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Jean-François Leguil-Bayart
Quoi qu’il en fût, les appartenances ethniques et confessionnelles n’étaient que des
lignes d’identification parmi d’autres dans ces régions de « frontière », et la principauté
ottomane était d’abord une formation politique qui acquit progressivement son statut d’empire
au fil de ses conquêtes en Europe balkanique (Thrace, Serbie) dès le XIV° siècle, grâce à la
prise ultérieure de Constantinople en 1453, et par le truchement d’un processus de
centralisation et d’autonomisation du pouvoir par rapport aux forces guerrières qui l’avaient
dans un premier temps portée.
Vue sous cet angle, l’histoire de la péninsule de l’Asie mineure n’est pas
fondamentalement différente de celle de la péninsule ibérique à la même époque. A ceci près
que l’expansion et la centralisation ottomanes n’ont pas reposé sur la purification
ethnoreligieuse1. Là où les monarchies ibériques ont expulsé ou massacré juifs et musulmans,
les Ottomans ont organisé les minorités religieuses, juive et chrétiennes, en communautés
(bientôt dénommées millet) dotées d’une large autonomie cultuelle, économique et juridique ;
ont coopté, en partie par le biais de la captivité ou de la coercition, des non musulmans dans
les rouages du pouvoir, quitte à les convertir ; ont accueilli les Sépharades et même des
Protestants fuyant l’Inquisition et les persécutions. L’un des ressorts de la conquête ottomane
était d’ailleurs le soutien qu’elle recevait des populations orthodoxes grecques et serbes, dans
les Balkans, à Chios, à Chypre, en Crète, ou protestantes, en Hongrie et en Transylvanie -
populations toutes désireuses de s’émanciper du joug latin, c’est-à-dire catholique.
En tant qu’Etat, le jeune Empire ottoman était très comparable à ses homologues de
l’Europe moderne des XV° et XVI° siècle, dont il reprenait une bonne part des symboles de
légitimité : Mehmed le Conquérant se posait en vengeur des Troyens, à l’instar des Romains
de l’Antiquité, et faisait peindre son portrait par Bellini, tandis que Süleyman adoptera les
regalia romains et catholiques du trône, du sceptre et de la couronne. Progressivement
l’empire perdra également de sa nature « despotique » et se rapprochera du modèle
oligarchique dont la puissante famille des Köprülü était une pièce centrale. A la fin du XVII°
siècle il était pour ainsi dire un Etat européen parmi d’autres, n’incarnant plus vraiment une
menace religieuse aux yeux de ses contemporains chrétiens, n’étant pas encore l’ « homme
malade » du continent, commerçant d’abondance avec celui-ci par le truchement de Venise, et
1
S. Vryonis, Jr., The Decline of Medieval Hellenism in Asia Minor and the Process of Islamization from the
Eleventh through the Fifteenth Century, Berkeley, University of California Press, 1971.
141
entretenant avec les royaumes occidentaux plus de relations humaines et économiques que
ceux-ci n’en avaient avec les Amériques.
2
Pour de bonnes synthèses des nouvelles approches historiographiques de l’Empire ottoman, cf C. Kafadar,
Between Two Worlds. The Construction of the Ottoman State, Berkeley, The University of California Press, 1995
et D. Goffman, The Ottoman Empire and Early Modern Europe, Cambridge, Cambridge University Press, 2002.
142
préempter les conséquences du retrait ottoman au fur et à mesure que celui-ci paraissait
inéluctable3. (voir également infra l’étude de Béatrice Hibou sur la Tunisie)
La Révolution de 1908 elle-même n’a pas été à proprement parler une mobilisation
nationaliste. Ceux que l’on a malencontreusement appelés « Jeunes Turcs » en Occident
étaient en réalité des libéraux constitutionnalistes, s’inscrivant dans la continuité des Jeunes
Ottomans de 1876 et comprenant dans leurs rangs de nombreux Arabes, Albanais, Juifs et
même, les premières années, des Arméniens et des Grecs. Le Comité Union et Progrès, loin
de mettre en œuvre une politique de « turquification » de l’Empire, comme on l’en a
rétrospectivement accusé, est resté fidèle à une conception supranationale de l’ottomanisme, y
compris lorsque ses principaux leaders ont instauré une dictature en 1913. Simplement la
perte des provinces balkaniques et la dissidence de plus en plus patente des élites arméniennes
l’ont amené à voir dans l’islam un pilier essentiel de l’unité de l’empire, certains évoquant le
modèle austro-hongrois pour envisager un ensemble arabo-turc dont la capitale aurait pu être
Alep, à l’abri de la menace militaire étrangère. L’un des nombreux paradoxes de l’histoire du
nationalisme en Turquie est que le rêve d’une citoyenneté ottomane universelle s’est heurté à
l’opposition des minorités chrétiennes, hostiles à la remise en cause de l’autonomie et des
privilèges du régime des millet.
3
N. Clayer, Aux origines du nationalisme albanais, Paris, Karthala, sous presse ; H. Kayali, Arabs and Young
Turks. Ottomanism, Arabism, and Islamism in the Ottoman Empire, 1908-1918, Berkeley, The University of
California Press, 1997.
143
plaidant en faveur d’un protectorat turc plutôt que français ou britannique et voulant faire
cause commune avec la résistance anatolienne. Ce fut en définitive Mustafa Kemal qui tourna
sans retour la page de l’ottomanisme et fonda politiquement le nationalisme turc4.
4
H. Kayali, Arabs and Young Turks, op. cit.
5
Cf P. Duara, Rescuing History from the Nation. Questioning Narratives of Modern China, Chicago, The
University of Chicago Press, 1995.
6
Cf par exemple, sur les Kurdes de Turquie, M. van Bruinessen, Agha, Shaikh and the State. On the Social and
Political Organization of Kurdistan, Utrecht, Rijksuniversiteit, 1978, multigr. Et, sur la conversion des tribus
arabes au chiisme dans la province irakienne de l’Empire ottoman, Y. Nakash, The Shi’is of Iraq, Princeton,
Princeton University Press, 1994.
7
A. Dieckhoff, R. Kastoryano, dir., Nationalismes en mutation en Méditerranée orientale, Paris, CNRS
Editions, 2002.
8
Z. Lockman, Comrades and Enemies : Arab and Jewish Workers in Palestine, 1906-1948, Berkeley, University
of California Press, 1996.
144
Ces élucubrations n’eurent guère de succès à Istanbul tant que prévalut l’ottomanisme.
Mais l’effondrement de l’empire et la nécessité de fonder une nouvelle « communauté
imaginée » en Anatolie, sous la houlette d’un leader convaincu qu’ « il est aussi important
d’écrire l’histoire que de la faire », donnèrent à une poignée d’idéologues l’opportunité
d’imposer l’artefact ethnonationaliste sous sa forme la plus caricaturale. Point important, la
plupart d’entre eux étaient des intellectuels turcophones réfugiés de Russie, puis d’Union
9
P. J. Geary, Quand les nations refont l’histoire. L’invention des origines médiévales de l’Europe,Paris, Aubier,
2004 , ; E. Hobsbawm, T. Ranger, eds., The Invention of Tradition, Cambridge, Cambridge University Press,
1983.
10
Les pages qui suivent doivent beaucoup à E. Copeaux, Espaces et temps de la nation turque. Analyse d’une
historiographie nationaliste, 1931-1993, Paris, CNRS Editions, 1997.
145
11
Voir par exemple A. H. Shissler, Between Two Empires. Ahmet Agaoglu and the New Turkey, Londres, I. B.
Tauris, 2003.
12
Cf E. Copeaux, « Le mouvement prométhéen », CEMOTI, 16, 1993, pp. 9-45.
13
E. Copeaux, Espaces et temps de la nation turque, op. cit., p. 61.
146
14
C. Behar, « Ziya Gökalp, le kémalisme et la musique classique turque », CEMOTI, 11, 1991, pp. 9-16 ; B.
Bartok, Musique de la vie, Paris, Stock, 1981, pp. 156-167.
15
S. Vryonis, Jr, The Mechanism of Catastrophe : the Turkish Pogrom of September 6-7, 1955, and the
Destruction of the Greek Community of Istanbul, Greekworks.com, 2005. Rappelons également les mesures
économiques et fiscales anti-sémites pendant la Seconde Guerre mondiale. On estime par ailleurs que 1/6ème de
la population anatolienne a été déporté ou massacré au moment de la Première Guerre mondiale et dans les
années qui ont suivi.
16
Voir, par H. Bozarslan, Network-Building, Ethnicity and Violence in Turkey, Abu Dhabi, The Emirates Center
for Strategic Studies and Research, 1999 et “Le phénomène milicien : une composante de la violence politique
en Turquie des années 1970 », Turcica, 31, 1999, pp. 185-244.
17
E. Copeaux, Espaces et temps de la nation turque, op. cit., p. 34.
147
Guerre mondiale18. En outre il a constitué une réponse dirigiste et protectionniste tardive, une
fois épuisé le répertoire de l’ottomanisme, à la mise en dépendance économique du pays
qu’avaient consacrée la convention commerciale anglo-ottomane de 1838 et sa mise sous
tutelle financière ultérieure.
Bon an mal an cette histoire singulièrement douloureuse – la Turquie est le pays qui a
connu le plus de pertes humaines proportionnellement à sa population pendant la Première
Guerre mondiale si l’on inclut dans celle-ci les guerres balkaniques de 1912-191319 – continue
d’être le prisme à travers lequel l’opinion publique perçoit son environnement immédiat, et
notamment les péripéties de l’adhésion à l’Union européenne ou le problème de la
reconnaissance du génocide des Arméniens. En cela elle n’est point exceptionnelle. Membre
de l’UE, la Grèce n’a pas cessé pour autant d’être hantée par le souvenir de la « Catastrophe »
de 1923-1926. Mais le cas de la Turquie se présente peut-être différemment parce que les
Européens, étrangement, prennent eux-mêmes à leur compte la fantasmagorie de son
fondamentalisme ethnonationaliste et contribuent à le reproduire en étant convaincus que les
Turcs sont vraiment « Turcs », « Asiatiques » et, pourquoi pas, « brachycéphales ». Entre
Ankara et Bruxelles l’interaction nationaliste n’a pas cessé d’opérer et elle n’apaisera pas le
climat des négociations d’adhésion.
Nationalisme et islam
La Première Guerre mondiale et plus encore les traités de paix successifs, avec leurs
ingrédients néo-wilsoniens, et l’émergence de l’Union soviétique, avec sa théorie des
nationalités, ont été les vraies matrices des consciences nationalistes turque, arabe et kurde, en
même temps que se voyaient consacrés et consolidés les nationalismes balkaniques,
danubiens, grec et caucasiens. Dans les années qui suivirent le kémalisme entretint en outre
des rapports privilégiés avec le fascisme italien et les mouvements réformistes nationaux dans
différents pays musulmans, dont l’Iran et l’Afghanistan. Se réclamant tout à la fois d’une
18
L’URSS n’a renoncé à ses revendications sur Kars, Ardahan et une partie de la côte turque de la mer Noire et
n’a reconnu le caractère satisfaisant de la Convention de Montreux de 1936 régissant les Détroits qu’en 1953, à
la mort de Staline. Par la suite la Turquie a été confrontée aux revendications de la Syrie sur le sandjak
d’Alexandrette, a vécu le projet d’Enosis, à Chypre, comme une menace virtuelle sur sa propre sécurité, et a dû
affronter le mouvement séparatiste kurde auquel l’autonomie du Kurdistan irakien, voire la possibilité de son
indépendance conféraient une certaine crédibilité.
19
« De tous les belligérants de la Première Guerre mondiale, la Turquie est celle qui a payé le plus lourd tribut
en vies humaines », affirme Daniel Panzac (« L’enjeu du nombre. La population de la Turquie de 1914 à 1927 »,
Revue du monde musulman et de la Méditerranée, 50, 1988, p. 63).
148
20
E. Copeaux, Espaces et temps de la nation turque, op. cit., p. 234.
149
La synthèse turco-islamique, qui a inspiré au moins certains des auteurs du coup d’Etat
militaire de 1980, a en tout cas fourni au nouveau régime sa pensée. Ce dernier s’est gardé
d’inquiéter le Foyer des intellectuels, a rendu obligatoire l’enseignement religieux dans les
écoles de tous niveaux, a laissé s’épanouir ou même a encouragé les « écoles pour imams et
prédicateurs », a chargé en 1982 une Haute Fondation Atatürk pour la culture, la langue et
l’histoire (AKDTYK) de coordonner la vie culturelle officielle selon les canons de la « culture
nationale ».
21
E. Copeaux, Espaces et temps de la nation turque, op. cit., p. 78.
150
2) L’un des effets collatéraux de cette emprise de l’extrême droite nationaliste sur
l’ « Etat profond » et sur la politique culturelle a d’ailleurs été la « communautarisation »
croissante des Alevi sur un mode ethnoconfessionnel, leur demande de reconnaissance
religieuse institutionnelle, mais aussi l’engagement de nombre de leurs jeunes dans le
militantisme violent et messianique d’extrême gauche 22.
22
E. Massicard, L’Autre Turquie. Le mouvement aléviste et ses territoires, Paris, PUF, 2005 ; H. Bozarslan,
« L’alévisme et l’impossible équation du nationalisme en Turquie » in A. Dieckhoff, R. Kastoryano, dir.,
Nationalismes en mutation en Méditerranée orientale, op. cit., pp. 133-152.
23
Y. Navaro-Yashin, Faces of the State. Secularism and Public Life in Turkey, Princeton, Princeton University
Press, 2002, chapitre 3.
24
N. Narli, « The tension between the center and peripheral economy and the rise of a counter business elite in
Turkey » in Les Annales de l’autre islam, 6, 1999, pp. 55-72.
151
25
M. H. Yavuz, J. L. Esposito, eds., Turkish Islam and the Secular State. The Gülen Movement, Syracuse,
Syracuse University Press, 2003.
26
B. Türkmen, « Le retour au Coran de Yasar Nuri Öztürk : vers un islam national ? », Les Annales de l’autre
islam, 6, 1999, pp. 81-90.
27
J.-F. Bayart, « Faut-il avoir peur de l’islam en Turquie ? », CEMOTI, 18, 1994, pp. 348-354.
152
Sur tous ces points il s’agit d’une véritable révolution copernicienne de la « synthèse
turco-islamique », et même du nationalisme turc en tant que tel. Car nul ne peut par ailleurs
douter que Tayyip Erdogan reste fidèle à ce répertoire quand on voit l’alacrité avec laquelle il
défend ce qu’il croit être les intérêts de son pays dans ses négociations avec l’Union
européenne. En réalité l’AKP représente une réactualisation du courant politique
décentralisateur et des forces sociales provinciales qui ont habité l’Empire ottoman de façon
récurrente depuis au moins le XVIII° siècle et lui procuraient son assise dans les profondeurs
de ses possessions. Il se trouve que la conjonction de la modernisation autoritaire, de la mise
en dépendance économique et de la menace militaire étrangère ont constamment tenu en
échec et mis sous le boisseau cette tradition de gouvernement. Mais cette dernière a joué un
rôle décisif dans la transformation de l’Empire au XIX° siècle, dans la révolution de 1908,
dans la lutte de libération nationale, dans le passage à la République et dans l’implantation
153
ultérieure du multipartisme28. C’est entre ses mains que se trouve maintenant la candidature
de la Turquie à l’Union européenne. Retournement extraordinaire qui suscite naturellement
l’ire des nationalistes centralisateurs et dirigistes et amène à s’interroger sur la durabilité de
cette transformation.
28
M. E. Meeker, A Nation of Empire. The Ottoman Legacy of Turkish Modernity, Berkeley, University of
California Press, 2002.