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Cahiers de l’Hôtel de Galliffet


Nouvelle série

II
Cahiers de l’Hôtel de Galliffet
Nouvelle série

Comité
présidé par Marina Valensise,
directrice de l’Institut culturel italien de Paris :

Arnauld Brejon de Lavergnée, Jean Gili, Marc Lazar,


Carlo Ossola, Myriam Tanant, Gianfranco Vinay

Direction éditoriale : Paolo Grossi

Coordination éditoriale : Laura Napolitano

Couverture : Nicola Chiaromonte à Paris (1959)

Titre original : Credere e non credere


© Martha Goldstein

pour la version française, la préface et l’introduction


© Edizioni dell’ISTITUTO ITALIANO DI CULTURA
73, rue de Grenelle – 75007 Paris
Tél. 01 44 39 49 39 – Fax 01 42 22 37 88
http ://www.iicparigi.esteri.it

Tous droits de traduction, d’adaptation et de reproduction,


sous quelque forme que ce soit, réservés pour tous pays.
ISBN : 978-2-919205-06-6
Nicola Chiaromonte

Le Paradoxe de l’histoire

Préface d’Adam Michnik

Introduction
de Marco Bresciani

Traduit de l’italien
par Carole Cavallera

2013
Cahiers de l’Hôtel de Galliffet
Nouvelle série
TABLE

En défense de la parole digne (à propos de Nicola Chiaromonte),


par Adam Michnik ...................................................................... 9

Nicola Chiaromonte, l’histoire et les intellectuels français


par Marco Bresciani .................................................................. 19

Préambule................................................................................... 35

Fabrice à Waterloo ..................................................................... 41

Tolstoï et le paradoxe de l’histoire ............................................ 59

L’Été 1914 ................................................................................... 97

Malraux et le démon de l’action ............................................ 143

Pasternak entre la nature et l’histoire .................................... 171

Le temps de la mauvaise foi .................................................... 193

Vraie crise et fausse religion ................................................... 207

Croire et ne pas croire ............................................................. 217

7
EN DÉFENSE DE LA PAROLE DIGNE
(À PROPOS DE NICOLA CHIAROMONTE)

Dans la crainte et le tremblement, je pense que j’aurais accompli ma vie


Seulement si je parvenais à une confession publique
Qui dévoilerait l’imposture, la mienne et celle de l’époque :
Il nous était permis de répondre par le coassement des nains et des démons,
Mais les mots purs et nobles restaient interdits
Sous une peine si sévère que celui qui en prononçait un seul
Aussitôt se jugeait lui-même perdu1.

I. Dans son essai « Sur le fascisme » Nicola Chiaromonte


écrit : « À quinze ans, j’étais fasciste. Je dois dire qu’à ce moment,
et pour un adolescent appartenant par la naissance et par l’édu-
cation à la classe moyenne il était bien difficile de ne pas être
fasciste en Italie. On avait de ce côté un poète aux gestes et aux
paroles magnifiques : d’Annunzio ; un meneur de foules de
premier ordre, qui était aussi un journaliste du charisme à la
plume farouche et sarcastique : Mussolini. Tandis que de l’autre
côté, il n’y avait que des gens “sérieux” et on n’entendait que des
sermons incitant à la froide raison et au calcul utilitaire. J’étais
donc fasciste et j’allais dans les rues de Rome crier, chanter et

1 Czesław Miłosz, « Devoir », Berkeley, 1970, in Id., Poèmes 1934-1982, édition


établie par Konstanty A. Jeleński ; postface d'Aleksander M. Schenker, Paris, Luneau
Ascot, 1984 (traduction du poème par Józef Kwaterko). Le poème vient du volume
Là où le soleil se lève et où il se couche, Institut Littéraire, 1974.

9
bafouer le Gouvernement avec les escouades de mes compagnons
d’âge. Mon père n’en était pas content, ce qui ne faisait que
renforcer mon exaltation lyrique ». Alexander Wat, le grand
poète polonais, auteur également d’un livre, Mon Siècle, qui est
un immense témoignage sur notre temps composé comme un
dialogue-fleuve avec Czesław Miłosz, parle de son adhésion juvé-
nile au communisme comme d’une « réponse au désespoir, à
l’impossibilité du mal de vivre. C’était une révolte contre la souf-
france et contre la douleur ». « Je ne supportais pas le nihilisme »,
indiquait Wat pour expliquer son adhésion temporaire au
communisme. « J’ai fermé les yeux. J’ai enfermé mes réflexions à
clef. Et j’ai jeté la clef dans un abîme, et je me suis jeté dans
l’unique foi qui existait alors ». Et il précisait : « Un grand boule-
versement qui déchaînait les éléments dans une complète anar-
chie se produisait en Russie, à l’extérieur des murs de la
Pologne ». Chiaromonte se souvient : « Je ne fus plus fasciste et je
cessai mes promenades enthousiastes à un moment très précis :
quand j’appris que pratiquer le fascisme voulait dire aller assom-
mer dans leurs lits les paysans de la vallée du Pô, de la Toscane et
des Pouilles, coupables de ne pas savoir apprécier la beauté des
périphrases d’annunziennes – et quand je vis de mes propres
yeux vingt personnes se précipiter sur un pauvre bougre qui se
refusait de crier “vive l’Italie” et le matraquer jusqu’au sang ».

Pour Aleksander Wat, l’important, c’étaient les motivations


sociales : justice, conscience, sensibilité. Mais il pressentit dans le
communisme une tentation diabolique : « l’homme contempo-
rain a infiniment de mal à croire en Dieu, mais il lui est terrible-
ment difficile de ne pas croire au diable ». C’est pourquoi
« l’élément diabolique est la base de ma compréhension du
communisme, disons du totalitarisme, car en fin de compte l’hit-
lérisme en est aussi une forme, une sorte de réaction au commu-
nisme. Il est le diable. C’est une chose qui ne m’a jamais quitté ».
L’écrivain italien notait : « Il est aussi difficile de croire en Dieu
que de ne pas croire en lui ». Chiaromonte n’avait pas recours à
la vision du diable, il ne faisait confiance ni aux religions ni aux
théologiens, mais il comprenait parfaitement l’infamie mépri-
sable du totalitarisme. Sa conscience s’était réveillée, et son sens
politique lui ordonna de s’opposer aux pratiques du fascisme. Sa
conscience le conduisit à l’opposition antifasciste, puis à l’émi-

10
gration. Wat et Chiaromonte ont avec lucidité analysé le totalita-
risme qui a marqué leurs biographies spirituelles et leur compré-
hension du sens de la vie et du sens de l’Histoire. Ils furent des
enfants de l’époque du totalitarisme.

II. Chiaromonte vécut selon les principes inscrits dans ses


textes. C’est pourquoi il combattit pendant la guerre d’Espagne
au sein de l’escadrille organisée par André Malraux. Il compre-
nait ainsi l’impératif de solidarité avec les humiliés et les offensés.
D’après le témoignage de Malraux, il ne se séparait pas pour
autant de Platon. C’était son choix de solitude.
Cette guerre, la première contre le fascisme en Europe,
apporta une autre grande leçon à Chiaromonte. Il y entra en
conflit, selon Miriam Chiaromonte, son épouse, avec les commu-
nistes, parce que « les communistes en Espagne interdisaient la
parole à toute l’opposition politique, recourant à leurs méthodes
propres, et ils combattaient les anarchistes (le POUM) et les
trotskistes de la même manière, radicale, avec laquelle ils luttaient
contre Franco. Malraux qui connaissait le danger pouvant venir
des communistes (des conseillers soviétiques) lui conseilla de
quitter l’Espagne ». L’écrivain italien évoqua la méthode bolché-
vique comme « métaphysique d’Andreï Vychinski ».
Chiaromonte s’en alla, mais il n’oublia pas ce qu’était le
communisme soviétique. D’où le caractère global de son antito-
talitarisme. Au-delà d’ailleurs du simple antitotalitarisme, il
s’agissait pour lui d’un refus méfiant de toute grande idéologie
prétendant répondre à toute question difficile, de toute grande
narration expliquant sans peine les dilemmes les plus complexes
de notre époque.
Il fut un exilé permanent de son temps et de sa patrie.
Lorsqu’il retourna en Italie après une longue émigration et la
chute du fascisme, il constata que les forces antifascistes qui
avaient essayé de construire « quelque chose de nouveau »
avaient subi « une triste défaite ». N’avaient subsisté qu’une puis-
sante démocratie chrétienne et un vigoureux parti communiste.
Les libéraux avaient pratiquement été éliminés.

11
Chiaromonte a décrit le catholicisme politique dans un
essai, « Le Jésuite », comme une realpolitik de la théocratie, et le
communisme comme la realpolitik du bolchevisme. Observant
l’Italie postfasciste, Chiaromonte note : « Il y a ici une multipli-
cité d’acteurs, mais celui qui veut rester lui-même n’est pas
admis : c’est un hérétique ». Chiaromonte choisit consciemment
un destin d’hérétique, comprenant que l’optimiste éternel était
une bêtise, tandis que le pessimisme permanent n’était qu’une
lâcheté.

III. Czesław Miłosz écrit :

Tu cites un nom, mais il est inconnu de tous,


Soit que cet homme est mort ou
Que sa renommée s’étend au bord d’un autre fleuve.
Chiaromonte,
Miomandre,
Petőfi,
Mickiewicz.
Les jeunes générations ne s’intéressent pas à l’ailleurs et l’antan.

Les Polonais, en particulier les exilés et les hérétiques,


avaient un immense respect pour Chiaromonte. Gustaw Herling-
Grudziński fut son ami. Il en alla de même pour Konstanty
Jeleński, et Czesław Miłosz voyait en lui une âme sœur, celle d’un
intellectuel de gauche d’obédience antitotalitaire. Les personnes
de ce genre étaient peu nombreuses à l’époque, et c’est la raison
pour laquelle elles restent si importantes pour tous ceux qui
veulent trouver un refuge contre le fanatisme et le cynisme, et qui
étouffent dans le climat de la grisaille générale. Orwell, Simone
Weil, Camus, Hannah Arendt, István Bibó, Stanisław Ossowski,
Jan Patočka, et dans la génération suivante, Leszek Kołakowski.
Ces gens rejetaient le conformisme et choisissaient l’engagement.
Ils regardaient néanmoins leur propre engagement avec
méfiance. Restant des antifascistes de gauche, ils furent des
dénonciateurs acharnés de l’abrutissement stalinien. Même si,
comme le reconnaît Chiaromonte, il faut pour comprendre le
fascisme avoir en soi une fibre de cette tentation. Je pense
qu’Orwell ou Miłosz seraient d’accord, même s’ils auraient parlé
du communisme plutôt que du fascisme. Chiaromonte puisait

12
dans la sagesse des Grecs. C’est de ces derniers qu’il tira une mise
en garde écrite en lettres d’or : « connais tes limites, ce que tu
peux et ne peux pas obtenir de ton corps et de ton esprit, ne reste
pas en dessous de tes possibilités sous prétexte que tu n’as pas
mieux réussi jusqu’à présent, et ne te laisse pas pousser par la
témérité ou l’ambition à chercher des succès à l’aide de petites
manœuvres qui feraient de toi un autre que celui que tu es ».
Il ne faisait pas confiance aux adeptes de la Nécessité
Historique, il n’a jamais cédé aux démons de la politique
courante. Le monde dans lequel il vécut devint ignoble et cruel
dès que « Hitler est entré dans nos villes ». Il s’interrogeait : « En
quoi croyons-nous ? En rien. Uniquement en la valeur de l’oppo-
sition qui par nécessité fut toujours notre défense. Le monde
dans lequel il nous fut donné de vivre était un monde de l’ab-
surde, et il n’en existait pas d’autre qui aurait pu nous servir d’ap-
pui ». Difficile de trouver là un quelconque optimisme :
l’optimisme était infantile. Et pourtant dit-il, suivant Camus,
« nous savons qu’adopter une attitude pessimiste sur la question
de l’interaction humaine est misérable. Une telle attitude vaut
permission silencieuse de torturer et d’assassiner ». Cela signifiait
le triomphe de la barbarie des « hommes sans visage » sur la civi-
lisation occidentale. Mais un engagement dans l’opposition est-il
toujours possible ? Chiaromonte a donné plusieurs réponses.
Elles pouvaient être une participation à une lutte clandestine
antifasciste, une action politique en émigration, une participa-
tion à la guerre d’Espagne. Mais elle pouvait être aussi une prise
de distance par rapport à la politique pour affronter spirituelle-
ment et intellectuellement l’Esprit du Temps totalitaire. C’est
pour cette distance qu’il appréciait les Grecs ainsi que Spinoza
qui, disciple des Grecs, put « se tenir à distance des évènements
de son époque, même s’il ne les a pas ignorés ».
Il mettait en garde le philosophe devant le rôle du docteur
d’Église qui souhaite devenir le conseiller du prince, mais il s’in-
terrogeait aussi sur le statut du révolutionnaire. « Toute sagesse,
toute modération contiennent en germe la révolte révolution-
naire, écrit-il, si elles ignorent ce que doivent être les devoirs qui
s’imposent à l’individu qui refuse d’être un prisonnier ». Le révo-
lutionnaire « reste fidèle à sa vérité et s’impose de faire ce qu’il
dit, et de dire ce qu’il fait ». Mais l’idéologie révolutionnaire est la
promesse d’un avenir qui remplace une réalité falsifiée.

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L’idéologie révolutionnaire, remarque froidement Chiaromonte,
s’est « brisée avec l’optimisme qui la soutenait et qu’elle a changé
en fiction machiavélique ».
Cette fiction a conduit à la dictature totalitaire qui interdit
de demander pourquoi on vit.
Entretemps, écrit Chiaromonte, « lorsque l’homme s’inter-
roge sur la valeur de la vie, cela signifie en tous temps et dans
toutes les conditions de tous les régimes qu’il est capable d’efforts
du plus haut niveau qui lui permettent de conquérir la liberté et de
se sacrifier à la création de valeurs morales, artistiques et sociales.
Et dans une atmosphère fasciste, le seul fait de se poser cette ques-
tion signifie que l’homme met en doute l’ordre existant ».
Chiaromonte rejeta les totalitarismes de toutes les couleurs,
mais il rejeta également l’esprit doctrinaire et le fanatisme dans la
lutte. Les doctrines s’effondrent dans la lutte contre les faits, et
aucun fanatisme « n’est efficace dans la lutte avec le plus primitif
des fanatismes, le fanatisme de la force ». C’est pourquoi le fana-
tisme des révolutionnaires n’apporte pas de solution, et mieux
vaut, comme le disait Simone Weil, durer dans la faiblesse.

IV. « Ce siècle qui avait commencé de façon si admirable,


écrivait-il à propos du XXe siècle, ce siècle était destiné à la tragé-
die ». Qu’est-ce que le fascisme, – demanda-t-il à un paysan
espagnol. « Il est pour ceux que la liberté n’intéresse pas ».
Chiaromonte définit son antifascisme, et plus tard son anti-
communisme, comme la défense d’une « société humaine libre ».
« Contre le fascisme, écrit-il, il faut s’adresser aux hommes, à
chacun l’un après l’autre, […] aux hommes décidés à construire
une société où ils pourront vivre comme des êtres humains, c’est-
à-dire des êtres qui trouvent leur dignité suprême en ceci qu’ils
sont uniques ».
Chiaromonte écrivait cela à l’époque de la guerre d’Espagne,
alors qu’il luttait directement contre le fascisme. Plus tard, le
fascisme a perdu, mais l’écrivain nota que « l’Italie avait peu
changé ». Plus tard, les choses n’allèrent pas bien non plus. La
société de masse refoule les libertés individuelles, écrivit-il, ainsi
que les mécanismes démocratiques au profit du profit « d’une
oligarchie de spécialistes et d’un principe anonyme d’organisa-
tion du travail et de discipline ». L’idéal du socialisme libertaire
avait perdu de son éclat. Chiaromonte était parvenu à la conclu-

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sion que « l’idéal collectif le plus rationnel de l’époque moderne,
le socialisme hyper-démocratique, conduisait inéluctablement à
une société autocratique et hiérarchisée ».
On ne voit pas à cela d’heureuse issue : une société née de
« la révolte des masses », une société de masse peut engendrer le
nihilisme, une passivité inévitable face aux comportements de
masse. On ne distingue plus alors les valeurs personnelles des
émotions et sentiments collectifs. Pour s’en arracher, écrit
Chiaromonte, il faut faire un geste ferme de rupture, se décider à
se séparer des autres : il faut vouloir se retrancher ». Mais ce
retranchement ne peut être total. « Ce n’est qu’au moment où
l’on reconnaît la nécessité » d’être avec les autres que l’autre se
dessine dans notre conscience comme « prochain ». C’est pour-
quoi il nous est échu de vivre dans une tension permanente entre
solidarité et solitude.
Ce pessimisme cache en lui un héroïsme, une virilité de
l’être. « On ne peut douter, écrit Chiaromonte, de ce que nous
vivons dans une époque de stupidité, de violence, et de perte
incessante des plus belles qualités de l’homme. On ne peut en
douter […] et pourtant nous n’avons pas le droit de penser ainsi.
C’est pourquoi le simple fait de reconnaître la stupidité, la
violence et l’abaissement pour ce qu’il sont montre qu’ils n’ont
pas pris le dessus, qu’il existe autre chose, et que c’est cette autre
chose qui compte, qui offre de la résistance ». Le désespoir a
éveillé et provoqué l’opposition.
Czesław Miłosz a défini son dilemme de la manière
suivante : « Vaut-il mieux être enfermé dans une cage avec un
bandit intelligent ou un bon débile ? »
Chiaromonte a prévenu contre la cage du bandit intelligent
en rappelant les paroles de Guevara selon qui « un programme
politique n’est pour un groupe révolutionnaire qu’un obstacle ».
Chiaromonte réplique : « Personne ne doute que la révolu-
tion rêvée par Guevara se pose pour objectif de libérer les masses
opprimées. Mais si elle est dépourvue de manière aussi absolue
de toutes “entraves”, elle devient à l’évidence un moyen dont peut
se servir toute personne voulant y recourir ; toute personne qui
aurait une raison quelconque de se considérer comme opprimé
[…] et allant jusqu’aux absurdités les plus criantes. Dans le déve-
loppement des évènements, il se trouve toujours des idéologies
(la preuve dans le marxisme-léninisme-maoïsme) pour devenir

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des assemblages d’idées si disparates qu’ils peuvent servir à tous
les buts les plus divers possibles ».
L’écrivain voyait là une « fausse religion » qui réduisait la
lutte politique et la vie sociale à la « question de l’emploi efficace
de la violence ». Ici se retrouvent et se mêlent les violences « de
droite » et « de gauche » : « la violence n’a pas besoin d’étiquet-
tes ».
La maxime latine de Lucrèce : tantum religio potuit suadere
malorum (la religion a engendré des actes criminels et indignes),
traditionnellement dirigée contre le christianisme, fut dirigée par
Chiaromonte contre les religions laïques qui portaient à se
soumettre à des objectifs futurs, désignés de haut et dirigés de
l’extérieur.
Il mettait en garde contre les gens qui se considéraient
comme des « porteurs de vérité », qui se présentaient « dans l’ar-
mure d’une langue ne souffrant aucune discussion, et ne
venaient que pour attaquer et non pour discuter ». Il connaissait
bien ces « détenteurs de vérité » ; il savait combien ils étaient
dangereux, armés de fanatisme et de dogmes politiques. Il était
d’avis « qu’il n’existe pas une vérité. N’existe que telle vérité que
personne ne possède. Celui qui adopte une autre attitude sur
cette question que celle du sceptique convaincu, méfiant vis-à-vis
de la vérité ou de faits soumis à son jugement, celui-là reste un
adversaire de la pensée honnête, voire le semeur menaçant d’une
violence future ».
Chiaromonte connaissait bien la forme de cette violence :
rejetant toutes les religions qui abolissent la pensée et la cons-
cience, il a lutté contre le fascisme, le communisme, la violence,
le mensonge et la dictature du conformisme dans le monde de la
bourgeoisie. Selon Chiaromonte et son ami Camus, les crimes
doivent être condamnés absolument, sans tenir compte des
nobles slogans dont se targuent leurs auteurs. Le philosoviétisme
de la gauche européenne lui était étranger. C’est pourquoi il resta
un exilé à part – et éternel.

V. Ou un éternel hérétique. Sur la religion, il écrivait en héré-


tique : « Chaque Dieu est une réponse humaine à la situation
fondamentale dans laquelle l’homme se trouve ». Et c’est en
pleine conscience qu’il choisit le « Dieu des hérétiques », une
confrérie de marginaux, de sceptiques et de critiques. Le but de

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ce genre de confrérie est de convaincre les autres d’abandonner
tout enthousiasme pour une pratique quotidienne comprise
comme voie du « Bien absolu ». La confrérie doit s’occuper d’une
morale « qui donne la mesure et désigne le champ de l’action
politique, et soit à même de conserver une distance permanente
entre l’idée d’un rapport juste aux autres et l’action politique
concrète, instrument de réalisation d’une justice objective inac-
cessible ».
Pour le dire autrement : Chiaromonte fut un homme de la
gauche antitotalitaire, après bien des infortunes. Il savait qu’un
hérétique avait à se laisser diriger par l’honneur, la droiture, la
sincérité, la tolérance. Il devait se comporter avec noblesse – ce
qui est le style d’une vie d’hérétique. Une politique où il n’y a pas
de place pour l’honneur et la noblesse est une trahison des
hommes et une trahison de soi-même.
Nicola Chiaromonte fut fidèle à lui-même et à la dignité de
sa parole.
Adam Michnik

Traduit du polonais par Erik Veaux

17
NICOLA CHIAROMONTE,
L’HISTOIRE
ET LES INTELLECTUELS FRANÇAIS

Pendant la Seconde Guerre mondiale, Nicola Chiaromonte,


écrivant à son ami Raymond Aron, évoquait son exil à Paris dans
les années 1930 et le présentait « comme une époque d’incroya-
ble ferveur et d’insouciante jeunesse*1 ». Il avait noué un rapport
privilégié avec la France et la culture française qu’il continua à
fréquenter assidument après la guerre, en particulier grâce à son
amitié avec Aron et Albert Camus et à sa collaboration à la revue
Preuves dirigée par François Bondy.
Les textes réunis dans ce volume ont constitué le cycle de
conférences dédié au critique littéraire Christian Gauss, à
l’université de Princeton, en 19662. Avant d’aborder ces essais qui

*Les mots suivis d’un astérisque sont en langue originale dans le texte de Marco
Bresciani et dans ceux de Nicola Chiaromonte. (N.d.T.)

1 Lettre de Chiaromonte à Raymond Aron du 4 janvier 1943. Archives privées


Raymond Aron, dossier n° 209, Correspondance personnelle – fascicule « Années
quarante ».
2 Ces textes avaient été édités dans la revue italienne Tempo presente, à l’exception
de « Vraie crise et fausse religion ». Certains d’entre eux ont été traduits en français
pour la revue Preuves : « Le temps de la mauvaise foi », 21, novembre 1952, p. 3-5, et
« La voix de Pasternak », 83, janvier 1958, p. 72-76. Ils furent ensuite réunis, en
anglais, sous le titre The Paradox of History : Stendhal, Tolstoy, Pasternak and others
(Londres, Weidenfeld & Nicolson, 1970 ; 2de édition : Philadelphie, University of
Pennsylvania Press, 1986). Pour l’édition italienne, Credere e non credere (Rome,
Bompiani, 1971 ; 2de édition : Bologne, Il Mulino, 1993), Chiaromonte remania
profondément les textes déjà publiés.

19
représentent la réflexion la plus aboutie et la plus mûre du travail
de Chiaromonte, il convient de revenir un peu en arrière et de les
situer dans la trajectoire biographique, politique et intellectuelle
de leur auteur – trajectoire bien plus complexe que ne le laisse
entendre l’habituelle association de son nom à la « guerre froide
culturelle ». Certes, au moment du conflit politique, idéologique
et militaire entre les États-Unis et l’Union Soviétique,
Chiaromonte affirma un anticommunisme intransigeant, qui se
traduisit par son engagement en faveur du Congrès pour la
liberté de la culture, dont la revue Preuves fut une des multiples
expressions intellectuelles et éditoriales – une des plus pertinen-
tes aussi. Mais il fut surtout un citoyen de cette « République des
lettres » qui, au fil des deux guerres mondiales et de l’après-
guerre, des fascismes et de l’exil, fut contrainte d’assumer les
choix tragiques, et décisifs, du vingtième siècle3.

Intellectuel cosmopolite partageant sa vie entre Rome, Paris


et New-York, Chiaromonte était originaire d’un village d’Italie
du sud, Rapolla (dans la province de Potenza), où il était né en
1905. Son éducation fut profondément influencée par l’espèce
d’« aristocratie » spirituelle de sa famille (peut-être d’une
noblesse déchue), et sa religiosité catholique fervente : de là, sans
doute, cette sévérité « monacale » qui le caractérisait et n’était
probablement pas étrangère à son intolérance croissante envers le
culte moderne de l’histoire.
Dès le début des années 1920, il s’installa à Rome pour y
étudier le droit à l’université ; en réalité, il se consacra surtout à
la littérature, à la philosophie et à la religion. Ses premiers textes
montrent qu’il s’intéressa en particulier à la « culture de la crise »,
née de la Grande Guerre et de ses racines les plus profondes. Ces
thèses, qui trouvèrent en Oswald Spengler leur illustration litté-
raire la plus célèbre (et contestée), forgèrent ses propres positions
anti-historicistes, teintées d’irrationalisme, particulièrement
critiques envers l’aliénation de la liberté « spirituelle » de l’indi-

3 Cette introduction reprend et développe les articles suivants de Marco Bresciani :


« Cassandra a Parigi », Lo Straniero, 134-135, p. 57-72, et « Nicola Chiaromonte », Il
Mulino, 3, p. 540-545.

20
vidu dans la société de masse moderne. À la différence de beau-
coup de ses contemporains qui mettaient leur énergie dans le
militantisme politique, Chiaromonte nourrit dès cette époque
une profonde défiance envers les instruments modernes de l’or-
ganisation politique : le parti de masse et la souveraineté de
l’État. Lors de la crise de l’Italie libérale (entre 1919 et 1922), dans
l’immédiat après-guerre, il exprima l’exigence impatiente d’une
rénovation profonde – culturelle, plus encore que politique.
Malgré cela, ou peut-être à cause de ces convictions bien ancrées,
il s’approcha d’un radicalisme susceptible de fascination, éphé-
mère, pour le mythe de d’Annunzio et de Mussolini. Son passage
à l’antifascisme ne se présentait donc pas comme une évidence.
Au début des années 1930, il collabora à la revue littéraire
Solaria qui explorait une voie fragile mais courageuse sous le
régime fasciste : ouvrir un espace de réflexion européenne, de
conversation culturelle dégagée d’intentions ou d’implications
politiques immédiates (au sens de l’antifascisme militant), voire
repenser les conditions mêmes de possibilités d’un débat cultu-
rel. Ce fut en 1932, lors d’un voyage à Paris, qu’il fit le choix d’ad-
hérer au groupe antifasciste Giustizia e Libertà (GL), fondé en
1929, à Paris, par Carlo Rosselli. Tout en critiquant les méthodes
des partis politiques traditionnels balayés par le fascisme entre
1922 et 1926, GL conspirait activement contre le régime autori-
taire de Mussolini et œuvrait pour une « révolution démocra-
tique » italienne. Sans se contenter de lutter à l’intérieur des
frontières, le groupe en exil, critique envers la tradition socialiste
marxiste, visait à rénover les fondements politiques, écono-
miques et intellectuels de la société européenne. Chiaromonte
s’engagea dans un cercle clandestin à Rome avant de prendre, en
1934, le chemin de l’exil et de s’installer à Paris.
Cette phase de militantisme dans un groupe politique
organisé et intransigeant tel que GL lui permit de préciser son
rapport à la politique : un rapport ambivalent, d’attraction et de
répulsion mêlées, toujours nourri de sa passion pour l’utopie. Il
s’écarta de la ligne de Rosselli et rejoignit les positions d’un intel-
lectuel singulier, cosmopolite, Andrea Caffi. Né à Saint-
Pétersbourg de parents italiens, Caffi était le plus âgé du groupe
et il avait activement participé à la Première Guerre mondiale et

21
aux révolutions russes de 1905 et 19174. Auprès de son mentor,
Chiaromonte se passionna pour Platon et s’appropria le modèle
utopique de La République. Mais ce qui les rapprochait surtout
était la conscience aiguë de la profonde crise de l’Europe dont le
communisme soviétique, le fascisme et le nazisme étaient les
épiphénomènes politiques les plus extrêmes. Caffi reconnaissait
la nécessité de distinguer les élites* intellectuelles « révolution-
naires » des minorités activistes, dans la mesure où ces dernières
étaient prêtes à une violence radicalement destructrice, sur la
lancée de la Grande Guerre et de la Révolution bolchévique.
Chiaromonte prônait plutôt l’exigence de définir une perspective
« idéale » de l’antifascisme face à cette métamorphose vertigi-
neuse de l’État de droit en « État mythe », née du conflit de 1914-
1918 et adoptée par les tyrannies des années 1920 et 1930. Son
analyse se concentrait surtout sur les fascismes – définis comme
« les formes les plus parfaites de la tyrannie moderne ». D’où la
nécessité de penser « hors de la politique », de refonder la société
à travers un « lien d’ordre religieux, ce qui revient à dire absolu,
irréductible »5.
Grâce au caractère singulier de GL, qui mêlait intransigeance
politique et expérimentalisme intellectuel, ses militants furent
volontiers ouverts à la confrontation et au contact avec des fi-
gures importantes de la culture française de l’époque, parmi
lesquelles Élie Halévy, Célestin Bouglé, Marcel Déat, Georges
Gurvitch et André Malraux. En septembre 1934, Chiaromonte
participa au grand événement culturel de l’époque, les Décades de

4 Sur l’amitié entre Caffi et Chiaromonte, cf. Andrea Caffi, Nicola Chiaromonte,
« Cosa sperare ? ». La corrispondenza tra Andrea Caffi e Nicola Chiaromonte : un dia-
logo sulla rivoluzione, édition et introduction de Marco Bresciani, préface de Michele
Battini, Rome-Naples, ESI, 2012. Sur la biographie politique et intellectuelle de
Caffi, cf. Marco Bresciani, La rivoluzione perduta. Andrea Caffi nell’Europa del
Novecento, Bologne, Il Mulino, 2009.
5 Cf. Gualtiero [Nicola Chiaromonte], « Lettera di un giovane dall’Italia », Quaderni
di Giustizia e Libertà, décembre 1932 ; Sincero [Nicola Chiaromonte], « La morte si
chiama fascismo », Quaderni di Giustizia e Libertà, janvier 1935 ; Luciano [Nicola
Chiaromonte], « La riforma socialista ovvero alla ricerca della vera questione »,
Quaderni di Giustizia e Libertà, 15 mars 1935. En français, Chiaromonte a publié
« Sur le fascisme » pour Europe, 15 avril 1936 : Europe, dirigée depuis 1936 par Jean
Cassou, était à l’époque une revue proche du Parti communiste français et du Front
Populaire.

22
Pontigny, organisées par Paul Desjardins : cette série de ren-
contres, consacrées à quelques unes des plus cruciales questions
de l’entre-deux-guerres* (le retour de l’intolérance et la crise de
l’humanisme dans les États totalitaires, le déclin de la civilisation
européenne, le lien entre volonté de justice et action révolution-
naire), fut animée, entre autres, par Henri de Man, Angelo Tasca,
Ramon Fernandez, Charles Du Bos, Denis de Rougemont, Roger
Martin du Gard et Pierre Drieu La Rochelle.
Chiaromonte s’intéressa particulièrement à l’œuvre littéraire
et politique de Malraux, sur qui il écrivit dans Solaria en 1933. Le
jeune auteur de La Condition humaine lui inspira d’abord un
sentiment mitigé, hésitant entre fascination pour l’élan révolu-
tionnaire et distance critique envers l’activisme comme fin en
soi : au fil du temps, ce deuxième jugement l’emporta6. Cette
position se traduisit aussi par une critique sévère de la politique
révolutionnaire de Carlo Rosselli, au nom d’une réflexion appro-
fondie sur le sens de la politique dans la crise des années 1930.
Chiaromonte était convaincu, comme l’était Caffi, que GL devait
devenir intégralement un laboratoire de la nouvelle culture poli-
tique européenne. Pour autant, cette vision européenne de la
crise ne se traduisit jamais, chez lui, par une adhésion au fédéra-
lisme européiste.
L’intérêt de GL pour une perspective politique révolution-
naire s’accrut au moment du Front populaire français, entre 1935
et 1937. Devant l’adhésion de plus en plus radicale de Rosselli à
un socialisme fondé sur la lutte de classes que, jusque là, il avait
rejeté, Chiaromonte, comme Caffi, s’éloigna de GL au début de
l’année 1936, tout en se maintenant sur des positions antifas-
cistes. Pendant la guerre civile espagnole, il s’engagea dans la
Brigade aérienne organisée par Malraux, qui était encore
communiste. Il devint même le modèle du personnage de Scali
dans L’Espoir, récit épique de l’aventure des Brigades. Quelques
mois plus tard, l’influence communiste croissante sur le front
républicain le contraignit cependant à abandonner l’Espagne.

6 Nicola Chiaromonte, « Idee e figure di André Malraux », Solaria, 1, janvier 1933,


p. 16-24 et id., « André Malraux et La Condition humaine », Solaria, 11-12,
novembre-décembre 1933, p. 80-85.

23
À la veille du déclenchement de la Seconde Guerre
mondiale, Chiaromonte, qui, au début de son engagement à GL,
avait pu être séduit par le mythe révolutionnaire, se montra bien
plus critique envers le communisme soviétique et ses liens avec la
Révolution russe. Cette évolution devait beaucoup à la lumière
de la leçon historique d’Élie Halévy, exposée dans L’Ère des
Tyrannies (1938), texte que Raymond Aron, rencontré grâce à
Malraux, lui avait fait découvrir. Certes, la réflexion sur la crise de
la société européenne, que Chiaromonte abordait par l’angle du
totalitarisme, ne pouvait qu’entrer en contradiction avec la ligne
politique de l’antifascisme, au moment où se concrétisaient les
intentions belliqueuses d’Hitler et de Mussolini. Cependant,
pour l’antifasciste italien (comme pour d’autres), l’accord de
1939 entre Hitler et Staline confirma ce qu’Aron avait déjà deviné
lors de sa relecture d’Halévy du point de vue de « l’échec du
socialisme » et du conflit qui s’en suivit entre démocratie et tota-
litarisme : à l’origine de ce processus historique, il y avait la
rupture dramatique de l’été 1914, le déclenchement de la Grande
Guerre. Ce n’est peut-être pas un hasard si, entre 1937 et 1939
précisément, Chiaromonte lut pour la première fois le grand
cycle romanesque de Martin du Gard, Les Thibault, se passion-
nant en particulier pour les derniers tomes, L’Été 1914 et l’Épilo-
gue.
Quand Paris fut occupé, Chiaromonte se réfugia à Toulouse,
puis à Marseille, avant de débarquer à New-York en 1941.
Rejoignant les communautés rassemblées autour des revues
américaines Politics et Partisan Review, il entama un échange
humain et intellectuel très intense avec les représentants radi-
caux, pacifistes et anticommunistes de la culture newyorkaise
autant qu’avec les cercles internationaux des immigrés (antifas-
cistes italiens surtout, mais aussi allemands), qui avaient fui
l’Ordre nouveau en Europe : parmi les premiers se trouvaient
Dwight MacDonald et Mary McCarthy, parmi les seconds
Hannah Arendt et Gaetano Salvemini. Il soutint la guerre contre
Hitler et Mussolini sans jamais cesser de critiquer Staline et son
régime totalitaire. S’appropriant les références de l’univers cultu-
rel de Caffi – Proudhon et Herzen –, il s’attela à une nouvelle
analyse des fondements théoriques du marxisme : à partir de la
reconnaissance de sa nature essentiellement utopique, il remet-
tait en question la prétendue scientificité du matérialisme dialec-

24
tique. Selon lui, si on refusait la lutte des classes et la dictature du
prolétariat, le « triomphe de la justice sociale » devait s’identifier
à « un triomphe de la Raison et non de la violence, une création
de la société elle-même et non un modèle imposé d’en-haut. »7
Tandis qu’il se détachait de plus en plus de l’influence de la
tradition révolutionnaire et socialiste, Chiaromonte ne renonçait
pas pour autant à définir les présupposés d’une pensée utopique,
fondée sur l’expérience de la justice (et – inévitablement après la
Seconde Guerre mondiale et la Shoah – de l’injustice ou, comme
le disait Hannah Arendt, du « mal »8). Au lendemain de la guerre,
il se lia d’amitié avec Camus, qu’il avait eu l’occasion de con-
naître en avril 1941, à Oran, alors qu’il se rendait aux États-Unis.
C’est précisément de l’écrivain français qu’il apprit que, « malgré
la fureur et l’horreur de l’histoire, l’homme est un absolu* » : « là
était la transcendance de l’individu face à l’histoire, la vérité
qu’aucun impératif social ne peut détruire* »9. Ils se retrouvèrent
à New-York, de mars à juin 1946, lorsque Camus fut invité à
prononcer, à la Columbia University, une conférence devenue
célèbre, « The Human Crisis » (le 28 mars). Chiaromonte inter-
préta ce texte comme le refus de la réduction de la vie humaine à
un « devoir historique » et de la conception de la « fin heureuse »
du drame de l’histoire. C’était le noyau d’où allaient germer
quelques uns des thèmes majeurs qu’il développerait ensuite,
dans Le Paradoxe de l’histoire notamment.

Revenu en Europe en 1948, en pleine guerre froide,


Chiaromonte, qui partageait sa vie entre Rome et Paris, compta,
avec Ignazio Silone et Arthur Koestler, parmi les principaux
animateurs du Congrès pour la liberté de la culture qui fut fondé
à Berlin en juin 1950 afin de contrer l’emprise hégémonique du
communisme soviétique sur les intellectuels d’Europe occiden-
tale. Son engagement public dans la « guerre froide culturelle »,
coïncidant avec son éloignement définitif de la tradition révolu-

7 Nicola Chiaromonte, « P. J. Proudhon : An Uncomfortable Thinker », Politics,


janvier 1946, p. 27.
8 Cf. Ira Katznelson, Desolation and Enlightenment : Political Knowledge after Total
War, Totalitarianism and the Holocaust, New York, Colombia University Press, 2003.
9 Nicola Chiaromonte, « Albert Camus. La résistance à l’Histoire », Preuves, 1, avril
1960, p. 17-20 (cit. p. 18-19).

25
tionnaire européenne, provoqua une grave dissension avec Caffi.
Chiaromonte évolua peu à peu vers une perspective de « justice »
où l’attention à la question sociale tendait à s’évanouir dans l’af-
firmation de la responsabilité individuelle : désormais, à ses yeux,
tout socialisme s’identifiait à une forme de domination autori-
taire. Tandis que le feu de ses analyses critiques, dans Politics et
Partisan Review, s’était concentré sur les contenus du marxisme,
du socialisme et de la tradition révolutionnaire10, les publications
du début des années 1950, dans des revues telles que Il Ponte, Il
Mondo et Nuovi Argomenti, se consacrèrent à l’analyse typolo-
gique des idéologies politiques de la guerre civile européenne
(communisme, fascisme et nazisme), assimilées à des « menson-
ges utiles » qui caractérisaient le « temps de la mauvaise foi »11. Il
n’est donc pas étonnant que, tout en n’ignorant pas les contra-
dictions du capitalisme occidental (en particulier américain), il
ait donné à ses interventions publiques un tour philosophique
qui évitait certaines questions cruciales telles que, par exemple, la
décolonisation et l’héritage du colonialisme dans le monde, ou
encore la question sociale et la construction de systèmes de
Welfare State.
Quoique Chiaromonte n’adhérât pas à l’anticommunisme
intransigeant de Koestler, la virulence du conflit idéologique et
politique entre Est et Ouest ne manqua pas de laisser des traces
sur sa réflexion. On a su depuis que les activités du Congrès pour
la liberté de la culture étaient soutenues par la CIA, via la Ford
Foundation : la guerre froide, à l’Ouest comme à l’Est, exigeait un
financement secret et une discipline rigoureuse de la culture.
Dans quelle mesure cela conditionnait-il l’indépendance des
principaux intellectuels qui gravitaient autour du Congrès, il est
difficile de le dire ; mais ce ne peut évidemment pas être la clé
principale, encore moins exclusive, d’analyse de cette aventure
culturelle majeure. En effet, s’ils se trouvaient dans un contexte-

10 Cf. Nicola Chiaromonte, « Malraux and the Demons of Action », I, Partisan


Review, 7, July 1948, p. 776-789 et Id., « Malraux and the Demons of Action », II,
Partisan Review, 8, August 1948, p. 912-923.
11 Nicola Chiaromonte, « Il tempo della malafede », Il Ponte, IX, 1952, p. 1237.

26
géopolitique atlantique, nombre de ses acteurs n’en aspiraient
pas moins à reconstruire un espace intellectuel européen. Les
liens étroits de Chiaromonte avec Camus et l’écrivain polonais
Czesław Miłosz, auteur de La Pensée captive (1953), en étaient
l’illustration la plus probante, comme sa collaboration à Preuves,
la revue française du Congrès pour la liberté de la culture, dirigée
par Bondy12. Ce journaliste austro-hongrois, naturalisé suisse, qui
avait connu Rosselli et GL, avait été, dans les années 1930, un
membre actif du groupe communiste révolutionnaire Que
Faire ?, non aligné sur les positions du Komintern ; pendant la
guerre, il avait adhéré au Mouvement fédéraliste européen
d’Altiero Spinelli et Ernesto Rossi. Nettement critique envers
l’URSS et sur le communisme, sa revue, Preuves était ouverte aux
orientations les plus diverses, de Camus à Aron, de Koestler à
François Fejtö ou aux dissidents polonais Miłosz et Konstanty
A. Jeleński.
La publication de L’Homme révolté à Paris en 1951 eut un
immense retentissement ; elle provoqua la rupture entre Sartre et
Camus et traça les lignes de division et de bataille de la guerre
froide culturelle. Chiaromonte se rangea du côté de Camus,
considérant que la maxime de Sartre – « L’homme est responsa-
ble de tous les hommes » – était « la formule de la sophistique
moderne – comme de la fausse moralité »13. Avec Camus, il
reconnaissait dans le sens classique de la limite, ou mesure, la
raison d’être de l’homme, et donc l’impossibilité d’édifier de
nouveaux ordres sociaux et politiques sur le recours systématique
et démesuré à la violence. Comme Aron, il identifiait les idéolo-
gies du vingtième siècle à des « religions politiques » (ou « sécu-
laires ») qui avaient fait glisser le sens de l’existence individuelle
et collective de la sphère transcendante à la sphère immanente.
Son libéralisme fut, par certains côtés, un « libéralisme de la
peur », selon la formule de Judith Shklar, récemment reprise par

12 Cf. Pierre Grémion, Intelligence de l’anti-communisme : le Congrès pour la liberté


de la culture à Paris (1950-1975), Paris, Fayard, 1995.
13 Lettre de Chiaromonte à Caffi, 19 septembre 1951, in Andrea Caffi, Nicola
Chiaromonte, « Cosa sperare ? », cit., p. 509. Cf. Tony Judt, Past Imperfect. French
Intellectuals, 1944-1956, Los Angeles, University of Colombia Press, 1992, qui cite ce
commentaire de Chiaromonte sur Sartre page 75.

27
Jan-Werner Müller pour décrire le cheminement intellectuel
d’Aron, Isaiah Berlin et Karl Popper : ce libéralisme se fondait sur
le postulat de la nouveauté radicale des expériences totalitaires et
considérait que le rapport entre individu et État était au cœur de
la philosophie politique14. Cependant, le substrat toujours
utopique de sa pensée rapprochait davantage Chiaromonte de
l’auteur de L’Homme révolté (1951) que de celui de L’Opium des
intellectuels (1955).

En 1956, Chiaromonte fonda avec Ignazio Silone Tempo


presente, une revue intellectuellement très exigeante, qui apparte-
nait à la galaxie des activités éditoriales du Congrès pour la
liberté de la culture. Après la première phase, la plus âpre, de la
guerre froide, les positions de Chiaromonte évoluèrent sensible-
ment. Si sa réflexion avait gravité autour des thèmes de la « révo-
lution » (dans les années 1930) et de la « justice » (dans les années
1940 et 1950), elle s’intéressa ensuite à une certaine conception
de la « démocratie » – considérée moins comme une organisation
politico-institutionnelle que comme le présupposé utopiste de
son propre exercice critique envers la politique contemporaine.
Cette méditation, particulièrement nourrie par le procès
d’Eichmann entre 1961 et 1963, partait de « l’effondrement de la
morale européenne » qui avait culminé avec l’extermination des
juifs d’Europe. En effet, les crimes de la Seconde Guerre
mondiale et leur héritage persistant après le conflit nous avaient
appris, selon Chiaromonte, que tout État devait affirmer un prin-
cipe limitatif de la souveraineté qui circonscrirait son pouvoir
inconditionnel sur les citoyens et admettrait la subordination de
tout acte politique au jugement de la conscience morale15.
À partir de 1968, quand disparut Tempo presente,
Chiaromonte se consacra surtout à la critique théâtrale. Il n’hé-

14 Cf. Jan-Werner Müller, « Fear and Freedom. “A Cold War Liberalism” », European
Journal of Political Theory, Special Issue on “Twentieth-Century European Liberalism”,
7 (2008), p. 45-64, et Judith N. Shklar, Liberalism of Fear, in Nacy L. Rosenblum (ed.),
Liberalism and the Moral Life, Cambridge Mass, Harvard University Press, 1989, p.
337-363. Pour une perspective plus générale, cf. Mark Lilla, « The Other Velvet
Revolution : Continental Liberalism and Its Discontents », Daedalus, Spring, 1994,
p. 129-157.
15 Cf. Nicola Chiaromonte, « Eichmann osservato », Tempo presente, 2, mars-avril
1963, p. 90-91.

28
sita pas cependant à prononcer un jugement sévère sur les événe-
ments de 1968 en Europe occidentale et aux États-Unis (exacte-
ment comme Hannah Arendt et Raymond Aron), tandis que, de
conserve avec des dissidents polonais tels que Miłosz et Gustaw
Herling, il affichait sa sympathie pour les rébellions qui se
levaient au même moment contre les régimes communistes
d’Europe centrale et orientale. À ceux qui manifestaient à Rome
et à Paris contre la « société bourgeoise », il reprochait d’ignorer
le sort de ceux qui combattaient pour la liberté à Varsovie et à
Prague. C’était le cri d’une conscience de plus en plus préoccupée
par la massification des individus, l’atomisation de la société et la
bureaucratisation de l’État – tendances qui, se mêlant et s’entre-
tenant réciproquement, rendaient possible, sinon réel, le retour
d’idéologies et de pratiques politiques extrêmes et violentes,
caractéristiques de la première moitié du vingtième siècle.
D’ailleurs, cette même année, il réaffirma son refus radical de la
tyrannie moderne par la critique de la violence organisée et la
défense de la liberté politique. Ce fut l’objet d’un dialogue qu’il
noua, à distance, avec le philosophe conservateur Leo Strauss ; ce
juif allemand émigré aux États-Unis à cause des persécutions
raciales était l’auteur du célèbre essai On Tyranny (1948) qui avait
déclenché une vive polémique avec le philosophe franco-russe
d’orientation néo-hégélienne Alexandre Kojève. Chiaromonte
reprochait surtout à ses contemporains – les intellectuels qui
avaient renoncé à la valeur de la liberté – d’avoir pris « l’exercice
implacable et absolument autoritaire du pouvoir » « pour une
forme nouvelle et progressiste de gouvernement, ou, au moins,
pour une phase historiquement nécessaire » du développement
social16.
Le rejet des idéologies totalitaires et la critique du pouvoir
politique constituaient deux volets d’une réflexion plus globale
de Chiaromonte sur le rapport entre individu et processus histo-
rique, inspirée par l’ouvrage d’Isaiah Berlin, The Hedgehog and
the Fox (1953)17. Si l’origine autobiographique de ce questionne-
ment, couronné par le cycle de conférences tenues à Princeton en
1966, était la défaite du socialisme européen en 1914 et l’enchaî-

16 Cf. Id. « La Tirannia moderna », Tempo presente, 5, mai 1968, p. 6-19.


17 Isaiah Berlin, « Le Hérisson et le renard », in Les Penseurs russes, trad. Aline Berlin,
Paris, Albin Michel, 1984. (N.d.T.)

29
nement de guerres et de révolutions qui s’ensuivit, l’essentiel
portait sur la foi dans l’histoire, analysée au fil de méditations sur
Stendhal, Tolstoï, Martin du Gard, Pasternak et Malraux.
« L’histoire – c’est-à-dire ce qui parvient à arriver, les faits accom-
plis, le pouvoir – est devenue la divinité de l’intellectuel moderne,
et pas seulement de l’intellectuel »18. Chiaromonte, pour sa part,
avait acquis une conscience aiguë de l’ambiguïté fondamentale
des processus historiques, de la discontinuité radicale entre l’évé-
nement et l’individu et de l’antinomie irréductible entre la quoti-
dienneté du vécu individuel et le terrible et grandiose spectacle
de l’histoire (des guerres napoléoniennes à la Grande Guerre).
Cependant, même s’il prétendait nier la vision déterministe et
aprioriste inhérente à l’historicisme, il admettait la demande de
sens, physiologique et inexorable, que chaque individu formule
devant le monde : « Le rationaliste, comme n’importe qui d’au-
tre, a raison jusqu’à ce qu’il ait tort. Mais, dans la mesure où il
prétend avoir raison par principe, c’est par principe qu’il a
tort »19. Il est donc très logique que Guerre et Paix ait influencé,
plus que tout autre livre, sa méditation sur l’histoire, reliant sa
vision du vingtième siècle à la critique de la violence au nom de
la non-violence. Pour Berlin, qui reprenait le fragment
d’Archiloque selon lequel « le hérisson sait beaucoup de choses,
mais le renard en sait une grande », Tolstoï « était par nature un
renard, mais il croyait fermement être un hérisson ». À l’inverse,
Chiaromonte, qui aspirait à être un renard (comme Platon), tout
en étant conscient de l’impossibilité de le devenir, ne pouvait
qu’être un hérisson – « un moraliste », mais « avant tout un
ennemi du dogmatisme »20.
Relire aujourd’hui Chiaromonte et ses leçons de Princeton,
publiées en anglais en 1970 et en italien en 1971 (un an avant sa
mort), permet d’aborder, par un angle inédit, quelques unes des
principales questions politiques et intellectuelles du vingtième
siècle européen : le sens de la politique à « l’âge des extrêmes », la
valeur irréductible de la responsabilité individuelle, le rôle de
l’intellectuel dans la société de masse et le rapport, crucial, entre
individu, État et Histoire. Son parcours et sa réflexion ont été

18 Nicola Chiaromonte, « Il realista e l’utopista », Tempo presente, 11, novembre


1963, p. 1-8
19 Id., Croire et ne pas croire, p. 116
20 Ibid, p. 66

30
scandés par des rencontres et des confrontations avec des person-
nages très divers mais partageant le souci d’une liberté intellec-
tuelle irréductible à quelque tradition et culture politique et
philosophique que ce soit. Son héritage est donc complexe et
problématique. Même s’il s’est rapproché de Strauss,
Chiaromonte n’est pas de ces prophètes de la Fin de l’Histoire à
la* Francis Fukuyama, dont Strauss lui-même a été un des
maîtres. Beaucoup ont prétendu, après 1989, que la chute de
l’Union Soviétique et des régimes communistes satellites avait
livré l’Histoire universelle au triomphe de la démocratie libérale
et du libre marché. En réalité, ils affirmaient ainsi une nouvelle
philosophie de l’histoire, apparemment fondée sur sa négation.
Au contraire, comme nous l’avons vu, Chiaromonte revendiquait
la nécessité de s’émanciper radicalement de la conviction selon
laquelle l’histoire est un processus déterministe, gouverné par des
lois objectives, susceptibles à leur tour d’être scientifiquement
connaissables : conviction, voire foi véritable, qui avait alimenté
les idéologies politiques totalitaires et avait été responsable, en fin
de compte, de la crise de l’Europe après 1914. Certes, il s’agissait
d’un regard qui, analysant subtilement les vicissitudes tragiques
de la première moitié du siècle, peinait à cerner les profondes
mutations de sa seconde moitié, telles que l’avènement de démo-
craties constitutionnelles en Europe occidentale et la stabilisation
du cadre géopolitique continental, l’exceptionnel développement
économique de l’après-guerre et la construction de systèmes de
sécurité sociale universelle ou la fin du primat européen dans le
monde. Le désenchantement croissant de l’auteur du Paradoxe de
l’histoire envers les idéologies politiques dominantes du ving-
tième siècle ne se départit toutefois jamais d’une profonde
conviction utopiste et d’une sensibilité morale aiguë, nourrie par
le refus des systèmes de pensée organiques et des visions totali-
santes de la vie. Il était persuadé qu’il fallait liquider le legs des
déchirures politiques violentes et des falsifications idéologiques
hypertrophiques qui avaient imprimé leur marque sur la période
inaugurée par la Grande Guerre et la Révolution russe pour
établir ce lien entre vérité, liberté et responsabilité qui constitue
le fondement – par essence utopique – d’une société démocra-
tique.
Les prises de position qu’il adopta vers la fin de sa vie firent
de Chiaromonte un symbole des échanges intellectuels entre l’Est

31
1
et l’Ouest : malgré les divisions géopolitiques de la guerre froide,
l’attachement à la culture européenne favorisa le dialogue entre
le libéralisme occidental anti-totalitaire et la dissidence envers les
régimes autoritaires post-totalitaires de l’Europe centrale et
orientale (en Pologne, en Tchécoslovaquie et ailleurs)21. C’était
bien évidemment un dialogue entre des orientations différentes
qui, non sans contradictions, jaillissaient des choix tragiques de
cette époque, mais qui nous interrogent encore aujourd’hui.
Comment construire des espaces de pensée critique et indépen-
dante à l’intérieur de systèmes de pouvoir fondés sur la manipu-
lation de vérités publiques à des fins de propagande politique ?
Comment concilier la reconnaissance de l’idée même de vérité
avec l’affirmation du pluralisme démocratique ? Comment se
soustraire au poids insoutenable de l’Histoire et restituer cepen-
dant une marge, fût-elle minime, de liberté et de responsabilité à
l’individu, à chaque individu ? Comment, enfin, repenser radica-
lement la politique comme fondement d’une nouvelle société
civile et empêcher ainsi la société européenne de retomber dans
une catastrophe telle que celle qu’elle a connue entre 1914 et
1945 ? Notons au passage que ces questions, et les dilemmes
qu’elles impliquent, sont au centre de la réflexion de Tony Judt,
grand spécialiste anglo-américain (souvent controversé) des
intellectuels français et historien de l’après-guerre européen,
critique sévère de Jean-Paul Sartre, admirateur déclaré de Camus
et Aron, subtil interlocuteur de François Furet, enfin, dans les
années 1980 et 1990. La conclusion « social-démocratique » de
Judt – une « social-démocratie de la peur » – est le résultat d’une
confrontation permanente, harmonieuse le plus souvent, autant
avec le « libéralisme de la guerre froide » qu’avec le « libéralisme
des dissidents est-européens »22.
La pensée et l’influence de Chiaromonte au vingtième
siècle (et au-delà) n’ont jamais suivi des lignes droites, elles ont

21 Cf. Jan-Werner Müller, Contesting Democracy. Political Ideas in Twentieth-Century


Europe, New Haven, Yale University Press, 2011, p. 206-210, 227-233.
22 Cf. Tony Judt, The Burden of Responsability. Blum, Camus, Aron and the French
Twentieth Century, Chicago, Chicago University Press, 1998 ; Id., Postwar. A History
of Europe since 1945, Londres, Heinemann, 2005 ; Id., Ill Fares the Land, New York,
Penguin, 2010 ; Id. (with Timothy Snyder), Thinking the Twentieth Century, New
York, Penguin, 2012.

32
2

emprunté des voies tortueuses, le plus souvent souterraines : les


textes des conférences que nous présentons ici en sont l’expres-
sion la plus aboutie et le legs le plus durable.

Marco Bresciani

33
PRÉAMBULE

Conçu sans préméditation, rédigé à différentes époques, ce


livre est le fruit des expériences que j’ai vécues et des lectures qui
les ont accompagnées. Il est cependant consacré à un seul sujet :
le rapport entre l’homme et l’événement, entre ce que l’homme
croit et ce qui lui arrive. La question de l’Histoire en somme.
Comme un grand nombre de mes contemporains sans doute,
j’en ai été hanté depuis ma jeunesse, puis au fil du fascisme, de la
seconde guerre mondiale, du communisme et des vicissitudes
politiques et intellectuelles de l’Europe de ces quarante dernières
années. Il s’agissait de dire « oui » ou « non » à l’Histoire en
marche, de choisir, parmi les alternatives qu’elle semblait impo-
ser, entre des idées dont l’autorité, le pouvoir étaient diversement
fondés. Si on disait « non », il fallait préciser au nom de quoi on
prononçait le « non serviam* ». Et ce « non » signifiait éventuel-
lement que l’on refusait radicalement l’idée que la vérité se trou-
vait dans le cours même des événements, était fille du temps et de
la force ; c’est-à-dire qu’on ne partageait pas la croyance plus ou
moins « dialectique » dans l’Histoire qui était, dans des formes
variées et particulièrement dans les faits, la croyance dominante.
Ce n’est pourtant pas à partir d’une réflexion sur le
problème de l’Histoire en soi que ce livre a commencé à prendre
forme ; pendant des années, au fil de mes lectures et de discus-
sions avec des amis, je me suis interrogé plus spécifiquement sur
le destin du socialisme européen : pourquoi le mouvement socia-
liste, qui avait indubitablement constitué la tentative la plus

35
vigoureuse, et intellectuellement la plus riche, de promouvoir la
cause de la justice et de l’égalité en Europe, s’était-il désagrégé au
déclenchement de la Première Guerre mondiale, au point de
n’avoir jamais pu se reconstituer de manière politiquement effi-
cace et idéologiquement convaincante ? Comment une idée peut-
elle être vaincue par un événement ? Or le socialisme avait bien
été vaincu parce qu’il n’avait pas réussi à s’opposer efficacement
à la guerre. Preuve flagrante de cette défaite : la victoire du
bolchévisme. Deux causes majeures – et d’égale importance –
avaient en effet déterminé la victoire du bolchévisme en Russie et
son prestige en Europe occidentale : la cohérence de l’opposition
de ses chefs à la guerre et leur refus implacable de tout fonction-
nement démocratique dans le régime qu’ils instauraient. Cela,
Rosa Luxembourg l’avait vu et dénoncé immédiatement, sans la
moindre ambiguïté.
De lectures en discussions et réflexions, cette question
restait en suspens. En 1952, j’ai relu un roman injustement
relégué au rayon des ouvrages « démodés » : Les Thibault de
Roger Martin du Gard, dont la dernière partie, L’Été 1914, et
l’Épilogue racontent précisément le déclenchement de la
Première Guerre mondiale. J’avais découvert ces volumes entre
1937 et 1939, au moment de leur publication, et j’en avais été
profondément marqué. En reprenant ces pages, j’ai été stupéfait :
elles contiennent sur ces événements des observations que je n’ai
trouvées nulle part ailleurs. Dans la masse de notes que j’en ai
tirées, il m’a semblé entrevoir le début d’une réponse à ma ques-
tion.
Je ne les ai pourtant pas reconsidérées avant l’année
suivante, quand j’ai lu le texte d’Isaiah Berlin, The Hedgehog and
the Fox – un essai sur la conception de l’histoire exposée par
Tolstoï dans Guerre et Paix, le plus pénétrant et suggestif, à mon
sens, sur ce sujet. L’analyse de Berlin m’a permis de comprendre
que la défaite du socialisme démocratique n’était pas le cœur du
problème ; la véritable question était celle de la croyance dans
l’Histoire avec majuscule. C’est à cela que Tolstoï se consacrait
dans son roman, et non à déterminer la part de Napoléon dans
l’issue des batailles. Après avoir été le credo fondamental du
dix-neuvième siècle, la foi dans l’Histoire semblait encore très
enracinée dans le vingtième. En tout cas, il n’y en avait pas
d’autre pour rivaliser avec elle, seulement des objections et des

36
désaccords ponctuels. Suivant cette piste, je me suis mis à relire
Guerre et Paix en examinant page à page le sens du roman.
Tandis que j’écrivais sur Tolstoï, je me suis rendu compte
qu’entre ses idées sur la « guerre » et la « paix » et les thèmes de
l’Été 1914, la dernière partie des Thibault, il y avait un lien à
première vue surprenant et pourtant indubitable. Dans des
contextes différents, les questions soulevées étaient du même
ordre : la signification de l’événement historique et le rapport
entre l’histoire et la conscience individuelle. En outre, Martin du
Gard comme Tolstoï développaient une idée qui sapait les fonde-
ments de la vision historiciste. C’était l’idée du Destin. La grande
confiance que l’homme avait en sa capacité à contrôler les événe-
ments semblait avoir conduit à la réappropriation de cette figure
antique. Cette observation m’a conduit à reprendre mes ancien-
nes notes sur Martin du Gard pour construire le discours le plus
ordonné possible.
Mais l’idée du Destin n’apparaissait pas seulement chez
Tolstoï et Martin du Gard, parmi les romanciers dont l’objet était
l’histoire en acte. On la retrouvait, sous une forme aussi insis-
tante qu’ambiguë, dans l’œuvre d’un écrivain contemporain :
André Malraux. L’ensemble de l’œuvre de Malraux expose une
réflexion de tout premier plan sur l’action historique, caractéris-
tique de l’intellectualité contemporaine. Et on voit bien que le
thème de l’action efficace, permettant d’abattre la société bour-
geoise et libérale et d’instaurer un ordre inspiré de Marx et de
Nietzsche à la fois, est traversé, dès les premiers romans, par le
sentiment du destin. Pour Malraux, être engagé dans une action
susceptible de « changer le monde » et se trouver face à face avec
le destin sont une seule et même chose. Il reprend donc, à sa
manière, la question soulevée par Tolstoï et Martin du Gard. Cela
m’a poussé à revoir, en l’orientant dans une direction totalement
différente, un long essai sur Malraux, que j’avais écrit en 1948
pour la Partisan Review.
Le thème commun de ces essais étant le rapport entre l’in-
dividu et les événements historiques extrêmes que sont la guerre
et la révolution, j’ai jugé que mon étude gagnerait à prendre en
considération des témoignages d’écrivains sur la Première
Guerre mondiale – Barbusse, Remarque, Aldington, Hemingway
– et, pour la Seconde, Richard Hillary et Norman Mailer. Mais j’ai
dû me rendre à une évidence lourde de sens : ces auteurs décri-

37
vaient, bien sûr, les horreurs de la guerre et en dénonçaient de
manière plus ou moins violente le non-sens ; mais ils s’en
tenaient toujours au point de vue de l’individu, de son instinct de
conservation, de son effroi d’animal condamné à l’abattoir. Le
dégoût face à l’avilissement et à l’annihilation physique aboutis-
sait d’une part à une négation exaspérée, de l’autre à une affir-
mation non moins exaspérée du droit à la vie ou, mieux, à la
survie. En termes moraux, la conclusion qui en découlait était
une espèce de nihilisme qui s’en prenait à tout ce qui, dans
l’homme, n’est pas nécessité biologique ou impulsion immédiate.
Le fait était ô combien intéressant, mais il laissait peu de place à
la discussion.
Ainsi mes travaux attendaient-ils d’être complétés. Je ne
les ai pas repris avant 1966, année ou je fus invité, par l’université
de Princeton, à assurer les conférences des « Christian Gauss
Seminars in Literary Criticism ». Il me sembla que les essais sur
Tolstoï, Martin du Gard et Malraux pouvaient, si je les retra-
vaillais, constituer un thème assez cohérent. Mon ami le profes-
seur Joseph Frank, directeur des Séminaires, en connaissait des
passages et il approuva mon projet. Je consacrai donc l’été à
réécrire ces essais en anglais, en les adaptant au but auquel ils
étaient désormais destinés.
Les mois passés à Princeton furent extrêmement agréables
tant était cordiale l’atmosphère dans laquelle je me trouvais ; de
surcroît, les discussions qui suivaient les conférences m’éclai-
rèrent beaucoup sur le sens et les limites des idées que j’avais
développées sur tel ou tel thème, à tel ou tel moment, sans me
soucier de l’unité d’ensemble. Je décidai alors de les réunir dans
un livre, sans vouloir aboutir à des conclusions générales mais en
leur adjoignant d’autres réflexions allant dans le même sens.
J’écrivis ainsi l’essai sur « Fabrice à Waterloo » et celui sur
« Pasternak entre nature et histoire » puis, pour terminer plus
que pour conclure, les chapitres « Le temps de la mauvaise foi »,
« Vraie crise et fausse religion » et le dernier, « Croire et ne pas
croire », qui donne son titre au livre.
J’espère que personne ne prêtera à ce volume la prétention
d’épuiser le propos, encore moins d’indiquer la solution du
problème – ou des problèmes – dont il est question. J’ai tenté
d’aborder par un angle un peu particulier un problème – ou des
problèmes – que d’autres ont traité de façon bien plus complète

38
et sérieuse mais qui, pourtant, inquiète encore nombre de nos
contemporains. Discuter, je le répète, pas résoudre. Si le ton est
souvent tranchant, cela est dû à mon désir de m’exprimer nette-
ment, pas à l’illusion d’avoir atteint la vérité. D’autant que si ce
livre a une thèse, elle est que la réponse à la question posée – en
quoi peut-on croire à une époque où il semble qu’il n’y ait plus
rien en quoi croire ? – ne peut être donnée par personne en parti-
culier mais doit émerger de la vie de tous, être vécue avant que
d’être formulée ; peut-être même pourrait-elle émerger sans que
nous ne nous en apercevions.
Il me reste à expliquer un dernier point : pourquoi me
suis-je servi d’œuvres de fiction au lieu de m’appuyer sur des
ouvrages théoriques ou historiques pour analyser des sujets tels
que le rapport entre l’individu et l’événement historique, ou le
retour du sens du destin dans un monde qui semblait (et semble
toujours) définitivement acquis à l’idéal de l’évolution historique
et du progrès ? La réponse est simple : selon moi, ce n’est qu’à
travers la fiction et dans la dimension imaginaire qu’il est pos-
sible d’apprendre quelque chose sur l’expérience authentique de
l’individu. Tous les autres moyens sont soit strictement subjectifs
soit complètement extérieurs, génériques et abstraits. Je le répète,
ce recueil d’essais ne prétend pas constituer un tout organique.
Son seul but est de montrer le rapport entre l’homme et
l’Histoire tel qu’il se présente reflété par des esprits différents,
dans des circonstances différentes. Ce n’était possible selon moi
qu’en me fondant sur cette espèce particulière de vérité histo-
rique qu’est la fiction romanesque, en particulier les grands
romans du dix-neuvième siècle, dont le but déclaré était juste-
ment de raconter la véritable histoire de l’individu et de la
société, contre l’histoire officielle, les idées préconçues et les
conventions établies.

N. CH.
–––––––––
Excepté celui qui est intitulé « Vraie crise et fausse religion », les
essais contenus dans ce volume ont tous été publiés dans la revue Tempo
presente. Les textes ont cependant été amplement revus, amendés et
augmentés en vue de la publication en volume.

39
2
3

FABRICE À WATERLOO

Le 8 mars 1815, apprenant que Napoléon est revenu de l’île


d’Elbe, Fabrice Valserra, jeune marquis del Dongo, quitte aussitôt
la maison paternelle pour rejoindre l’Empereur à Paris ; à dix-
sept ans, il veut s’engager dans les rangs de sa glorieuse armée, se
battre contre ses ennemis, pour la liberté de l’Europe et de l’Italie,
participer enfin à l’épopée napoléonienne.
Parti des rives du lac de Côme, Fabrice traverse la Suisse
pour gagner Paris. Là, raconte Stendhal, il va tous les matins dans
la cour du château des Tuileries assister à la revue des troupes par
l’Empereur. « Notre héros – écrit le romancier – croyait tous les
Français profondément émus comme lui de l’extrême danger que
courait la patrie. » Aussi le jeune marquis passe-t-il ses journées
dans une expectative excitante. Ses soirées, en revanche, se dé-
roulent en compagnie de « jeunes gens d’une douceur aimable,
encore plus enthousiastes que lui et qui, en peu de jours, ne
manquèrent pas de lui voler tout l’argent qu’il possédait. » En
conséquence de quoi, Fabrice décide de quitter Paris pour rejoin-
dre les champs de bataille.
À la frontière belge, il tombe sur le bivouac d’un bataillon
et, première mésaventure du jeune homme enthousiaste, il est
arrêté comme espion. Il reste trente-trois jours en prison. Il en
sort grâce à la bonté de la femme du geôlier qui, moyennant cent
francs, lui fournit l’uniforme d’un hussard mort. Ainsi paré,
Fabrice poursuit sa quête de gloire militaire.
« On était à la veille de la bataille de Waterloo », précise le
narrateur. Fabrice entend pour la première fois le canon gronder

41
au loin. Le lendemain matin, il rencontre une cantinière qui le
conduit jusqu’aux premières lignes. Un cadavre gît au milieu de
la route. « Une balle, entrée à côté du nez, était sortie par la tempe
opposée, et défigurait ce cadavre d’une façon hideuse ; il était
resté avec un œil ouvert. » Fabrice était « prêt à rendre l’âme de
dégoût. »
Tandis que le grondement incessant du canon se rappro-
che, le jeune marquis, aidé par la cantinière au cœur tendre, réus-
sit (toujours en payant) à se procurer un vrai cheval de bataille.
« À ce moment, un boulet donna dans la ligne de saules, qu’il prit
de biais, et Fabrice eut le curieux spectacle de toutes ces petites
branches volant de côté et d’autre comme rasées par un coup de
faux… Fabrice était encore dans l’enchantement de ce spectacle
curieux, lorsqu’une troupe de généraux, suivis d’une vingtaine de
hussards, traversèrent au galop un des angles de la vaste prairie
au bord de laquelle il était arrêté. »
Se laissant entraîner par l’emportement soudain de son
cheval, il se joint au groupe. « Un quart d’heure après, par
quelques mots que dit un hussard son voisin, Fabrice comprit
qu’un de ces généraux était le célèbre maréchal Ney. Son bonheur
fut au comble ; toutefois il ne put deviner lequel des quatre géné-
raux était le maréchal Ney. » Le grondement du canon devient
assourdissant. « Nous avouerons que notre héros était fort peu
héros en ce moment. Toutefois, la peur ne venait chez lui qu’en
seconde ligne ; il était surtout scandalisé de ce bruit qui lui faisait
mal aux oreilles. » Peu après, il parvient enfin à savoir lequel des
quatre généraux est le maréchal Ney et contemple « perdu dans
une admiration enfantine, ce fameux prince de la Moskova, le
brave des braves. »

Tout à coup on partit au grand galop. Quelques


instants après, Fabrice vit, à vingt pas en avant, une terre
labourée qui était remuée d’une façon singulière. Le fond
des sillons était plein d’eau, et la terre fort humide qui
formait la crête de ces sillons volait en petits fragments
noirs lancés à trois ou quatre pieds de haut. Fabrice
remarqua en passant cet effet singulier ; puis sa pensée se
remit à songer à la gloire du maréchal. Il entendit un cri
sec auprès de lui : c’étaient deux hussards qui tombaient
atteints par des boulets… “Ah ! m’y voilà donc enfin au

42
feu ! se dit-il. J’ai vu le feu ! se répétait-il avec satisfaction.
Me voici un vrai militaire.” … Notre héros comprit que
c’étaient des boulets qui faisaient voler la terre de toutes
parts. Il avait beau regarder du côté d’où venaient les
boulets, il voyait la fumée blanche de la batterie à une
distance énorme, et, au milieu du ronflement égal et
continu produit par les coups de canon, il lui semblait
entendre des décharges beaucoup plus voisines ; il n’y
comprenait rien du tout.

Pour y voir un peu plus clair, l’ingénu se décide à poser une


question cruciale au maréchal des logis qui se trouve à ses côtés.
« Monsieur, c’est la première fois que j’assiste à la bataille […] ;
mais ceci est-il une véritable bataille ? » Oui, c’est une vraie
bataille, sur un vrai champ de bataille. Y paraît même le seigneur
des batailles en personne, l’empereur Napoléon, au galop, avec
son escorte de généraux et de cuirassiers. Mais Fabrice ne
parvient pas à le distinguer, la vue et l’esprit embués par l’eau de
vie avalée pour surmonter l’horreur que lui a inspirée le specta-
cle d’un blessé à qui l’on coupait une jambe. Il en est tout désap-
pointé : « Fabrice eut grande envie de galoper après l’escorte de
l’Empereur et de s’y incorporer. Quel bonheur de faire réellement
la guerre à la suite de ce héros ! C’était pour cela qu’il était venu
en France. » Mais il se sent désormais lié aux soldats qui l’entou-
rent et il reste. Il reste, entre autres, pour se faire enlever son
cheval de sous ses fesses au bénéfice d’un général qui a perdu le
sien. Ce qui, s’ajoutant aux propos sarcastiques des soldats, le
blesse profondément. « La guerre n’était donc plus ce noble et
commun élan d’âmes amantes de la gloire qu’il s’était figuré
d’après les proclamations de Napoléon ! »
À ce chagrin s’ajoutent la faim, la fatigue et le sommeil.
Après avoir englouti un morceau de pain que lui a jeté un soldat,
Fabrice retombe sur la gentille cantinière qui l’avait aidé au début
de ses aventures, grimpe dans sa charrette et s’endort. « Rien ne
put le réveiller, ni les coups de fusil tirés fort près de la petite
charrette, ni le trot du cheval que la cantinière fouettait à tour de
bras. Le régiment, attaqué à l’improviste par des nuées de cavale-
rie prussienne, après avoir cru à la victoire toute la journée,
battait en retraite, ou plutôt s’enfuyait du côté de la France. »

43
Blücher à la place de Grouchy. Quand Fabrice se réveille, la
bataille de Waterloo est terminée : l’épopée de Napoléon s’est
achevée sans qu’il soit arrivé à comprendre seulement ce qui se
passait. « Il faut que je me batte… Enfin je vais me battre réelle-
ment, se disait-il, tuer un ennemi ! » Le jeune marquis réussit à
tirer un coup de fusil et un cavalier vêtu de bleu tombe de cheval.
Peut-être a-t-il réellement tué un ennemi. Mais ce qui se passe
« réellement » autour de lui est la ruine de la glorieuse armée
napoléonienne. « Ce sont comme des moutons qui se sauvent. »
Et à la fuite s’ajoute la rébellion. En fin de compte, la seule
bataille, rixe plutôt, à laquelle Fabrice a participé l’a opposé à sept
hussards français qui refusent de s’arrêter au pont où il a été mis
en faction pour interdire aux fuyards de passer, lui, le soldat le
moins soldat et, en même temps, le plus enthousiaste jamais créé
par l’imagination d’un romancier.

Voilà donc la bataille de Waterloo, l’événement qui mit fin


au stupéfiant passage de Napoléon Bonaparte sur la scène de
l’Histoire, telle que Stendhal nous la montre à travers les yeux de
Fabrice del Dongo dans les chapitres deux, trois et quatre de La
Chartreuse de Parme.
C’est le contraire – le négatif, pourrait-on dire – d’une
bataille perçue dans son ensemble et animée d’un souffle
unique : une bataille qui n’existe pas, qui se fragmente tout natu-
rellement en une multitude d’épisodes en apparence incohérents
et dont pourtant, peut-être, une volonté géniale ou une mysté-
rieuse Providence tisse les fils ; mieux encore – bien plus naturel-
lement et paradoxalement –, elle se réduit à une suite décousue
de rencontres, d’impulsions et d’impressions du héros. Fabrice
est un adolescent emporté dans un rêve de gloire et d’histoire ; il
tente inlassablement de transformer en moments d’épopée des
incidents qui ne sont pas seulement prosaïques mais incongrus,
voire farfelus tant ils sont déconnectés les uns les autres, et contre
lesquels se brise son aventure. De sorte qu’à la fin, il admet son
erreur : « Il comprit pour la première fois qu’il avait tort dans
tout ce qui lui arrivait depuis deux mois. »
Napoléon – le héros des bulletins de la Grande Armée dont
s’était nourri Fabrice et, avant lui, Julien Sorel – n’existe pas, pas
plus que l’Histoire. Il existe des cas singuliers, des individus, les
plus fugaces impressions de l’âme ; existe aussi – et c’est très

44
important – l’épopée napoléonienne, mais seulement telle qu’elle
est rêvée par une âme jeune. En dehors de cela, il y a des « faits »,
c’est-à-dire la vivacité des choses et des êtres, modérée par la
raison raisonnante et la prudence mondaine.
Stendhal nous le fait sentir de la manière la plus directe
possible : par l’ingénuité de Fabrice, qui est du même ordre que
celle de Candide, ou celle de Tom Jones, de Nicolas Rostov ou du
Chérubin de Mozart. Le romancier la confronte en permanence,
et toujours avec ironie, à la réalité crue et nue des hommes, des
choses et des circonstances. La grâce de son récit tient à ce qu’il
nous présente les mouvements de l’âme de Fabrice comme des
songes inconsistants, des illusions, de la naïveté, des duperies, et
les incidents contingents dans lesquels se fragmente une bataille
(et qui la constituent) comme la seule réalité incontestable ; or il
place d’autorité le lecteur du côté de ces songes, de ces ravisse-
ments, de ces illusions, et même du ridicule de son héros. De
sorte que nous ne pouvons faire à moins que de considérer ces
péripéties de l’âme d’un adolescent comme la vérité vraie. En
effet, c’est dans ces duperies, illusions et désillusions, dans cette
candeur invincible et risible que réside le sens de l’histoire
racontée par Stendhal.
Le reste – la bataille de Waterloo, l’épopée napoléonienne
vue de loin et représentée dans son ensemble comme dans un
tableau de David ou de Gros – est réalité, certes ; mais, quoique
colossale, elle demeure insignifiante, sinon mensongère : ni vraie,
ni fausse, (ce qui est pire) et, de surcroît, elle ne rend pas moins
illusoires les illusions de Fabrice.
La seule chose qui importe, qui est vraie au sens propre, est
la rencontre entre l’individu et l’événement ; lequel, cependant,
ne s’offrira jamais à l’expérience autrement que sous l’aspect
d’incident plus ou moins absurde : le cadavre apparu brutale-
ment au milieu du chemin, les mottes de terre qu’une force invi-
sible fait gicler, le cavalier vêtu de bleu abattu d’un coup de fusil
tiré à l’aveugle sont des symboles de cette absurdité intrinsèque
de l’événement tel qu’il se manifeste réellement à l’individu qui y
participe. C’est alors que l’œil presque cruel de Stendhal repère et
révèle la seule réalité qui l’intéresse vraiment : « ce don incom-
mode, père de tant de ridicules, que l’on appelle une âme ». Voilà
ce qu’il veut faire ressortir du fond, plus indifférent encore

45
qu’hostile, de la vie réelle, réduite à n’être que « vie quoti-
dienne ».
Batailles ou vie ordinaire, il n’y a pas grande différence :
l’écart entre les élans de l’âme et la réalité commune – le monde
tel que les hommes, tous ensemble, le fabriquent – reste le même.
La vie réelle est toujours vie quotidienne, sédiment fatal du jeu
des intérêts, des calculs utilitaristes (fondés sur l’analyse lucide de
la trame sociale propre au baron de La Mole ou au comte Mosca),
du philistinisme et des oripeaux dont le philistinisme se drape.
De cela est faite la réalité, ennemie de tout mouvement spontané.
Sinon, le monde ne serait que fable inconsistante. L’ironie stend-
halienne est fondée sur la conscience vigilante – toujours en éveil,
jamais abandonnée à une indulgence romantique – de ce constat.
Elle est donc en permanence à double tranchant : elle ne ménage
guère la spontanéité et la candeur, promises par nature à l’échec
sitôt qu’elles sont confrontées à la vie réelle ; mais elle ne
pardonne pas davantage à la sagesse et aux mensonges mondains
qui exigent de renoncer à cette spontanéité des sentiments et des
actes, c’est-à-dire en somme de vendre son âme, non sans l’illu-
sion de pouvoir jouer avec la vie un double jeu qui, cependant, ne
peut trouver de dignité que dans une fin tragique comme celle de
Julien Sorel.

Quant à la bataille de Waterloo et à son importance, nous


disposons d’un document sur ce que Stendhal pensait de cet
événement qui mit fin à la carrière de Napoléon ; c’est une note
ajoutée au texte de La Chartreuse :

Songez à ce que nous serions tous si Napoléon eût


vaincu à Waterloo ! Nous n’aurions point de libéraux à
craindre, il est vrai ; l’Empereur eût donné une seconde
édition de la monarchie, et il eût pu lui donner tellement
l’apparence de l’utile qu’elle eût pu fort bien avoir cours
pendant un siècle ; mais les souverains des anciennes
familles ne pourraient régner aujourd’hui qu’après avoir
épousé les filles de ses maréchaux, dont plusieurs nous
montrent aujourd’hui quels pauvres hommes ils sont….

Nous sommes très loin du mythe de Napoléon porteur de


la Révolution à travers l’Europe, champion de l’anti-philisti-

46
nisme – credo des héros de Stendhal qui y avait cru lui-même en
sa jeunesse. C’est même du contraire qu’il s’agit, d’un Napoléon
qui, s’il avait gagné à Waterloo et donc pu rétablir solidement son
pouvoir, eût fait proliférer dans toute l’Europe des monarchies à
la Louis-Philippe, le roi bourgeois par définition, que le roman-
cier méprisait tellement. « Nous n’aurions point de libéraux à
craindre… » : le sarcasme est d’autant plus mordant qu’il
implique que les libéraux, naturellement, se seraient alignés et
mis au service de « l’ordre nouveau » napoléonien. Dans toute
l’œuvre de Stendhal, ce ton sarcastique s’exerce contre les « faits
accomplis » et le succès : de la réalité – des « choses comme elles
sont » –, il ne faut attendre que prosaïsme et désillusion.
Vaincu, Napoléon conserve un peu de l’auréole que ce
condottiere intrépide et calculateur génial tenait aussi de cette
espèce d’ingénuité, d’imprévisibilité qui est le trait saillant des
héros stendhaliens. Certes l’Empereur – Napoléon, pas le
Bonaparte de la campagne d’Italie – inaugurait l’ère de la médio-
crité ; sous son règne, une âme jeune devait déjà choisir entre le
calcul utilitaire et la dissimulation, choix qui se généralisera sous
la Restauration et après, dans le jésuitisme moderne, qui ne porte
pas nécessairement la soutane. S’il avait gardé le pouvoir,
Napoléon eût été contraint de renforcer le philistinisme que lui-
même avait impulsé le jour du sacre à Notre-Dame. Stendhal le
savait bien, lui qui, dans La Vie de Bonaparte, avait noté le mot
d’un officier devant cette pompeuse mise en scène : « Quand on
pense à tous ceux qui sont morts pour qu’on n’ait plus à voir un
tel spectacle… »
En vérité, l’incrédulité de Beyle au regard du mythe – voire
de la religion – de l’Histoire telle qu’elle se formait dans la culture
et la conscience de son temps va plus loin que ce que Tolstoï
même soupçonnait en lisant, avec l’enthousiasme que l’on sait,
les premiers chapitres de La Chartreuse. Il s’agit en effet d’une
ironie qui sape d’emblée la « grandeur » de l’événement histo-
rique, ou la supposée solennité de la cérémonie sociale. Quand,
sur le champ de bataille de Waterloo, Stendhal fige Fabrice, exta-
tique, devant les mottes de terre soulevées par une force invisible,
quand, dans Le Rouge et le noir, il nous montre, par les yeux de
Julien, l’évêque de Besançon s’entraînant à bénir la foule devant
son miroir, son regard impassible balaie et désacralise complète-
ment l’idée que les événements et les actions humaines aient un

47
autre sens que celui, immédiat, précis, qu’ils ont à première vue.
« C’est ainsi », semble dire le romancier, et au-delà, ou en plus, il
n’y a rien que le prochain incident, la prochaine comédie. Cette
réduction de tout événement à l’immédiat et à l’immédiatement
senti traduit non pas la négation (Stendhal ne polémique pas, il
ironise seulement) mais la dissolution spontanée, pour ainsi dire,
de l’idée que les événements sont liés l’un à l’autre par une trame
et constituent une suite rationnelle de causes et d’effets. La ratio-
nalité ne peut venir que par après, sous forme de construction
abstraite, dans la tentative de donner aux événements une signi-
fication unique, c’est-à-dire en somme de les réduire à un tissu de
concepts. Or cela n’est possible qu’à condition de négliger totale-
ment la singularité de l’événement.
La seule trame, la seule succession évidente – parler de
rationalité serait abusif –, Stendhal la trouve dans le domaine
instable et fuyant par excellence : celui des sentiments.

Disons-le sans réserves, non seulement Stendhal ne croit


pas à l’Histoire avec une majuscule, mais il ne croit pas non plus
à celle qu’il raconte – visiblement une fable téméraire, ou un
apologue imaginatif, en équilibre toujours instable entre le
réalisme et l’invraisemblable. Le propos s’applique à beaucoup de
romanciers (sans doute tous les plus grands, de Fielding à
Dickens, de Balzac à Tolstoï) ; mais ce qui distingue Stendhal est
que lui en est conscient : conscient d’imaginer et de vouloir se
perdre dans le labyrinthe de l’imagination. Sa fable est improvi-
sée non pas dans le but de « refléter » une quelconque réalité
(selon la métaphore fallacieuse du « miroir que l’on promène le
long d’un chemin », qu’il forge pour définir Le Rouge et le noir)
mais, au contraire, pour faire ressortir la discordance perma-
nente entre les faits dits réels et cette rêverie (jamais en phase avec
la réalité) qui est l’existence de l’individu ingénument vécue.
La vérité de Stendhal est dans le mouvement des passions :
c’est cela, et cela uniquement, la matière de ses personnages. La
jeunesse – qui est leur attribut spécifique – n’est autre que la
capacité de s’abandonner à ce mouvement et de s’en laisser
abuser : ainsi le comte Mosca, qui n’est pas objectivement jeune,
la possède aussi, d’une certaine manière. Cependant, si telle est la
vérité de la vie, si c’est de cet abandon à l’immédiateté des senti-
ments que découle le bonheur qu’elle peut offrir, la réalité en

48
revanche – celle dans laquelle les personnages stendhaliens na-
viguent à vue – est constituée par le réseau des mensonges
sociaux. Ces derniers sont réels parce que les fourbes et les hypo-
crites, habiles au jeu des intérêts, les rendent difficiles à démêler
et à dominer. Ils sont réels aussi parce que Fabrice del Dongo,
Julien Sorel, Lucien Leuwen croient qu’il faut y croire pour se
rendre maîtres de la situation, comme les fourbes. Le mythe de
Napoléon, qu’ils portent dans leur cœur, symbolise cette ambi-
guïté : pour les héros stendhaliens, Napoléon est d’une part le
jeune génie qui balaie d’un seul coup les trames, les tactiques et
la morgue des vieux hypocrites ; d’autre part, il est un maître de
la ruse et du mensonge, un individu élu capable de dominer le
monde sans compromission, tout en se servant de ses artifices.
Ainsi devient-il une véritable création mythique, l’allégorie de
l’ambition des temps modernes : modeler la matière du monde
selon l’Idée.
Il n’est pas certain du tout que Stendhal ait fait sien un tel
mythe. Certes, il pense que ses personnages devraient croire aux
fictions dans lesquelles ils sont embarqués et qu’ils feraient bien
– afin de s’affirmer dans le monde – de cacher le mieux possible
leur « don incommode que l’on appelle une âme », de cultiver
une espèce de « napoléonisme » de la volonté. Cependant, on ne
peut oublier que le personnage qui incarne le plus passionné-
ment le « napoléonisme » stendhalien, Julien Sorel, est présenté
comme victime d’une ambition hors du temps, c’est-à-dire, en
somme, un ingénu.
S’ils croyaient vraiment à toutes les fictions auxquelles ils
tentent de se conformer, s’ils se faisaient rusés et calculateurs, les
jeunes héros stendhaliens se précipiteraient eux aussi dans l’enfer
où s’agitent les « tristes », les « froids » et les « vulgaires ». Or, leur
créateur les traite d’« ingénus », de « timides », de « nigauds »,
« ridicules » et « faibles » : il se garde des mensonges dont sont
victimes ses personnages, du malentendu entre les chimères de
leurs âmes et la réalité tout aussi chimérique qu’ils s’imaginent et
avec laquelle ils croient devoir se mesurer – malentendu qui les
rend si « faibles » sur le champ de bataille comme dans les af-
faires du monde ou devant les femmes qu’ils aiment ou croient
aimer. Cependant, si le romancier pensait que le monde des
« rusés » et des « tristes » était la seule réalité – ou bien s’il se figu-
rait qu’entre les mouvements de l’âme et les lois du monde il y

49
avait une harmonie préétablie –, Julien n’aurait pas cette ambi-
guïté si particulière, ou elle ne serait pas aussi évidente, aussi
continuellement annoncée et dénoncée, aussi captivante.
Stendhal tient, joyeusement, en équilibre sur ce paradoxe :
ni ce qu’on appelle le monde réel – la société, avec ses trames, les
autres avec les mouvements imprévisibles de leurs âmes – n’est
réel, ni les sentiments et les imaginations de l’individu ; seule est
réelle la rencontre entre les deux ordres de faits, la « comédie des
malentendus » qui en découle. C’est d’elle, uniquement, que
jaillit, instable et vive, la seule réalité qui vaille : la qualité de
l’âme, la « sensibilité déraisonnable », l’« imprévu » enfin, qui est
le signe de la pureté avec laquelle une jeune âme affronte la vie et
la désillusion qui l’attend. Parce que, dans la perspective de
Stendhal, « réalité » signifie au sens propre ce qui trompe et
déçoit les mouvements de l’âme, ce qui ne répond pas à l’attente
ou y répond à contresens et contretemps : la discordance pérenne
entre l’individu et le monde.
Pris par l’immédiateté, non seulement Stendhal ne peut
croire à une quelconque rationalité des événements (qui, pour
lui, se succèdent sans jamais se ressembler), mais il n’imagine
même pas qu’une telle chose existe, sauf dans les élucubrations
de l’esprit de sérieux*, qu’il soit ecclésiastique, gouvernemental ou
bourgeois.
Bien sûr, la bataille de Waterloo telle que la conçut et mena
– ou crut la mener – Napoléon n’est pas l’événement aux marges
duquel erre Fabrice del Dongo ; le tourbillon d’incidents dans
lequel il est jeté n’est pas cette mêlée mortelle qu’ont fuie les
soldats qui se moquent de lui ; et cette mêlée, enfin, ne ressemble
ni à la bataille telle que la mène le maréchal Ney, ni à ce que voit
la cantinière qui vient au secours du héros. Disons plutôt que
Waterloo fut tout cela ensemble et séparément, plus beaucoup
d’autres situations et actions ; ce fut aussi l’événement fatidique
qui mit fin à l’empire napoléonien. Stendhal, qui suivit la Grande
Armée jusqu’à Moscou et vit plusieurs batailles d’un peu plus
près que Fabrice ne voit Waterloo, était évidemment conscient de
cette multiplicité inépuisable et de cette unité finale.
Mais que sont, à bien les regarder, cette multiplicité et cette
unité sinon un jeu vertigineux de miroirs, un labyrinthe de
perspectives qui se suivent et s’imbriquent à l’infini ? En être
conscient signifie, au bout du compte, reconnaître l’existence

50
d’autrui en nous et la nôtre en autrui. Tel est le fond, inaccessible
à quelque rêve que ce soit, de ce qu’on appelle « la réalité ».
L’ironie de Stendhal provient de cette conscience inquiète : vivre,
c’est s’aventurer sur ce terrain fascinant, plein de mirages et de
guet-apens ; ses héros (et lui-même tel qu’il se présente dans ses
écrits autobiographiques) sont habités par le souci de l’existence
d’autrui comme par une espèce de terreur panique.
On a parlé de Stendhal comme d’un « maître d’énergie ».
Il en rêve en effet, pour lui-même, comme pour ses personnages :
ne pas se laisser tromper par le mirage des sentiments, se rendre
maître du jeu des artifices mondains par la force de la volonté et
donc, dans un monde où règnent les médiocres et les hypocrites,
se maintenir en quelque sorte à une hauteur héroïque. Or, ce rêve
n’est pas seulement interrompu en permanence par la désillusion
et l’échec ; il est sapé par l’ironie. Stendhal n’y croit pas, pas plus
qu’il ne croit, tout en les aimant, aux rêves de gloire et d’ambition
de ses héros. S’il donne une leçon d’énergie, elle ne consiste pas à
dominer ses sentiments et apprendre les voies du monde pour y
avancer avec une assurance froide ; il s’agirait éventuellement de
maîtriser avec brio et supériorité la situation ironique dans
laquelle on se trouve, en acceptant de jouer à un jeu où, pour
reprendre l’image de Nietzsche, les dés sont pipés.
En somme, plus que dans la recherche méticuleuse et
compliquée du plaisir égotiste, la leçon de Stendhal réside dans la
bonne foi avec laquelle il affronte la situation d’incrédulité dans
laquelle il se trouve enfermé, une fois qu’il a reconnu d’une part
l’inconsistance des mirages sentimentaux (rappelons-nous la
conclusion de Fabrice : « Il comprit qu’il avait eu tort. »), de l’autre
la fausseté des jeux sociaux que la sagesse mondaine offre comme
succédané des enthousiasmes et des rêves de la jeunesse.
Avec cette bonne foi et cette ironie, il n’est évidemment pas
possible de croire à l’épopée ni à une fin heureuse de la brève
histoire qu’est une existence humaine ; encore moins au devoir
d’obéir à l’impératif des temps modernes : « le plus grand
bonheur du plus grand nombre », cible favorite des sarcasmes
stendhaliens.
Que reste-t-il donc à cet incrédule ? Le repli sur la vie
privée : « Je ne sais pas qui je suis. Mais je sais très bien quelles
sont les choses qui me font de la peine ou qui me donnent du

51
plaisir, celles que je désire et celles que je déteste », dit Henry
Brulard. Ce n’est pas beaucoup.
Ni sur Stendhal ni sur ses héros n’a de prise la leçon du
jésuitisme moderne, ainsi définie dans La Chartreuse : « donner
l’habitude de ne pas faire attention à des choses plus claires que
le jour. »

Il y a ceux qui, comme Stendhal, ne peuvent pas ne pas


voir ce qui est devant leurs yeux et ceux qui ont besoin de voir, à
tout prix, ce qui n’y est pas.
En mai 1861, quarante-six ans après que le jeune marquis
del Dongo s’était précipité sur le champ de bataille de Waterloo
pour n’y trouver qu’une série d’incidents incohérents, un écri-
vain français au sommet de sa gloire, Victor Hugo, s’y rendit en
pèlerinage pour avoir une vision d’ensemble de la bataille fatale ;
le fait est qu’il la perçut. On en trouve la description dans Les
Misérables.
Quelle est la principale différence entre les descriptions
des deux romanciers ? Pour Stendhal, la bataille de Waterloo dans
son ensemble n’existe pas, ou en tout cas reste insaisissable ; pour
Victor Hugo en revanche, elle doit à tout prix avoir existé et avoir
eu la grandeur d’un événement unique et fatal. Du point de vue
de Fabrice del Dongo, on pourrait dire que la bataille de
Waterloo ne peut exister dans son ensemble pour la simple raison
qu’il la vit dans le présent et en est un acteur ; il ne peut donc en
percevoir que les fragments qui jaillissent jusqu’à lui. Victor
Hugo, lui, l’embrasse comme un fait passé mais parfaitement
connu, qu’on peut reconstituer ; à ses yeux, Waterloo est un
événement nécessairement chargé de toute la noblesse qui
convient à une date qui a marqué la sentence irrévocable que
Dieu et l’Histoire ont prononcée contre le grand homme,
Napoléon Bonaparte.
Dans les dix-huit chapitres des Misérables qu’il lui consacre,
Hugo peint à grands traits un cadre historique qui comprend
tous les moments importants de l’affrontement terrible : le plan
de Napoléon, la charge des cuirassiers de Ney contre l’infanterie
de Wellington, l’arrivée de Blücher enfin, au lieu de Grouchy, ce
qui, selon les historiens, décida du sort de la grande mêlée. À cela
s’ajoutent naturellement les considérations idéologico-histo-
riques du poète qui sont d’ailleurs l’âme du récit.

52
Victor Hugo ne pense pourtant pas que le cours d’une
bataille soit une suite cohérente de phases bien distinctes, ordon-
nées par la clairvoyance des chefs de guerre. Au contraire, le
hasard, selon lui, intervient dès le début : « S’il n’avait pas plu
dans la nuit du 17 au 18 juin 1815, l’avenir de l’Europe était
changé. Quelques gouttes d’eau de plus ou de moins ont fait
pencher Napoléon. » Cependant – et l’interprétation est caracté-
ristique de la vision du poète comme de cette religion de
l’Histoire dont il est, d’une certaine manière, le prêtre – les
quelques gouttes d’eau qui suffirent à décider du destin de
Napoléon furent envoyées, selon lui, par la providence : « la
providence n’a eu besoin que d’un peu de pluie, et un nuage
traversant le ciel à contre-sens de la saison a suffi pour l’écroule-
ment d’un monde. » La vision mystique de l’histoire humaine
comme travail collectif par lequel l’humanité s’approche indéfi-
niment de la réalisation de ses fins exige en effet qu’interviennent
une occasion providentielle et une providence occasionnelle.
Providentiel et fortuit est le cours de l’histoire selon l’au-
teur de La Légende des siècles : une épopée dictée par la volonté
d’un Dieu qui se tient – ce qui est plus logique qu’il ne semble –
entre le dieu des armées de l’Ancien Testament et l’Esprit du
monde de la philosophie hégélienne. Donc la bataille, dans son
ensemble, obéit à une rationalité incontestable mais cette ratio-
nalité est, par ailleurs, tissée d’imprévus : « Une certaine quantité
de tempête se mêle toujours à une bataille. Quid obscurum, quid
divinum… »
Mais alors, ce quid obscurum ne suffit-il pas à disloquer la
réalité, renvoyant l’événement, que le poète voudrait unique et
fatidique, au chaos d’une tempête d’incidents et d’accidents, d’un
tourbillon de faits préordonnés et de cas fortuits dont seul Dieu,
ou l’Esprit du monde, pourrait, d’en haut, distinguer l’enchaîne-
ment ?
Non, cela ne suffit pas : Hugo pourrait admettre le chaos,
mais il continuerait tout de même à attribuer les aléas de la
bataille autant que son issue finale à une providence aussi impé-
nétrable que présente et opérante. Dans sa manière de concevoir
les choses, Victor Hugo est beaucoup plus « historiosophe » –
c’est-à-dire mystiquement absorbé par la vision d’une histoire
qui reflète la volonté divine et procède selon un plan providentiel
– que ne l’était Hegel : pour lui, le hasard aussi fait partie des

53
desseins de la providence, il les manifeste même d’une façon
particulièrement dramatique et symptomatique ; tandis que,
pour Hegel, le hasard n’est qu’un moment de la Raison opérante
indûment abstrait de son contexte.
Du reste, élaboration systématique à part, le principe de la
philosophie de l’histoire de Hegel se trouve déjà énoncé très
simplement par Montesquieu qui écrivait, dans les
Considérations sur la grandeur des Romains : « Ce n’est pas la
fortune qui domine le monde. Il y a des causes générales… tous
les accidents sont soumis à ces causes : et, si le hasard d’une
bataille, c’est-à-dire une cause particulière, a ruiné un État, il y
avait une cause générale qui faisait que cet État devait périr par
une seule bataille : en un mot, l’allure principale entraîne avec
elle tous les accidents particuliers. »
Le langage est ici celui du sens commun, mais les idées ne
sont pas moins complexes que celles sur lesquelles repose la
conception hégélienne. L’auteur de L’Esprit des lois méprisait la
philosophie et prétendait ne se fonder que sur les faits. Mais sa
« cause générale » qui, comme par une intervention magique
d’une Raison supérieure, unifie les cas et les « causes particu-
lières » – voire, de fait, les annule en les réduisant à des instru-
ments – n’est pas moins impalpable ni moins sublime que
l’Esprit du monde de Hegel.
On peut prolonger la citation de Montesquieu par les
propos de l’un des principaux héritiers de Hegel, aussi ouverte-
ment opposé à l’abstraction philosophique que le philosophe des
Lumières. Dans un passage souvent cité de la lettre à Kugelmann
datée du 17 avril 1871, Marx formule, au sujet du hasard dans
l’histoire, un argument qui n’est pas très différent de ceux de
Montesquieu et de Victor Hugo : « Il serait certes fort commode
de faire l’histoire universelle si on n’engageait la lutte qu’à condi-
tion d’avoir des chances infailliblement favorables. Cette histoire
serait par ailleurs de nature fort mystique si les “hasards” n’y
jouaient aucun rôle. Naturellement, ces hasards entrent dans le
cadre de la marche générale de l’évolution et sont compensés à
leur tour par d’autres hasards. Mais l’accélération ou le ralentis-
sement du mouvement dépendent beaucoup de “hasards” de ce
genre. »
Ici, comme chez Victor Hugo, le rôle du hasard est d’une
part admis, de l’autre annulé et submergé dans « la marche géné-

54
rale de l’évolution ». L’analyse se fonde sur le principe (qui
semble n’avoir nul besoin de preuve tant il paraît évident) selon
lequel l’histoire serait un jeu d’événements dans lequel à un
hasard correspond un autre qui nécessairement le compense, de
sorte qu’ils s’équilibrent en vue d’une fin dernière dont la venue
pourra être « accélérée » ou « ralentie », mais jamais empêchée ou
modifiée. Comme chez Montesquieu ou Hegel, un tel principe ne
peut être admis que si l’on tient pour certaine (mieux, comme
premier article de foi) l’existence d’une Raison suprême qui
guide, impénétrable mais exacte, le cours des événements. Une
providence.
Ainsi par exemple, selon Hugo, c’est à la fois un horrible
hasard et un signe de la volonté divine que le désastre subi par la
cavalerie de Ney, lorsque ses premiers escadrons se trouvèrent
soudain devant le chemin creux d’Ohain, s’y précipitèrent en
masse et furent piétinés par les escadrons lancés à l’attaque
derrière eux. Ce n’est pas un hasard : c’est une « fatalité » qui,
ajoutée aux autres, décide de l’issue de la gigantesque mêlée.
« Était-il possible que Napoléon gagnât cette bataille ? Nous
répondons non. Pourquoi ? À cause de Wellington ? À cause de
Blücher ? Non. À cause de Dieu », s’exclame alors le poète.
Malgré le ton très oratoire, l’exclamation n’est pas pure-
ment rhétorique. Victor Hugo exprime avec emphase la vision de
l’histoire et la foi dans l’histoire propre à l’ère post-napoléo-
nienne ; et il l’exprime, volontairement, dans un langage qui se
veut au plus près du sentiment populaire : « Quand il s’agit du
destin [historique], ce mystérieux accusé, nous jugeons comme le
peuple, ce juge naïf. » Langage sacerdotal, d’intermédiaire entre
Dieu et le peuple, plus que littéraire.
C’est à cause de Dieu, et non de Wellington ou de Blücher,
que Napoléon ne pouvait vaincre à Waterloo. Mais il s’agit du
Dieu de l’Histoire, de l’Esprit du monde ou, plus simplement et
sans grandiloquence, du Dieu hugolien, continuellement occupé
à diriger et mélanger les entreprises humaines. Parce que Dieu
veut imposer à l’Histoire l’observation des lois qu’Il a décrétées :
Bonaparte vainqueur à Waterloo, ceci n’était plus
dans la loi du dix-neuvième siècle. Une autre série de faits
se préparait, où Napoléon n’avait plus de place. La
mauvaise volonté des événements s’était annoncée de

55
longue date. L’excessive pesanteur de cet homme dans la
destinée humaine troublait l’équilibre. Cet individu
comptait à lui seul plus que le groupe universel. Ces
pléthores de toute la vitalité humaine concentrée dans
une seule tête, le monde montant au cerveau d’un
homme, cela serait mortel à la civilisation si cela durait.
Le moment était venu pour l’incorruptible équité
suprême d’aviser [...] Napoléon avait été dénoncé dans
l’infini, et sa chute était décidée. Il gênait Dieu. Waterloo
n’est point une bataille ; c’est le changement de front de
l’univers.

Le langage de Victor Hugo franchit avec une fougue telle-


ment imperturbable les limites du ridicule qu’on ne peut en
sourire : sous les phrases ronflantes, on sent trop la tension
courageuse du voyant qui veut transmettre à la foule la révélation
reçue de Dieu. Certes, ses idées se chevauchent et se mêlent de
manière si confuse et contradictoire qu’elle en décourage l’ana-
lyse. Cependant, dans ces pages des Misérables comme dans La
Légende des siècles, le poète ne fait qu’exprimer de manière
enflammée et pompeuse la vision optimiste de l’Histoire propre
à son temps. Les contradictions et confusions de Hugo sont celles
du culte de la philosophie de l’histoire, mais « offertes au
peuple », pourrait-on dire, au lieu d’être enfermées dans le
langage des mystagogues.
Dans la perspective hugolienne, la signification essentielle
de la défaite de Napoléon est l’accomplissement de la loi selon
laquelle, à un certain moment des vicissitudes de l’humanité, il
faut qu’il y ait un tournant dans l’histoire universelle. C’est la loi,
tellement galvaudée depuis, de la dialectique historique
(« l’équité suprême »), à la fois dramatique et impassible, qui se
sert des individus pour ses fins mais n’hésite pas à les détruire
lorsqu’ils deviennent un obstacle à son fonctionnement. Que
sont les « pléthores de toute la vitalité humaine concentrée dans
une seule tête, le monde montant au cerveau d’un homme »
sinon les formes vulgarisées de « l’Esprit du monde à cheval »
qu’Hegel avait vu de ses yeux à la bataille d’Iéna ? D’autre part –
comme dans la vision historiosophique et évolutive du monde
propre au dix-neuvième siècle et toujours vivace –, ce qui

56
importe à Victor Hugo n’est pas tant l’individu que la loi : Dieu,
l’Esprit du monde, le mouvement dialectique qui mène l’huma-
nité vers l’accomplissement de ses destinées.
Il est donc permis d’adresser au poète l’objection qui vaut
pour toutes les philosophies de l’histoire : qui est, qu’est ce
Napoléon, à la fois individu extraordinaire et cerveau contenant
le monde, condottiere génial et instrument ignorant d’une
volonté supérieure ? Et que sont ses batailles, ses victoires, ses
défaites, sa chute, et tous les hasards dont elles découlent, si elles
ne sont pas ce qu’elles semblent être sur le moment mais des
phases d’un processus biologique dont l’aboutissement est un
« changement de front de l’univers », autrement dit une nouvelle
période de luttes, de batailles, de victoires et de défaites, confiée à
de nouveaux cerveaux de l’humanité ?
Quand son histoire est envisagée dans une telle perspec-
tive, l’individu protagoniste est à la fois l’homme, en chair et en
os, sujet à toutes les erreurs, toutes les fortunes et tous les maux,
et une idée abstraite. Les luttes, les batailles, les révolutions, le
sang versé, les destructions, les aventures et mésaventures souf-
fertes par des myriades d’individus, un par un et tous ensemble,
deviennent les épisodes d’une sorte de film historique grandiose
où ils ne trouvent de sens que dans le déroulement général et non
dans une scène en particulier. De sorte que la véritable histoire
des hommes se réduit à n’être que le symbole d’elle-même.
Que signifie tout ceci ? La réponse de Victor Hugo rejoint
celle des philosophies de l’histoire : l’histoire de l’humanité est
sacrée et profane en même temps, œuvre de la volonté de chacun
mais aussi guidée par la main de Dieu et gouvernée par une loi
occulte autant que rationnelle : la loi du progrès. Progrès vers
quoi ? Vers le progrès lui-même.
À la fin de son récit de la bataille de Waterloo, et comme
une dernière touche au grand tableau historique qu’il a peint de
traits si contrastés, Hugo en arrive logiquement à se demander :
« Faut-il trouver bon Waterloo ? » La réponse, comme on pouvait
s’y attendre, est « oui » et « non » : dialectique. Waterloo fut la
revanche des monarchies contre la Révolution portée par
Napoléon et ses canons à travers l’Europe et marqua le retour au
principe de droit divin des rois ; ce fut donc un mal. Mais, d’un
autre côté, « il est vrai que, l’empire ayant été despotique, la
royauté, par la réaction naturelle des choses, devait forcément

57
être libérale, et qu’un ordre constitutionnel à contrecœur est sorti
de Waterloo, au grand regret des vainqueurs. C’est que la révolu-
tion ne peut être vraiment vaincue, et qu’étant providentielle et
absolument fatale, elle reparaît toujours. » « Voulez-vous vous
rendre compte de ce que c’est que la révolution ? », interroge le
poète. « Appelez-la Progrès. » Et il conclut : « Voulez-vous vous
rendre compte de ce que c’est que le progrès, appelez-le Demain.
Demain fait irrésistiblement son œuvre, et il la fait dès aujourd’-
hui. »
Aujourd’hui et demain : le sens de la vie d’aujour-
d’hui tient dans le lendemain, un lendemain historique dont
l’aujourd’hui n’est que le chiffre obscur. La formule tient de
l’oracle mais elle résume très efficacement cette foi optimiste
dans l’Histoire – c’est-à-dire dans l’harmonie préétablie entre les
aspirations humaines et le cours des événements – qui fait de
l’existence le fantôme d’elle-même, en en renvoyant la signification
à l’infini, c’est-à-dire en l’annulant.
Le souffle tumultueux de l’optimisme hugolien reste très
loin d’une semblable conclusion. Au contraire, pour Victor Hugo
comme pour les esprits les plus généreux de son temps, le Dieu
de l’Histoire était un Dieu substantiellement hostile à tout
pouvoir établi et dirigeait d’une main infaillible le cours des
aventures humaines vers le bien. Mais, après lui, l’homme euro-
péen a vu sa propre histoire se précipiter vers le pire et n’a eu
d’autre recours que la croyance, malgré tout, dans l’Histoire, dans
la dialectique des événements, dans l’efficacité de l’action histo-
rique ; autrement dit, en définitive, dans la force du plus fort et
dans la suite infinie des batailles, des conquêtes et des cerveaux
capables de contenir le monde. Au-delà, il n’y a rien que le mirage
d’un progrès devenu bifrons, voire beaucoup plus menaçant que
prometteur.
Alors, évidemment, la religion de l’Histoire s’écroule. Un
dieu qui ne serait pas un dieu du bien n’est pas un dieu ; et une
Histoire qui ne promet pas le mieux n’a pas de sens.

58
TOLSTOÏ ET LE PARADOXE
DE L’HISTOIRE

Grâce à Tourgueniev, Flaubert fut parmi les premiers en


France à lire Guerre et Paix. Dans une lettre à son ami, il écrit
avoir lu le livre « avec des cris de joie et d’admiration », mais non
sans un frisson d’horreur : « Il se répète ! Et il philosophise ! » Un
artiste qui philosophe : pour l’ascète de l’art pur, la chose était
encore plus scandaleuse que les prétentions des réformateurs tels
que Proudhon à mettre les idées au service de l’humanité. En
philosophant, Tolstoï ne se contentait pas de contrevenir aux
canons du naturalisme : il transgressait la « morale » de l’artiste
telle que Flaubert la comprenait et la pratiquait. Supposer que,
dans un roman historique, les réflexions autour de l’histoire
puissent être au moins aussi pertinentes que, les descriptions des
arbres et des rochers de la forêt de Fontainebleau (puisées, nous
le savons aujourd’hui, dans des manuels de botanique et de
géologie) dans un roman naturaliste « pur » comme L’Éducation
sentimentale, c’était une possibilité qui n’effleurait même pas l’er-
mite de Croisset.
L’exclamation de Flaubert est révélatrice. Elle pourrait servir
d’épigraphe à tout ce qui a été écrit depuis sur Tolstoï : l’artiste
est grand, mais ses idées sont confuses, ou fausses, ou abomi-
nables, quand ce n’est pas les trois ensemble. Des purs esthètes
aux bolcheviks, la majorité des critiques du romancier russe en
ont jugé ainsi.

59
Dans un petit ouvrage qui est, de loin, l’analyse la plus péné-
trante qui ait été faite de la personnalité intellectuelle de Tolstoï1,
Isaiah Berlin a démontré sans difficulté qu’un tel jugement était
bien peu fondé. Berlin rappelle d’abord avec quel sérieux, dès sa
jeunesse, Tolstoï s’est passionné pour l’histoire. À vingt ans, il
écrivait dans son journal : « Écrire l’histoire authentique de
l’Europe actuelle : voilà un but pour une vie entière. » L’histoire,
cette « science nouvelle », semblait au jeune Tolstoï comme aux
philosophes, idéologues et historiens de son temps, le seul terrain
assez solide pour entreprendre une réflexion sur les causes et les
modalités des actions humaines : la vérité sur l’homme n’était
plus à chercher dans les spéculations théologiques et métaphy-
siques, mais dans les vicissitudes des individus et des nations,
telles qu’elles se déroulent en réalité, dans l’espace et dans le
temps. Sur ce point, sa préoccupation n’était pas différente de
celles de Hegel ou de Marx. « Comme Marx, écrit Berlin, Tolstoï
voyait clairement que, si l’histoire était une science, il devait être
possible de formuler un ensemble de vraies lois historiques qui,
ajoutées aux données de l’observation empirique, rendraient la
prédiction de l’avenir (et la “rétrospection” du passé) aussi réali-
sable qu’elle l’est devenue, par exemple, en géologie ou en astro-
nomie. Mais il reconnut plus clairement que Marx et ses disciples
que ceci n’avait, en réalité, pas été accompli ; il le dit avec sa fran-
chise habituelle et renforça sa thèse avec des arguments démon-
trant que les chances d’atteindre ce but étaient non existantes. Et
il finit par observer que l’accomplissement de cet espoir scienti-
fique détruirait la vie humaine telle que nous l’avons connue : “Si
nous admettons que la vie de l’homme puisse être dirigée par la
raison, toute possibilité même de vie (c’est-à-dire d’une activité
spontanée comportant la reconnaissance du libre arbitre) est
détruite.” »
Tolstoï en vint assez vite à ce scepticisme. Dès 1852, dans une
lettre citée par Berlin, l’écrivain de 24 ans exprime sa désillusion
avec rage : « L’histoire n’est rien qu’un amas de fables et de trivia-

1 - « Le Hérisson et le renard », in Les Penseurs russes, trad. Aline Berlin, Paris, Albin
Michel, 1984. Nous avons repris cette traduction pour les citations de Tolstoï que
Chiaromonte y a trouvées. Pour Guerre et Paix, nous avons utilisé la traduction de
Boris de Schlœzer (« Folio », Gallimard). (N.d.T.)

60
lités sans intérêt, encombré d’une quantité de chiffres inutiles et
de noms propres […] Qui veut savoir que le second mariage
d’Ivan avec la fille de Temriuk eut lieu le 21 août 1562, tandis que
son quatrième avec Anna Alekseïevna Koltovskaya eut lieu en
1572 ?» Et il ajoute : « Le tsar Ivan le Terrible devient brusque-
ment, après 1560, de l’homme sage et vertueux qu’il était, un
tyran fou et cruel. Comment ? Pourquoi ? Il ne faut même pas le
demander. »
Voilà pour les « positivistes ». Les historiens de la culture,
ceux qui expliquaient les événements par des idées générales,
décevaient encore plus Tolstoï : « [Ils] ont ceci de remarquable
que, tout en étudiant en détail et à fond les différentes doctrines
religieuses, philosophiques et politiques en tant que causes des
événements, chaque fois qu’[ils] ont à décrire un événement
historique réel, – la campagne de 1812 par exemple – [ils] le
décrivent involontairement comme produit par le pouvoir,
disant carrément que cette campagne est l’œuvre de Napoléon. »
L’historien pouvait tout au plus ordonner chronologique-
ment, ou classer selon une interprétation plus ou moins arbi-
traire les matériaux dont il disposait (« probablement qu’un cent
millième des éléments qui constituent la véritable histoire des
peuples »). Mais l’histoire comme science, c’est-à-dire l’ambition
de rendre compte des faits eux-mêmes en termes concrets et
rationnellement persuasifs, ne pouvait qu’échouer. Ainsi Tolstoï
en arrivait-il à la conclusion méprisante : « L’Histoire moderne
est comme un homme sourd qui répond à des questions que
personne ne lui a posées » ; à l’inverse, elle ne répond pas à celles
qu’on lui a adressées ; d’où le corollaire : « Plus la prétention est
grande, plus est grand le mensonge. »
Tolstoï était bien content que la prétention fût vaine. Si elle
avait réussi, elle aurait détruit « la possibilité même de la vie
humaine en tant qu’activité spontanée. »

C’est pour montrer l’irrationalité de l’histoire en acte dans


les péripéties individuelles autant que dans les mouvements des
armées, et avec l’ambition d’être celui qui écrira la « véritable
histoire » de la campagne de Russie que Tolstoï écrivit Guerre et
Paix. L’histoire elle-même, le destin de l’homme dans l’histoire,
est le sujet de cette « histoire vraie ». Avant Guerre et Paix, seule
L’Iliade avait eu pour thème majeur un grand drame collectif :

61
comme nous essaierons de le démontrer plus loin, si on reprend
la définition que Simone Weil donne de L’Iliade comme « poème
de la force », Guerre et Paix est le second grand « poème de la
force » dans la littérature occidentale.
Il est indéniable que, de Stendhal à Balzac ou au Flaubert de
L’Éducation sentimentale, le roman du dix-neuvième siècle n’est
autre que la tentative d’éclairer les causes profondes de la situa-
tion sociale (c’est-à-dire historique) dans laquelle se trouvent
engagés les personnages ; mais l’événement historique – le drame
collectif –, même quand il intervient, est un épisode dans l’odys-
sée privée – ou, si on veut, dans « l’éducation sentimentale » – du
personnage plutôt que le thème central du récit et des réflexions
de l’auteur. Dans Guerre et Paix en revanche, l’odyssée de Pierre
et du prince André (pour ne parler que des personnages de tout
premier plan) est inséparable du drame historique, autrement dit
des questions : « Pourquoi ? Pourquoi les choses arrivent-elles
comme elles arrivent ? Pourquoi les hommes agissent-ils comme
ils agissent ? Quelle est la cause des événements ? Quelle est la
force qui met les armées en mouvement et décide de l’issue des
batailles ? » Ces questions sont le puissant levain qui donne à
Guerre et Paix sa dimension « épique » et rend ses personnages
presque « plus grands que nature », à l’image de cet intendant de
la famille Rostov dont l’écrivain nous dit que, quand il entrait
dans une pièce, elle semblait soudain plus petite.
Isaiah Berlin insiste avec force sur l’impossibilité de séparer,
dans Guerre et Paix, les questions théoriques de la dimension
artistique. Il montre entre autres qu’il n’est pas pertinent de juger
Tolstoï selon un critère – celui de « l’art pur » – qu’en tant qu’ar-
tiste il rejetait de toute son âme. De Tourgueniev à Flaubert et de
Flaubert à Gide – note Berlin –, le devoir moral de l’artiste se
limiterait à « une sorte d’obsession de l’analyse et de la descrip-
tion des expériences, des relations, des problèmes et des vies inté-
rieures des individus. » Le reste est « philosophie », erreur
esthétique et morale à la fois, en tant qu’elle viole le devoir de
l’artiste qui est d’être exclusivement fidèle à l’art. Berlin explique
que Tolstoï ne partageait absolument pas cet avis. Il voulait
évidemment décrire les passions et les sentiments ; mais se limi-
ter à cela lui aurait paru une absurdité, comme déraciner la vie de
la vie : « Ce n’était que tourner totalement le dos à la question et
étouffer notre désir de découvrir comment les hommes vivent en

62
société, comment ils sont influencés les uns et les autres par leur
milieu, et à quelle fin. »
De tels propos et le sens merveilleusement « naturaliste »
qu’il avait du rythme de la vie universelle, nous autorisent à affir-
mer que, pour Tolstoï, écrire des romans revenait à écrire l’his-
toire : dans un cas comme dans l’autre, la question pour lui était
d’éclaircir la vérité des faits.
Dans Guerre et Paix, il s’agissait de montrer le véritable
rapport entre le fait individuel et le fait collectif, l’événement
local, infinitésimal et l’événement global, « historique ». Ce qu’on
découvre à la fin est un paradoxe irréductible. Il y a, d’un côté, la
Paix, la vie réelle des hommes, faite d’une suite de sentiments,
d’élans, de pensées et de vicissitudes quotidiennes : l’individu s’y
sent libre et responsable. Dans cet horizon de la vie « réelle », la
vie de la société dans son ensemble, les décisions des puissants, la
grande politique, les guerres et les batailles apparaissent comme
une série d’événements qui n’ont ni sens ni rationalité puisque ils
ne jaillissent pas directement de l’existence « normale » des indi-
vidus et n’ont pas un rapport clair avec leurs motivations ordi-
naires. D’autre part, au-delà de la « vie réelle », il y a l’Histoire, le
grand mouvement qui entraîne les individus et les peuples avec
une force telle qu’ils semblent n’être rien d’autre que le fruit de
la nécessité. Et l’Histoire est en effet le royaume de la nécessité.
Mais quelle est la loi de cette nécessité, personne ne peut le dire :
la véritable cause des grands mouvements de l’histoire échappe
autant à l’individu qui y est soumis qu’à l’historien qui les
observe de l’extérieur. La seule chose que l’on peut affirmer avec
certitude, c’est que les éléments sont déterminés par une force,
un « pouvoir » qui domine tout et tous, de Napoléon à son
dernier soldat. D’où l’opposition bien connue entre Napoléon
qui prétend diriger les événements par sa volonté et Koutousov
qui est loin d’une telle prétention : Koutousov est plus près de la
vérité puisqu’il reconnaît dans ce qui arrive le jeu mystérieux de
forces incalculables auxquelles, plutôt que vouloir s’imposer, il
faut tenter d’obéir.
Mais si Koutousov a davantage raison que Napoléon dans le
tourbillon des événements et de leur fatalité intrinsèque, on ne
peut pas dire qu’il soit le dépositaire d’une vérité inconnue aux
autres hommes : il est simplement un général sage, tandis que
Napoléon est possédé par l’hubris. Le seul personnage qui, dans

63
Guerre et Paix, détient une humble vérité intime est Platon
Karataïev, le soldat paysan. La sagesse « naturelle » de Karataïev
consiste à se plier à la nécessité, sans s’interroger sur les causes.
Pierre Bezoukov admire Karataïev, le vénère presque ; il n’en est
pas moins rongé d’inquiétude, comme Tolstoï. Qu’est l’histoire ?
Pourquoi les hommes agissent-ils comme ils le font ? Quel est le
pouvoir qui les pousse à tuer et à mourir en masse alors que, en
tant qu’individus, ils ne veulent ni tuer ni mourir mais simple-
ment vivre une vie qui ait un sens ?
Entre l’expérience intuitive qu’a l’individu d’être lui-même
la source libre de ses propres actions et le fait, évident, que les
événements collectifs (ceux dans lesquels des masses d’hommes
semblent obéir à une volonté univoque et à un pouvoir unique)
sont déterminés par des causes générales, il y a une contradiction
flagrante. Pour en sortir, Tolstoï tente deux voies : la première,
espérer atteindre, malgré tout, une connaissance complète des
faits qui déterminent l’événement historique ; la seconde est celle
d’une vérité vitale – et donc d’une sagesse – infiniment supé-
rieure à la vérité du fait, au monde de l’action et à l’Histoire.
Dans la première option, Tolstoï explique que, pour rendre
raison des événements, il faudrait réussir à « intégrer les infini-
ment petits », c’est-à-dire découvrir une loi qui engloberait
autant le rhume de Napoléon à la veille de Borodino que la
disposition de ses troupes, soit les innombrables incidents et
accidents qui constituent la réalité d’une bataille – et ceci sans
attribuer a priori une importance majeure ou mineure à un ordre
de faits plutôt qu’à un autre. Isaiah Berlin relève justement que
c’est la voie qui sera ensuite tentée par Bergson (et par Proust,
pourrait-on ajouter) : la reconstitution, de l’intérieur, de la
« durée réelle ». C’est cependant une voie sans issue. Même s’il
était possible de connaître tous les faits minuscules qui compo-
sent un événement, on resterait également loin de la solution : les
faits historiques ne sont pas des quantités mathématiques ou
physiques, des données scientifiques, mais des phénomènes
humains qualitativement différents les uns des autres par leur
nature intrinsèque. L’intégration ne pourrait donc être purement
rationnelle : pour la réaliser, il faudrait d’abord décider de procé-
der selon une certaine « idée » ou « intuition ». Il resterait
toujours ensuite à faire la part de cette nécessité dont les cas infi-
nis révèlent la présence mais pas la loi.

64
Plus forte encore est la contradiction que Tolstoï révèle
quand il essaie d’exprimer la vérité qui pourrait pacifier, en
l’homme, l’expérience de la guerre et de la paix en leur suggérant
une norme de sagesse fondée sur une pleine conscience de la
destinée humaine. Isaiah Berlin formule l’antinomie des termes
suivants : pour Tolstoï, seule la vie privée des individus, tissée
comme elle l’est dans la trame de leurs sentiments, pensées,
passions et rapports réciproques « naturels », est pleinement
réelle ; la vie publique, l’histoire, est une abstraction sinon un
mensonge. Oui mais, d’autre part, l’horizon de la vie privée est
aussi l’horizon de l’illusion. C’est parce que dans la vie privée il
se sent libre et maître de lui-même que l’individu – qu’il soit
commandant en chef, simple soldat ou historien –, quand il se
trouve devant l’événement historique, est incapable de recon-
naître la nécessité qui domine toute volonté et rend vaine toute
raison : incapable donc de reconnaître ce qui constitue propre-
ment la différence entre l’histoire collective et le fait individuel, la
Guerre et la Paix. Ce qui l’en empêche est le sentiment de sa
propre spontanéité, la réalité de ses intérêts et de ses motivations.
Certes, la vie « naturelle » des individus est leur seul bien avéré,
tandis que les chefs de guerre comme Napoléon (mais aussi les
dignitaires que le prince André voit s’empresser autour du tsar,
enfermés dans la mesquinerie de leurs ambitions et de leur suffi-
sance) évoluent dans une région abstraite et non naturelle. Mais
la vie « naturelle » n’explique pas le drame de l’histoire, ne dit pas
ce qu’est ce « pouvoir » très réel qui se manifeste dans les mouve-
ments des peuples, les désastres de la guerre et les issues des
batailles : elle n’explique pas non plus d’où, de quelles insoup-
çonnables régions de l’âme jaillit, par exemple, l’exaltation guer-
rière qui lance le jeune Nicolas Rostov sur son cheval, seul, au
galop, contre l’ennemi, emporté par une vision de gloire inef-
fable et absurde. La vie « naturelle », enfin, n’est même pas le
terrain de la vérité : si l’individu qui a traversé des événements
tempétueux a appris quelque chose, c’est que la vérité ne se
trouve pas dans son existence privée mais dans la reconnaissance
pure et simple de ce qui – « force », « pouvoir », nécessité inexo-
rable et sérénité impassible – le domine infiniment.
C’est la vision du prince André à Austerlitz : « Rien, il n’y a
rien de certain que le néant de tout ce que je comprends et la gran-
deur de quelque chose d’incompréhensible mais d’essentiel ! »

65
C’est aussi, à la fin du roman, la « paix » que Koutousov trouve
en lui-même : « Autrefois, il ne savait voir en rien le grand, l’in-
concevable, l’infini […] Maintenant il avait appris à voir la gran-
deur, l’éternité, l’infini en tout […] Il [contemplait] autour de lui
la vie perpétuellement changeante, toujours grande, incompré-
hensible et infinie. »
L’essai de Berlin commence par un fragment d’Archiloque :
« Le renard sait beaucoup de choses, le hérisson en sait une seule,
mais elle est grande. » Selon Berlin, Tolstoï « était de nature un
renard mais son idéal était d’être hérisson. » Sachant beaucoup
de choses très lucidement, il ne pouvait trouver de repos qu’il
n’ait appris aussi la « grande », qui seule lui importait : une
réponse à l’énigme de l’histoire et de la vie. Acharné, par un désir
irrépressible d’absolu, à « expulser tout ce qui ne se [soumettait]
pas à un niveau très général et très simple », Tolstoï se serait ainsi
trouvé en lutte contre sa nature la plus authentique, « l’évocation
presque miraculeuse de l’individualité plénière, intraduisible, de
l’individu », son amour pour les choses telles qu’elles sont, le
sentiment panique qu’il avait de la nature et de la vie.
À dire vrai, la conclusion, n’est pas convaincante. Ou plutôt,
elle ne convainc que si on s’imagine que l’objectif de Tolstoï était
d’affirmer, contre les historiens et les philosophes, sa propre
philosophie de l’histoire, qu’il était loin d’avoir trouvée. Si, en
revanche, on admet que ce qui compte dans son discours est la
révélation des antinomies auxquelles on arrive quand on prétend
connaître la loi qui régule les événements, alors l’image d’un
Tolstoï divisé et ambigu paraît peu plausible.
Qu’y a-t-il de contradictoire, en effet, entre le sens de l’indi-
vidualité de toute chose, de tout événement, et le désir d’at-
teindre à une vision et raison d’ensemble correspondant à cette
évidence et cette plénitude, c’est-à-dire, en somme, simple ? Ce
que Tolstoï cherchait et, presque malgré lui, trouvait, n’était pas
un principe abstrait ou une théodicée mais la vision claire de faits
simples. À sa manière – péremptoire –, il était avant tout ennemi
du dogmatisme. Il ferraillait contre l’idée que l’homme pouvait
découvrir les véritables lois de l’histoire, l’excluait de la représen-
tation des faits et des vicissitudes individuelles ; ce qui lui était
par-dessus tout intolérable dans cette idée, c’était de prétendre
que l’homme pouvait diriger les événements et « faire » l’histoire.
Or le symbole parfait de cette prétention insolente fut, pour

66
Tolstoï, Napoléon, « l’Esprit du monde à cheval ».
Si on est d’accord sur ce point, les contradictions à l’inté-
rieur desquelles il se débat apparaîtront pour ce qu’elles sont : le
résultat d’explorations courageuses des « limites » de la connais-
sance et de l’action historique. Le sens – non la « philosophie » –
de l’histoire qui émerge de ces explorations tient entièrement
dans la conscience claire que le romancier avait de ce que Berlin
définit avec bonheur : « le pouvoir inexorable du moment
présent. »
Le « moment présent », c’est-à-dire le fait que nous sommes
ce que nous sommes, nous nous trouvons à un point précis de
l’espace et du temps, dans un milieu social donné, tous ensemble,
chacun limité et contraint par les pensées et les actions d’autrui,
sans qu’à personne en particulier ne soit donnée la science de la
situation, encore moins le pouvoir de la dominer. C’est une limite
certaine autant que le plus certain des faits. Pour Tolstoï, « être
dans l’histoire » signifie cela ou ne signifie rien.

Mais le pouvoir ? Qu’est-ce que ce pouvoir qui fait avancer


l’histoire, qui domine les événements, qui entraîne les hommes
vers des aventures dont ils ne connaissent ni la raison ni le sens et
que pourtant ils imaginent, désirent et poursuivent ? Tolstoï ne
cesse d’accuser les historiens d’éluder cette question avec laquelle
lui-même se débat. Or la question du « pouvoir » est sans nul
doute le point le plus énigmatique et vivant de sa réflexion : là
réside la « grande chose » dont il entrevoit la nature sans parve-
nir à la formuler. « Ainsi, écrit-il dans le fameux “ Épilogue ” de
Guerre et Paix, la solution de ces questions [qui sont : comment
des individus déterminés obligeaient les peuples qu’ils gouver-
naient à leur obéir ? Qui dirigeait la volonté desdits individus ?]
était fondée pour les Anciens sur leur foi en l’intervention directe
de la divinité dans les affaires humaines… La nouvelle histoire a
répudié les anciennes croyances sans les remplacer par une
nouvelle conception. » Mais, si « le pouvoir divin a fait place à
une nouvelle force, il faut expliquer en quoi consiste cette
nouvelle force, car c’est en elle précisément que réside tout l’inté-
rêt de l’histoire. L’historien semble supposer que l’existence de
cette force va de soi et que tout le monde la connaît. » Tel est le
problème, tout simplement. Les historiens y répondent par des
jeux de mots :

67
Quelle est la cause des événements historiques ? Le
pouvoir. Qu’est-ce que le pouvoir ? Le pouvoir est l’en-
semble des volontés transférées sur une personne. À
quelle condition la volonté des masses est-elle transférée
sur une personne ? À la condition que cette personne
exprime la volonté de tous les hommes. Autrement dit, le
pouvoir est un mot dont le sens nous est incompréhen-
sible. […]
Dans l’ordre moral, la cause de l’événement paraît
être le pouvoir ; dans l’ordre physique, ceux qui obéissent
au pouvoir. Mais comme l’activité morale est impensable
sans l’activité physique, la cause de l’événement ne se
trouve ni dans l’une ni dans l’autre, elle se trouve unique-
ment dans la conjonction des deux. En d’autres termes, la
notion de cause est inapplicable au phénomène que nous
examinons. En dernière analyse, nous aboutissons au
cercle vicieux, à cette limite extrême où aboutit toujours
l’esprit humain dans tous les domaines de la réflexion s’il
ne joue pas avec l’objet de sa réflexion.

Tolstoï posait sérieusement la question. Il n’était pas plus


grand philosophe que Hegel ou Marx, mais il cherchait une
explication, et une seule, aux paradoxes qui lui étaient apparus
non seulement au cours de ses méditations, mais aussi – ne l’ou-
blions pas – pendant l’expérience très sérieuse qu’il fit de la
guerre et de l’histoire en action, dans le Caucase d’abord puis à
Sébastopol, lors de la campagne de Crimée. Sa nature de « héris-
son » ne l’autorisait pas à s’arrêter au constat des paradoxes : de
la permanence des antinomies et de l’infini « cercle vicieux », il
déduisait logiquement l’existence d’une « limite extrême »,
infranchissable par la raison ou la volonté, la preuve, donc, une
fois pour toutes, de « l’essence inaccessible de la vie ». Les
hommes faisaient l’histoire et la servaient, sans savoir ce qu’ils
faisaient ; ils voulaient l’expliquer, et leurs raisons ne parvenaient
qu’à les précipiter dans une voie sans issue. Toute prétention
démiurgique paraissait futile. Or l’idée, démiurgique, de
l’homme faber fortunae suae* était précisément l’idée dominante
du siècle, la théorie que Tolstoï combattait inlassablement – avec
toute la force de sa nature « renardesque » – au nom de la simple
réalité des choses. Le Dieu de Karataïev – ou plutôt le sentiment

68
du divin qui s’exprimait si limpidement dans « l’humilité » de
Karataïev – lui paraissait infiniment plus vrai.
Oui, mais même le dieu de Karataïev n’expliquait pas ce
qu’était la « force qui a pris la place des dieux », ni comment elle
se manifestait dans l’histoire. Cette force, il faut le souligner,
apparaissait à Tolstoï « grande », « incompréhensible », « inac-
cessible », mystérieuse, mais en aucune façon « providentielle » –
même si, dans le cœur de l’homme, elle se manifestait comme le
débordement d’une bonté infiniment généreuse.
Malgré sa virulence, Tolstoï avait certainement le sentiment
de n’avoir défini que très vaguement la nature de ce « pouvoir »
dans lequel il résumait le mystère de l’histoire. Ses objections aux
historiens et aux philosophes sont d’un bon sens lumineux ;
comme est lumineux, parce qu’exempté de vague mysticisme,
son sentiment de « l’essence inaccessible des choses ». Hélas,
autant on l’admire en gardien féroce de l’énigme de l’univers prêt
à mettre en pièces ceux qui prétendent l’avoir dévoilée, autant on
a l’impression qu’il trébuche, tâtonne et s’arrête, confus, quand il
tente de dire ce que lui-même voit, ou entrevoit. Ainsi, le discours
de Guerre et Paix non seulement n’en arrive pas à « une » conclu-
sion, mais il n’arrive à rien : le fil essentiel du sujet échappe
toujours à son auteur, même quand il croit le tenir fermement.
Dans un article écrit après la publication de Guerre et Paix et
destiné à expliciter les thèses sur l’histoire développées dans le
roman, Tolstoï parvient cependant à expliquer, mieux qu’il ne
l’avait fait dans son livre, ce qu’il entrevoyait derrière le mot
« pouvoir » : « Le lien le plus fort, le plus indestructible, le plus
pesant et le plus durable qui nous rattache à nos semblables est
ce qu’on nomme le pouvoir exercé sur autrui, le pouvoir, pris
dans son vrai sens, n’étant que la plus forte dépendance dans
laquelle on se trouve à l’égard des autres. »
Ces mots, a priori obscurs, méritent d’être étudiés attentive-
ment.

II

Au fil de Guerre et Paix, Tolstoï nous avait imposé, avec une


insistance opiniâtre, l’image du pouvoir écrasant de l’événement
« historique » : de l’infinie fluctuation, en lui, des hasards et des

69
occasions ; de l’irrévocable, qui se produit sans que personne ne
l’ait décidé, voire sans que personne ne s’en aperçoive. Il
montrait inlassablement l’individu dans le chaos, à la fois
désorienté par le sentiment d’une liberté excessive et prisonnier à
la place où il se trouve, donc victime des événements présents et
futurs : sollicité par des forces intérieures et extérieures, momen-
tanées et irrésistibles, mais aussi susceptible d’initiatives lourdes
de responsabilités parce que toutes peuvent être décisives. Le
prince André, Pierre Bezoukov, Nicolas Rostov connaissent ces
déchirements. Et l’on se souvient de la consternation de
Koutousov à l’annonce de la chute de Moscou : « Est-il possible
que ce soit moi qui aie laissé Napoléon atteindre Moscou ?... Mais
quand, quand donc s’est décidée une chose aussi horrible ? »
Le « pouvoir » qui se manifeste dans ces moments-là est un
fait d’autant plus certain qu’il n’y a pas de formule qui puisse en
exprimer la loi. Il n’appartient pas à l’ordre du déterminisme
physique, ni à celui d’une Providence dont les voies, quoique
impénétrables, mènent vers le bien, de sorte que tout ce qui
arrive devient, à la fin, compréhensible et acceptable (et donc ce
qui a été jusqu’ici l’est aussi, d’une certaine manière). La divinité
que Tolstoï invoque (non pour expliquer ou justifier les événe-
ments, mais pour marquer les limites de la compréhension
humaine) a les caractères de l’infini et de l’inaccessible, pas ceux
de la Providence. La catharsis que provoquent les désastres de la
guerre chez Pierre Bezoukov n’est pas destinée à devenir une
raison (encore moins à produire quelque chose de l’ordre des
« préceptes utiles » de Manzoni) : c’est le sentiment de la dispro-
portion dérisoire entre les tempêtes de l’histoire, aussi gigan-
tesques soient-elles, et l’immensité de la vie universelle, qui fait
que, d’un coup, une conscience d’homme, singulière et désorien-
tée, prend une importance incomparable. De là la « folle gaieté »
dont est saisi Pierre, prisonnier des Français et à la merci de leur
bon vouloir : « On m’a pris, on m’a enfermé. On me tient en
captivité. Qui ? Moi ?... Pierre leva les yeux vers les étoiles qui
palpitaient dans les profondeurs du ciel. “Et tout cela est à moi, et
tout cela est en moi, et tout cela est moi ! pensait Pierre. Et tout
cela ils l’ont pris et enfermé dans un baraquement de planches !”
Il sourit et alla dormir auprès de ses camarades. » Le drame de
l’histoire est repoussé dans le royaume du hasard et de la contin-
gence qui est le sien et où, même s’il déchaîne la fatalité, il reste
toujours à une infinie distance de ce qui importe vraiment.

70
L’histoire est absurde, la guerre est absurde. L’événement
historique échappe au contrôle de la raison comme de la volonté
humaine. Pourtant, il est supporté, voire produit et voulu par les
hommes. La première cause de ce « grand mouvement de peuples
de l’Occident à l’Orient » qui devait mener Napoléon jusqu’à
Moscou est indéterminable ; mais, à l’origine, il y a certainement
ce que, dans un moment déterminé et un lieu déterminé, les
hommes ont cru devoir ou laisser faire. Là, dans les motivations
de l’ordre et de l’obéissance, se niche l’énigme de l’histoire. C’est
pourquoi la question de l’histoire se réduit à celle du pouvoir.
Dans l’ordre moral, la cause de l’événement paraît être le
pouvoir, pensait Tolstoï. Il paraît, mais ne l’est pas : non seule-
ment parce que pouvoir moral et pouvoir physique sont deux
aspects inséparables de l’événement (et l’un ne peut être cause de
l’autre), mais aussi parce que ce pouvoir qui « paraît » causer
l’événement est un pouvoir déjà établi et incarné, donc lui-même
fruit d’une obéissance antérieure : pour en rendre compte, il
faudrait expliquer cette obéissance première.
Active ou passive, l’obéissance physique suppose une auto-
rité morale qui la promeut ou la justifie. Mais cela déplace le
problème sans le résoudre : d’où vient l’autorité ? Encore une
fois : qu’est-ce que le pouvoir ? Que Napoléon ait réussi à entraî-
ner les Français dans son aventure s’explique par le fait que
certains ont concouru activement à lui donner le pouvoir, tandis
que d’autres ne s’y sont pas opposés. Mais pourquoi ce concours
lui a-t-il été apporté ? Et cette inertie – ou inefficacité – d’où
vient-elle ? Peut-être que les uns virent dans la direction indiquée
par Napoléon le moyen le plus digne de consumer le temps de
leur vie, tandis que les autres restèrent passifs ou impuissants
parce que leurs motivations morales semblaient plus faibles que
le mirage des victoires et conquêtes* ? Est-ce à dire que les Français
suivirent Napoléon parce qu’ils n’avaient rien de mieux à faire ?
Ce serait façon de parler. Le fait est que, pendant vingt ans,
Napoléon eut le pouvoir de bouleverser l’Europe : il le prit et le
garda ; mais il ne l’eût ni pris ni gardé si on ne le lui avait pas
donné et laissé. « Les causes de l’événement, dit Tolstoï, ne sont
ni dans l’un ni dans l’autre [des deux aspects du pouvoir] mais
dans les deux réunis. » Entre celui qui commande et celui qui
obéit, il y a complicité.

71
De cette complicité naît le jeu inextricable du pouvoir et de

3
la chance, le désordre tumultueux des hasards infinitésimaux et
infinis, l’émergence et la disparition des occasions, l’irrévocable
succession de moments tous éphémères et décisifs : l’histoire.
C’est un jeu dont l’homme sait qu’il ne peut le maîtriser alors
qu’il en est à la fois l’auteur, l’instrument et la victime ; seule-
ment, il ne s’agit pas de lui en tant qu’individu vivant son exis-
tence particulière hors de la sphère collective : « le pouvoir…
n’est que l’expression de la grave dépendance dans laquelle nous
nous trouvons envers les autres. » Le destin a, pour l’homme, le
visage de son semblable : c’est nous qui le produisons, chacun de
nous avec sa liberté qui, confrontée aux autres – dans le monde
commun à tous – se transforme en « fait accompli », c’est-à-dire
une « dépendance », un « lien », un « pouvoir » d’autrui sur nous
et de nous sur autrui, par le simple fait que nous vivons en-
semble.
Si nous pouvions connaître toutes les ramifications et consé-
quences de cette vérité, l’histoire – la vie – ne serait que l’accord
pérenne de volontés libres, idylle ou développement infaillible
d’un plan rationnel. Nous agirions ainsi « en connaissance de
cause », ou bien nous n’agirions carrément pas, mais nous exécu-
terions consciemment un dessein préétabli et stérile. Nous ne
serions pas libres. Or nous le sommes, et cela signifie littérale-
ment que nous ne savons pas ce que nous faisons. Dans l’action,
nous n’avons d’autres guides que ce que nous croyons les uns des
autres et du monde dans lequel nous vivons. Napoléon,
Koutouzov, le dernier de leurs soldats, l’homme le plus génial
comme le plus médiocre, le plus lucide et rationnel comme le
plus bête, personne ne peut jamais dépasser la limite qui, au bout
du compte, fait de tout savoir un simple croire, de chaque action
un coup de dés risqué pour soi et pour autrui. Dans le champ des
événements humains, la notion de cause n’a pas de sens.
Voilà la limite qui rend si vaine l’arrogance des puissants. Et
c’est aussi la raison pour laquelle, au lieu d’apparaître comme
une succession rigoureuse de causes et d’effets, l’inexorable
accomplissement d’une Loi de Nature, le destin se manifeste véri-
tablement dans les espèces de la liberté humaine : dans l’incerti-
tude des hasards, dans l’ambiguïté des circonstances, dans la
contingence des faits, dans le sentiment, enfin, que tout dépend
de nous et que le destin n’existe pas. Jusqu’à ce que l’irréparable

72
arrive. Alors, comme Koutouzov après la chute de Moscou, nous
sommes contraints de nous interroger : en ne faisant pas ce que
nous avons fait et en faisant ce que nous n’avons pas fait, n’au-
4

rions-nous pu l’empêcher ? Or justement, nous n’avons pas su,


ou pas pu, et à présent l’événement est là. C’est cela, le destin.
L’homme n’a même pas le droit de l’invoquer, étant donné qu’il
ne le connaît pas. Il s’agit de tout ce qu’il ne sait pas et ne peut en
aucune façon savoir mais qui, pour autant, ne cesse d’opérer et
d’avoir un effet. Le destin est marqué par le temps ; chaque
instant est aussi éphémère qu’irrévocable et la vie humaine est
faite de temps, c’est-à-dire en fin de compte de « l’étoffe des
songes ». Mais le monde n’est pas un songe.
L’erreur principale des philosophes de l’histoire – celle
contre laquelle Tolstoï se révoltait le plus – est d’avoir cherché la
vérité, la rationalité, la liberté dans les événements temporels. Au
contraire, plus l’homme s’engage dans le temps et dans le vertige
des actions historiques, plus, du fond même de sa liberté, renaît
sa dépendance au hasard et à une nécessité imprévisible. « Seule
la volonté d’une divinité indépendante du temps peut influencer
une série d’événements qui se déroulent au cours de plusieurs
années ou de plusieurs siècles…, écrit Tolstoï. Quant à l’homme,
il agit dans le temps et il est lui-même partie intégrante de
l’événement. »
L’homme, c’est-à-dire nous. Nous qui, tous ensemble, agis-
sons dans le temps, ne pouvons avoir aucune idée des causes véri-
tables de nos agissements : de ce que nous faisons et de ce qui
arrive. Nous savons seulement ce que nous croyons de nous-
mêmes, des autres et du monde ; et ainsi, dans l’incertitude, nous
tissons les uns pour les autres les fils de nos destins. Mais chacun
sait seulement de lui-même qu’il est libre, rien de plus. Le destin,
le sort, la Némésis se fabriquent avec les forces qu’animés par
cette croyance nous déchaînons en nous-mêmes et dans les
autres : dans le « lien », dans la « dépendance » que nous établis-
sons ainsi, dans le « pouvoir » que nous détenons sur les autres,
et réciproquement. Face à nous-mêmes, nous sommes libres ;
mais dès que nous nous trouvons face aux autres, dans la
communauté, le destin commence à opérer.
La « paix », en un certain sens, n’a pas d’histoire : elle est la
nature, croisement de rapports spontanés, une nature acceptée et
vécue naturellement, pour ainsi dire. Dans la paix, l’énigme de

73
l’existence est certes présente, mais elle prend, pour l’individu, la
forme d’une question morale privée : comment vivre, que faire,
que doit-on à autrui, à soi ?
Dans la « guerre », événement critique, aléatoire et décisif s’il
en est, le pouvoir des autres sur nous prend la forme paroxys-
tique de la force. La « guerre » n’est pas moins « naturelle » que
la paix, mais elle fait apparaître en pleine lumière l’énigme
suprême de l’existence, qui est celle du lien entre la nature et
l’homme. Pris dans le tourbillon des événements, l’individu sait
qu’il est libre et, en même temps, qu’il agit malgré lui ; il cherche
à faire ce qu’il peut, tout en ne sachant pas ce qu’il fait ; ainsi lui
est révélée la réalité ambiguë – évidemment fatale – de la force
qui produit les événements : la même que celle qui, du fond de
son être, le pousse à agir.

Avant la bataille d’Austerlitz, le prince André sent cette force


de la même façon que la sent Napoléon : « Et tout de même, se
dit-il, je n’aspire qu’au triomphe sur ces gens-là, je ne tiens qu’à
cette puissance mystérieuse, à cette gloire qui ici, en ce moment
même, plane au-dessus de moi dans ce brouillard ! »
Les soldats, eux, la ressentent autrement : « Le soldat en
marche est entouré, limité et entraîné par son régiment, tout
aussi étroitement que l’est un marin par le navire qui l’emporte.
[…] Le soldat tient rarement à connaître ces latitudes que
traverse son navire ; mais le jour de la bataille, Dieu sait pourquoi
et comment, dans l’âme de chacun de ces hommes retentit le
même son grave, annonciateur de quelque chose de décisif, de
solennel et qui éveille en tous une curiosité inusitée. » Ils ne
savent rien, les soldats, mais quand « le pouvoir inexorable » de
l’événement pèse sur eux, chacun se sent appelé à en assumer sa
part, pleinement responsable. C’est peut-être cela qui explique la
surprenante considération de Tolstoï à propos de la bataille de
Borodino : « Nulle part l’homme n’est plus libre que dans un
combat où il est question pour lui de vie ou de mort. » Sont donc
libres, d’une liberté extrême et paradoxale, les pions du jeu de
l’histoire, les soldats encadrés et obéissants, contraints à tuer et à
mourir par une volonté dont ils ne connaissent ni les motivations
ni les desseins.
Tandis que – c’est le leitmotiv du roman – plus on s’élève vers
les « puissants », plus clairement l’individu est sujet à la nécessité,

74
instrument du fatum, « marionnette des dieux ». La raison en est
simple, voire « scientifique » : plus l’homme est élevé, plus est
absolu son commandement, plus puissante sa volonté et grand le
nombre d’individus qui lui sont assujettis, plus augmente le
nombre des hasards dont dépend l’exécution de ses ordres. La
réalisation de la volonté de Napoléon et du tsar Alexandre exige
le concours de « circonstances innombrables ». Ce n’est donc pas
leur volonté qui se réalise, mais quelque chose d’autre : un
imprévu fatal. « Le cœur du roi est dans la main de Dieu », écrit
Tolstoï, citant la Bible ; il faut comprendre la formule dans un
sens quasiment littéral. Le grand homme est effectivement
« l’homme du destin » : il rêve d’influencer les événements par
une volonté clairvoyante et démiurgique ; en réalité, son rôle est
de l’ordre de la magie. La magie du pouvoir, infaillible tant qu’elle
n’échoue pas. Celui qui en est investi en est l’instrument, pas le
maître.
L’animosité de Tolstoï contre Napoléon, si virulente, risque
de faire masque pour le lecteur autant que pour l’auteur.
Cependant, l’intérêt d’une passion sincère est qu’elle ne cache pas
la vérité, elle la dit toute entière. Appliqué à nier le pouvoir
démiurgique de Bonaparte, Tolstoï, en nous le montrant dans le
grand mouvement qui va d’Austerlitz à Borodino, lui rend une
justice plus humaine que ne le font ses adorateurs. À Austerlitz, il
nous le décrit sûr de lui, enjoué, rapide, décidé, pas le moins du
monde présomptueux. Weirother en revanche, le général autri-
chien qui veut tout organiser, est présomptueux : « Die erste
Kolonne marschiert… Die zweite Kolonne marschiert*… », alors
que Napoléon se prépare à l’attaquer de flanc. Le romancier
souligne plutôt l’hubris* napoléonienne au début de la campagne
de Russie, dans la description du passage du Niémen, quand
l’Empereur des Français s’agace des uhlans polonais qui, pour lui
prouver leur courage, se jettent follement dans le gué du fleuve et
disparaissent dans les flots. « Ces uhlans qui, en se noyant,
détournaient son attention des choses sérieuses… » Un froid de
mort, un mauvais présage qui finira par saisir le condottiere à la
bataille de Borodino : « Au cours de ses précédentes batailles, il
n’envisageait que les incidents heureux, et maintenant il se repré-
sentait des éventualités malheureuses, en nombre incalculable,
qui pouvaient se produire, et il les attendait toutes. »

75
N’est-ce pas là de la pitié tragique ? Contemplant le destin
du « grand homme », Tolstoï a une image féroce : il le compare
au « mouton engraissé pour l’abattoir », engraissé par les triom-
phes, l’obéissance des victimes, par le pouvoir et la chance, pour
être ensuite, subitement, abattu par la force même qui l’a élevé.
Un bouc émissaire en somme.
La représentation la plus nette, épurée, de la façon dont
opère la magie du pouvoir, se trouve dans la description du
comportement de Bagration sur le champ de bataille
d’Austerlitz :

La pensée : “C’est commencé ! C’est la bataille !” se


lisait jusque sur le visage basané du prince Bagration,
avec ses yeux troubles à demi fermés, comme mal
réveillés. Le prince André scrutait avec une curiosité
inquiète ce visage immobile ; il aurait voulu savoir si cet
homme pensait et sentait, et ce qu’il sentait et pensait en
une telle minute. “Y a-t-il d’ailleurs quelque chose là,
derrière ce visage fermé ?” se demandait-il en le considé-
rant.[…] Le prince André écoutait attentivement les
paroles que Bagration échangeait avec les différents chefs
et les ordres qu’il leur donnait, et il remarquait avec éton-
nement qu’aucun ordre n’était donné en réalité et que
Bagration essayait seulement de faire croire que tout ce
qui se produisait par nécessité ou par hasard ou sur l’ini-
tiative des commandants subalternes, que tout cela se
faisait sinon sous ses ordres, du moins conformément à
ses intentions. Et le prince André s’aperçut qu’en dépit de
la part que tenait le hasard dans le déroulement des
événements qui ne dépendaient pas de la volonté du
général en chef, grâce au tact de Bagration, sa présence
avait une importance considérable. Ceux qui arrivaient
auprès de lui le visage bouleversé se rassérénaient, les
soldats et les officiers le saluaient gaiement, et tenant
évidemment à manifester devant lui leur courage, se
montraient plus ardents.

Dans ce secteur du champ de bataille, personne ne sait


comment tourne le vent, Bagration pas davantage que les autres.
Pourtant ce qui arrive est mystérieusement relié à lui : sa conte-

76
nance est telle qu’elle encourage la troupe et inspire confiance.
Bagration joue bien le rôle de chef qui lui est imposé par les
circonstances et par l’attente des soldats ; ces derniers obéissent
moins aux ordres qu’à « l’appel venu de Dieu sait où », qui les
pousse à agir dans le sens du combat, du courage, de la résistance
à l’ennemi. Cet appel s’incarne dans le comportement du géné-
ral, voilà tout. C’est ainsi qu’opère la magie du pouvoir et que se
manifeste le paradoxe du moment présent, le kairós*.
Tolstoï veut que ce pouvoir – la réalité de ce contact flagrant
entre l’homme et la natura rerum – soit reconnu en tant que tel,
sans considération pour les constructions idéologiques ni pour
les « grands hommes ». Il avait parfaitement compris pourquoi
l’homme, au dix-neuvième siècle, cherchait la vérité dans
l’Histoire : se trouvant dans un état de non-vérité, il tentait d’en
sortir en attribuant une rationalité aux actions historiques et en
supposant qu’il pouvait d’une part découvrir cette rationalité
comme un fait objectif, d’autre part la contrôler, la dominer,
voire la révéler dans le cours même de l’action. La vérité sur les
hasards humains était dans l’aventure historique, dans les entre-
prises politiques et guerrières : celui qui inventait une « chose à
faire », celui qui concevait et conduisait un grand projet histo-
rique, celui qui indiquait à l’homme un but réel à atteindre et l’y
guidait, tous avaient raison. L’aventure napoléonienne avait été la
plus stupéfiante et bouleversante de ces entreprises : le siècle avait
admiré en elle l’épopée de l’intelligence active qui changeait la
face du monde, le prodige d’une volonté individuelle qui incar-
nait la volonté et l’idéal de tout un peuple ; mieux encore, le
symbole même de l’Histoire, « l’Esprit du monde à cheval ».
Tolstoï s’inscrit résolument en faux contre cette thèse.
Considérée comme terrain de la vérité, l’Histoire lui apparaît
dépourvue de vérité : elle ne lui apprend que des faits, et lui révèle
qu’ils sont le produit de la Force ; en tant qu’aventure, dans la
réalité de son déroulement, elle semble échapper complètement
au contrôle de celui qui prétend la guider. La force qui se libère
des actions humaines dépasse l’entendement, rend caduc n’im-
porte quel dessein préétabli, révèle le fond obscur des choses, non
leur rationalité. Plus l’entreprise est violente, le désordre grave,
plus est patente, malgré la confusion des hasards et des occasions,
l’égalité des hommes devant le pouvoir qui les anime et les
domine.L’homme est une partie d’un tout infiniment mobile et

77
vivant ; or la partie ne peut jamais comprendre ni dominer le
tout. Dans cette évidence se manifeste un pouvoir qu’on subit
inévitablement : elle signifie la limite de nos forces, de notre
raison, de ce qu’il nous est possible de faire et de comprendre.
Voilà la « grande chose » que Tolstoï avait devinée, la vérité
qu’il défend et essaie d’expliquer. De là vient la dimension
« épique » de son roman. La qualité « homérique » du romancier
a été justement repérée dans la sérénité avec laquelle il contemple
et décrit les aspects les plus divers et contrastés de l’existence
humaine : l’amour juvénile et la furie des batailles, la joie d’une
chasse nocturne et un massacre de prisonniers, la vanité
mondaine et le sens du divin au fond du cœur de l’homme. Tout
est vu dans la même lumière, raconté au même rythme, comme
des parties d’une même nature indiscutable et mystérieuse ; tout,
la « paix » comme la « guerre », accepté tel que. Mais il y a en
outre, à l’origine de la sérénité tolstoïenne, une intelligence qui,
pour la première fois depuis Homère, a su voir, dans le jeu des
destinées humaines, le monde mystérieux de la Force.

III

Dans la pléthore de discours que l’on tient aujourd’hui sur le


roman et, plus largement, sur les fondements de notre civilisation
littéraire, on note une absence singulière : celle du nom de
Tolstoï.
Pourtant, il s’agit indubitablement du dernier grand roman-
cier, du dernier grand auteur européen. Il a été de surcroît le
premier à mettre en question le sens et la fonction de la littéra-
ture dans le monde moderne. Comparées à l’interrogation viru-
lente et radicale que cet immense artiste adressait à l’art, les
négations et révoltes qui suivirent – futurisme, dadaïsme, surréa-
lisme et, aujourd’hui, les variations sur les motifs de ces trois
« mouvements » – apparaissent pour ce qu’elles sont : des jeux
littéraires.
Il devrait donc, pour le moins, être autant nommé et
commenté que les autres. Or Tolstoï ne l’est pas et la raison n’en
est pas tant son moralisme que le fait qu’il formulait sérieuse-
ment ses interrogations (et ses tentatives de réponse) et voulait
qu’elles portassent à conséquence. Nos contemporains, eux,

78
discutent beaucoup d’engagement et de désengagement, ils
craignent bien plus que leurs prédécesseurs du dix-neuvième
siècle qu’on les juge moralement légers, mais ils restent sur le
plan de la discussion littéraire entre gens de lettres, ou idéolo-
gique entre idéologues : autrement dit, cela ne tire pas à consé-
quence. Dès que le discours se fait sérieux et touche vraiment à
l’ordre des idées, à la conscience, ils semblent penser que l’on est
hors sujet – hors de la littérature – et que cela ne vaut pas la peine
de continuer. Leurs remises en question, leurs agitations, leurs
obsessions de thèmes tels que le « non art » s’effacent devant la
volonté de toujours faire de la littérature et même, avec toutes les
subversions qu’on voudra, de continuer à faire de la littérature
comme avant – littérature qui, en 1898 déjà (l’année où Tolstoï
publia son fameux libelle Qu’est-ce que l’art ?), se distinguait par
la recherche de la nouveauté et la hardiesse subversive.
À l’inverse, la question de l’art importait à Tolstoï parce que
lui importait celle de la condition de l’homme de son temps, et
qu’il ne pouvait concevoir l’une séparée de l’autre. Il croyait que
l’art retrouverait tout son sens quand il retrouverait sa juste place
dans la vie morale de l’individu et de la communauté ; en atten-
dant, il fallait recommencer à le cultiver dans les formes les plus
simples possibles, presque à partir de l’abécédaire. Soit dit entre
parenthèses, cette idée a un point commun évident avec la
recherche de l’élémentaire, voire du fruste, qui distingue cer-
taines tendances de l’art contemporain, alors qu’elle a peu de
rapports avec un retour au « degré zéro de l’écriture », d’où l’on
passe, sans transition, aux subtilités extrêmes de l’écriture consi-
dérée comme sa propre fin.
Il y a encore plus important chez Tolstoï : l’interrogation sur
l’art, qu’il formule sur le tard, fait un avec le mouvement intrin-
sèque de son œuvre d’écrivain. L’art est en question, selon lui,
parce qu’est en question la manière de vivre et de concevoir la vie
propre à l’homme moderne. Cette manière consiste d’une part en
un abandon total et aveugle à la sensualité, de l’autre en un aban-
don tout aussi total et aveugle au cours des choses, aux « desti-
nées magnifiques et progressistes » garanties par la science, la
technique, l’industrie, autant que par la volonté de puissance illi-
mitée qui s’exprime en elles ; garanties aussi par l’histoire, cette
histoire que les idéologues préparent et que les « grands
hommes », tels que Napoléon, incarnent et mènent à terme.

79
Dans la question de l’histoire telle qu’elle est présentée par
Tolstoï dans Guerre et Paix, se trouvent implicitement les deux
grands thèmes de son œuvre : le refus du culte moderne du fait
accompli (d’autant plus fanatique qu’il est enraciné dans le refus
obstiné de croire à l’existence d’une vérité non momentanée) et
– fondement positif d’un tel refus – la vision de l’individu
comme d’un être infiniment rétif à la série d’événements dans
lesquels il se trouve engagé parce qu’il est en rapport immédiat et
indissoluble avec la nature des choses (« le ciel étoilé » du prince
André, « l’infini » de Pierre Bezoukov ; mais aussi la chaussure de
Platon Karataïev).
La réflexion de Tolstoï sur l’histoire a été très rarement
comprise et sérieusement étudiée, ce qui peut paraître étrange
tant elle est proche (comme toute la vision tolstoïenne dans son
ensemble) de la pensée dite existentialiste depuis Kierkegaard ;
on est moins étonné cependant si l’on garde à l’esprit l’impor-
tance du culte moderne du fait accompli.
Or cette négligence mêlée de mépris est d’autant plus inté-
ressante qu’un scientifique comme Claude Lévi-Strauss, lorsqu’il
réfute la conception de l’histoire sartrienne, développe, dans un
chapitre de La Pensée sauvage, une argumentation analogue à
celle de Tolstoï et qui n’a guère été plus étudiée jusqu’à présent

Résumer le propos de Lévi-Strauss, si rapide et intense, lui


ôterait sa force. Qu’il nous soit permis d’en citer l’essentiel :

Dès lors qu’on prétend privilégier la connaissance


historique, écrit-il, nous nous sentons le droit (que nous
ne songerions pas à revendiquer autrement) de souligner
que la notion même de fait historique recouvre une
double antinomie. Car, par hypothèse, le fait historique,
c’est ce qui s’est réellement passé ; mais où s’est-il passé
quelque chose ? Chaque épisode d’une révolution ou
d’une guerre se résout en une multitude de mouvements
psychiques et individuels ; chacun de ces mouvements
traduit des évolutions inconscientes, et celles-ci se
résolvent en phénomènes cérébraux, hormonaux, ou
nerveux, dont les références sont elles-mêmes d’ordre
physique ou chimique... Par conséquent, le fait historique
n’est pas plus donné que les autres ; c’est l’historien, ou

80
l’agent du devenir historique, qui le constitue par
abstraction, et comme sous la menace d’une régression à
l’infini. Or, ce qui est vrai de la constitution du fait histo-
rique ne l’est pas moins de sa sélection. De ce point de
vue aussi, l’historien et l’agent historique choisissent,
tranchent et découpent, car une histoire vraiment totale
les confronterait au chaos. Chaque coin de l’espace recèle
une multitude d’individus dont chacun totalise le devenir
historique d’une manière incomparable aux autres ; pour
un seul de ces individus, chaque moment du temps est
inépuisablement riche en incidents physiques et
psychiques qui jouent tous leur rôle dans sa totalisation.
Même une histoire qui se dit universelle n’est encore
qu’une juxtaposition de quelques histoires locales, au
sein desquelles (et entre lesquelles) les trous sont bien
plus nombreux que les pleins. Et il serait vain de croire
qu’en multipliant les collaborateurs et en intensifiant les
recherches, on obtiendrait un meilleur résultat : pour
autant que l’histoire aspire à la signification, elle se
condamne à choisir des régions, des époques, des groupes
d’hommes et des individus dans ces groupes, et à les faire
ressortir, comme des figures discontinues, sur un continu
tout juste bon à servir de toile de fond. Une histoire vrai-
ment totale se neutraliserait elle-même : son produit
serait égal à zéro. Ce qui rend l’histoire possible, c’est
qu’un sous-ensemble d’événements se trouve, pour une
période donnée, avoir approximativement la même
signification pour un contingent d’individus […]
L’histoire n’est donc jamais l’histoire, mais l’histoire-
pour. Partiale même si elle se défend de l’être, elle
demeure inévitablement partielle, ce qui est encore un
mode de la partialité. Dès qu’on se propose d’écrire l’his-
toire de la Révolution française, on sait (ou on devrait
savoir) que ce ne pourra pas être, simultanément et au
même titre, celle du jacobin et celle de l’aristocrate. Par
hypothèse, leurs totalisations respectives (dont chacune
est antisymétrique avec l’autre) sont également vraies. Il
faut donc choisir entre deux partis : soit retenir principa-
lement l’une d’elles ou une troisième (car il y en a une
infinité), et renoncer à chercher dans l’histoire une tota-

81
lisation d’ensemble de totalisations partielles ; soit recon-
naître à toutes une égale réalité : mais seulement pour
découvrir que la Révolution française telle qu’on en parle
n’a pas existé.

Lévi-Strauss avance alors l’argument que l’histoire, comme


n’importe quelle forme de connaissance, doit se servir d’un code
pour analyser son objet : « En ce sens aussi, on peut parler d’une
antinomie de la connaissance historique : si celle-ci prétend
atteindre le continu, elle est impossible parce que condamnée à
une régression à l’infini ; mais, pour la rendre possible, il faut
quantifier les événements, et dès lors, la temporalité s’abolit
comme dimension privilégiée de la connaissance historique,
parce que chaque événement, du moment qu’il est quantifié, peut
être traité, à toutes fins utiles, comme s’il était le résultat d’un
choix entre des possibles préexistants. »
« L’histoire, poursuit Lévi-Strauss, est un ensemble
discontinu formé de domaines d’histoire, dont chacun est défini
par une fréquence propre […] Entre les dates qui les composent
les uns et les autres, le passage n’est pas plus possible qu’il ne l’est
entre nombres réels et nombres irrationnels. […] Il n’est donc
pas seulement illusoire, mais contradictoire, de concevoir le
devenir historique comme un déroulement continu, commen-
çant par une préhistoire codée en dizaines ou en centaines de
millénaires, se poursuivant à l’échelle des millénaires à partir du
quatrième ou du troisième, et continuant ensuite sous la forme
d’une histoire séculaire entrelardée, au gré de chaque auteur, de
tranches d’histoire annuelle au sein du siècle, ou journalière au
sein de l’année […] Toutes ces dates ne forment pas une série :
elles relèvent d’espèces différentes. »
De tout cela, Lévi-Strauss conclut que l’historien a le choix
entre une histoire qui apprend plus et explique moins et une
histoire qui explique plus et apprend moins. S’il veut échapper à
ce dilemme, il doit sortir de l’histoire et prendre en considération
la psychologie et la physiologie plutôt que les événements de
l’époque, ou sur un autre plan, s’en remettre à la biologie, la
géologie et à la cosmologie. Sinon, il existe un autre moyen d’élu-
der le dilemme, c’est « reconnaître que l’histoire est une méthode
à laquelle ne correspond pas un objet distinct, et, par conséquent,
de récuser l’équivalence entre la notion d’histoire et celle d’hu-

82
manité […] Elle consiste entièrement dans sa méthode, dont
l’expérience prouve qu’elle est indispensable pour inventorier
l’intégralité des éléments d’une structure quelconque, humaine
ou non humaine. Loin donc que la recherche de l’intelligibilité
aboutisse à l’histoire comme à son point d’arrivée, c’est l’histoire
qui sert de point de départ pour toute quête de l’intelligibilité. »
Ce n’est pas tant parce qu’il réfute radicalement la thèse de
Sartre selon laquelle l’histoire est l’unique dimension authen-
tique de l’homme que nous avons cité l’intégralité du raisonne-
ment de Lévi-Strauss, mais parce que le scientifique affirme et
revendique la pleine légitimité de ce qu’il appelle « la pensée
sauvage » ou, comme on disait avant lui, la « mentalité primi-
tive ». En effet, pour pouvoir faire de l’histoire le seul terrain
d’une connaissance authentique, Sartre a dû soutenir que, un peu
comme les animaux selon Descartes, les prétendus primitifs –
peuples sans histoire – ne sont pas capables de pensée. Il écrit, par
exemple, que le diagramme des règles matrimoniales en vigueur
dans sa tribu tracé sur le sable par un indigène de l’île
d’Ambrym, en Nouvelle Calédonie, « n’est pas une pensée, c’est
un travail manuel contrôlé par une connaissance synthétique
qu’il n’exprime pas. » Pour une raison analogue, Sartre considère
le travail de l’ethnologue comme une tentative de sortir de l’his-
toire (donc de la lutte des classes) en adoptant une posture esthé-
tique.
À l’inverse, lorsque Lévi-Strauss revendique la pleine valeur
de la conscience primitive et de la personnalité de l’homme
primitif, il est très proche de Tolstoï voyant en Alapatich et en
Platon Karataïev la réfutation vivante de la présomption napo-
léonienne et de la prétention des historiens et philosophes de
l’histoire qui considéraient Bonaparte comme l’incarnation
providentielle de l’Esprit du Temps.
Pour revenir de Lévi-Strauss à notre romancier russe, la
polémique développée dans Guerre et Paix contre l’idée que l’his-
toire est le lieu privilégié de la vérité signifie au fond :
1) que nous autres modernes ne sommes pas (ou ne sommes
plus, ou ne sommes pas encore) en possession d’une vérité
première, ou d’une certitude élémentaire, ou de quelque point de
départ que l’on veut ; parce que sinon, nous ne l’aurions pas
cherché, ou ne serions pas en train de le chercher sur le terrain

83
des événements historiques, celui-là même de la contingence et
de la relativité ;
2) que, dépourvus comme nous le sommes d’une vérité, ou
certitude, d’ordre moral, nous la cherchons moins dans la
connaissance ou dans la conscience que dans l’action. Autrement
dit, alors que nous nous trouvons dans une situation d’igno-
rance, d’incertitude et d’incrédulité, nous croyons être sur le
terrain le plus concret et certain qui soit et nous le considérons,
du coup, comme celui de l’absolu. Dans ces conditions, toute
recherche de la vérité est abandonnée, et l’idée même de vérité
est niée.
3) enfin, nous faisons de cette aventure qu’est l’action poli-
tique et guerrière, c’est-à-dire des deux formes de violence orga-
nisée, l’équivalent d’un absolu moral. Cet absolu, naturellement,
s’identifie avec le but proclamé de l’action. Alors, au lieu de la
vérité et de la certitude, émerge le fanatisme.

L’ambiguïté même du mot « histoire » dans un tel contexte


est significative. L’histoire veut dire à la fois le cours réel des
événements, leur interprétation en vue de l’action et l’action
« historique » elle-même. Cela équivaut ici à supposer que
connaître et agir (ou mieux : connaître et vouloir, connaître et
donner des ordres) peuvent, d’une certaine façon, être iden-
tiques. Il faut aussi remarquer que l’idée selon laquelle en agis-
sant nous faisons l’histoire implique une curieuse forme de
« bovarysme » : nous nous persuadons que le moment présent
est, comme on dit, un « moment historique » et donc que nous
sommes des personnages historiques. Ainsi, le moment présent
(et nous par la même occasion) est vu comme passé, son impor-
tance relative est déjà connue et constitue un fondement de
certitude, un critère de jugement et une norme pour l’action.
D’où le comportement solennel du prêtre de l’Histoire et son
antienne : « L’Histoire l’exige ». Dans ce cas, l’absence de vérité
devient une sorte de dieu et on a un produit intellectuel assez
étrange : le scepticisme théologique, ou le dogmatisme scep-
tique. Scepticisme, parce que fondé sur un sentiment très fort,
voire supérieur, de la contingence (et de l’urgence) des événe-
ments et de la nécessité de l’action ; théologique et dogmatique,
en tant que le sentiment même de la contingence et de l’urgence

84
des événements se transforme et se fige en un absolu qui justifie,
exige même l’action la plus implacable.
Une des conséquences logiques de cette façon de voir est la
suivante : si plusieurs individus accomplissent telle action ou
proposent telle entreprise, et s’ils sont imités et suivis, cela suffit
à démontrer que l’Histoire (c’est-à-dire la force, le pouvoir) est
de leur côté. L’Histoire, la force, le pouvoir, c’est-à-dire la vérité.
Cela revient à affirmer que la vérité doit être cherchée dans les
faits accomplis et qu’elle est prouvée par les faits qu’on accomplit.
La morale de l’homme contemporain ne se réduit-elle pas à cela ?
Aux conséquences implicites et explicites d’une telle concep-
tion de la vie, Tolstoï oppose la redécouverte du destin. Dans la
vie privée (qui est le domaine de la « paix »), l’individu, selon lui,
est libre ou du moins, se croyant tel, il a l’expérience de la liberté ;
mais dans la vie publique (dans laquelle la « guerre » est toujours
en embuscade puisque la vie publique est dominée la plupart du
temps par la force, le pouvoir, et donc la violence), l’individu
expérimente le destin. Ce destin, ou nécessité, n’est autre que le
résultat de la « dépendance dans laquelle nous nous trouvons
envers les autres ». C’est dans cette région de l’existence que se
manifeste visiblement le fait de la force et du pouvoir qui est
l’aspect tangible, pour ainsi dire, du destin – étant entendu que
destin et hasard sont deux mots différents pour indiquer le même
ordre de choses. L’homme est donc sujet à une force et une loi qui
le dépassent infiniment et qu’il ne pourra jamais ni connaître ni
dominer puisque leur pouvoir s’exerce dans la moindre de ses
actions, y compris la tentative même de les connaître et de les
dominer. Il s’agit donc d’un fait ultime auquel personne
n’échappe, pas plus Napoléon que le dernier de ses soldats,
encore moins l’historien et le philosophe de l’histoire.
Guerre et Paix n’est pas le seul roman de Tolstoï inspiré par
ce constat. Anna Karénine exprime un sentiment du destin peut-
être encore plus sensible puisqu’il ne concerne plus l’histoire
collective mais la passion. Dans cette grande histoire d’amour,
Tolstoï, dès la rencontre entre Anna et Wronski avant la course,
puis dans l’admirable scène où le romancier nous décrit Wronski
sur son cheval, incapable de se tenir au rythme du galop au point
qu’il finit par casser les reins de sa monture et tombe maladroite-
ment (scène d’aussi mauvais augure que celle où Napoléon passe
le Niémen, irrité par le spectacle des uhlans polonais qui se

85
noient dans la tentative insensée de traverser le fleuve à cheval),
dès le début du roman, donc, Tolstoï veut nous laisser deviner
que les deux amants sont condamnés. La plupart des lecteurs
l’interprètent comme une condamnation préconçue et morali-
sante de l’adultère ; en réalité, l’intuition de l’auteur est bien plus
profonde. La passion d’Anna n’est pas condamnée par le sixième
commandement mais par l’ordre même de la nature (on serait
tenté de dire par l’entropie universelle) puisque si son amour
pour Wronski pouvait avoir une issue heureuse, cela signifierait
que le poids moral et social de ce qui est déjà arrivé (l’existence
« publique » d’Anna, sa vie d’épouse, de mère, de dame de la
grande société moscovite) peut être annulé. Sous les dehors du
roman, c’est la conscience tragique qui s’exprime ici : la redécou-
verte, de la part de Tolstoï, du destin et de la Némésis, dans un
contexte moderne est plus précise encore dans Anna Karénine
qu’elle ne l’était dans Guerre et Paix, même si le roman n’a pas le
même souffle épique.
La redécouverte du destin signifie que, désormais, une
certaine sagesse (et non plus une espèce de rationalité déductive,)
est considérée comme la conquête la plus haute et la plus digne
de l’homme. Du genre de sagesse que Tolstoï cherchait (et que
naturellement il ne trouva pas mais entrevit seulement), on peut
affirmer : premièrement, qu’il ne suffit pas de la chercher pour la
trouver, encore moins là où on croyait ; deuxièmement, que la
trouver dépend exclusivement d’une disposition intérieure favo-
rable (on la possède ou on ne la possède pas, et on ne peut en
aucun cas la puiser dans un système ou un dogme). Le moralisme
de Tolstoï dérive probablement de ce que, alors qu’il cherchait
sincèrement la voie de la « vraie vie » et devinait dans quelle
direction il pouvait la trouver, il pensait pouvoir aboutir à une
formule valable pour tous, d’ordre quasi prophétique et suscep-
tible d’être formulée comme un impératif catégorique. Or cela
était intrinsèquement contradictoire avec le sens même de la
recherche. Plus simplement, on pourrait dire que Tolstoï essaya
de se comporter comme le saint ou l’apôtre qu’il n’était pas, vu
qu’il était simplement un homme ; et qu’il voulait être tel, ni plus
ni moins.
En d’autres termes, la vision que Tolstoï avait des affaires
humaines était en contradiction avec toutes les formules reli-
gieuses traditionnelles : la Vérité, non le Bien, était ce qu’il cher-

86
chait en premier lieu. Le moralisme le conduisit à une sorte de
monothéisme chrétien dont, cependant, il ne fut jamais
convaincu, au point que dans les dernières années de sa vie, il
confessait ouvertement dans son Journal, son doute quant à
l’espèce de Dieu en lequel croire et à la façon même de concevoir
la divinité. Il faut rappeler ici l’histoire du père Serge, le brillant
officier devenu anachorète et contraint d’admettre un jour que
son ascétisme n’est qu’une forme d’orgueil, qu’il est resté un
homme comme tous les autres, sujet aux mêmes tentations ; il
abandonne alors sa cabane et se met en chemin, à l’aventure,
pour disparaître parmi la foule de ses semblables, renonçant à
une sainteté devenue mensonge. La ressemblance entre Tolstoï et
son héros est par trop évidente. Disparaître dans la foule signifie
renoncer non seulement à la sainteté mais aussi à la vérité : un
acte de pur désespoir. On se souvient qu’Œdipe à Colonne est lui
aussi un homme réduit à errer, solitaire, absolument privé
d’espoir, mais anobli, précisément, par sa condition de paria.

Quelle forme prend, chez Tolstoï, la nécessité ? Et que signi-


fie pour lui le « fait accompli » ? D’abord, il pense que plus nous
connaissons les circonstances d’une action, plus cette action est
loin dans le temps, plus il nous est difficile de faire abstraction de
ses conséquences, du monde tel qu’il est devenu à cause d’elle et
des circonstances qui ont pu se produire par la suite ; il est donc
impossible d’imaginer ce que serait le monde si l’évènement en
question n’avait pas eu lieu et qu’à sa place s’en fût produit un
autre. Voilà ce qu’est le fait accompli ; il fonde l’autorité, comme
le pouvoir qui l’accompagne.
Cette autorité peut être remise en doute à chaque instant,
puisqu’en dernière analyse elle est fondée sur le hasard. Il n’em-
pêche que le fait est désormais accompli, irrévocable, et pèse de
tout son poids. L’événement n’était absolument pas « néces-
saire » – en tout cas, nous ne pouvons affirmer qu’il l’était ;
cependant, une fois qu’il s’est produit, il constitue par sa propre
force la nécessité. Cela signifie que nous ne pouvons qu’accepter
le monde tel qu’il est : en imaginer ou postuler un différent (par
exemple, un monde régi par la liberté et non par la nécessité) est
chose vaine. D’autre part, ce monde n’est qu’une des combinai-
sons d’événements qui étaient possibles : celle qui s’est vérifiée, ni
plus, ni moins. À cause de ce qui s’est visiblement produit, nous
ne pouvons considérer tous les actes qui, oblitérés par le résultat

87
final, sont restés sans effet visible, sans pour autant avoir été, ou
être, moins réels.
Ce que l’histoire révèle en fin de compte est donc une
Nécessité dont la loi demeure inconnue. Il n’est pas possible de
l’appeler « naturelle » parce qu’aucun fait n’en est la preuve :
nous ne pouvons voir et découvrir autre chose qu’une série
d’événements, chacun ayant son caractère propre et probable-
ment certaines conséquences et pas d’autres. D’autre part,
supposer que cette nécessité est « supranaturelle » serait abusif du
moment qu’elle se manifeste dans le hasard qui, lui, appartient à
l’ordre naturel des choses, peut être clairement identifié et,
jusqu’à un certain point, calculé. Par conséquent, tout ce que
nous pouvons dire est que, dans ce qui est arrivé, la nécessité était
à l’œuvre ; ou mieux, que ce qui arrive révèle le mécanisme de la
nécessité puisque, pour ainsi dire, cela la constitue sous nos yeux.
Il s’agit d’une nécessité que nous avons en commun avec tous les
hommes. On ne peut la qualifier ni de « naturelle » ni de « supra-
naturelle ». L’appeler « volonté de Dieu » n’aide pas davantage
puisque l’idée de Dieu soulève d’autres questions : comment
concilier, par exemple, la volonté de Dieu avec les événements, la
contingence, la nature en soi, qui nous apparaît comme une pure
surabondance d’événements hétérogènes ? Est-ce Dieu, par
exemple, qui a voulu Napoléon ? La chose est difficile à concevoir.
L’idée d’un Dieu qui gouvernerait lui-même l’Histoire est en fin
de compte grotesque puisqu’un tel Dieu serait à la fois respon-
sable du moindre événement et totalement irresponsable, voire
absolument impuissant ; exactement comme Napoléon face à la
myriade de hasards qui composent une bataille. Il s’agirait d’un
Dieu qui gouvernerait despotiquement, sans justification ni
justice intelligible pour l’homme, ou qui règnerait sans gouver-
ner.
La guerre provoque forcément un doute radical sur la notion
d’un Dieu personnel, omnipotent et juste, qui gouverne le
monde par Sa providence. Pourtant, dans la guerre, il y a indubi-
tablement quelque chose qui dépasse la raison, qui tient du sacré.
Ce qu’on pourrait appeler le christianisme « naturel » de Tolstoï
est une confiance qui va bien à la paix, la vie ordinaire, à la famille
Rostov et à la princesse Marie, mais qui ne vaut pas pour la
guerre. La guerre est une exaltation insensée ou héroïque :
Nicolas Rostov qui se jette seul au galop contre les Français, les

88
soldats devenant subitement des automates quand retentit
l’ordre des supérieurs ; le caractère intrépide de Hadji Mourad
(dans la nouvelle éponyme) opposé à la mesquinerie du traite-
ment que lui inflige le gouvernement russe ; ou encore le chaos
déchaîné par la bataille de Borodino. En de telles situations, le
Dieu chrétien semble bien peu présent.
Qui est donc le dieu des batailles selon Tolstoï ? La question
nous renvoie à l’interrogation précédente : « Qu’est le pouvoir ? »
et à ses difficultés implicites.
Avant d’aborder ce point, il convient cependant de dévelop-
per d’autres considérations sur le déterminisme et la liberté dans
l’histoire.
Dans l’hypothèse où la nature obéit au déterminisme, c’est-
à-dire quand nous cherchons, dans les faits matériels, une rela-
tion de cause à effet, nous excluons implicitement qu’on puisse
leur appliquer la notion de choix. Cela revient à dire que nous
n’opposons jamais aux phénomènes naturels tels qu’ils se pré-
sentent ou se manifestent l’idée de ce qui aurait pu arriver si, au
lieu d’un certain fait, s’en était produit un autre. En effet, quand
nous observons la nature, nous ne présumons pas connaître la
cause des phénomènes et donc nous acceptons les faits tels qu’ils
se présentent ou se manifestent. En revanche, dans les événe-
ments historiques, nous présupposons la liberté ; ou plutôt,
comme le sujet en question est l’homme, nous présupposons
qu’il est capable de faire le choix le plus rationnel possible. C’est
là une supposition que les faits devraient systématiquement
démontrer ; or ce n’est pas le cas, et ce ne peut pas l’être, vu que
les seuls faits dont nous disposons sont les choix qui furent
effectivement opérés : les faits accomplis. Ainsi, partant d’une
certaine vision optimiste de la nature humaine, nous supposons
que l’histoire est déterminée par quelque raison supérieure
cachée qui est la Raison (ou l’Esprit, ou la Matière, ou la
Dialectique) avec majuscule. Par conséquent, les phénomènes
naturels nous paraissent indéterminés tant que nous n’en avons
pas clairement identifié les véritables causes (ou, comme le
voulait Hume, la constance de certaines séries de faits) ; en re-
vanche, quand nous avons affaire aux actions humaines, il s’agit
de nous et nous considérons que nous sommes dotés d’un libre-
arbitre. Ce faisant, nous oublions qu’en fin de compte, nous

89
sommes des parties de l’événement – et donc pas seulement ses
agents mais largement aussi ses victimes –, des pièces d’une suite
d’événements cosmiques qui dépasse définitivement notre ca-
pacité de compréhension.
On a souvent comparé Guerre et Paix et L’Iliade, souligné
que le roman de Tolstoï a un souffle « épique » digne de celui du
poème d’Homère et que, comme lui, il contient toute la gamme
des faits humains, depuis les sentiments intimes jusqu’à la
violence des batailles et le destin des peuples. La parenté des deux
œuvres n’est pas seulement de l’ordre de la comparaison litté-
raire. Outre qu’il est un roman sur la guerre et l’histoire, Guerre
et Paix n’est-il pas, comme Simone Weil l’a écrit à propos de
L’Iliade, un « poème sur la force » qui, mieux que n’importe
quelle œuvre d’art des temps modernes, nous permet de réfléchir
à ce qui est au fondement de l’existence et de l’histoire humaine ?
Pour répondre au mieux à cette question, rappelons un prin-
cipe simple, souvent négligé par ceux qui n’accordent pas assez
d’importance au contexte moral des idées ; ils pensent, par ex-
emple, qu’il n’y a pas de différence substantielle entre le fait et l’idée
de la force tels qu’ils sont exprimés chez Homère, Eschyle ou
Thucydide et tels qu’ils apparaissent dans un contexte chrétien
d’une part, dans la conception rationaliste moderne d’autre part.
Commençons par rappeler ce que Simone Weil entendait
lorsqu’elle disait que l’Iliade est le « poème de la force ». « Le vrai
héros, le vrai sujet, le centre de l’Iliade – écrit-elle dans son bel
article –, c’est la force […] Ceux qui avaient rêvé que la force,
grâce au progrès, appartenait désormais au passé, ont pu voir
dans ce poème un document ; ceux qui savent discerner la force,
aujourd’hui comme autrefois, au centre de toute histoire
humaine, y trouvent le plus beau, le plus pur des miroirs. »
Simone Weil écrivait cela en 1940. Ce fut le spectacle du
triomphe de la force brutale d’Hitler sur toutes les espérances de
la civilisation et de la raison qui lui fit découvrir en Homère ce
que l’on ne peut trouver dans aucun poème, aucun roman,
aucune théorie philosophique moderne, c’est-à-dire le monde de
la force représenté et contemplé « sans qu’aucune fiction
réconfortante vienne l’altérer, aucune immortalité consolatrice,
aucune fade auréole de gloire ou de patrie. » Dans L’Iliade, note-
t-elle, le malheur du héros vaincu et la Némésis qui menace le
vainqueur sont vus dans la même lumière, comme deux aspects

90
d’un même destin, inexorable. L’adjectif que Simone Weil
emploie pour caractériser ce destin est « géométrique ». « Ce
châtiment d’une rigueur géométrique, qui punit automatique-
ment l’abus de la force, fut l’objet premier de la méditation chez
les Grecs […] La notion en est devenue familière partout où
l’hellénisme a pénétré […] Mais l’Occident l’a perdue et n’a plus
même dans aucune de ses langues de mot pour l’exprimer ; les
idées de limite, de mesure, d’équilibre, qui devraient déterminer
la conduite de la vie, n’ont plus qu’un emploi servile dans la tech-
nique. Nous ne sommes géomètres que devant la matière ; les
Grecs furent d’abord géomètres dans l’apprentissage de la
vertu. » D’où la conclusion : « Rien de ce qu’ont produit les
peuples d’Europe ne vaut le premier poème connu qui soit
apparu chez l’un d’eux. Ils retrouveront peut-être le génie épique
quand ils sauront ne rien croire à l’abri du sort, ne jamais admi-
rer la force, ne pas haïr les ennemis et ne pas mépriser les
malheureux. Il est douteux que ce soit pour bientôt. »
Le plus important ici, le plus original n’est naturellement
pas l’idée que les Grecs condamnaient l’hubris et appréciaient la
mesure, mais l’affirmation que nous autres modernes ne sommes
capables de penser en termes géométriques que devant la
matière. Cela implique que la raison moderne, merveilleusement
exacte et pénétrante quand il s’agit du monde physique, et
merveilleusement astucieuse dans la découverte et la domination
sur les forces naturelles, semble incapable de contempler et de
comprendre la force quand celle-ci se manifeste dans l’homme et
parmi les hommes. La raison, très simple – que Simone Weil ne
formule pas mais devait avoir à l’esprit en rédigeant cet article –,
en est que l’homme moderne non seulement admire la force
mais il est convaincu d’être pleinement capable de l’utiliser au
mieux. En d’autres termes, pour le moderne, elle est essentielle-
ment un fait physique, une question de quantité, elle signifie une
certaine quantité de pouvoir ; et ce pouvoir, plus on en a, plus on
est en mesure d’être utile à soi-même et à la société. Certes, la
force, comme l’argent, peut être mal utilisée ou gâchée, pour
ainsi dire. Mais c’est une exception. En soi, comme l’argent, la
force est une bonne chose en tant qu’elle représente un effort,
essentiellement méritoire de la part de l’individu, d’accroître sa
capacité à faire le bien et, plus généralement, la capacité de
l’homme à transformer le monde selon ses desseins rationnels.

91
L’idée qu’en accumulant la force, et en concentrant toujours plus
de pouvoir entre ses mains, l’homme n’accroît pas seulement sa
capacité à bien faire mais aussi, fatalement, pour reprendre les
mots de Tolstoï, « la dépendance, non perceptible par les sens »,
au pouvoir suprême qui dirige le monde, s’exposant ainsi de plus
en plus à l’erreur, à la démesure, à la folie et donc à l’inévitable
Némésis, cette idée est étrangère à l’homme moderne.
Suivre ce cheminement revient à se demander pour finir
quelle est l’image de l’univers – l’imago mundi* – que l’homme
moderne s’est construite et dont il s’inspire ; c’est-à-dire sur quel
critère il détermine ce qui est licite ou illicite ; en quoi il croit,
enfin. La réponse la plus évidente à cette question est que l’uni-
vers de l’homme moderne n’a aucune forme, que son sens du
bien et du mal est complètement incertain, que sa vie associée
n’est fondée sur aucune croyance spécifique généralement parta-
gée et que l’histoire contemporaine et la vie quotidienne en four-
nissent des preuves en nombre suffisant. De fait, si la réponse
n’était pas négative, la question ne se poserait même pas.
En somme, l’homme d’aujourd’hui n’est capable ni de
contempler la force ni de la « géométriser », c’est-à-dire de la
dominer par l’intelligence et « la réduire à la raison ». Il ne sait
que se lamenter de ses effets désastreux, ou bien la justifier en
termes idéologiques et moraux quand, s’étant emparé d’une
quantité suffisante de cette force, il prétend s’en servir dans un
but louable en théorie. Pour sortir de cette impasse, il nous
faudrait tracer la limite entre l’humain et l’intelligible d’une part,
le divin et le sacré de l’autre ; autrement dit, plus simplement
mais aussi de manière plus simpliste, nous devrions posséder ce
que l’on nomme habituellement la « religion » : un ensemble de
croyances vraiment communes au sujet du rapport entre
l’homme et l’ordre naturel des choses.

Revenons à Tolstoï : il n’a pas résolu le problème de l’his-


toire, encore moins celui d’une hypothétique nouvelle religion ;
mais il a certainement été le premier, parmi les modernes, à
formuler le problème de la force comme un fait non pas physique
mais moral, et à redécouvrir « la dépendance non perceptible par
les sens » à un pouvoir mystérieux et incontrôlable qui se dissi-
mule au fond de toutes nos actions et en forme le noyau.

92
Pour comprendre pleinement la portée de la vision de
Tolstoï et pourquoi la comparaison avec Homère n’est pas pure-
ment rhétorique, il faut se souvenir que, dans l’univers chrétien,
l’homme n’a d’autre choix, en ce qui concerne la signification
dernière de l’existence, qu’entre sa propre volonté et celle de
Dieu. Ce qui, dans le monde, résiste à la raison et à la bonne
volonté de l’homme trouve son élucidation, obscure, dans la
volonté impénétrable de Dieu ; ou bien doit être expliqué et
résolu dans le cours du temps, à travers l’activité de l’homme et
sa capacité à bien faire. Donc, pour le chrétien, soit la force réside
dans les mains de Dieu, soit elle est l’instrument donné à
l’homme pour réaliser la volonté de Dieu sur cette terre. Cela
veut dire que la force peut être bonne ou mauvaise selon qu’elle
favorise ou entrave la réalisation des desseins de la providence
divine. Pour un chrétien, concevoir la force comme une réalité
obscure ou une limite sacrée et fatale reviendrait à douter de la
providence divine. D’autre part, pour l’athée rationaliste, conce-
voir la force autrement que comme un pouvoir à disposition de
l’homme signifie retomber dans la religion.
Qu’on l’envisage de l’un ou de l’autre de ces deux points de
vue, la manifestation la plus redoutable de la force, la guerre,
demeure incompréhensible. Elle est soit un châtiment et une
épreuve imposée par Dieu à une humanité pècheresse, soit – du
point de vue du rationaliste – une défaite momentanée de la
raison, une épreuve à accepter et vaincre afin d’assurer un futur
meilleur à son pays, à l’humanité en général ou peut-être seule-
ment à nos croyances.
C’est le catholique Joseph de Maistre qui a formulé de la
façon la plus rigoureuse le point de vue chrétien-catholique sur
la guerre. Il parle d’une « accumulation de crimes » qui
provoque, à la fin, l’apparition de l’ange exterminateur. Idée
plutôt banale et qui ne justifie en aucune manière la marche de la
justice divine. En effet, sur la base de ce critère, Dieu punirait
l’humanité pour une « accumulation de crimes » ? Un crime est
le fait d’un seul individu. Or, à la guerre, les hommes sont punis
en masse, non seulement pour ce qu’ils ont fait ou laissé faire
mais aussi pour ce qu’ils n’ont pas réussi à empêcher ; autrement
dit, parce qu’ils sont des hommes et non des anges. Il est donc
difficile de ne pas conclure que le caractère sacré de la guerre, sur
lequel Maistre insiste au point de dire que « rien ne résiste, rien

93
ne peut résister à la force qui mène l’homme au combat », ne
provient pas de la justice de Dieu mais bien de son injustice ou,
pour le moins, de sa « non-justice ».
Affaiblies par le préjugé religieux, les idées de Maistre sur la
guerre et, implicitement, sur l’histoire elle-même, sont (comme
l’a remarqué aussi Isaiah Berlin dans son essai sur Tolstoï) plus
proches de celles de Tolstoï que ne le sont les explications ratio-
nalistes : en se situant résolument sur le plan de l’irrationnel et
du sacré, Maistre arrive au moins à entrevoir le fond de la ques-
tion. Dans tous les cas, supposer que la guerre puisse être à la fois
absurde et inhérente à la nature des choses est une idée qui
semble réfuter la providence divine — autant que supposer que
la raison humaine puisse contrôler le cours de l’histoire.
Or c’est précisément le point de vue de Tolstoï. La guerre lui
apparaît comme un événement fatal et absurde à la fois, la crise
culminante d’une période déterminée de l’histoire humaine et de
l’existence collective. Contrairement à Maistre, cependant,
Tolstoï considère qu’il n’y a rien de sacré, rien de juste ou de justi-
fiable dans la guerre. La guerre, pour lui, n’est qu’un terrible
désordre, si grave qu’il révèle le fond obscur de la vie et pousse
l’individu désorienté à chercher un point d’orientation et un
principe d’ordre au-delà de l’agitation dans laquelle il est pris. Un
tel point et un tel principe – il faut le souligner – n’ont pas le
caractère d’une foi religieuse déterminée : ils consistent simple-
ment dans la certitude que l’existence n’est pas un tourbillon
insensé d’événements mais qu’elle a une signification. C’est le
sentiment du sacré dans la vie, par lequel sont accablés, à un
moment donné, le prince André ou Pierre Bezoukov ; le senti-
ment, dit Tolstoï, « de cette limite extrême à laquelle l’esprit
humain se heurte, dans tous les champs de la pensée », quand il
s’empare sérieusement des problèmes. La limite donc qui résiste
à la pensée et lui impose de s’arrêter, révélant ainsi une réalité –
ou un Être – qui procède de cette pensée et, en retour, la condi-
tionne.
« J’appelle divin tout ce qui dans la nature procède immé-
diatement de la puissance créatrice, dans l’homme de la sponta-
néité de l’esprit ou de la conscience […] [Le divin] ne répond pas
aux interrogations qu’on lui adresse et ne souffre pas de démons-
trations. » Cette définition est extraite de La Guerre et la paix de
Pierre-Joseph Proudhon et concerne particulièrement les mani-

94
festations de la force dans l’histoire. Mal comprise par la plupart
des lecteurs, l’œuvre a été interprétée à l’époque comme une
exaltation de la force et de la guerre. Il faut se souvenir que
Proudhon travaillait précisément à ce texte quand, en 1861,
Tolstoï alla le voir à Bruxelles et eut avec lui une longue conver-
sation. Il est peu probable que ce soit par pure coïncidence que
les mots de Proudhon s’accordent avec le sentiment éprouvé par
le prince André et Pierre Bezoukov : et c’est en connaissance de
cause, nous le savons, que Tolstoï donna au roman qu’il envisa-
geait le même titre que celui du livre de Proudhon.
Une autre définition, encore plus simple, du divin est celle
que F.M. Cornford fait dériver du mot grec theion, dont il
soutient qu’il signifie, à l’origine, « ce qui demeure caché à
jamais » dans la nature, dans les événements extérieurs et dans
les impulsions de l’âme, aussi loin que nous puissions pousser
l’intelligence et quel que soit le pouvoir que nous parvenons à
conquérir sur les choses. Donc le « divin » est aussi l’indicible :
ce qui demeure à jamais au-delà de toute parole par laquelle
nous tentons de le saisir mais qui, pour cela même, donne à la
parole un prix inestimable et son rayonnement.
Tout bien considéré, c’est le sens dans lequel il est licite
d’appeler « divin » le pouvoir qui meut les peuples et les armées,
fait d’un homme le chef de masses d’hommes et décide de l’is-
sue des batailles. Dans l’usage que Tolstoï fait de ce mot, comme
dans la signification qu’il a en grec selon l’helléniste anglais, il n’y
a rien de vague ou de mystique : le « divin » marque simplement
la limite de nos forces, de notre raison, de ce que nous pouvons
comprendre comme de ce que nous pouvons accomplir en bien
ou en mal. Il n’y a rien en nous qui soit plus fort, rien que nous
connaissions avec plus de certitude (si cependant nous avons en
nous la capacité à percevoir ce qui est au-delà de notre intérêt
matériel et de nos impulsions urgentes), que cette force dont
nous ignorons tout. Elle n’est rien d’autre, au fond, dans sa
pureté nue, que ce que nous appelons d’habitude la « réalité » :
elle comprend autant la nécessité que le hasard, le principe
d’ordre universel que celui du chaos (ou de ce qui nous semble
chaos). Pour reprendre les mots de Saint Augustin, c’est le rerum
tenax vigor*, la force de cohésion par laquelle le monde, en chan-
geant continuellement de manière de faire, reste toujours solide
et pérenne. Cachée (ou connue sous le nom que lui donne la

95
religion établie) en temps de paix, sa réalité apparaît incontes-
table dans le paroxysme de la guerre et contraint l’homme à se
poser d’un coup toutes les questions que l’existence lui pose, et
avant tout celle de son sens. Certains philosophes diraient : elle
nous contraint à revenir à la question de l’Être.

96
L’ÉTÉ 1914

C’est tout à fait le drame d’Œdipe.


Œdipe aussi était averti…*
(Le professeur Philip dans L’Été 1914)

1. Fatalité historique et conscience individuelle.

Histoire d’une famille, Les Thibault de Roger Martin du


Gard se termine sur la guerre de 1914-1918, une catastrophe
collective. Dans les dernières parties de ce cycle romanesque,
L’Été 1914 et l’Épilogue, le lecteur est brusquement transporté du
plan de la « vie privée » à celui de l’Histoire. La « guerre » après
la « paix ».
L’Été 1914 est une chronique précisément datée qui va du
28 juin au premier août 1914 et à la triste fin de Jacques Thibault
dans la folle tentative d’arrêter la guerre en lançant aux combat-
tants, depuis un aéroplane, des tracts incitant à la révolte et à la
fraternisation. L’action se déroule dans deux milieux différents :
celui du socialisme international, auquel appartient Jacques, et
celui de la grande bourgeoisie intellectuelle parisienne que
fréquente son frère Antoine, médecin à l’avenir prometteur. D’un
côté les idéologues et les rebelles, de l’autre les personnes d’ordre,
sérieuses, parmi lesquelles Rumelles, haut fonctionnaire au Quai
d’Orsay : un de ceux qui mettent les mains à la pâte et « font »
l’histoire. Le romancier nous montre comment les uns et les
autres, le cœur serré par l’accélération des événements, cherchent

97
à les comprendre, les faire rentrer dans le cadre des certitudes
établies, mais aussi à les prévoir et les influencer. À la fin, ils sont
tous gagnés par l’effroi, tous également impuissants. Abattu avec
son avion avant même d’avoir pu lancer ses tracts, Jacques, blessé
à mort, est pris dans la confusion de la retraite des Français après
l’échec de l’offensive d’Alsace. Le gendarme chargé de le
transporter l’achève d’un coup de fusil : à quoi bon tant d’his-
toires pour un espion ?
L’Épilogue se déroule en 1918, du 3 mai au 18 novembre.
On y raconte l’agonie du médecin major Antoine Thibault dans
un sanatorium, les poumons rongés par l’ypérite. Dans l’attente
de la mort, conscient, Antoine réfléchit à son destin, à la destinée
de son frère, à l’absurdité de la guerre ; jusqu’à la fin, il nourrit
l’espoir qu’après un massacre aussi insensé, les hommes d’État
retrouveront la voie de la raison et réussiront à fonder une
Société des Nations vraiment pacifique. Le 18 novembre 1918,
sept jours après l’armistice, Antoine décide de ne plus attendre la
mort passivement et il se suicide par injection. Ainsi finit la
famille Thibault. Né en 1915, Jean-Paul, le fils de Jacques et de
Jenny de Fontanin, aura vingt-quatre ans en 1939. Le dernier
volume du grand cycle de Martin du Gard est justement publié
cette année-là.
Comme Tolstoï, Martin du Gard a voulu se mesurer avec
le pourquoi et le comment de l’événement historique ; comme
Tolstoï, il a vu dans le paroxysme de la guerre le cœur de l’énigme
de l’histoire et de la société humaine. Mais, à la différence de
Tolstoï qui avait conçu dès le début son œuvre comme un roman
sur l’histoire, Martin du Gard a été conduit par une sorte de
nécessité chronologique à donner à son ouvrage un épilogue
historique. D’un point de vue purement artistique, Les Thibault
auraient pu se terminer par La Mort du père : l’épisode pouvait
conclure naturellement le récit de la formation de Jacques et
d’Antoine, de leur réaction différente à l’autorité paternelle et à
la morale sévère, bourgeoise et catholique, qu’elle incarne.
Toutefois, dans la posture même du romancier vis-à-vis des
histoires racontées, il y avait comme une exigence d’historien
positif : l’écrivain a senti qu’il ne pouvait soustraire ses héros au
destin qui avait frappé leur génération. 1914 les attendait.
Chez Tolstoï, la guerre, malgré la mort et les destructions,
est une épreuve dont la société et l’individu triomphent grâce à

98
leur vigueur naturelle. Chez Martin du Gard, c’est une catas-
trophe lugubre dans laquelle société et individu s’abîment et
perdent toute espérance. Devant l’histoire, la manière de l’écri-
vain demeure objective et réaliste. Mais à la description sobre des
circonstances et des personnages s’ajoute un débat moral : le
thème, qui jusque là avait été exclusivement celui du rapport des
individus entre eux (Oscar Thibault et ses enfants, la famille
Thibault et la famille Fontanin, Jacques et Jenny, Antoine à la
conquête de la vie), devient celui des rapports entre l’individu et
la société. Les individus ne sont plus seuls. L’histoire fait irrup-
tion dans leurs vies et, avec elle, la Nation, l’État, les gouvernants,
l’humanité : des problèmes idéologiques. Ces problèmes, le
narrateur les traite comme il avait traité les rapports psycholo-
giques entre les individus : les idées des uns et des autres sont
rapportées comme des façons particulières – et historiquement
vraisemblables – de réagir aux circonstances.
Face à la morale de monsieur Thibault père, à la révolte de
Jacques, au conformisme (très individualiste) d’Antoine, Martin
du Gard ne prenait pas position : il montrait la réalité de chaque
personnage avec un scrupule d’intelligence objective proprement
spinozien. Son ton dépassionné, cependant, ne pouvait que
renforcer chez le lecteur l’impression que « la mort du père » était
aussi la mort d’un certain type d’autorité et de morale, et qu’il
était juste qu’elle s’effondrât : l’injustice faite à Jacques, quand
son amitié passionnée pour le jeune Daniel de Fontanin avait été
punie comme impure et coupable, avait offensé trop gravement
la spontanéité de son âme.
L’attitude du romancier face à l’histoire est la même. Il ne
prend pas parti, n’accuse pas : il ne fait sien ni le point de vue des
conformistes ni celui des révolutionnaires. Mais, par le simple fait
de ne pas adopter le point de vue des idées et positions tradi-
tionnelles, ne se souciant que d’une certaine véracité, l’effet des
pages de Martin du Gard sur la guerre est de mettre radicalement
en doute l’ordre sur lequel était fondée la paix.
Cet ordre n’est pas seulement l’ordre politique tel qu’il
s’était établi en Europe dans la deuxième moitié du XIXe siècle :
il ne se réduit ni au système capitaliste et à la démocratie, ni à la
morale bourgeoise, puisqu’il comprend des ferments très diffé-
rents tels que le socialisme et les idéologies antidémocratiques.
Quant à la morale bourgeoise, le moins que l’on puisse dire est
qu’elle est déjà gravement minée. Dans Les Thibault, si Jacques est

99
un rebelle, Antoine, qui se conforme aux règles, est bien loin de
les respecter par conviction ; il s’en sert plutôt comme moyen
d’affirmation de soi. La morale bourgeoise est mise en question
dès les premières pages du livre.
Roger Martin du Gard a trop soin du concret et de l’indi-
vidualité de ses personnages pour se lancer dans l’idéologie.
D’autre part, c’est un narrateur trop objectif, trop attaché à la
vérité historique pour hésiter à faire intervenir directement les
idées quand les événements l’exigent. Dans tous les cas, la ques-
tion morale qui éclate avec la crise de juillet 1914 couvait déjà
dans l’âme de ses personnages, dans leur gravité naturelle, dans le
sérieux avec lequel ils exerçaient leur « métier d’homme ». En ce
sens, on peut dire qu’ils seraient restés incomplets si l’écrivain ne
les avait conduits à affronter l’épreuve suprême de la guerre.
La « paix » dans Les Thibault repose sur l’accord relatif
entre trois données fondamentales : l’individu, la raison et la
nature. Les deux protagonistes, Jacques et Antoine, vivent avec la
confiance dans la possibilité, sinon la certitude, de cet accord. Le
père aussi, sauf qu’en Oscar Thibault la raison est garantie par
l’autorité de la religion, et la nature représente la tentation et le
péché ; d’autre part, le catholicisme d’Oscar Thibault est d’une
espèce très égocentrique et volontaire.
En un sens, le véritable thème du roman est la nature. Pour
Martin du Gard, la nature est le côté obscur des choses, tout ce
qui, dans la vie, échappe au contrôle de l’homme : l’indomptable
ferment qui monte en lui depuis les viscères de l’être. Naturel est,
chez Jacques enfant, l’élan d’amitié fébrile qui le lie à Daniel,
comme est naturelle en lui l’impulsion de révolte contre l’auto-
rité paternelle ; mais au fond de ces mouvements de l’âme, il y a
aussi une ambiguïté menaçante, un sentiment persistant de faute
et de doute. C’est le sentiment qui s’exprime très bien dans le
rapport entre Jacques et Jenny, fait d’attraction et de rejet à la
fois, hésitant jusqu’à la fin. La nature est, dans l’individu, ce qui
le porte à chercher le bonheur, l’accomplissement de soi, la
« prise sur les choses ». Mais c’est aussi une force destructrice et
ténébreuse. Rien ne caractérise mieux le personnage de Jacques et
le rôle de la nature chez Martin du Gard que ce qu’éprouve le
jeune homme au moment où il s’abandonne à son amour pour
Jenny : le bonheur lui apparaît comme « une capitulation devant
des forces obscures ». Une forme de terreur sacrée.

100
Le vertige du sacré atteint son paroxysme dans l’explosion
de forces démoniaques qu’est la guerre. Mais, face au conflit, les
personnages de Martin du Gard restent persuadés qu’entre l’in-
dividu sincère et raisonnable d’une part, la nature (et la société)
de l’autre, il devrait y avoir un accord : s’il y a conflit, cela signi-
fie qu’il y a erreur, faute, mauvaise volonté de la part de quel-
qu’un. Pour conscient qu’il soit de l’ambiguïté de la « force » qui
constitue son être le plus intime, l’individu ne peut pas ne pas se
sentir responsable : il ne peut abdiquer le privilège de dominer
(ou réprimer ?) la nature à force de volonté raisonnante.
L’ordre moral qui prévaut dans Les Thibault est un ordre
individualiste : il se fonde sur l’individu, sa raison et sa responsa-
bilité, donc, en définitive, sur sa volonté consciente. Responsable
de ses propres actions, l’individu ne doit de comptes qu’à sa cons-
cience puis – seulement après – à ses semblables. La société est
une réalité seconde. L’idéal est l’individu entièrement détaché de
la gangue collective, en condition d’hérésie permanente, capable
de juger – et donc d’accepter ou de refuser – les normes sociales.
Même s’il n’a pas encore dominé la nature, l’homme est la cause
consciente de ce qui arrive autour de lui : il doit donc en accep-
ter la responsabilité, sous peine de faillir à sa propre dignité. La
société est un ensemble d’individus et chacun contribue libre-
ment à la vie collective, chacun est responsable, pour ce qui le
concerne et selon sa condition, de l’état présent de la commu-
nauté et de son état futur.
C’est sur ces fondements, optimistes malgré tout, que
repose la paix dans Les Thibault et que se déroule la « vie privée ».
Le ton grave, sombre, qui résonne d’un bout à l’autre de l’œuvre
pour s’achever dans les lugubres dissonances d’Antoine mourant,
vient de la morale stoïque selon laquelle est conçu cet univers.
À l’approche de la guerre, ce monde moral – déjà lézardé
dans l’esprit des personnages – se brouille, vacille et finit par
s’écrouler : les frontières entre individu, nature et raison sont
effacées. La nature a rompu les digues. La raison ne sert plus à
rien. L’individu ne sait plus qui il est : la collectivité s’est emparée
de lui et l’entraîne vers un destin inconnu.
La crise de L’Été 1914 a d’abord lieu dans la conscience des
individus. Une fois renversé l’ordre de la vie privée et pacifique, le
drame du Moi, de son importance absolue et de sa fondamentale
impénétrabilité, qui était le thème dominant du roman, est

101
complètement mis à nu. Le Moi et l’Autre s’affrontent sans rémis-
sion. « Sous le docteur Thibault, je sens bien qu’il y a quelqu’un
d’autre : moi… Et ce quelqu’un là, il est étouffé… », se dit Antoine
à la veille de la guerre. Le cri de son frère lui fait écho : « Ah ! si l’on
avait, une fois dans la vie, le courage d’être soi-même ! »
C’est ce moi, le Moi absolu, jadis courbé sous le despo-
tisme du père, que la guerre sort violemment de son demi-
sommeil pour le condamner à mort. Si c’est là le destin de
l’individu, l’issue de son histoire, alors toutes les solutions s’équi-
valent : la révolte de Jacques n’a pas plus de sens que le confor-
misme d’Antoine. L’individu se retrouve seul dans le
bouillonnement ténébreux de la vie universelle. La raison ne sert
plus qu’à monologuer. La nature est revenue au chaos.
Pourtant, dans le comportement d’Antoine Thibault
devant la mort, ni la raison, ni la volonté, ni même l’espérance ne
se rendent : le regard qu’il pose sur le rien est lucide, le dernier
mot qu’il écrit dans son carnet est le prénom d’un enfant. La
morale stoïque qui inspire le livre est maintenue jusqu’à la fin.
C’est la même morale qui a fait l’honneur de l’humanisme euro-
péen après Spinoza. Totalement étrangers aux descriptions
d’horreur qui abondent dans les témoignages littéraires sur la
Première Guerre mondiale, les derniers volumes des Thibault
expriment un pathos qui nous montre simplement jusqu’où la
morale peut résister au poids du monde : sa vigueur, mais aussi
sa dernière limite.

Certes un roman est avant tout une œuvre de fiction : en


tant que fiction, il ne tolère ni développements logiques, ni
éclaircissements d’ordre historique. Il n’empêche que dans
chaque œuvre de fiction on retrouve, implicite ou explicite, bien
ou mal incorporée dans la narration, une structure d’idées. Il n’y
a pas, en particulier, de roman moderne important qui n’im-
plique une certaine manière de voir la société, l’histoire et le
monde. « Il ne suffit pas d’être un homme, il faut être un
système* », disait déjà Balzac, signifiant par là que le rapport entre
le romancier moderne et ses créatures est un rapport idéolo-
gique. Le romancier ne peut vraiment comprendre et faire agir
ses personnages qu’en se référant à une structure qui les trans-
cende.
Quand il a pour sujet une crise telle que celle de 1914, dans
laquelle furent en jeu des convictions, des espérances et des idées

102
qui agitent encore notre conscience, un romancier suggère irré-
sistiblement des considérations – ou peut-être devrait-on dire
des élucubrations – intellectuelles.
Les notes qui suivent contiennent les réflexions suscitées
par L’Été 1914 et l’Épilogue dans l’esprit d’un lecteur qui, ayant
repris le livre quinze ans après sa publication, a été frappé non
seulement par l’effort de véracité qui le caractérise mais aussi par
ce qu’une telle représentation des événements exprime quant à la
fatalité historique et au rapport entre individu et collectivité.

Dès les premières pages de L’Été 1914, Martin du Gard fait


annoncer par le révolutionnaire Meneystrel ce qui sera l’amère
conclusion du livre : l’écroulement de l’humanisme, ou encore de
la croyance selon laquelle l’homme, avec sa nature, ses aspira-
tions, ses besoins, est la mesure de toute chose.
« Nietzsche, dit Meneystrel, a supprimé la notion de Dieu.
Il a mis à la place la notion Homme… L’athéisme doit mainte-
nant avancer beaucoup plus loin : il doit supprimer aussi la
notion Homme. » « Pour la remplacer par quoi ? » demande
quelqu’un. La réponse est : « Par rien ! » Le nihilisme.
Datée du 27 juin 1914, la réplique de Meneystrel est
suspecte d’anachronisme : elle ne peut être pensée qu’à la lumière
de ce qui arrive ensuite.
Le 28 juin, le même personnage va jusqu’à s’écrier :
« Empêcher la guerre ? Notre meilleure carte !... Certainement
pas ! Même s’il n’y a qu’une chance sur cent d’empêcher la
guerre, il ne faut pas prendre le risque ! »
On pourrait lire ici, à peine voilée, la position de Lénine
sur la guerre impérialiste qui portait fatalement en elle la révolu-
tion, et sur l’inertie du pacifisme en général. Mais cette allusion
serait aussi anachronique ; Lénine n’était pas un disciple de Sorel,
il n’aurait jamais parlé de la guerre comme d’une carte à jouer.
L’anachronisme n’enlève pourtant pas aux assertions de
Meneystrel leur fond de justesse : elles expriment, sinon la réac-
tion probable d’un socialiste de 1914, au moins la posture que
prendront, face à ces événements, beaucoup d’intellectuels révo-
lutionnaires d’après-guerre : le sens de leur nihilisme, essentielle-
ment motivé par l’expérience du conflit.
L’affirmation explicite de Meneystrel signifie ceci : au
point où en sont arrivées les choses dans une société au bord de

103
l’explosion, l’individu qui veut agir pour « changer le monde » ne
peut en rester à la croyance mi-sceptique, mi-philanthropique
qu’est l’humanisme : se raccrocher à la « notion Homme » signi-

4
fierait se condamner à l’inaction et avoir peur d’aller au bout de
la logique de l’athéisme qui veut que « rien » ne fasse obstacle à
la réalisation d’un projet humain. Ce qui est possible doit être :
l’homme est un créateur de faits accomplis. Tel est le sens de « la
mort de Dieu » selon Nietzsche.
Que signifie donc la « suppression de la notion Homme » ?
Dans la perspective de l’humanisme d’abord, « homme » renvoie
à cette unité ineffable, mais indubitable parce que donnée par la
nature, qu’est l’individu. L’homme des humanistes est, tout bien
considéré, l’homme en chair et en os, ni plus ni moins. D’autre
part, cet être naturel et composite, on l’imagine éminemment
doté de sens commun, de raison et de conscience, donc perfec-
tible, même s’il n’est jamais parfait. Pourquoi respecter une limite
si ambiguë, mi-réelle mi-idéale ?, se demande le nihiliste.
L’individu est ce qu’il est et, par nature, ne veut être autrement ;
pour changer, il doit être porté par une foi, une idée, un but qui
l’entraîne. L’existence de l’homme idéal – supposons-la – dépend
de celle d’un tel but, plus qu’humain. Mais alors, ce sera toujours
le but – révolution, conquête ou entreprise politique – qu’on
poursuivra, pas « l’homme ».
L’humanisme traditionnel est rationaliste et sceptique à la
fois : rationaliste quant aux faits singuliers et constatables, à l’hic
et nunc* de l’expérience individuelle ; sceptique quant à Dieu et
à toute chose prétendument absolue. Le nihiliste, l’athée intégral
ne refuse pas la rationalité, il refuse seulement que la volonté
rationnelle d’un projet humain puisse être mesurée à l’aune
essentiellement instable qu’est l’individu, c’est-à-dire sujette à
suspicion permanente, affirmée et niée à la fois : selon le nihiliste,
cela rend l’action impossible. Et l’action est un absolu précisé-
ment parce que l’urgence de la nécessité, qui lui est intrinsèque,
relativise toute idée et toute vérité purement pensée.
Révolutionnaire dans l’âme, le personnage de Martin du
Gard prend acte que la guerre et l’impotence des socialistes déter-
minent la crise non seulement du capitalisme, mais aussi du
contenu « idéal » du socialisme. Il ne reste rien, sinon une
dernière possibilité : la volonté d’agir, à partir du refus du monde
tel qu’il est, en n’ayant d’autre règle que la rationalité du but et

104
l’efficacité des actions. Quel but ? On peut admettre qu’il s’agisse
encore du Socialisme : l’Ordre à la fois autoritaire et égalitaire, le
seul concevable étant donné les conditions objectives de la
société moderne. Mais les exigences de cet ordre ne seront plus
entravées par les scrupules d’un humanisme dépassé.
5

Il y a dans le roman un personnage qui arrive sans s’en


apercevoir à des conséquences tout aussi nihilistes que celles de
l’idéologue Meneystrel : c’est Rumelles, le diplomate. Parce qu’il
est dans l’appareil d’État, Rumelles peut constater in situ, pour
ainsi dire, l’écroulement des deux piliers de l’optimisme
politique : la rationalité – fût-elle-même relative – de l’action des
gouvernants et la possibilité que l’opinion publique influence et
guide les gouvernants eux-mêmes.
Voici, daté du 26 juillet, un long dialogue entre Rumelles et
Antoine :

C’est plus compliqué que ça, mon cher…


Supposons que la Russie […] rompe demain avec
l’Autriche, et qu’elle mobilise pour défendre la Serbie.
L’Allemagne, tenue par son traité de 1879 avec l’Autriche,
est nécessairement amenée à se mobiliser contre la
Russie… Or, cette mobilisation forcerait la France à tenir
les engagements qu’elle a pris envers la Russie, et à mobi-
liser immédiatement contre une Allemagne menaçant
notre alliée… C’est automatique… […] Oui, mon cher,
franchement, je commence à désespérer […] On prend
déjà, partout, des mesures militaires… […] C’est fatal :
tous les États songent naturellement à une mobilisation
possible ; et, à tout hasard, ils s’y préparent…[…] Et c’est
ainsi que, peu à peu, la situation s’aggrave d’elle-même.
Car il n’y a pas un technicien d’état-major qui ne sache
que, lorsqu’on a mis en branle ce diabolique engrenage
qu’est une mobilisation nationale, il devient matérielle-
ment impossible de ralentir la préparation, et d’attendre.
Alors, le gouvernement le plus pacifique se trouve placé
devant ce dilemme : déclencher la guerre, pour la seule
raison qu’il l’a préparée. Ou bien…
– Ou bien donner des contrordres, faire machine
arrière, arrêter la préparation !

105
– En effet. Mais, dans ce cas-là, il faut être absolu-
ment certain de ne plus avoir besoin de mobiliser avant de
longs mois… Parce que – et ceci encore est un axiome
indiscuté par les techniciens – un arrêt net brise tous les
rouages de ce mécanisme compliqué, et les rend pour
longtemps inutilisables. Or, quel gouvernement, à l’heure
actuelle, peut avoir la certitude qu’il n’aura pas besoin de
mobiliser bientôt ? […]
– C’est effarant…
– Ce qui est effarant, mon cher, c’est que, sous toutes
ces apparences, il n’y a peut-être qu’un jeu !

L’action des États se déroule donc automatiquement ; la


situation s’aggrave d’elle-même et, en même temps, on y soup-
çonne un jeu : peut-être que des hommes d’État jouent avec
le destin des peuples. C’est monstrueux. Mais après tout, là
où règne le hasard, il semble naturel que les actions humaines
prennent un aspect ludique : si les gouvernants misent sur le
hasard, ils ne font que suivre les règles du jeu de la politique. Pour
agir efficacement – c’est-à-dire pour maintenir le contrôle des
différents appareils d’État –, il faut abandonner l’illusion d’un
rapport obligé entre action et raison.
En admettant que les choses soient ainsi, il n’y a plus ni
fatalité ni liberté ; ni enchaînement de causes et d’effets ; ni,
encore moins, une dialectique de principes et de forces ; ni de
raison ; ni, à proprement parler, d’irrationnel. Seulement un
déterminisme indéterminable, du genre de celui qu’avait entrevu,
cinquante ans plus tôt, Tolstoï dans Guerre et Paix. La formule de
ce déterminisme pourrait être : de quelque manière qu’aillent les
choses, il est sûr que toutes les causes auront tous les effets
qu’elles peuvent avoir. Et ceci, à son tour, signifie que la seule
chose certaine est l’Événement qui arrive.
Revenons à la possibilité que les actions des gouverne-
ments soient influencées par l’extérieur, par l’opinion des
gouvernés. L’idée que l’opinion de l’individu, s’ajoutant libre-
ment à celle des autres, peut influencer, voire déterminer, l’action
des hommes d’État est la clé de voûte de l’édifice démocratique.
Antoine cherche à opposer cette idée au fatalisme sceptique de
Rumelles. « L’ opinion ?, fit Rumelles avec une moue d’homme
entendu. Mon cher, avec un peu de poigne et un filtrage judicieux

106
des informations, il nous faut trois jours pour provoquer un revi-
rement d’opinion, en n’importe quel sens ! »
Le 30 juillet, il conclut : « Les choses ont l’air d’avoir
échappé… d’aller, d’aller toutes seules… sans qu’on les dirige,
sans que personne les veuille… Personne… Ni les ministres ni les
rois. Personne qu’on puisse nommer… »

Une fois la guerre déclenchée, les derniers vestiges d’une


emprise sur les faits s’effacent : il y a la guerre, il y a ceux qui la
font et en souffrent, et il y a les militaires et les politiques qui
« improvisent heure par heure des expédients ».
Après quatre années de conflit, en 1918, le scepticisme de
Rumelles s’est renforcé. À Antoine Thibault qui l’interroge, le
fonctionnaire répond :

– Que peut un gouvernement en guerre ? Diriger les


événements ? Vous savez bien que non. Mais diriger l’opi-
nion ? ça, oui : c’est même la seule chose qu’il puisse
faire !... […] Notre principal travail, c’est la transmission
arrangée des faits. […]
– Le mensonge organisé ! […]
– La vérité est très rarement bonne à dire ! Il est
indispensable que l’ennemi ait toujours tort […] Il est
indispensable…
– … de mentir !
– Oui, ne fût-ce que pour cacher, à ceux qui se
battent, ce qui se trame à l’arrière ! Ne fût-ce que pour
cacher à ceux de l’arrière les choses effroyables qui se
passent au front ! […] Aussi le plus clair de notre activité
est-elle employée… pas seulement à mentir, mais à bien
mentir ! […] Dans ce domaine du mensonge utile, nous
avons, en France, accompli des prodiges, depuis quatre
ans ! »

On assiste ici à une opération semblable à celle des prêtres


de Voltaire lorsqu’ils inventent une religion.
Pour improvisée que soit, « heure par heure », la fabrica-
tion du « mensonge utile », elle obéit toujours à une logique
impérieuse. Les faits sont « accommodés » selon les circonstances
du moment, mais pas par hasard. La première règle de cette

107
fabrication est que « l’ennemi ait toujours tort » et donc que
« nous » ayons toujours raison. Or on ne peut être sûr que l’en-
nemi aura toujours tort si nous ne construisons notre raison de
sorte qu’elle soit à toute épreuve ; c’est-à-dire à l’abri de toute
épreuve. Une espèce de Dieu en somme. Sa fonction n’ est pas
seulement de contribuer à discipliner, organiser et manipuler la
collectivité en lui cachant les « choses effarantes », mais d’expli-
quer et de justifier entièrement ce qui arrive.
Perçue par l’expérience limitée de l’individu, on ne peut
dire que la guerre ait un sens. Plus exactement, le sens qu’on
entrevoit quand on y participe et en souffre n’a aucun rapport
avec les justifications qu’on en fait dans les « hautes sphères ». Si
l’événement « guerre » est incompréhensible pour ceux qui le
dirigent, comment pourrait-il en effet avoir un sens pour ceux
qui le subissent ?
D’autre part, maintenir la cohésion de la collectivité et,
plus encore, pouvoir supporter ce qui arrive est nécessaire à tous :
aux chefs comme aux exécutants, aux civils comme aux mili-
taires. On doit pouvoir disposer de personnalités qui organisent
le chaos. Il faut créer un langage magique.
Ce langage sera, pour commencer, composé des mots, ou
plutôt des signes rituels dont on pense que le charme ne peut que
subjuguer l’individu : France, Démocratie, Civilisation,
Humanité etc. C’est de cette « région supérieure » que tireront
leur autorité (et leur justification) les mensonges improvisés
selon les circonstances.
Cependant, ces mots ne forment pas seulement un
langage : ils créent aussi un système. Le langage a sa grammaire,
le système sa logique. Le « mensonge utile » n’est pas une propo-
sition fausse énoncée dans un débat : il est accompagné d’obliga-
tions et de sanctions, doté d’un pouvoir de contrainte non
seulement sur ceux qui doivent l’accepter mais aussi sur ceux qui
le fabriquent. Le diplomate de Martin du Gard révèle la nature de
ces obligations et sanctions quand il explique comment, pour
mettre un terme aux massacres de l’offensive Nivelle, en 1916, il
fallut en ordonner d’autres, encore plus vains : c’était indispen-
sable pour sauver le prestige du commandement.
Continuer à parler de mensonges est hors de propos. Le
mensonge est un choix individuel qui suppose la conscience de la
vérité. Mais, dans un tel système, où est la vérité ? L’individu qui
dit le mensonge ou qui, pour être exact, lui donne une forme

108
verbale, obéit à une nécessité supérieure. Mensonge pour le
commun des mortels, c’est la vérité de la Grande machine que
l’individu sert et dont il fait partie. Le rapport entre mensonge et
vérité, réalité et fiction n’est pas simple. Par exemple, la nécessité
de sauver la face des généraux, pour lamentable et grotesque
qu’elle soit, n’est pas fictive : elle est même d’autant plus réelle
que les généraux de cette guerre ne sont pas des aigles ; ils ne
comprennent ni ne contrôlent la guerre qu’ils mènent. Or plus
les généraux sont médiocres, plus il est nécessaire de protéger le
haut commandement.
Quant au culte des entités (ou dieux tutélaires) qui pré-
sident aux destinées de la collectivité, il n’est pas entièrement
fictif lui non plus ; l’entité France, par exemple, n’est pas sans
rapport avec l’entité Démocratie, Civilisation etc., ni avec les
sentiments et les idées des individus appelés à se sacrifier pour
elles. Il s’agit d’un rapport de « participation » pourrait-on dire,
en reprenant le mot de Lévy-Bruhl pour caractériser la mentalité
magique. L’enjeu de la guerre est l’intégrité matérielle et spiri-
tuelle d’une collectivité menacée. La collectivité, pour ceux qui
en font partie, n’est pas une idée abstraite : c’est la condition
réelle de toutes leurs idées et aspirations, le lieu qui contient
toutes les possibilités d’avenir. Même si le doute et la colère sont
assez forts pour susciter des idées de révolte, où puiser la force de
conviction nécessaire pour provoquer la ruine de la collectivité à
laquelle on appartient, donc pour agir en ennemi ? Se demander
si la vérité à laquelle le plus grand nombre se conforme est digne
qu’on y obéisse équivaut à se demander s’il existe quelque part
une vérité établie supérieure à celle-ci, et qui mérite davantage
obéissance. Or le fait est qu’une telle chose n’existe pas, ou du
moins pas de manière évidente.
Dans l’ époque moderne, l’Église universelle n’est pas
seulement affaiblie mais – comme la religion qu’elle représente –
entièrement subordonnée et intégrée même à la raison d’État et
aux entités morales sur lesquelles s’appuie la raison d’État.
L’Église peut nourrir des réserves à l’égard de l’État et de ses
raisons, mais elle ne peut s’y opposer directement. La religion des
Français fait partie de l’entité France ; comme du reste celle des
Allemands fait partie de l’entité Allemagne.

109
Quant au Parti universel – l’Internationale socialiste –, il
est remis en cause par la guerre qui démontre que
l’Internationale était une vérité de temps de paix et que – comme
dit Meneystrel dans le roman – elle relève « des sentiments du
dimanche ». Il n’en reste que l’idée.
Il y a ensuite la Vérité Universelle. Aujourd’hui, elle jouit
d’un prestige supérieur à celui des dogmes ecclésiastiques.
Comme force sociale, cependant, elle est encore plus inefficace
que l’Église. Dans la société telle qu’elle est, la raison des philo-
sophes et des savants vaut ce que valent les individus qui la repré-
sentent.
Le culte de la vérité est un culte essentiellement privé –
affaire d’individus, de cercles, de groupes ou de sectes. On ne peut
valablement l’opposer à la raison collective autrement que sur le
plan du discours privé. C’est un culte que certains individus
peuvent pratiquer jusqu’à l’héroïsme, tandis que d’autres se limite-
ront à l’opposer, en leur for intérieur, aux erreurs de la foule et à
l’ignorance des gouvernants (comme le professeur Philip dans
L’Été 1914). Quand il s’agit de la vie collective – donc de questions
qui sortent de leur spécialité – les savants et les érudits resteront
presque fatalement agnostiques, se résignant par ailleurs à payer
l’obole qu’exige la discipline civique. Mais parmi eux il y a toujours
celui qui – victime d’une erreur sémantique qui le porte à croire
que la Liberté et la Raison invoquées comme des dieux tutélaires
sont de même nature que les idées dont il s’occupe – finit par
coopérer aux mensonges de salubrité publique. C’est le cas,
rappelle Martin du Gard, de Bergson en 1914.

Le « mensonge utile » ne prétend pas à la dignité du vrai.


Le diplomate Rumelles sait bien que ses fabrications n’expliquent
rien : elles cachent les faits « effarants » et remplacent les vérités
inopportunes, mais elles ne proviennent évidemment ni de l’his-
toire ni de la science. Elles n’ont d’autre but que d’orienter la
collectivité de sorte à pouvoir maintenir la discipline nécessaire.
Cela ne suffit évidemment pas à se donner bonne cons-
cience. Au contraire, l’individu qui se met au service de ce méca-
nisme vit en état de mauvaise conscience permanente : il sait bien
qu’il n’est pas en règle avec la morale ordinaire, et il n’est même
pas sûr que ses élucubrations soient véritablement utiles aux buts
qu’elles doivent favoriser. Il ne peut être certain de ce qu’il fait, et

110
c’est précisément à cause de cette incertitude qu’il se résigne à le
faire : vu qu’il n’agit pas pour des raisons personnelles, il lui est
permis d’espérer qu’il y ait en fin de compte une raison qui
l’absolve de son mensonge. Et que serait cette raison sinon le
succès final, le happy ending* ? De sorte qu’il est contraint d’ima-
giner que les « faits effarants » qu’il a contribué à cacher n’auront
aucune conséquence, s’annuleront dans une issue radieuse.
En attendant, le mécanisme entraîne tout le monde : il a sa
propre logique, qui crée des faits accomplis qui ne pourront être
effacés. Ainsi – et ce n’est pas le moins grave – de la construction
d’un système de vérités publiques et obligatoires qui se super-
posent à la vérité de l’expérience quotidienne, pénètrent dans la
trame de la vie sociale et finissent par se mêler intimement au
langage courant. Il n’est pas nécessaire que les gens accordent
vraiment foi à ces ersatz de vérité : il suffit que ces derniers
s’ajoutent aux diverses formes de communication et les brouillent
pour que leur pouvoir magique s’exerce efficacement.
Voilà une inondation que nul apprenti sorcier* ne pourra
maîtriser. Un langage a été créé dont des « prêtres » possèdent la
clé, et qu’ils sont contraints désormais de compliquer et d’enri-
chir indéfiniment. Il ne concerne ni les attributs de Dieu ni la
hiérarchie des anges mais le champ bien terrestre de l’existence
collective : sa fonction est d’expliquer et de régler les faits quoti-
diens du dehors et d’en haut. Au pouvoir que l’on avait cru stric-
tement temporel de l’État moderne vient s’ajouter – pour le
renforcer et le compléter – un ordre de symboles et de moyens
« spirituels ».
C’est dans ce seul domaine – selon le diplomate de Martin
du Gard – que les gouvernants ont accompli des « miracles ».
C’est aussi celui auquel se réduit désormais leur horizon poli-
tique : officiellement, ils ne peuvent voir au-delà. Non pas qu’ils
soient tenus de croire aux mensonges qu’ils ont fabriqués ni
même d’agir comme s’ils y croyaient : en fin de compte, les mots
n’ engagent que les mots. Simplement, les gouvernants ne
peuvent plus faire comme si ces mensonges n’existaient pas ;
pour les « autres », dans tous les cas, ils existent.
Entre le « mensonge utile » et l’absence d’une vérité
première, entre les expédients des uns et la patience des autres,
que reste-t-il à l’individu sinon de constater la violence d’une
nécessité qui fait tout plier et à laquelle tout un chacun se plie ?

111
Le soldat dans la tranchée obéit, en fin de compte, à la
nécessité pure et simple. Mais le chef qui, accablé par les événe-
ments, improvise des expédients et des mensonges pour ne pas
fragiliser l’idée qu’il se fait de l’intérêt collectif, obéit à une néces-
sité du même ordre. S’il est lucide, il mesurera le prix que paie la
société pour ces mensonges : il se saura responsable. Il devra
pourtant aller jusqu’au bout. Se retirer n’aurait aucun sens. Du
reste, à partir du moment où il aura accepté d’exercer le pouvoir,
de se faire arbitre de la vie et de la mort de masses d’hommes, il
sera déjà allé trop loin. L’exercice du pouvoir n’a qu’une limite,
une justification : le succès, cet événement conclusif auquel il est
possible de donner, sans trop d’incongruité, le nom de
« victoire ».
Cependant, même arrivé à ce terme, le système des
« mensonges utiles » ne pourra être retiré comme on peut retirer
l’excès de billets de banque mis en circulation : ces succédanés de
vérité font désormais partie des méthodes de gouvernement. La
victoire, si elle met un terme au massacre, ne rendra pas aux
gouvernants leur bonne conscience, aux peuples l’assurance
qu’ils sont guidés selon la vérité. Désormais, entre le pouvoir et la
masse, il y aura l’écran de ces mensonges qui, tout en étant
connus comme tels, ne peuvent être confessés publiquement. Les
« faits effarants » arrivés dans cette période et falsifiés par néces-
sité devront encore être ignorés : seuls les connaîtront ceux qui
les ont subis. On notera ici, entre parenthèses, que la fabrication
d’un langage synthétique, conçu pour formuler la vérité officielle
et la rendre obligatoire, constituera, après la Première Guerre
mondiale, le caractère distinctif des États totalitaires.

Du point de vue des États, il est fort possible que la guerre


soit la continuation de la politique. En revanche, il est certain
que, pour l’individu, la guerre est la fin de la politique comme de
tout rapport normal avec la communauté. C’est une situation
extrême, la plus extrême de toutes.
En quoi consiste cette extrémité ? La mort ? Un certain
pacifisme, issu justement de la guerre de 1914 – celui de Céline
par exemple, ou de Giono – l’a affirmé. Pourtant, dans la guerre,
le plus grave n’est pas la mort. On a toujours célébré l’homme qui
affrontait la mort pour une cause dans laquelle il croyait, consi-
dérant sa propre fin comme un mal moindre que l’abdication

112
morale. Mais être obligé de donner et de subir la mort sans savoir
pourquoi, et d’obéir malgré tout, paraît d’une gravité indépas-
sable. L’individu qui agit sans croire à ce qu’il fait est, en effet, un
homme démoralisé au sens propre : il ne peut agir que dans un
état de découragement, voire d’abrutissement.
Ceci était déjà pour Tolstoï l’énigme cruciale de la guerre
moderne. Or, dans la guerre de 1914, des millions d’hommes ont
subi une contrainte absolue à laquelle, de surcroît, ils ont obéi,
avec plus ou moins de résignation : vivre dans l’absence de
raison, le sentiment de l’insensé et, en même temps, d’être entraî-
nés par une force d’inertie écrasante sont les faits de conscience
propres à ce cataclysme.
En 1914 – Roger Martin du Gard le montre très clairement –,
la guerre s’est abattue sur la société comme une terrible surprise
(ce ne sera pas le cas en 1939). Certes, on avait, depuis longtemps,
bien des raisons de la redouter ; on la craignait, on l’attendait aussi,
mais pas comme elle est arrivée : une flambée subite et dévorante.
On pourrait dire que, habituée à une rationalité pacifique, la
société attendait éventuellement la guerre comme un événement
tragique mais réglé et réglable, non comme un automatisme. Que
la société organisée puisse céder d’un coup à l’automatisme était
précisément ce à quoi on n’était pas préparé.
Plus une société est civile, libre et humaine, plus est décon-
certante la question que pose la guerre : « Comment avons-nous
pu laisser une telle chose se produire ? » Mais, d’autre part, plus
une société est civile et humaine, plus grande est son autorité sur
les individus qui la composent et leur disposition à obéir. Pour
être rigoureux, la situation de l’individu dans une situation aussi
critique peut se définir ainsi : il est, en même temps, déclaré
coupable de n’avoir pas su empêcher la guerre et rendu désor-
mais responsable de la survivance de la communauté nationale.
Comment se soustraire à une telle responsabilité ? Le plus grand
nombre, dans tous les cas, ne pourra pas ne pas obéir.
Avec sa manière objective et quasi agnostique de prêter à
ses personnages des opinions tranchées, Martin du Gard nous
contraint à constater que, dans les moments de crise, il devient
impossible de maintenir une certitude quelconque au sujet des
causes et des raisons. Avant, il n’y avait pas la guerre et, dans
chaque opinion, il pouvait y avoir une parcelle de vérité ; donc la
confrontation des opinions avait un sens. Après, il y a la guerre et

113
toutes les opinions sont également vaines : seule la science
certaine, la vérité vraie servirait à quelque chose. Des opinions
qui se disaient vraies – comme le socialisme par exemple –, il ne
reste, tout au plus, qu’une conviction morale intime.
En présence d’une Raison collective organisée et munie
des sacrements idéologiques nécessaires, l’individu se retrouve
plus nu encore que sous les yeux du Dieu jaloux de la Bible :
Jéhovah en effet demeure en haut des cieux, mais la raison collec-
tive est présente jusque dans les détails les plus prosaïques de la
vie quotidienne, tient les hommes par les mêmes fils qui le lient
à la société de ses semblables. Dans la mesure où les autres
suivent les sentiers tracés, se rebeller signifie se séparer de ses
semblables et en fin de compte rester seul. Qu’un petit nombre
d’individus préfèrent être isolés plutôt que faire ce en quoi ils ne
croient pas, c’est possible ; il se peut aussi qu’à cette minorité soit
confiée non seulement une vérité idéale mais aussi la garde de ce
qu’il y a de plus authentique dans le lien social. Le plus grand
nombre ne pourra toutefois que se résigner et, en se résignant,
accepter – voire demander – le secours de la religion : de la raison
d’État.
Ce seront par exemple les braves militants socialistes qui,
dans L’Été 1914, découvrent soudain qu’après tout, la France est
moins « coupable » que l’Allemagne ; ou qui se disent : « C’est ça
ou traîner le boulet… » ; ou bien ceux qui s’en remettent au
hasard : « On verra… » Mais il y a aussi ceux qui ne supportent
pas la responsabilité du choix : « Qu’est-ce que tu en penses, toi,
Ernest ? Faudrait-il qu’on y aille ?
– Je ne peux pas te le dire, fit Ernest maussade. C’est ton
affaire, mon gars… »
« Ton affaire… » : la question, publique et collective entre
toutes, de la guerre devient une affaire que chacun doit trancher
séparément. On ne pourra reprocher à personne d’avoir fait un
choix plutôt qu’un autre. Et on s’apercevra que les convictions
qu’on pensait partager avec les autres ne valaient que jusqu’à un
certain point…
Il y a plus. Il y a le prestige naturellement accru de la
machine d’État qui, tandis que les individus hésitent et doutent,
fonctionne efficacement :

114
La Banque de France avait émis, la veille, quantité de
coupures de cinq et de vingt francs, qu’on se montrait
comme une curiosité.
– « C’est donc qu’ils avaient ça tout prêt, d’avance »,
observait-on, d’un air méfiant, rancunier, mais vague-
ment admiratif.

Et il y a, enfin, la question que se pose Jacques Thibault


observant la foule le jour de la mobilisation :

Savez-vous ce qui me frappe ? c’est leurs regards,


leurs voix, cette sorte d’allégresse involontaire qu’on
surprend dans leurs gestes… Au point qu’on se
demande : “S’ils apprenaient ce soir que tout s’arrange,
qu’on démobilise, est-ce que leur premier mouvement ne
serait pas d’être déçus ?”

Au même moment, à Vienne devant un certain Pospeszil,


ouvrier, qui se découvrait soudain l’âme d’un patriote, Léon
Trotski s’était posé une question semblable et avait essayé d’y
répondre :

Une idée nationale ? Laquelle ? – écrit Trotski dans


son autobiographie. L’Autriche-Hongrie était la négation
même de l’idée de nationalité. Non, la force motrice était
ailleurs.
Il existe beaucoup de gens de cette sorte, dont toute
vie, jour après jour, se passe dans une monotonie sans
espoir. C’est sur eux que repose la société contemporaine.
Le tocsin de la mobilisation générale intervient dans leur
existence comme une promesse.[…] on entre dans le
royaume du neuf et de l’extraordinaire. Les changements
qui doivent se produire par la suite sont encore moins
prévisibles. Peut-on dire que cela ira mieux ou plus mal ?
Mieux bien sûr… Comment Pospeszil trouverait-il pire
que ce qu’il a connu en temps “normal” ? […] Des espoirs
s’étaient éveillés.

Trotski poursuit sa réflexion en observant que le ferment


des « espoirs » suscités par la guerre ressemble à celui d’une foule

115
révolutionnaire. Sauf que, bien entendu, « la révolution porte ses
coups contre le pouvoir existant », tandis que « la guerre fortifie
le pouvoir de l’État ». On pourrait discuter ce point. Retenons ici
que la guerre peut apparaître comme un événement libérateur,
susciter des espoirs : comme si les hommes étaient nombreux à
penser qu’une quelconque rupture dans l’ordre habituel est
préférable à la vie quotidienne.
Quoiqu’il en soit, à l’exception d’une poignée de réfrac-
taires, la majorité, soudain libérée de ses motivations quotidiennes
et particulières, agit sans savoir pourquoi, comme une masse
hypnotisée ou obsédée. Un par un, les individus consentent à leur
propre destruction avant même d’y avoir été contraints : théori-
quement en effet, le déchaînement du cataclysme dépend de leur
accord, jusqu’au dernier moment. « Cette guerre, il ne tient qu’à
vous de l’empêcher », crie Jacques Thibault à la foule tumul-
tueuse réunie en meeting. Mais ce ne sont que des mots : des
paroles raisonnables, privées de pouvoir magique, et non des
paroles d’ordre, chargées de menace et de terreur, consacrées.
« Jacques serrait les poings […] il examinait les visages avec
stupeur ; il y cherchait une réaction violente, une trace de révolte
possible. En vain. Tous ces êtres semblaient avoir été tellement
pris à l’improviste par les événements… »
Il n’y a plus rien à faire. C’est le moment où la vérité offi-
cielle devient un produit aussi nécessaire que les rations alimen-
taires et les vêtements. C’est aussi le moment où commence de
fait « la suppression de la notion Homme ».

On était prévenu… On veillait… Beaucoup de gens


sages ont tout mis en œuvre pour empêcher la catas-
trophe… Et, pourtant, la voilà : on n’a pas pu l’éviter !
Pourquoi ? Peut-être, simplement, parce que, dans tous
ces événements redoutés, attendus, s’est glissé un peu
d’imprévu, un rien, juste assez pour modifier légèrement
leur aspect…

C’est le professeur Philip, un savant, qui parle ainsi, le


premier août.
« Un peu d’imprévu ». Dans les choses humaines, il restera
toujours « un peu d’imprévu » : ce qui suffit à provoquer les
guerres. Et à mettre la raison en déroute.

116
Certes le rationaliste a le droit de dire que, vu que la vie
sociale est après tout tissée de régularités prévisibles, de phéno-
mènes observables et de détails qui ne sont pas inconnaissables
par nature, les calculs fondés sur la connaissance de ces faits
seront, dans tous les cas, les meilleurs possibles. L’« imprévu » ou
l’erreur sont des cas limites. Mais les limites ne prouvent pas que
la raison ait tort.
Or il semble qu’il y ait là un sophisme, et qu’il se niche
précisément dans le présupposé que l’improviste et l’erreur sont
des résidus éliminables. Certes, le fait que le rationaliste ne peut
contrôler l’imprévu ne démontre pas que la raison est impuis-
sante : il indique seulement que l’infiniment petit qui abuse la
conscience et échappe au contrôle – la cause de l’erreur – était
déjà là. Il n’est pas rationnel de penser qu’il ait pu « s’insinuer »
dans les événements au dernier moment. Ce « rien » doit être
inné, dans la nature des choses.
Le rationaliste, comme n’importe qui, a raison jusqu’à ce
qu’il ait tort. Cependant, dans la mesure où il prétend avoir
raison par principe, c’est par principe qu’il a tort.
Quand il s’agit d’événements qui coupent court aux disser-
tations théoriques, ceci est très clair. Ce « rien » dont le pouvoir se
manifeste dans le déchaînement d’une guerre mondiale ne peut
être quelque chose qui a échappé à l’attention, ou à quoi on n’a pas
prêté une attention suffisante. Il s’agit du pouvoir intrinsèque
qu’ont les choses d’échapper au contrôle de l’homme.
À propos de l’attaque de fièvre qui, en 1923, devait l’em-
pêcher de se défendre efficacement contre les manœuvres de
Staline, Trotski, dans l’autobiographie déjà citée, s’exclame : « On
peut prévoir une révolution, une guerre, mais il est impossible de
prévoir les conséquences d’une chasse au canard en automne. »
Cri de vaincu, digne de Shakespeare ! Tant qu’il s’agissait
de l’histoire d’autrui, tant que la marée des événements le favori-
sait, Trotski n’eût jamais admis qu’un rhume puisse être élevé à la
dignité d’une cause historique : ce ne pouvait être qu’un incident,
un danger parmi d’autres. Les causes véritables, seules dignes
d’attention, étaient ailleurs : dans le grand jeu des forces collec-
tives. Mais quand la victime de cet accident minuscule, une
fièvre, c’est lui, Léon Trotski, le pouvoir du hasard lui apparaît
comme indéniable et incalculable. Dans sa propre histoire,
Trotski ne peut faire à moins que d’attribuer à la fièvre un poids

117
déterminant sur la suite des événements – certainement « histo-
riques » – qui conduisirent à sa chute et au triomphe de Staline.
Cependant, par là, il s’avoue deux fois vaincu : si une fièvre peut
l’abattre, cela signifie qu’il n’est plus l’incarnation prestigieuse
des « forces historiques » ; mais, si le héros n’incarne plus le sens
de l’histoire, c’est la nécessité qui a raison de lui, pas le hasard. Ce
« rien » s’insinuant brusquement dans le cours des choses crée
une situation profondément ambiguë. Fièvre, ruse de Staline,
reflux de la marée révolutionnaire, où est la cause ? Plus rien n’est
certain que l’effet. L’événement. Le héros est pris au lasso. Et plus
encore que le héros, le doctrinaire.
Pour le commun des mortels, en tout cas, c’est l’Histoire
elle-même qui se manifeste comme une fièvre soudaine, une
épidémie.

L’Été 1914 décrit le moment le plus critique pour une


société : celui où elle passe de la liberté pacifique à la contrainte
de la guerre. Alors est mise à nu la dépendance (déjà remarquée
par Tolstoï) dans laquelle chacun se retrouve par rapport aux
autres – à croire que dans l’état de paix, l’individu avait oublié
quelque chose d’essentiel quant à sa condition sociale. Soudain,
il s’aperçoit qu’il ne peut rien sans les autres : s’ils sont impuis-
sants, il l’est aussi. Une force supérieure qui prend la forme vi-
sible de la raison d’État limite ses possibilités et celles d’autrui.
Pourtant, la contrainte extérieure, celle de la guerre, révèle que la
raison d’État elle-même ne pourrait rien si elle n’était acceptée, et
qu’elle ne serait pas acceptée si elle n’était soutenue par la néces-
sité qui pèse sur l’homme simplement parce qu’il n’est pas seul.
Loin d’être un contrat, la société apparaît comme le plus obscur
de tous les faits.
En surface, évidemment, s’exerce ce que l’on appelle le
conformisme. Le fait que la majorité subisse inévitablement la
plus grande force conduit à penser que la nature de la société
consiste davantage dans son inertie que dans sa perméabilité à la
raison.
L’image d’une situation de salut public d’une part, de
misère privée de l’autre, que seuls la force et les mensonges
permettent de contrôler, suggère naturellement ce que sera l’État
totalitaire. L’expérience de l’inertie collective fait douter de l’effi-
cacité d’une Raison universellement partagée : peut-être qu’alors

118
le langage de la raison ne pourra plus être, de longtemps, un
langage public ; ou que, du moins, la continuité entre vérité intel-
lectuelle et rationalité sociale semblera incertaine.
Mais ce sont là au fond des considérations secondaires. Il
serait plus important de se demander ce que la cristallisation
opérée par la guerre révèle quant à la nature du rapport entre l’in-
dividu et ses semblables, l’individu et les circonstances ; quant à ce
que, dans ces circonstances particulières, il lui est permis de croire
ou ne pas croire ; bref, quant à l’image qu’il peut se faire du monde.
Spinoza dit que la paix n’est pas absence de guerre. De
même, la guerre ne peut être simplement la négation de la paix.
Elle porte l’image figée du monde qui a accouché d’elle, met à nu
les raisons que ce dernier avait de périr et celles qu’il avait de
durer. Elle montre que le monde dans lequel on vivait n’était pas
tel qu’on le croyait.

2. Les limites du possible.

La fin d’Antoine Thibault telle qu’elle est décrite dans


l’Épilogue est, en un sens, la fin du dernier bourgeois. Pourtant, à
dire vrai, Antoine n’est pas seulement un bourgeois, un individu
qui accepte sa classe et s’y montre à son aise : il possède une éner-
gie puissante, un égocentrisme franc, l’esprit lucide d’un scienti-
fique qui, même s’il les respecte en apparence, ne peut faire à
moins que de voir au-delà des limites de l’habitude.
Jusqu’en 1914, le docteur Antoine Thibault est certes un
homme rangé, sûr de ses choix et de son avenir, et qui a implici-
tement confiance dans la société dans laquelle il vit. On ne peut
le qualifier de « bon citoyen » étant donné qu’il s’occupe assez
peu du bien commun et de la politique. Complètement absorbé
par sa profession, il vit dans la conviction pacifique que, si
chacun fait son métier et se comporte honnêtement avec son
prochain, tout ira (à peu près) pour le mieux.
C’est à lui que Martin du Gard prête, à la veille de la
guerre, les deux principales justifications de l’obéissance aux
pouvoirs constitués : la première est qu’en fin de compte, les
gouvernants sont des gens « compétents », ils savent ce qu’ils font
et donc les profanes n’ont qu’à accepter leurs décisions ; la
seconde consiste à soutenir qu’en tout cas, l’individu qui a vécu

119
dans une collectivité régie par des lois non tyranniques et en a
tiré bénéfice n’a pas le droit, au moment du danger, de se dresser
comme juge de la société entière.
Quand, le 19 juillet, son frère, Jacques, vient le trouver
pour lui confier l’angoisse dans laquelle le plongent les événe-
ments, Antoine lui répond avec colère :

Non ! Non ! Et non !... Moi, je ne suis pas un type


qui se lève pour intervenir dans les événements du
monde !... Moi, j’ai ma besogne bien définie. Moi, je suis
un type qui demain, à huit heures, sera à son hôpital. Il y
a le phlegmon du 4, la péritonite du 9… […] Un homme
qui a un métier à exercer ne doit pas s’en laisser distraire
pour aller faire la mouche du coche dans les affaires
auxquelles il n’entend rien… Moi, j’ai un métier. J’ai à
résoudre des problèmes précis, limités, qui sont de mon
ressort, et dont souvent dépend l’avenir d’une vie
humaine. […] Alors tu comprends !... J’ai autre chose à
faire qu’à tâter le pouls de l’Europe !

L’auteur commente ces propos :

Au fond, il pensait que ceux qui ont la charge de la


chose publique sont, par définition des experts rompus à
toutes les difficultés internationales […] Le crédit qu’il
apportait aux gouvernants français s’étendait, de même,
aux gouvernants des autres pays. Il avait un respect inné
des spécialistes.

Et voici avec quels arguments, le 31 juillet, Antoine


annonce à son frère qu’il obéira à l’ordre de mobilisation :

Nous sommes tous membres d’une communauté


nationale et, par là, nous lui sommes pratiquement
subordonnés. Entre nous et cette communauté – qui
nous permet d’être ce que nous sommes, de vivre dans
une sécurité à peu près complète, et d’organiser, dans ses
cadres, nos existences d’hommes civilisés –, entre nous et
elle, il y a, depuis des millénaires, un lien consenti, un
pacte : un pacte qui nous engage tous ! Ce n’est pas une

120
question de choix, c’est une question de faits… Aussi
longtemps que les hommes vivront en société, je pense
que les individus ne pourront pas, à leur gré, se prétendre
libérés de leurs obligations envers cette société qui les
protège, et dont ils profitent. […] Tous ! Inégalement
peut-être, mais tous ! Du fait que nous sommes nés
membres de la communauté, nous y avons tous pris une
place, dont chacun de nous tire journellement avantage.
[…] Rejeter ces obligations, ce serait […] ébranler l’édi-
fice social. Et qui plus est, ce serait agir sans discerne-
ment : car ce serait travailler contre les intérêts réels de
l’individu […] Crois-tu vraiment que ce soit l’heure,
pour nous, d’examiner si les contraintes que nous impose
notre pays sont en accord avec nos opinions person-
nelles ? […] Il ne s’agit pas d’approuver la guerre, il s’agit
de la subir.

Ce sont des raisons lucides et positives. Si elles étaient


soutenues par les faits, des individus comme Antoine, qui les
acceptent de bonne foi, s’en trouveraient moralement renforcés.
Mais le fait est qu’elles ne résistent pas à l’examen.
La certitude qu’il est invraisemblable que des hommes
honnêtes et expérimentés comme Poincaré commettent des
folies – parce que, jusqu’à preuve du contraire, ceux qui
gouvernent ne sont pas des aventuriers mais des hommes
expérimentés – est balayée lors de la première conversation avec
Rumelles. Déjà, Antoine est envahi par la peur : Rumelles lui
démontre que les hommes d’État ne gouvernent pas parce qu’ils
sont des spécialistes (comme lui, Antoine, est médecin parce qu’il
connaît la médecine), mais plutôt qu’ils sont spécialistes parce
qu’ils gouvernent : ils sont ce qu’ils sont, ils commandent, on ne
peut que les suivre. Antoine est confronté à l’irrationnel.
La seconde raison qu’Antoine tente d’opposer à l’idée
d’une soumission pure et simple – c’est-à-dire à l’humiliation de
l’intellect conjuguée à la consternation morale – est beaucoup
plus pertinente. Sauf que, si Antoine allait au bout de son raison-
nement, il serait contraint d’admettre que ce qu’il invoque est
résignation muette, pas obéissance. L’obéissance en effet
implique la conscience d’un devoir : or, ni les « millénaires » ni le
fait d’être né membre d’une collectivité ne constituent, à eux

121
seuls, un devoir : ce sont des fatalités naturelles. L’argument
d’Antoine est au fond celui de Socrate dans le Criton, mais déva-
lorisé. Pour Socrate, au-dessus des millénaires et de l’apparte-
nance à une communauté, il y avait les lois de la cité qui leur
donnaient la sanction suprême du devoir. Antoine, lui, parle en
termes de raison pratique. Avec les mêmes postulats, on pourrait
aussi se révolter contre la guerre, en ajoutant que c’est la guerre,
non la révolte, qui « ébranle l’édifice social ».
La force de l’argument d’Antoine, cependant, est de n’être
pas individualiste. S’il ne prouve pas un devoir, il esquisse pourtant
une réalité profonde : la complexité et la ténacité des liens qui
relient l’individu à la société dans laquelle il a vécu. On ne peut,
sans se sentir en faute, séparer son destin de celui de la collectivité,
agir comme si on était lié à elle par un simple acte de volonté.
Les liens existent et ne sont pas uniquement de l’ordre de
la passivité et de l’inertie : de même pour les raisons de ne pas se
séparer, qui ne sont pas toutes médiocres. Mais existe aussi le
droit de l’individu à la révolte et à la séparation. Le devoir auquel
obéit Jacques, par exemple, est un impératif moral – le refus pur
et simple de la guerre – qui ne provient pas nécessairement de ses
idées socialistes. En fin de compte, Jacques suit une voix inté-
rieure venue des profondeurs de son être : l’impulsion obscure
qui, depuis sa première jeunesse, l’a poussé à la fois vers le « don
total » de soi et vers sa propre destruction.
Quant à Antoine, il obéit, purement et simplement.
Obéissant, il reconnaît l’existence d’un ordre de faits qui le
dépasse ; et cela est éminemment responsable. Mais ses raisons
sont fragiles : au moment où il les exprime, il a déjà la mort dans
le cœur. Si, au lieu de se raccrocher à des notions telles que la
démocratie et la légalité, il confessait qu’il n’y a plus de raison qui
vaille et cédait au sentiment obscur qui le lie à la collectivité, sa
position serait aussi valide que celle de Jacques. Le conflit entre
révolte et acceptation est en réalité sans issue : tragique.

Antoine ne pourrait désigner par des mots justes la collec-


tivité, dont les droits lui semblent si clairs : les noms France,
Patrie, Nation, sont devenus équivoques. Ils ne représentent plus
un ensemble de convictions individuelles mais le système de
contraintes qui enserre la vie sociale.

122
Pourtant, derrière le langage officiel et la contrainte, la
guerre révèle une réalité purement humaine qui, pour le coup,
crée un lien clair et exige une fidélité simple : c’est la réalité que
le major Thibault découvre un jour sur le visage des soldats à qui,
durant un bombardement, il avait ordonné de se mettre à l’abri
et qu’il voit sortir, un à un, de la tranchée pour partager le danger
avec lui. La fraternité des hommes unis par un même destin :
voici la communauté à laquelle, de fait, on obéit, et au nom de
laquelle on subit. Mais c’est une réalité profondément solitaire et
incommunicable : lui donner un nom est la falsifier. Seuls la
connaissent ceux qui l’ont éprouvée, et même eux ne peuvent en
parler.
C’est parce qu’il a connu cette expérience de fraternité et
de compassion qu’Antoine, en mourant, se raccroche inévitable-
ment à un dernier espoir et le cherche dans l’idéal de paix prôné
par Wilson : la réalisation des Quatorze points du président des
États-Unis donnera peut-être un sens à l’obéissance et aux souf-
frances de tant d’hommes.
Le 7 juillet 1918, il écrit dans son journal :

Quatre années de guerre, sans autre résultat que


massacre, entassements de ruines. Les plus aventureux
rêveurs de conquête doivent bien être forcés de recon-
naître que la guerre est devenue pour l’homme, pour les
États, une catastrophe sans compensation possible.
Alors ? À partir du moment où l’absurdité de la guerre est
vérifiée dans tous les domaines par l’expérience, où l’ac-
cord est fait là-dessus entre les constatations des politi-
ciens, les calculs des économistes, la révolte instinctive
des masses, – quel obstacle reste-t-il à l’organisation de la
paix perpétuelle ?

Quel obstacle, en effet, sinon que le monde reste celui qui


est apparu en 1914 ? Le monde d’hier, fondé sur la confiance dans
la raison et la nature humaine, plein d’espoir, est devenu, au sens
propre, « incroyable ». Pour le restaurer – c’est-à-dire pour annu-
ler les conséquences de ce qu’on a vu s’accomplir entretemps – il
faudrait quelque chose comme une transformation du réel, une
conversion universelle. Mais il faudrait surtout que l’on puisse
oublier ce qu’entretemps on a deviné quant à la nature des choses,

123
à la manière dont se décide le destin des hommes et à leur peu de
pouvoir dans les moments de grandes secousses collectives.
Mais la nature des choses ne serait pas ce qu’elle est, elle
ressemblerait trop à ce qu’il y a de plus évident dans le monde
visible, l’immobilité des montagnes, la force des éléments, l’alter-
nance des saisons, s’il y avait, justement, une saison pour espérer
et une autre pour désespérer. Alors qu’il s’en sait victime,
l’homme se sent l’arbitre de ses croyances comme de ses passions.
Que j’espère ou que je désespère, c’est un fait qui, en soi, ne
prouve rien. Les raisons qu’il y a d’espérer ou de désespérer sont,
en dernière analyse, écrites dans le fond du cœur des autres.
L’issue est incertaine et dépend aussi de moi. Comment pourrais-
je, moi, m’opposer à l’espérance d’autrui ? Qu’une espérance soit
la dernière n’est pas une raison pour l’abandonner.
Nous savons aujourd’hui (et Martin du Gard le savait déjà
en 1939, quand il publia l’Épilogue) que le message de Wilson
n’était que le dernier des « mensonges utiles », celui qui fut jeté
dans la bataille quand les autres furent consommés. Non qu’il ait
été de mauvaise foi, mais il était fondé sur l’idée que le monde
était resté pour l’essentiel raisonnable et pacifique comme avant
1914, et qu’il fallait juste un peu de bonne volonté pour le re-
mettre sur ses rails. C’était une conception abstraite. Mais c’était
aussi un idéal possible ; et cela suffisait pour qu’on le croie.
« Demanderez-vous au nageur pris dans un tourbillon ce
qu’il sait, ce qu’il pense ?* » demanda un jour Paul Claudel.
La fatalité à laquelle se heurtent les personnages de L’Été
1914 est obscure et destructrice. On ne peut lui donner un nom,
encore moins l’expliquer comme on pourrait nommer et essayer
d’expliquer un phénomène naturel. La guerre ne provient pas
des profondeurs de la nature mais de la structure même de la
société. Or, même s’il sent qu’il fait partie de la nature, l’homme
devine forcément que ce qui pense en lui est extérieur à la nature,
devant lui. Tandis que lui n’est jamais devant la société : c’est
précisément sa part pensante qui l’en empêche. Passions, senti-
ments, idées, tout ce qui, en lui, est vie intérieure le renvoie au
rapport avec les autres. Dans la paix, ce lien peut sembler libre et
révocable. La guerre révèle que cette liberté a des limites rigides
et ambiguës à la fois. La fatalité réapparaît, sous l’espèce du
désordre, d’occasions manquées, de hasards imprévus, de riens
qui se sont insinués furtivement. Et le désordre qui s’est mani-

124
festé derrière l’ordre apparent ne peut plus être oublié : il appar-
tient désormais à la nature des choses.
Moira, Anankè, Némésis. La référence est inévitable, mais
inutile : elle n’aide pas à éclairer le sens de ce qui arrive, elle l’ob-
scurcit même. C’était des formes et des noms qu’on avait réussi à
donner à l’informe et à l’innommable : points d’arrivée de l’ex-
périence collective. Tandis qu’ici, il s’agit d’une expérience sans
nom, qu’on ne peut circonscrire qu’en se souvenant des fron-
tières du monde d’hier, à présent brouillées, en comprenant que
ce qu’il y avait de plus net en elles était la confiance dans la
volonté responsable de l’individu.
Dans l’horizon de la « paix », les événements du monde
humain sont des faits naturels, analogues aux phénomènes du
monde physique, provoqués par des causes déterminées et dont
les effets sont proportionnels à ces causes. Toutes les causes ne
sont pas connues, c’est vrai, ni tous les effets calculables ; mais
l’essentiel est qu’ils peuvent l’être. L’incongruité et la démesure
sont résiduels, symptômes d’erreur et de difficulté à vaincre.
Dans le cœur de l’homme – dans ce qu’on appelle la psychologie
– règne une rationalité semblable : passions, sentiments et états
d’âme obéissent à des lois plus subtiles que celles qui régissent les
faits extérieurs : ils se manifestent éventuellement de manière
paradoxale ; mais ils n’échappent pas au règne de la nature et
constituent toujours un jeu de forces observables et mesurables.
L’individu peut douter de tout sauf de sa propre identité et de sa
capacité à la conserver.
Dans cette perspective, l’ordre social dépend de la volonté
raisonnable des individus. Ainsi, l’évolution de l’histoire, champ
d’action de ces unités collectives que sont les nations, dépend
aussi de la clairvoyance avec laquelle les gouvernants savent inter-
préter et guider le jeu des intérêts réciproques. Les intérêts
tendent à s’imposer par la force, et la force est un fait irrationnel.
Cependant, le critère premier de l’intérêt relève de l’utilité ; et,
quoique élémentaire, l’utilité est toujours un critère de raison.
Naturelle, voire nécessaire pour les uns, intrinsèquement
mauvaise et évitable pour les autres, la guerre est un moyen
extrême, une épreuve de force qui, pour violente qu’elle soit, reste
soumise au sens de l’utile et des buts matériels à atteindre : une
crise limitée et temporaire qui interrompt la paix mais n’en
détruit pas les fondements.

125
Le fondement principal de la paix dont on parle ici – de la
« forme du monde » antérieure à cette guerre – est la conviction
que les limites de la connaissance comme de la volonté humaine
sont surmontables, les erreurs et les défaites temporaires. Et à
l’origine d’une telle conviction il y a une confiance pure et simple
dans le changement : au lieu d’effrayer, la versatilité de toute
chose inspire confiance, semble orientée vers une issue positive,
éminemment sensée. L’individu peut se tromper, mal faire, être
malheureux ; l’humanité est tout de même sur le droit chemin, et
l’homme peut changer. C’est le paradoxe de cette rationalité.
Que l’homme puisse dépasser les limites de ses passions,
de l’inertie sociale, des liens naturels et aller vers le bien, c’est la
conviction sur laquelle se fonde la foi socialiste de Jacques
Thibault. C’est aussi celle dont, plus d’une fois, il a douté ; mais,
jusqu’à la guerre, la chaleur de la foi prévalait sur ses doutes.
Pourtant, quand au cours d’une discussion avec son frère sur le
socialisme et la guerre, Antoine en vient à dire : « Vous ne réussi-
rez pas à changer l’homme », Jacques sursaute, signe d’un doute
qu’il ne peut réprimer.
En affirmant qu’on ne réussira pas à changer l’homme,
Antoine pense certainement à son expérience de physiologiste et
de médecin. Son propos est raisonnable mais ne va pas très loin :
aucun physiologiste – et aucun philosophe – ne peut dire ce
qu’est cette « nature humaine » immuable.
Ce n’est pas tout à fait ce que pense Jacques ; lui constate
plutôt que, devant le changement, l’homme reste évasif : il fuit, et
cela constitue une limite bien plus certaine qu’une théorie scien-
tifique ou un concept philosophique. Jacques l’éprouve avant
tout en lui-même, quand il ne réussit pas, malgré sa bonne foi et
le désir d’être avec les autres dans le socialisme, à accorder parfai-
tement son être : à être convaincu de ce en quoi il croit, pourrait-
on dire. D’où le désir angoissé qui le poursuit : « Ah ! La prise sur
les choses ! » De sorte qu’au moment de mourir, il a le sentiment
final que « tous ses actes sont liés… son existence n’a été qu’un
long assujettissement à un mécanisme fatal. »
Mais la limite qui est en lui, il l’a observée aussi chez les
autres. À Meneystrel qui lui confie : « On est seul, mon petit… Il
faut accepter ça, une fois pour toutes. », Jacques répond en lui
donnant raison :

126
C’est la malédiction de Babel ! Des hommes qui ont
le même âge, la même existence, les mêmes convictions,
ils peuvent jouer une journée entière à causer ensemble,
à causer de la façon la plus libre, la plus sincère, sans s’être
une minute compris, sans s’être seulement rencontrés
l’espace d’une seconde !...Nous sommes là, les uns à côtés
des autres, impénétrables… juxtaposés…

Et, à propos de la suppression du patriotisme comme


condition nécessaire à l’espérance socialiste et à la paix :

Tu penses au révolutionnaire type que tu veux être et


tu perds de vue l’homme, l’homme en général, tel qu’il est
donné par la nature, par la réalité, par la vie… […] Nos
amis de Genève, tous ces déportés volontaires, qui croient
de bonne foi avoir répudié leur sol natal, et former une
authentique colonie internationale ! Regarde-les, d’ins-
tinct, se chercher, se rejoindre, s’agglomérer en autant de
petits clans italien, autrichien, russe… Des petits clans
indigènes, fraternels, patriotiques.

Si les choses évoluaient pacifiquement, rien ne serait plus


naturel et inoffensif que la persistance du sentiment national
sous cette forme, que l’on peut très bien concilier avec l’idée
internationaliste. La contradiction ne se produira qu’en cas de
crise violente : alors ces individus devront choisir (choix
absurde) entre une idée et des habitudes. Et cependant, c’est
justement dans des choses aussi innocentes – dans des riens
comme ceux-là – que se cache la fatalité. Non que la patrie était
une réalité ultime et inébranlable ; mais le rapport entre le senti-
ment de patrie et l’internationalisme restait flou, suspendu à un
avenir inconnu. Cela suffisait pour que l’ombre du doute pût
devenir funeste, et les petites habitudes, les gestes quotidiens,
l’imperceptible réflexe spontané prissent soudain un sens fatal.
Cette limite est faite de nécessité et de hasard, et on ne peut
rien savoir de sa force avant qu’elle se soit manifestée. C’est une
limite purement « morale », qu’on n’identifie que dans l’immé-
diateté des rapports avec les autres et qu’on ne peut jamais
évaluer avec certitude : dans des circonstances différentes, à un
autre moment, son poids ne sera pas le même. De fait, elle ne

127
signifie pas que « l’homme ne change pas » mais, au contraire,
qu’il changera toujours à sa guise, quelque modification qu’on
puisse lui proposer ou imposer. La limite est là.

En 1914, l’inertie des socialistes allemands devant le mili-


tarisme, et donc l’autoritarisme, fut une des composantes essen-
tielles de la « fatalité ». Fondé sur une tradition de discipline
collective, ce facteur était évidemment lié à la coutume, c’est-à-
dire à un ensemble de vices et de vertus, de qualités et de défauts.
Un comportement collectif ancré dans les mœurs est quasi déter-
minant : l’obéissance germanique joua certainement un rôle dans
la précipitation des événements, et en particulier dans la
conduite des socialistes allemands. Il est toutefois difficile d’ex-
clure que, dans des circonstances différentes, les Allemands
auraient pu se comporter différemment – d’autant que la crise
n’était pas plus leur faute que celle des Russes, des Autrichiens ou
des Français. Autrement dit, le culte allemand de l’autorité et de
la discipline n’avait rien de fatal. Jusqu’en 1914, ces qualités de
discipline et d’organisation avaient, au contraire, permis, au
socialisme allemand d’être à la pointe du mouvement européen :
aussi, quand on lui annonça que les socialistes allemands avaient
voté les crédits militaires, Lénine ne voulut pas le croire. Là
encore, ce ne fut pas un fait « naturel » qui décida, mais la crise :
les individus se trouvèrent soudain, et sous le coup d’une force
majeure, contraints de choisir. En dernière analyse, ce n’est pas le
nationalisme qui fut fatal mais le fait qu’il y avait des nations ; ou
encore, que le monde était ce qu’il était.

La limite dont on parle ne concerne pas la justesse de telle


ou telle idée ou théorie mais la distance inévitable entre n’im-
porte quelle théorie, idée ou opinion d’une part, et la réalité de
l’autre. Et savoir que la distance existe n’aide pas à la connaître
quand il le faudrait. Dans le moment présent – le moment du
choix et de la décision –, on ne sait jamais rien : on est ce que l’on
est. On peut savoir qu’on ne sait pas, mais non ce qu’on ne sait
pas, ni l’importance que cela peut avoir. On avance à l’aveugle. Il
est en effet possible d’éviter de violer les règles connues, mais on
ne découvre que certaines erreurs étaient fatales qu’après les
avoir commises. L’incertitude qui est en lui et autour de lui,
l’homme ne peut faire à moins que l’ignorer. En un certain sens

128
même, il doit la nier : non pour agir (comme le veulent les prag-
matiques), mais pour être ; ou mieux, parce qu’il est. Par consé-
quent, le souci le moins pertinent serait l’obsession d’éviter
l’erreur : en effet, sera qualifié d’erreur tout ce qui ne s’accorde
pas avec une idée ou une doctrine préconçue alors qu’il s’agit
plutôt de répondre à l’imprévu de manière spontanée, en prenant
des risques.
Pris dans le tourbillon des événements, les personnages de
L’Été 1914 se heurtent à des faits qui contredisent ce qu’ils
croyaient du monde : la légitimité de l’ordre constitué, le socia-
lisme, la suprématie de la volonté raisonnante, la confiance dans
le changement. Leur expérience est terrible : c’est celle, à la lettre,
de la fin du monde. On peut la supporter, chacun enfermé dans
sa solitude. On peut savoir que les choses ne sont pas telles qu’on
le pensait. Mais qui peut dire comment elles sont en réalité ? Il
faudrait avoir l’expérience de l’espérance, et non celle de la
destruction seulement. Or, dans une situation qui nous unit aux
autres, la seule espérance acceptable est celle que l’on partage
avec eux. Les raisons d’espérer sont toutes dans le monde d’hier,
dans ce que l’on croyait et qui est en train de s’écrouler. On ne
peut accepter l’anéantissement, ni même y croire. On peut le
subir et, en le subissant, réussir à penser : « Tout, sauf ça ; tout,
sauf ce qui nous a conduits à ça. » Une négation.
En vérité, seul, on peut entrevoir quelque chose que les
autres ne voient pas ; on peut douter de ce dont les autres
semblent convaincus ; on peut aussi savoir, par la grâce de la
logique ou d’une illumination, quelque chose que les autres ne
savent pas. Mais croire seul, ce n’est pas possible. Une croyance
solitaire est une réalité trop fugace : elle peut, d’un moment à
l’autre, apparaître comme une illusion, un mirage, un état d’âme
inconsistant. On peut savoir beaucoup de soi-même et des
choses, une par une, et y croire. Mais du monde dans son en-
semble, on ne peut croire que ce qui nous en apparaît à travers les
façons d’être et de penser de nos semblables.
Seule l’image ainsi formée en commun exprime le sens de
ce qui arrive à tous ensemble. C’est elle qui fonde la possibilité
même de la communication. Il s’agit ni plus ni moins d’une
image du monde, puisque la première chose qui arrive à tous
ensemble est la condition des choses dans leur ensemble. Cette

129
image n’est ni une somme d’états d’âme, ni le résultat d’une
bataille d’idées : elle reflète justement une condition de choses.
Pour irréel qu’il semble dans la trame habituelle des jours
et des situations, cet objet – l’image du monde dans son en-
semble – est le plus certain qui soit pour l’homme qui a fait l’ex-
périence de sa destruction ou de son absence. Sa réalité est
implicite dans la façon même dont nous vivons et, en vivant,
manifestons par des faits les choses auxquelles nous croyons et
celles auxquelles nous ne croyons pas : le sens que nous donnons
au monde et qu’en retour le monde, tel qu’il est, nous impose.
Mais c’est aussi l’objet le plus évasif qui soit, vu qu’il n’existe que
dans le fond des consciences et entre elles, et reste strictement
indescriptible. Tant qu’elle est vécue comme vraie, une croyance
est éprouvée, dans la trame intime de l’expérience, comme ce qui
peut éclairer et soutenir indéfiniment les rapports entre l’homme
et le monde : sa vérité est finie, mais illimitée. Paradoxe aussi
tenace que fragile, dans la mesure où il n’y a rien, dans l’ex-
périence, qui ne puisse être contredit et mis en doute par une
autre expérience. D’autre part, les objets culturels, idées, idéo-
logies, formes artistiques ne reflètent que des aspects insuffisants
et partiels du monde ; ce sont des aventures individuelles à la
recherche de sens, et donc sujettes à caution.
Il n’y a pas, dans le monde humain, un objet plus durable
qu’une croyance commune quant à la nature des choses ; mais sa
durée n’a pas d’autre garantie que l’état de choses qui se reflète en
elle, et qui est lui-même sujet à l’ordre du temps. Un tour de la
roue de l’histoire – un événement – suffit à la détruire ; et quand
elle est détruite, nulle volonté de croire ne suffit à la restaurer.
Face au monde qui paraît alors nu et insensé, le mouve-
ment plus naturel est de s’accrocher aux anciennes croyances, au
monde tel qu’il était avant. Mais c’est parce que le monde n’est
plus ce qu’il était avant qu’on se raccroche aux derniers lambeaux
du croyable.

3. Le jugement de Dieu.

Jacques Thibault est décrit par Roger Martin du Gard


comme quelqu’un qui ne parvient pas à trouver la paix, qui n’est
jamais parfaitement convaincu par le rôle qu’il joue dans la vie.

130
Pourtant, c’est un homme intègre qui, depuis sa première
jeunesse, a obéi à son démon, refusant ce en quoi il ne croyait
pas : la famille, la carrière intellectuelle qui s’ouvrait devant lui à
vingt ans, l’héritage paternel, une existence normale enfin. Or il
ne peut plus trouver la paix, parce qu’il est obsédé par le senti-
ment que la vie qu’il mène, et qu’il a choisie, est une manière de
se fuir, de se tenir loin d’une vérité qui lui demeure pourtant
obscure.
De fait, Jacques est un rebelle depuis l’adolescence, et il ne
peut en être autrement. Semel haereticus, semper haereticus*. La
révolte authentique condamne l’individu non seulement à la
solitude mais aussi à l’inquiétude et à l’agitation : elle ne saurait
lui apporter la sérénité. Seule la participation au mouvement
socialiste apaise, d’une certaine manière, l’inquiétude de Jacques.
Dans le groupe de Genève, lui qui n’est pas inscrit au parti fait
figure d’intellectuel : il est aimé et respecté, mais entre lui et ses
camarades, il y a toujours une distance. Jacques considère qu’elle
est due à une incapacité de sa part. Ses compagnons incriminent
son inquiétude intellectuelle : Jacques doute trop, se demande
avec trop d’insistance si le socialisme peut vraiment vaincre les
attachements nationaux, si la violence révolutionnaire n’est pas
un mythe néfaste à la cause de la justice, si la palingénésie socia-
liste peut vraiment changer la nature des choses. Au point que,
comme le lui dit un jour un camarade, Jacques n’est pas un
« croyant ».
Pourtant, pour un socialiste de 1914, la nécessité d’« avoir
la foi » ne peut être comprise que métaphoriquement. Le socia-
lisme est une conviction rationnelle. Parler de « foi » signifie
invoquer l’irrationnel, renier l’esprit critique ; et, par là, faire
appel au principe d’autorité abhorré. De toute manière, Jacques
l’intellectuel a la foi, et elle est constituée d’autre chose que de
raisonnements douteux :

Il pouvait s’opposer idéologiquement à quelques-


uns d’entre eux, souffrir de certaines incompréhensions,
de certaines rudesses : il les aimait tous, parce que tous ils
étaient « purs ». Et il était fier d’être aimé d’eux : car ils
l’aimaient, malgré ses différences, parce qu’ils sentaient
bien que, lui aussi, il était « pur »… Une émotion
soudaine embua son regard. Il cessa de les voir, de les

131
distinguer les uns des autres ; et, pendant un instant, cette
réunion de hors-la-loi, venus des quatre coins de
l’Europe, ne fut plus à ses yeux qu’une image de cette
humanité malmenée, qui avait pris conscience de son
asservissement et qui, s’insurgeant enfin, rassemblait
toutes ses énergies pour rebâtir un monde.

L’émotion de se sentir unis par un espoir commun, voilà


le lien le plus fort du mouvement socialiste ; s’il est brisé, aucun
accord idéologique, aucune discipline ne peuvent reconstituer
une véritable unité de vues.
En réalité, dans le socialisme d’avant 1914, celui auquel
appartient Jacques Thibault, le problème d’une limite à ce que
l’on a le droit de penser – la question de l’orthodoxie – n’existait
même pas. La discipline du parti existait, certes, mais elle n’avait
rien d’une norme absolue devant laquelle la pensée de l’individu
devait s’arrêter : c’était le résultat d’un accord presque spontané
sur les exigences de l’action collective. Le dogmatisme, s’il y en
avait, n’était qu’un phénomène marginal auquel le sens même du
mouvement s’opposait.
Dans ce contexte, les questions soulevées par Jacques au
sujet de « l’homme socialiste », de la violence, de la signification
effective de la transformation révolutionnaire, ne sont pas seule-
ment légitimes, elles sont aussi naturelles : elles existent (ou
devraient exister) pour tous ; ce n’est pas la perversité intellec-
tuelle du camarade Thibault qui les fait surgir mais la réalité
même du mouvement socialiste. Et pourtant, ces socialistes en
sont troublés : ils les trouvent inutiles et inquiétantes à la fois.
C’est que des questions semblables, qui jettent une ombre
d’incertitude sur le simplisme intrinsèque à toute idée réduite à
fonctionner comme une conviction politique, minent la convic-
tion que les difficultés se résoudront naturellement dans le cours
de l’action – ce qui est la base de la foi militante. Donc les soule-
ver est « innaturel ». En ce sens, Jacques manque de foi. Et d’une
certaine façon, ses camarades n’ont pas tort : leur confiance, sans
être dogmatique, constitue la raison d’être du groupe.
Leur fonctionnement est révélateur parce que, dans la
communauté dont il s’agit, le lien n’est pas contraint, comme
dans l’État, ni même naturel, comme dans le sentiment patrio-
tique, mais fondé sur une adhésion spontanée, sur la liberté de

132
sortir du groupe dès que la spontanéité vient à manquer. Il
semble donc que, pour libre que soit la communauté, le rapport
entre l’individu et le groupe n’est pas fondé uniquement sur le
choix intellectuel et l’accord spontané. Il y a autre chose : une
contrainte effective, purement morale et ne se traduisant pas en
normes rigides, inhérente à la nature même du regroupement.

On se trouve ici dans une communauté fondée sur l’accord


idéal, situation analogue à celle que l’individu expérimente face à
la nation et à l’État, communautés de fait, préexistantes au choix
individuel. Le lien avec les autres se reproduit par le simple fait de
partager une idée ; même, il est d’autant plus fort qu’il est plus
pur. Et sa force va toujours au-delà de l’intention de l’individu :
elle est toujours fatale.
Il est aussi difficile d’imaginer un individu qui s’accorde-
rait sans réserves à un groupe qu’un groupe qui s’adapterait
constamment à l’inquiétude et à la mobilité psychologique de ses
membres. Évidemment, on peut se débarrasser de la difficulté en
imposant une norme rigide. Mais la rigidité de la discipline, si
elle peut étouffer la question morale, ne peut l’éliminer : cette
dernière subsistera sous forme de mal-être, d’obéissance inerte à
la place de l’initiative vivante, et pourra même mener à la disso-
lution du groupe.
On dira alors qu’entre l’individu et le groupe, il y a une
tension, comme entre deux forces opposées et pourtant complé-
mentaires. Mais la vérité est que cette tension est faite d’attrac-
tion et de ténacité des rapports réciproques. On ne coupe pas un
lien social comme on referme un livre ennuyeux, et on ne sort
pas d’un groupe auquel on avait adhéré par conviction comme
on critique une théorie.
Ce qui est décisif, c’est la croyance, raison d’être de la
communauté. Or, une croyance nourrie en commun ne se réduit
ni à un ensemble d’idées, ni à la série des buts que la commu-
nauté propose : elle ne fait qu’un avec la vie – l’histoire – du
groupe, dont elle constitue la loi idéale ; si elle est violée, le
groupe est comme désacralisé et s’étiole. Une croyance ne
demande pas seulement à être partagée, elle exige aussi que l’in-
dividu s’y conforme : elle est donc obligation de croire, y compris
quand le rapport entre les vicissitudes du groupe et telle ou telle
idée semble incertain. C’est parce qu’il y croyait que l’individu a

133
adhéré au groupe, mais c’est aussi pour continuer à y croire qu’il
y reste. Parce que, hors du groupe, il n’y a plus de croyance, il n’y
a que des opinions.
De là naît, dans quelque groupe humain que ce soit, aussi
libre soit-il, la contrainte.
Au fond, la nécessité détermine le rapport de l’individu au
groupe : il y adhère parce que c’est le seul endroit où il peut vivre
ce qu’il croit ; il y reste parce qu’il n’y a pas d’autre lieu ; et il le
quitte parce que le groupe le repousse ou (mais cela revient au
même) parce qu’il s’en sent abandonné. Et cette nécessité
rappelle l’aiguillon d’Éros, fils de Pauvreté, dans le récit de
Diotime chez Platon.

Le mot « croyance » revient si souvent ici qu’il n’est pas


inutile d’ouvrir une parenthèse pour préciser le sens que nous lui
donnons.
Considérons tout d’abord que les choses et les événements
sont crus avant d’être compris. La compréhension la plus ration-
nelle ne peut éliminer cette approche originelle très simple par
laquelle on a accepté l’existence de l’objet qu’on a cru tel qu’il est,
un et non deux. Sans cela, ce qu’on appelle la « recherche de la
vérité » n’aurait pas de sens : le monde serait immédiatement vrai
et nous n’aurions pas le sentiment inconfortable qu’il est, au
contraire, « à comprendre ».
Ensuite, ce que nous appelons « monde » n’est pas seule-
ment un ensemble d’objets naturels, faits objectifs et situations
extérieures, ni seulement un jeu de forces matérielles ; il est cela,
plus ce que les hommes croient et jugent qu’il est. Autrement, il
ne serait pas cet objet complexe et compliqué. En outre, pour
certains que nous soyons de ce que nous pensons et croyons, et
pour active que soit notre participation à la fabrication du
monde, nous savons aussi que les actions d’autrui et les événe-
ments du monde dépendent bien de nous pour le rôle que nous
y jouons mais qu’en dernière instance, ils obéissent seulement à
leur « nature ».
Même nous, face à nous-mêmes, ne sommes pas ce que
nous croyons être, ni ce que les autres nous croient. En somme, ce
n’est pas nous qui décidons de ce qu’est le monde ; au contraire,
ce qui arrive dans le monde décide du sens et de la valeur de ce
que nous croyons. L’existence est une ordalie permanente. « Les

134
choses se donnent réparation et satisfaction les unes aux autres de
leur injustice, selon le temps marqué », disait Anaximandre.
C’est un risque auquel on ne peut échapper. Chacun de
nous tente, en vivant, de se forger une image globale des choses.
L’action la plus commune comporte la confiance (ou croyance)
que les choses soient comme elles semblent être. Dans les occu-
pations pratiques et minuscules, cela relève du bon sens. Mais
l’existence parmi les autres, le comportement envers les
autres – la vie morale – impliquent, à l’évidence, des décisions
qui concernent la signification générale de la conduite à adopter,
la poursuite d’une image idéale, un jugement quant à la nature
du monde dans lequel on vit : dans le cas le plus simple, l’ac-
ceptation d’une norme routinière et de l’ensemble des croyances
qui la soutiennent.
En ce sens, donc, une croyance fait partie de l’intime tissu du
monde et n’est pas un fait irrationnel : elle est fondée sur ce que
l’on sait, sur les nouvelles qui, pour ainsi dire, arrivent du monde ;
sur les événements et l’expérience actuelle autant que sur les
notions créées par les savants et les philosophes. Cependant, elle ne
coïncide pas avec l’ensemble des connaissances – avec ce qu’on
appelle la « culture » –, elle en est plutôt le résultat. Plus précisé-
ment, une croyance est le résultat du « commerce social », de la
communication de l’expérience personnelle parmi les hommes,
des spéculations et des notions acquises par la culture. Et cela ne
devrait pas non plus être compris comme une espèce de « vulgari-
sation ». La formation d’une croyance suit une logique propre au
sens où, des données de l’expérience, des vérités de raison et des
connaissances, elle recueille ce qui peut se communiquer et tend à
se constituer en image cohérente. Cette cohérence n’est ni rigou-
reuse et rationnelle, ni d’ordre sentimental ou fantastique : c’est
une tension de l’image vers la clarté, pas une formule logique.
Nous pouvons toutefois la repérer quand, observant la conduite
d’un individu, nous nous disons que, pour agir comme il agit, il
doit croire que le monde est fait de telle ou telle façon, et quand
nous reconnaissons en lui des traits de l’univers chrétien ou de
l’athéisme, du socialiste ou du bourgeois. Nous ne commençons
pas alors à prêter foi à ce qu’il dit de croire mais à la signification
intrinsèque de ses opinions et de ses actes et à la façon dont ils s’ac-
cordent ou pas.

135
Une croyance n’est pas une religion, surtout pas dans le
sens que nous sommes habitués à donner à ce mot dans l’orbite
du christianisme. On est cependant amenés à se demander si la
formation d’une croyance commune et son ascendant sur les
consciences ne sont pas des phénomènes analogues à celui par

5
lequel une communauté se forge ses dieux. Le besoin semble être
le même : aux limites du pensable (et de l’imaginable), se heurter
à quelque chose qui résiste à la pensée, qu’on ne peut pas ne pas
penser collectivement, ne pas sentir. N’est-elle pas signe du sacré,
la limite que l’individu respecte dans son comportement, ou
viole consciemment, s’aventurant ainsi seul dans l’inconnu ?
Reste que la dissolution des croyances raisonnables et
humaines – la « mort de Dieu » –, outre qu’elle décourage et isole
encore plus l’individu, suscite dans la société de faux dieux, et
que les faux dieux nous obligent à nous interroger sur ce que sont
les vrais et comment on les reconnaît.

Quoique convaincu de la nécessité et du bien-fondé de


l’action socialiste, il est difficile pour Jacques Thibault de parta-
ger la confiance de ses camarades dans un accord « naturel »
entre les intentions et les résultats, les idées et les faits. Le doute
ne l’ empêche pas de rester socialiste, mais il est grave en ce qu’il
touche une croyance essentielle non seulement du socialisme
mais du monde, dont le socialisme est le ferment le plus actif.
À première vue, il semblerait que cette confiance ne soit pas
essentielle à l’action socialiste. Le socialisme est une doctrine
critique, donc défiante et non pas confiante. Il faut cependant
remarquer que c’est précisément cette confiance en un accord
naturel entre l’action et ses résultats qui fait que les socialistes, aussi
opposés soient-ils au monde bourgeois, ne sont pas coupés de la
société, de ses aspirations progressistes et de sa culture, comme le
serait une secte guerrière : entre les uns et l’autre, il y a lutte, pas
schisme. Et cette confiance est aussi celle qui empêche la doctrine
socialiste de se raidir en orthodoxie et à ses normes de se transfor-
mer en discipline impérieuse. Cela revient à dire que, au-delà de la
lutte de classes, de la violence nécessaire et de la possibilité même
d’une guerre, la situation, dans le fond, est pacifique.
De quoi est faite cette confiance ? Dans quel humus est-elle
enracinée ? Non dans d’abstraites « lois de l’Histoire » mais dans
des « signes propices », repérables dans la réalité concrète. Les

136
temps sont favorables : le point auquel sont arrivées, en même
temps que la société, la conscience des hommes et, en somme,
toute l’humanité civilisée, contient une promesse essentielle. Et
comme le temps ne peut revenir en arrière, ce point, cette phase, la
situation présente sont sentis comme un ensemble de conquêtes
d’où il est impensable – ou presque – que l’on puisse régresser.
Cela revient à dire que la confiance dans le socialisme
6

implique confiance en une réalité plus large et en un mouvement


plus vaste que le socialisme lui-même. C’est une confiance qui
embrasse, outre l’homme et la société, la « nature des choses » et
qui est soutenue par une foi qui, même si elle n’est pas partagée
explicitement par tous, est cependant la seule qu’un grand
nombre d’hommes peuvent avoir en commun après la décadence
de la foi religieuse. En un certain sens, elle est la seule croyance
concevable dans l’état présent du monde.
Il s’agit, disons-le clairement, de la croyance évolution-
niste, selon laquelle l’ordre des choses consiste en un mouvement
unanime et divers dont la conscience humaine est à la fois l’ex-
pression suprême et le reflet : entre la Nature et la Conscience, il
y a une harmonie préétablie qu’il incombe à la raison de révéler
en théorie et de ne pas entraver en pratique.
Cette croyance ne nie ni la nécessité ni la liberté ; elle
n’exige pas que l’histoire obéisse à des lois dialectiques, ni que les
choses aillent constamment vers le mieux ; elle ne contredit pas
un pessimisme raisonnable, pas plus qu’elle n’encourage un opti-
misme effréné. Ces notions contradictoires, elle les concilie
même et s’en nourrit, parce qu’elle est tournée vers l’avenir et
c’est l’avenir qui, à chaque instant, lui importe.
La guerre marque l’écroulement de cette confiance et de
cette croyance, en tant qu’elle ouvre brutalement les portes au pire
et, surtout, interdit la foi en l’avenir. Tel est, peut-être, le sens le
plus précis que l’on peut donner à la célèbre phrase de Paul Valéry :
« Les civilisations savent, maintenant, qu’elles sont mortelles.* » C’est
en tout cas ce que nous fait ressentir l’absence glaciale de toute
espérance sur laquelle se termine le roman de Martin du Gard.
Ce qui est grave, dans la défaite socialiste de 1914, ce n’est
évidemment pas le fait que le mouvement socialiste n’ait pas pu
empêcher la guerre, mais qu’il n’ait même pas pu (ou su) essayer.
Il n’a rien pu tenter parce que, loin d’être fondé sur une volonté
monolithique, il éprouvait la confiance, très humaine, dans le fait

137
qu’au moment décisif – une période extrême, ou le succès final –
les divergences et les inerties (oppositions idéologiques, identités
nationales, restes de « bourgeoisisme ») seraient vaincues par le
dynamisme de la société dans son ensemble et, à travers la
société, par la « nature même des choses ».
Le symbole tragique de la fatalité qui s’abat sur le mouve-
ment en 1914, c’est l’assassinat de Jaurès. Jean Jaurès, le chef vrai-
ment élu, l’homme qui inspire à ses disciples une confiance
instinctive et dont il était naturel d’attendre, jusqu’au dernier
moment, une action imprévue et décisive, est tué à la veille de la
guerre par Villain : la fatalité remplace alors l’énergie créatrice.
« Si Jaurès avait vécu… » : tous ceux qui furent témoins de
ces journées répètent ces si. L’assassinat de Jaurès est en effet un
de ces événements dans lesquels l’énigme de l’histoire se mani-
feste le plus intensément. D’autant qu’en fin de compte, Jaurès
n’était qu’un individu et que, le 31 juillet, le sort de l’Europe était
déjà scellé. Peut-être Jaurès aurait-il cédé avec les autres, sinon de
la même manière qu’un Guesde ou qu’un Jouhaux. Mais peut-
être aurait-il trouvé la force, au dernier moment, de se mettre en
travers du cours des événements. Un acte ou une parole de Jaurès
aurait pu, en tout cas, donner à la défaite du socialisme et de
l’Europe un sens qui n’aurait pas été celui de la résignation et de
la déroute. Mais peut-être que sa fin fut, pour lui et pour le socia-
lisme, la fin la plus miséricordieuse. Peut-être.
Le fait est que la question a été réglée par la main d’un fou.
Elle aurait pu l’être par un accident de train ou une apoplexie. À
partir du moment où on admet qu’un homme, Jean Jaurès – cet
heureux mélange de qualités et de défauts que Jacques Thibault
admire à Bruxelles deux jours avant sa mort –, aurait pu modi-
fier la suite des événements, on admet aussi la force décisive du
hasard dans le cours des choses : l’existence, autrement dit, d’une
limite insurmontable.
Certes, la guerre ne prouve rien quant aux idées. Mais,
pour ce qui concerne le rapport entre les idées et l’existence, l’ef-
fort humain et les événements, l’individu et la collectivité, elle est
un « jugement de Dieu ».
Un Dieu inexorable, qui juge les œuvres des hommes et les
détruit, non seulement au vu de leurs erreurs et de leurs fautes,
mais selon un compte rigoureux de tout ce qu’ils n’ont pas fait :
ce qu’ils n’ont pas su, ou pas pu mener à bien. C’est un coup de
dés monstrueux. Pourtant, s’il est vrai qu’il y a trop de hasards et

138
de forces majeures à l’œuvre pour que l’on ose affirmer que c’est
juste, il est vrai aussi qu’il y a trop de causes précises et d’erreurs
évidentes pour pouvoir dire que c’est absurde.
Que reste-t-il donc de la confiance en un accord entre les
aspirations humaines et le cours des événements ? Les raisons
d’avoir confiance dans l’avenir de la société sont certainement
bouleversées. Si la vie en société, loin de constituer une assurance
contre les forces aveugles, apparaît comme le lieu d’où elles se
déchaînent, et si l’individu, au lieu d’y trouver des raisons d’espé-
rer, se heurte à un destin impersonnel, le pacte social est rompu.
L’homme se retrouve alors devant les associations humai-
nes comme devant la nature : étranger ; à cette différence près
qu’il n’est pas possible de se plier aux maux infligés par la société
avec la résignation que l’on éprouve devant l’adversité de la
nature. Quand bien même on penserait que les faits humains
sont réglés par des lois inexorables, on ne pourra jamais ad-
mettre que la société est dirigée par une nécessité semblable à la
nécessité physique. On ne se départira pas de l’idée que « si les
hommes l’avaient voulu, cela ne serait peut-être pas arrivé… »
Or, précisément, les hommes ne l’ont pas voulu, ou n’ont pas su,
ou n’ont pas pu. Pourquoi ? L’idée que le cours des choses
dépend, en dernière analyse, de la volonté des hommes finit par
signifier le contraire de la liberté : la forme que prend la fatalité
dans le monde humain.
Effet des actions des hommes, l’événement fait pressentir
une loi bien plus énigmatique que celle qui gouverne les phéno-
mènes naturels : une loi à laquelle on obéit de quelque manière
qu’on agisse, vu qu’elle règle à la fois les rythmes de la nature et
le jeu des volontés humaines ; complètement déconcertante en ce
qu’elle nous laisse libres. C’est donc l’ordre du monde qui est en
question, et s’il y a dans l’univers un ordre quelconque.
Dans cette expérience, tout, pour l’individu, devient
problématique : tout, sauf ce qui lui arrive et ses réactions plus ou
moins instinctives à ce qui lui arrive.

Après l’événement écrasant qu’est la guerre, que reste-t-il ?


Des survivants, évidemment. Des ruines. Mais aussi la réalité
urgente des travaux et des jours : la vie qui continue, avec ses
habitudes et ses mécanismes. L’essentiel, en un sens ; tout a
changé, mais le monde est resté le même.

139
Ce qui n’est pas clair, et que l’on n’a pas le droit, dans tous
les cas, de considérer comme pacifique, c’est le sens non tant de
la vie en général que de l’existence quotidienne et de la vie en
commun. Confiance et croyance – le tissu des liens naturels qui
font de la vie quotidienne un lieu familier – ne se restaurent pas
comme on répare une ligne ferroviaire. Ce sont des faits qui ont
leur propre temporalité et leur propre mesure : des œuvres
communes qui n’obéissent à aucune volonté démiurgique.
Après la guerre, par exemple, personne ne pourra plus
croire que la question du socialisme, de la démocratie, du progrès
social, de la civilisation se pose dans les mêmes termes qu’avant.
Et en effet, aucune forme d’action sociale – ni celle des gouver-
nements, ni celle des individus et des groupes – n’a retrouvé
aujourd’hui la bonne foi et la bonne conscience de jadis. En
même temps que la raison d’État ne se sont affirmées que ces
formes d’action collective pour lesquelles, justement, bonne foi
et bonne conscience sont des préjugés d’intellectuels, des scru-
pules de moralistes, ou des prétextes de conservateurs : des
raisons de ne pas agir, qu’il faut dépasser.
La vie, en effet, continue d’elle-même ; mais la vie organi-
sée doit continuer. On peut ne plus croire au socialisme, mais le
fait qu’il y a des pauvres et des riches existe toujours ; on n’a plus
confiance en la démocratie, mais on ne voit pas à quel nouveau
principe hiérarchique on pourrait s’en remettre pour persuader
un individu de se reconnaître inférieur en droit à un autre indi-
vidu ; les fondements de la patrie ne sont plus très clairs, mais le
fait d’être né en un certain lieu et de vivre dans un groupe
ethnique donné persiste.
Pris un par un, ces faits sont aussi évidents que lourds de
conséquences. Ce qui n’est pas évident est leur importance relative,
l’ordre dans lequel on pourrait les classer, la norme de l’ensemble.
Il y aura certainement un débat culturel et des théories
politiques, sociologiques ou philosophiques qui tenteront
d’éclairer tel ou tel aspect du problème. Mais, quelle que soit
l’importance qu’on attribuera à la culture, à la théorie et aux
opinions, il ne s’agit pas de cela : il s’agit de l’existence quoti-
dienne de la communauté, au sein de laquelle les opinions,
fussent-elles vraies, sont comme des graines jetées au hasard :
elles peuvent fructifier ou demeurer stériles, mais, dans tous les
cas, elles subiront des métamorphoses imprévisibles.

140
Parallèlement, la réalité n’attend pas : en l’absence d’un
ordre authentique, les faits s’accomplissent, pour ainsi dire,
d’eux-mêmes. On subit (ou on adopte) tour à tour – quand ce
n’est pas en même temps – la logique de la lutte des classes et
celle de la démocratie, le principe national et l’internationalisme,
l’idée de la liberté et le fait de l’autorité. Qu’on ait à choisir entre
la violence fanatique ou le calcul froid, selon l’opportunité ou la
résignation au moindre mal, il s’agira toujours d’expédients – ou
de hasards –, jamais de raison.
Du reste, l’ambiguïté, ne se limite pas au champ de la poli-
tique : elle gagne la trame des liens sociaux, se manifeste dans le
contexte de la vie quotidienne, implique tout le monde. Le doute
entre ce que l’on pense et ce qui est (ou arrive), entre ce que l’on
fait et ce que l’on croit (ou que les faits laissent croire) se traduit
par l’incertitude quant au chemin à suivre dans la vie ; incerti-
tude sur le sens du travail que l’on fait (ou que l’on se résigne à
faire) ; sur la famille et ses droits ; sur la valeur de la culture ; sur
le choix entre l’utilité immédiate et le bien éloigné ; sur la solidité
des rapports avec le prochain et, enfin, des affects puisque, dans
les méandres obscurs du doute, l’individu n’est pas moins avide
de compagnie rassurante que muré dans sa solitude. Ni la vie
privée ni la vie intérieure ne sont à l’abri de la crise, et la bonne
conscience n’est donnée à personne.
C’est le moment des « orthodoxies » et du « nihilisme » :
c’est-à-dire le moment où on cherche dans le passé des formes
crédibles, et où on pense trouver un soutien dans les restaura-
tions idéologiques et morales en tout genre. En réalité, lors-
qu’elles sont réduites à des formes abstraites et inactuelles, toutes
les croyances se valent, des plus anciennes aux plus récentes. Le
choix ne peut jamais être fait de bonne foi, il implique toujours
la conscience des faits qui le contredisent, qui doit être mainte-
nue malgré eux, par la force, dans une situation bloquée qu’on
peut formuler ainsi : « Ou on croit en ceci, ou on ne croit en
rien. » On croit, alors, non parce qu’on est conduits par l’expé-
rience, mais pour se défendre de l’incertitude. Ce n’est certaine-
ment pas la forme que prend une foi pure. Et si la foi n’est pas
pure, elle n’est qu’une posture que l’on prend devant les autres.
Au sens propre, on ne croit à rien.
Il est compréhensible qu’on cherche à combler le vide
laissé par la confiance intime dans l’accord entre une idée et le
monde, en transformant les anciennes croyances en « ortho-

141
doxies » et les anciennes normes en « disciplines ». Mais, dans
cette voie, on ne s’arrête pas où on veut : c’est la voie des abstrac-
tions, de la volonté, de la force (la « prise sur les choses » à tout
prix) et de l’artifice ; elle éloigne toujours plus du réel.
Comme position intellectuelle, le « nihilisme » existait
déjà avant 1914. Ce qui est caractéristique de notre époque est le
fait que le mot puisse convenir à la position effective de bon
nombre d’individus envers les croyances traditionnelles, les
valeurs dites établies, les normes morales, les institutions poli-
tiques : les symptômes en sont l’indifférence, la négation, l’am-
biguïté, le choix arbitraire des idées dans lesquelles on prétend
croire et des normes auxquelles on se conforme selon les
circonstances. Ce qui autorise à appeler « nihilistes » ces diffé-
rentes postures est qu’en chacune d’elles on trouve explicite-
ment affirmé un droit de ne croire en rien (et de ne même pas
respecter les règles auxquelles il arrive qu’on se plie) qu’il n’est
pas facile de contester. Pour le contester de bonne foi, il faudrait
qu’il y ait dans le monde cet ordre qui lui manque en réalité.
Mais dire que l’ordre manque dans le monde ne signifie
pas qu’il y manque l’évidence des choses, des êtres et des circons-
tances. Mieux, cette dernière est d’autant plus pénible et obses-
sionnelle qu’elle apparaît moins claire et cohérente. Dans un
monde sans ordre, ce qui importe à l’homme de bonne foi n’est
pas la possibilité de parler et d’agir à son gré mais, à travers l’ob-
scurité des choses et des êtres, la satisfaction du plus profond des
besoins humains : le besoin que la vie ait un sens.
Celui qui a vécu un grand bouleversement historique
n’est pas seulement dépossédé de ses croyances : il s’est trouvé
face à une réalité qui le dépasse infiniment, et tous les autres avec
lui. Il n’a pas découvert qu’il faut se contenter d’ersatz de vérité,
et qu’on peut croire n’importe quoi ou rien, indifféremment : il
a éprouvé ce qu’il y a d’immuable dans les rapports entre
l’homme et le monde, et entrevu un Pouvoir auquel personne ne
peut commander. Enfin, il a été mis en question personnelle-
ment et sait qu’en toute circonstance il s’agit toujours d’une
seule chose : du lien entre la conscience et le monde. Et ce
dernier ne peut être imaginé, masqué, contraint ou formé artifi-
ciellement parce qu’il est, une fois pour toutes, au-delà de toute
imagination, masque, contrainte ou artifice.

142
MALRAUX ET LE DÉMON DE L’ACTION

L’Histoire, qui obsède l’Europe comme


l’interrogation de Bouddha ravage l’Asie.
Malraux, Les Voix du silence

Pendant plus de trente ans, André Malraux a voulu être, et


a été, un « homme public » dans la pleine acception du terme. Pas
un écrivain engagé*, un homme public. Chez lui, la volonté
d’exister en public, de jouer un rôle sur la scène du monde ou,
comme le dit un de ses personnages, de « laisser une cicatrice sur
la carte de géographie » devient principe éthique : le contraire
non seulement de l’existence bourgeoise, mais de ce qui, depuis
Flaubert, semblait la posture propre à l’artiste, celle de l’ermite
qui devait vivre à l’écart du monde, seul avec lui-même dans son
espace privilégié (et maudit), afin de voir per speculum et in
aenigmate* et de laisser un témoignage durable de son être.
Le rejet de la sphère privée est radical chez Malraux ;
comme Kierkegaard, il refuse absolument l’intériorité. L’homme
moderne, selon lui, a perdu tout droit à se tourner vers une quel-
conque « réalité spirituelle » ou intime : c’est une voie où il ne
pourra trouver que des rêves malsains, des paradis artificiels, des
tentations désagrégeantes. A l’inverse, la voie de la vérité consiste
à reconnaître que la situation contemporaine est une situation
extrême dans laquelle l’individu ne peut séparer son destin de
celui de la civilisation européenne et de ses valeurs. Ces valeurs
seront « transmutées » au sens nietzschéen, ou se dissoudront
dans différentes formes de nihilisme. Do or die*. Seul un sursaut

143
d’énergie intelligente, méprisant le « trop humain », pourra
sauver l’homme européen de son sort qui semble scellé : le
« déclin de l’Occident ».
« L’Histoire, qui obsède l’Europe comme l’interrogation de
Bouddha ravage l’Asie », écrit Malraux dans Les Voix du silence.
L’observation est caractéristique de sa position envers l’Histoire,
nettement différente de celles de Tolstoï ou de Martin du Gard.
La formule, lapidaire, résume aussi la position de la plupart des
intellectuels contemporains. Dans cette phrase, l’Histoire est,
pour commencer, comparée à la doctrine de Bouddha ; cela
revient à affirmer que la confiance européenne dans l’histoire
comme moteur libérateur est mise sur le même plan que la foi
asiatique en Bouddha : l’action paraît donc, pour reprendre les
mots de Spengler, l’équivalent morphologique du Nirvana. Le
parallèle ne pourrait être plus significatif. Apparemment, il s’agit
simplement de la comparaison entre deux croyances et deux
conceptions de l’existence, l’occidentale et l’orientale. En réalité,
il y a bien davantage : une ambiguïté presque insaisissable.
D’abord, ces deux phénomènes spirituels sont conçus comme
porteurs de salut et de destruction à la fois. L’Histoire « obsède »
l’Europe : c’est une hantise, un cauchemar, une malédiction. Mais
parce qu’elle est comparée à cet immense fait spirituel qu’est le
bouddhisme, elle devient aussi une foi qui conduit à la libération
matérielle et morale. Bref, l’action absolue, « historique », est
pour les Européens ce que l’inaction absolue est (ou était) pour
les Asiatiques.
Ce que Malraux voit dans le bouddhisme, d’autre part, ce
n’est pas tant son appel à la purification spirituelle que son effet
ultime qui serait d’avoir « ravagé » l’Asie. La comparaison qu’il
établit semble signifier que l’Histoire est pour l’Europe ce que le
bouddhisme, selon lui, est pour l’Asie : un piège. Sur quoi
Malraux se fonde-t-il pour soutenir que le bouddhisme a ravagé
l’Asie ? Sur la thèse de l’action historique considérée comme un
absolu. L’inaction bouddhiste a ravagé l’Asie parce qu’elle l’a
rendue impuissante face à l’activisme des Européens et à leur foi
en une mission historique. En fin de compte, ce que Malraux
suggère, c’est que la croyance dans l’Histoire et la croyance dans
les enseignements de Bouddha sont des faits analogues mais
contradictoires et qu’elles conduisent toutes deux à la décadence.
Cela est d’ailleurs vrai de n’importe quelle évolution historique :

144
toute civilisation est mortelle, toute foi périssable. Malraux en est
conscient et semble assumer une position intellectuellement
neutre, mais jusqu’à un certain point seulement. En établissant
une équivalence entre une religion, le bouddhisme, et un phéno-
mène aussi ambigu – pour moitié idéologique, pour moitié fait
pratique – que la confiance des Occidentaux dans l’action histo-
rique, il fait clairement pencher la balance vers cette dernière, se
plaçant lui-même du côté de l’histoire et des hommes qui font
l’histoire. Non cependant sans avoir annoncé haut et fort qu’il ne
croit en aucune espère de happy ending*.
Dans un autre passage du même livre, on trouve une affir-
mation non moins ambiguë : « le nouvel adversaire d’Hercule, la
dernière incarnation du destin, c’est l’Histoire ». Ici, l’histoire
devient l’adversaire à vaincre, l’épreuve à surmonter. À première
vue, l’ambiguïté semble moindre que dans la première formule ;
en réalité, elle est seulement moins patente. L’histoire est un
adversaire à vaincre sur le champ de bataille de l’histoire, c’est-à-
dire en restant fermement convaincu qu’il n’y a pas de salut hors
de l’action historique. Et action historique signifie naturellement
action politique. L’adversaire est en réalité un frère. La possibilité
de vaincre l’histoire par des moyens qui ne sont pas ceux de
l’action historico-politique – l’action sur les esprits par exemple
– est tout simplement ignorée.
L’ambition de représenter la conscience de l’Hercule
moderne et de participer en personne à ses travaux a dévoré
Malraux depuis ses plus jeunes années et ses premières œuvres.
De 1926 à 1939, Hercule parut à Malraux nécessairement
communiste : le projet de transmutation des valeurs à l’échelle
mondiale et l’idée de subjuguer l’histoire exigeaient idéologie,
volonté de puissance et moyens d’action, qui ne se trouvaient que
dans le communisme. Mais, par le pacte germano-soviétique de
1939, le communisme rompit la solidarité avec l’Occident et
perdit son caractère universel pour se réduire au machiavélisme
de Staline. Malraux s’enrôla alors volontairement dans l’armée
française : sa redécouverte de la nation – ou mieux : son repli
dans les frontières de la nation – date de ce jour-là.
Que l’Hercule moderne soit français est peu probable.
D’autre part, De Gaulle et la Cinquième République ne peuvent
certainement pas offrir à Malraux ce que lui offrait le commu-
nisme : un immense souffle intellectuel. Le poste de ministre de

145
la Culture lui a permis de réformer les théâtres, d’organiser des
expositions et de reprendre dans ses discours quelques uns des
thèmes des Voix du silence ; mais son interprétation du gaullisme
est restée un fait intellectuel insignifiant. D’ailleurs, Malraux a été
ministre comme en Espagne il avait été aviateur : cette ostenta-
tion à s’en tenir étroitement au rôle qu’il s’est choisi, le jouant
avec la plus grande implication et la plus grande ambition, parti-
cipe du personnage qu’il veut incarner. L’essentiel est de se trou-
ver au centre d’événements décisifs, parmi ceux qui font l’histoire
et non parmi ceux qui la subissent. Une fois acceptées les limites
de la nation, le rêve gaulliste de transmutation des valeurs fran-
çaises devait inévitablement paraître à Malraux comme le seul
engagement digne de lui. Alors que s’évanouissait précisément
toute possibilité pour la France de retrouver la mission univer-
selle qui avait été la sienne au siècle dernier, on comprend que la
personnalité majestueuse de De Gaulle, l’assurance avec laquelle
il s’identifiait à la France, son mépris de la médiocrité aient pu
fasciner l’auteur des Conquérants.
Ce que Malraux cherche dans l’histoire européenne, c’est
l’occasion de concevoir un mirage épique : une vision qui trans-
cende le quotidien et mobilise la volonté vers un but tout de
même « grand ». Par là, il est resté jusqu’à aujourd’hui extraordi-
nairement jeune. Plus que ceux de Nietzsche, de Spengler, de la
Révolution, du général De Gaulle, le mythe de Malraux a rejoint
celui qui a fasciné des générations de Français après Julien Sorel
et incarne avec panache l’esprit de conquête* de l’Occident : le
mythe de Napoléon. Or ce dernier est avant tout le mythe de l’in-
telligence active, capable de dominer les événements au cœur de
la bataille ; non après coup, comme le philosophe. D’où l’admi-
ration particulière de Malraux pour Trotski parmi tous les diri-
geants communistes : il est l’idéologue chef d’armées. De là aussi,
dans le marasme de la vie politique d’après-guerre, sa découverte
de T.E. Lawrence. Remarquons au passage que ce sont deux héros
vaincus.
De la Chine à l’Allemagne nazie et à l’Espagne, de la dé-
bâcle de l’Europe sous Hitler à la ruine de l’espérance révolu-
tionnaire, on peut dire que Malraux a vécu les défaites les plus
sanglantes de l’homme contemporain ; et, alors qu’il n’admirait
que la volonté de vaincre et de tout subordonner à la victoire, il
ne s’est jamais trouvé du côté des vainqueurs. Mais il ne s’est pas

146
non plus attardé à méditer sur les défaites : derrière chacune, il a
toujours cherché à retrouver la lumière du « soleil d’Austerlitz ».

Le premier ouvrage important d’André Malraux est La


Tentation de l’Occident, publié à vingt-cinq ans, en 1926 : c’est un
échange épistolaire entre un Chinois en voyage à travers l’Europe
et un Français qui réside en Extrême-Orient. Le Chinois est forte-
ment occidentalisé et, de ce fait, il critique l’Europe selon des
points de vue qui sont ceux de l’humanisme européen. Le
Français lui répond en opposant à sa vision de la civilisation occi-
dentale son propre sentiment de la crise des valeurs européennes.
Tous les deux connaissent les considérations de Nietzsche sur le
nihilisme ; en chacun, il y a Malraux, qui réfléchit à l’Europe du
point de vue de la Chine et à la Chine du point de vue de
l’Europe. La Chine, en définitive, est la civilisation européenne
contemplée dans ses valeurs de culture, tandis que l’Europe est
celle de l’activisme faustien et de « l’esprit de conquête ». Dans la
capitale italienne, le Chinois trouve barbare la volonté de puis-
sance de la Rome antique : « Je comprends bien ce que disent ces
fragments : celui qui se sacrifie participe de la grandeur de la
cause à laquelle il s’est sacrifié. Mais cette cause, je ne lui vois de
grandeur que celle qu’elle doit au sacrifice. Elle est sans intelli-
gence […] Pour être puissante, la barbarie est-elle moins
barbare ? » Un Européen hellénisant dirait la même chose. Et de
fait, à Athènes, le Chinois de Malraux définit l’esprit grec comme
le définirait cet Européen : « Mesurer toute chose à la durée et à
l’intensité d’une vie humaine. » Ce n’est peut-être pas ce que
pensait un Athénien du cinquième siècle, mais certainement ce
que peut être amené à penser un intellectuel européen nourri de
Montaigne.
Le Français oppose à ceci la volonté de puissance sous-
jacente au rationalisme européen et la définit (de manière peu
nietzschéenne, ou plutôt singulièrement consciente du point
faible de Nietzsche) comme « une rêverie* demandant à l’intelli-
gence les moyens de faire accepter sa folie ». Et il ajoute : « [Nous
sommes]… une race soumise à la preuve du geste, et promise
par là au plus sanglant destin. »
Donc : une barbarie reste barbare même si elle est puis-
sante, mesurer toute chose à la durée et à l’intensité d’une vie
humaine est le vrai sens de l’humanisme ; il n’empêche qu’au-

147
jourd’hui de telles pensées sont vaines, purement « historiques ».
La réalité est le fait qu’il n’existe pas pour nous de preuves plus
valides que « la preuve du geste ». Rêverie, folie, geste : cela signi-
fie qu’à l’intérieur de nous, Européens, n’habite plus désormais
aucun principe de vérité mais une prolifération de rêves, de
désirs informes, de velléités dont, en effet, seule la volonté intel-
ligente d’en faire des projets d’action soumis à la preuve du réel
– de l’Histoire – peut nous sauver. Nous sauver ? Non : nous faire
avancer consciemment vers le destin sanglant qui est de toute
façon le nôtre. « Palais abandonné qu’attaque le vent d’hiver, –
poursuit le Français de Malraux –, notre esprit se désagrège peu
à peu et ses lézardes d’un bel effet décoratif ne cessent de s’éten-
dre. Oui, celui qui regarde les formes qui se sont succédé en
Europe depuis dix ans et ne veut pas s’efforcer de comprendre a
l’impression de la folie, d’une folie consciente d’elle-même et
satisfaite. Ces œuvres, et le plaisir qu’elles apportent, peuvent être
apprises comme une langue étrangère ; mais, cachée par leur
succession, on devine une force angoissante qui domine l’esprit. »
Le Chinois en conclut : « L’homme est mort, après Dieu, et
vous cherchez avec angoisse celui à qui vous pourriez confier son
étrange héritage. » Son interlocuteur continue à faire la liste infi-
nie des « tentations » de l’Occident : « ce qui s’oppose à ce que
vous nommez l’individualisme ; la désagrégation ; ou, plutôt, le
refus de toute construction de l’esprit, dominé par le désir de
donner à chaque chose, par la conscience que l’on en prend, sa
qualité la plus haute. Une telle pensée porte en elle-même sa
maladie, qui est le mépris de la force. »
Ces thèmes, entrevus avec une lucidité qui ne se fera
jamais clarté et enserrés dans un nœud qui sera tranché et
recomposé de diverses manières mais jamais dénoué, sont ceux
de tous les livres de Malraux, depuis Les Conquérants jusqu’aux
Voix du silence. Il y a aussi « le besoin d’un classicisme négatif,
appuyé presque tout entier sur une horreur lucide de la séduc-
tion. » Dans Les Voix du silence, Malraux en donnera pour
exemple l’effort de « simplification » qui relierait Piero della
Francesca, le Greco, Vermeer, Goya, Delacroix, Cézanne au fron-
ton d’Olympie et aux statues romanes. L’important, dans un tel
style, est qu’il n’existe pas : que Malraux puisse y voir exprimée
« l’horreur de la séduction », l’affirmation de la volonté, des
« structures » (et de la force) contre l’impulsion dissolvante de la

148
sensibilité décadente. L’important est aussi que le classicisme soit
« négatif » : qu’il n’affirme pas quelque chose mais réfute plutôt
les tentations dissolvantes ; qu’il participe donc (alors qu’il est un
« geste » victorieux sur la rêverie, les velléités et la désintégration)
d’un destin de folie et obéisse à la « force angoissante » qui tour-
mente notre monde. En d’autres termes, la volonté de structure
et l’acceptation des lois de la force auxquelles Malraux fait appel
contre le nihilisme sont mues par la même impulsion désagré-
geante et irrationnelle qui conduit notre monde au nihilisme.
L’écrivain en est conscient, mais il n’en est pas moins résolu à se
jeter dans les aventures du siècle. La chose la plus horrible pour
lui est l’inaction, l’ennui en compagnie de ses cauchemars : s’il
refuse les séductions de la sensibilité et de l’intelligence, c’est
parce qu’elles sont inactives, elles ne mènent à rien d’autre qu’à
subir et tout justifier. Mais il sait bien, par ailleurs, que le monde
de l’action n’est, à la fin, qu’un monde d’obsessions actives : de
démons déchaînés.
Très tôt Malraux eut la conscience, lucide, d’être né dans
un monde en « révolution permanente », donc absurde, et il
accepta résolument de vivre et de penser cet absurde. C’est pour-
quoi, entre autres, il put à vingt-six ans – en 1927 – se décrire lui-
même dans l’image d’une certaine « jeunesse européenne »
constituée d’« hommes [qui] veulent se délivrer de leur civilisa-
tion comme d’autres voulurent se délivrer du divin. » Il révélait
le secret de « cette jeunesse, éparse sur toutes les terres d’Europe,
unie par une sorte de fraternité inconnue » : « la volonté lucide
de montrer ses combats à défaut d’une doctrine, et il n’y a là que
faiblesse et que crainte. Notre époque, où rôdent encore tant
d’échos, ne veut pas avouer sa pensée nihiliste, destructrice,
foncièrement négative. » Il se décrivait lui-même ; mais, ce
faisant, il se mettait au-dessus du destin commun.
Au fond, c’est simplement le portrait d’un jeune homme
qui prend nettement conscience du monde tel que l’a laissé la
guerre de 1914-1918. Un monde qui n’a plus de frontières, ni de
points de repère, à la merci des événements qui le tourmentent :
l’individu qui veut être et agir s’y trouve nécessairement dans une
situation de mauvaise foi, contraint à jouer un rôle dont il sait
qu’en réalité, il l’a assumé librement. Mais il n’y a pas le choix.
L’humiliation de l’intellect conduit Malraux à parier sur le
« geste » comme la faiblesse de la condition humaine avait

149
conduit Pascal à parier sur Dieu. « Se lier à une grande action
quelconque et ne pas la lâcher, en être hanté, en être intoxiqué »,
dit Garine dans Les Conquérants. Et il dit aussi : « Je considère ma
jeunesse comme la carte sur laquelle je joue [… ] Si je pouvais
tricher, je tricherais. »
Il y a à la fois cette décision et la conscience de sa Némésis :
« La substitution des valeurs d’énergie persévérante aux valeurs
spirituelles est la marque même des temps modernes. En détrui-
sant ces valeurs spirituelles, nous avons préparé, chez nous et au
loin, le règne de la force […] Le monde moderne porte en lui-
même, comme un cancer, son absence d’âme. Il ne s’en délivrera
pas : elle est impliquée par sa propre loi. Et il en sera ainsi jusqu’à
ce qu’un appel collectif de l’âme torde les hommes », écrivait
Malraux, commentant les idées d’Henri Massis, en 1927.
L’ Histoire, l’événement, l’occasion, transcendent toute
vérité : ils sont l’aspect par lequel se révèle à nous ce « sacré »
innommable et terrible – le fond antihumain et violent du
cosmos – que Malraux historien d’art retrouvera dans les fétiches
et les masques primitifs, dans les sculptures sumériennes et baby-
loniennes, dans l’art du haut Moyen Age, puis dans l’art contem-
porain. Le visage de la Force. La révélation de son horreur,
survenue dans un horizon de raison et de confiance, avait
conduit l’Antoine Thibault de Martin du Gard au désespoir.
Pour Malraux, c’est simplement le visage de notre époque. D’une
part il l’accepte, de l’autre il regarde au-delà, vers le moment où
« un appel collectif de l’âme » viendra mettre fin à la terreur.

En décrivant Fabrice errant vainement à la recherche de la


bataille de Waterloo, Stendhal donna forme à une des grandes
intuitions des temps modernes. C’était un éclair de pure
merveille devant le paradoxe de l’histoire vécue. Cette image
renferme un mythe dont aucune philosophie de l’histoire, aucun
Hegel, aucun Marx ne pourront oblitérer le sens prégnant. On le
retrouve, approfondi, dans les moments épiques de Guerre et
Paix, dans les épisodes du prince André blessé à Austerlitz, de
Pierre Bezoukov prisonnier, de l’arrivée du prince Bagration
parmi la troupe à Austerlitz. Il nous dit que l’histoire est un
mirage, qu’aux yeux d’un individu engagé dans un événement
collectif l’événement lui-même, au lieu de prendre forme, se
dissout et disparaît. À sa place apparaît autre chose : l’ironie du

150
détail, qui remet en doute toute signification globale et gran-
diose, le Pouvoir incommensurable qui domine le monde des
actions humaines. Alors, la plus humble et habituelle des réalités
quotidiennes semblera infiniment plus importante que la gloire
de Napoléon.
Dans leur rencontre avec l’Histoire, Fabrice et Pierre ont
la révélation que l’histoire en acte est le lieu du destin parce que
c’est le lieu du hasard, non parce que s’y vérifie la rationalité de
quelque loi suprême ou parce que l’individu peut y combler son
besoin de vraie vie. Pour Stendhal et Tolstoï, cette révélation
porte en elle un moment de lumière intérieure après lequel on ne
pourra plus croire que la « vraie vie » se trouve dans les vicissi-
tudes des batailles et des dominations.
Or, c’est justement là que les personnages de Malraux
semblent chercher la « vraie vie ». Mais est-ce vraiment ce qu’ils
cherchent ? Croient-ils donc à la rationalité de l’histoire, à la
mission providentielle du condottiere, à l’Histoire selon Hegel ou
Marx ? Pas du tout. S’ils y croyaient, ils n’agiraient pas, parce
qu’agir signifierait alors prendre place dans les rangs et se faire
instrument d’une volonté supérieure. S’ils agissent, c’est parce
qu’ils sont fascinés par l’absurdité, non par la rationalité de l’his-
toire. Ils ne se soucient pas de l’Histoire selon Hegel ou Marx et,
dans l’action, nul ne leur paraîtse tromper autant que le doctri-
naire ou le technicien. Ce qui importe, c’est l’histoire hic et nunc*,
le déferlement des événements, le choc des forces où tout est aléa-
toire et imprévisible, où l’action même est une sorte d’hallucina-
tion fébrile ; parce que l’idée qui détermine l’action ne devient
pas volonté efficace si on n’est pas capable de voir dans la réalité,
dans les homme mêmes, ce que la réalité et les hommes ne sont
certainement pas : un jeu de forces, une pure accélération de
moyens et de fins.
Ce qui importe aux « conquérants » en vérité, ce n’est pas
l’Histoire, mais la Force, le problème de la force dans l’histoire.
Dans une bataille, et encore plus clairement dans une insurrec-
tion populaire (qui est la forme dans laquelle le vivent les person-
nages de Malraux), le problème de la force a deux aspects : la
précipitation de l’événement, c’est-à-dire de masses d’hommes
dans une direction qui semble claire mais qui est incalculable, et
le pouvoir que cette irruption confère à certains individus. L’un
et l’autre sont des faits irrationnels. De cela, les « conquérants »

151
sont parfaitement conscients, contre les idéologues et les idéa-
listes. Ils y répondent par l’engagement total dans l’événement
actuel, sans le prétendre différent de ce qu’il est : un pur risque.
Quant au problème du pouvoir, il se réduit pour eux à celui du
commandement : comment obtenir une force efficace d’un
tumulte ? Il faut sortir du présent et se situer dans l’histoire : se
représenter l’entreprise à laquelle on participe comme une
« situation », la connaître comme un fait objectif, la dominer
comme un problème intellectuel. Il faut vivre l’événement de
l’intérieur, comme le dernier des soldats, et le penser de l’exté-
rieur et d’en-haut, comme Napoléon. Alors le « conquérant »
devient un idéologue (parce que l’on ne peut connaître le sens de
l’événement sans le représenter en termes abstraits, comme un
conflit entre deux forces « historiques ») et un technicien (parce
qu’on en peut le dominer sans le réduire à un calcul de forces et
d’efficacité).
En somme, les héros de Malraux, font du moment présent
un moment historique – une idée – par l’acte même de leur enga-
gement. De cette idée dérive l’image d’une situation de force
majeure dont seuls les chefs ont une conscience lucide et sur
laquelle se fonde leur jus imperii* : personne ne commande la
situation, elle est le visage même de la nécessité. Alors à la ques-
tion de la force succède le sentiment d’une fatalité historique (ou
simplement d’une violence sans limite) qui est à la fois aveugle et
rationnelle. Les hommes qui en sont écrasés l’ont eux-mêmes
appelée sur eux, en s’en faisant délibérément les instruments ;
cependant, ils ne peuvent rien contre elle. La force déchaînée les
anéantit, et de leurs entreprises il ne reste rien : ils n’ont plus que
la dignité de l’ être qui, écrasé, « connaît la force qui l’écrase ». Ici
la contradiction des « conquérants » est consommée ; ici réside le
pathos* de leur aventure. Ils représentent, poussée à la limite de
l’absurde, la grande hérésie de notre temps : la tentative de domi-
ner la Force en se faisant consciemment ses esclaves et instru-
ments. « Mon maître est la nécessité, et ce maître n’a pas
d’entrailles* », disait déjà Napoléon.
Tolstoï considérait que la preuve éclatante de l’absurdité de
l’histoire était que l’issue d’une bataille se décidait dans les
myriades de hasards incalculables qui font le moment présent.
C’est dans le « moment présent » et non sous les ordres de
Napoléon que, selon Tolstoï, se révèle la force incalculable qui

152
met en mouvement l’histoire ; et elle vient de notre vivre en-
semble, des viscères de la collectivité humaine, de la nature des
choses enfin. Le pouvoir qu’un homme peut avoir sur autrui est
une manifestation de cette force, tout aussi irrationnelle. La force
est, pour Tolstoï, manifestation de l’énigme de l’univers ;
l’homme ne peut donc que la subir : prétendre la connaître et la
dominer est insensé.
Persuadés, comme Tolstoï, que le destin des hommes se
joue dans le « moment présent » – et non ailleurs –, convaincus
de l’absurdité intrinsèque de l’histoire, les héros de Malraux
prétendent cependant arracher au « moment présent » le secret
de la force et du pouvoir.

Engagé presque continument, depuis sa jeunesse, dans une


aventure ou une entreprise, Malraux ne s’est toutefois jamais
soucié de sa propre biographie. Au fond, il veut que ses vicissi-
tudes personnelles n’existent que par l’interprétation personnelle
qu’il en aura éventuellement donné. Il considèrerait sans doute
une biographie exacte (en supposant qu’on puisse la réaliser)
comme une espèce d’argument ad hominem*, destiné à mettre en
doute la représentation des événements qu’il offre dans ses
romans : une intrusion irritante et inutile dans ses affaires
personnelles. La réalité de son existence est, pour lui, dans les
mirages auxquels il a su donner une forme objective, non dans les
épisodes qui ont suscité ces mirages.
Cela est extraordinairement clair dans les mémoires que
Malraux a entrepris d’écrire et qu’il a intitulés justement
Antimémoires, c’est-à-dire le contraire de l’évocation de son
passé ; la reviviscence de ses mirages par l’évocation de ceux qui
en ont été les protagonistes, de Mao Zedong à De Gaulle.
Chacun sait cependant que la carrière d’André Malraux
commença en 1923 en Indochine où, étudiant en archéologie, il
était allé grâce à une bourse de l’École des langues orientales. Là-
bas, le démon de l’action le poussa d’une part à faire cause
commune avec un groupe d’étudiants annamites nationalistes,
de l’autre à monter une expédition dans la jungle du nord de
l’Annam, à la recherche des ruines de temples de l’époque
Khmer, dont il rapporta quelques bas-reliefs. Cette seconde aven-
ture fut le prétexte que saisirent les autorités françaises pour le
punir de la première : accusé de vol de propriété gouvernemen-

153
tale, il ne fut libéré que grâce au dévouement d’un groupe d’amis
et de sa première épouse qui réussirent, à Paris, à faire lever l’ac-
cusation.
L’épisode devait fournir la matière du deuxième roman de
Malraux, La Voie royale (1930). Mais il est révélateur en soi parce
qu’on y retrouve deux motifs inséparables de l’écrivain : l’indivi-
dualisme sans scrupules et la passion pour les causes collectives.
Plus tard, Malraux appellera « fraternité virile » le sentiment de
sa propre solitude dans l’engagement, au côté d’autres individus,
pour une cause commune.
Suivant l’impulsion de révolte qu’il avait éprouvée en
Indochine, Malraux alla en Chine en 1925, et il y resta deux ans.
Là, pour la première fois, il rencontra « l’histoire en acte » : la
révolution chinoise, ou plutôt la série d’insurrections liées à l’ar-
rivée de Tchang Kaï-Chek à la tête du Kuomintang, qui se termi-
nèrent d’une part par le massacre des communistes à Shanghai
en avril 1927, de l’autre par la formation de l’armée de marche de
Mao Zedong. De ces expériences naquirent Les Conquérants
(1928) et La Condition humaine (1933), qui ouvrent l’aventure de
Malraux communiste.
Ceux qui ont voulu classer Malraux parmi les « esthètes »
et les « égoïstes » ont aussi douté du sens de son adhésion
pendant quatorze années au communisme, soutenant qu’il aurait
pu, avec la même cohérence, se déclarer fasciste.
Il est indéniable qu’il y a en Malraux un esthète et un
égoïste. Mais jamais esthète ne s’est exprimé en termes aussi
purement intellectuels, et jamais égoïste n’a parlé aussi exclusive-
ment des autres plutôt que de lui. L’hypothèse selon laquelle il
aurait pu être fasciste est dénuée de sens. Le fascisme était préci-
sément dépourvu de ce que Malraux exigeait d’une cause pour
pouvoir y adhérer : le caractère universel, c’est-à-dire la possibi-
lité d’être pensée en termes d’histoire et de culture. Le fascisme,
pour lui, était impensable : voilà tout. Dire, d’autre part – comme
le firent beaucoup d’intellectuels de gauche –, que Malraux cher-
chait l’action pour l’action, et donc que son adhésion au commu-
nisme n’était pas sincère, est tout aussi faux. Aucun intellectuel
de sa génération n’a pensé l’action communiste aussi à fond que
Malraux ; et personne n’en a même donné une image plus
dramatique. Il est vrai cependant qu’il ne fut certainement pas,
qu’il ne pouvait certainement pas être un homme de parti.

154
À propos de Garine, le héros des Conquérants, il affirme :
« Si par bolchevik on entend un révolutionnaire, alors oui,
Garine est certainement un bolchevik. Mais si on entend un type
particulier de révolutionnaire qui, entre autres caractéristiques, a
celle de croire au marxisme, alors il n’est pas bolchevik. » On peut
donc dire que Garine n’est pas un communiste. Mais, quand ce
dernier déclare dans le roman : « Il n’y a qu’une raison qui ne soit
pas une parodie : l’emploi le plus efficace de sa force » ; quand il
proclame : « ma force vient de ce que j’ai mis une absence de
scrupules complète au service d’autre chose que mon intérêt
immédiat », Garine participe indubitablement de l’essence
du communisme. Aventurier ? Mais des aventures comme les
siennes engagent l’individu à fond. « Les gens qui veulent “lâcher
la terre” s’aperçoivent qu’elle colle à leurs doigts. » Non, Garine
est un individu qui a besoin de « l’histoire en acte », pas de celle
des idéologues : « l’esprit révolutionnaire ne peut naître que de la
révolution qui commence, de ceux pour qui la révolution est,
avant tout, un état de choses » – qui a une signification et tend à
un but universel.
Garine n’est pas un bolchevik. Le bolchevik, c’est
Borodine, « un grand homme d’affaires […] Un homme qui a
besoin de penser de chaque chose : “Peut-elle être utilisée par moi
et comment ?” » Garine obéit aux ordres de Borodine, mais il le
tient en piètre estime : « Il veut fabriquer des révolutionnaires
comme Ford fabrique des autos ! Ça finira mal, et avant long-
temps. » Ce qui est significatif, naturellement, c’est qu’en pensant
ainsi, c’est-à-dire en pensant exactement le contraire de Borodine
sur la nature de l’événement et sur la façon de conduire les
hommes, Garine lui obéit cependant. La raison en est que « chose
menée à bien doit avoir une fin » : la situation ne change pas si
elle est pensée différemment. Mais si la manière qu’ont les indi-
vidus de sentir et de penser leur situation n’a pas de réalité,
qu’est-ce donc qu’une situation réelle ? La réponse est : Borodine
a la force, et la force ne se discute pas. Jusqu’à L’Espoir, le compor-
tement de Malraux envers le communisme sera celui de Garine.
Le destin de la révolution chinoise, la « grande action »
dans laquelle sont engagés Garine dans Les Conquérants, Katov et
Kyo dans La Condition humaine, peut se résumer brièvement
ainsi : l’insurrection de Canton, organisée par Garine, est liée au
grand boycottage de Hong Kong, qui menace les intérêts vitaux

155
de l’empire anglais en Orient. Les forces décisives derrière les
événements sont Tchang Kaï-chek d’une part, le Komintern de
l’autre. La révolte est essentiellement une révolte contre l’impé-
rialisme étranger. Les Japonais suivent les événements avec grand
intérêt, mais l’intervention de la Russie et du Komintern n’est pas
moins préoccupante pour eux que pour les puissances occiden-
tales. Quant aux communistes qui sont sur place et agissent dans
« le moment présent », ils pensent pouvoir transformer la situa-
tion en une révolution prolétarienne. De Canton, Tchang Kaï-
chek marche sur Shanghai, qui est aux mains du comité
révolutionnaire : quand, de victoire en victoire, il en arrive à
devoir décider s’il doit livrer bataille aux puissances occidentales
ou gagner leur confiance en abandonnant les communistes, il
choisit cette seconde alternative et massacre les communistes. De
son côté, Staline a ordonné aux communistes de rester alliés avec
Tchang à n’importe quel prix parce que c’est lui le vainqueur et
que l’État soviétique a intérêt à empêcher que les Japonais soient
les seuls à profiter de l’arrivée de Tchang au pouvoir.
Dans ces conditions, il est clair que les communistes de
Canton et de Shanghai sont des victimes désignées et rien
d’autre : leur rêve de révolution est un pur mirage. Mais les
hommes impliqués dans l’événement jour par jour pouvaient-ils
savoir ce qui semble si clair après l’événement ? La réponse de
Malraux est « oui ». Seulement, ils étaient appelés à agir dans
une situation particulière, contraints à rester désespérément
obéissants aux émissaires du Komintern, dont ils jugeaient
pourtant la stratégie désastreuse. Garine n’est pas un rêveur
désespéré : il critique Borodine parce que sa tactique ne lui
semble pas réaliste, pas parce qu’elle est fondée sur une raison
d’État indifférente au destin de l’entreprise qui lui tient à cœur ;
que Borodine les considère, lui et les ouvriers chinois, comme des
pions dans un jeu qui les dépasse lui semble parfaitement
normal. Garine, en somme, est un trotskiste qui reste dans la
ligne. Dans La Condition humaine, Kyo pense des ordres de
Moscou exactement ce qu’en pense Garine et il le dit avec des
mots encore plus explicites : « Les bleus donnent aux bourgeois
ce qu’ils leur promettent, et nous ne donnons pas aux ouvriers ce
que nous promettons aux ouvriers […] Nous nous ferons tous
massacrer, sans même maintenir la dignité du Parti. »

156
Pourtant, il faut agir. Il faut parier*. Pourquoi ? Parce que,
répond Malraux, on ne se retire pas d’une action dans laquelle on
est engagé ; se retirer signifierait reconnaître qu’on a joué un rôle,
qu’on est un comédien et non un homme. Pour un homme, la vie
ne peut être un jeu dans lequel l’individu change les règles selon
son bon plaisir. Mais est-ce la véritable question ?, pourrait-on
répliquer ; n’est-ce pas plutôt que les règles que l’individu peut
s’imposer sont bien peu de chose devant la vie, et que s’obstiner
à les observer ne change rien au rôle que l’on y a effectivement
joué ? On peut mourir tragiquement et cependant n’avoir été
qu’un comédien. Dans tous les cas, en admettant même que
Garine et Kyo n’aient d’autre choix qu’accomplir jusqu’au bout la
mission qu’ils se sont donnée, ce que nous voudrions savoir
d’eux est ce que devient leur doute. Nous voudrions, autrement
dit, connaître la suite de leurs pensées : qu’ils pensent jusqu’au
bout leur situation, pas seulement qu’ils aillent jusqu’au bout de
leur action.

Or c’est précisément ce que les héros de Malraux refusent.


L’action – le fait – coupe court aux pensées, non par l’effet d’un
raisonnement logique mais par la volonté du démon auquel ils se
sont voués : la force obscure à laquelle ils ont cédé une fois pour
toutes au moment où ils ont choisi leur place dans l’histoire.
Chez Garine, cette force est la passion pour l’efficacité et le
pouvoir. Chez Kyo, elle est plus indéterminée, mais aussi plus
significative : c’est l’émotion dans l’histoire en acte.
Garine a des doutes radicaux sur la tactique du
Komintern. Mais les doutes ne l’empêchent pas de faire traduire
en justice le terroriste Hong et empoisonner Tcheng, l’intellec-
tuel modéré : il entend éliminer tout obstacle à un triomphe
communiste dont, par ailleurs, il sait qu’il est mis en question par
la politique même dont il se fait l’exécutant. Évidemment, il
n’obéit ainsi à aucune raison pratique ou historique : il se
contente d’offrir simplement des victimes sacrificielles à un fé-
tiche qu’il appelle « victoire ». Sa conscience est infestée de
pensées « trotskistes », mais ses actes annoncent déjà les terribles
commissaires de Staline qui, en Espagne, allaient faire du mas-
sacre de leurs adversaires politiques un dogme auquel tout autre
critère, et surtout la raison pratique, devrait céder. Ainsi, en ce
qui concerne la vérité, Hong est dans le vrai quand, à Borodine

157
qui lui dit : « La révolution […], c’est payer l’armée », il répond :
« Alors, ce n’est pas du tout digne d’intérêt. » Et Tcheng Daï aussi
quand il déclare à Garine : « J’aime à lire des contes tragiques
[…] ; je n’aime pas à en contempler le spectacle dans ma propre
famille. […] Je dirais que je ne puis voir sans regret mes compa-
triotes transformés… en cobayes… »
Lorsqu’après une discussion avec l’émissaire de Moscou,
Kyo va prendre sa place dans l’insurrection qu’il sait condamnée,
voici ce qu’il pense : « Moscou et les capitales d’Occident enne-
mies pouvaient organiser là-bas dans la nuit leurs passions oppo-
sées et tenter d’en faire un monde. La Révolution avait poussé sa
grossesse à son terme : il fallait maintenant qu’elle accouchât ou
mourût. […] une grande dépendance pénétrait Kyo, l’angoisse
de n’être qu’un homme, que lui-même. » Cela revient à tomber à
genou devant un Dieu subitement révélé : le nouvel Allah, le Dieu
de l’Histoire qui se prépare à flageller la terre. En effet, Kyo pense
aux « musulmans chinois qu’il avait vus prosternés dans les
steppes de lavande brûlée, hurler ces chants qui déchirent depuis
des millénaires l’homme qui souffre et qui sait qu’il mourra. »
Mais, dirait Voltaire, la brûlure de cet ange ne nous guérit pas*.
Entre la conscience de l’individu Kyo et sa soumission soudaine
au Dieu de l’Histoire, il y a un espace vide.
Les romans de Malraux sont tout à fait particuliers : l’ac-
tion (fait ambigu et opaque entre tous) est montrée et analysée
avec une véhémence telle qu’ elle en devient immatérielle et
transparente, s’identifiant presque au fonctionnement de l’intel-
ligence qui l’observe. Pour dramatiques qu’ elles soient, les
descriptions de violence et de mort ne constituent pas l’origina-
lité de l’écrivain : ce qui le caractérise est la décision de montrer
le mécanisme de l’action en mouvement, avec les idées qui en
définissent (et en mettent en question) le sens.
Dans un essai sur Choderlos de Laclos, Malraux a écrit que
les personnages de Laclos annoncent ceux de Balzac, Stendhal et
Dostoïevski en tant qu’« ils accomplissent des actes prémédités, en
fonction d’une conception générale de la vie. » On ne pourrait
mieux dire pour définir Malraux romancier. Tout en lui est
prémédité : au fond, Garine, Hong, Tcheng Daï, Kyo, Gisors et
leurs comparses ne représentent pas tant des manières diffé-
rentes de vivre qu’une certaine idée, immuable, des aspects
fondamentaux de l’événement historique. Le conflit entre le

158
communiste, l’anarchiste et le sage en recouvre un autre, plus
radical, entre l’individu qui accepte les lois d’airain de l’action,
celui qui les refuse précisément au nom de l’impulsion qui le
pousse à agir et, enfin, l’intellectuel qui, comme Tcheng Daï,
« n’est capable que d’une sorte d’action particulière, de celle qui
exige la victoire de l’homme sur lui-même. »
Chez Malraux, comme chez Stendhal et Tolstoï, le rapport
entre l’individu et l’événement est de nature paradoxale. Qui
prétend en avoir la préscience, comme le marxiste, lui paraît tout
simplement un pédant. Il admire en revanche celui qui entend le
dominer par la résolution et il pense qu’un tel homme possède
une science supérieure. Ainsi, le Garcia de L’Espoir est-il supé-
rieur aux anarchistes parce qu’il déclare sans ambages : « Dans
des circonstances comme celles-ci, je m’intéresse moins aux
raisons pour lesquelles les hommes se font tuer qu’à leurs
moyens de tuer leurs ennemis. » Dans le même roman, le général
communiste Manuel apparaît auréolé de grandeur morale parce
qu’il n’hésite pas à assumer la responsabilité de châtier, au hasard,
deux soldats disparus : c’est un geste « exemplaire », qu’exige la
nécessité urgente d’imposer la discipline aux volontaires des
milices populaires.
Comment pourra-t-on jamais démontrer qu’une volonté
résolue se trompe tant qu’elle n’échoue pas ? Où s’arrêtera la
résolution sinon devant la victoire, ou la défaite ? Mais quel sens
aura la victoire, si la volonté de vaincre a détruit l’une après
l’autre les raisons de combattre ? Et que restera-t-il de la défaite,
si on ne sauve même pas la « dignité » de la cause ?
Quand arrive la défaite, Malraux se retrouve dans l’obscu-
rité complète. L’espérance ou la plainte seraient également futiles.
Il n’y a place que pour un ultime éclair d’humanité : le geste de
Katow, dans La Condition humaine, qui offre à ses deux cama-
rades le cyanure qui lui aurait épargné le supplice d’être brûlé vif.
Parce qu’il a voulu représenter de grands drames de notre
époque tels que la révolution chinoise ou la guerre civile espa-
gnole, Malraux a été un poète des défaites. En cela, pourrait-on
dire, il n’a fait que témoigner de ce qu’il a vu. Mais il y a sans
doute plus : la façon dont ses héros affrontent les événements a
pour terme logique la défaite. Ils se dressent contre tout ce qui, à
notre époque, représente la force dominante (empires, raison
d’État, intérêts établis) et prétendent vaincre en appliquant à

159
leur cause – celle d’une justice idéale, non de la force – les critè-
res de la force et de la raison d’État. Dès lors, ils se sont déjà
rendus à l’ennemi, c’est-à-dire à la force supérieure des méca-
nismes de puissance qui, effectivement, gouvernent le monde.
S’ils pouvaient vaincre, leur victoire n’aurait pas de sens : ils
resteraient tout de même prisonniers du « destin sanglant » dont
ils ont contribué à accélérer l’inertie. Ces rebelles commencent
leur révolte en se conformant au monde dans lequel ils sont nés :
le monde sans espérance issu de la guerre de 1914-1918, dans
lequel on ne peut plus croire à une histoire gouvernée par la
volonté raisonnable, c’est-à-dire à une force qui puisse être
contenue dans l’orbite humain et ne soit pas purement destruc-
trice, nihiliste.
Ce monde, et l’absurdité de cette rébellion, les romans de
Malraux les représentent de manière extrême et lucide. Mais ils
soulèvent aussi, avec passion, le problème du destin de l’homme
dans l’histoire : de ce qui reste de l’homme, et dure à travers l’his-
toire. Telle est, aujourd’hui, la véritable originalité de ces romans :
la dialectique de Malraux transcende les idéologies du temps
pour scruter leur fond existentiel.
Quels étaient les motifs intellectuels de l’adhésion de
Malraux à l’idée du communisme, entre 1925 et 1939 ?
Le plus important était sans doute celui de la « fraternité
virile ». Dans la mesure où il était « lutte révolutionnaire », le
communisme, selon Malraux, restituait à l’individu, que l’égo-
centrisme bourgeois avait rendu stérile, la « fertilité » : ce senti-
ment fondamental d’appartenir à une certaine époque, à un
certain lieu, à un certain milieu humain sans lequel ne peuvent
exister des normes authentiques de conduite ni, surtout, la possi-
bilité d’avoir une claire conscience de soi. Les racines psycholo-
giques de cette idée se trouvent peut-être dans les mots qui sont
prêtés à Kyo, le héros de La Condition humaine : « Les hommes
ne sont pas mes semblables, ce sont ceux qui me regardent et me
jugent, mes semblables sont ceux qui m’aiment et ne me re-
gardent pas, qui m’aiment contre tout. » La « fraternité virile » est
un rapport humain débarrassé de sentimentalisme, au-dessus de
tout soupçon, par lequel l’individu se sent encouragé et « fertile »
parce qu’il comprend que les autres, tout en respectant sa soli-
tude (et donc sa liberté), lui offrent une confiance sans réserve.

160
Telle est, selon Malraux, la relation sociale idéale. À l’op-
posé, il y a l’individualisme bourgeois dans lequel l’individu
(comme le capitaliste Ferral dans La Condition humaine) est
prisonnier d’un vil narcissisme et, ne réussissant pas à voir en
l’autre que le reflet de lui-même, est condamné soit à utiliser son
semblable comme un instrument, soit à se faire esclave de
l’image qu’il s’est construite de son propre semblable.
Fondée, en somme, sur une communauté de nature mili-
tante, sinon militaire, la « fraternité virile » exprime une société
contrainte, non spontanée : elle ne peut être fertile qu’à l’inté-
rieur des limites tracées par la nécessité de l’action violente. Il
n’en reste pas moins que Malraux sort résolument des apories de
l’individualisme traditionnel pour envisager la « fertilité » de l’in-
dividu comme un problème de communauté et de communica-
tion vitale.
Quant au communisme et à l’Union soviétique, Malraux
était prêt à les accepter comme des « situations », en aucun cas à
admettre que cela signifiait adopter l’idéologie officielle. D’où
l’attaque qu’au Congrès des écrivains soviétiques à Moscou en
1934, il n’hésita pas à lancer contre le « réalisme socialiste » et
contre l’idée même selon laquelle l’artiste devrait obéir à une
ligne : « L’art, déclara-t-il, n’est pas une soumission, c’est une
conquête… » Si « le marxisme c’est la conscience du social, la
culture, c’est la conscience du psychologique. » En art, le refus de
la psychologie conduit à un individualisme parfaitement
absurde. « Car tout homme s’efforce de penser sa vie, qu’il le veuille
ou non ; et le refus du psychologique signifie concrètement que
celui qui aura le mieux pensé sa vie, au lieu de transmettre son
expérience aux autres, la gardera pour lui. » Psychologie est, à ses
yeux, la découverte que la vie ne coïncide pas avec les idées
auxquelles nous arrivons par un raisonnement logique :
« Lorsqu’un héros de Tolstoï qui marche dans la nuit glacée
découvre que le froid détruit son amour, lorsque Raskolnikov
découvre que le meurtre dont il attend la puissance lui apporte la
solitude, que font les deux romanciers ? Ils substituent un fait
empirique à un fait logique.»
Mais Malraux n’en refusait pas moins énergiquement
« l’individualisme artistique », postulat de la tradition littéraire
française après Flaubert. « Flaubert – écrivait-il dans la préface au

161
Temps du mépris en 1935 – mettait l’artiste au-dessus du saint et
du héros [mais il ne créait] que des personnages étrangers à sa
passion […] Ce n’est pas la passion qui détruit l’œuvre d’art, c’est
la volonté de prouver. […] Individualisme d’artistes, préoccupé
surtout de sauvegarder le “monde intérieur”, et fondé seulement
lorsqu’il s’applique au domaine du sentiment ou du rêve […] Le
problème fondamental de la personne vivante, c’est de savoir de
quoi elle entend se nourrir. »
Ce que Malraux attendait du communisme n’était pas « le
passage du règne de la nécessité à celui de la liberté », mais une
rédemption apocalyptique de la culture occidentale. Dans un
discours tenu au secrétariat général de l’association des écrivains
pour la diffusion de la culture à Londres en 1936, il résumait la
mission du communisme en ces termes : « Il s’agit pour chacun
de nous de recréer dans son domaine propre, par sa propre
recherche, pour tous ceux qui cherchent eux-mêmes, l’héritage
de fantômes qui nous environne ; – d’ouvrir les yeux de toutes les
statues aveugles – et de faire, d’espoirs en volontés et de
Jacqueries en Révolutions, la conscience humaine avec la douleur
millénaire des hommes. »
Mirage épique. À travers le communisme, Malraux pour-
suivait son rêve fumeux d’une Puissance et d’une Espérance
réunies en une seule force active comme, dans la vision d’Isaïe, le
lion et l’agneau pascal paissent ensemble dans le même pâturage.
Il fallait pour cela qu’il ignorât délibérément la réalité du
régime stalinien, le philistinisme radical de la discipline commu-
niste, tout ce que comporte enfin, dans les temps modernes,
l’idée même d’un pouvoir totalitaire. Vu que le rêve était intellec-
tuellement possible, la réalité ne comptait pas. Sur un point
cependant Malraux ne transigeait pas : la défense de la qualité
intrinsèque de l’expérience – l’art étant, à ses yeux, le plus
sublime symbole de cette expérience. Quand le mirage du
communisme se sera évanoui, c’est dans l’art qu’il verra la forme
privilégiée de l’énergie humaine : une « conquête » supérieure à
toute autre parce que uniquement sujette à sa propre nécessité et
en lutte contre la force véritable et dernière, le Destin, tel qu’il se
reflète dans les profondeurs de la conscience.
Malraux se détacha du communisme en 1939, au moment
du pacte entre Staline et Hitler. Avant le pacte, il y avait eu
l’Espagne. Là avait commencé « l’angoisse mortelle » de la gauche

162
européenne et là aussi, malgré les apparences, Malraux s’était
pour la première fois trouvé mal à l’aise dans la logique du stali-
nisme. Personnellement, il avait accepté la ligne communiste en
Espagne, la considérant en phase avec les nécessités suprêmes de
la guerre, prenant encore une fois parti pour la plus grande force
au moment où il se mettait du côté du plus faible. L’Espoir (1938)
est un livre dense et hésitant : la dialectique de Malraux n’y est
plus aussi lucide, aussi assurée que dans les deux autres romans.
Les raisons de l’efficience impérieuse y sont continuellement
invoquées, mais elles ne parviennent pas à donner l’impression
que l’événement en est éclairé et dominé. De fait, les meilleurs
passages du livre sont ceux où est décrite « l’apocalypse », c’est-
à-dire la furie désordonnée et héroïque de l’insurrection popu-
laire. Il y a trop de personnages, trop d’épisodes dans le roman ;
et ils donnent l’impression d’un événement anonyme et collectif,
que personne ne dirige. L’opposition entre le communiste,
l’anarchiste et l’intellectuel qui, dans les précédents romans, était
montrée avec tant d’aplomb, paraît ici floue, non aboutie. Les
personnages eux-mêmes semblent conscients que les faits sont
trop nombreux et contrastés pour être assujettis à une logique
impérieuse. La formule la plus définitive est sans doute celle que
prononce l’intellectuel Alvear : « Un homme n’engage dans une
action qu’une part limitée de lui-même ; et plus l’action se
prétend totale, plus la part engagée est petite. »

Le dernier roman de Malraux, Les Noyers de l’Altenburg


(1945) est la première partie d’une série qu’il n’a pas encore écrite
et qui devrait avoir pour titre La Lutte avec l’ange. Le livre n’a
aucun fil conducteur idéologique, sinon une discussion entre un
groupe d’intellectuels sur « l’essence de l’homme ». « L’essence de
l’homme », c’est-à-dire l’énigme qui distingue l’Histoire de la
myriade d’histoires dont elle est tissée. Le narrateur, un Français,
a été fait prisonnier pendant la défaite de 1940, comme l’auteur.
Autour de lui, ses compagnons français, arabes, sénégalais, sont
affamés et glacés, ils écrivent des lettres à leurs familles, fa-
briquent des mythes grotesques sur les aventures de la guerre.
Comme le Kassner du Temps du mépris (mais pas seul dans une
cellule comme lui), le protagoniste est contraint à la contempla-
tion inactive : « Écrivain – se demande-t-il–, par quoi suis-je
obsédé depuis dix ans, sinon par l’homme ? Me voici devant la

163
matière originelle… » Il se souvient de son père, un intellectuel
alsacien qui, après l’échec d’une étrange aventure en Turquie,
était revenu en Europe à temps pour devenir officier dans l’armée
allemande pendant la Première Guerre mondiale. Ce dernier
avait ramené des tranchées le souvenir de deux expériences
cruciales : d’abord la nausée qui l’avait saisi devant les agisse-
ments d’un officier allemand pour contraindre un jeune garçon
à révéler l’identité d’une espionne, probablement sa mère ; puis
la première attaque à l’ypérite des Allemands sur le front russe.
La scène est précédée d’une description de la « matière origi-
nelle » : les soldats qui auront le devoir d’« exploiter » les effets
du gaz sur l’ennemi. Comme les prisonniers de 1940, ils se racon-
tent des histoires obscènes, jouent aux cartes, inventent autour de
la guerre. Le gaz est lancé : l’infanterie allemande envoyée à l’as-
saut. Pendant quelques instants, le paysage demeure vide et silen-
cieux ; puis, d’une terre sur laquelle la nature même, herbe et
arbres, a été monstrueusement massacrée, se dressent quelques
silhouettes errantes, suivies d’autres, toujours plus nombreuses,
jusqu’à ce que l’horizon soit couvert de soldats allemands qui
reviennent vers la tranchée, chacun portant sur ses épaules un
soldat russe brûlé.
L’horreur était trop grande : la guerre s’est disloquée sous
le poids de la compassion. L’officier aussi a ramassé un ennemi
martyrisé avant de se rendre compte qu’il a été lui-même empoi-
sonné : « Il ne lui restait qu’une haine hagarde contre tout ce qui
l’avait empêché d’être heureux. »
Le pathos* de cette scène ne vient toutefois pas de la pitié :
il vient du sentiment apocalyptique d’une humanité qui tombe
dans l’inhumain. Le livre fut écrit avant Hiroshima ; mais c’est à
Hiroshima que l’on pense inévitablement en lisant ces pages. On
revient ensuite au camp de prisonniers, en 1940. Nous apprenons
ce qui est arrivé au protagoniste avant sa capture : le groupe de
chars avance dans la nuit ; celui dans lequel il se trouve verse dans
un fossé ; à l’aube, les soldats se retrouvent dans un village aban-
donné. Meules de pailles, charrues, puits rappellent la Bible et le
Moyen Age, deviennent symboles des travaux et des jours ; le
sourire d’une vieille annonce « la découverte d’un secret simple
et sacré ».
Simple peut-être, mais générique. Retour à l’humanisme ?
Fin des miracles épiques ? Libération du démon de l’Histoire ?

164
Peut-être. Mais il est difficile de ne pas voir qu’entre Malraux et
le « moment présent », le fait particulier, demeure cette distance
infinitésimale et décisive qui sépare Achille de la tortue dans le
paradoxe de Zénon. Le « secret simple et sacré » pourrait être la
terre des pères, la France, c’est-à-dire l’idée qu’aucun événement
historique ne peut altérer l’essence de l’homme. La « découverte »
est ambiguë : un fait privé. Ce que nous ne pouvons cependant
pas croire, c’est que le sourire d’une vieille paysanne contienne la
réponse à l’interrogation transcendantale de Malraux. Qui, en
effet, peut combler la distance entre l’Histoire et l’homme, entre
l’imperfection de l’homme contemporain et le devoir de
« restaurer la structure et la vigueur de la civilisation occiden-
tale ? L’homme est incapable de se sauver de lui-même : il a
besoin d’une rédemption, ou d’un rédempteur.
De là naît peut-être le dernier rêve de Malraux : celui du
« héros libéral », dont il parla dans un entretien avec James
Burnham en 1946. Le héros libéral unit force de volonté et réso-
lution à la conscience de la noblesse essentielle de l’homme et au
respect pour les valeurs de culture ; donc il méprise l’opportu-
nisme changeant du politique libéral : « Croire aujourd’hui
qu’une structure politique libérale puisse sauvegarder la liberté
est pure folie. » L’exemple de « héros libéral » que Malraux
donnait à Burnham était T.E.Lawrence, soldat d’aventure, ascète
de l’action et grand intellectuel. Mais, derrière Lawrence, se dessi-
nait naturellement la silhouette du général De Gaulle. Il faut se
fier à la volonté libérale de « l’homme prédestiné ». En définitive,
l’argument le plus fort de Malraux en faveur du gaullisme est le
même que celui qu’il donnait en faveur du communisme : il n’y
a pas d’autre force capable d’accomplir ce qui doit l’être. Il faut
parier*.

Dans Esthétique du cinéma (1946), Malraux étudie la


recherche du mouvement dans l’art baroque et déclare, en une de
ses formules fulgurantes : « Ce qu’appellent les gestes de noyés du
monde baroque, écrivait-il, n’est pas une modification de
l’image, c’est une succession d’images […], le cinéma. »
L’aspiration au mouvement dynamique et le cinéma sont, à leur
tour, mis en rapport avec le « besoin fanatique de l’Objet, essen-
tiel à l’Occident et lié à sa conquête politique du monde. »

165
Voici donc l’art baroque et le cinéma situés dans cette
vision de l’histoire qui faisait affirmer au jeune romancier que
l’Occident est « soumis à l’épreuve du geste ». L’impulsion « ciné-
matique » qu’il attribue au baroque, il en est lui-même possédé et
elle le mène, naturellement, à l’action politique et guerrière. Mais
l’action sur les hommes, avec les hommes, pour dominer les
hommes relève du hasard et de la fatalité : celui qui cherche une
synthèse des valeurs, le secret ultime de l’Histoire, en arrive inévi-
tablement à reconnaître que le règne de l’action est aussi celui de
l’absurde. Alors, entre l’épreuve irrationnelle de l’acte et la
volonté de fuir les ambiguïtés de la pensée pure, il trouvera peut-
être une norme qui délivre le monde du non-sens, une norme
entre vérité et mirage, pensée lucide et tentations démoniaques :
dans une zone intermédiaire qui tient à la fois de l’idée abstraite,
du rêve et de l’action intelligente sur la matière, du mouvement
et de l’immobilité. La forme plastique, la création artistique.
C’est en ce sens que l’on peut parler de l’esthétisme de
Malraux, qui n’a rien à voir avec le goût des apparences : c’est le
degré ultime de sa passion intellectuelle, et de la volonté de
conquête qui ne cesse de l’aiguillonner. L’art lui apparaît comme
la forme pure – purement individuelle – de l’action, la manière
la plus noble qu’ait l’homme de témoigner de la qualité et des
valeurs qui sont en jeu dans son histoire. Comprendre l’aventure
de l’art, se rendre maître des lois de son mouvement après avoir
vécu l’aventure de l’Histoire, lui semble l’accomplissement natu-
rel de son œuvre. Dans son discours, l’aventure de l’art à travers
le temps semble une décoration baroque singulière, démesurée,
qui représenterait la lutte entre l’Homme et le Destin.
De 1946 à 1958, Malraux est resté enfermé dans le monde
de l’art universel. Pendant ces douze années, il a écrit les mono-
graphies sur Goya et Vermeer, Les Voix du silence, Le Musée de la
sculpture mondiale et la première partie de La Métamorphose des
dieux : une œuvre formidable et fascinante par la prolifération
continue des idées, la mobilité extrême des approches et des
rapprochements, le mouvement vertigineux, enfin, dans lequel
sont entraînés styles, formes, figures, créations et créateurs de
tous les temps et de toutes les civilisations. Le projet, absolument
novateur, de Malraux a été de recueillir et interpréter l’héritage
artistique de l’humanité selon la perception que nous pouvons en
avoir nous, hommes du vingtième siècle.

166
La thèse principale est que nous autres modernes sommes
les premiers dans l’histoire à être conscients de tout le passé de
l’art et de tous les styles, et par conséquent aussi de la relativité
des formes et des styles. D’une part, donc, nous nous trouvons
sans boussole, sujets aux tentations les plus arbitraires ; mais de
l’autre, nous sommes (pour la première fois depuis les Grecs)
libres de créer nos formes, voire de restaurer le sens de la forme
et des structures. Ce que Malraux appelle le « musée imagi-
naire » est précisément le lieu où l’éclectisme de l’amateur d’art
et le préjugé classique selon lequel était ordonné le musée de
jadis deviennent impossibles. Vient ensuite le problème de l’art
en soi et pour soi, et de ce que l’homme a voulu et veut exprimer
à travers l’art. Au-delà des civilisations de jadis, dans un temps et
un lieu donnés, se pose donc, pour la première fois, le problème
de la Civilisation.
De La Tentation de l’Occident à L’Espoir, la question de
l’art et l’insatisfaction causée par l’esthétisme qui imprègne les
discours contemporains sur l’art ont toujours été présents dans
l’œuvre de Malraux. À l’origine des Voix du silence, on trouve
cette idée exprimée par un des personnages de La Voie royale :
« La valeur essentielle accordée à l’artiste nous masque l’un des
pôles de la vie de l’œuvre d’art : l’état de la civilisation qui la
considère. On dirait qu’en art le temps n’existe pas. Ce qui m’in-
téresse, comprenez-vous, c’est la décomposition, la transforma-
tion de ces œuvres, leur vie la plus profonde, qui est faite de la
mort des hommes. »
Montrer comment le temps – le fait que l’homme dans le
temps se connaît mortel, secret ultime du démon de l’Histoire –
agit dans l’art est l’objet des Voix du silence et de La
Métamorphose des dieux. Mais le temps est nécessairement
reprise du passé dans le présent en fonction d’un avenir qui déjà
conditionne le présent : l’histoire de l’art de Malraux veut être
une description de notre situation devant l’art universel – de la
façon dont nous ne pouvons pas ne pas penser l’héritage artis-
tique du passé et l’art même – et non une histoire objective : « Ce
livre – écrit l’auteur dans l’introduction –, n’a pour objet ni une
histoire de l’art […], ni une esthétique ; mais bien la significa-
tion que prend la présence d’une éternelle réponse à la question
que pose à l’homme sa part d’éternité – lorsqu’elle surgit dans la

167
première civilisation consciente d’ignorer la signification de
l’homme. »
Le point de départ de l’interrogation est l’art moderne,
dont Malraux situe la naissance autour de 1860 : la situation de
l’homme moderne telle qu’elle apparaît reflétée dans son art, son
effort pour affronter le monde des conventions et des canons, en
termes de pure volonté d’art. Que signifie « volonté d’art » ? Cela

6
signifie, répond Malraux, « la volonté initiale de l’artiste
moderne [de] « tout soumettre à son style, et d’abord l’objet le
plus brut, le plus nu. Son symbole, c’est la Chaise de Van Gogh. »
Mais cette volonté de contrôler le réel et d’imposer au monde
des apparences la rigueur d’un style cache à son tour une volonté
démoniaque de détruire toute forme plutôt que céder à la tenta-
tion trompeuse des formes extérieures ; les artistes savent désor-
mais que tout accord de l’homme avec lui-même ou avec le
monde est un leurre. « L’accord de l’homme avec lui-même est
devenu le mensonge, l’infamie qu’il faut anéantir. De Cézanne
aux surréalistes, le peintre moderne est fanatique… » Les ar-
tistes désirent tous les mondes possibles, « tous, à l’exception de
celui qui leur est imposé. » Et la disparition du monde signifie
justement l’émergence de l’obscur et du démoniaque, non d’une
forme supérieure. « De la guerre, démon majeur, aux complexes,
démons mineurs, la part démoniaque, présente plus ou moins
dans tous les arts barbares, rentrait en scène. Son domaine est
celui de tout ce qui, en l’homme, conspire à le détruire ; les
démons de Babylone, de l’Église, de Freud et de Bikini ont le
même visage […] Le diable […], qui peint de préférence à deux
dimensions, est le plus éminent artiste des méconnus
d’hier. Mourante ou non, à coup sûr menacée, l’Europe, toute
chargée des résurrections qu’elle embrasse encore, semble se
penser moins en mots de liberté qu’en termes de destin. »
À peine a-t-il écrit cela que Malraux cherche à démontrer
l’opposé, c’est-à-dire l’existence, dans l’histoire de l’art considé-
rée selon la perspective du goût moderne, d’une impulsion clas-
sique : « Une simplification humblement impérieuse, la même
qui fit l’autorité de Cézanne et la résurrection de Bach, unit les
œuvres de Piero della Francesca, du Greco, de La Tour, de
Vermeer et de Goya au fronton d’Olympie, aux figures rupestres
de la Chine, aux sculptures romanes […] dans un style
commun : et ce style, surgi, salué, reconnu en même temps que

168
la renaissance barbare, est peut-être le plus grand style qu’ait
défendu l’Occident. »
Cependant, Malraux ne peut croire à l’existence d’un
canon quelconque : pas même à celui-ci, d’un éclectisme
d’ailleurs discutable. Ce qu’il veut, c’est introduire dans l’histoire
de l’art un tel mouvement de thèmes, d’oppositions, de points
de vue inattendus que la notion même de classicisme devienne
impensable. Les trois fondements de son discours – le « musée
imaginaire » ; l’art qui naît de l’art, pas de la réalité ; l’idée que si
7

l’art naît de l’art, sa nécessité ne provient pas de lui-même mais


de l’état du monde et de la conscience que l’homme est mortel –
ont précisément pour fonction de préserver, dans cette multipli-
cité innombrable des perspectives, une tension permanente vers
le futur.
Quel futur ? Dans La Métamorphose des dieux, le terme
ultime de la recherche de Malraux est la découverte du véritable
visage du temps. Il tente de le repérer dans le mouvement qui
conduit de l’horreur du sacré et de l’informe, qui subjugue
l’homme devant les forces obscures du cosmos et la violence de
l’histoire, au « divin ». Dans le « divin » (grec, romain et
gothique, mais aussi indien) s’exprime la tentative de donner au
sacré un visage reconnaissable – dans lequel l’horreur s’apaise et
l’homme apparaît libre, dressé devant les figures des dieux qu’il
a modelées : non plus écrasé par le chaos mais situé dans un
cosmos qui le transcende. Quand les dieux mourront, il restera
à l’artiste la « volonté de style », propre à l’art moderne depuis
Michel-Ange. Mais dans cette volonté – dans la solitude de l’in-
dividu devant le monde et dans le refus des formes acquises
qu’elle exige – se dessine déjà la force qui vient subjuguer à
nouveau les hommes : le sacré. L’art contemporain n’a pas de
sens, ou plutôt, il exprime l’impossibilité dans laquelle nous
sommes encore de donner un visage à ce sacré, de l’expérimen-
ter autrement que comme informité et négation. Pourtant, il y a
aussi en lui le besoin, le projet presque, d’un nouvel ordre à
imposer au monde sensible, d’un sentiment naissant du divin ;
ou, si on veut, d’un classicisme futur. L’histoire de l’art apparaît
donc comme un « éternel retour » : une « métamorphose des
dieux » récurrente.
Telle est la réponse que Malraux arrache au monde de
l’art. Son discours vaut pour le frémissement continuel d’idées

169
qui l’agite, pour le grand souffle qui le traverse : il est, surtout, le
premier discours sur l’art qui reprend les considérations de
Baudelaire sur le « moderne » en les portant à leurs consé-
quences extrêmes et en les dramatisant dans une vision histo-
rique. Il soulève plus de questions qu’il n’en résout. Malraux ne
peut résoudre : il ne peut que trancher superbement des nœuds
gordiens qui se reforment aussitôt. Dans le monde de l’action,
dans celui de l’art, ce qu’il cherche est une réponse, mais ce qu’il
nous laisse à la fin est une interrogation, et les interrogations que
son interrogation suscite. Il incarne, mieux qu’aucun de nos
contemporains, la figure qui semble avoir pris la place du sage et
du saint : l’intellectuel, l’homme possédé par l’ambition de
penser l’histoire en acte autant que d’en influencer le cours.
Si – comme Malraux le dit à propos de l’art moderne –
« le diable peint de préférence à deux dimensions », l’intellectuel
contemporain est condamné à répéter sans cesse la tentative
d’accorder les deux réalités inconciliables que sont la pensée
théorique et l’action efficace. Il ne peut ni s’arrêter à une vérité
simple, ni renoncer à donner des réponses qui prétendent à
chaque fois à l’absolu du vrai. Sa vérité est toujours ambiguë, son
ambiguïté toujours péremptoire. L’obsession de l’histoire
actuelle, et du rôle qu’il ambitionne d’y tenir, l’enferme dans un
cercle magique où la pensée devient une forme imaginaire d’ac-
tion, et l’action une forme imaginaire de pensée.

170
PASTERNAK ENTRE LA NATURE
ET L’HISTOIRE

Edmund Wilson considère Le Docteur Jivago comme un


poème épico-élégiaque plutôt que comme un roman. Émanant
d’un critique littéraire américain russophone, le jugement est
convaincant et, en effet, même traduite, l’histoire de Pasternak
donne l’impression d’avancer au rythme d’un poème dans lequel
les événements semblent suspendus hors du temps ordinaire, qui
est la dimension propre du roman. L’écrivain chante plus qu’il ne
raconte et paraît moins à son aise dans les parties de l’œuvre où
il s’astreint à un récit minutieux. La représentation et la différen-
ciation des caractères ne sont pas son fort ; il préfère le raccourci
évocateur, l’image d’un fait ou d’un moment, saisie et fixée dans
sa plus grande vibration lumineuse, si l’on peut dire. Les
réflexions de l’auteur sur la signification des événements dont il
parle sont mi-visionnaires mi-sentencieuses : ce sont des
commentaires plus déclamés que raisonnés.
Pourtant, Pasternak considérait Le Docteur Jivago comme un
roman, ce qu’il est en effet, non seulement parce qu’il est écrit en
prose, mais parce qu’il répond au critère premier du romanesque :
se proposer de raconter la « véritable histoire » d’une société
donnée à une époque donnée.
Dans un bref essai sur l’essence de la poésie, Roger Caillois
observe qu’« était poésie (à l’origine) tout ce que l’on désirait
conserver intact dans la mémoire ; le reste n’était que paroles
interchangeables. » Or on peut affirmer justement que Le Docteur
Jivago traduit la volonté de « conserver intact dans la mémoire »

171
ce que le temps et la violence des événements risquaient d’effacer,
c’est-à-dire le bouleversement de la révolution russe tel qu’il a pu
être vécu par un groupe de ceux que l’histoire officielle a rejetés
dédaigneusement : les « perdants ». Il s’agit vraiment de sauver de
l’oubli. D’où le ton élégiaque de la narration.
Mais ce poème commémoratif a aussi la prétention d’être un
roman, une histoire vraie. C’est pourquoi il ne s’interdit ni les
« paroles interchangeables » dont une narration ne peut faire
l’économie, ni la polémique, ni la réflexion morale.
À la forme ambiguë de l’œuvre correspond la progression
hésitante, et parfois contradictoire, des jugements et des
réflexions sur les événements, dans l’espoir d’arriver sinon à une
solution des problèmes que les événements soulevaient, au moins
à une « morale » cohérente.
L’intrigue s’étend sur environ cinquante ans d’histoire russe,
depuis le début du siècle jusqu’à la fin de la Deuxième Guerre
mondiale et à la mort de Staline, en passant par la révolution de
1905, la Première Guerre mondiale, la révolution de 1917 et l’ins-
tauration du régime soviétique. C’est une période capitale de
l’histoire contemporaine, durant laquelle les destins de la Russie
et de l’Europe se sont noués de manière indissoluble. Les ques-
tions fondamentales qu’après 1914 les événements ont imposées
à nos consciences d’Européens d’Occident, et qui nous inquiètent
encore, ont aussi agité, et avec une violence plus dévastatrice, la
conscience des Russes.
La première d’entre elles est celle de l’Histoire : est-ce que les
événements qui frappent l’individu et semblent provenir de l’ex-
térieur, alors qu’ils font évidemment irruption des entrailles de la
société – donc de la nature de l’homme –, obéissent à une ratio-
nalité intrinsèque que l’individu est moralement tenu de recon-
naître, en s’y pliant comme jadis il se pliait à la Nécessité ou à la
volonté de Dieu ?
Les autres sont liées à cette interrogation majeure : devant la
fatalité collective, la liberté de l’individu a-t-elle encore un sens ?
Comment expliquer le resurgissement de la force dans une
société qui semblait destinée au progrès de la raison et de la
liberté ? Quel est le destin des aspirations morales et des simples
affections humaines dans un monde dominé par le principe de la
violence efficace ? Dans un tel monde, est-il possible que survive
une vérité qui permettrait à l’individu de conserver son intégrité

172
et de retrouver un fondement stable pour sa vie ? La question du
conflit entre la raison individuelle et la raison politique enfin, qui
est le point d’où partent et vers où convergent toutes les autres.

Toutes ces questions sont présentes, implicites quand l’au-


teur peint des personnages et leurs situations, explicitement
formulées dans les réflexions et digressions du roman ; elles en
constituent la substance. En ce sens (et sans établir un quel-
conque jugement de valeur entre les deux ouvrages), on peut dire
que Le Docteur Jivago s’inscrit dans la lignée de Guerre et Paix.
Non sans une volonté consciente de l’auteur, serions-nous tentés
d’ajouter. Comme Tolstoï en effet, Pasternak veut sauver un
moment crucial de l’histoire russe d’une version officielle
mensongère. Comme Tolstoï, et dans son sillon, il part de la
conviction que la véritable histoire des hommes n’est pas le fruit
de décisions solennelles et d’enchaînements raisonnables mais de
hasards infinitésimaux et d’événements imprévus : « Personne ne
fait l’Histoire, on ne la voit pas, pas plus qu’on ne voit l’herbe
pousser…1» Cette réflexion de Iouri Jivago poursuit, dirait-on, la
polémique de Tolstoï contre les historiens, les philosophes de
l’histoire et le culte des grands hommes qu’ils alimentent, au sujet
de la religion de l’histoire, cette ambiguë religion moderne,
fondée à la fois sur la croyance au progrès de la raison dans les
choses humaines et sur le culte de faits par nature irrationnels
tels que l’action efficace et la force.
Mais, si elle rappelle la grande diatribe tolstoïenne, l’obser-
vation de Jivago est, à bien y regarder, plutôt troublante. Tolstoï
n’aurait probablement pas refusé la métaphore de Jivago mais,
s’il avait pu y réfléchir vraiment, il n’aurait pas approuvé l’idée
qu’un événement historique soit du même ordre qu’un fait natu-
rel. D’abord parce qu’il distinguait clairement fait social et fait
naturel ; ensuite, parce que si, pour lui non plus, « l’histoire ne se
[voyait] pas » (vu qu’elle consiste en une myriade de hasards dont
l’Homme du Destin est l’instrument d’autant plus aveugle qu’il

1 Les citations de Pasternak sont reprises de la première traduction française


(Gallimard, 1958, traduit du russe [sic]), établie à partir de l’édition italienne de
Feltrinelli. Il nous a semblé que ce détour nous ramenait au plus près de la version
du roman que Chiaromonte a lue (N.d.T.).

173
est orgueilleux), Tolstoï n’aurait jamais admis que l’histoire soit
comparée à « l’herbe ». Prise à la lettre, la métaphore semble
mener en effet à une conception de la vie très différente de la
sienne, à savoir une espèce de panthéisme susceptible de glisser
vers une forme atténuée du « culte du héros ». Parce que si on
admet qu’entre le cours de la nature et celui de l’histoire il y a une
harmonie préétablie, rien n’interdit de penser que les condot-
tieres et les meneurs de peuples sont des individus privilégiés,
capables sinon de voir l’herbe pousser et de deviner les mutations
de l’organisme social, au moins de saisir le moment décisif de la
croissance et du changement, et donc de pouvoir intervenir pour
l’aider à se manifester pleinement : capables, en somme, « d’ex-
primer » la tendance cachée du développement historique. Or
c’est précisément ce que Tolstoï réfutait, soutenant à l’inverse que
l’histoire humaine obéit à une Loi et à une Force supérieures à
toute volonté particulière comme à tout fait de nature particu-
lier : Loi et Force que le prince André et Pierre Bezoukov situent
dans la sérénité infiniment lointaine du ciel étoilé.
La différence entre la conception de Pasternak et celle de
Tolstoï ressort encore mieux si on la considère à la lumière de la
thèse, développée par René Berthelot dans La pensée de l’Asie et
l’astrobiologie, de la différence entre la conception « astrobiolo-
gique » du rapport entre le mouvement des astres et le rythme
des événements naturels d’une part et la conception que l’on
pourrait appeler « cosmique » de l’autre. Selon la première –
propre aux Chaldéens, aux Babyloniens, à la Chine antique et à la
vision chrétienne de la vie –, mouvement des astres et rythme de
la nature sont solidaires, au point que le second dépend du
premier et qu’en réalité, l’univers est conçu comme un immense
organisme dirigé par une loi dont il est même donné aux
hommes de connaître la norme (dans l’astrologie et, d’une
manière évidemment différente, dans les religions révélées) ; la
seconde en revanche, caractéristique des Grecs, distingue nette-
ment le cours des événements naturels et historiques du mouve-
ment des astres, au point qu’il est impossible de remonter du
cours changeant des événements terrestres à celui, impertur-
bable, des mouvements célestes, autant que de faire descendre des
seconds une quelconque influence sur les premiers. Dans le
langage de Berthelot, on pourrait dire que Pasternak est « astro-
biologique » et Tolstoï « cosmique ».

174
En vérité, dans le labyrinthe de dilemmes que la question de
l’histoire, comme celle de la justice dans la société, fait naître,
Pasternak tente plusieurs chemins et se montre incertain. C’est
un homme du vingtième siècle : il a, certes, confiance en
l’homme et en une vérité non sujette aux vicissitudes du temps ;
mais il lui manque la foi inébranlable dans les idées nettes et les
réalités simples propre à Tolstoï. Le Docteur Jivago, plus proche en
cela des œuvres de Tchekhov que de celles de Tolstoï, conjugue la
fidélité aux affects et aux raisons de l’individu à la docilité, voire
au respect sacré envers les forces mystérieuses dont les événe-
ments historiques, et en particulier un grand bouleversement tel
que la révolution russe, sont la manifestation visible. Ces forces,
Iouri Jivago les confond parfois avec celles de la nature, parfois
avec un message spirituel dont le christianisme serait l’expression
la plus aboutie ; mais il finit par les identifier à quelque chose de
beaucoup plus mystérieux, situé au-delà du monde de la nature
et de l’esprit.

À la dualité tolstoïenne entre « paix » et « guerre »


correspond, chez Pasternak, celle entre « nature » et « histoire ».
Mais, tandis que chez Tolstoï « paix » et « guerre » sont à l’opposé
l’une de l’autre, on note une sorte d’oscillation chez Pasternak.
« Nature » et « histoire » semblent en effet deux aspects d’un
même mouvement, qui est celui de la vie universelle (ou, pour
reprendre les mots de Spinoza, de la « nature naturante »).
L’opposition véritable est plutôt entre caractère naturel et carac-
tère figé, action spontanée et artifice : le mal dans l’histoire (et
donc dans la révolution) vient de ce qu’on fait violence à la
nature au lieu d’obéir à son rythme. Pour Tolstoï en revanche,
« nature » et « paix » s’opposent nettement à « histoire » et
« guerre », manifestations non pas de la nature mais d’une divi-
nité (ou un destin) qui opère depuis une région mystérieuse
située au-delà et au-dessus de l’agitation des événements.
Chez Pasternak aussi, la paix se distingue par son caractère
naturel. Il en donne une image très heureuse dans la première
partie du roman, quand il commente l’arrêt d’un train dans une
gare et les voyageurs qui vont et viennent sur le quai :

Pris à part, tous les mouvements de ce monde


étaient froids et calculés ; dans leur ensemble, ils étaient

175
inconscients et enivrés par le vaste flux de la vie qui les
unissait. Les gens peinaient et s’agitaient, mus par le
mécanisme de leurs soucis particuliers. Mais ces méca-
nismes n’auraient pas fonctionné s’ils n’avaient eu pour
régulateur principal un sentiment d’insouciance
suprême et fondamentale. Cette insouciance avait pour
source la conscience d’une solidarité des existences
humaines, la certitude qu’il existait entre elles une
communication et le sentiment de bonheur que l’on
éprouvait à pressentir que tout ce qui se passe ne s’ac-
complit pas seulement sur la terre où on ensevelit les
morts, mais encore ailleurs, dans ce que les uns appellent
le Royaume de Dieu, d’autres l’Histoire ou tout ce qu’on
voudra.

Telle est la paix selon Pasternak. On peut remarquer qu’elle


est vue – ou, pourrait-on dire, reconstruite – a posteriori, selon
l’expérience de son opposé, le temps de guerre, quand le « flux
vital », qui jadis unissait, devient un torrent qui sépare et écarte,
quand à l’insouciance succède l’anxiété, à la solidarité des exis-
tences individuelles leur contraire, quand enfin le bonheur
devient impossible et que « l’ailleurs » – « Royaume de Dieu,
histoire, ou tout ce qu’on voudra » – n’a plus de signification
certaine. En ce sens, en tant que privation violente du sentiment
de bonheur qui donne vie et sens aux vicissitudes ordinaires, la
guerre est proprement l’enfer : le désordre absurde après une
existence insouciante et harmonieuse. Pasternak donnera l’image
de cette privation et de ce désordre dans la description d’un autre
voyage : celui de la famille de Jivago à Varykino, à travers la Russie
en révolution.
Mais, en un sens, « paix », « nature », « histoire » et existence
collective sont pour lui, comme nous l’avons déjà remarqué,
divers aspects d’une même réalité qui est la vie universelle. La
« guerre » aussi en fait partie ; en revanche, l’abstraction, l’artifice
et, en somme, le mensonge sont les seuls à en être exclus parce
qu’ils sont le mal. L’histoire, dans Le Docteur Jivago, coïncide à tel
point avec la vie collective, elle est à ce point patrimoine de tous
que, dans le passage qui se termine sur l’affirmation « personne
ne fait l’Histoire, on ne la voit pas, pas plus qu’on ne voit l’herbe

176
pousser », Pasternak-Jivago identifie carrément l’histoire avec la
vie végétale et écrit :

Il pensa de nouveau que de l’histoire, de ce qu’on


appelle le cours de l’histoire, il se faisait une idée toute
différente de celles qu’on admet en général, qu’il la voyait
à l’image de la vie du règne végétal. L’hiver, sous la neige,
les branches dénudées de la forêt sont maigres et pi-
toyables comme des poils sur une verrue de vieillard. Au
printemps, la forêt se transfigure en quelques jours,
monte jusqu’aux nuages et l’on peut se cacher et se
perdre dans ses fourrés couverts de feuilles. Cette trans-
formation est obtenue par un mouvement qui dépasse en
impétuosité celui du monde animal (l’animal ne croît pas
aussi vite que la plante), et dont il est impossible de saisir
la trace. La forêt ne bouge pas, nous ne pouvons pas la
surprendre en train de se déplacer. Nous ne la saisissons
jamais qu’immobile. Et c’est toujours immobile, comme
elle, que nous saisissons l’histoire, la vie de la société, qui
croît éternellement, qui se transforme éternellement, et
dont on ne peut dépister les transformations.

De là, Pasternak passe à une comparaison directe et signifi-


cative entre sa conception et celle de Tolstoï :

Tolstoï n’est pas allé jusqu’au bout de sa pensée lors-


qu’il a dénié à Napoléon, aux hommes d’État et aux
hommes de guerre le rôle de promoteurs. Il pensait exac-
tement la même chose, mais il n’a pas entièrement
exprimé sa pensée. Personne ne fait l’histoire, on ne la
voit pas, pas plus qu’on ne voit l’herbe pousser. Les
guerres, les révolutions, les tsars, les Robespierre sont ses
ferments organiques, son levain. Les révolutions pro-
duisent des hommes d’action, des fanatiques munis
d’œillères, des génies bornés. En quelques heures, en
quelques jours, ils renversent le vieil ordre des choses. Les
révolutions durent des semaines, des années, puis,
pendant des dizaines et des centaines d’années, on adore
comme quelque chose de sacré cet esprit de médiocrité
qui les a suscitées.

177
C’est de cette vision que naît la singulière beauté des descrip-
tions de la nature dans Le Docteur Jivago. Les forêts, les nuages,
les astres, les paysages ont, dans le roman, le caractère d’appari-
tions dramatiques et rassérénantes à la fois : images de stabilité
qui surgissent, inattendues, dans le tumulte des événements et le
suspendent, elles sont pour le poète les signes de la vie ; et leur
contemplation est littéralement un moment d’extase devant les
apparences de la divinité révélée.
Cependant, concilier cette conception du rapport entre
nature et histoire avec celle de Tolstoï serait assez difficile : assez
difficile d’imaginer que Tolstoï aurait consenti à attribuer à
Napoléon, ou à un autre condottiere et présumé grand homme,
le rôle de « stimulant organique » de la vie. Plus ou moins odieux
en tant qu’hommes, pour lui les « grands hommes » étaient
néfastes précisément en cela qu’ils étaient supposés « grands » :
parce qu’ils ne stimulaient pas mais détruisaient et falsifiaient ; si
la vie continuait et s’épanouissait, cela se produisait générale-
ment malgré eux, pas grâce à eux ; enfin, ils devaient être jugés
comme individus, pour leur caractère et leurs actions, non pour
une supposée « fonction historique ». La « fonction historique »
de l’individu exceptionnel était le concept que Tolstoï contestait
absolument, objectant en particulier qu’il représentait justement
ce qu’on ne peut connaître de l’histoire. Et il n’aurait pas trouvé
plus acceptable la qualification de « génies bornés » attribuée par
Pasternak aux grands condottieres et révolutionnaires. Un
« génie borné », si tant est que l’expression ait un sens, s’il n’est
pas un saint, est un homme d’action tellement emmuré dans son
idée qu’il reste indifférent à tout ce qui ne sert pas à la réaliser et
au mal que son accomplissement pourra causer : un être déshu-
manisé que Tolstoï n’aurait pas pu admirer.
Mais le fait est que Pasternak-Jivago se sent, jusqu’à un
certain point au moins, solidaire avec l’histoire qu’il vit – l’histoire
de la révolution russe – et il lui est donc difficile de ne pas osciller
dans ses jugements : d’une part, il accepte le fait accompli – non
seulement parce qu’il est inévitable mais aussi parce qu’il est
juste ; de l’autre, il ne peut fermer les yeux devant ses consé-
quences, recourant à des justifications déduites d’une idéologie
(l’historicisme marxiste) qui lui semble n’avoir d’autre rapport
avec la réalité des faits que d’avoir contribué à la provoquer :
« Le marxisme se domine trop mal pour être une science. Les

178
sciences, d’ordinaire, sont plus équilibrées. Le marxisme et l’ob-
jectivité ? Je ne connais pas de courant qui soit plus replié sur lui-
même et plus éloigné des faits que le marxisme. » Mû par un
souci de justice constant, Pasternak hésite donc naturellement
entre sa conception disons panique de l’unité entre nature et
histoire (qui le conduirait à tout accepter, fût-ce avec une cons-
cience tragique et peut-être désespérée) et l’exigence, devant les
faits concrets et les individus, de ne pas atténuer, pour des raisons
abstraites, le jugement moral qui lui vient spontanément.
Accorder les deux postures est difficile. Il faut, quand on lit Le
Docteur Jivago, les avoir à l’esprit à chaque page et distinguer
leurs évolutions respectives.
Par exemple, jusqu’à un certain moment – celui où la
volonté abstraite se substitue à la spontanéité de la nature –, la
« guerre » n’est pas un mal. L’histoire arrivée au moment critique
(ou le cours de la nature devenu catastrophique) peut aussi être
vécue comme un fait exaltant, une espèce de dégel printanier de
l’existence collective. Voici par exemple le sentiment de Jivago
jeune2 au moment de la révolution de 1905 :

Il marchait vite, comme si sa hâte pouvait rappro-


cher le temps où tout l’univers serait raisonnable et
harmonieux, comme il le voyait maintenant dans sa
cervelle enfiévrée. Il savait que leurs efforts de ces
derniers jours, les désordres sur la ligne, les discours
tenus dans les réunions et leur décision de faire la grève,
qui n’avait pas encore été mise à exécution … que tout
cela, c’était des étapes de la longue route qu’ils avaient
encore à parcourir.

Et, à la même époque, le sursaut de Lara, une femme que le


temps de paix a humiliée et à qui la « guerre » (le tumulte révo-
lutionnaire) semble promettre une revanche :

Lara marchait vite. Elle se sentait portée, comme si


elle marchait dans les airs, par une force fière et exaltante.

2 Il s’agit en réalité d’un passage consacré à Tiverzine, au début du roman. (N.d.T.)

179
« Oh, la fougue de ces coups de feu », pensait-elle.
« Heureux les offensés, heureux les dupes. Dieu vous
bénisse, coups de feu ! Coups de feu, coups de feu, vous
êtes du même avis ! »

Le sentiment des deux personnages envers la révolution est


sensiblement le même : celui d’une accélération du rythme vital,
d’une course improvisée et heureuse des choses vers l’accomplis-
sement et des esprits vers la libération. Nature et histoire sont
solidaires, procèdent au même rythme.
Il y a beaucoup d’ambiguïté dans cet optimisme, dans cette
« guerre » ressentie à la fois comme un chemin vers le bonheur et
la lumière – c’est-à-dire, en somme, vers une paix plus profonde
et vraie – et comme un élan violent (et irrationnel), réjouissant
précisément parce qu’il signifie la fin de la paix, de l’ordre normal
de l’existence. L’auteur ne choisit pas : il accepte l’ambiguïté
comme un fait (quoique avec certaines limites qui apparaîtront
de plus en plus clairement dans la suite du récit).
Ceux qui, à son époque, jugèrent que le roman de Pasternak
était l’œuvre d’un nostalgique hostile à la révolution l’avaient
vraiment mal lu. Aucun écrivain, russe ou étranger, n’a trouvé de
mots plus enflammés pour exalter cet événement :

Songez-y, quel temps que le nôtre ! – dit Jivago de la


révolution à ses débuts – Songez, la Russie tout entière a
perdu son toit, et nous, avec tout un peuple, nous nous
trouvons à ciel ouvert. Personne pour nous surveiller. La
liberté ! La vraie liberté, pas celle des mots et des reven-
dications, mais celle qui tombe du ciel, contre toute
attente. La liberté par hasard, par malentendu. Une
moitié de l’ouvrage a été faite par la guerre, le reste par la
révolution. La guerre a été un arrêt artificiel de la vie,
comme si on pouvait accorder des sursis à l’existence,
quelle folie ! La révolution a jailli malgré nous, comme un
soupir trop longtemps retenu. Chaque homme est revenu
à la vie, une nouvelle naissance, tout le monde est trans-
formé, retourné. On pourrait croire que chacun a subi
deux révolutions : la sienne, individuelle, et celle de tous.
Il me semble que le socialisme est une mer dans laquelle,
comme des ruisseaux, doivent se jeter toutes ces révolu-

180
tions particulières, personnelles, un océan de vie, l’indé-
pendance.

Certes, ces pensées, une espérance aussi illuminée, n’ont pas


grand-chose à voir avec les buts et les possibilités réelles d’une
révolution, en particulier telle que la révolution bolchévique,
pour laquelle le socialisme n’était sûrement pas une « mer » dans
laquelle devaient confluer librement les « ruisseaux » individuels,
mais plutôt un lac artificiel et une digue gigantesque dans
lesquels devaient être d’abord emprisonnées, pour être ensuite
exploitées rationnellement, les énergies de chacun. En attribuant
ces réflexions à Jivago, Pasternak entendait évidemment rendre le
sentiment qu’un intellectuel russe, né à la fin du dix-neuvième
siècle, pouvait nourrir face à la révolution entre février et octobre
1917.
Au beau milieu des événements, le sentiment de Jivago se fait
d’ailleurs plus solennel : du soulagement avec lequel l’homme
retrouve la liberté infinie de la nature, il en vient à l’acceptation
du destin :

Il comprenait qu’il n’était rien devant la mons-


trueuse machinerie de l’avenir, il redoutait cet avenir et il
l’aimait, il en était secrètement fier et, pour une dernière
fois, comme dans un adieu, il regardait avidement les
nuages et les arbres, les hommes qui marchaient dans la
rue, la ville russe qui n’en pouvait plus de malheur, il était
prêt à se sacrifier pour que tout allât mieux, et il ne
pouvait rien faire.

L’ émotion qui s’exprime dans ces paroles, le ton à la fois


épique et élégiaque rappellent étonnamment les pensées que
Malraux, dans La Condition humaine, prête à Kyo qui s’avance lui
aussi vers la révolution, dans la nuit :

La Révolution avait poussé sa grossesse à son terme :


il fallait maintenant qu’elle accouchât ou mourût. […]
une grande dépendance pénétrait Kyo, l’angoisse de
n’être qu’un homme, que lui-même.

181
À Kyo aussi la « machinerie de l’avenir » paraît « mons-
trueuse », et lui aussi, comme Jivago, se sent infiniment petit par
rapport à l’immensité de l’événement qui menace. Chez
Pasternak comme chez Malraux, le sentiment dominant est celui
de la fatalité. C’est que tous les deux ne regardent pas l’événe-
ment de l’intérieur, voire, serait-on tenté de dire, de dessous ;
ils s’élèvent comme au-dessus de lui, jusqu’à un point imaginaire
d’où le regard peut l’embrasser et en comprendre sinon la loi, au
moins le sens général. Et le sens général est qu’il s’agit d’un
événement « historique », c’est-à-dire d’une certaine manière
déjà décidé, par rapport auquel on ne peut qu’être frappé d’un
effroi religieux et s’incliner.

Or, devant le coup d’État d’octobre et, plus précisément, la


détermination de Lénine, l’effroi devient admiration devant un
fait qui participe à la fois du phénomène naturel et de l’œuvre
d’art :

Dans cette façon de tout pousser jusqu’au bout, sans


rien craindre, il y a quelque chose de bien russe, et qui
nous est familier depuis longtemps. Quelque chose de
l’implacable luminosité de Pouchkine, l’Annonciateur, de
l’impeccable fidélité au réel d’un Tolstoï.

C’est l’enthousiasme pour la nouveauté et le génie d’un acte


créatif personnel dont la valeur, cependant, consiste dans le fait
qu’il reste dans le cercle de l’ordre naturel des choses auquel
évidemment, selon Pasternak-Jivago, les nouvelles imprévues et
fulgurantes appartiennent autant que la création continue et
invisible :

Quel est le coup de génie dans cette affaire ? Si on


demandait à quelqu’un de créer un monde nouveau,
d’inaugurer une ère nouvelle, il demanderait qu’on
commence par lui nettoyer le terrain. Il faudrait attendre
la fin des siècles anciens, avant de préparer les siècles
nouveaux, il faudrait un chiffre rond, une ligne nette, une
page vierge.
Mais là, pas de cérémonies. C’est fou ! C’est le mi-
racle de l’histoire, cette Révélation braillée en plein dans

182
la vie de tous les jours, et sans égard pour elle. Ça ne
commence pas au commencement, mais en plein milieu,
sans délais fixés à l’avance, dans des jours semblables à
tous les autres, alors que les tramways parcourent la ville.
Voilà ce qui est génial. Le sublime seul peut se manifester
aussi mal à propos, contre toute attente.

Dans ces pages, Pasternak s’est, de toute évidence, forcé à


faire l’éloge du coup d’État de Lénine, événement historique
capital, en évitant de tomber dans ce péché sans rémission que
serait, du point de vue de Tolstoï (et de Tchekhov), l’éloge du
grand homme, le frémissement rhétorique devant l’Histoire avec
majuscule.
Mais son effort échoue, comme le montre, à première vue, la
rhétorique de la quotidienneté dans laquelle Pasternak tombe
comme dans un piège qu’il se serait tendu à lui-même.
Rhétorique hugolienne que cette hypothèse d’un « quelqu’un »
qui aurait reçu le devoir de « créer un monde nouveau » et qui,
pour cela (sans qu’on sache pourquoi), attendrait « la fin des
siècles anciens », comme si ces « siècles anciens » pouvaient se
terminer avant qu’il se décide à faire commencer le « monde
nouveau » !
L’effort échoue parce qu’il contredit l’intention même de
l’écrivain, qui est de mettre en relief le caractère prosaïque,
presque « non historique », de l’action de Lénine. Mais on ne
peut regarder un fait historique de l’extérieur, comme s’il s’agis-
sait d’un objet travaillé en ronde bosse, qu’on aurait entièrement
sous les yeux, et, dans le même temps, de l’intérieur, du point de
vue de l’individu qui le vit dans l’instant, le seul authentique
selon Tolstoï (et Pasternak). « L’histoire ne se voit pas », dit
Jivago. Par quel prodige ou inspiration divine devient-il soudain
capable de la voir et d’en évaluer la « grandeur » ? Tolstoï, que
Pasternak invoque avec Pouchkine, n’aurait jamais accompli un
tel pas. Pour lui, l’Histoire avec majuscule n’existe tout simple-
ment pas : la situation bornée dans laquelle se trouve l’individu
existe ; les hasards innombrables qui composent une situation
réelle existent ; existe enfin l’ensemble de situations dont, inex-
plicablement, jaillit ce qui, toute chose étant terminée, apparaîtra
comme un événement unique dû au génie d’un ou de plusieurs
personnages « historiques ». En outre, selon Tolstoï, avant de

183
parler de ce fait éminemment collectif et multiple qu’est un
événement historique, il faut pouvoir répondre à une question
très simple : « comment peut-on dépasser la résistance du fait
singulier, sa nature fortuite, son caractère naturel en somme, qui
ne fait qu’un avec son absurdité ? » Le « prodige » de l’histoire, si
prodige il y a, tient entièrement en cela.
Soyons sérieux, il n’est pas question de diminuer le rôle de
Napoléon ou de Lénine dans les événements. En revanche, il
s’agit de ne pas fermer les yeux devant la réelle grandeur de l’évé-
nement, son incommensurabilité réelle, et de se rendre compte
qu’en lui est à l’œuvre quelque chose de plus que la volonté
démiurgique de quelques individus ou du pouvoir magique de
quelques idées : l’ambiguïté de la nature humaine, l’énigme
même du monde.

Quoique cherchant sans relâche une justification suprême


de l’histoire selon la nature ou selon le message chrétien,
Pasternak reste très proche de la conception tolstoïenne de l’ab-
surdité inhérente à l’histoire quand cette dernière prend les
formes de la « guerre » (formes qui, naturellement, comprennent
aussi la révolution et l’action de gouverner). C’est même précisé-
ment dans les scènes où l’incongruité des vicissitudes humaines
provoque une sorte de stupeur figée que l’histoire de Jivago
prend tout son sens. Ainsi, par exemple, lors de la description de
la mutinerie des soldats et de la vaine tentative d’un jeune officier
pour les arrêter :

Près de la porte de la gare, sous une grande cloche, il


y avait une grande cuve à incendie.
Elle était soigneusement recouverte. Hinz bondit sur
le couvercle et, de là, il lança aux soldats qui approchaient
de ces mots absurdes qui vont au cœur. La folle audace de
son attitude, à deux pas de la porte ouverte de la gare, où
il aurait pu se glisser si facilement, abasourdit les soldats
et les arrêta sur place. Ils baissèrent leurs fusils.
Mais Hinz posa le pied sur le rebord du couvercle,
qui bascula. Une de ses jambes tomba dans l’eau, l’autre
resta accrochée au bord de la cuve. Il se trouva à califour-
chon.

184
Les soldats accueillirent en s’esclaffant sa
maladresse ; le plus proche abattit le malheureux d’une
balle dans le cou, les autres se jetèrent sur son corps pour
l’achever à coups de baïonnettes ; il était déjà mort.

Une « maladresse », donc, décide non seulement de la vie


d’un homme mais de l’issue d’une des innombrables tentatives
pour maintenir l’armée russe après la révolution de février. De
ratages comme celui que décrit Pasternak dépend le destin de la
Russie. Suffirait-il qu’une jambe glissât pour déchaîner un
mouvement collectif qui, sinon, aurait pu s’arrêter là, se limiter à
l’effarement des soldats devant la témérité de l’officier ? S’il en est
ainsi, nous sommes face à l’irrationnel sous sa forme élémentaire
de simple incident. Ou peut-être pourrait-on dire, considérant
l’incident du point de vue de la situation « historique », que l’épi-
sode n’est qu’un symbole minuscule de ce que fut, dans cette
période, la situation fatale de la classe dirigeante russe, du
gouvernement provisoire de Kerenski au dernier des officiers. La
jambe de l’officier Hinz qui dérape maladroitement sur le
couvercle de la citerne n’est-elle que le signe de la maladresse et
de l’inanité d’une classe déjà condamnée par l’histoire et qui
cherche à empêcher un destin déjà tracé ? Cette tentative de
donner à l’incident une apparence de rationalité le rendrait pour-
tant encore plus irrationnel puisqu’elle implique l’intervention
d’un Pouvoir Suprême qui se servirait d’une jambe mal assurée
pour parvenir à ses fins.
Plus révélateur peut-être du sentiment de Pasternak envers
l’Histoire est la réflexion de Jivago dans le train qui le ramène du
front :

Trois années de changements, d’imprévus, de voyages ;


la guerre, la révolution, tous leurs bouleversements, les
fusillades, les scènes de ruine, les scènes de mort, les
destructions, les incendies, tout cela se transforma en un
vide dénué de sens. Après un long intermède, le premier
événement d’importance, c’était cette course vertigineuse
du train vers une maison encore intacte, dont la moindre
pierre était précieuse. C’était la vie, c’était cela l’épreuve,
c’était cela le but des chercheurs d’aventures, c’était cela

185
le but final de l’art : retrouver les siens, rentrer chez soi,
recommencer sa vie.

Ici, le sentiment tolstoïen de la « paix » est repris et poussé à


sa dernière conséquence logique : la « guerre » – « l’histoire » –
devient totalement vaine, elle perd même sa dignité de créatrice
volcanique d’événements, par la constatation que son vacarme et
sa fureur ne sont qu’un énorme « vide », tandis que « le premier
événement d’importance », après trois années d’histoire, est le
retour à la maison, à l’amour familial, à la vie quotidienne. Et il
ne semble pas que la portée des réflexions de Jivago soit limitée
par le fait qu’il s’agit d’un intellectuel bourgeois qui revient – ou
croit revenir – à ses habitudes confortables. Hormis le ton et la
référence à l’art, le sentiment d’un paysan ou d’un ouvrier, dans
la même situation, pourrait être décrit à peu près de la même
façon.
La conclusion de Jivago quant à l’histoire qu’il a vécue et
qu’il est en train de vivre est résumée dans le titre du cahier qu’il
remplit pendant la pause entre la révolution de février et celle
d’octobre, avant que la tourmente ne se saisisse à nouveau de lui :

Parfois, par brusques inspirations, il rédigeait son


« jeu des hommes », une sorte de sombre journal, de
revue de l’époque, où il y avait des vers, de la prose, de
tout. Tout ce que lui suggérait son idée que la moitié de
l’humanité avait cessé d’être elle-même et jouait un rôle
absurde.

Voici sans doute la phrase dans laquelle s’exprime, avec le


plus de concision et de clarté, le sentiment de Pasternak-Jivago
envers l’histoire en acte. Plus loin dans le récit, le romancier nous
montre Jivago mêlé malgré lui à l’un des affrontements chao-
tiques de la guerre civile, d’abord hésitant et passif, puis soudain
décidé à agir comme un soldat dans la bataille. Puisque le destin
lui a fait endosser l’uniforme, il se met à « jouer le rôle » en tirant
contre un tronc d’arbre et tue vraiment un homme. Cet épisode,
si discuté lors de la parution du roman, où certains critiques ont
vu la preuve que Jivago était typiquement un intellectuel bour-
geois velléitaire, semble toutefois le plus révélateur de la position
de Pasternak, pour peu qu’on se souvienne de nombreux pas-

186
sages du livre où l’on parle de l’histoire et où l’on cherche à en
découvrir le sens ailleurs que dans les idées reçues les plus banales.
Le romancier a voulu incarner en son personnage, sincère-
ment, autant la fascination qu’avait exercée sur lui l’histoire – la
révolution – en acte que les doutes d’abord, puis le dégoût pour
la tournure que prenaient les événements. L’ambiguïté de Jivago
sur le sujet est donc affichée. Mais cette ambiguïté même contrai-
gnait le romancier à s’en prendre à la question de l’Histoire ; il
donne alors des réponses hésitantes, parfois contradictoires, ce
qui est dû, comme nous avons essayé de le démontrer, à la tenta-
tive de résoudre le problème par le recours à la vie universelle et
au mouvement à la fois grandiose et infinitésimal de la nature.
Mais l’histoire des hommes ne peut ni s’expliquer, ni être jugée,
encore moins justifiée, par l’appel à la vie des arbres et au rythme
des saisons : elle se déroule dans une autre sphère et suit d’autres
lois, bien plus mystérieuses. Ou, pour être plus précis, essayer
d’expliquer l’histoire par la nature diminue autant le mystère de
l’histoire que celui de la nature et renvoie inévitablement à un
Pouvoir supérieur à la nature comme à l’histoire.
D’où l’appel de Pasternak au message du Christ, dont il veut
faire le moment initial de l’histoire moderne et dans lequel il
voudrait réussir à situer le sens de l’histoire elle-même. Ainsi
s’expliquent des affirmations telles que celles qui sont attribuées,
au début du roman à Nikolaï Nikolaïevitch :

On peut être athée, on peut ignorer si Dieu existe et


à quoi il sert, et savoir pourtant que l’homme vit non pas
dans la nature, mais dans l’histoire, et que l’histoire
comme on la comprend aujourd’hui a été instituée par le
Christ, que c’est l’Évangile qui en est le fondement. […]
C’est premièrement l’amour du prochain, cette forme
évoluée de l’énergie vitale, qui remplit le cœur de
l’homme, qui exige une issue et une dépense, et ce sont
ensuite les principaux éléments constitutifs de l’homme
moderne, ces éléments sans lesquels on ne le conçoit pas,
à savoir l’idée de la personne libre et l’idée de la vie
comme sacrifice.

L’interprétation du message chrétien que donne, à la fin du


roman, Sima, la prédicatrice du peuple, n’est guère différent :

187
L’Évangile, qui oppose l’exceptionnel et l’ordinaire,
les jours de fête et les jours de travail, veut construire la
vie, à l’encontre de toute contrainte […] Rome est morte.
Morte la puissance du nombre, la nécessité imposée par
les armes, de vivre comme tout un peuple. Les chefs et les
peuples appartiennent au passé.
La personnalité, la prédication de la liberté les ont
remplacés. La vie humaine individuelle est devenue l’his-
toire de Dieu.

Certes, dans le contexte du roman de Pasternak et si l’on


tient compte des années pendant lesquelles il fut écrit, remplacer
la lecture hégélienne et marxiste de l’histoire par l’interprétation
chrétienne est la plus téméraire des hérésies. Il est cependant
difficile de ne pas remarquer que l’amour du prochain, l’idéal de
la « personne libre et l’idée de la vie comme sacrifice », l’émer-
gence de l’individu à la place des masses, la volonté de « cons-
truire la vie, à l’encontre de toute contrainte », idées qui peuvent
ou pas relever du message du Christ (c’est une question de réfé-
rence ou de langage), ne fondent pas une interprétation de l’his-
toire mais un credo personnel. Parce que, si on devait prendre à
la lettre les mots de Nikolaï Nikolaïévitch quand il prétend que
« l’histoire, c’est la mise en chantier de travaux destinés à élucider
progressivement le mystère de la mort et à la vaincre un jour », on
aurait, tout bien considéré, un credo très proche du credo
progressiste. Cela n’aurait pas beaucoup d’importance sinon que,
sous quelque forme qu’on le présente ou représente, le credo
progressiste ou évolutionniste dissout et abolit justement ce que
Pasternak, avec un gros effort de bonne foi et de passion poético-
morale, essaie de rétablir : la confiance dans la fermeté de la
conviction personnelle contre tout fléchissement devant les solli-
citations du temps et du pouvoir.
Ce désir passionné de restaurer la fermeté dans la vérité et,
disons-le clairement, de combattre le nihilisme et la mauvaise foi
qui s’ensuit, est exprimé avec véhémence dans l’espèce de confes-
sion de Lara racontant à Jivago son expérience avec Antipov, le
jeune révolutionnaire qu’elle a épousé :

Alors le mensonge vint sur la terre russe. Le princi-


pal malheur, la source du mal à venir, fut la perte de la foi

188
en l’opinion personnelle. On imagina que le temps où
l’on suivait les inspirations du sens moral était révolu,
que maintenant il fallait emboîter le pas aux autres, et
vivre d’idées étrangères à tous et imposées à tous […] Cet
égarement de la société s’empara de tout, contamina
tout. Tout tomba sous son influence funeste. »

Et, plus loin, à propos de la rencontre entre Jivago et


Strenilkov-Antipov :

C’était la maladie du siècle, la folie révolutionnaire


de l’époque. Dans leurs pensées les hommes étaient tout
autres que dans leurs paroles et leur comportement.
Personne n’avait la conscience tranquille. Tous avaient
des raisons de se sentir coupables de tout, malfaiteurs
secrets, imposteurs cachés.

En d’autres termes, le « mensonge utile » – ou la vérité offi-


cielle exprimée dans les « idées étrangères à tous et imposée à
tous » – était devenue la vérité, face à laquelle il suffisait que
l’individu conserve une conscience de l’humble réalité des choses
pour se sentir en faute : « imposteur caché », coupable à la fois
d’être resté tel qu’il était avant et de ne pas avoir le courage de
l’avouer.

Affirmer, contre la vérité officielle, la vérité et la liberté de


l’individu, tout en montrant, avec l’exemple de la fin pitoyable de
Iouri Jivago, que la défense d’une telle vérité ne peut aller sans
tragédie, est le but ultime de Pasternak. On pourrait donc suppo-
ser qu’il n’est pas juste de lui demander une conception originale
de l’histoire. Cependant, Pasternak est un écrivain trop sérieux,
trop engagé dans le devoir de parler au nom de son peuple, d’en
interpréter l’histoire récente selon la justice pour qu’on puisse
considérer comme secondaires ses tentatives de trouver une
réponse à la question de l’Histoire et de la vérité dans l’Histoire.
Dans cette entreprise, il explore toutes les voies qui lui
semblent praticables, de celle indiquée par Tolstoï à celle de la
religion de la nature mêlée à une interprétation mi-rationnelle,
mi-mystique, du christianisme. Cependant, à la fin, on doit bien
s’interroger : quelle est sa véritable réponse ? Quel est le moment

189
où, artistiquement et intellectuellement, l’écrivain donne l’im-
pression d’avoir approché de près une vérité authentiquement
sienne, ou, au moins, de l’avoir entrevue ?
La première réponse qui vient à l’esprit et qui est, peut-être,
la plus simple et la plus juste, est que la vérité de Pasternak tient
justement aux tentatives de répondre, à l’incertitude dans
laquelle il demeure entre l’une et l’autre voies. Il y a toutefois un
passage de son roman où image poétique et vérité vitale – pour
ne pas dire religieuse – coïncident si précisément qu’on a l’im-
pression d’être devant une révélation, tellement obscure cepen-
dant, inattendue, que l’écrivain lui-même n’en saisit pas
complètement le sens.
C’est le moment où Jivago assiste aux exorcismes que la
Koubarikha, soldate et sorcière, pratique sur la vache malade :

La soldate disait : “ Tante Morgosia, viens nous voir.


Entre mardi, mercredi. Ôte-lui la douleur maligne, ôte le
bobo du tétin. Reste tranquille, ma Bellette, ne renverse
pas l’étal. Reste ferme et donne du lait. Triple horreur,
triple frayeur ! Frotte et gratte, écorche ta croûte et jette-
la aux orties. Parole de guérisseur vaut parole d’empereur.
Il faut tout savoir, ma petite Agafia : ordres, contr-
ordres, mots qui gardent, mots qui écartent. Voilà, toi, tu
regardes et tu penses que c’est la forêt. Mais non ! C’est la
forme du malin qui s’affronte avec l’armée des anges et
qui livre bataille comme vos hommes, avec ceux de
Bassalygo.
Ou bien, par exemple, regarde là-bas où je te montre
[…] Tu penses que c’est le vent qui a tordu et retordu
ensemble les branches du bouleau ? Tu penses que c’est
un oiseau qui a voulu faire son nid ? Ah, oui, je te crois !
C’est de la vraie diablerie ! C’est une roussalka qui a
tressé une couronne à sa fille. Elle a entendu des gens
passer et elle l’a abandonnée […]
Ou encore, tiens ! Votre drapeau rouge. Qu’est-ce
que tu crois ? Tu penses que c’est un drapeau ? C’est le
mouchoir rouge à la Fille de la Peste qui s’en sert comme
appât, oui, je dis bien comme appât. Et pourquoi, comme
appât ? Elle agite son mouchoir devant les jeunes gars,
elle va leur faire de l’œil, à ces jeunes gars, pour les attirer

190
à la boucherie, à la mort, pour faire venir la peste. Et vous
croyiez que c’était un drapeau : ralliez-vous à moi, ‘pour-
les-terres’ et miséreux de tous les pays.
Maintenant, il faut tout connaître, Agafia, ma petite,
tout, tout et tout : les oiseaux, les pierres, les herbes […] ”
Iouri Andréiévitch était suffisamment cultivé pour
reconnaître dans les derniers mots de la sorcière le début
d’une chronique, celle de Novgorod ou l’Ipatienne trans-
formée en apocryphe par les altérations successives […]
Pourquoi était-il pris à ce point par l’envoûtement
de la tradition ? Pourquoi, devant cette fable sans queue
ni tête, ce ramassis d’absurdités, réagissait-il comme s’il
s’agissait de faits réels ?

Parce que, pourrait-on répondre, cette divagation contient la


part de vérité qu’il est authentiquement possible de tirer de
l’histoire dans laquelle Jivago est entraîné comme en un torrent
vertigineux, sans en savoir ni pouvoir plus que la jeteuse de sorts.
Ce délire dit le tumulte même des événements : empereur, anges,
musulmans, roussalkas, drapeaux rouges qui ne sont pas des
drapeaux mais des mouchoirs enchantés qui attirent les jeunes
gars vers la mort, pauvres, prolétaires, oiseaux, pierres et herbes
tourbillonnent dans ces paroles comme les hommes pris dans
l’ouragan de l’histoire. Mais cette divagation est aussi poésie :
essence de la poésie, par les rapprochements inédits de mots,
d’images et d’idées, et parce qu’elle se fait l’écho, déformé, de
l’antique poésie populaire russe.
Mais le charme de la sorcière n’est pas seulement image
sauvagement vivante du tumulte des événements ; elle est aussi
contact avec un au-delà, incompréhensible et pourtant présent,
des événements mêmes : elle invoque des démons et des dieux en
même temps, montre le lieu pour toujours ténébreux d’où
parvient à l’homme la magie du sacré. Au-delà de toute raison,
spéculation, réflexion morale, tentative de comprendre et de
juger, cette fantaisie incompréhensible est réalité pure et lumière
divine, contact avec le sacré, communion immédiate avec l’âme
populaire. En elle, la religion de la nature que Pasternak a expri-
mée en formes tantôt conceptuelles, tantôt poétiques dans la
trame de la narration et sa tentative répétée d’accorder nature et
histoire se dissolvent dans une simplicité inattendue. Ce n’est

191
sans doute pas la clé de l’énigme ; mais sûrement le lieu où elle
se trouve.
Peut-être que, pour être ce roman parfait qu’il n’est pas, Le
Docteur Jivago aurait dû être écrit – ou réécrit – dans le registre
de cette divagation. Ici en effet rigidité, moralisme, polémique,
concept absolu se dissipent en une splendeur à laquelle nulle
« non vérité », nul masque ne résistent, tandis que demeure la
vérité de l’âme, seule dans sa folle liberté.

192
LE TEMPS DE LA MAUVAISE FOI

Notre époque n’est ni de foi ni d’incrédulité. C’est un temps


de mauvaise foi, c’est-à-dire de croyances imposées par la force,
contre d’autres croyances et, surtout, faute de croyances sincères.
Commençons par définir ce qu’est une croyance sincère :
c’est celle qui est fondée sur une évidence naturelle et directe, sur
une expérience première, extérieure ou intérieure, sur un accord
spontané avec le sens de l’existence tel que les paroles et les actes
d’autrui le traduisent. Mais dans notre monde, qui se présente, à
première vue, comme entièrement artificiel – entièrement voulu
et construit par l’homme –, tout paraît irréfutable et rien ne
semble naturel ; mieux, l’idée de nature est la plus équivoque qui
soit : elle s’applique tout au plus aux mouvements instinctifs et à
ce qu’on appelle « vie intérieure ». Mais mouvements instinctifs
et vie intérieure ont besoin, pour se traduire en paroles et en
actions sincères et naturelles, d’un langage qui les soutienne. Or
le seul langage authentique parmi les hommes est celui qu’on
peut tisser sur la trame de croyances authentiquement et presque
inconsciemment partagées, parce qu’elles constituent le présup-
posé et le fondement de tout discours, et non un schéma prééta-
bli ou un ensemble de dogmes. Mais dans un monde artificiel et
organisé selon des nécessités mécaniques, ce qu’on doit croire est
déjà établi de force : c’est ce à quoi il faut s’adapter au nom de
l’utilité ; or, ayant accepté l’utilité comme critère, on a aussi
accepté que la vie consiste à rechercher l’utile et la possession

193
matérielle, et que la question du vrai ou du faux n’a d’autre
importance que « théorique », autrement dit nulle.
Notre époque est donc celle des « mensonges utiles » : des
fictions parfaitement conscientes chez ceux qui les fabriquent et
ceux qui les acceptent, mais qui prennent vite la place de la vérité,
simplement parce qu’elles sont utiles, d’usage facile et universel ;
mais surtout parce qu’il n’en existe pas d’autres qui donnent au
moins un semblant d’unité et d’explication possible à notre
monde ; si bien qu’elles finissent par constituer un langage dans
lequel l’homme véridique, qui veut agir parmi les autres,
communiquer avec eux, se trouve fatalement pris au piège.
La mauvaise monnaie chasse la bonne. Les « mensonges
utiles » corrodent les vérités « inutiles », en les falsifiant ou en les
mettant hors d’usage, puisque ces dernières ne servent pas à
savoir s’orienter dans les circonstances présentes, à les dominer,
encore moins à s’y adapter.
Naturellement, ce phénomène ne concerne guère l’individu
qui, dans sa vie privée, conserve la dose de droiture et de véracité
qu’il considère de son devoir, ou cet équilibre entre sincérité et
fiction qu’il juge bon pour la conduite de ses affaires. Il est vrai
que les hommes changent assez peu ; l’influence des modifica-
tions du milieu est limitée et la proportion des bons et des
mauvais, des véridiques et des fourbes, des honnêtes et des
malhonnêtes ne varie guère. En revanche, ce qui change certaine-
ment, et ce qui modifie à coup sûr sinon la nature de l’individu,
au moins la qualité et la forme de ses rapports avec les autres,
c’est la manière d’être de la collectivité. Cette forme, on ne lui
prête pas attention d’habitude, sinon pour considérer ses consé-
quences sur les rapports entre les individus, au cas par cas, ou
bien ses aspects les plus généraux, qui se traduisent en termes de
« coutumes » ou de « morale », et deviennent souvent l’objet de
prédictions ou exhortations rhétoriques ; or elle a un effet abso-
lument déterminant sur l’existence des individus. En modifiant
l’avis de Socrate, on peut en effet admettre, à la rigueur, que
puissent exister des individus justes dans une société injuste ;
mais, à l’inverse, il est impossible d’imaginer que l’individu
parvienne à se tenir à l’écart des contraintes et falsifications dans
une société où sont faussés et corrompus les modes de la
communication, c’est-à-dire la forme même des rapports
sociaux.

194
Si la société n’est pas la somme des individus, elle n’est pas
non plus l’ensemble des institutions politiques et juridiques qui
la dirigent, pas plus qu’elle ne se réduit aux aspects de la vie
économique et culturelle. Dans un sens qui est essentiel et
éprouvé par toute personne consciente (puisque toute personne
consciente s’y réfère en fin de compte comme à un premier terme
de comparaison), la société est l’ensemble des croyances autour
desquelles les membres d’une communauté s’accordent ou
entrent en conflit. Les croyances sont le tissu conjonctif de la
société, tout simplement parce que, au-delà des circonstances
matérielles, elles constituent le lien des consciences. C’est pour-
quoi la vivacité ou l’apathie des croyances qui agitent une société
sont le signe le plus certain de sa vigueur ou de sa corruption.

En ce qui concerne les croyances qui avaient fait sa grandeur


et instillé l’espérance en son avenir, notre société – la société
européenne – vit dans un état de mauvaise foi dont on peut dater
l’avènement avec précision : le 2 août 1914, déclenchement de la
Première Guerre mondiale.
L’idée est à la fois banale (beaucoup d’historiens situent à
cette date le début du déclin politique de l’Europe) et excessive-
ment péremptoire ; elle mériterait d’être étayée par une longue
démonstration et de multiples arguments. Ce que je veux affir-
mer ici, c’est que la Première Guerre mondiale a brisé l’unique
croyance qui avait réussi, en Europe, à survivre à la décadence des
fois religieuses : la croyance dans le progrès de l’humanité grâce
à l’homme.
Cela ne concerne pas particulièrement les intellectuels (qui,
depuis trente ans au moins, ont pressenti la crise, dans le
domaine des idées et de la sensibilité) mais la conscience du
grand nombre, des masses humaines aux prises avec l’événe-
ment : la société tout entière, dans son ensemble.
On a souvent confondu la croyance dans le progrès avec la
foi dans la science et dans la raison. Or il ne semble pas que la
volonté de connaissance exacte et de rationalité implique néces-
sairement la foi dans le progrès. En tout cas, l’une peut très bien
aller sans l’autre ; et il y a enfin des individus qui ne se soucient
ni de connaissance ni de raison. En revanche, la question se pose
quand le lien entre science et raison d’une part, progrès intellec-
tuel, moral et social de l’autre apparaît nécessaire ; quand, en

195
d’autres termes, science et progrès sont considérés comme consé-
quences l’un de l’autre, dans une vision unitaire du monde et de
la mission de l’homme sur la terre.
La foi dans la raison qui non seulement spécule, découvre
et invente, mais surtout œuvre pour le bien de l’humanité se
développe au début du rationalisme moderne. Souvenons-nous
de l’exemple universel de la dernière partie du Discours de la
méthode ; Descartes y déclare :

Mais, sitôt que j’ai eu acquis quelques notions géné-


rales touchant la physique, et que, commençant à les
éprouver en diverses difficultés particulières, j’ai remar-
qué jusques où elles peuvent conduire, et combien elles
diffèrent des principes dont on s’est servi jusques à
présent, j’ai cru que je ne pouvais les tenir cachées sans
pécher grandement contre la loi qui nous oblige à procu-
rer autant qu’il est en nous le bien général de tous les
hommes : car elles m’ont fait voir qu’il est possible de
parvenir à des connaissances qui soient fort utiles à la vie ;
et qu’au lieu de cette philosophie spéculative qu’on en-
seigne dans les écoles, on en peut trouver une pratique,
par laquelle, connaissant la force et les actions du feu, de
l’eau, de l’air, des astres, des cieux, et de tous les autres
corps qui nous environnent, aussi distinctement que
nous connaissons les divers métiers de nos artisans, nous
les pourrions employer en même façon à tous les usages
auxquels ils sont propres, et ainsi nous rendre comme
maîtres et possesseurs de la nature. Ce qui n’est pas seule-
ment à désirer pour l’invention d’une infinité d’artifices,
qui feraient qu’on jouirait sans aucune peine des fruits de
la terre et de toutes les commodités qui s’y trouvent, mais
principalement aussi pour la conservation de la santé,
laquelle est sans doute le premier bien et le fondement de
tous les autres biens de cette vie…

C’est l’image du paradis terrestre obtenu à force d’ingé-


niosité et d’effort infatigable. Au moment où la raison était
conçue comme instrument du bien-être universel grâce à une
suite continuellement croissante de conquêtes sur la nature, non
seulement l’idée de progrès était établie sur des bases rationnel-

196
lement et techniquement solides, mais la foi dans le progrès
prenait un caractère proprement religieux. Parce que si la raison
et la science voulaient devenir socialement fécondes, tous les
hommes – à commencer par les gouvernants –, et pas seulement
les philosophes et les savants, se trouvaient intéressés par leurs
conquêtes et moralement obligés d’y contribuer. Et cela impli-
quait immédiatement que raison, science et action politique
conjointes venaient se substituer de plein droit à l’œuvre de
l’Église, tandis que la foi dans le progrès prenait légitimement la
place de la foi religieuse – de la même façon que la raison
pratique dont parle Descartes prenait la place de la raison spécu-
lative.

Ce qu’il y eut de religieux dans l’idée du progrès de l’huma-


nité par l’opération de l’homme lui-même, relevant d’une
conviction solide mais non prouvée et non purement rationnelle,
était l’assurance qu’entre l’ordre des choses et les espérances de
l’homme, il existait une harmonie préétablie, qu’ils étaient
parties intégrantes du même processus d’évolution, et qu’en
somme l’histoire naturelle et l’histoire humaine, mutuellement
solidaires, progressaient nécessairement de concert, formaient
une réalité unique dont les lois étaient découvertes par la raison
à travers l’expérience et que la raison pratique devait savoir
imposer.
Cette foi n’était pas forcément optimiste. Elle indiquait
plutôt un devoir immédiat : agir selon l’unique vérité apparue
après que la vérité judéo-chrétienne fut devenue d’abord
douteuse, ensuite clairement inefficace. La croyance en question
ne prétendait pas que les choses iraient de mieux en mieux ; elle
affirmait simplement qu’il n’existait aucune limite préétablie à
l’amélioration morale et matérielle de la condition humaine. Le
conflit, la douleur et le mal étaient reconnus inévitables mais,
contre eux, le dernier mot appartenait à la volonté créatrice de
l’homme. Voltaire se moquait de la Providence, mais il partageait
avec Mozart l’enthousiasme pour cette vision essentiellement
génératrice de joie. Leopardi maudissait la nature et détestait
l’idée de progrès mais il trouvait, dans la douleur universelle
précisément, la norme d’une alliance universelle des hommes
contre le mal commun : la nostalgie des espérances courageuses
et efficaces fut la limite de son pessimisme. En forçant un peu le

197
trait, mais pas sans raison, on pourrait soutenir que l’idée nietzs-
chéenne du « surhomme » est une idée essentiellement progres-
siste et optimiste, même si elle contredit la nature profondément
humanitaire de la foi dans le progrès : parce qu’en somme si,
comme le proclame Zarathoustra, l’homme est « un être qui doit
être dépassé », ce sera toujours l’homme qui le dépassera,
appliquant sans vaciller la force de la volonté rationnelle. Sauf
qu’alors, il n’y a plus « la raison de la raison ». Le progrès, le
« dépassement », l’obéissance à l’obscur appel des lois biolo-
giques deviennent des fins ultimes, immotivées et implacables. Et
pourtant l’optimisme (au moins comme volonté de palingénésie
totale) demeure. Situation qui déjà relève évidemment de la
mauvaise foi.
C’est cependant de cette foi sincère dans l’activité victorieuse
de l’homme et de son pouvoir essentiellement bénéfique qu’est
née la démocratie moderne (ou, au moins, la lutte pour la démo-
cratie) ; et sur cette foi devenue volonté religieuse de palingéné-
sie s’est fondé le socialisme. Ce dernier – il faut s’en souvenir et
le répéter – n’est pas sorti tout armé de la tête de Karl Marx ; il est
né, avant tout, de la souffrance des humbles, de leur foi et de leur
espérance quand ils connurent à la fois les lois de fer de l’âge
industriel et la bonne nouvelle, à savoir que l’ordre social n’était
ni éternel ni divin, mais pouvait et devait devenir un instrument
de la raison et, par là, du bonheur.

Pourquoi la guerre de 1914 a-t-elle détruit cette foi ? Et est-


ce qu’une foi peut être détruite par un fait, si catastrophique soit-
il ?
Certes, une foi n’est ni une théorie scientifique ni une idée
pure ; ce qui la distingue est précisément d’être assez tenace pour
résister à la fois au choc des faits et à la rigueur de la logique.
Cependant, précisément parce qu’elle n’est ni connaissance
exacte, ni idée pure, la foi (et encore plus une foi comme celle
dont nous parlons, fondée sur l’activité raisonnable et sur la
volonté de plier, voire de recréer, les circonstances matérielles) ne
peut persister si elle est séparée des faits, de la logique et de la
réalité du monde humain dont elle veut être quasiment l’âme et
le ferment. Plus durable peut-être que tous les faits humains, la
foi est exposée, comme eux, aux coups du destin. Les idées, les
images, les espérances, qui sont sa matière, dessinent les limites

198
au-delà desquelles elle se perd ; et les limites au-delà desquelles la
foi se vide et meurt sont peut-être plus nettes que celles qu’im-
posent les aléas des destinées aux autres faits humains. En tout
cas, une foi meurt certainement quand, pour persister visible-
ment, elle se vide de sa substance.
Or, la foi dans le progrès était essentiellement vulnérable à la
guerre. La guerre la remettait en cause par un effrayant « coup de
dés » dont la mise était la foi en tant que telle et la société dans
laquelle s’enracinait cette foi. Mais les témoins ne s’y trompèrent
pas : les jeux étaient déjà faits quand on vit que rien n’avait pu
empêcher la déflagration. La guerre en soi contredisait radicale-
ment la confiance dans l’évolution sinon pacifique, du moins
non catastrophique de la société et dans le pouvoir souverain de
la raison sur les événements humains. En outre, cette guerre en
particulier fut insensée, sacrifiant des millions de vies à des buts
à la fois mesquins et grandioses : pour une rectification de fron-
tières et une appropriation de territoires ou pour la paix perpé-
tuelle, selon que l’on se place sous l’angle du « réalisme » des
gouvernants ou que l’on considère les paroles que ces mêmes
gouvernants étaient contraints de prononcer afin de rendre
raison aux peuples de l’énormité du massacre. Finalement, aucun
but ne fut atteint, fussent-ils les plus dérisoires, puisque l’on ne
trouva même pas de critère assez net pour satisfaire les
maniaques des frontières. Et ce fut la preuve finale que la société
occidentale toute entière avait été dévastée par un cataclysme
auquel rien, ni raison politique, ni savoir technique, ni sagesse
traditionnelle, ni idéologie ni croyance, n’avait su résister.

Pour ce qui est de la foi dans le progrès ou, si on préfère,


l’évolution, il faut définir exactement ce qui la caractérise : c’est
une foi fondée sur la raison pratique, c’est-à-dire sur les faits et
sur le résultat des faits, et non pas sur une vision purement idéale,
ou spirituelle, du rapport entre l’homme et le cosmos. C’était
donc une foi dans le cours de l’histoire, et elle impliquait que le
sens de l’existence individuelle résidait précisément dans le
mouvement de l’histoire actuelle de l’humanité vers un accom-
plissement dans lequel il s’épuisait.
Ainsi s’explique que la confiance dans l’évolution ou même
celle, plus subtile, dans la dialectique des événements puissent
subsister aussi longtemps que subsiste une certaine mesure entre

199
les buts proclamés et adoptés et le résultat définitif – entre les
espérances (plus ou moins illusoires) qu’on nourrit pendant que
sévit la brutalité du fait et l’issue du drame. Mais quand, entre les
espérances et l’issue finale, les buts proclamés et les buts réelle-
ment atteints, l’avenir imaginé et le présent irréfutable, il n’y a ni
mesure ni rapport, alors s’écroulent non seulement les illusions
sur la sagesse des gouvernants, ou le bien-fondé des idées poli-
tiques dont on était parti, mais la foi même qui s’était maintenue
jusqu’alors comme se maintiennent toujours les fois, c’est-à-dire

7
au-delà des limites de ce que l’on peut espérer, et de ce que l’on
peut croire.
Cependant cette limite existe, et elle finit par s’imposer. La
foi s’écroule d’elle-même, sans que l’individu ait conscience de
l’abandonner ou de la transformer en culte vide. Elle se corrompt
et se détruit du seul fait qu’elle commence à n’être plus vraiment
opérante, c’est-à-dire qu’on n’arrive plus à en conserver l’au-
thenticité et la force en toutes circonstances. On serait donc tenté
de dire que la croyance non seulement dans le socialisme, mais
dans une démocratie véritable, s’est écroulée en Europe quand,
face à la guerre, le premier socialiste et le premier démocrate
sincère, se trouvant obligés de choisir entre leurs convictions et
l’état de nécessité où les mettaient les circonstances, se sont pliés,
découragés, à la nécessité et obéirent à une loi dont ils ne
pouvaient ignorer la malignité.
Depuis ce jour, ce ne sont pas seulement les intellectuels,
mais toute la société européenne qui s’est trouvée en état de
« nihilisme ». En ce qui concerne cette réalité décisive qui est la
réalité de la conscience – elle a été amenée à penser qu’aucune
croyance ne vaut vraiment face aux faits accomplis. Une limite
purement idéale sépare cette posture, qui peut être un simple état
de doute et de découragement, de cette trouble décision qui
consiste à conclure : aucune croyance ne vaut ; seule vaut – en
politique comme en art, et en art comme dans le domaine privé
– la volonté d’accomplir des faits. Avec ou sans foi, celui qui
accomplit des faits a raison. Alors s’installe la mauvaise foi, c’est-
à-dire l’idéologie préétablie au lieu de la conviction formée natu-
rellement, le succédané au lieu de la chose authentique.
Ce pas fut brutalement franchi par les hommes d’action et
l’on assista à ce qu’on peut appeler des « restaurations idéolo-
giques ». Qu’il s’agît de restaurer le socialisme, la nation, la patrie,

200
le prestige d’un État qu’on supposait investi d’une mission
éthique ou une combinaison variable de ces entités, l’essentiel
était qu’en de telles entreprises la volonté de pouvoir primait sur
la raison, sur les idées, sur la réalité des faits et sur toute croyance
véritable. Cette volonté ne connaissait d’autre norme que « l’oc-
casion » machiavélique, et c’est en cela précisément que consis-
tait la situation de mauvaise foi dans laquelle se trouvaient tous
ceux qui se laissaient entraîner.
Aujourd’hui, comme peut le constater n’importe quel obser-
vateur de la réalité politique contemporaine, nous sommes loin
d’être sortis de cette situation. Le dernier avatar en est la restau-
8

ration démocratique qui a suivi la Seconde Guerre mondiale et


qui n’échappe pas à la contagion ; j’en veux pour preuve le fait
que les communistes, les catholiques, les socialistes, les autori-
taires de gauche, de droite ou du centre, tous s’en réclament ;
mais dans la réalité, ce qui se passe est bien autre chose que
l’égalité des lois et la liberté des individus : c’est une croissante
hypertrophie des mécanismes de contrôle des masses et du
pouvoir qui les manœuvre.

Si ces processus de restauration, et la mauvaise foi qui les


accompagne, sont inévitables, c’est que, produits par la crise
d’une croyance collective, ces mouvements (ou expédients) poli-
tiques prétendent la restaurer dans l’abstrait, voire la réaliser
intégralement, comme si rien ne s’était passé ; c’est-à-dire
comme si le « mythe » qu’ils proclament n’avait pas été mis en
doute précisément par ce qui s’est passé, autant dans les faits que
dans les consciences. En même temps, il n’y a rien que les
« restaurateurs » ne refusent aussi obstinément que d’être limités
dans leur action par les postulats et les normes de la foi dont ils
prétendent s’inspirer. Ils considèrent en effet que la foi en tant
que telle, l’intégrité des convictions et la congruence entre
actions et principes sont des choses futiles et inutiles, voire délé-
tères. C’est de cet axiome que provient le caractère prééminent de
la vie publique contemporaine : le réalisme fait de petits calculs
aussi circonspects que compliqués, au point qu’on ne conçoit
même pas d’agir pour un futur un peu lointain – et tout le reste
est considéré comme utopie.
Qu’en l’absence de la foi triomphent ses succédanés ne doit
pas nous étonner. Un intellectuel dans le doute peut rentrer en

201
lui-même et réfléchir, s’isoler et refuser de suivre le courant. C’est
sa fonction, c’est même son devoir. Mais les sociétés ne s’arrêtent
pas. Les collectivités ne vivent pas de doutes, mais d’actes et de
faits. Et pour justifier les actes et les faits, il faut des raisons, vraies
ou feintes. Le fameux primum vivere* est, pour l’individu, le prin-
cipe de l’abdication ; cependant, la collectivité qui, entraînée par
les événements, a perdu le sens des espérances généreuses et des
opinions fermes – ou mieux, constate qu’elles sont inopérantes –
obéit fatalement à sa loi d’inertie, va au hasard. Le grand nombre,
la majorité – la masse en somme – vit toujours en état de néces-
sité.
Mais c’est une erreur grossière et particulièrement stupide
aujourd’hui de penser que la nécessité à laquelle obéit le grand
nombre est seulement – ou surtout – matérielle. Ce qui a carac-
térisé l’Europe des deux après-guerre a été le phénomène (parti-
culièrement inquiétant pour les fidèles de la raison progressiste)
de masses assoiffées de croyances catégoriques et qui, inévitable-
ment, suivaient ceux qui leur offraient le but le plus exaltant, ou
la fiction la moins subtile. Là aussi, bien entendu, jouait le méca-
nisme de la mauvaise foi, parce qu’en réalité la majorité ne suivait
pas le plus crédible mais le plus puissant et efficace. Cependant,
la question n’est pas là. La question est que ce qui porte les
masses modernes à se nourrir de tromperies énormes est, encore
et toujours, envers et contre tout, le besoin d’espérer et de croire.
Aujourd’hui, il semble qu’aux restaurations idéologiques se
soient substituée la frénésie de l’automobile, de la télévision, du
bien-être mécanisé. Mais il s’agit encore d’une croyance fomen-
tée par une mauvaise foi. Apparemment, on croit toujours que le
progrès matériel (industriel, technologique, scientifique) s’ac-
compagne automatiquement du progrès moral ; ou, pour être
exact, que l’un ne se distingue pas de l’autre, et que la seule ques-
tion à régler est de corriger les imperfections et redresser les
injustices. Quant à la mauvaise foi, elle se traduit par le fait que,
dans le contexte actuel, croire se confond avec les faits accomplis :
on croit non tant au progrès (qui impliquait jadis un chemin vers
un but idéal), qu’au mouvement accéléré de l’industrie et de la
technologie, et à son irréversibilité. On pense, en un mot, que la
construction de mécanismes toujours plus prodigieux et
complexes et la possession d’un nombre toujours plus grand
d’objets automatiquement utiles est un bien en soi et pour soi, un

202
absolu. Et, si par hasard ce n’était pas le cas, il resterait qu’on ne
peut faire autrement : on ne peut aller contre le sens de l’histoire,
comme on dit.
En cela consiste la mauvaise foi contemporaine et le sens de
ce que l’on appelle nihilisme : s’en tenir à la forme de ce qui fut
une croyance authentique sans plus en assumer la substance, tout
bonnement parce qu’il n’y en a pas d’autre à laquelle s’en re-
mettre. Cela signifie qu’on ne croit en rien, on se laisse aller au
gré des événements comme au fil d’un courant tumultueux et
fatal. Et il faut ajouter que ce courant n’emporte pas seulement la
technique, l’économie ou la politique mais aussi (et surtout) les
formes de la sensibilité et la vie intellectuelle, englobant la vie de
la culture dans un automatisme qui, en l’occurrence, est inévita-
blement mortifère : l’automatisme de la recherche du
« nouveau », qui se réduit en réalité à piétiner inlassablement le
désordre.
Au fond, le faux mythe dominant aujourd’hui est que si
l’homme transforme à son profit la matière disponible et les
ressources de la nature, et organise sa vie collective en consé-
quence, il ne peut, au bout du compte, ne pas faire le bien, et le
monde qui en résulte est vraiment le meilleur des mondes pos-
sibles : en douter est stupide. Il est pourtant indéniable qu’ac-
cepter ce mythe et l’intégrer à sa vie provoque un malaise ; on en
vient à parler d’aliénation, d’absurde, d’angoisse et autres états
d’âme désagréables. Mais à qui en conteste les fondements, on
réplique : « modernité », autorité de la science, « réalité ».
Pourtant, il devrait être évident que l’automatisme du
monde actuel cause à l’individu les pires dommages qui soient :
il accroit sa puissance physique et multiplie sa capacité à errer au
hasard, autrement dit sa stupidité ; tandis que sa capacité à faire
le bien demeure atrophiée, vu que la conviction dominante est
que la puissance de l’homme sur la matière et son succès dans
l’acquisition de biens matériels résolvent ou annulent tous les
autres problèmes.
Mais quand ce mythe est réduit à ce qu’en réalité il signifie,
on ne trouve rien qu’une forme monstrueuse et monstrueuse-
ment diffuse d’égocentrisme : cet égocentrisme dans lequel Lévi-
Strauss voit justement la perversion essentielle de la culture
contemporaine.

203
Il n’est pas vrai, en effet, que celui qui en appelle à l’Histoire,
à la Science, ou à la tendance inévitable du monde moderne
donne raison à un cours des choses impersonnel. Il donne raison
d’abord et avant tout à lui-même, et il s’abandonne bassement à
lui-même. C’est l’individu qui est ici mis en question : l’individu
esclave d’un monde fait pour le conduire inévitablement de
vanité en vanité, de satiété en satiété, d’ennui en ennui.
Après les désastres causés par la volonté égo-maniaque de
domination et de « totalisation » du monde en une idée unique,
il serait temps en effet de s’apercevoir qu’un individu qui ne se
reconnaîtrait pas soumis à un ordre qui le transcende et trans-
cende avec lui toute chose créée, un individu qui ne reconnaîtrait
pas comme une évidence première que ce qu’il a de plus impor-
tant (et d’infiniment plus fort) est le lien entre lui et les autres –
la communauté –, que plus important encore que lui-même et
que la communauté est son lien et celui de toute chose avec l’en-
semble des choses – qu’on l’appelle Nature ou Cosmos –, il serait
temps, dis-je, de s’apercevoir qu’un tel individu est purement et
simplement un monstre.

La manie de l’égo, tel est le mal de notre époque. Elle produit


dans l’individu une impiété radicale, en tant qu’elle le conduit à
ignorer tout ce qui ne sert pas des fins immédiates (jamais plus
éloignées que l’horizon d’une existence individuelle) et à nier
ainsi tout ce qui, dans le monde, est intime, indicible, mysté-
rieux : le « divin » inhérent à toute chose et à tout mouvement de
l’âme. En même temps, celui qui est maniaque de son ego croit
légitimer sinon son existence, au moins la façon de vivre en
commun à laquelle il participe, avec le progrès collectif, la
marche en avant de la société ou la production du « nouveau »
qui, par définition, est aussi le plus utile, le plus beau, le plus
juste.
Il s’agit ici d’une ignorance délibérée et obstinée du monde
et de ses évidences premières. Il n’y a en effet aucun problème
humain qui ne puisse trouver, sinon son dénouement ou son
apaisement, au moins sa forme juste dans une manière de voir au
centre de laquelle se trouve l’individu en tant que tel, obstiné à
persévérer dans son être aveugle et fortuit, recommençant sans
cesse les mêmes erreurs, les mêmes bêtises et les mêmes atrocités.

204
Le symptôme le plus évident de l’inflation égo-maniaque
produite par l’ajout inconsidéré de puissance physique, auquel se
réduit, en substance, le « progrès » selon les modernes, est le
visage de l’individu motorisé. Raidi par l’effort de soutenir le
poids et le prestige de cette nouvelle puissance, projeté en avant
de lui, droit et arrogant, toisant et dédaignant toute chose arrêtée
ou lente, il apparaît comme un être sur-normal ou anormal,
comme on voudra. Le masque que portent le motocycliste, le
coureur automobile ou l’aviateur en sont la preuve – et ne
parlons pas des extraordinaires combinaisons dans lesquelles
s’enferment les cosmonautes.
On dirait que la motorisation – l’ajout de moteurs ou méca-
nismes électroniques à l’Ego pour lui permettre de s’étendre (ou
de « s’augmenter » comme le dit Marshall McLuhan, philosophe
ambigu de ce phénomène) – est le but final du progrès, ou
mouvement général de la société. On est bien loin du progrès tel
que le concevaient Condorcet ou Renan.
Les origines de ce mal sont d’ailleurs très lointaines. Si
l’homme n’est qu’un être naturel (un animal doté d’une adresse
particulière), alors il est juste que l’individu soit à la fois complè-
tement absorbé par la satisfaction de ses appétits et par l’exalta-
tion illimitée de sa personne, et esclave des nécessités de l’espèce,
telles qu’elles s’expriment dans les exigences de la machine
sociale. Le monde, dans ce cas, est un champ pour l’épanchement
du Moi, ou bien une présence sourde et hostile, voire les deux. Il
devient donc inutile et impossible de comprendre ce qui est diffé-
rent de soi, de tenir compte de l’autre, de reconnaître l’obscurité
ultime des choses, de se soumettre à l’ordre mystérieux qui
certainement la dirige, d’être pénétré du sentiment qu’Albert
Einstein définissait ainsi : « Savoir que ce qui nous est impéné-
trable existe vraiment, se manifeste par la sagesse la plus élevée et
par la beauté la plus radieuse que nos facultés restreintes ne
peuvent appréhender que sous leurs formes les plus primitives, ce
savoir, ce sentiment se trouve au cœur de la vraie religiosité. »
Le retour à la réalité après un tel obscurcissement de l’esprit
ne peut se produire qu’à travers le désenchantement et la désillu-
sion. Mais la souffrance qu’ils entraînent restera stérile – elle ne
ramènera pas à la raison – sans une véritable conversion.
Conversion à quoi ?

205
Avant tout à la rude simplicité des choses, une par une, à
l’immédiateté de la nature et de l’expérience : à une sorte de nihi-
lisme positif, si l’on peut dire. Parce que ce qu’on a appelé nihi-
lisme est certes, d’une part, incroyance dans les valeurs de la
culture et de la tradition, méfiance pour les idées et les idéa-
lismes, négation et mutisme à propos de l’héritage moral et
des fois acceptées. Mais il est aussi, d’autre part, retour à une
condition élémentaire dans laquelle l’individu se retrouve face à
face avec lui-même, la société, le monde, et est appelé à en
affronter non les ombres idéologiques mais la véritable nature,
afin de retrouver ce qui est essentiel et ce qui ne l’est pas, ce qui
importe et ce qui ne vaut rien, afin d’expérimenter à nouveau la
différence entre le vrai et le faux.
Il ne s’agit pas d’une élucubration conceptuelle ou littéraire.
C’est un travail auquel tous ne sont pas appelés, mais seulement
ceux qui désirent l’entreprendre. Le premier pas consiste à se
libérer de cette crédulité dans le monde actuel et ses idoles,
crédulité qui nous en rend complices, et donc prisonniers, même
quand on croit être très au-dessus de ces illusions. Le deuxième
est le renoncement à l’idée, perverse entre toutes, selon laquelle le
cours des choses devrait avoir une signification unique, les
événements se réduire à un système et être justifiés par une
notion abstraite, une prétendue « tendance historique ». Le troi-
sième pas est de se départir radicalement du faux optimisme sur
lequel semble s’appuyer le mouvement apparemment accéléré –
mais en réalité préétabli une fois pour toutes par les mécanismes
qui le régulent – de la société contemporaine. Enfin, il faut savoir
accepter le fait que le monde et notre existence ne sont que les
fragments d’un tout qui nous demeurera pour toujours impéné-
trable. Retrouver, en un mot, le sens de ce que Bertrand Russell a
appelé la « pitié cosmique », et dont il trouvait l’homme moderne
totalement dépourvu.

206
VRAIE CRISE ET FAUSSE RELIGION

Il est beaucoup question de crise, et nous risquons de nous


complaire dans l’idée que, comme nous sommes en crise, nous
ne pouvons qu’y rester tant que le problème ne sera pas réglé.
Mais si la racine indo-européenne de « crise » comporte l’idée de
« coupure », de « blessure », elle contient aussi celle de « divi-
sion » qui, au fur et à mesure que le mot évolue vers sa forme
actuelle, devient « passer au crible », « discerner » et, enfin,
« juger » et « décider ».
Naturellement, s’il s’agissait de spéculer autour d’une
nouvelle religion, ou de programmer une société parfaite, l’af-
faire relèverait des futurologues et de ces curieuses congrégations
d’experts autorisés que les Américains appelles « Think Tanks » :
des réservoirs de pensées. Mais ce dont il s’agit ici, c’est de sentir,
percevoir, observer, réfléchir à ce qui se produit autour de nous et
aux discours qu’on entend pour ensuite, éventuellement, donner
notre avis sans nous soucier des idoles de la tribu.
Or, dans les discours que nous entendons, voire dans le
langage quotidien (pour ne rien dire du langage radiophonique
ou télévisuel), il y a une chose qui frappe, beaucoup plus que la
fameuse, et fausse, différence entre progrès matériel et progrès
spirituel, beaucoup plus que la séparation spécieuse entre les
prétendues « deux cultures » – humaniste et scientifique : c’est le
fait que nous – nous tous, de l’intellectuel sophistiqué au lecteur
lambda de journaux et magazines – continuons à parler le
langage du progrès alors que nous ne croyons plus au progrès. Et
nous n’y croyons plus pour la bonne raison qu’il n’y en a pas.

207
Certes, la technique – scientifique, biologique ou physique –
obtient des succès sensationnels, la conquête spatiale vit des
aventures spectaculaires et la chirurgie accomplit des merveilles.
Mais le progrès, tel qu’il fut conçu depuis Bacon et Descartes,
inspirant une confiance croissante au fil des siècles jusqu’au
début du vingtième (jusqu’à 1914 exactement), n’est plus cré-
dible parce qu’il n’a plus cours.
Lorsqu’on s’interrogeait sérieusement sur le sujet, on pensait
que progrès scientifique et progrès intellectuel et moral avan-
çaient de conserve ; plus on avait confiance en l’un, plus on était
sûr de l’autre. Pour être précis, le progrès scientifique et matériel
était conçu comme l’instrument du progrès moral et intellectuel
de l’humanité ; en tout cas, ils étaient inséparables. À la tête de ce
mouvement, il y avait l’humanité occidentale. Mais il était expli-
citement évident que, grâce au progrès de l’Occident, l’humanité
toute entière allait sortir de son malheur et de sa misère millé-
naires.
Au lieu de quoi, pour le dire simplement, nous sommes, et
depuis longtemps, devenus pessimistes quant à nos lendemains ;
sinon pessimistes, au moins anxieux ; sinon anxieux, indiffé-
rents ; certainement pas enthousiastes. Il n’y a plus d’enthou-
siasme que verbal et artificiel. Par exemple, nous cherchons à
nous persuader qu’aller sur la lune est une grande victoire pour
l’homme, alors qu’il est clair que cette entreprise mirobolante ne
fera pas avancer d’un iota le bonheur d’un seul individu sur terre.
Et nous savons par ailleurs que le firmament où s’entassent véhi-
cules spatiaux et satellites se remplit aussi de lunes artificielles,
chargées non pas d’appareils scientifiques mais de bombes
atomiques prêtes à tomber sur des points très précis et préétablis
de la planète. De quel progrès, de quelle amélioration, de quel
bonheur peut-on parler pour le genre humain dans des condi-
tions aussi précaires ? Mystère.
Or, c’était bien de bonheur qu’il s’agissait aux dix-huitième
et dix-neuvième siècles : on désirait réellement soulager le
malheur, la précarité et l’assujettissement de l’existence humaine.
Diffuser dans le monde la joie de la fraternité était le rêve que
chantèrent Mozart dans La Flûte enchantée ou Beethoven dans le
dernier mouvement de la Neuvième Symphonie ; et ne parlons
pas de Voltaire, Diderot, Rousseau, Condorcet, Shelley, Stuart
Mill, ou des penseurs et apôtres du socialisme…

208
Le plus grand bonheur du plus grand nombre* : tel était l’idéal
du progrès. Et c’est précisément la confiance dans cet idéal qui
s’est écroulée quand des masses toujours plus nombreuses et
organisées, à l’échelle des nations, des continents, ont non pas
compris d’un point de vue théorique, mais expérimenté que « le
plus grand bonheur du plus grand nombre » ne pouvait qu’im-
pliquer la plus grande servitude du plus grand nombre.
Nécessairement. Parce que, pour assurer non pas le bonheur
(dont, à vrai dire, personne ne sait ce qu’il est, dont on peut
même douter qu’il soit un idéal), mais le bien-être, au moins
apparent, du plus grand nombre possible d’individus, il faut
évidemment que tous servent une telle cause et se soumettent
aux conditions nécessaires pour atteindre un tel objectif. Cet
objectif, en effet, concerne chacun ; s’il est le seul, le suprême but
que l’homme puisse concevoir, il exige la subordination de tous.
La société prend la place de Dieu, ce que Rousseau avait d’ailleurs
vu lucidement : le contrat social signifie que chacun devient
serviteur de tous et tous de chacun.
Ceci vaut évidemment pour tout type de société et d’organi-
sation politique dont l’idéal ultime est l’idée du progrès ou qui,
en tout cas, n’en reconnaît pas de supérieur dans la pratique. En
ce cas, la différence entre régime capitaliste et régime socialiste
devient vraiment minime : ce qui compte, ce sont les exigences de
la structure technologique et industrielle, ses moyens et ses fins
propres. Quant à la « société de consommation », qu’est-ce donc
que ce « monstrum* » dont on parle tant et contre lequel on
s’acharne, sinon précisément la concrétisation de l’idée selon
laquelle la fin de la société civile est de procurer le bien-être au
plus grand nombre, à travers la production et la distribution de
biens matériels et moraux ? N’ergotons pas sur le sens de « bien
moral », conçu comme quelque chose que l’on peut produire et
distribuer. Il est évident que la seule question importante aujour-
d’hui serait quel autre idéal ou but proposer à l’individu que la
plus complète satisfaction de ses exigences matérielles, des
impulsions de son « éros », l’utilisation enfin la plus agréable qui
soit de son « temps libre ».
Cependant, ce qui a, sans doute, vraiment détruit la foi dans
le progrès a été la redécouverte de la raison d’État par ceux-là
mêmes qui s’étaient consacrés le plus ardemment à la réalisation
de la justice sur terre et au passage du règne de la servitude à celui

209
de la liberté universelle. Nous pensons ici aux révolutionnaires, et
plus particulièrement aux bolcheviks, héritiers de Saint-Just qui,
le premier, avait indiqué cette idée de bonheur, si neuve en Europe*
comme une fin politique qu’il fallait atteindre à tout prix – c’est-
à-dire en coupant tête sur tête.
D’autre part, la plus grande conséquence de deux guerres
mondiales (plus la menace d’une troisième) sur la polis* n’a-t-
elle pas été la restauration d’une raison d’État bien plus terrible
que celle de la monarchie ? En effet, la raison d’État contempo-
raine, démocratique, communiste ou purement autoritaire, n’est
fondée sur aucun droit divin, aucun principe supérieur, seule-
ment sur l’utilité et l’efficacité. Le seul principe qu’on puisse lui
attribuer (ou plutôt, qu’elle prétend représenter) est l’intérêt
général, l’égalité de tous devant les exigences communes de la vie
collective. Il n’y a rien de malheureux là-dedans : c’est le principe
de la démocratie moderne, lucidement analysé par Tocqueville il
y a un siècle et demi. Mais quand on passe du principe à son
application, autrement dit à la pratique de la raison d’État, on
découvre un fait plutôt inquiétant : une raison d’État ainsi
fondée peut donner à chaque pas une justification technique et
rationnelle de sa propre nécessité. Sous son empire, les libertés
traditionnelles valent (si elles valent), disons les jours ouvrables.
Mais on sait bien qu’une grave crise politique ou une catastrophe
telle que la guerre les abolirait d’un coup.
Or c’est précisément contre la domination incontestable de
la raison d’État qu’en Europe comme en Amérique, on a affirmé
la démocratie ; et entre raison État et idée de progrès, il y a
contradiction absolue, comme entre force brutale et raison.
La vérité de tout ceci est peut-être que nous, hommes du
vingtième siècle, avons touché le fond de la réalité sociale à
travers guerres et révolutions : nous avons découvert la fatalité
inhérente à la vie en société ; fatalité que chacun de nous, vivant
au milieu de ses semblables et ayant des rapports nécessaires avec
eux, produit en même temps qu’il s’y soumet. Il suffit de penser
à la servitude que crée la coexistence de masses de millions d’in-
dividus dans les grandes métropoles et à tout ce qui s’accumule
en elles d’irrationnel, d’obscur, de violent et de primitif, mena-
çant d’exploser d’un instant à l’autre, pour se rendre compte que
l’existence rationnellement organisée qu’on avait cru fonder est à
repenser et recréer entièrement.

210
Mais sans doute la vérité est-elle aussi que le bonheur ne
peut être ni le but de la coexistence des hommes, ni la fin de la
société civile. Même la pensée démocratique et socialiste admet
que bonheur et société civilement ordonnée ne concordent pas.
Qu’est-ce que la fameuse « aliénation » sinon le signe et l’effet de
la soumission de chacun à l’impératif social et à l’idéal du
« bonheur* » ? Voilà, probablement, le point crucial de la crise.

« Ce ne sont pas la paresse, la mauvaise volonté, la


maladresse… qui me font échouer en toutes choses, écrivait
Kafka dans son Journal ; mais l’absence du sol, de l’air, de la Loi.
Me créer ceux-ci, voilà ma tâche. »
Nous savons qu’en matière de littérature, Kafka n’échoua
pas. Mais nous savons aussi – ou devrions savoir – que, pour un
véritable écrivain, c’est-à-dire pour un homme qui ne se contente
pas de fictions, aucun succès littéraire ne peut remplacer « l’ab-
sence du sol, de l’air, de la Loi ». Parce que ces choses ne con-
cernent pas l’existence journalière, les vertus, les vices, les
fortunes et infortunes occasionnelles de l’individu, mais le
rapport entre sa conscience et le monde, la question de savoir si
ce qu’on fait et pense jour après jour a un sens ou pas.
Au sujet de cette interrogation, nous savons aussi – ou
devrions savoir – que « le sol », « l’air », « la Loi », dans le sens de
fondements de la vie que leur donnait Kafka, ne sont pas des
choses que l’individu peut se créer seul. Elles dépendent de nous
tous en général et de personne en particulier, de l’état actuel des
choses, de ce qui arrive dans le passé, de ce qui se produit aujour-
d’hui sans que nous nous en rendions compte, d’on ne sait quoi :
certainement pas de ce qu’on appelle l’Histoire, en prétendant
savoir ce qu’elle est, quelles en sont les lois, où elle en est et vers
quoi elle conduit.
Franz Kafka était donc un ingénu et il cédait à la crainte
révérencielle devant un devoir inexistant et impossible quand il
se proposait le devoir de « se créer », par lui-même et tout seul,
les réalité morales dont il sentait le manque en lui et autour de
lui. Pourtant, toute son œuvre nous dit qu’il avait beau se tour-
menter, il ne croyait pas à ce devoir et à cette tâche. La seule chose
qu’il pouvait faire était de constater inlassablement « l’absence du
sol » sous ses pieds. Sa souffrance laisse tout de même filtrer
l’aspiration à une condition stable et pacifiée, le désir d’être enfin

211
admis à passer la porte dont il est question dans un de ses plus
beaux apologues – porte devant laquelle un étranger languit
jusqu’à l’extrême vieillesse, la croyant interdite ; mais alors qu’il
est sur le point de mourir, il apprend, de la bouche de l’impas-
sible gardien, que le franchissement en avait toujours été libre et
– atroce ironie – lui était réservé.
En 1929, quelques années après la mort de Kafka et la publi-
cation du Château, un de ses compatriotes, d’origine juive
comme lui, le philosophe Edmund Husserl, commençait une de
ses œuvres les plus importantes, Logique formelle et logique trans-
cendantale, par les considérations suivantes :

La situation présente des sciences européennes


engage à des prises de conscience radicales. Les sciences,
au fond, ont perdu la grande foi en elles-mêmes, en leur
signification absolue. L’homme moderne d’aujourd’hui
ne voit pas, comme l’homme moderne des Lumières,
dans la science et dans la culture nouvelle façonnée par la
science, l’auto-objectivation de la raison humaine ou la
fonction universelle que l’humanité s’est créée pour se
rendre possible une vie où elle trouve une véritable satis-
faction, une vie aussi bien individuelle que sociale qui
prend sa source dans la raison pratique.
Cette grande croyance, qui fut un substitut des
croyances religieuses, la croyance que la science mène à la
sagesse – à une connaissance de soi, à une connaissance
du monde et à une connaissance de Dieu vraiment
rationnelles et, par là, à une vie dans le « bonheur », le
contentement et le bien-être, etc., vie qui, bien qu’elle soit
toujours à façonner d’une manière plus parfaite, est vrai-
ment digne d’être vécue – a perdu sa force, en tout cas
dans de larges cercles. On vit ainsi dans un monde
devenu incompréhensible, un monde dans lequel on se
pose en vain la question « à quoi bon », un monde dont
on recherche en vain le sens qui était autrefois si indubi-
table car il était reconnu par l’entendement comme par la
volonté.

Sans entrer dans ce propos, contentons-nous de remarquer


que, formulées de deux points de vue très différents (subjectif

212
pour Kafka, objectif pour Husserl), ces deux observations comp-
tent parmi les plus claires et sereines qui aient été énoncées sur
cette « crise de la conscience européenne » dont on parle depuis
plus de cinquante ans et dont on n’a pas fini de parler, pour la
bonne raison que, loin de se résoudre, cette crise n’a fait que s’ap-
profondir et s’étendre. Notons aussi, à propos d’Husserl, qu’entre
1900 et 1938, il eut l’ambition de reconfirmer scrupuleusement la
valeur de la vérité dans une culture que le relativisme minait par
deux affirmations en particulier : l’une, que la vérité peut être
affaire de psychologie et donc, en dernière analyse, d’états d’âme
individuels ; l’autre, qu’ elle peut se trouver sur le terrain de
l’Histoire et de l’action historique, autrement dit être « filia
temporis* » et varier au fil des situations.
Notons enfin que l’observation de Kafka comme les consi-
dérations de Husserl ne se rapportent pas à la politique mais à
quelque chose qui vient avant la politique, qui, pourrait-on dire,
ne concerne pas le faire mais la pensée : la question de la vérité et
du sens de la vie.
Considérons ce qui s’est produit dans les domaines de la
culture et de la société depuis les années 1920, plus particulière-
ment après la Seconde Guerre mondiale : nous voyons que cette
question corrode visiblement – par le doute et la négation qu’elle
implique – les œuvres autant que le comportement des indivi-
dus ; mais elle prend aussi une forme, plus anormale encore que
paradoxale, qu’on pourrait appeler « fanatisme relativiste »,
« incrédulité fanatique » ou « fausse religion », au choix.
Autrement dit, le doute prend la forme d’une assertion violente.
Le doute concerne le sens de l’existence ; le fanatisme, le dogma-
tisme, la violence (intellectuelle avant d’être physique), l’action
politique. Il n’y a plus aucun type d’absolu, mais la politique est
un absolu incontestable.
Un des plus éminents maîtres à penser* de notre époque,
Jean-Paul Sartre, est un bel exemple de ce paradoxe, voire de cette
dissociation mentale. Dans son œuvre philosophique d’abord,
puis dans son autobiographie, Les Mots, il insiste sur une morale
de l’athéisme absolu, qui est fondamentalement une morale du
glissement*, glissement libre de projet en projet, d’assertion en
assertion, d’action en action, sans le moindre souci d’une conti-
nuité quelconque (parce que cela signifierait restaurer d’une
certaine manière un Dieu transcendant et jugeant, une vérité

213
ferme au-dessus des contingences). Mais dans ses pronuncia-
mientos idéologiques et politiques, Sartre se révèle extrêmement
fanatique et intolérant à toute critique, comme s’il constituait à
lui seul une espèce de parti ultra-totalitaire fondé sur la proposi-
tion : « Le marxisme est la philosophie indépassable de notre
temps. »
Singulier axiome, qui se détruit de lui-même, comme ces
curieuses structures mécaniques inventées par le sculpteur
Tinguely. Transformer le marxisme – qui, quoiqu’on en pense, est
un ordre de pensées – en un objet compact et immobile, un mur,
un seuil au-delà duquel (comme dans l’apologue de Kafka) il est
interdit de s’aventurer, revient à en faire non seulement le
contraire d’une philosophie – un dogme –, mais à lui enlever
toute valeur propre. Dans cette formule en effet, l’idole n’est pas
Marx, mais la politique : l’action politique devient un impératif
catégorique. De sorte qu’il ne s’agit plus ni de philosophie ni de
politique, mais de morale : on n’est pas un homme moral si on
ne suit pas, dans la pratique, une ligne politique qu’on puisse
appeler « marxiste », c’est-à-dire antibourgeoise, anticapitaliste,
anti-impérialiste etc.
La conséquence est absurde, mais le fanatisme reste ; un
fanatisme, comme nous l’avons dit, relativiste, c’est-à-dire entre-
tenu tant qu’il s’agit de « contester » l’adversaire véritable ou
supposé, mais dépourvu de fondements et – puisqu’il en est
question – d’efficacité. Ce n’est donc pas une pensée politique,
mais une forme extrême de moralisme. Qui se traduit à son tour
(mais Sartre lui-même ne va sans doute pas jusque là : il est seule-
ment emblématique d’une mentalité désormais très répandue)
en une sorte d’injonction totalitaire selon laquelle si on ne réalise
pas concrètement l’absolu, on n’a rien fait, et celui qui ne se
déclare pas sans réserves en faveur d’un tel but est un réprouvé ;
ou, en termes plus courants, un réactionnaire.
Ainsi, de l’athéisme intégral on passe à une religion furieu-
sement sectaire, au moins en théorie : la religion progressiste.
Tout se passe comme si, à notre époque, pour l’homme cons-
cient, l’action politique était la réalité supérieure, indépassable,
inégalable ; et comme si, en outre, la question politique était de
se choisir avant tout son propre Dieu, et non un bien secondaire
tel que le meilleur gouvernement. Le meilleur gouvernement sera
donné par surcroît, conséquence logique de la nature bénéfique

214
du Dieu choisi. L’attribut essentiel d’un Dieu acceptable pour
l’homme de la civilisation industrielle est celui du « progrès ». Et
l’on déduit par là que ce mouvement qui pousse l’idée de progrès
jusqu’à l’extrême et à l’absolu est authentiquement progressif ; or
il comporte une idée universalisable, ce qui revient à dire certai-
nement morale. La démocratie, par exemple, n’est pas vraiment
progressiste, en tant qu’elle ne contient pas le postulat de la
justice absolue et de l’absolue réalisation du règne des fins
kantien. Le Dieu progressiste ne peut se satisfaire que d’une
volonté de progrès poussée à l’extrême limite : totalitaire.
Autrement dit : vu que l’homme de la civilisation indus-
trielle est parfaitement insensible aux bienfaits d’un Dieu trans-
cendant ; vu qu’il ne peut concevoir le bien autrement que dans
l’amélioration des conditions concrètes, voire dans leur change-
ment radical, par lequel (en termes marxistes) on saute du règne
de la nécessité à celui de la liberté, ou grâce auquel (en termes
d’utopie technologique) l’espèce humaine, complètement affran-
chie de toute servitude matérielle, devient maîtresse de l’univers
jusqu’à ses dernières limites et peut en user ad libitum ; vu ces
prémices, donc, le seul Dieu acceptable et digne de culte est celui
qui promet l’aide la plus efficace au projet de changer matérielle-
ment les conditions matérielles de l’existence : le Dieu de la
connaissance pragmatique et de la force.
Tel est le Dieu moderne, le seul qu’on reconnaisse universel-
lement aujourd’hui, que craignent et vénèrent aussi la plupart de
ceux qui croient être encore fidèles au Dieu antique et aux idéaux
traditionnels de l’humanisme. On a créé un Dieu par nécessité
pratique et non par élan mystique. Du cœur même de la situation
historique, de l’engagement de l’homme à fabriquer lui-même sa
propre histoire, des contradictions de la réalité et de ses drames,
des exigences de l’action efficace s’est constitué un Être Suprême,
fait de la substance même des efforts humains et cependant placé
au-dessus d’eux comme leur souverain juge. Un Être semblable
au Dieu des théologiens en ce qu’il entretient le même rapport au
monde des contingences et des individus singuliers, au monde du
hasard, de l’erreur, des émotions, faiblesses et incertitudes
humaines – qu’il dépasse infiniment, rendant raison de toute
chose, sauf de ceci : chaque chose est ce qu’elle est. C’est un Dieu
de faits, de forces efficaces, de pouvoir : le Dieu de l’athéisme
intégral.

215
CROIRE ET NE PAS CROIRE

À quoi croyons-nous, si toutefois nous croyons à quelque


chose ? Et que signifie croire ?
Habituellement, on se borne à supposer que, pour les
Grecs, il y avait, derrière le désordre du monde un cosmos, c’est-
à-dire un tout ordonné et lumineux, rendu signifiant et drama-
tique par les divinités qui en incarnaient les différents aspects. On
suppose aussi que le chrétien du Moyen Âge, à la différence de
nous autres modernes, était attaché à une hiérarchie de croy-
ances qui commençaient par la foi en un Dieu Un et Trine, se
poursuivaient par le culte des Saints et finissaient par le senti-
ment que toute chose créée portait l’empreinte de la volonté du
Créateur et avait sa place dans un ordre immuable – sans oublier
la fidélité à la Sainte Église Catholique. On dit enfin aujourd’hui
(ou on disait il y a peu encore) que, dans un monde défait et
démoralisé, les seuls à croire en quelque chose et à agir selon leur
croyance sont les communistes.
Il y a plus : on parle avec une sorte d’envie et de stupeur (y
compris quand on considère qu’il se trompe) de celui qui dit
croire en une religion donnée ou en une idée politique donnée,
et on le croit sur parole, en considérant que c’est un individu
moralement privilégié du fait même qu’il puisse affirmer une
telle foi.
Mais si on essaie ensuite d’expliquer en quoi consiste vrai-
ment le fait de croire, on se trouve dans un océan d’ambiguïté. Le
cosmos d’Hésiode n’est pas celui d’Eschyle, celui d’Eschyle n’est
pas celui de Thucydide ; lequel Thucydide est considéré par

217
certains (Euripide par exemple) comme un esprit non religieux,
tandis que d’autres le jugent non moins religieux que le poète du
Prométhée ; lequel poète du Prométhée, enfin, s’adresse au Père
des Dieux dans un de ses chants les plus solennels par ces paroles
singulières : « Zeus, quel qu’il puisse être, si c’est par ce nom qu’il
veut être nommé, je le nommerai ainsi… » ; or dans ces mots
transparaît une croyance religieuse bien différente de celle qui
inspire La Théogonie ou les Hymnes homériques, et bien plus
complexe.
Quant au Moyen Âge, il fut une époque de mécréances et
d’hérésie, autant que l’élans mystiques et de haute spéculation
théologique. Vers 1200, être chrétien pouvait vouloir dire être
bogomile ou cathare, croyances qui s’accordaient assez mal à
cette donnée essentielle du christianisme qu’est la réconciliation
entre Dieu et l’homme et la rédemption de la nature humaine
après la faute originelle ; un cathare s’affirmait chrétien juste-
ment au nom de ces aspects de sa foi qui contredisaient non
seulement la conception que pouvaient avoir du christianisme
un Bonaventure de Bagnoregio ou un François d’Assise, mais les
paroles les plus simples des Évangiles.
Quant aux communistes, nous savons enfin aujourd’hui ce
que signifiait pour eux croire dans la « ligne » dictée par Staline,
et en particulier dans la justice des procès de Moscou : cela signi-
fiait à la fois ne pas y croire, ne pas en douter et faire comme si
on y croyait ; et on ne peut pas dire que cette position spirituelle
pour le moins ambiguë n’était pas une manifestation de foi
puisque, par exemple, certains l’attestèrent jusqu’au martyre.
Dans Travels in Arabia Deserta, Charles Doughty, un voya-
geur anglais du siècle dernier, raconte la conversation qu’il a
entendue une nuit durant une halte du pèlerinage à la Mecque,
entre un Persan et un jeune Arabe. Le Persan disait : « Que
penses-tu des Chrétiens ? Ils disent que leur religion est bonne :
ils adorent Jésus comme nous Mahomet et les Hébreux Moïse.
Qui peut prétendre que leur religion n’est pas bonne, ou que la
nôtre est meilleure ? Si quelqu’un me mettait là, maintenant,
mille livres sterling dans la main, je ne suis pas sûr que je ne
consentirais pas à échanger ma religion contre la sienne. »
L’Arabe répondit : « Moi, je ne changerais ma religion à aucun
prix : le monde disparaîtrait. »

218
Telle est, dit-on, la foi ; croire signifie cela : la garantie de la
cohésion et de la solidité du monde, une si grande adhésion de
l’âme à une Vérité suprême et à la Loi qui en découle que foi et
sentiment du réel deviennent une seule et même chose ; dans la
suite incohérente des jours et des événements, seule la croyance
religieuse peut fournir cette certitude que tout concourt à une
signification unique et à une fin unique, dont dépend pour nous
le lien entre une idée et une autre, une action et une autre, une
chose et une autre.

Voilà ce que l’on suppose. Et ainsi se présente en effet la foi


religieuse. Mais est-ce là un croire au sens propre ? Est-ce que ne
s’y mêle et ne s’y superpose pas une volonté obstinée de se fermer
à tout ce qui n’est pas la foi professée par la tribu, partagée avec
les siens ? Dans le sentiment que si on ne maintenait pas solide-
ment le lien religieux « le monde disparaîtrait », on devine la
conscience, plus ou moins obscure, que, pour préserver la foi, il
faut tenir à distance non seulement les croyances différentes de la
nôtre mais une réalité informe, menaçante, hostile qui est préci-
sément le monde nu et cru, celui de l’expérience brute et élémen-
taire. Cependant, si le monde doit être préservé par un acte qui
exclut une si grande part de la réalité, alors l’acte de foi res-
semble beaucoup à un acte de force. Une foi maintenue grâce à
une telle tension de la volonté est foi en un Dieu ou un ordre
d’idées qui, tandis qu’il s’affirme unique et absolu, implique, par
sa nature exclusive précisément, l’existence, hors de lui, de tout
un monde de choses et d’idées étrangères à lui, indépendantes de
lui, qui le mettent en doute et qu’il lui faut donc en permanence
ignorer, tenir à distance, combattre. Vient alors à l’esprit le mot
de cet Espagnol, compagnon de Cortès, dont parle Diaz del
Castillo, selon lequel la vertu première du chrétien ne réside pas
dans le croire mais dans le « devoir vouloir croire ».
On imaginerait que croire est un acte beaucoup plus simple.
Et l’on peut se demander, à propos du dialogue entre le Persan et
l’Arabe, lequel des deux était, tout compte fait, le plus religieux :
celui qui s’abandonnait à une incrédulité vague, un peu lâche,
mais qui, en s’y abandonnant, arrivait à pressentir que le mystère
du monde (et donc aussi du Pouvoir divin qui y préside) ne finit
pas là où finissent les dogmes et les préceptes d’une religion révé-
lée, fût-elle celle dans laquelle on croit ; ou l’autre, celui qui reste

219
droit et figé dans le « devoir vouloir croire » et dans l’esprit de
qui, de toute évidence, l’acte de croire (qui est un acte, somme
toute positif, d’adhésion à une vérité intérieure) se mêlait de
négation, révélant ainsi ses limites et la faiblesse inhérente à sa
rigueur ; faiblesse qui consiste à renier plus ou moins radicale-
ment ce rapport libre avec les faits de la nature et de l’expérience
dont, en définitive, s’alimente toute disposition humaine.
Nous autres, individus supposés rationnels, identifions
plutôt le vrai croyant à ce second type. Et ce n’est pas fortuit :
c’est en lui, en effet, que la croyance religieuse se mêle d’éléments
rationnels, volontaires et pragmatiques, et il est donc plus
compréhensible en tant qu’il participe plus étroitement de la foi
en la connaissance objective et l’efficacité technique qui a
remplacé, chez nous modernes (sans nécessairement l’annuler),
la foi en un Dieu unique. C’est pourquoi nous tendons à faire de
la croyance religieuse une caricature de la certitude scientifique
quant à un état de fait déterminé, qu’il s’agisse de la structure
d’un corps ou du fonctionnement d’une machine. Nous imagi-
nons, autrement dit, la croyance religieuse comme un bloc spiri-
tuel impénétrable à toute réalité extérieure, l’axe adamantin de
tout mouvement de l’âme.
En d’autres termes encore, nous confondons, ce qui n’est pas
sans fondement dans notre longue histoire, la croyance avec le
fanatisme intellectuel ou intellectualisé et, ainsi, nous négligeons
le fait évident qu’un croire absolu est une contradiction en soi : en
effet, la notion même de « croire » implique une certaine relati-
vité et instabilité puisque son objet – Dieu, récit mythique ou
sens ultime du monde – nous est donné comme incertain, fuyant
et obscur par nature.
« À quoi croyons-nous ? » Répondre ou tenter de répondre à
cette question nous met aussitôt dans une situation inconfor-
table : nous risquons d’affirmer croire en une quantité de choses
dans lesquelles, de fait, nous ne croyons plus, ou nous ne croyons
pas vraiment, mais nous pensons devoir croire (et surtout dire
que nous y croyons) si nous ne voulons pas sembler ne croire en
rien ; ce qui équivaudrait à un aveu d’impuissance morale.
Étrange peur, vu que l’acte et la pensée les plus simples im-
pliquent la croyance en un certain aspect du monde auquel on se
fie ou on se confie, et donc ne croire en rien est une chose propre-
ment impossible.

220
Là réside justement le paradoxe de la croyance : dans le fait
de ne pas savoir, de ne pouvoir jamais savoir avec certitude en
quoi l’on croit, et jusqu’à quel point. De fait, la croyance coïncide
avec le monde dans lequel, réellement et actuellement, nous
vivons, tel que, réellement et actuellement, nous le sentons,
souffrons et pensons ; de lui seulement nous ne pouvons douter,
tandis que nous doutons naturellement que les aspects chan-
geants sous lesquels il se présente à nous soient vraiment tels
qu’on nous dit qu’ils sont. La croyance se prouve par l’existence
que l’on mène, les pensées qu’on exprime, et non par les
professions de foi qui peuvent être mensongères ou creuses. Le
croire, quand il est authentique, est incertain comme l’existence
et, comme l’existence, il est là avant que nous en sachions
quelque chose. En revanche, les croyances explicites concernent
en général un monde fictif dans lequel les croyances authentiques
et actuelles se mêlent à celles qui sont maintenues sous la forme
d’articles de foi, voire de fanatisme, mais ne sont plus vivantes.
C’est pourquoi dire en quoi l’on ne croit pas est plus facile que
formuler ce en quoi l’on croit vraiment. Et c’est aussi la raison
pour laquelle celui qui voit l’hypocrisie des professions de foi
officielles et la dénonce peut si facilement être accusé de ne croire
en rien et n’a pas les moyens de se défendre.

En apparence, il n’y a rien de plus certain que le fait que


« cette chose est là devant mes yeux » ; c’est à des exemples de ce
genre que l’on recourt habituellement pour distinguer la certi-
tude rationnelle de la croyance ou de la superstition.
Objectivement, il n’y a aucun doute : je suis dans cette pièce,
assis à cette table, entouré de ces objets, et plus ou moins absorbé
par ce que je suis en train d’écrire. Je ne peux certes exprimer de
bonne foi cette situation en disant que je crois être dans cette
pièce, voir ces murs etc. Mais si je me demande pourquoi je suis
ici, pourquoi j’essaie d’écrire ce que j’écris, quel sens a ma
situation, alors surgit la question du « croire », et elle finit par se
refléter aussi sur la « réalité » des objets qui sont devant moi et
des murs de la pièce où je suis enfermé. Si en effet j’étais
incapable de répondre à la question sur le but et le sens de ce que
je suis en train de faire, alors ces objets et ces murs resteraient
devant moi, certainement « réels », mais ils prendraient un
caractère absurde qui rendrait leur réalité non pas douteuse mais,

221
pire, intolérable ; et, dans le même temps, ces objets si solides
seraient, pour moi, réduits à des apparences, ils deviendraient
inutiles, incompréhensibles, incroyables.
Alors je saisirais ce qui me reste caché la plupart du temps,
à savoir que même le fait que « cette chose est là devant mes
yeux » participe de la croyance et, en fin de compte, de la foi ; il
n’est assuré que dans les limites où est assuré le monde moral
dont il fait partie : jusqu’au moment où il laisse transparaître,
pour ainsi dire, son rapport avec l’ensemble des choses. Une
perception singulière, exactement identifiée et définie avec
certitude, n’existe que dans le domaine de la connaissance
scientifique. Mais la connaissance scientifique est une entreprise
qui se définit précisément par le but de décrire et de définir les
objets singuliers dans le langage le plus objectif possible, sans se
préoccuper d’autre chose. Et ce but, à son tour, repose sur la
croyance assez dogmatique selon laquelle le seul monde réel est
celui que l’on peut décrire dans le langage de l’objectivité la plus
rigoureuse.
Une perception qui ne soit pas, en dernier lieu, fondée sur
une croyance n’existe donc pas. L’idée d’une appréhension
ingénue de la nature appartient à l’ordre des mythes, comme
celle d’une perception exacte du réel. La vision du scientifique est
rigoureuse mais, quant à être véridique, elle ne l’est que dans ses
propres termes et dans la limite des fins qu’elle s’assigne. De la
même façon, nous savons bien désormais combien est peu
ingénue (dans le sens de simple et vraie par antonomase) la
vision qu’a du monde le soi-disant « primitif ».

S’il veut se maintenir dans les limites de la raison et ne pas


empiéter sur le dogmatisme, le fanatisme ou la folie, le
rationaliste doit reconnaître que sa certitude est en dernier lieu
fondée sur la croyance ; c’est-à-dire qu’elle implique une
affirmation qui va bien au-delà des prémisses de fait : celle selon
laquelle la mesure exacte des objets du monde (qu’ils soient corps
célestes ou mouvements de l’âme humaine) est la seule forme de
connaissance valide. Le rationaliste le plus raisonnable sera donc
celui qui reconnaîtra cette assertion pour ce qu’elle est : d’une
part l’âme, pour ainsi dire (ou la cause finale), de l’entreprise
scientifique ; de l’autre une thèse, mise en doute par tout ce qui,
dans le monde, ne peut être exprimé en termes d’objectivité

222
mesurable et n’en n’est pas pour autant moins réel. Autrement
dit, une croyance. Ce qui, toutefois, n’enlève rien à la vérité des
faits établis.
Mais s’il n’y a pas d’entreprise de recherche rationnelle qui
ne soit fondée sur l’ambiguïté de la croyance, il n’y a pas non plus
de croyance qui n’ait sa limite et son point critique dans l’évi-
dence du monde extérieur, de la nature, des faits singuliers et
irréductibles, et des mouvements et changements de l’âme.
Le credo quia absurdum* est justement considéré comme
l’expression la plus énergique de la foi chrétienne à ses débuts.
« Absurde » n’est pas seulement l’idée de l’incarnation, du sacri-
fice et de la résurrection du Fils de Dieu ; il est absurde de
prendre comme objet de foi un événement historique présumé,
en supposant réellement arrivé un fait surnaturel, et de surcroît
de croire en lui pour son caractère d’impossibilité réelle,
d’exception unique et impensable dans le cours naturel des
choses.
Or c’est précisément cela, croire. On croit grâce à ces
aspects d’une religion déterminée, ou doctrine, qui sortent des
limites de la raison – résurrection finale, saut du règne de la
nécessité dans celui de la liberté, solution scientifico-
pragmatique aux problèmes humains ; on croit parce qu’il y a
une rupture libératrice des lois du réel. Mais on croit aussi parce
que cette absurdité convient à ce qu’il reste de doute, obscur mais
décisif, dans le caractère sensé de la raison – de toute raison, ce
qui revient à dire de toute prétendue explication ou systématisa-
tion du monde – et qu’on ne peut éliminer du fond de l’âme
parce qu’on ne peut se débarrasser du sentiment du fortuit, de
l’aléatoire, de l’irrationnel inhérent à la combinaison de choses et
de circonstances que nous appelons « réalité ».
La résurrection de la chair, la palingénésie socialiste ou le
triomphe final de la technique sur la nature, cependant, sont des
croyances qui ont du sens en tant qu’elles prennent la forme
d’espérances animatrices d’actions, voire de bonnes actions. Elles
deviennent des idées insensées et funestes dès qu’elles se
transforment en dogmes qui imposent la mortification du corps
et de l’esprit en vue de buts inflexiblement prescrits. À ce
moment-là, elles entrent en contradiction violente avec la nature
des choses et avec celle de l’homme.

223
Ce n’est pas la Raison, ni la Science, mais la Nature, dans le
sens le plus large et, serait-on tenté de dire, le plus indocile du
mot, qui est la pierre d’achoppement de la foi religieuse et des
idéologies pragmatiques. Avec les faits théorisés et organisés, un
« accommodement » est, à la rigueur, toujours possible. Mais
devant la simple manifestation de la nature dans les élans de
l’âme, dans le monde physique ou les bouleversements de
l’histoire, on ne peut que céder et composer. Ou bien ignorer et
réprimer ; mais c’est une voie trop aléatoire.
Cependant, comment pouvons-nous invoquer la Nature,
nous qui l’avons abolie ? Il y eut un temps où elle était le pouvoir
mystérieux qui réglait le cours des choses et dont l’homme
dépendait, avec les animaux et les plantes ; aujourd’hui, nous
prétendons l’avoir réduite en énergie à dompter et à exploiter à
notre profit. La nature était aussi, en nous, la force essentielle-
ment bonne qui nous invitait à nous libérer des peurs anciennes
et des servitudes ; nous en avons fait un tumulte d’appétits à
satisfaire selon notre bon plaisir.
Alors, quel sens cela a-t-il désormais de parler de Nature ?
Eh bien, c’est peut-être justement dans le doute qui surgit en
nous face à un monde ainsi fait que la nature se manifeste, non
plus comme une force ou une impulsion, mais comme principe
de raison et de foi.
Cette vie qu’il nous faut vivre, cette combinaison inéluc-
table de hasards que nous appelons « monde actuel », à laquelle
nous contribuons en choisissant à chaque carrefour une route
plutôt qu’une autre, ne sont, en fin de compte, qu’un des destins
qui pouvaient nous échoir ; et ce monde, avec tout le poids de sa
nécessité, n’est qu’un hasard réalisé. Peut-être que le fait d’être là
le rend « vrai » au point d’en faire la seule réalité, un absolu, une
espèce de Dieu ? Non, ne serait-ce que pour la conscience que
nous avons du fait qu’il est le sort qui nous est échu : soit il s’est
produit par hasard, soit il est causé par une nécessité suprême
dont il dépend et dont il n’est qu’une manifestation occasion-
nelle.
De la nécessité, nous ne pouvons juger. Mais de la contin-
gence, il est permis, voire obligatoire, de douter qu’elle mérite
d’être transformée en un absolu, adorée comme seule réalité,
considérée comme quelque chose de plus qu’un hasard impé-
rieux. À ce monde, nous ne devons rien d’autre que nos senti-

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ments et nos pensées à son propos : avant tout, le sentiment de
sa contingence et de la nôtre. Ce qui se manifeste là n’est pas
notre libre-arbitre mais le sentiment de la nature écrasante, de
l’ordre ultime de l’univers, qui n’est pas l’ordre dont nous
parlent les lois physiques mais plutôt celui, purement pensable et
imaginable, d’un monde humain qui s’accorderait avec le
rythme véritable de la nature.
Ce monde est ce qu’il est, nous devons y vivre le mieux
possible. Mais, quant à le penser, nous ne le pouvons qu’à partir
du doute et de l’incrédulité. Plus forte que toutes ses « réalités »
est, en effet, l’évidence qu’il aurait pu et pourrait à chaque
instant être différent de ce qu’il est, et nous avec lui. Tel ou tel
état de fait ne peut être nécessaire, seule peut l’être la loi non
écrite, non formulable dont il dépend. Penser différemment
serait croire que nous étions destinés à être précisément ce que
nous sommes, à faire exactement ce que nous faisons et que
notre existence, telle qu’elle s’est agencée, est une part nécessaire
de l’ordre universel.
Tel est le doute que nous inspire la nature, d’autant plus
fort que ce monde nous apparaît plus convaincu de son excel-
lence et de sa nécessité supérieure. De ce doute part peut-être le
mouvement destiné à nous ramener du fortuit et de l’arbitraire
vers ce qui est parce qu’il est juste que cela soit.

225
Collection
« CAHIERS DE L’ HÔTEL DE GALLIFFET »
Première série

I. L’Inferno di Dante. Atti della giornata di studi (19 gennaio


2004)

II. Italo Calvino narratore. Atti della giornata di studi (19 novem-
bre 2004)

III. Corrado Alvaro, Paris sans fard. Un reportage italien de 1950.


Édition bilingue, préface d’Anne-Christine Faitrop-Porta, choix
et traduction de Vincent d’Orlando et Marie-José Tramuta.

IV. Michelangelo poeta e artista. Atti della giornata di studi (21


gennaio 2005)

V. Vittorio Alfieri. Drammaturgia e autobiografia. Atti della gior-


nata di studi (4 febbraio 2005)

VI. Il giornalismo milanese dall’Illuminismo al Romanticismo.


Atti della giornata di studi (18 novembre 2005)

VII. Sul Canzoniere di Francesco Petrarca. Atti della giornata di


studi (25 novembre 2005)

VIII. Vincenzo Monti e la Francia. Atti del convegno internazio-


nale di studi (Parigi, 24-25 febbraio 2006)

IX. Insegnare la città. Atti delle giornate di studi (Poitiers e


Parigi, 12-13-14 gennaio 2006)
X. Governare a Firenze 1494-1530. Savonarola, Machiavelli,
Guicciardini. Atti della giornata di studi (20 novembre 2006)

XI. Antonio Tabucchi narratore. Atti della giornata di studi (17


novembre 2006)

XII. Il romanzo di Ferrara. Atti del convegno internazionale di


studi su Giorgio Bassani (Parigi, 12-13 maggio 2006)

XIII. Giorgio Bassani, Poèmes. Édition bilingue, préface de


Martin Rueff, choix et traductions de Muriel Gallot.

XIV. Silvia Fabrizio-Costa, Leonardo da Vinci e dintorni. Studi e


appunti leonardiani. Premessa di Carlo Vecce. Postfazione di
Carlo Pedretti.

XV. Le Rime di Dante. Atti della giornata di studi (16 novembre


2007)

XVI. I drammi per musica di Pietro Metastasio, Atti della giornata


di studi (19 novembre 2007)

XVII. Gabriele d’Annunzio, Poèmes d’amour et de gloire. Édition


bilingue dirigée par Paolo Grossi, préface, choix et traductions
de Muriel Gallot, postface d’Annamaria Andreoli.

XVIII. Gesualdo Bufalino, Musée d’ombres. Édition bilingue,


préface de Salvatore Silvano Nigro, traduction d’André Lentin et
Stefano Mangano.

XIX. Sandro Boccardi, À l’heure des cendres. Édition bilingue,


préface d’Amedeo Anelli, traduction de Marguerite Pozzoli.

XX. Marie-José Tramuta, Le Destin du passeur. Lectures italiennes


1991-2008, préface d’Elisabetta Rasy.

XXI. Benvenuto Cellini. Artista e scrittore. Atti della giornata di


studi (14 novembre 2008).
XXII. Gli scrittori e la Grande Guerra. Atti della giornata di studi
(17 novembre 2008).

XXIII. Giacomo Lubrano, La Voix dans le vide. Sonnets. Édition


bilingue, préface de Claudio Sensi, choix et traduction de Ettore
Labbate.

XXIV. Matilde Serao, Le Ventre de Naples 1884-1904. Préface et


note de Giuseppe Montesano. Postface de Rossana Rummo.
Traduit de l’italien par Marguerite Pozzoli.

XXV. La città nel Decameron. Atti della giornata di studi (16


ottobre 2009).

XXVI. Giovanni Pascoli. Poetica e poesia. Atti della giornata di


studi (15 ottobre 2009).

XXVII. Domenico Scarpa, Natalia Ginzburg. Pour un portrait de


la tribu, préface de Rosetta Loy.

XXVIII. Réinventer les classiques. Actes des journées d’études


(Poitiers-Paris, 12-14 mars; 5 avril 2008.

XXIX. Vittorio Foa, Une traversée du siècle. Textes réunis et intro-


duits par Antonio Bechelloni. Traduction de l’italien de Carole
Cavallera.

XXX. Le théâtre de Dario Fo et Franca Rame. Textes réunis et


présentés par Pérette-Cécile Buffaria et Paolo Grossi.

Nouvelle série

I. Salvatore Quasimodo. Poèmes. Choix et traduction de l’italien


par David Cohen, Irène Lentin et Stefano Mangano. Préface de
Salvatore Silvano Nigro.
Achevé d’imprimer en novembre 2013
sur les presses d’Arprint
Dépôt légal : 4e trimestre 2013
Numéro d’impression : 804
ISBN : 978-2-919205-06-6

Imprimé en France
8

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