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Karine Parrot
in Omar Slaouti et al., Racismes de France
2020 | pages 59 à 73
ISBN 9782348046247
Article disponible en ligne à l'adresse :
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https://www.cairn.info/racismes-de-france---page-59.htm
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Karine Parrot
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gères sur son territoire. Depuis, aux côtés des autres États de
l’Union européenne, la France s’obstine à entraver l’accès au
territoire européen des étrangers sans ressources, considérés
comme indésirables. Celles et ceux qui, surmontant les obsta‑
cles juridiques et physiques, parviennent aujourd’hui jusqu’en
France sont méthodiquement précarisés, violentés, voire
criminalisés. Les dispositifs de mise au ban et de répression
élaborés par la haute administration française sont nombreux :
procédures judiciaires et administratives verrouillées, guichets
administratifs virtuels, violences et harcèlement policiers, enfer‑
mement en centres de rétention de près de 50 000 personnes
chaque année. Plus ou moins visibles, plus ou moins illégaux 1,
plus ou moins sophistiqués, ces différents procédés s’articulent
entre eux et visent aussi bien les étrangers déclarés « en situa‑
tion irrégulière » que celles et ceux qui sont « en règle ». Ainsi,
les demandeurs d’asile – littéralement dissous dans la bureau‑
cratie et les procédures – ou encore les jeunes isolés – dont la
1 Depuis 2003 et l’ère Sarkozy (en tant que ministre de l’Intérieur puis président
de la République), neuf lois se sont succédé à intervalles réguliers pour contrôler,
précariser et criminaliser toujours davantage les personnes étrangères en
France.
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étant un critère subsidiaire. En 2017, le Défenseur des droits,
Jacques Toubon, rappelait que les « jeunes hommes qui sont
perçus comme arabes/maghrébins ou noirs » ont une probabi‑
lité vingt fois plus élevée que le reste de la population d’être
contrôlés par la police 2 et ces contrôles, qui sont déjà en soi
des violences, sont le terreau classique des épisodes de violences
physiques. Dans les grandes villes, les Noirs et les Arabes sont
les premiers visés par les contrôles policiers et les violences
qui vont avec, qu’ils soient français ou étrangers. Les policiers
contrôlent ainsi des personnes dont ils connaissent parfaitement
l’identité uniquement pour les humilier et, incidemment, « nier
l’évidence et la légitimité de leur présence et de leur condi‑
tion 3 ». Bien sûr, cette forme de racisme d’État entretient des
liens étroits avec la lutte contre l’immigration dite irrégulière.
A minima, on peut dire que ces contrôles policiers racistes sont
rendus possibles – pour ne pas dire autorisés – par une régle‑
mentation ultra-permissive des contrôles d’identité adoptée pour
2 Défenseur des droits, « Enquête sur l’accès aux droits. Volume 1. Relations
police/population : le cas des contrôles d’identité », Paris, 2017, p. 17.
3 Emmanuel Blanchard, « Contrôle au faciès, cérémonie de dégradation », Plein
Droit, n° 103, 2014, p. 11 sq.
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deux kilomètres du bourg de Norrent-Fontes, dans des bâtiments
insalubres (Dieppe), des anciennes usines, des hangars délabrés
(Calais) ou à la marge des zones d’habitations tel à Cherbourg
ou à Grande-Synthe 4 », ils peuvent échapper un temps au harcè‑
lement policier, mais finissent tôt ou tard par être évacués et/
ou détruits. Le scénario est désormais bien rodé : l’évacuation
est annoncée à l’avance, surmédiatisée ; le jour J, une grande
partie des habitants a déjà quitté les lieux et le périmètre est
bouclé par la police. Dans leur grande majorité, les étrangers
arrêtés et placés en centre de rétention sont finalement relâchés
puisque les procédures sont souvent illégales 5 mais l’objectif
est atteint : ils sont éparpillés aux quatre coins de la France.
À l’automne 2009, un nouveau cycle de violences s’ouvre avec
4 Coordination française pour le droit d’asile (CFDA), « La loi des “jungles”. La
situation des exilés sur le littoral de la Manche et de la mer du Nord », Rapport
et mission d’observation, mai-juillet 2008, p. 33.
5 Les procédures sont illégales soit parce que les personnes ne peuvent être expul‑
sées en raison de leur nationalité (dans ce cas, leur enfermement est abusif),
soit parce que leur nombre interdit de respecter les droits de la personne privée
de liberté. Neuf personnes qui n’ont pas déposé de recours à leur arrivée en
rétention ont tout de même été expulsées vers l’Afghanistan sur un vol charter
organisé conjointement avec l’Angleterre. Ibid., p. 41.
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jusqu’en 2015 où, à nouveau, la police ne parvient plus à faire
disparaître durablement les personnes exilées de la ville. Cette
fois, l’État décide de les rassembler – de les encamper 9 – non
plus dans un hangar, mais à l’air libre, précisément sur une
zone industrielle située à plusieurs kilomètres du centre-ville :
c’est la naissance de la nouvelle « Jungle » en avril 2015 et
l’ouverture d’un nouveau cycle de violences policières. Après
la destruction du bidonville, qui a un temps abrité plus de
10 000 personnes, les expulsions et la destruction des nouveaux
campements informels reprennent. Hebdomadaires fin 2017, ces
expulsions deviennent quotidiennes à partir d’août 2018. Entre
novembre 2017 et novembre 2018, l’association L’Auberge des
migrants – présente auprès des exilés dans le Calaisis depuis
2008 – a recensé près de 400 opérations policières d’expul‑
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univers répressif globalement plus sophistiqué, peuplé de notes
de service, de circulaires, de « guichets uniques », de dossiers
10 Par exemple, dans une décision de mars 2019, le tribunal administratif de Lille
a condamné l’évacuation ordonnée par le préfet du Nord en septembre 2017
du campement de Grande-Synthe, effectuée sans aucune base légale, TA Lille,
7 mars 2019, n° 1709974 et 1802830.
11 Il y a eu trente démantèlements de camps de migrants à Paris entre le 2 juin
2015 et le 4 novembre 2016, voir le rapport d’observation du Défenseur des
droits, « Démantèlement des campements et prise en charge des exilés, Calais-
Stalingrad (Paris) », décembre 2016, p. 12.
12 Voir notamment : « Rapport sur les violences à Calais. Pratiques abusives et
illégales des forces de l’ordre, (observations et témoignages du 1er novembre
2017 au 1er novembre 2018) », Rapport interassociatif disponible sur le site
de L’Auberge des migrants, décembre 2018 ; Conseil de l’Europe, « Rapport
du 17 février 2015 par N. Muižnieks suite à sa visite en France du 22 au
26 septembre 2014 », spéc. § 66 sq ; Human Rights Watch, « France : les migrants
et les demandeurs d’asile victimes de violence et démunis », 20 janvier 2015 ;
Défenseur des droits, Décision MDS 2011‑113, loc. cit. ; Défenseur des droits,
« Exilés et droits fondamentaux : la situation sur le territoire de Calais » ;
rapports d’octobre 2015 ; « Calais : cette frontière tue. Rapport d’observation
des violences policières à Calais depuis juin 2009 », Calais Migrant Solidarity,
2011 ; « Calais, la violence de la frontière. Mission d’enquête à Calais et à Paris
25 janvier-2 février 2010 », 2010, REMDH, FIDH, AEDH et Gadem ; Migreurop,
« Calais et le nord de la France : zone d’errance, porte de l’Angleterre », in
« Les Frontières assassines de l’Europe », rapport, 2009 ; CFDA, « La loi des
“jungles” », loc. cit.
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immigrés en situation régulière et les demandeurs d’asile –, au
moment de la destruction finale de la « Jungle » de Calais en
octobre 2016, près de la moitié des personnes expédiées par bus
vers des centres d’hébergement d’urgence avaient déjà déposé
une demande d’asile en France. Autrement dit, ces centaines
de personnes expulsées du bidonville et éparpillées dans des
camps de vacances désaffectés avec pour consigne de « recon
sidérer leur projet migratoire » auraient dû, depuis longtemps,
en tant que demandeurs d’asile, être hébergés et accueillis dans
des centres spécialisés où, avec l’aide des travailleurs sociaux,
elles auraient pu étoffer leur dossier. Actuellement, moins de la
moitié des demandeurs d’asile ont une place dans ces fameux
centres d’accueil de demandeurs d’asile (Cada), « centres
d’accueil » dédiés prévus par la loi. Les autres sont hébergés et
placés sous contrôle 13 dans une myriade de dispositifs low cost
– sans accompagnement ni social ni juridique – ou contraints
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réponse de la plateforme ». Pour autant aucune injonction n’a
permis d’améliorer significativement la situation. Ainsi, contre
les personnes exilées, la procédure d’asile est un parcours du
combattant : l’administration se réserve toute latitude pour
enregistrer ou non leurs demandes et, le cas échéant, pour
leur octroyer, comme la loi l’y oblige, une place dans un centre
d’hébergement. Avec l’assentiment des juges administratifs,
l’État a mis sur pied une véritable machine à clochardiser les
personnes exilées.
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la condition de minorité qui sert d’ancrage à une politique
publique raciste particulièrement brutale. L’âge du jeune est
ici doublement déterminant. Si, en tant que mineur, il a droit
à une protection, en tant que majeur, il devient un étranger en
situation irrégulière, susceptible d’être enfermé puis expulsé du
territoire. En général, après un unique entretien d’une heure
où l’étranger est interrogé sur son état civil, sa vie au pays, les
circonstances de sa venue en France, l’évaluateur mandaté par le
département « apprécie si le jeune peut ou non avoir l’âge qu’il
affirme avoir 16 ». Pendant plusieurs années, les pratiques de tri
les plus infâmes ont eu cours à Paris où l’apparence physique
des jeunes – des « traces de maquillage et des ongles fraîchement
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États-Unis sur une « population blanche ». Mise au point pour
déceler certaines anomalies de croissance, cette technique qui
comporte une marge d’erreur estimée de deux à trois ans a
été largement utilisée pour décréter les jeunes majeurs et les
remettre à la rue 19. D’après la Commission nationale consultative
des droits de l’homme (CNCDH), « plusieurs auditions ont fait
apparaître que des jeunes, en particulier les plus de seize ans,
subissent parfois plusieurs expertises jusqu’à l’établissement de
leur majorité 20 ». Il est également fait usage de radiographies
dentaires : des médecins ont ainsi estimé l’âge de personnes
étrangères comme les marchands établissaient jadis l’âge des
chevaux, en examinant leur dentition. Certains praticiens ont
également rendu les expertises demandées sur la base d’exa‑
mens pubertaires. Dans cette hypothèse, c’est la mesure de la
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classes dédiées aux élèves non francophones. Il n’est pas rare
que les jeunes soient mis à la porte de leur foyer le jour de leurs
dix-huit ans, jetés à la rue, même en plein hiver.
Face à des pratiques aussi brutales, les personnes visées
devraient pouvoir saisir un juge en mesure de rappeler l’admi‑
nistration à l’ordre. L’« État de droit », dont les dirigeants
occidentaux se gargarisent, repose notamment sur ce contrôle
du juge censé garantir que l’administration et les agents de l’État
respectent eux aussi les règles en vigueur. Mais, en l’espèce, les
juges ont littéralement abandonné les mineurs isolés étrangers.
Alors même que les décisions contestées – celles de non-prise
en charge – sont des décisions administratives, le juge adminis‑
tratif – par la voix du Conseil d’État – a refusé d’examiner les
demandes des jeunes arbitrairement déclarés majeurs au motif
que les intéressés sont mineurs et donc incapables d’agir en
justice 23 ! Exclus de la protection car déclarés majeurs par le
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tise biologique. Désormais, même en présence de documents
authentifiés par le bureau de la fraude documentaire – qui
relève de la police aux frontières –, le jeune n’est pas sûr d’être
finalement tenu pour mineur et d’être ainsi pris en charge par
l’aide sociale à l’enfance. Dans une affaire emblématique, la
cour d’appel de Paris a récemment avalisé les suspicions sans
fin de l’administration en considérant que « si l’authenticité des
documents produits semble certaine, ils ne peuvent cependant
pas, étant démunis de photo, être rattachés de façon certaine
à sa personne et faire preuve de son identité 24 ». Mais, puisque
seule une petite minorité de jeunes sont en possession de
documents d’identité avec photo, comment les autres sont-ils
censés établir leur minorité ? Sans parler des jeunes, nombreux,
qui ne disposent d’aucun document d’état civil…
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gers qui intervient en 1981. Depuis cette date et la première
loi qui autorise donc le préfet à enfermer une personne étran‑
gère « en vue de préparer son éloignement », la pratique n’a
cessé de se développer. Chaque année, 50 000 personnes sont
enfermées faute de droit au séjour et pour une durée maximale
qui atteint désormais trois mois, autant dire une petite peine de
prison. L’enfermement administratif, longtemps brandi comme
un outil – notoirement inefficace – de lutte contre l’immigration
dite « irrégulière », est depuis 2018 utilisé aussi à l’encontre des
« demandeurs d’asile » qu’il s’agit officiellement de « répartir »
entre les États européens, en application du mécanisme Dublin.
D’abord en violation puis en application de la loi, les préfets
enferment chaque année des milliers de personnes, officiellement
pour les expulser par avion vers l’Italie, l’Allemagne ou la Hongrie
afin que leur demande de protection internationale soit examinée
par l’« État compétent », celui où elles ont laissé pour la première
fois leurs empreintes digitales (étant entendu que d’autres exilés
sont renvoyés vers la France en application du même mécanisme
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battre contre l’administration et pour les droits des personnes
étrangères.
La clochardisation et l’enfermement des demandeurs d’asile
comme les mauvais traitements infligés aux jeunes exilés sans
famille montrent qu’au-delà des catégories juridiques et des
quelques régimes protecteurs encore prévus par le droit, c’est
une politique d’État répressive et généralisée qui est menée
contre les étrangers. Aux ordres de l’exécutif, chacun à leur
manière, préfets, policiers et guichetiers trient, criminalisent
et précarisent les personnes étrangères jugées indésirables. En
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des années 2000 et la mise en application de cette politique de
fermeture des frontières, près de 40 000 personnes sont mortes
noyées en Méditerranée. Les dirigeants des États européens font
mine d’ignorer que les textes restrictifs qu’ils adoptent sont à
l’origine de ces drames et ils invoquent la « nécessaire » gestion
des flux migratoires et le principe « bien établi en droit interna‑
tional » selon lequel les États sont libres de décider quels étran‑
gers admettre sur leur territoire. Mais, au fil du temps et des vies
humaines détruites, le vernis juridique et démocratique vole en
éclats. En février 2019, la France annonce qu’elle va faire cadeau
de six bateaux de guerre aux garde-côtes libyens qui, pour le
compte des États européens, interceptent les exilés en mer pour
les ramener en Libye où ils sont livrés aux milices, emprisonnés
de manière arbitraire, battus, violés, torturés. Saisi par plusieurs
associations, le tribunal administratif de Paris a préféré se déclarer
incompétent en refusant d’examiner une décision qui relève de
la « conduite des affaires extérieures de la France 27 ».
27 Tribunal administratif de Paris, 10 mai 2019, n° 1908601/9. Voir le commu‑
niqué commun des huit associations : « L’État français livre des bateaux à la
Libye : des ONG saisissent la justice ! », Amnesty international, 25 avril 2019.
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Karine Parrot, Carte blanche. L’État contre les étrangers, La
Fabrique, Paris, 2019.