, avec Louis
doivent être recherchées. L'idée est avancée que parmi celles-ci, il y Assier-Andrieu), Paris, LGDJ, coll.
aurait l'impossibilité dans laquelle se trouverait la Justice d'assumer
« Droit
— L'esprit
et Société
sociologique
», à paraître
des lois.;
pleinement sa fonction dans le cadre des recompositions du contrôle social,
ce qui autoriserait les médias à prétendre dire à sa place le juste et le Essai de sociologie potitique du
vrai. Mais loin de sombrer dans la résignation ou l'indignation, il droit, Paris, PUF, à paraître.
resterait à se demander quelles complémentarités entre Justice et médias
pourraient être réinventées pour permettre notamment une nouvelle
inscription de la fonction de justice dans les affaires de la Cité.

T . . . . . „. . , , * Centre d'étude de la vie politi-


Les sciences sociales ont souvent beaucoup de difficultés a se que française, cevipof
positionner face à un « problème social » surtout lorsque celui-ci (CNRS/Fondation nationale des
sciences politiques).

11
/. Commaille fait l'objet de débats socio-politiques passionnés. C'est le cas pour
L'exercice de la fonction de ce qui concerne les relations entre la Justice et les médias. Aux
justice comme enjeu de excès de la médiatisation de la fonction de justice s'ajoute une
pouvoir entre Justice et
surabondance de considérations morales sur les transgressions aux
médias
normes explicites ou implicites en la matière commises par l'un ou
l'autre des partenaires.
Le chercheur risque alors d'ajouter au discours d'indignation,
pressé qu'il est de juger lui-même, de prophétiser, de contribuer à
la construction dans l'urgence d'une nouvelle éthique, alors qu'il
s'agit d'abord de comprendre.
Comprendre, c'est ici aussi tenter de dévoiler, au-delà des
constats désenchantés d'une dégradation perçue des rôles
respectifs des deux partenaires concernés et des images qu'il se
renvoient réciproquement, la nature profonde du rapport de pouvoir
qui les lie dans la fonction sociale et politique qu'ils prétendent
tous les deux exercer. Les sciences sociales peuvent alors avoir
peut-être le mérite de souligner que la solution éventuelle du
« problème social », avant de résider dans un appel au bon sens
ou à la bonne volonté des partenaires, doit être fondée, au
préalable, sur ce qui les détermine en partie et risque d'influencer leurs
actions.
En l'occurrence le rapport de pouvoir entre Justice et médias
est fait d'intérêts matériels ou marchands (à partir notamment de
ces « mécanismes d'un champ journalistique de plus en plus
soumis aux exigences du marché » *), idéologiques, institutionnels,
professionnels comme de convictions et de valeurs.
C'est l'analyse de ce rapport de pouvoir que nous
esquisserons ici, à partir d'une réflexion menée avec quelques-uns de nos
étudiants de l'Institut d'études politiques de Paris 2 en considérant
ce que nous appellerons un processus de construction sociale de la
fonction de justice.
En effet, dans le jeu de miroir entre la Justice et les médias, la
Justice n'existe pas en soi, elle est « une réalité socialement
construite » 3. Tout phénomène social est « socialement construit » par
1. Pierre Bourdieu, « L'emprise les représentations qu'en ont et qu'en donnent les individus. Mais
du journalisme », Actes de la par rapport à ce qui peut être une manifestation « naturelle » des
recherche en sciences sociales, n° comportements sociaux, il s'agit ici d'une pratique délibérée : les
101/102, mars 1994, p. 3.
médias ne visent pas simplement à témoigner du réel de la
2. Des analyses de dossiers de
presse ont été réalisées, dans le Justice. Ils fonctionnent comme « ordonnateurs du réel », notamment
cadre de notre enseignement sur par un travail de mise en scène du réel social dans le « théâtre »
Fonction de justice et ordre de la Justice.
politique, par des étudiants de 3'
année de l'Institut d'études Ce travail de construction sociale est ainsi favorisé par les
politiques de Paris (année fonctions sociales assignées aux deux partenaires : écrire ou
universitaire 1992-1993). montrer l'épopée d'une société dans son quotidien pour les médias;
3. Peter Berger et Thomas accomplir les rites nécessaires, gérer le symbolique indispensable
Luckmann, La construction
sociale de la réalité, Paris, pour la cohésion du groupe social et sa perpétuation pour la Jus-
Méridiens-Klincksieck, 1986.

12
tice, ce qui explique que l'accomplissement de la fonction de Droit et Société 26-1994
justice doive se réaliser comme représentation 4.
La Justice et les médias sont ainsi constitués en « espace
public » mais les fonctions sociales respectives de l'un et de l'autre
qui pourraient être complémentaires sont susceptibles de devenir
concurrentes. C'est ce qui semble se produire de plus en plus
actuellement et il convient d'en rechercher les raisons.

Les formes du rapport de pouvoir

La manifestation la plus évidente de la rupture avec la


complémentarité dans l'usage de l'espace public, c'est ce que nous
pourrions appeler une instrwnentalisation réciproque de la Justice
et des médias : les médias recourent aux sources judiciaires, les
subvertissent éventuellement pour prétendre assumer aux yeux de
la société une fonction de justice que la Justice n'accomplirait plus
de façon satisfaisante. La Justice recourt aux médias suivant des
stratégies visant à situer l'exercice de la fonction de justice dans le
cadre de rapports de force exigeant de prendre le social à témoin,
de solliciter son concours hors des limites temporelles,
institutionnelles, symboliques, fixées par la procédure, l'instruction, par
le procès et la salle d'audience, ou encore en fonction de
conceptions politiques différentes sur le rôle de la Justice, comme le
montre Rémi Lenoir à propos du Syndicat de la magistrature,
celui-ci, au nom « d'une révolution symbolique » agissant sur les
représentations de la Justice (notamment en opposant « à la clôture
du corps l'ouverture du champ, et au secret la transparence ») par
« une entreprise systématique de relations avec les médias » 5.
Mais cette instrumentalisation réciproque comporte beaucoup
de risques. Loin de reconnaître à l'autre, « objectivement », la
spécificité de la fonction sociale qu'il est censé accomplir, la tentation
devient grande de ne le considérer que comme un serviteur dans
la réalisation de ses propres objectifs.
Rien ne le démontre mieux que ce travail d'« humanisation » 4. Antoine Garapon, L'âne
portant des reliques. Essai sur le
du magistrat opéré par les médias. Il serait possible d'interpréter rituel judiciaire, Paris, Le
l'intérêt porté par les médias à la personne du magistrat comme Centurion, 1985.
une sensibilité croissante aux vertus de la Justice au quotidien, 5. Rémi LENOIR, « La parole est
hors de ses pompes et de ce qu'elles exigent d'effacement des aux juges. Crise de la
magistrature et champ
hommes derrière des rôles. Mais une observation méthodique des journalistique », Actes de la
expressions de cette « humanisation » dans les médias révèle pour recherche en sciences sociales, n°
le moins de l'ambivalence. 101/102, mars 1994, p. 82-83.
Celle-ci s'illustre par exemple avec l'usage du terme « petit 6. On pourra voir des
expressions et une analyse de
juge ». Le « petit juge », c'est ainsi le magistrat fort simplement de cette disqualification du
sa « conscience », de ses valeurs, sans autre pouvoir que celui de politique par la sphère juridique
ses vertus personnelles et du droit, face à l'infamie du pouvoir dans : Jacques Cqmmaille,
L'esprit sociologique des lois.
politique, à ses pratiques intéressées, au caractère partisan de ses Essai de sociologie politique du
appartenances partisanes 6, à sa puissance, aux excès ou aux droit, Paris, PUF, à paraître.

13
J. Commaille turpitudes de la bureaucratie, aux abominations des « puissances
L'exercice de la fonction de d'argent », etc.
justice comme enjeu de La référence au « petit juge » peut également ne participer que
pouvoir entre Justice et d'un processus plus général où la disparition de toute
médias
transcendance exigerait une quête éperdue de « charismatisation » de
l'homme public.
Mais cette référence au « petit juge » comporte un revers
possible : cette forme de personnalisation dans l'exercice de la
fonction de justice peut aussi servir à disqualifier celle-ci. Comme le
montrent des travaux sur l'histoire de la Justice 7, le juge de la
proximité peut devenir le juge de la promiscuité avec le social.
Cette dénaturation de l'image du juge et de son statut peut
apparaître comme une crainte de l'institution judiciaire elle-même
soucieuse de maintenir la distance pour consacrer le caractère
exceptionnel, sacré, de la fonction sociale qu'elle exerce 8. Mais, pour les
médias, rappeler que les magistrats ont un corps, qu'ils ont une
apparence les situant concrètement dans l'espace social, c'est
entrer, de façon plus ou moins consciente, plus ou moins volontaire,
dans un processus qui, en conduisant à souligner la « singularité »
du juge, banalise finalement la fonction de justice et, si
nécessaire, la disqualifie.
Quand le président du tribunal devient un « petit homme rond
et rougeaud à l'allure d'épicier » ou le juge d'instruction, un
« jeune juge d'allure soixante-huitarde », les médias procèdent à
une « transfiguration » de la Justice dont Luc Boltanski nous
révèle l'importance : « Le magistrat est une généralité incarnée. Il
doit faire oublier son corps parce que son corps, qui lui est
propre, ne peut soutenir que des intérêts particuliers. C'est sans
doute la raison pour laquelle les pamphlets, qui accompagnent
souvent les protestations d'injustice dans lesquelles un scandale
est dénoncé, font si souvent usage d'allusions scatologiques ou
pornographiques. C'est en faisant remonter au premier plan les
intérêts que le magistrat qui faillit à sa tâche doit au fait qu'il
possède un corps, dont les satisfactions lui appartiennent en propre
et ne peuvent, par définition, être partagées avec d'autres, que l'on
parvient, avec la force de conviction la plus grande, à dévoiler sa
misère, c'est-à-dire sa singularité, sous les apparences de la
7. Voir par exemple : Marcel grandeur que lui confère la prétention à servir le bien commun » 9.
Rousselet, Histoire de la
magistrature française : des
origines à nos jours, 2 vol., Paris, Les raisons du rapport de pouvoir
Pion, 1957.
8. Jacques Commaille, « Éthique L'usurpation relative de l'œuvre de justice par les médias ne
et droit dans l'exercice de la saurait être expliquée simplement par l'affaiblissement de leur
fonction de justice », Sociétés déontologie ou une stratégie de pouvoir délibérée. La relation
Contemporaines, n* 7, sept. 91. Justice-médias fonctionne en système, pourrions-nous dire. Si les
9. Luc Boltanski, L'amour et la médias occupent partiellement l'espace de la Justice, c'est que
justice comme compétence, Paris,
Métailié, 1990, p. 32. celle-ci serait moins que jamais en mesure d'assumer dans sa plé-

14
nitude la fonction sociale qui lui est assignée et de répondre aux Droit et Société 26-1994
attentes de la société en ce qui concerne l'exercice symbolique et
réel d'un contrôle social au fondement du groupe social.
La Justice subirait d'autant pius facilement la concurrence des
médias dans l'exercice de la fonction de justice qu'elle serait
particulièrement exposée à une remise en question du
« conventionnalisme » 10. Le statut des grandes institutions, des
grandes entités, des idéologies, des méta-référents serait
fortement contesté et la Justice, comme institution et comme instance
de mise en œuvre de la règle juridique, serait encore plus que
d'autres concernée. Le modèle jupitérien de la Justice u, si
conforme à la pyramide de Kelsen 12, serait obsolète au même titre
que le modèle de domination légitime légal-rationnel défini par
Max Weber 13. Dans ce contexte de redéfinition de la légalité et d€
reconsidération des modes de construction de la légitimité, il
apparaît logique qu'au lieu de se référer à l'institution de Justice, on
évoque de plus en plus les hommes de Justice.
Ainsi « humanisée », la Justice ne pourrait plus avoir le
monopole de dire le juste, de dire le vrai. Tout déplacement du lieu
où s'exerce la fonction de justice serait alors rendu possible et la
place prise par les médias dans la régulation socio-politique des
sociétés dites « post-industrielles » les autoriserait à prétendre
suppléer les carences de la Justice jusqu'à aspirer à imposer leur
définition du juste et du vrai.
Pour accomplir impunément cette mission, les médias
développent des pratiques, des savoir-faire, des « procédures » qui ont
toutes pour fonction de « légitimer » un peu plus la place ainsi 10. Patrick Pharo, Le civisme
occupée, à la place ou en partage avec la Justice. ordinaire, Paris, Librairie des
Méridiens, 1985.
Le traitement des affaires est effectué avec éventuellement en 11. François Osr, « Jupiter,
référence la préoccupation d'efficacité ou de neutralité sous-en- Hercule, Hennés : trois modèles
tendant que souvent la Justice n'est ni efficace ni neutre. du juge », m Pierre Bouretz
L'impatience affleure constamment avec l'idée sous-jacente, implicite ou (dir.), La force du droit. Panorama
des débats contemporains, Paris,
formulée explicitement, que la Justice est bien trop lente ou que, Éditions Esprit, coll.
décidément, le temps de la Justice constitue une anomalie ou un « Philosophie », 1992.
anachronisme eu égard à l'accélération du temps social et à « la 12. Hans Kelsen, Théorie pure du
temporalité même de la pratique journalistique [qui oblige] à vivre droit, Paris, Dalloz, 1962.
et à penser au jour le jour et à valoriser une information en 13. Max Weber, Économie et
Société, tome 1, Paris, Pion, 1971.
fonction de son actualité » 14.
14. Pierre Bourdieu, « L'emprise
Mais rien n'exprime mieux le conflit de légitimité avec la du journalisme », op. cit., p. 5.
Justice, c'est-à-dire la concurrence pour obtenir l'adhésion des 15. lbid., p. 8. Pierre Bourdieu
citoyens à l'exercice d'une fonction sociale chargée d'une autorité fournit ici un exemple éloquent
particulière, que ta prétention des médias à représenter les avec l'« affaire de la petite
Karine » transformée en « affaire
aspirations sociales en la matière 15. Face à l'incertitude inacceptable d'État » avec le vote d'une
après une catastrophe (la catastrophe de Furiani) ou un nouvelle loi sur la réclusion à
dysfonctionnement grave des institutions concernées (l'affaire du sang perpétuité sous l'impulsion
d'une campagne de presse
contaminé), il convient à tout paix de la réduire immédiatement orchestrée au nom de l'opinion
Les médias entreprendront éventuellement leur propre enquête ou publique.

15
/. Commaille manifesteront leur exigence pressante de nommer un responsable,
Vexercice de la fonction de une cause, une « raison » parce que telle est la « juste » attente
justice comme enjeu de des citoyens. Dans cette logique, même s'il peut parfois lui-même
pouvoir entre Justice et
apparaître comme un pouvoir concurrent et/ou exposé lui-même à
médias
la disqualification, le discours de l'expertise pourra être lui aussi
sollicité pour réinstaurer tout de suite une méta-raison que la
Justice ne saurait pas ou plus incarner.
On pourrait considérer que cette évolution des rapports entre
Justice et médias ne ferait finalement que rendre plus visible —
conjoncturellement ou structurellement? — des jeux de pouvoir
classiques entre institutions pour l'exercice de fonctions sociales
au fondement du groupe social. Mais il ne s'agit rien moins ici,
comme le considérait il y a déjà un certain temps Michel Crozier,
que d'une « appropriation de fonctions de régulations en lieu et
place des institutions traditionnelles » 16. La question
effectivement posée est bien de savoir pourquoi les médias tendent de
plus en plus à vouloir remplacer les institutions traditionnelles
comme mode de contrôle social, ou pourquoi celles-ci cèdent leur
place ou composent avec ces nouveaux pouvoirs, impuissantes et
résignées.
C'est peut-être dans le constat flamboyant de Lucien Sfez que
réside déjà une première explication, laquelle ne concernerait plus
seulement la question des relations entre Justice et médias mais
relèverait de processus généraux sociaux et politiques
caractéristiques d'une « post-modernité » : « Ce n'est plus l'appareil
administratif et managérial qui dit le vrai pour tous (...), ce ne sont plus
les représentants politiques, de gauche et de droite (...), c'est
l'appareil de communication qui désormais s'est installé à la place des
deux autres : dans le lieu déserté par les anciennes idéologies qui
organisaient le consensus républicain (la décision rationnelle,
l'égalité, la souveraineté, la représentation politique), la
communication s'installe en souveraine, capturant les morceaux épars des
anciennes rhétoriques organisatrices du consensus pour les
reformuler en un corps prétendument neuf. Le communicateur dit le
vrai à la place de tous » 17.
Paradoxalement, à partir du caractère extrêmement global de
ce constat, il est peut-être possible de revenir à la Justice non pas
pour simplement adhérer à une vision désenchantée de ses
rapports avec les médias, ou pour rechercher les recettes nécessaires
qui permettraient d'améliorer les choses, mais pour s'interroger, à
partir de ce que cette question dévoile, sur les positionnements
16. Michel Crozier, « La crise des
régulations traditionnelles », in que la Justice devrait inventer pour contribuer à l'exercice de la
Henri Mendras (dir.), La sagesse fonction de justice dans ses aspects symboliques et réels en
et le désordre. France 1980, Paris, fonction de ce qui serait une régulation générale des sociétés de nature
Gallimard, 1980. complètement nouvelle et, plus particulièrement, des modes de
17. Lucien Sfez, Critique de la
décision, 4* éd., Paris, Presses de contrôle social en pleine dé/recomposition. Moins que de rappeler
laFNSP, 1992, p. 18. les règles permettant à chacun des partenaires — Justice et mé-

16
dias — de retrouver leur place initiale telle qu'elle existerait dans Droit et Société 26-1994
une tradition, il s'agirait alors, tout au moins du côté de la Justice
qui est la principale concernée, d'imaginer des façons novatrices
de s'appuyer éventuellement sur les médias, sans prétendre les
instrumentaliser par rapport à ses propres stratégies, comme une
des expressions possibles d'une nouvelle inscription politique, au
sens originel du terme, de la fonction de justice dans un modèle
général de fonctionnement social qui resterait à définir.
À ce qui serait finalement un processus classique de crise du
droit moderne — dont la relativisation de la place de la Justice par
rapport aux médias ne serait qu'une des nombreuses expressions
— avec notamment ici le surgissement de nouveaux acteurs
susceptibles d'énoncer la norme et d'assurer une régulation non ou
pseudo-juridique, il reviendrait à la Justice de repenser sa
fonction et ses pratiques pour participer, avec son statut propre et
éminemment stratégique, à cette démocratisation politique et
sociale promise par la post-modernité juridique 18. Plutôt que de
regretter la période historique où la Justice participait d'un «jeu
fermé entre individus appartenant à des statuts en nombre
limité », peut-être faut-il lui permettre de s'ajuster « à un modèle
ouvert, où l'informel gagne du terrain, et où les acteurs jouent un
rôle jusque dans l'élaboration de la décision complexe qui fonde
la règle du jeu » 19.
Le paradoxe auquel serait alors confrontée la Justice serait à
la fois de maîtriser des relations multiples avec différents
partenaires — dont les médias — et de ne plus les vivre comme subies,
de fonctionner de plus en plus « à la capillarité » dans le tissu
social, économique ou politique, de maîtriser une régulation faite de 18. Boaventura de Sousa-Santos,
« The post-modern transition :
micro-rationalités juxtaposées, et à la fois de préserver et de law and politics », in Austin
renforcer la légitimité de l'autorité qu'elle incarne et des modes de Sarat et Thomas R. Kearns (dir.),
réguler le social qu'elle a spécifiquement pour fonction de mettre The Fate ofLaw, Ann Arbor, The
University of Michigan Press,
en œuvre, de maintenir la juridicité des normes auxquelles elle se 1991.
réfère et le respect des procédures, dans un contexte de 19. André- Jean Arnaud, « Du jeu
développement d'un droit « intersticiel et informel » ou « liquide » 20 et fini au jeu ouvert. Réflexions
d'une normativité « négociée » plutôt qu'« imposée ». additionnelles sur le droit post-
moderne », Droit et Société, n°
Dans ce cadre, les médias pourraient apparaître moins comme
17/18, 1991, p 38.
des concurrents ou des perturbateurs d'un « juste » ordre légal et 20. François Ost, « Jupiter,
judiciaire que comme des partenaires pour la réactivation d'un Hercule, Hermès... », op. cit.,
« esprit public » 21 se manifestant par un rapport positif des p. 262.
citoyens, réinstitués comme acteurs, à la question de la légalité et 21. Mona Ozouf, « Esprit
public », in François Furet et
de l'exercice de la fonction de justice, ceux-ci se manifestant, Mona Ozouf, Dictionnaire
sinon par une participation constante à la formulation des critique de ta Révolution
décisions, au moins par un intérêt soutenu aux conditions de leur française, Paris, Flammarion,
élaboration et de leur réception. L'enjeu pour les médias serait alors 1988.
22. Sur ce concept, voir François
celui de la légitimité de leur fonction de représentation 22. d'ARCY (dir.), La représentation,
Assurant une représentation comme « représentants d'intérêts » pour Paris, Economica, 1985.
reprendre la formulation de Max Weber23, la question est de 23. Max Weber, op. cit., p. 301.

17
/. Commaille savoir s'ils peuvent porter une volonté collective vers la réalisation
L'exercice de la fonction de du « Bien Commun », en l'occurrence ici dans l'œuvre de justice.
justice comme enjeu de ^ fonçant ainsi quelques-uns des linéaments d'une partici-
Vmédias

* Justlce et pation
constamment
démocratie,
militant
se
pluridisciplinaire,
susceptible
sinon
définitivement
l'entend
donnant
mais
sur
dedePierre
contestée,
d'aveugler
voir
lala il
de Justice
nommer
comme
réalisation
toute
s'agit
Bourdieu
décloisonnée,
et
ylégitimité
les
de
programme
ce
des
compris
ne
acteurs
àque
depropos
médias
pas
leurs
pourraient
des
sombrer
éventuellement
concernés
sur
des
de
ànécessaires
institutions
lacejuristes
mobiliser
construction
qui
être
dans
ou
est
des
face
l'angélisme
concernées
de
utopies,
en
une
dans
intentions
peser
aux
lad'une
connaissance
matière
le aunouvelle
médias
sens
du
tout
risque
: où
en

«Le champ juridique n'est pas ce qu'il croit être, c'est-à-


dire un univers pur de toute compromission avec les nécessités
de la politique ou de l'économie. Mais le fait qu'il parvienne à
se faire reconnaître comme tel contribue à produire des effets
sociaux tout à fait réels et d'abord sur ceux qui ont pour métier
de dire le droit. Mais qu'adviendra-t-il des juristes (...) s'il
devient de notoriété publique que, loin d'obéir à des vérités et des
valeurs transcendantes et universelles, ils sont traversés,
comme tous les autres agents sociaux, par des contraintes
comme celles que font peser sur eux, bouleversant les
procédures ou les hiérarchies, la pression des nécessités économiques
ou la séduction des succès journalistiques? »24.

24. Pierre Bourdieu, « L'emprise


du journalisme », op. cit., p. 9.

18

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