Академический Документы
Профессиональный Документы
Культура Документы
© La Découverte | Téléchargé le 10/11/2020 sur www.cairn.info via BIU Montpellier (IP: 194.57.207.214)
Distribution électronique Cairn.info pour La Découverte.
© La Découverte. Tous droits réservés pour tous pays.
La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les
limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la
licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie,
sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de
l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage
dans une base de données est également interdit.
© La Découverte | Téléchargé le 10/11/2020 sur www.cairn.info via BIU Montpellier (IP: 194.57.207.214)
« Tout enfant noir connaît sa condition, même s’il
ne peut l’exprimer, parce qu’il est né dans une
République qui l’assure par tous les moyens dispo‑
nibles, de toutes ses forces, qu’il a une certaine place
dans la société, et qu’il ne pourra jamais monter
plus haut. »
James Baldwin, 1963 2.
1 Aimé Césaire, Discours sur le colonialisme, Présence africaine, Paris, 1950, p. 12‑13
(nous soulignons).
2 James Baldwin, Martin Luther King et Malcolm X, Nous, les Nègres. Entretiens
avec Kenneth B. Clarke, La Découverte, Paris, 2007, p. 34. Au vrai, ce constat
vaut pour toutes les minorités racisées.
379
© La Découverte | Téléchargé le 10/11/2020 sur www.cairn.info via BIU Montpellier (IP: 194.57.207.214)
traverse l’histoire avec, dans son sillage, la modernité impérieuse
qui se doit d’imposer ses Lumières au nom d’un universalisme
impérial. Troisième exportateur d’armes dans le monde, la
France militarise ses polices d’intervention dans les quartiers
populaires où vivent ceux et celles que des élites qualifient,
entre autres, de « sauvageons » et de « racailles ». Les guerres
extérieures et intérieures de l’État français sont légitimées par
le même corpus idéologique, celui de la race érigée sous un
drapeau tricolore, celui d’une culture supérieure, du savoir
dominant, de l’humanisme blanc. Les personnes non blanches
ne peuvent avoir d’autre ambition que de se défaire de leur
teinte, de se dissoudre dans le roman national, de s’invisibiliser
en se drapant dans la bannière des dominants. Injonction leur
est faite de dépolitiser le racisme afin de confiner l’antiracisme
à une approche uniquement morale que l’État et certaines de
ses institutions, comme la Délégation interministérielle à la lutte
contre le racisme, antisémitisme et la haine anti-LGBT (Dilcrah),
distillent dans la société. Comme sur les corps étrangers que
le pouvoir blanc s’approprie, la clé d’étranglement est exercée
dans le but d’étouffer le paradigme racialiste de l’histoire de
France. Repliés eux aussi dans les marges colorées de l’histoire,
380
© La Découverte | Téléchargé le 10/11/2020 sur www.cairn.info via BIU Montpellier (IP: 194.57.207.214)
déni du racisme systémique afin de mieux comprendre certains
événements français, passés et présents.
22 juin 2020, Jacques Toubon, Défenseur des droits, rendait
public le dernier rapport élaboré sous sa responsabilité. Dans
un contexte marqué par la pandémie de covid-19, qui a plus
particulièrement touché les « personnes d’origine immigrée » ou
perçues comme telles en raison des « fortes inégalités qu’elles
subissent dans l’emploi, le logement ou la santé », et par les
mobilisations historiques contre les violences racistes des forces
de l’ordre, aux États-Unis et en France notamment, on pouvait
lire dans ce rapport précis et documenté :
Cette crise n’a fait qu’amplifier une réalité trop souvent
ignorée ou minimisée. En effet, il ressort de toutes les études et
3 En plus des pays occidentaux, d’autres pays comme la Chine ou la Russie par
exemple contribuent fortement à l’émission de gaz à effet de serre.
4 Greta Thunberg, Luisa Neubauer et Angela Valenzuela, « Why we strike
again », CommonDreams.org, 29 novembre 2019.
5 Voir Razmig Keucheyan, La nature est un champ de bataille, La Découverte,
Paris, 2014 ; et Malcom Ferdinand, Une écologie décoloniale, Seuil, Paris, 2019.
Ouvrage qui a reçu le prix de la Fondation de l’écologie politique la même
année.
6 Voir François Sureau, Sans la liberté, Gallimard, Paris, 2019.
381
© La Découverte | Téléchargé le 10/11/2020 sur www.cairn.info via BIU Montpellier (IP: 194.57.207.214)
décennies contre les discriminations raciales et le racisme
étatique – celui de la police, entre autres –, ni les universitaires.
Après avoir été infligé à la main-d’œuvre « exotique » depuis
l’entre-deux-guerres jusqu’à nos jours, le racisme de France
affecte également les héritiers de l’immigration coloniale et
postcoloniale. En 1929, déjà, Marcel Mercier notait : les « licen‑
ciements » concernent tout d’abord les « Nord-Africains » et
l’écrasante majorité d’entre eux vivent dans des logements
« insalubre[s] » 8, voire dans des bidonvilles comme ceux de
Nanterre et de Gennevilliers où un « village arabe », fait de
382
© La Découverte | Téléchargé le 10/11/2020 sur www.cairn.info via BIU Montpellier (IP: 194.57.207.214)
non intentionnels 12.
En dépit de différences qu’il ne s’agit pas de nier, les
Rroms, les personnes immigrées ou réfugiées, les musulmanes
et les musulmans, étrangers ou nationaux, et les Françaises
et Français racisés sont tenus pour des intrus même lorsqu’ils
sont nés dans l’Hexagone ou ont été naturalisés. En raison
de leur expérience du racisme de France et des attaques
néolibérales plus p articulièrement violentes à leur encontre,
tous sont rejetés dans une communauté de destin qui forme,
383
© La Découverte | Téléchargé le 10/11/2020 sur www.cairn.info via BIU Montpellier (IP: 194.57.207.214)
citoyens français, et cette précarité « identitaire » a culminé avec
le projet de loi relatif à la déchéance de la nationalité française
assumée par des parlementaires de droite et de gauche. Toutes
et tous sont construits, décrits et finissent par se vivre comme
des « indésirables » dans cette France des droits de l’homme…
blanc. Emmanuel Blanchard le rappelle, le terme d’« indési‑
rables » renvoie à une catégorie d’action publique que l’on trouve
jusque dans l’exposé des motifs de certains décrets-lois adoptés
à l’époque de la Troisième République 13. Les « indésirables »
désignent alors les nomades, dès les années 1910, les juifs qui
fuient le nazisme dans les années 1930, les « Nord-Africains » et
aujourd’hui encore des jeunes du XIIe arrondissement de Paris
ainsi qualifiés par des policiers dans des procès-verbaux rendus
publics il y a peu 14.
384
© La Découverte | Téléchargé le 10/11/2020 sur www.cairn.info via BIU Montpellier (IP: 194.57.207.214)
contre le « grand remplacement », cet autre mythe délétère,
passent par une justice, des lois et un État d’exception qui
fabrique ce que le sociologue Sidi Mohammed Barkat nomme
un « corps d’exception 17 ». Comme à l’époque coloniale, l’un
des enjeux actuels reste de s’approprier physiquement et symbo‑
liquement les corps racisés et, grâce au pouvoir de nomination
que l’État s’arroge, de les réduire à des catégories raciales. À ce
jour, les fichiers de police et de gendarmerie, qui regroupent
plus de 5 millions de personnes, comprennent un signalement
fondé sur des critères ethno-raciaux et d’apparence physique 18 :
« blanc (caucasien) ; méditerranéen ; gitan ; moyen-oriental ;
385
© La Découverte | Téléchargé le 10/11/2020 sur www.cairn.info via BIU Montpellier (IP: 194.57.207.214)
tenants de l’antiracisme institutionnel. Et si les intrus racisés
continuent de manifester en investissant l’espace public pour
tenter d’imposer leurs revendications au plus haut de l’agenda
politique, ils sont aussitôt accusés de communautarisme, voire
de sécessionnisme. Afin de rétablir l’ordre social, politique et
symbolique, ses défenseurs s’acharnent à renvoyer ces intrus
dans les marges en exigeant d’eux qu’ils se taisent. Forme
contemporaine du bannissement ou de l’ostracisme, sur place
pour les nationaux, par le renvoi dans le pays d’origine pour
les étrangers. Être privé d’existence politique légitime, indivi‑
duelle et collective, telle est l’une des caractéristiques majeures
de la condition faite aux intrus qui ne sont tolérés que s’ils
restent muets. Pour le patronat et les pouvoirs publics, ils consti‑
tuent une armée de réserve et doivent demeurer une force de
travail anonyme, inorganisée, silencieuse, taillable, corvéable
et, dans le cas des sans-papiers, expulsable à merci. Au nom
de la lutte contre le communautarisme, de la défense de la
386
© La Découverte | Téléchargé le 10/11/2020 sur www.cairn.info via BIU Montpellier (IP: 194.57.207.214)
couper celles des corps racisés et altérisés. L’ensemble démontre
ceci : les similitudes des situations imposées aux intrus racisés
l’emportent largement sur ce qui les différencie, et cela devrait
être au fondement de revendications communes alors que les
partisans de l’ordre établi ont tout intérêt à entretenir racismes
et xénophobie, ces puissants vecteurs de stigmatisations, de
divisions et d’inégalités sociales.
Des fractures et des discriminations raciales et coloniales
d’hier aux fractures et aux discriminations raciales d’aujourd’hui,
les continuités sont nombreuses, notamment parce que la
République, les institutions, la police, les médias, la culture,
les rues, les monuments, les arts 21 et la langue n’ont pas été
décolonisés. Faute de statistiques ethniques, il est toujours diffi‑
cile de mesurer avec précision l’ampleur et l’évolution de ces
discriminations, comme s’il fallait cultiver le déni pour mieux
combattre l’objet du déni. À l’instar de l’Inspection générale
de la police nationale (IGPN), cette police qui enquête sur
21 Voir Sylvie Chalaye, Race et Théâtre. Un impensé politique, Actes Sud, Paris, 2020.
Plus généralement, Philippe Dagen constatait pour le condamner : « Le silence
et l’inertie des musées français sur l’esclavage et les colonies sont habituels »,
LeMonde.fr, 26 juin 2020.
387
© La Découverte | Téléchargé le 10/11/2020 sur www.cairn.info via BIU Montpellier (IP: 194.57.207.214)
français sur la situation présente.
Bien que soutenant parfois tardivement quelques-unes de
ces initiatives, certains à gauche n’en continuent pas moins à
nier la responsabilité des institutions républicaines 24. Singulier
conservatisme intellectuel et politique qui traite les faits et
les enquêtes multiples en chiens crevés. Remarquables pesan‑
teurs idéologiques, en vérité, et triomphe d’un opportunisme
22 Peu après le discours du chef de l’État (11 juin 2020) fustigeant le « monde
universitaire », quelques dociles chiens de garde, sans doute réunis par Pierre-
André Taguieff, publiaient dans la rubrique « Débattons » (sic.) de l’hebdoma‑
daire Marianne un appel adressé au président de la République et au ministre
de l’Éducation nationale dans lequel on pouvait lire ceci : « Il faut sanctionner
la promotion de l’idéologie décoloniale » dans les universités, la formation des
maîtres et les « écoles de la République ».
23 En 2019, un sondage de l’Ifop révélait qu’au cours des cinq dernières années,
le nombre de victimes de comportements racistes était deux fois plus élevé
chez les musulmans (40 %) que dans le reste de la population (17 %).
24 Le 17 juin 2020, à la question : « est-ce qu’il y a un racisme structurel dans les
institutions et la société française ? », Jean-Luc Mélenchon répondait docte‑
ment : « Non. Les institutions ont bien des défauts mais elles n’ont pas cette
tare. » « La vie n’est pas une partie de Scrabble. Réponses à Libération », Le blog
de Jean-Luc Mélenchon. L’ère du peuple, 11 juin 2020. Sur ce point majeur et
précis, cette position est également celle du Parti socialiste et de l’organisation
qu’il contrôle, SOS-Racisme.
388
© La Découverte | Téléchargé le 10/11/2020 sur www.cairn.info via BIU Montpellier (IP: 194.57.207.214)
et dans cette voie, la prochaine fois, le feu 25, ce feu que certains
jugent nécessaire pour jeter une lumière crue sur les innom‑
brables vies et dignités écrasées.