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ECONOMIE DE MARCHÉ ET ETAT EN FRANCE : MYTHES ET LÉGENDES

DU COLBERTISME

Philippe Minard

Altern. économiques | « L'Économie politique »

2008/1 n° 37 | pages 77 à 94
ISSN 1293-6146
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https://www.cairn.info/revue-l-economie-politique-2008-1-page-77.htm
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L’Economie politique

Qu’est-ce que l’économie


Trimestriel-janvier 2008

de marché ?
p. 77

Economie de marché
et Etat en France : mythes
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et légendes du colbertisme
Philippe Minard,
université de Paris VIII (IDHE-CNRS) et EHESS (CRH).

L
es idées reçues ont la vie dure. A lire bien des analyses,
l’économie française aurait souffert (et souffrirait
encore) du poids trop lourd de l’Etat, d’un excès de
règlements et de contraintes multiples, autant de
freins à la croissance nationale. Victime d’un interventionnisme
quasiment atavique en France, l’économie de marché y aurait ainsi
toujours été bridée, empêchée de se déployer, pour notre plus
grand malheur. Dans un pamphlet promis à un grand succès, en
1976, Alain Peyrefitte, ministre giscardien, avait imputé la respon-
sabilité initiale de ce Mal français à Colbert : en proie à un « délire
technocratique », le ministre de Louis XIV aurait jeté les bases d’un
« appareil d’Etat tentaculaire » évidemment étouffant : « Colbert
décide de tout. Il multiplie les édits pour codifier l’équarrissage du
bois, la largeur des pièces de tissu ou le poids des chandelles […].
L’initiative privée est a priori suspecte ; on ne la tolère que sou-
mise, encadrée, contrôlée. Dessinée au cordeau, taillée et retaillée,
l’économie est “à la française”, comme les jardins » [1].

L’image était jolie, qui faisait en somme de Colbert l’instiga- [1] Alain Peyrefitte,
Le Mal français, Paris,
teur du péché originel français et le responsable de trois siècles Plon, 1976, p.108.

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de marché ?

p. 78 de « déclin ». Mais l’idée n’avait rien d’original, puisqu’elle ne


faisait qu’appliquer à l’économie la thèse tocquevillienne de la
continuité étatique française : comme la centralisation adminis-
trative, le dirigisme serait donc une caractéristique structurelle
de notre histoire nationale.

La fièvre pamphlétaire en moins, bien des auteurs ont sous-


crit à cette idée d’une longue durée du colbertisme en France,
désignant par là l’interventionnisme d’un Etat trop présent,
bridant les initiatives entrepreneuriales. Pareil diagnostic pose
à l’historien deux grandes questions. S’il faut bien sûr tenter
d’évaluer le poids des continuités dans la structuration de l’ap-
pareil étatique, avec notamment le rôle des grands corps, et
l’inertie des manières de faire administratives, on ne peut pas
pour autant se contenter de simplement postuler ces héritages :
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il faut examiner de quelle manière ils ont pu traverser les siècles
et les révolutions, et à tout le moins
s’interroger sur leurs réinventions
La thèse du dirigisme-étouffoir possibles dans des contextes radi-
se trouve prise en défaut calement changés. La continuité
quand on s’aperçoit que l’intervention n’est-elle qu’apparente ?
d’en haut répond à des
sollicitations actives d’en bas. La seconde question touche à
la supposée toute-puissance de
l’Etat, auquel on prête beaucoup,
et sans doute trop : la société n’est pas une cire molle sur
laquelle le pouvoir étatique imprime sa marque sans résistance
et sous forme d’une pure contrainte. Il faut donc se demander
si ses interventions ne viennent pas répondre à des besoins,
des attentes exprimées par telle ou telle catégorie d’acteurs :
la thèse du dirigisme-étouffoir se trouve prise en défaut quand
on s’aperçoit que l’intervention d’en haut répond à des sollicita-
tions actives d’en bas. Sauf à dénier aux acteurs toute capacité
à saisir leurs intérêts véritables, il faut bien prendre en compte
ces appels adressés à l’Etat, et chercher à les comprendre [Hirsch
et Minard, 1998].

Après avoir ramené la politique de Colbert à sa juste mesure,


on se concentrera ici sur la période de la Révolution française,
moment clé de redéfinition des rapports entre l’Etat et l’écono-
mie : en 1791, la liberté d’entreprise est proclamée, les corpora-
tions interdites, les inspecteurs royaux de manufactures suppri-
més, les règlements de fabrication abolis ; bref, l’économie de

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marché triomphe. Il y a donc bien rupture avec le « colbertisme ». p. 79
Mais curieusement, cette grande libération ne fait pas que des
heureux parmi les praticiens du monde marchand et manufac-
turier ; elle crée au contraire une sorte de malaise durable et
entraîne des effets tout à fait paradoxaux, conduisant au retour
de certaines formes d’intervention économique de l’Etat. Et cette
fois-ci, Colbert n’y sera pour rien !

Colbert et le « colbertisme »
De la politique de Colbert, on retient généralement au premier
chef le protectionnisme et la création de manufactures royales
comme les Gobelins. Encore faut-il éviter anachronismes et
contresens, en replaçant l’action du Contrôleur général dans
l’horizon de son temps. Colbert combat l’hégémonie commer-
ciale hollandaise et vise la conquête de marchés extérieurs par
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les exportations françaises : il mène une « guerre d’argent »
destinée à capturer le plus possible de ces métaux précieux
venus d’Amérique dont l’afflux doit asseoir et manifester la
gloire du roi. Cette politique de la balance commerciale relève
du mercantilisme le plus banal qui soit, vision alors universel-
lement partagée. Dans ce cadre, le
développement de la production
industrielle apparaît non comme Pour Colbert, l’industrie française
un but en soi, mais comme un ins- est encore « dans l’enfance »,
trument au service de la gloire du et son émancipation va de pair avec
prince, le moyen d’une puissance une unification économique intérieure
qui s’évalue au nombre des hom- à la fois urgente et indispensable
mes et aux disponibilités moné- pour relever le défi mercantiliste.
taires du royaume. Or, la situation
particulière de l’économie fran-
çaise à ce moment justifie aux yeux de Colbert des mesures
exceptionnelles : vers 1670, après un siècle de guerres civiles
et de révoltes paysannes, après un demi-siècle de conflit exté-
rieur, de ponction fiscale accrue, et quatre années d’une Fronde
dévastatrice, l’impulsion industrielle doit avoir un effet répara-
teur. Il s’agit de suppléer de multiples carences et défaillances
conjoncturelles : les capitaux font défaut, préférant les pla-
cements dans les finances monarchiques à l’investissement
industriel ; corrélativement, les initiatives restent fort rares
en matière d’innovation technique. Pour Colbert, l’industrie
française est encore « dans l’enfance », et son émancipation
va de pair avec une unification économique intérieure à la fois
urgente et indispensable pour relever le défi mercantiliste. ›››

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de marché ?

p. 80 D’où une série de mesures circonstanciées. Tout d’abord,


la réduction progressive du maquis des douanes intérieures et
des péages sur les voies de transport, objectif qui n’est que très
partiellement atteint.

Ensuite, la mise en ordre de bataille de l’industrie française,


censée conquérir de nouveaux marchés. Convaincu que la qua-
lité fait le débouché et que la bataille se mène sur le créneau
du haut-de-gamme, Colbert entend améliorer la qualité des
produits français en renforçant les normes de fabrication. Les
règlements ne sont pas une nouveauté, mais le ministre innove
en débordant le cadre corporatif local, en imposant l’univer-
salisation des règles et des contrôles. Dans le secteur textile,
première industrie du pays, la dimension des pièces, la qualité
des matières premières, le nombre de fils, les apprêts, toutes
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les spécifications de chaque produit sont strictement définies.
Un corps d’inspecteurs des manufactures est créé pour veiller à
la bonne application des nouveaux
règlements par les corporations et
Estimant ne pouvoir compter les manufacturiers [Minard, 1998].
sur des fabricants et des marchands Tous les tissus mis sur le marché
qu’il juge trop préoccupés de leur seul doivent au préalable être certifiés
intérêt particulier et immédiat, Colbert dans les bureaux de marque, où
entend décloisonner les marchés et, ils reçoivent l’estampille de confor-
pour chaque type de produit, mettre en mité. La certification des qualités
concurrence les différents producteurs vise ainsi à réduire l’incertitude, et
sur la base de règles de fabrication empêcher l’opportunisme, à renfor-
uniformes et connues de tous. cer la confiance notamment sur les
marchés extérieurs lointains. Esti-
mant ne pouvoir compter sur des
fabricants et des marchands qu’il juge trop préoccupés de leur
seul intérêt particulier et immédiat, Colbert entend décloisonner
les marchés et, pour chaque type de produit, mettre en concur-
rence les différents producteurs (corporations, métiers libres,
manufactures privilégiées) sur la base de règles de fabrication
uniformes et connues de tous, manière d’émulation « à qualité
garantie », en somme, tandis que l’estampillage des produits doit
soutenir la réputation des fabrications nationales.

Enfin, l’innovation est impulsée non seulement par l’appel à


des ouvriers étrangers hautement qualifiés, attirés par les primes
et subventions royales, mais aussi par la distribution de privi­
lèges royaux aux entreprises : l’exclusivité d’un marché et le titre

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de « manufacture royale privilégiée » protègent alors un procédé p. 81
nouveau ou une entreprise débutante, le temps pour eux de se
renforcer pour pouvoir ensuite affronter la concurrence.

Ces mesures sont en effet transitoires, nullement destinées


à durer : il s’agit pour Colbert de béquilles provisoires destinées
à initier de nouvelles fabrications. Le privilège n’est qu’un pis-
aller rendu nécessaire par les carences de l’initiative privée. Le
développement « sous serre » de nouveaux procédés n’a pas
pour but, comme on l’a trop vite répété, la mise en place de mono­
poles : il convient en effet de ne pas oublier que, sauf exception,
le privilège n’a de portée que locale ou régionale, et une durée
définie. Il s’agit donc bien plutôt d’une politique visant à créer les
conditions d’une ultérieure mise en concurrence dynamique de
toutes les fabriques, à l’échelle d’un futur marché national unifié
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capable d’affronter la concurrence
étrangère. « Vous devez être assuré
que chaque fois que je trouve un Il s’agit d’une politique visant à créer
plus grand avantage ou un avan- les conditions d’une ultérieure mise
tage égal, je n’hésite pas à retran- en concurrence dynamique de toutes
cher tous les privilèges », écrit-il les fabriques, à l’échelle d’un futur
le 17 février 1679. Il faut prendre marché national unifié capable
au mot le ministre quand il dit et d’affronter la concurrence étrangère.
répète que « la liberté est l’âme
du commerce ». Il n’a pas renié la
conviction familiale : « Tout ce qui
tend à restreindre la liberté et le nombre des marchands ne peut [2] Pierre Clément, Lettres,
instructions et mémoires de
rien valoir » [2]. Sa politique découle seulement d’un constat Colbert, Paris, Imprimerie
pragmatique : les conditions ne sont pas remplies pour que la impériale, 1865,
t. II, p. 694, 632 et 681.
liberté produise ses effets et réalise les objectifs de croissance
et d’exportation que l’Etat s’est fixés. Les handicaps français
sont trop importants, et les politiques protectionnistes des Etats
concurrents imposent une riposte à la hauteur. Il faut enfin tenir
compte de l’existence des corporations de métier, nullement déci-
dées à s’effacer. En accordant privilèges et subventions, Colbert
contourne le corporatisme des fabricants, il instille l’innovation
et la concurrence dans l’organisation industrielle du pays, para-
doxalement. Nul projet, donc, de substituer durablement l’Etat
à l’« entreprise privée » ; les manufactures d’Etat comme Sèvres
ou les Gobelins sont des cas très exceptionnels d’industries
de luxe, de prestige et de haute technicité, à caractère parfois
expérimental, qui exigent l’importation de procédés étrangers
et la formation d’une main-d’œuvre très qualifiée. ›››

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p. 82 Normes et certification manufacturières


Au XVIIIe siècle, la critique de l’héritage colbertiste s’est foca-
lisée sur la réglementation des fabrications, le contrôle et la
certification dans les bureaux de marque, sous la houlette des
inspecteurs des manufactures. Les théoriciens du libéralisme
montant rejettent alors dans le même opprobre le corporatisme
(qui ne devait rien à Colbert) et le système réglementaire enca-
drant l’essentiel du secteur textile. Ils dénoncent les délais, les
dépenses qu’imposent ces contrôles, et la rigidité des règle-
ments, quand il faudrait au contraire pouvoir s’adapter à une
mode de plus en plus changeante. Il n’y a pas de qualité en soi,
mais seulement un goût du public, que le producteur ou le ven-
deur doit satisfaire s’il veut pros-
pérer. Surtout, ils estiment que le
Comment expliquer qu’après consommateur doit être laissé seul
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1791 nombre de marchands et de juge de la qualité du produit qu’il
manufacturiers réclament le retour achète : bonne ou mauvaise, cela
à certaines formes de réglementation n’a de sens que dans un rapport
et de contrôle ? En vérité, on ne trouve qualité-prix que chaque acheteur
guère d’entrepreneurs pour réclamer évalue à sa façon. Ils considèrent
à grand cri la liberté que Turgot et qu’il n’y a pas lieu de chercher à
les économistes voudraient instaurer. protéger le consommateur d’une
éventuelle tromperie du vendeur.
Turgot développe cette idée en
1759 dans le célèbre Eloge de Vincent de Gournay, où il montre
que le vendeur n’a pas intérêt à tromper l’acheteur car celui-ci
finit par s’en apercevoir et change de fournisseur. Turgot ne nie
pas que les relations commerciales puissent être entachées de
malhonnêteté, mais il soutient que leur coût est tel qu’elles
ne durent jamais. Le fripon serait au bout du compte puni de
sa tromperie. Il suffirait en somme de laisser faire, le marché
offrant de bien meilleures garanties que tous les règlements et
tous les contrôles possibles.

Ces raisonnements sont bien connus, mais on ne souligne


jamais assez que ces critiques émanent d’économistes ou
d’administrateurs, de théoriciens, bien plus que des praticiens :
silence gêné, tactique, ou muselage des entrepreneurs ? Si
c’était le cas, comment alors expliquer qu’après 1791 nombre de
marchands et de manufacturiers réclament le retour à certaines
formes de réglementation et de contrôle ? En vérité, on ne trouve
guère d’entrepreneurs pour réclamer à grand cri la liberté que
Turgot et les économistes voudraient instaurer.

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Pour le comprendre et pour saisir, en l’occurrence, à quoi p. 83
peuvent servir règlements et inspecteurs dans le cas du secteur
textile, il faut revenir à l’examen des conditions requises pour le
bon déroulement des relations marchandes [Minard, 2003]. Et
tout d’abord aux conditions matérielles concrètes du commerce.
La situation est simple. Le marchand ne peut vérifier la qualité et
les dimensions de toutes les étoffes qu’il achète ; les pièces de
toile ou de drap sont pliées, emballées : il faut se fier aux échan-
tillons et aux étiquettes. Aucune vérification n’est possible quand
on achète à distance, sur échantillons ou par l’intermédiaire
de commissionnaires. Or, la multiplication des intermédiaires
accroît les risques de tromperie, en diluant les responsabilités.
Le commerce pose donc toujours un
problème de confiance : on redoute
la contrefaçon, ou la tromperie du Voilà une première explication
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fournisseur. à l’intérêt que certains peuvent
trouver au système réglementaire :
Tel est l’intérêt des contrôles les règlements, les contrôles,
et de la certification des normes les inspecteurs ont pour fonction
dans les bureaux de marque : faire d’assurer la police des comportements
à leur place ce que les marchands économiques.
ne peuvent faire eux-mêmes. Cette
manière de garantie officielle des
qualités agit sur les marchés comme un réducteur d’incertitude,
un facteur de confiance propre à faciliter les échanges, puisqu’en
principe elle protège chacun de la duperie éventuelle de son par-
tenaire commercial. Voilà, finalement, une première explication à
l’intérêt que certains peuvent trouver au système réglementaire :
les règlements, les contrôles, les inspecteurs ont pour fonction
d’assurer la police des comportements économiques. C’est que
les praticiens du commerce ne prennent pas à la légère la ques-
tion de l’organisation sociale de la confiance et, sur ce point,
ils ne sont pas prêts à suivre le raisonnement de Turgot. Ils ne
croient pas à la neutralisation miraculeuse des comportements
déloyaux par la main invisible.

La raison est simple, et c’est mon second argument : le


schéma théorique développé par Turgot ne correspond pas
à la réalité du marché telle qu’ils l’expérimentent chaque
jour. Au regard de la doctrine libérale, la confiance n’a besoin
d’aucun soutien institutionnel, puisque la neutralisation des
comportements déloyaux s’opère de façon automatique. La
faiblesse de l’argument tient à ce qu’il repose sur une repré- ›››

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de marché ?

p. 84 sentation toute théorique des mécanismes du marché, qui ne


correspond en rien aux conditions concrètes des échanges.
L’hypothèse de concurrence parfaite suppose bien des condi-
tions : l’entrée sur le marché doit être libre, les produits en
concurrence doivent être homogènes, et le marché transparent
quant aux prix et aux qualités. Dans la France du XVIII e siè-
cle, aucune de ces conditions n’est bien sûr réalisée : les
contraintes pour accéder au marché sont nombreuses ; l’offre
et la demande ne répondent pas
au critère d’atomicité par lequel
La réalité de la France du XVIIIe siècle la théorie économique définit un
est celle de marchés fragmentés, marché concurrentiel, acheteurs
de fortes dénivellations et vendeurs ne se comportent pas
interrégionales entre les prix, comme si les prix étaient don-
de conditions de circulation difficiles. nés d’avance, en dehors d’eux ;
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Les informations circulent moins surtout, les produits ne sont pas
lentement que les marchandises, mais immédiatement substituables, et
l’hypothèse de marchés informés de l’information quant à leur prix et
façon presque instantanée et à un coût leurs qualités n’est pas toujours
très faible n’est jamais réalisée. complète, ni rapidement acces­
sible. L’hypothèse, implicite chez
Turgot, d’une collecte facile et
rapide de l’information commerciale – et même d’une cer-
taine stabilité de l’environnement économique facilitant cette
collecte – paraît tout à fait aventurée. La réalité de la France
du XVIIIe siècle est bien plutôt celle de marchés fragmentés,
de fortes dénivellations interrégionales entre les prix, de
conditions de circulation difficiles. Les informations, certes,
circulent moins lentement que les marchan­dises, mais l’hypo-
thèse de marchés informés de façon presque instantanée et à
un coût très faible n’est jamais réalisée.

Dans ces conditions, la question de la bonne foi des éti­


quettes n’est pas anodine : le bon déroulement des opérations
commerciales repose sur une organisation sociale de la confiance
que le marché ne peut assurer lui-même. Pour que l’échange
ait lieu dans des conditions favorables, il faut des repères com-
muns, des normes collectives capables de garantir une confiance
minimale entre les partenaires. Le commerce, en particulier le
commerce international à longue distance, a besoin de la sécurité
que lui procurent les normes réglementaires et la certification
officielle. La garantie de standards de qualité évite les mauvaises
surprises à l’ouverture des ballots d’étoffes.

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de marché ?
Voilà l’intérêt de la certification officielle et du contrôle préa- p. 85
lable dans les bureaux de marque : le système réglementaire
assure la police des comportements économiques, il garantit
la bonne foi des étiquettes, le respect des spécifications et des
standards de qualité ; bref, il agit comme un réducteur d’incer-
titude.

Or, ces normes n’ont pas été définies sans consultation préa-
lable. Bien au contraire, la réglementation ne fait qu’enregistrer
des usages anciens. Nous pouvons alors lire autrement le sys-
tème de la marque et du contrôle des normes de fabrication. Le
règlement, ici, ne fait qu’entériner des qualités convenues, des
normes communes sur lesquelles toutes les parties se sont de
fait accordées : il officialise et généralise l’application de ce que
nous pouvons appeler des « conventions de qualité » tacitement
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reconnues par les différents agents. Ici, l’échange, l’accord entre
les acteurs n’est pas possible sans un cadre commun préalable,
une convention constitutive, capable de balayer tout soupçon,
tout facteur d’incertitude – en l’occurrence, la convention porte [3] Arch. départ. de
sur la qualité du produit. C’est bien ce qu’explique Desmarest, la Marne, C 468, n° 3 :
mémoire de l’inspecteur
inspecteur des manufactures de Champagne, dans un rapport de Desmarest, 15 mai 1779 :
1779 : les marchands et fabricants de Reims et de Troyes, écrit-il, « Réflexions sur les
mémoires qui ont été remis
« pensent tous que l’uniformité dans la fabrication de chaque à Monsieur l’Intendant
étoffe connue et adoptée par le commerce doit être maintenue par les marchands et
fabricants de Reims et
également pour l’avantage du négociant et du consommateur. de Troyes au sujet du
plan d’administration
C’est d’après cette uniformité que les uns et les autres ont atta- intermédiaire entre le
ché une idée fixe à telle ou telle dénomination d’étoffes, c’est système réglementaire
et la liberté indéfinie ».
sur cette convention que le négociant et le fabricant reçoivent Les mots « c’est sur cette
les commissions de leurs correspondants et qu’ils y satisfont. convention » ont été
rajoutés entre deux lignes
C’est par elle que la marche et les opérations du commerce sont par l’inspecteur.
simplifiées » [3].

Cette convention est certes d’un type assez particulier puis-


qu’elle a été inscrite dans un règlement officiel, et donc avalisée
et officialisée par l’administration monarchique, au nom de sa
conception de la police des marchés. Il y a donc eu un double
mouvement. D’une part, le standard est le résultat d’un proces-
sus de coordination entre producteurs et demandeurs, au cours
duquel un accord s’est construit. D’autre part, un règlement est
venu sanctionner la définition de ces normes conventionnelles,
donnant à cet accord force de règle publique. C’est pourquoi
j’ai proposé d’appeler le système réglementaire développé par
Colbert un « régime de la convention réglementée » [Minard, ›››

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p. 86 1998, p. 283]. La marque et l’inspection font ici office de subs-


titut à l’impossible autodiscipline du marché. La convention
réglementée agit comme un réducteur d’incertitude et facilite les
échanges, par la confiance qu’elle introduit (même si bien sûr la
question demeure posée de savoir si ce raisonnement est valable
pour tous les produits et tous les marchés indifféremment).

L’estampille officielle constitue finalement une réponse à


une situation assez proche de ce que Lucien Karpik appelle
une « économie de la qualité » : lorsque l’offre et la demande
se définissent principalement par la qualité et qu’une relation
asymétrique d’information interdit au client, à la différence du
vendeur, de pouvoir apprécier également les qualités ­disponibles
et de séparer aisément la bonne de la mauvaise, l’échange
dépend plus d’une organisation sociale fondée sur la confiance
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que des forces du marché classique. On retrouve ici le propos de
George Akerlof montrant comment un doute sur l’objectivité des
biens échangés, et précisément une incertitude sur leur qualité,
pouvait dénaturer profondément le cadre de l’échange au point
de le bloquer [4]. Normes et marques, règlements et classifica-
tions de produits constituent bien ce qu’on peut appeler, à la
suite de Laurent Thévenot, des « investissements de forme » [5]
qui contribuent à la stabilisation de l’échange et des relations
entre agents. Des manières de relations automatiques sont ainsi
rendues possibles, évitant d’avoir sans cesse à procéder à de
nouvelles évaluations ou renégociations quant aux qualités ou
à la vérité des étiquettes et spécifications annoncées.

On comprend alors que la critique libérale des règlements


de Colbert n’ait guère été entendue du côté des praticiens du
[4] Lucien Karpik, XVIIIe siècle. Turgot raillait les marchands « imbéciles » amou-
« L’économie de la
qualité », Revue française
reux des règlements et des privilèges, comme si les praticiens
de sociologie, vol. XXX, du commerce eussent dû naturellement être libéraux. Mais leurs
n° 2, 1989, p. 187-210.
George Akerlof, « The préoccupations sont en fait tout autres.
Market for “lemons” :
quality uncertainty and
the market mechanism »,
« Laissez-nous faire, Sire,
Quarterly Journal of et protégez-nous beaucoup »
Economics, vol. 84, n° 3,
août 1970, p. 488-500. Etudiant le milieu des négociants et fabricants lillois à la fin du
[5] Laurent Thévenot, XVIIIe et au début du XIXe siècle, Jean-Pierre Hirsch a montré
« Les investissements de qu’ils s’efforcent de concilier des besoins contradictoires, inhé-
forme », Cahiers du centre
d’études de l’emploi, rents à leur activité même d’entrepreneurs : liberté d’action,
n° 29 : « Conventions
économiques », PUF, 1985,
indépendance et hardiesse conquérante, d’une part, mais aussi
p. 21-71. crédit, confiance et stabilité, d’autre part [Hirsch, 1991]. Point

L’Economie politique n° 37
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de marché ?
de profit, en effet, sans initiatives et donc sans risques. Mais p. 87
point de profit non plus, pour eux, sans assurances et garanties,
sans ordre. L’aventure industrielle requiert l’ancrage solide dans
un réseau de relations, de solidarités, et l’appui de ­quelques
­ressorts institutionnels. Ce monde poursuit donc bien un ­double
« rêve » : il a besoin à la fois de liberté et de règlements, d’auto-
nomie et de protection ; il est intimement tiraillé entre une ten-
dance à vivre selon ses propres règles (sans pourtant pouvoir se
contenter d’un ménage interne) et une propension aussi forte à
attendre des autorités un soutien et une direction éclairée (tout
en les redoutant).

C’est bien ce qu’exprime Lesage, un manufacturier en coton [6] Archives Nationales


(AN), F/12/1405/A, lettre
de Bourges, en 1786, quand il supplie : « Laissez-nous faire, Sire, à l’intendant du Commerce
et protégez-nous beaucoup » [6]. La formule ne doit pas s’enten- de Montaran, citée par
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Serge Chassagne, Le Coton
dre comme l’expression d’un double langage, ou la simple combi- et ses patrons, 1760-1840,
naison d’une liberté intérieure et d’un protectionnisme extérieur. Paris, Editions de l’EHESS,
1991, p. 135.
La liberté doit s’entendre au sens de liberté d’action, liberté de
fabriquer et de vendre, au sens premier bien sûr, mais pas uni-
quement. Ce laisser-faire est tout autant un « laissez-nous faire » :
non pas le refus de toute règle,
mais la volonté de fixer soi-même
les règles, le droit de s’auto-orga- Etudiant le milieu des négociants
niser, de délibérer, de s’entendre et fabricants lillois à la fin du XVIIIe
entre soi. Nullement moribondes, et au début du XIXe siècle, Jean-Pierre
comme on l’a longtemps prétendu, Hirsch a montré qu’ils s’efforcent de
les corporations demeurent des concilier des besoins contradictoires,
espaces de solidarité, de crédit, de inhérents à leur activité même
soulagement des tensions sociales. d’entrepreneurs : liberté d’action,
De même, les chambres et assem- indépendance et hardiesse conquérante,
blées de commerce, les juridic- d’une part, mais aussi crédit, confiance
tions consulaires assurent pareille et stabilité, d’autre part.
fonction d’entente, de négociation
interne ou de résolution des litiges.
Les députés envoyés auprès du Bureau du commerce au
XVIIIe siècle constituent une représentation permanente des
intérêts marchands, chargée de répercuter leurs attentes, de faire
valoir leur point de vue collectivement arrêté.

La protection consiste d’abord en une distribution d’aides


financières, de subventions à l’invention ou à la production, et bien
sûr de privilèges. Mais elle signifie aussi la reconnaissance par
l’Etat des besoins exprimés collectivement par les entrepreneurs, ›››

Janvier-février-mars 2008
L’Economie politique

Qu’est-ce que l’économie


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de marché ?

p. 88 notamment en termes de règles collectives. Les règlements de


fabrication et les normes qu’ils imposent, après négociation avec
les intéressés, instituent des règles du jeu, des conditions égales
pour tous, que seule l’autorité royale a la capacité de faire appli-
quer de façon générale sur tout le territoire. Il s’agit en somme de
garantir le respect des règles communes, même si chacun ensuite,
individuellement, pourra s’ingénier à les contourner : c’est que les
praticiens ont conscience d’avoir collectivement intérêt à l’exis-
tence de telles règles (face à la concurrence étrangère, pour main-
tenir la réputation des fabrications nationales, par exemple). C’est
aussi, de façon plus stratégique, l’intérêt bien compris de chacun :
ne faut-il pas des règles et des interdits pour qu’il y ait un bénéfice
à les contourner individuellement ?
Entendue de cette façon, la double
Il faut s’y résoudre : l’image d’une demande de « liberté et protection »,
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armée de marchands et d’industriels si souvent répétée, apparaît bien
montant gaillardement à l’assaut du moins contradictoire.
« carcan gothique des règlements »
(comme disaient les penseurs libéraux On comprend alors également
des Lumières) n’a guère de fondement l’embarras qu’expriment certains
historique. Les lois d’Allarde entrepreneurs au moment de
et Le Chapelier entraînent plus la Révolution française, qui a fait
de murmures d’inquiétude que de cris table rase de tout ceci. Car il faut s’y
de joie dans les milieux concernés. résoudre : l’image d’une armée de
marchands et d’industriels montant
gaillardement à l’assaut du « car-
can gothique des règlements » (comme disaient les penseurs
libéraux des Lumières) n’a guère de fondement historique [7]. Les
lois d’Allarde (mars 1791) et Le Chapelier (juin 1791), qui suppri-
ment les corporations, instaurent la patente et interdisent toutes
les associations, professionnelles ou non, puis la loi Goudard
(septembre 1791), qui supprime toute l’ancienne réglementation
manufacturière ainsi que les inspecteurs de Colbert, instaurent
bel et bien une totale liberté d’entreprendre. Mais elles ­entraînent
plus de murmures d’inquiétude que de cris de joie dans les
milieux concernés. Certains ne se résignent pas à voir disparaître
[7] Cf. Gérard Gayot,
la ­marque des étoffes et les règlements qui en fixaient les spéci-
« La longue marche de la fications. Ces demandes émanent aussi bien des négociants de
“bourgeoisie de pointe”
vers la conscience de
Morlaix ou Saint-Malo que des fabricants du Languedoc ou du
classe », in Jean-Pierre Nord : il s’agit de « garantir aux acheteurs que les marchandises
Jessenne et alii, Vers un
ordre bourgeois ? Révolution ont la qualité que leur volonté est de se procurer ». A l’Assemblée
française et changement nationale, en mars 1791, le député Germain résume parfaitement
social, Rennes, PUR, 2007,
p. 383-402. leur argumentation : « Le maintien de la confiance publique

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L’Economie politique

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Philippe Minard

de marché ?
nécessite des règlements et des surveillants destinés à garantir le p. 89
public des surprises auxquelles il n’est que trop souvent exposé,
afin que la cupidité ou l’ignorance ne fassent point perdre aux
fabriques nationales le haut degré de perfection qu’elles ont acquis
par la sagesse de leurs règlements » [8]. Ces mêmes raisons sont
invoquées par Delaporte en pluviôse an VI lorsque la question est
débattue par le Corps législatif : la marque de contrôle et les visites
ont alors failli être rétablies [9]. D’autres redoutent l’insubordination
ouvrière et réclament des lois pour encadrer et discipliner la main-
d’œuvre. D’autres encore s’inquiètent de la disparition de tout
cadre collectif de discussion et de régulation concertée : comme
l’écrit un marchand parisien en 1790, « il faut un point de réunion
que puissent reconnaître les gens d’une même profession. Dans
une infinité de circonstances qui intéressent leur commerce, leurs
fabriques, il peut leur être très utile de se voir, de se consulter »,
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pour décider ensemble [10].

Les paradoxes de 1791


Ainsi, contrairement à une idée reçue bien ancrée, les lois d’Al-
larde et surtout Le Chapelier ne viennent nullement satisfaire une
revendication qui aurait été portée par les milieux marchands et
manufacturiers. Si elles sont certes le résultat d’une affirmation
libérale, il s’agit plus de libéralisme politique que d’économie de
marché. Le but est de rompre politiquement avec le corporatisme,
synonyme d’inégalité, de contrainte et de barrières mises à l’ac-
tion des individus. La liberté du citoyen est en effet conçue sur
le modèle d’un individualisme radical, qui exclut l’appartenance
et même l’identification à un groupe : « Il ne doit pas être permis
aux citoyens de certaines professions de s’assembler pour leurs
prétendus intérêts communs », déclare Le Chapelier ; « Il n’y a
plus de corporations dans l’Etat ; il n’y a plus que l’intérêt par- [8] AN, F/12/1429 et
F/12/652, et cf. Jean-Pierre
ticulier de chaque individu et l’intérêt général. Il n’est permis à Hirsch [1991], p. 241-248.
personne d’inspirer aux citoyens un intérêt intermédiaire, de les
[9] AN, F/12/614.
séparer de la chose publique par un intérêt de corporation » [11].
Aux régulations communautaires anciennes, la Révolution entend [10] Antoine-Augustin
Renouard, Idées d’un
substituer une société d’individus réglée par la citoyenneté, le négociant sur la forme à
donner aux tribunaux de
contrat individuel et la loi commune. L’expression des intérêts commerce…, Paris, 1790.
collectifs d’un groupe constituerait une menace à la fois pour
[11] Le Moniteur universel,
l’unité nationale et pour les individus eux-mêmes, tout groupe t. 8, juin 1791, p. 661.
étant considéré par nature comme oppressif.

L’argument est double. D’une part, les organisations intermé-


diaires, notamment professionnelles « sont contraires à l’esprit ›››

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de marché ?

p. 90 de la Constitution en ce que les corporations tendent à diviser les


citoyens, à les opposer les uns aux autres par des intérêts parti-
culiers » ; d’autre part, « dès qu’on entre dans une corporation,
il faut l’aimer comme une famille » [12]. Or, les citoyens ne peuvent
avoir comme « famille » que la nation elle-même, à laquelle doit
aller toute leur loyauté. Il ne doit donc exister aucune forme
d’organisation susceptible de faire écran entre l’individu-citoyen,
souverain, et l’Etat, qui incarne la volonté générale. Toute orga-
nisation intermédiaire, tout groupe d’intérêt ne peuvent être que
factieux. Le besoin qu’ont les prati-
ciens de l’économie de se concerter,
En fait, les pratiques de coordination de s’auto-organiser, d’agir en nom
des entreprises demeurent, collectif devient informulable car
mais clandestines. Notamment, en cas politiquement suspect. Mais il s’agit
de crise, il faut bien pouvoir se bien là d’une affaire politique avant
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concerter : on le fait dans l’ombre, tout [Rosanvallon, 2004].
au travers de pratiques « discrètes »
de répartition des marchés, De la même façon, lors de la
d’alignement des prix ou des salaires. suppression des règlements en sep-
Il y a bel et bien « entente », tembre 1791, il ne faut pas surinter-
mais secrète… et pourtant notoire. préter la demande de libéralisme.
Le rapporteur de la loi, Goudard,
lui-même négociant, ne proposait
pas aux députés de supprimer totalement les règlements manu-
facturiers, mais d’en remettre la rédaction et l’application aux
administrations locales, c’est-à-dire de changer d’échelle, ce qui
n’est pas la même chose que de faire table rase. Il est vrai qu’il
n’a pas été suivi : engagé à la veille de nouvelles élections, le
débat a tourné court, et les députés, avant de se séparer, n’ont
eu le temps de voter que le premier volet de la proposition de loi.
Ils ont donc supprimé… sans remplacer. La discussion précipitam-
ment ajournée ne fut jamais rouverte, et l’on en resta là.

Quelle que soit la part du hasard et des circonstances dans


la manière dont l’édifice réglementaire et institutionnel ancien
se trouve tout entier emporté [Hirsch, 1991, p. 237-262], le fait
[12] Archives
est alors durablement établi : l’échange est nu, et les multiples
parlementaires, 16 février tentatives pour rétablir soit les corporations, soit une régle-
1791, p. 219.
mentation nationale, soit les deux ensemble, feront long feu [13].
[13] AN, F/12/614, L’Assemblée constituante en a finalement fait table rase. Elle a,
pluviôse an VI, et C/2749,
« Mémoire sur la nécessité d’une part, mêlé dans sa réprobation deux réalités distinctes : la
du rétablissement de la
police des manufactures »,
corporation et le règlement, c’est-à-dire le cadre d’application de
5 janvier 1816. la régulation et son objet même. D’autre part, elle s’est privée

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L’Economie politique

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de toute discussion sur l’éventuelle distinction à établir entre les p. 91
divers contenus possibles des règlements : fallait-il rejeter en
bloc toute l’ancienne réglementation colbertiste ? Le débat n’a
pas eu lieu, et il n’aura pas lieu publiquement, car il n’existe plus
aucun cadre professionnel dans lequel marchands et fabricants
puissent formuler leurs attentes ou régler entre eux leurs affaires,
par accord ou discipline mutuelle.

Une telle nouveauté ne va pas sans causer de l’embarras


aux praticiens de l’économie, toujours soucieux de trouver
auprès de l’Etat, des lois et des institutions un nécessaire
soutien à leurs entreprises, et désormais privés de tout organe
d’auto-organisation. Au-delà du premier mouvement d’adhésion
idéologique au système de la liberté, cette brusque disparition
de tous les cadres anciens les laisse quelque peu désorientés.
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Le nouveau conformisme de l’atomisme libéral les conduit en
effet à se mouvoir dans un cadre institutionnel appauvri. Certes,
les Chambres de commerce sont reconstituées en 1801, puis
les Chambres consultatives des arts et manufactures créées
en 1803, mais la situation demeure insatisfaisante pour tous
ceux qui n’y trouvent pas forcément leur place. En fait, les
pratiques de coordination des entreprises demeurent, mais
clandestines. Notamment, en cas de crise, il faut bien pouvoir
se concerter : on le fait dans l’ombre, au travers de pratiques
« discrètes » de répartition des marchés, d’alignement des prix [14] Sur tous ces aspects,
voir Minard [1998],
ou des salaires. Il y a bel et bien « entente », mais secrète… et p. 350-361.

pourtant notoire [14].

Le jeu est ainsi singulièrement compliqué par la dénéga-


tion des règles. Le malaise naît de ce que, pour être rejetées
dans une ombre plus ou moins épaisse, ces pratiques ne
continuent pas moins à jouer un rôle déterminant dans l’in-
dustrialisation du pays. Ainsi la « fabrique », véritable cadre
du passage à la grande industrie dans la première moitié du
XIXe siècle, donne aux conseils de prud’hommes leur ressort
officiel ; c’est elle aussi qui rassemble de façon informelle les
notables locaux, et pèse sur tous les aspects de la vie indus-
trielle régionale. En particulier dans les normes qui définissent
le produit. Si, en effet, le libéralisme régnant au niveau des
administrations centrales répugne à reconduire ou adopter
des réglementations sur la composition, la largeur, la longueur
des tissus, leur marque, le dévidage et le conditionnement des
fils, etc., un règlement local y pourvoit, et sa moindre dignité, ›››

Janvier-février-mars 2008
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de marché ?

p. 92 son caractère précaire au regard de la loi ne l’empêchent pas


d’être opératoire. La même analyse peut s’appliquer à la régle-
mentation des relations de travail, qui intervient également au
niveau des fabriques : règlements d’ateliers, en particulier,
que consacrent les prud’hommes ou qui, dans le cas du règle-
ment collectif des filatures de coton lilloises, est sanctionné
par un arrêté municipal. De là, la distance n’est pas grande qui
conduit à de véritables coalitions, dont l’illégalité n’empêche
pas une forme d’organisation, plus ou moins clandestine. Le
seul cas où l’action concertée des entreprises opère au grand
jour est celui des associations protectionnistes. Comme si
les bienfaits de l’organisation des intérêts n’étaient reconnus
que sur le programme économique le plus pauvre : la barrière
douanière.
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L’effet majeur de cette négation des besoins d’organisation
est donc tout à fait paradoxal : celui d’une demande renouve-
lée d’Etat. En effet, on voit très vite, au début du XIXe siècle,
remonter vers le pouvoir central toute une série de problèmes
de régulation, justement parce que le principe général de liberté
de la production et de l’échange a créé des vides dans le tissu
intermédiaire des institutions, conduisant certains organes
gouvernementaux à déborder de leurs missions, pourtant ini-
tialement conçues a minima. C’est ce que Jean-Pierre Hirsch a
appelé « l’effet Le Chapelier » [15] : entre l’Etat et l’individu-citoyen,
il n’existe plus aucun niveau intermédiaire d’organisation, d’en-
tente ou de négociation. Aussi toute difficulté est-elle très vite
[15] Jean-Pierre Hirsch, soumise à l’arbitrage ou à l’intervention réglementaire de l’Etat :
« L’effet Le Chapelier
dans la pratique et les prérogative qui lui échoit par défaut, par la « défaillance » des
discours des entrepreneurs
français », in Alain Plessis
autres instances régulatrices disparues, et qui s’avère le produit
(ed.), Naissance des paradoxal de la proclamation exaltée, par la Révolution, de la
libertés économiques. Le
décret d’Allarde et la loi libre entreprise et d’une acception intransigeante de l’individua-
Le Chapelier, Paris, Institut
d’histoire de l’industrie,
lisme libéral, résolument hostile à toute forme d’organisation
1993, p. 159-166. intermédiaire.

On aboutit finalement en France, après la Révolution, à un


curieux mélange de laisser-faire et d’interventionnisme… mais
assorti d’un discours systématiquement libéral. Rien n’est donc
clairement assumé. Les attentes réglementaires ou institution-
nelles des acteurs sont devenues informulables, puisque toute
demande de régulation fait ressurgir soit le spectre du corpora-
tisme, soit celui du colbertisme. Du coup, quand on se décide
à agir, c’est toujours en s’en défendant, sous couvert d’une

L’Economie politique n° 37
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de marché ?
dérogation temporaire, d’une exception localisée, sans vouloir p. 93
« porter à conséquence », s’excuse-t-on.

Ainsi, le poids de la centralisation, le renvoi des compé­


tences au niveau d’un Etat dont on réclame pourtant qu’il inter-
vienne moins dans la vie économique sont les effets modernes (et
nullement un héritage) et inattendus de l’effacement des autres
instances de production des règles sans lesquelles l’éco­­nomie de
marché ne peut fonctionner. C’est par un ­incroyable paradoxe
que l’Etat est devenu par défaut, en France, la seule instance
de régulation habilitée à agir. La sollicitation permanente des
organes gouvernementaux s’explique par la « défaillance » des
autres instances disparues ou désarmées, bien plus que par
une tradition dirigiste imaginaire. Colbert n’y est décidément
pour rien… ■
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Bibliographie

Gayot, Gérard, et Hirsch, Margairaz, Dominique, et Minard,


Jean-Pierre (ed.), 1989, Philippe (ed.), 2006, « Le marché
« La Révolution française et le dans son histoire », Revue de
développement du capitalisme », synthèse, 2006/2, numéro spécial.
Revue du Nord, hors-série
« Histoire » n° 5, Villeneuve d’Ascq. Minard, Philippe, 1998,
La Fortune du colbertisme.
Hirsch, Jean-Pierre, 1991, Etat et industrie dans la France
Les Deux Rêves du commerce. des Lumières, Paris, Fayard.
Entreprise et institution dans
la région lilloise, 1760-1840, Minard, Philippe, 2003,
Paris, Editions de l’EHESS. « Réputation, normes et qualité
dans l’industrie textile française
Hirsch, Jean-Pierre, et Minard, au XVIIIe siècle », in Alessandro
Philippe, 1998, « “Laissez-nous Stanziani (ed.), La Qualité
faire et protégez-nous beaucoup”. des produits en France,
Pour une histoire des pratiques XVIIIe-XXe siècles, Paris,
institutionnelles dans l’industrie Belin, 2003, p. 69-92.
française, XVIIIe-XIXe siècles », in
Louis Bergeron et Patrice Bourdelais Rosanvallon, Pierre, 2004,
(ed.), La France n’est-elle Le Modèle politique français.
pas douée pour l’industrie ?, La société civile contre le
Paris, Belin., p. 135-158. jacobinisme de 1789 à nos jours,
Paris, Seuil.
Kaplan, Steven L., et Minard,
Philippe (ed.), 2004, Le Stanziani, Alessandro (ed.),
corporatisme en France : impasse ou 2007, Dictionnaire historique de
troisième voie ? Idées et pratiques, l’économie-droit, XVIIIe-XXe siècles,
XVIIIe-XXe siècles, Paris, Belin. Paris, LGDJ.

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