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Turquie : un nationalisme est-européen et postimpérial

Jean-François Leguil-Bayart

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Jean-François Leguil-Bayart. Turquie : un nationalisme est-européen et postimpérial. 2005. <hal-
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Jean-François Bayart

Turquie : un nationalisme est-européen et postimpérial

La problématique nationaliste s’est imposée en Turquie, comme dans le reste de la


Méditerranée orientale, sur les ruines de deux empires successifs : l’Empire byzantin et
l’Empire ottoman qui tous deux se sont vus en successeurs de l’Empire romain d’Orient.

A partir du XIII° siècle la principauté ottomane de Bithynie – dont le héros éponyme,


Osman, est contemporain des fondateurs des dynasties des Habsbourg et des Safavides – s’est
progressivement imposée aux autres formations politiques de cette « frontière » (frontier) aux
marges de l’Empire byzantin et du monde musulman. Il n’est pas certain qu’Osman ait été lui-
même turc, ou entièrement turc, et ce point factuel est vite devenu un élément essentiel de
polémique nationaliste entre auteurs occidentaux et historiens turcs : en 1916, H. A. Gibbons
soutint qu’un Empire aussi fastueux que l’Empire ottoman ne pouvait avoir été fondé par des
« Asiatiques » et qu’il était l’œuvre de chrétiens fraîchement convertis à l’islam par la tribu
d’Osman, d’origine païenne et originaire d’Asie centrale ; chantre de l’historiographie
nationaliste turque dans les années 1930, M. F. Köprülü fit au contraire valoir que les
Ottomans étaient bien, ethniquement parlant, des Turcs et que leur Etat ne devait pas grand-
chose à l’emprunt byzantin.
140

Quoi qu’il en fût, les appartenances ethniques et confessionnelles n’étaient que des
lignes d’identification parmi d’autres dans ces régions de « frontière », et la principauté
ottomane était d’abord une formation politique qui acquit progressivement son statut d’empire
au fil de ses conquêtes en Europe balkanique (Thrace, Serbie) dès le XIV° siècle, grâce à la
prise ultérieure de Constantinople en 1453, et par le truchement d’un processus de
centralisation et d’autonomisation du pouvoir par rapport aux forces guerrières qui l’avaient
dans un premier temps portée.

Vue sous cet angle, l’histoire de la péninsule de l’Asie mineure n’est pas
fondamentalement différente de celle de la péninsule ibérique à la même époque. A ceci près
que l’expansion et la centralisation ottomanes n’ont pas reposé sur la purification
ethnoreligieuse1. Là où les monarchies ibériques ont expulsé ou massacré juifs et musulmans,
les Ottomans ont organisé les minorités religieuses, juive et chrétiennes, en communautés
(bientôt dénommées millet) dotées d’une large autonomie cultuelle, économique et juridique ;
ont coopté, en partie par le biais de la captivité ou de la coercition, des non musulmans dans
les rouages du pouvoir, quitte à les convertir ; ont accueilli les Sépharades et même des
Protestants fuyant l’Inquisition et les persécutions. L’un des ressorts de la conquête ottomane
était d’ailleurs le soutien qu’elle recevait des populations orthodoxes grecques et serbes, dans
les Balkans, à Chios, à Chypre, en Crète, ou protestantes, en Hongrie et en Transylvanie -
populations toutes désireuses de s’émanciper du joug latin, c’est-à-dire catholique.

En tant qu’Etat, le jeune Empire ottoman était très comparable à ses homologues de
l’Europe moderne des XV° et XVI° siècle, dont il reprenait une bonne part des symboles de
légitimité : Mehmed le Conquérant se posait en vengeur des Troyens, à l’instar des Romains
de l’Antiquité, et faisait peindre son portrait par Bellini, tandis que Süleyman adoptera les
regalia romains et catholiques du trône, du sceptre et de la couronne. Progressivement
l’empire perdra également de sa nature « despotique » et se rapprochera du modèle
oligarchique dont la puissante famille des Köprülü était une pièce centrale. A la fin du XVII°
siècle il était pour ainsi dire un Etat européen parmi d’autres, n’incarnant plus vraiment une
menace religieuse aux yeux de ses contemporains chrétiens, n’étant pas encore l’ « homme
malade » du continent, commerçant d’abondance avec celui-ci par le truchement de Venise, et

1
S. Vryonis, Jr., The Decline of Medieval Hellenism in Asia Minor and the Process of Islamization from the
Eleventh through the Fifteenth Century, Berkeley, University of California Press, 1971.
141

entretenant avec les royaumes occidentaux plus de relations humaines et économiques que
ceux-ci n’en avaient avec les Amériques.

L’émergence du nationalisme turc

De nombreux historiens, et les Ottomans eux-mêmes, ont perçu cette trajectoire


pluriséculaire comme l’histoire d’un lent déclin, quasi immédiat après le règne de Süleyman
le Magnifique (1520-1566) qui incarnerait l’apogée et l’âge d’or de l’Empire. En fait ce
dernier a toujours été une construction complexe, hétérogène d’une province à l’autre, et
irréductible aux quelques institutions emblématiques auxquelles on l’associe habituellement.
Les historiens sont désormais plutôt enclins à penser que l’Empire a été confronté, aux XVI°
et XVII° siècle, à diverses crises de nature différente et qu’il a su largement y répondre de
façon inventive, notamment par le biais d’une décentralisation progressive du pouvoir et par
la montée en puissance de fermiers généraux, d’élites provinciales, de cités rivales d’Istanbul
– autant de processus qui pèseront sur la configuration ultérieure du nationalisme et des
régimes qui lui succéderont2.

Comme dans le reste de l’Europe la question nationaliste s’est posée au sein de


l’Empire – encore que très inégalement d’une province à l’autre, et souvent fort tardivement –
dans le contexte créé par la Révolution française et l’expansionnisme napoléonien. Les
indépendances latino-américaines, le réveil allemand, les conspirations romantiques, le
« Printemps des peuples » en 1848 se sont inévitablement répercutés dans les provinces
ottomanes balkaniques, en premier lieu sous la forme de la revendication nationale hellène,
puis par enchaînements successifs, et ce jusqu’en Arménie. Encore faut-il préciser que toutes
les provinces n’ont pas été concernées par ce mouvement : à la veille de la Première Guerre
mondiale, et parfois jusqu’au lendemain de celle-ci, l’ « albanisme » et l’ « arabisme » (ou
plus précisément le « syrianisme ») se présentaient moins sous la forme de nationalismes à
proprement parler que comme des mouvements régionalistes de décentralisation, cherchant à

2
Pour de bonnes synthèses des nouvelles approches historiographiques de l’Empire ottoman, cf C. Kafadar,
Between Two Worlds. The Construction of the Ottoman State, Berkeley, The University of California Press, 1995
et D. Goffman, The Ottoman Empire and Early Modern Europe, Cambridge, Cambridge University Press, 2002.
142

préempter les conséquences du retrait ottoman au fur et à mesure que celui-ci paraissait
inéluctable3. (voir également infra l’étude de Béatrice Hibou sur la Tunisie)

La Révolution de 1908 elle-même n’a pas été à proprement parler une mobilisation
nationaliste. Ceux que l’on a malencontreusement appelés « Jeunes Turcs » en Occident
étaient en réalité des libéraux constitutionnalistes, s’inscrivant dans la continuité des Jeunes
Ottomans de 1876 et comprenant dans leurs rangs de nombreux Arabes, Albanais, Juifs et
même, les premières années, des Arméniens et des Grecs. Le Comité Union et Progrès, loin
de mettre en œuvre une politique de « turquification » de l’Empire, comme on l’en a
rétrospectivement accusé, est resté fidèle à une conception supranationale de l’ottomanisme, y
compris lorsque ses principaux leaders ont instauré une dictature en 1913. Simplement la
perte des provinces balkaniques et la dissidence de plus en plus patente des élites arméniennes
l’ont amené à voir dans l’islam un pilier essentiel de l’unité de l’empire, certains évoquant le
modèle austro-hongrois pour envisager un ensemble arabo-turc dont la capitale aurait pu être
Alep, à l’abri de la menace militaire étrangère. L’un des nombreux paradoxes de l’histoire du
nationalisme en Turquie est que le rêve d’une citoyenneté ottomane universelle s’est heurté à
l’opposition des minorités chrétiennes, hostiles à la remise en cause de l’autonomie et des
privilèges du régime des millet.

Quant à la caractérisation nationaliste des rébellions bédouines de 1910-1911 dans le


Hedjaz, des cercles réformistes en Syrie ou de la dissidence dynastique des Hachémites en
Arabie, elle constitue un grossier anachronisme. Il s’agissait plutôt de mouvements de
résistance à la centralisation, notamment ferroviaire, de l’Empire, de revendications
décentralisatrices, et d’une stratégie de survie de la part d’une famille oligarchique désireuse
de sauvegarder sa prééminence locale à un moment où la Porte semblait incapable de
défendre ses possessions en mer Rouge d’une probable attaque du Royaume uni. Les excès de
la répression du Comité Union et Progrès en Syrie, en 1915-1916, et notamment ses mesures
de déportation de quelque 5000 familles soupçonnées d’intelligence avec la France -
symétriques à celles dont il frappait les Arméniens, mais d’une moindre ampleur et cruauté -
précipitèrent le divorce entre Arabes et Ottomanistes, dans la situation dramatique de la
défaite militaire. Mais jusqu’en 1921 celui-ci ne fut pas consommé, de nombreux Arabes

3
N. Clayer, Aux origines du nationalisme albanais, Paris, Karthala, sous presse ; H. Kayali, Arabs and Young
Turks. Ottomanism, Arabism, and Islamism in the Ottoman Empire, 1908-1918, Berkeley, The University of
California Press, 1997.
143

plaidant en faveur d’un protectorat turc plutôt que français ou britannique et voulant faire
cause commune avec la résistance anatolienne. Ce fut en définitive Mustafa Kemal qui tourna
sans retour la page de l’ottomanisme et fonda politiquement le nationalisme turc4.

Reconstruite a posteriori à l’aune de l’idéologie et des conflits nationalistes


postimpériaux de la région, sous la forme de récits téléologiques, cette histoire extra-
nationale5 de l’Empire ottoman reste d’une actualité brûlante. La plupart des identités
ethnonationales et confessionnelles qui sont aujourd’hui politiquement pertinentes dans les
Balkans, en Asie mineure et au Machrek – à commencer par celles des Serbes, des Albanais,
des Alevi en Turquie, des chiites en Irak ou des Kurdes – sont des produits dérivés de la
centralisation et du régime des capitulations ottomans, bien qu’ils soient désormais vécus
comme des identités « primordiales » dont l’origine remonterait à l’Antiquité6. Et l’on sait
combien la mémoire de la bataille du Champ des Merles, en 1389, qui ouvrit la porte des
Balkans à la Maison d’Osman, demeure un « événement-traumatisme » (Michel Vovelle)
constitutif du nationalisme serbe. La conception même de la citoyenneté, dans des pays
comme la Grèce, la Bosnie, la Macédoine, le Liban, Israël et, de manière de plus en plus
évidente, l’Irak, doit beaucoup à la matrice ottomane des millet, quoique ceux-ci fussent
pensés dans des termes strictement religieux, plutôt qu’ethniques7.

Le nationalisme turc et la citoyenneté républicaine à laquelle il a donné naissance ne


dérogent pas à la règle. L’un et l’autre sont tributaires de la même histoire ottomane et
postottomane. A l’instar des autres nationalismes de la région – y compris du sionisme en
Israël, dont la genèse est indissociable de sa relation antagonique avec le nationalisme
palestinien8 - le nationalisme turc s’est forgé en interaction plus ou moins conflictuelle avec
ses homologues balkaniques, caucasiens, arabes, mais aussi russe, soviétique, italien, iranien,
juif, kurde. Il est un élément d’une combinatoire dont il ne peut être abstrait et dont il
reproduit les traits essentiels.

4
H. Kayali, Arabs and Young Turks, op. cit.
5
Cf P. Duara, Rescuing History from the Nation. Questioning Narratives of Modern China, Chicago, The
University of Chicago Press, 1995.
6
Cf par exemple, sur les Kurdes de Turquie, M. van Bruinessen, Agha, Shaikh and the State. On the Social and
Political Organization of Kurdistan, Utrecht, Rijksuniversiteit, 1978, multigr. Et, sur la conversion des tribus
arabes au chiisme dans la province irakienne de l’Empire ottoman, Y. Nakash, The Shi’is of Iraq, Princeton,
Princeton University Press, 1994.
7
A. Dieckhoff, R. Kastoryano, dir., Nationalismes en mutation en Méditerranée orientale, Paris, CNRS
Editions, 2002.
8
Z. Lockman, Comrades and Enemies : Arab and Jewish Workers in Palestine, 1906-1948, Berkeley, University
of California Press, 1996.
144

Il a tout d’abord procédé par invention d’une identité ethnonationale immémoriale et


des traditions afférentes, selon une logique quasi universelle dans l’Europe des XIX° et XX°
siècle et en synergie avec celle-ci9. Dans le cas turc, néanmoins, ce travail d’ « invention » a
été particulièrement radical car il s’agissait de définir une « communauté imaginée » (B.
Anderson) destinée à une population très hétérogène, du fait de l’histoire pluriséculaire de
métissage de l’Asie mineure et de l’afflux récent des réfugiés chassés par les guerres
balkaniques et l’expansionnisme russe, alors même que l’invasion grecque et, accessoirement,
française et italienne menaçait de relégation en Asie centrale les « Turcs », supposés en venir.
La légitimation de l’ « autochtonie » anatolienne des « Turcs » était une question de survie10.
Elle a pu s’appuyer sur diverses publications européennes qui, à partir des années 1870,
avaient tenté de démontrer tout à la fois les origines asiatiques des Turcs, l’ancienneté de leur
implantation en Asie mineure et leur rayonnement jusqu’en… Europe occidentale, les
toponymes du Tarn, de Tourcy, de Tourcoing, de Tournai, de Troyes, de Tournus et bien sûr
de Turckheim ayant valeur de preuve irréfutable ! Les écrits de l’Anglais Arthur Lumley
Davids, du Polonais converti à l’islam Constantin Borzecki, alias Mustafa Celâleddin, et du
Français Léon Cahun eurent une influence considérable sur l’historiographie ethnonationaliste
turque. De même le déchiffrement des stèles de l’Orkhon, érigées au début du VIII° siècle
après J.C. et découvertes au sud du lac Baïkal, donna à cette dernière son mythe
archéologique fondateur, notamment grâce à l’ouvrage de Vilhelm Thomsen publié à Helsinki
en 1896, et convainquit un certain nombre de penseurs aussi bien ottomans qu’occidentaux de
l’origine turque de la civilisation universelle qu’établira, dans les années 1930, l’extravagante
« théorie solaire de la langue » faisant de toutes les langues de la planète des dérivées d’une
langue proto-turque imaginaire.

Ces élucubrations n’eurent guère de succès à Istanbul tant que prévalut l’ottomanisme.
Mais l’effondrement de l’empire et la nécessité de fonder une nouvelle « communauté
imaginée » en Anatolie, sous la houlette d’un leader convaincu qu’ « il est aussi important
d’écrire l’histoire que de la faire », donnèrent à une poignée d’idéologues l’opportunité
d’imposer l’artefact ethnonationaliste sous sa forme la plus caricaturale. Point important, la
plupart d’entre eux étaient des intellectuels turcophones réfugiés de Russie, puis d’Union

9
P. J. Geary, Quand les nations refont l’histoire. L’invention des origines médiévales de l’Europe,Paris, Aubier,
2004 , ; E. Hobsbawm, T. Ranger, eds., The Invention of Tradition, Cambridge, Cambridge University Press,
1983.
10
Les pages qui suivent doivent beaucoup à E. Copeaux, Espaces et temps de la nation turque. Analyse d’une
historiographie nationaliste, 1931-1993, Paris, CNRS Editions, 1997.
145

soviétique (à l’instar de Ahmet Agaoglu, de Sadri Maksudov, de Yusuf Akçura, de Zeki


Velidi Togan) et/ou d’anciens étudiants d’universités ouest-européennes, notamment
françaises, à l’image de Yusuf Akçura et Sadri Maksudov eux-mêmes, mais aussi de Ziya
Gökalp11. Le nationalisme turc a ainsi simultanément puisé dans l’ethnoculturalisme russo-
soviétique et dans la sociologie positiviste durkheimienne, la revue Prométhée publiée en
français à Paris de 1926 à 1938 par des réfugiés d’Ukraine, du Caucase et d’Asie centrale
assurant le lien entre les deux traditions intellectuelles et sa réverbération vers la Turquie12.
Les fouilles du site hittite de Bogazköy par la Deutsch-Orient Gesellschaft, à partir de 1906,
suggérèrent aux historiens kémalistes que ce peuple était en fait composé de Turcs arrivés
d’Asie centrale par vagues successives et conférèrent à l’ethnonationalisme turc ses lettres de
noblesse archéologiques en matière d’autochtonie anatolienne. Peu importait que le hittite
hiéroglyphique s’avérât être une langue indo-européenne, en 1936, puisque la « théorie solaire
de la langue » garantissait l’origine turque des langues indo-européennes.

A la même époque l’approche eugénique du recteur de l’Université de Genève,


Eugène Pittard, encourageait les savants turcs à explorer l’hypothèse de la « turcité »
originelle des peuples brachycéphales qui étaient censés avoir révolutionné les civilisations du
néolithique en Eurasie et qui étaient, selon toute vraisemblance, les lointains ancêtres des
Etrusques. La fille adoptive de Mustafa Kemal, Ayse Afetinan, s’impliqua personnellement
dans cette recherche, avec le double encouragement de son père et de Pittard. Mais dès 1931-
1932 les idéologues kémalistes avaient réalisé un véritable « coup d’Etat en histoire »13 en
imposant aux historiens et aux enseignants leurs « thèses d’histoire » et en s’érigeant en
pouvoir culturel hégémonique dont l’emprise se fait sentir jusqu’à aujourd’hui, notamment
dans les manuels scolaires.

Simultanément les autorités politiques et scientifiques kémalistes prétendirent


exhumer une authentique culture populaire turco-anatolienne en la standardisant et en la
réifiant sur un mode folkloriste, conformément à l’ingénierie des nationalismes d’Europe
centrale et du communisme soviétique. Leur effort fut particulièrement conséquent dans le
domaine musical, où il fut fait appel à Bela Bartok, invité en 1936 à enseigner au Foyer du
Peuple d’Ankara et à former une génération de musicologues pour recueillir la « vraie »

11
Voir par exemple A. H. Shissler, Between Two Empires. Ahmet Agaoglu and the New Turkey, Londres, I. B.
Tauris, 2003.
12
Cf E. Copeaux, « Le mouvement prométhéen », CEMOTI, 16, 1993, pp. 9-45.
13
E. Copeaux, Espaces et temps de la nation turque, op. cit., p. 61.
146

musique populaire anatolienne (türkü), par opposition au répertoire classique du chant


ottoman ou néo-ottoman (sarki)14.

Dans sa dimension fantasmatique et factice le fondamentalisme ethnonationaliste turc


est en tout point comparable aux autres ethnonationalismes de la région, à commencer par le
sionisme ou les nationalismes grec, serbe, albanais et arménien. Il en partage la plupart des
traits détestables ou contestables. Il repose en particulier sur l’épuration ethnique qu’ont
réalisée, successivement, le génocide des Arméniens d’Anatolie en 1915, l’échange de
populations avec la Grèce à la suite du Traité de Lausanne de 1923 et l’expulsion des Grecs
d’Istanbul en 195515, et sur un jacobinisme culturel forcené au détriment des particularismes
ethniques ou confessionnels, tels que ceux des Kurdes, des Assyro-Chaldéens ou des Lazes.
Il assume une vision outrancièrement politique et idéologique du passé dont la négation du
génocide des Arméniens et la criminalisation de la recherche historique à ce propos sont les
illustrations les plus patentes. Il entretient également des rapports étroits non seulement avec
l’armée et les services secrets, mais aussi avec les milices paramilitaires et le gangstérisme
comme l’a révélé de manière spectaculaire le scandale dit de Susurluk, en 199616.

Enfin il ne se départit pas d’une appréhension obsidionale du monde, proportionnelle à


l’artificialité de ses prémisses identitaires et à la nature traumatique de ses événements
fondateurs, mais aussi à l’ampleur des menées britanniques, françaises et russes au sein de
l’Empire à partir du XIX° siècle. De même que les nationalismes israélien, arménien, grec ou
serbe demeurent obsédés par le massacre, la défaite ou l’exil originels, le nationalisme turc
reste marqué par la « diatribe anti-turque »17 qui a stigmatisé l’ « homme malade de
l’Europe » tout au long du XIX° siècle, par la menace de l’occupation militaire et du
dépeçage, récurrente de 1876 à 1923, par les ingérences permanentes des puissances et par
l’épopée de la guerre de libération nationale de 1919-1922, par les ambitions ou les
revendications territoriales de l’Italie et surtout de l’Union soviétique lors de la Seconde

14
C. Behar, « Ziya Gökalp, le kémalisme et la musique classique turque », CEMOTI, 11, 1991, pp. 9-16 ; B.
Bartok, Musique de la vie, Paris, Stock, 1981, pp. 156-167.
15
S. Vryonis, Jr, The Mechanism of Catastrophe : the Turkish Pogrom of September 6-7, 1955, and the
Destruction of the Greek Community of Istanbul, Greekworks.com, 2005. Rappelons également les mesures
économiques et fiscales anti-sémites pendant la Seconde Guerre mondiale. On estime par ailleurs que 1/6ème de
la population anatolienne a été déporté ou massacré au moment de la Première Guerre mondiale et dans les
années qui ont suivi.
16
Voir, par H. Bozarslan, Network-Building, Ethnicity and Violence in Turkey, Abu Dhabi, The Emirates Center
for Strategic Studies and Research, 1999 et “Le phénomène milicien : une composante de la violence politique
en Turquie des années 1970 », Turcica, 31, 1999, pp. 185-244.
17
E. Copeaux, Espaces et temps de la nation turque, op. cit., p. 34.
147

Guerre mondiale18. En outre il a constitué une réponse dirigiste et protectionniste tardive, une
fois épuisé le répertoire de l’ottomanisme, à la mise en dépendance économique du pays
qu’avaient consacrée la convention commerciale anglo-ottomane de 1838 et sa mise sous
tutelle financière ultérieure.

Bon an mal an cette histoire singulièrement douloureuse – la Turquie est le pays qui a
connu le plus de pertes humaines proportionnellement à sa population pendant la Première
Guerre mondiale si l’on inclut dans celle-ci les guerres balkaniques de 1912-191319 – continue
d’être le prisme à travers lequel l’opinion publique perçoit son environnement immédiat, et
notamment les péripéties de l’adhésion à l’Union européenne ou le problème de la
reconnaissance du génocide des Arméniens. En cela elle n’est point exceptionnelle. Membre
de l’UE, la Grèce n’a pas cessé pour autant d’être hantée par le souvenir de la « Catastrophe »
de 1923-1926. Mais le cas de la Turquie se présente peut-être différemment parce que les
Européens, étrangement, prennent eux-mêmes à leur compte la fantasmagorie de son
fondamentalisme ethnonationaliste et contribuent à le reproduire en étant convaincus que les
Turcs sont vraiment « Turcs », « Asiatiques » et, pourquoi pas, « brachycéphales ». Entre
Ankara et Bruxelles l’interaction nationaliste n’a pas cessé d’opérer et elle n’apaisera pas le
climat des négociations d’adhésion.

Nationalisme et islam

La Première Guerre mondiale et plus encore les traités de paix successifs, avec leurs
ingrédients néo-wilsoniens, et l’émergence de l’Union soviétique, avec sa théorie des
nationalités, ont été les vraies matrices des consciences nationalistes turque, arabe et kurde, en
même temps que se voyaient consacrés et consolidés les nationalismes balkaniques,
danubiens, grec et caucasiens. Dans les années qui suivirent le kémalisme entretint en outre
des rapports privilégiés avec le fascisme italien et les mouvements réformistes nationaux dans
différents pays musulmans, dont l’Iran et l’Afghanistan. Se réclamant tout à la fois d’une

18
L’URSS n’a renoncé à ses revendications sur Kars, Ardahan et une partie de la côte turque de la mer Noire et
n’a reconnu le caractère satisfaisant de la Convention de Montreux de 1936 régissant les Détroits qu’en 1953, à
la mort de Staline. Par la suite la Turquie a été confrontée aux revendications de la Syrie sur le sandjak
d’Alexandrette, a vécu le projet d’Enosis, à Chypre, comme une menace virtuelle sur sa propre sécurité, et a dû
affronter le mouvement séparatiste kurde auquel l’autonomie du Kurdistan irakien, voire la possibilité de son
indépendance conféraient une certaine crédibilité.
19
« De tous les belligérants de la Première Guerre mondiale, la Turquie est celle qui a payé le plus lourd tribut
en vies humaines », affirme Daniel Panzac (« L’enjeu du nombre. La population de la Turquie de 1914 à 1927 »,
Revue du monde musulman et de la Méditerranée, 50, 1988, p. 63).
148

autochtonie anatolienne et « turque » et d’une adhésion à la civilisation occidentale posée


comme universelle, il eut à se définir par rapport à un autre universalisme, celui de l’islam,
qu’il récusa en tant que référence de modernité, mais qu’il chercha moins à éradiquer qu’à
soumettre à l’Etat, dans la continuité du césaro-papisme byzantin et de la centralisation
ottomane, et par le biais d’une Direction générale des affaires religieuses dépendant du
Premier ministre. En outre l’ « aptitude des Turcs à la direction du monde musulman »20 est
l’un des thèmes de prédilection du fondamentalisme nationaliste, par exemple dans les
manuels scolaires.

Sous l’œil vigilant de l’armée, l’introduction du multipartisme au lendemain de la


Seconde Guerre mondiale, l’alternance politique, en 1950, au bénéfice du Parti démocrate,
représentatif de la sensibilité des élites provinciales, plus dévotes, et la création de partis
parlementaires islamiques successifs, à l’initiative de Necmettin Erbakan, à partir de 1969,
provoquèrent une recomposition progressive de la laïcité et des rapports entre kémalisme,
nationalisme et religion. Simultanément des intellectuels créèrent un Institut de recherche sur
la culture turque, en 1961, et un Foyer des intellectuels, en 1970, qui seront les principaux
instruments de propagation de la « synthèse turco-islamique », réponse idéologique
conservatrice à la diffusion du marxisme, mais aussi à l’historiographie « humaniste » qui,
depuis les années 1940, faisait contrepoids à l’historiographie kémaliste officielle et
réhabilitait la civilisation gréco-latine dans le passé anatolien. Ils entretinrent d’emblée des
liens étroits avec un mouvement religieux, fondé à la même époque que le Foyer des
intellectuels : la Société de diffusion de la science, bientôt transformée en vakif (bien de
mainmorte, fondation), dont l’un des premiers membres fut Turgut Özal, futur Premier
ministre et président de la République. La « synthèse turco-islamique » ne se présente pas
comme un courant homogène aisément identifiable et correspondant à une famille ou un parti
politique. Il s’agit plutôt d’un discours diffus dont le principal inspirateur a été Ibrahim
Kafesoglu, l’un des grands chantres de la « culture nationale » dans les années 1960 et 1970,
mais qui se retrouve éparpillé dans un grand nombre de publications et d’institutions.
L’historien Etienne Copeaux en propose la présentation suivante :

20
E. Copeaux, Espaces et temps de la nation turque, op. cit., p. 234.
149

« On peut partiellement définir la synthèse turco-islamique comme une réaction anti-


occidentale. Elle est une forme d’idéologisation de l’islam, mais au lieu de proposer un
repli sur les seules valeurs coraniques, elle préconise un retour à la ‘culture nationale’
turque, considérée comme le produit d’une synthèse entre le passé propre aux Turcs,
d’une part, et l’islam d’autre part. Selon ces vues, l’islam a transcendé la culture turque
qui, sans lui, n’aurait pas survécu ; mais la culture turque a protégé et fortifié l’islam qui,
sans elle, se serait sclérosé. Conséquemment, le discours de la synthèse turco-islamique
s’appuie fortement sur l’histoire, et particulièrement sur celle de la période et des lieux où
s’est produite la rencontre entre la turcité et l’islam : domaine aralo-caspien, plateau
irano-afghan, Anatolie des IX° au XI° siècle. C’est donc une idéologie nationaliste qui
s’affiche en tant que telle et qui définit la personnalité turque par l’islam, référence
religieuse, morale et identitaire. Mais les tenants de la synthèse ne cherchent pas à mettre
en place un pouvoir des religieux : l’islam est intégré au sein d’une politique, de même
que les valeurs chrétiennes servent de référence à divers courants conservateurs
européens (DC italienne, CDU allemande, Action française de l’entre-deux-guerres) »21.

La synthèse turco-islamique, qui a inspiré au moins certains des auteurs du coup d’Etat
militaire de 1980, a en tout cas fourni au nouveau régime sa pensée. Ce dernier s’est gardé
d’inquiéter le Foyer des intellectuels, a rendu obligatoire l’enseignement religieux dans les
écoles de tous niveaux, a laissé s’épanouir ou même a encouragé les « écoles pour imams et
prédicateurs », a chargé en 1982 une Haute Fondation Atatürk pour la culture, la langue et
l’histoire (AKDTYK) de coordonner la vie culturelle officielle selon les canons de la « culture
nationale ».

Mais cette dernière, sous prétexte de réarmement moral du pays et d’endiguement de


la quasi-guerre civile qui l’avait endeuillé pendant cinq ans, a nourri plusieurs rameaux
politiques dont les orientations se sont avérées différentes, voire contradictoires et
conflictuelles :

1) Idéologiquement le grand gagnant du coup d’Etat de 1980 semble avoir été, en


première analyse, le nationalisme d’extrême droite, bien que son parti fût interdit comme les
autres formations et que son leader, Alparslan Türkes, fût lui aussi placé en résidence
surveillée. Une fois reconstitué, le MHP a repris à son compte cette thématique islamique,
d’autant qu’il souhaitait gagner en respectabilité après les errements de ses militants « loups
gris », très compromis dans les violences des années 1970. La confrérie des Süleymanci est
ainsi réputée proche de sa mouvance. Simultanément le MHP a continué d’exercer un
ascendant certain sur une fraction de l’armée et des services secrets, d’infiltrer l’ « Etat
profond » en lutte contre le PKK dans le Sud-Est et contre l’extrême gauche dans les grandes

21
E. Copeaux, Espaces et temps de la nation turque, op. cit., p. 78.
150

villes de l’Ouest, et de s’en prendre à la minorité alevi, en butte à diverses discriminations de


la part d’une République laïque dont la Direction générale des Affaires religieuses consacre
en réalité la prééminence du sunnisme hanafite.

2) L’un des effets collatéraux de cette emprise de l’extrême droite nationaliste sur
l’ « Etat profond » et sur la politique culturelle a d’ailleurs été la « communautarisation »
croissante des Alevi sur un mode ethnoconfessionnel, leur demande de reconnaissance
religieuse institutionnelle, mais aussi l’engagement de nombre de leurs jeunes dans le
militantisme violent et messianique d’extrême gauche 22.

3) En outre il existe un nationalisme islamique d’obédience sunnite qui a tempéré la


reconstruction « turquiste » de l’histoire et réintroduit la référence à l’Empire ottoman, y
compris dans le domaine de la culture matérielle, par exemple celui de la mode féminine23. A
droite de l’échiquier parlementaire il a été porté depuis la fin des années 1960 par Necmettin
Erbakan, notamment lorsque ce dernier a assumé des responsabilités gouvernementales, en
particulier lors de la crise de Chypre de 1974. La défense de la sécurité et de l’intérêt national
passe alors par la valorisation des relations avec les autres pays musulmans pour faire
contrepoids à l’ancrage de la Turquie dans l’Alliance atlantique et l’espace européen, sans au
demeurant que ce souci de rééquilibrage puisse donner lieu à une politique étrangère de
substitution. Elle s’accompagne d’un discours anti-impérialiste qui a par exemple caractérisé
les premiers pas de la MÜSIAD, l’Association des industriels et des hommes d’affaires
indépendants, créée en 1990 à l’initiative des « Lions anatoliens », ces PME qui ont profité de
la libéralisation économique et dont les patrons, volontiers religieux, se retrouvaient dans la
sensibilité du Parti de la Prospérité (Refah) et de son leader historique Erbakan24.

4) Issue de la mouvance de la confrérie nurcu, la société religieuse (cemaat) et


éducative de Fethullah Gülen, très présente dans le débat public sur la politique étrangère de
la Turquie, propose une autre mouture du nationalisme islamique sunnite, critique de l’Iran et
du monde arabe, valorisant l’identité culturelle turque et ottomane, respectueuse de l’Etat-

22
E. Massicard, L’Autre Turquie. Le mouvement aléviste et ses territoires, Paris, PUF, 2005 ; H. Bozarslan,
« L’alévisme et l’impossible équation du nationalisme en Turquie » in A. Dieckhoff, R. Kastoryano, dir.,
Nationalismes en mutation en Méditerranée orientale, op. cit., pp. 133-152.
23
Y. Navaro-Yashin, Faces of the State. Secularism and Public Life in Turkey, Princeton, Princeton University
Press, 2002, chapitre 3.
24
N. Narli, « The tension between the center and peripheral economy and the rise of a counter business elite in
Turkey » in Les Annales de l’autre islam, 6, 1999, pp. 55-72.
151

nation, mais favorable au dialogue interreligieux, ouverte à l’Occident capitaliste, et


notamment à l’Union européenne, encore que son discours et ses méthodes pédagogiques
empruntent largement à la Religious Right des Etats-Unis, où réside prudemment le leader25.

5) A gauche le nationalisme islamique a pour voix principale le théologien-philosophe


Yasar Nuri Öztürk, proche du Parti démocratique de gauche (DSP) de Bülent Ecevit, hostile
aux partis islamiques qui se sont succédé, critique de la mainmise des Arabes sur la religion
du Prophète, tenant d’une relecture républicaine du Coran, et proche de la pensée officielle du
régime militaire de 1980-1983 : « Il faut former un monde de l’union et de la paix. Que son
esprit soit le Coran et son corps la turcité », écrit-il ainsi26. Mais curieusement le PKK, de
confession marxiste-léniniste, n’a pas lui non plus échappé, à partir de 1994, à cette
réinsertion de l’islam dans le champ nationaliste turc27. Il est vrai que ce sont des leaders
religieux qui, les premiers, avaient pris la tête de la résistance kurde à la centralisation
kémaliste, dans les années 1920 et 1930.

Néanmoins il s’avère aujourd’hui que la « synthèse turco-islamique » s’est


durablement imposée dans le pays sous les couleurs du libéralisme économique, en
s’éloignant d’autant de son épicentre ultranationaliste et souverainiste originel. Tel est le
grand paradoxe des dernières décennies. L’ouverture de l’économie turque, à partir de 1980,
que devait justement rendre politiquement possible l’instauration temporaire d’une dictature
militaire adepte de la « culture nationale », a ruiné in fine cette dernière. D’abord en mettant
fin au protectionnisme et au dirigisme qui étayaient le nationalisme anti-impérialiste de la
gauche, mais aussi d’une partie des élites bureaucratiques néo-kémalistes et du patronat.
Ensuite en encourageant la diffusion d’une culture consumériste débridée, aux antipodes des
représentations classiques de la turcité. Le maître d’œuvre de cette libéralisation économique,
Turgut Özal, très proche, sinon membre de la confrérie des Naksibendi, se fit ainsi vertement
rabroué par certains de ses amis du Foyer des intellectuels lorsqu’il publia son livre,
initialement en français, La Turquie en Europe (Plon, 1988) : il y récusait l’origine ethnique et
asiatique des Turcs et affirmait qu’ils étaient en réalité un peuple enraciné en Anatolie, la terre

25
M. H. Yavuz, J. L. Esposito, eds., Turkish Islam and the Secular State. The Gülen Movement, Syracuse,
Syracuse University Press, 2003.
26
B. Türkmen, « Le retour au Coran de Yasar Nuri Öztürk : vers un islam national ? », Les Annales de l’autre
islam, 6, 1999, pp. 81-90.
27
J.-F. Bayart, « Faut-il avoir peur de l’islam en Turquie ? », CEMOTI, 18, 1994, pp. 348-354.
152

nourricière de la civilisation européenne – une Anatolie, néanmoins, dont la dimension


arménienne était pudiquement tue.

Cet aggiornamento libéral de la « synthèse turco-islamique » s’est poursuivi avec la


scission de la mouvance islamique historique et la constitution, sous la houlette de Tayyip
Erdogan et d’Abdüllah Gül, du Parti de la Justice et du Développement (AKP) en tant que
légataire presque universel du Parti démocrate des années 1950, des formations successives de
Süleyman Demirel - le Parti de la Justice et le Parti de la Juste Voie - et plus encore du Parti
de la Mère Patrie de Turgut Özal. Fort de sa majorité parlementaire, soutenu par le grand
patronat mais aussi par les « Lions anatoliens » de la MÜSIAD, maintenant convertis aux
mérites du libre-échange et de l’Union douanière avec l’UE, le nouveau gouvernement s’est
soumis sans barguigner aux critères de Copenhague sans les stigmatiser comme autant de
« capitulations » ; a engagé un train de privatisations qui suscite la grogne des souverainistes,
conduits par Mümtaz Soysal, ancien ministre des Affaires étrangères ; envisage une
décentralisation et une régionalisation vigoureuse ; a exercé des pressions jadis inimaginables
sur les autorités nord-chypriotes pour que celles-ci se rangent au plan de paix des Nations
unies ; s’annonce décidé à résoudre politiquement, et non plus militairement, la question
kurde ; se départit pas à pas du négationnisme de rigueur eu égard au génocide des
Arméniens.

Sur tous ces points il s’agit d’une véritable révolution copernicienne de la « synthèse
turco-islamique », et même du nationalisme turc en tant que tel. Car nul ne peut par ailleurs
douter que Tayyip Erdogan reste fidèle à ce répertoire quand on voit l’alacrité avec laquelle il
défend ce qu’il croit être les intérêts de son pays dans ses négociations avec l’Union
européenne. En réalité l’AKP représente une réactualisation du courant politique
décentralisateur et des forces sociales provinciales qui ont habité l’Empire ottoman de façon
récurrente depuis au moins le XVIII° siècle et lui procuraient son assise dans les profondeurs
de ses possessions. Il se trouve que la conjonction de la modernisation autoritaire, de la mise
en dépendance économique et de la menace militaire étrangère ont constamment tenu en
échec et mis sous le boisseau cette tradition de gouvernement. Mais cette dernière a joué un
rôle décisif dans la transformation de l’Empire au XIX° siècle, dans la révolution de 1908,
dans la lutte de libération nationale, dans le passage à la République et dans l’implantation
153

ultérieure du multipartisme28. C’est entre ses mains que se trouve maintenant la candidature
de la Turquie à l’Union européenne. Retournement extraordinaire qui suscite naturellement
l’ire des nationalistes centralisateurs et dirigistes et amène à s’interroger sur la durabilité de
cette transformation.

28
M. E. Meeker, A Nation of Empire. The Ottoman Legacy of Turkish Modernity, Berkeley, University of
California Press, 2002.

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