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VBBLICATIONS DE LA FAC1LTÉ DES LETTRES D'ALGER

ANCIEN BULLETIN DE CORRESPONDANCE AFRICAINE


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SÉRIE -
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ETHNOGRAPHIE TRADITIONNELLE DE LA METTIOJA

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MAL MAGIQUE

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Ln merveille), du microcasvie humain.

Ibn Khalduu.v.

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ALGER PAHIS

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liti|iriDirrir JI'I.RS l'AKBONFI Librairie Orleolallsle PAIX i.BI THNKH
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ETHNOGRAPHIE TRADITIONNELLE DE LA METTIDJA

LE MAL MAGIQUE
PUBLICATIONS DE LA FACULTÉ DES LETTRES D'ALGER
ANCIEN BULLETIN DE CORRESPONDANCE AFRICAINE
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SÉRIE TOME LXII1

6HJ20/tf3
ETHNOGRAPHIE TRADITIONNELLE DE LA METTIDJA

LE

MAL MAGIQUE
PAR

DESPARMET

PROFESSEUR AGREGE D ARABE

/.es merveilles du microcosme humain.

Ibn Khaldouin.

ALGER PARIS
Imprimerie JULES CARBONEL Librairie Orientaliste PAUL GEUTHNER
11, RUE LIVINGSTO.NE 13, HUE JACOB (VI')
1933
A mon fils Jean-Paul
AVANT-PROPOS

Si Dieu ne donnait pas la lumière


à l'homme, où la trouverait-il ?

(Coran, XXIV, 40).

Des différents arts que la conquête française a importés


dans l'Afrique du Nord, notre médecine est celui que les in
digènes ont accepté le plus généralement. Aujourd'hui, nos

médecins de colonisation peuvent compter sur une clientèle

arabe, les riches citadins fréquentent nos cliniques, les pau

vres nos hôpitaux ; et les mauresques soulèvent volontiers

la tenture du harem devant nos infirmières visiteuses. Nom


bre de jeunes musulmans se préparent à la carrière médicale

sous des maîtres européens. Ils ont si bien adopté nos métho

des qu'ils les considèrent comme leurs. Certains répètent fiè


rement le mot d'Ali ben Abi Thaleb : « Toute science est un

bien héréditaire du Vrai-Croyant ; il ne l'apprend pas des au


tres, il la leur reprend: c'est un troupeau égaré de son patrimoi
ne en possession duquel il doit rentrer (Cf. Roud el Akhiar,
p. 9-10). Et l'histoire ici semble leur donner raison. Quand
ils se rappellent l'école médicale arabe du Moyen-Age, notre
bienfait leur paraît une restitution. L'amour-propre racial ai
dant, et la presse nationaliste, il y en a qui voient dans les
dispensaires indigènes, que les Français leur ont bâtis, des
restaurations, assez mesquines d'ailleurs, des marastans fa
buleux de, la grande époque des califes ; et tel docteur en cha-

chia, récemment échappé de nos facultés, se croit, en son

âme et conscience, un descendant d'Averrhoès plutôt qu'un

élève de Pasteur.
Ceux-là oublient que leurs pères ont résisté à nos techni
ques presque autant que leurs arrière-grands-pères à nos ar

mes. J'ai consigné dans mon livre des Moeurs, Coutumes,


Institutions des Indigènes (Blida, 1900, p. a^O) l'opinion
XXe
commune sur ce sujet à l'aube du siècle. Une cure à la
française en ce temps-là faisait scandale, comme une excen
tricité, et passait pour affaire de snobisme ou d'adulation.

e< Comment pouvait-on croire sincèrement à l'efficacité de


remèdes sur lesquels le nom d'Allah n'était pas prononcé ? »

Notre médecine opératoire surtout effrayait. La cruauté des


mécréants se complaisait à profaner les cadavres et à dépecer
la chair vive. Des légendes macabres faisaient de nos hôpi
taux des salles de torture plus redoutables que la prison ou

le cimetière, ee Le musulman, disait-on, doit suivre sa coutu


me et craindre les innovations » ; et l'on vantait ee la 'méde
cine des ancêtres », les vertus de leurs simples, les carrés

magiques de leurs iqqachs, les miracles de leurs marabouts.


Nul Indigène alors ne pensait qu'il y ait jamais eu -une
autre médecine arabe. Exemple suggestif du danger que court

la science d'une élite trop restreinte au sein d'une ignoran


ce
trop générale : le souvenir même des docteurs de Bagdad
et de Cordoue avait péri ! Il a fallu que la Chrétienté vînt ré

véler à l'Islam ses gloires passées.

A quelle époque la brillante école du Moyen-Age s'est-elle


ensevelit1
dans l'oubli ? Nous pouvons le dire grâce à un

auteur musulman que nous en avons exhumé lui-même, lbn


Khaldoun laisse entendre qu'il a été le témoin de sa déca
\IV°
dence. C'est donc au siècle, au moment où son influen
ce culminait en Europe, qu'elle a disparu en Afrique. 11
n'est pas étonnant, que la mémoire des Maghrébins du XIX*

siècle n'en ail gardé aucune trace, car rien n'est moins sen

sible que les révolutions intellectuelles et celle-ci a dû s'ache

ver il y a un demi-millénaire au bas mot.

Dans son premier livre du Kitab iber (édit. de 11.


el
Boulaq
i!<Vi, p. /|ii-i'>), après avoir relaté que le fondateur de la mé

thode fut Galien ee qui vécut du temps de Jésus-Christ et


mourut en Sicile », l'historien des Beibers ajoute : « 1, Is
lam aussi a donné des maîtres dans eel art el qui en mit

la limite,
reculé lels que Rhazès. El Madjoussi (le Mazdéen
Mi Ben Abbas) el Avicenne. Pour sa part, l'Andalousie en
a compté plusieurs, dont le plus célèbre esl Avenzoar Mais.
«le nos jours, dans les Villes musulmanes, il semble être
— ~

tombé en décadence (naqagaj ce qui s'explique par l'arrêt


el le fléchissement qui se sont produits dans la densité de
la population, car c'est un de ces arts qui répondent aux exi

gences de la vie urbaine et de sa mollesse. »

Fidèle à sa théorie de la supériorité des nomades sur les


sédentaires, il enregistre sans regret la disparition de cette

médecine qu'il range parmi les produits de la corruption des


villes. Mais il est deux institutions dont nulle société, si

rudinientaire soil-elle, ne peut se passer : ee la jurisprudence


religieuse pour les âmes et la médecine pour les Corps » (Roud
el Akhiar, p. 10). Le nomadisme aura donc aussi sa thérapeu
tique. Après nous avoir annoncé la régression du système

galénique, lbn Khaldoun nous présente celui qui doit le rem

placer.

<< Il y a, dit-il, une autre espèce de médecine, qui est celle

de la population rurale. Elle est fondée en majeure partie sur

une expérience écourtée qui ne synthétise qu'un petit nom

bre de cas. Elle se transmet comme un héritage par le


canal des maîtres d'école (mechaïkh) et des vieilles fem
mes (ad.jaïz) de la tribu. Çt il n'est pas rare que ses prescrip
tions s'avèrent efficaces, bien qu'elles ne tiennent pas comp
te du canon physiologique de l'homme (allusion au ee Ci-

non de la médecine » d'Avicenne ?), ni ne se conforment à


la syncrasie (classique). Les anciens arabes connaissaient un

grand nombre de pratiques relevant de cette médecine el ils


ont eu, eux aussi, leurs techniciens fameux, comme El lia
nts ben Kallida el d'autres. La médecine (du Prophèle), qui

nous a été transmise par les traités de législation religieu

se, appartient à la même espèce, car elle n'émane en rien de

l'inspiration divine ; elle comprend seulement des procédés

qui étaient, d'usage courant chez les Arabes (préislamiquesi. »

Là-dessus, notre historien se croit obligé de démontrer que

Mahomel, infaillible sur les questions de morale et de théo

logie, ne détient pas nécessairement la vérité suprême en ma

tière de thérapeutique, ce qui prouve que les partisans de la


ee médecine du Prophète » prétendaient lui conférer l'autorité
du dogme.
Ce passage suggestif du vieil auteur berbère nous reporte

à la fin de l'influence romaine sur l'Afrique du Nord. Deux


XIVe
théories médicales sN affrontent au siècle : l'une, sur

vivance de la civilisation payenne, est glorieuse, mais cadu

que ; l'Ile se réclame de grands noms, malheureusement la


plupart étrangers et mécréants, comme ce e< Madjoussi », ce

mage pyrolâtre, que cite noire écrivain. Cette médecine sa

vante rentre dans l'ombre, en même temps que les derniers


descendants des Latins réfugiés dans les villes ; elle recule

avec la culture sédentaire, et, finalement, s'éliminera, com

me allogène et inassimilable, au fur et à mesure que l'Islam


maghrébin prendra conscience de lui-même.
En face d'elle, on nous montre l'éternel empirisme popu

laire. Nous le reconnaissons à ce qu'il règne sur les campa

gnards du Maghreb comme sur les bédouins de l'Arabie,


qu'il se transmet, non par les livres, mais par la voie ora

le et qu'il se soucie peu de l'observation, étant, là Comme


partout, un produit spontané de l'intuition. Cette science de

bonnes femmes, d'ordinaire humble et clandestine, en im


pose alors à des gens de haute lignée et de subtile intelligen
ce, comme Ibn Khaldoun qui parle de son efficacité. C'est
que, dans le Maghreb définitivement islamisé par l'invasion
hilalienne, elle trouve un allié dans le vainqueur, elle parti

cipe au prestige des Arabes qui la préconisent et peut se pré

valoir de l'exemple souverain du Prophète. Elle s'appuye sur

Irois forces l'ignorance croissante, l'orgueil


: racial et le fa
natisme religieux. Il est fatal qu'elle expulse sa concurrente

surannée et qu'elle triomphe avec la barbarie, le nomadisme

el l'Islam.
En effet, six siècles après Ibn Khaldoun, en i83o, nous l'a
vons trouvée établie au Maghreb ee de temps immémorial »,

disaient ses habitants, comme une institution nationale. Et


ceux qui en détenaient la tradition, à notre arrivée, se sont

rencontrés les mêmes que signalait déjà l'écrivain berbère


de son temps : les vieilles femmes et les maîtres d'école. Une
sage méthode voulait que nous en recueillions les principes

de leur bouche ; c'est pourquoi, nous avons fait, autant que

nous l'avons pu, des premières nos informatrices et des se

conds nos professeurs : les malrones nous ont surtout four


ni des fails el les lettrés nous ont particulièrement aidé à
en dégager la théorie.
Chez tous les peuples de demi civilisation, la femme pas
se pour sorcière par privilège de nature ; mais, chez les Ma
ghrébins, elle l'est restée par voie d'hérédité, comme, en té
moigne l'histoire, et par un effet de la loi islamique de la
séparation des sexes. 11 paraît certain que la claustration du
harem est favorable aux mystères de la vie psychique. Pri
vée du spectacle du monde, la mauresque se livre à l'in
trospection. Elle n'a guère d'autre champ d'expérience qu'el

le-même ; mais, contemplative el subtile, elle pousse l'obser


vation de son moi plus loin qu'on ne pense el jusque dans
le subconscient. Chez elle, la raison se cultive moins

que la faculté affective ; la volonté atrophiée ne refoule guè

re les instincts et la conscience organique parle plus clair et

plus haut dans la carence de l'activité personnelle consciente.

11 est certain que des phénomènes mal connus et qui nous

semblent exlraordinaires sont au premier plan de ses préoc

cupations : les songes nocturnes, les rêves éveillés, la préco-

la télépathie, l'hypnotisme, le somnambulisme, les


gnition,
changements de personnalité, la possession etc. lui sont
choses familières. Elle se sent ou se croit douée de modes de
connaissance et d'énergie qui ne sont pas les nôtres. Par ail

leurs, la tradition guide et complète son intuition : elle lui


fournit les formes consacrées dans lesquelles viennent se mou

ler ses observations privées. De cette collaboration de l'expé


rience collective et individuelle se dégage un système de su

perstitions, dont les horhnles médisent, mais qu'ils redou


tent, sous le nom euphémique de ee choses de femmes »
omour ennesn, et dans lequel la magie médicale, bienfai
sante et maléficiente, occupe une bonne place. Jusqu'à ces

derniers temps une matrone qui voulait à quarante ans mé

riter le nom de femme, de tête (dahiia), se croyait obligée

d'emmagasiner dans son esprit une masse de rites théra

peutiques, de légendes étiologiques, de pratiques préventi

ves ou curatives, auprès de laquelle le bagage de nos doc


toresses et docteurs paraît léger.
La faculté de généralisation est moins grande chez elle que

l'acuité des perceptions et la fidélité de la mémoire. Les


mauresques vous citeront nombre de faits, mais formule
ront peu de lois. Si vous voulez connaître la théorie de leur
art, il faut s'adresser aux professionnels de l'autre sexe. De
nos jours encore, comme au temps d'ibn Khaldoun. dans
les tribus de la montagne, ce sont les mecliaïkh, les maîtres

d'école coranique, qui rédigent les amulettes. Leurs confrè

res des villes éprouvent certains scrupules. Ainsi, à Blida,


vers 1900 déjà, ces personnages ne conservaient de leurs an

ciennes prérogatives médico-magiques que deux spécialités :

la cure des fièvres et des ophtalmies. On venait bien cher

cher, sous leurs yeux, dans le bassin de l'école, ee l'eau ayant

servi à laver les planchettes ,,, cette infusion de Coran, pour

certaines maladies ; mais le mesid n'était plus comme autre

fois la pharmacie où le quartier avait la conviction de trou-

v er sa panacée infaillible. Enfin, ils défendaient à leurs élè


ves de faire commerce du texte sacré : ce qui, d'ailleurs,
grâce à la complicité de la coutume, n'empêchait pas les
étudiants de tirer leur argent de poche de leur talent talisma-

nique.

Parmi les campagnards, au sous le nom de ia-


contraire,
leb (pluriel tolba), le ee porteur du Coran » continue enco

re à pratiquer la sorcellerie médicale. Ces tolba se définis


sent eux-mêmes « les yeux du bœuf » : jds se donnent pour

les intellectuels des milieux paysans. Et, de fait, ils détien


nent la vie pensante de leur groupe, représentant la science,
parce qu'ils savent lire et écrire ; les beaux-arts, parce que

poètes et musiciens sortent de leurs rangs ; les arts libéraux,


parce qu'ils remplissent les offices d'imans, de lecteurs du
Livre de notaires, d'instituteurs, etc. Enfin, ils se van-
saint,
lenl d'avoir hérité de cette sorte d'hermétisme coranique
qu'ils appellent ioqcha et qui, affirmaient-ils jusqu'à ces

derniers temps, est la seule médecine orthodoxe, la seule

nationale, la véritable iatrique sacrée du Maghreb.


Je résumerai leurs idées sons la forme de citations, com

me elles m'ont élé présentées. Le procédé est cher à leur


traditionalisme el il offre des garanties d'exactitude, l.e sou

ci de la vérité doit inspirer à l'ethnographe européen les mê

mes scrupules que eonnaîl leur orthodoxie, laquelle n'est

jamais complètement rassurée que lorsqu'elle s'abrite der


rièie une autorité et se formule dans un lexle connu.

Ils parlent de ee principe, argument fondamental des re-



i3 —

ligions révélées, que la connaissance purement humaine est

illusoire. Les paysans de la Mettidja n'ont commencé à pren

dre au sérieux nos sciences expérimentales qu'à l'époque de


la guerre de 191/1-18, où ils ont fait connaissance avec les
merveilles de leurs applications. Jusque là, ils ont répété à
propos de nos savants comme de nos philosophes, le juge
ment d'Allah sur les mécréants : « Ils ne connaissent pas la
certitude : ils n'ont que des opinions» (Cor. IV, 106). Ne te
fie pas à ce que ta faculté réflective te dira, écrit Ibn Khal
doun (Prolég. III, /|3) : qu'elle prétende avoir le pouvoir

d'embrasser la nature de tous les êtres créés et leurs causes,


qu'elle se déclare capable de comprendre ce qui existe jusque
dans les moindres détails, réponds-lui : ee Ce que lu dis à ce

sujet n'est que sottise. »

Les faits d'ordre nosologique que nous étudions sont pour

eux des tedjrîbat, c'est-à-dire des faits d'expérience, de sim

ples constatations empiriques ; ils appartiennent au monde

sensible (eli'dein elmahsous) ; mais leurs causes profondes

se cachent dans le monde immatériel, que l'on appelle le


monde des Esprits (ê.lem et arouâh). Ce monde occulte est

celui de la vérité (àlem eihaqq), tandis que celui qu'explo

rent nos sens est celui du mensonge, de l'illusion, du mira

ge ; comme l'a défini le Prophète, c'est un sortilège déce


vant ee une féerie, due à la baguette des deux anges magi
ciens de Babylone, Harouts et Marouts (Boud elakhiar, p. 59).»
Moins l'esprit est cultivé, plus il prétend à l'absolu. Nos
Maghrébins dédaignent les apparences. Leur science se pi

que d'embrasser les causes les effets, le plan


et spirituel et

le plan matériel de son objet. A vrai dire, la raison pre

mière des phénomènes morbides plongeant dans le monde

des Esprits, seules, dans l'échelle des êtres, les Intelligences


célestes jouissent de leur connaissance parfaite, étant les
seuls habitants de ce monde auquel elles ont donné son nom

populaire de malakout, royaume des anges. Mais immédia


tement au-dessous de ceux-ci viennent les hommes, ee L'âme
humaine (nefs insania), dit Ibn Khaldoun (Kit, eliber, p. 81),
présente une face supérieure et une face inférieure : par le
bas elle est en contact avec le corps, et grâce à lui, elle est

pourvue de la perception sensible..., mais, par sa partie hau-


Il

te elle se trouve en relation avec le monde des anges et pos

sède les moyens d'atteindre à la science el à la vision de


l'invisible. » L'inconnaissable des Européens se réduit à un

inconnu, que l'esprit humain a le pouvoir de pénétrer.

La faculté qui nous permet de sonder l'inconnu et de cons

tituer la science est l'intuition (idrâl:), appelée aussi vision

spirituelle (neder elaqel). Elle est inhérente à l'essence mê

me de l'âme humaine, qui esl pur esprit, mais elle est iné
galement répartie, Il y a trois classes d'ànies (nofous;. dit
ee-

Ibn Khaldoun (Prolèg., I, p. 100J. La plus basse est, par sa


nature, trop faible pour atteindre à la perception spirituel

le ; elle se contente de s'agiter jusqu'à ce qu'elle en arrive

qui
à la limite inférieure du monde spirituel, aux perceptions

se trouvent dans le domaine des sens et de l'imagination; voilà

le terme auquel la perception humaine peut généralement at

teindre, tant qu'elle subit l'influence du corps : c'est là que

les savants s'arrêtent, sans pouvoir aller plus loin. » Tel


elle-
esl le caractère de la science européenne qui confesse

même sa relativité et reconnaît ses limites. « Les âmes de la


seconde classe, continue notre an leur, sont celles des saints

(ouidi), de ces gens à qui Dieu a donné la science infuse et

les connaisances divines » c'est-à-dire « qui parcourent le


Les
champ de la contemplation, où tout esl une
extase...

âmes de la troisième classe (celle des prophètes) sont créées


avec la faculté -de se dégager lotit à fail de la nature humai

de sa corporelle et de sa spiritualité afin de s'élever jus


ne,

qu'à la nature angélique de la sphère supérieure, où elles de


viennent effectivement anges, mais seiilemenl pendant un clin

d'ail... et elles entendent, pendant ce court instant, les paro

les de l'Ame (universelle i el la voix de 'la divinité. »

, ee La science infuse des amis d'Allah » est le fondement


logique de la vogue universelle dont jouissent les santons

guérisseurs (morts ou vivants, c'est tout un) dans l'Afri


que du Nord. De nombreuses pratiques thérapeutiques sont

mises sous l'autorité de leur* noms e'1 dues à leur don de


vision. Les arts et les seiences oui eu pour inventeurs de--
prophètes el la médecine en particulier nous a été donnée
par Irlris. Mahomet, comme nous l'avons vu. nous auriil

laissé un nombre de préeeples médicaux assez eonMtle'rtble


pour former un traité (publié par Elisfahani sous le nom de

Tibb ennabi, la médecine du Prophète;. Malgré la thèse sou


tenue par les érudits que l'Envoyé de Dieu nous a apporté
des directives morales et non des notions thérapeutiques, le
peuple professe encore un grand respect pour les ordonnan

ces qu'on prête à son législateur. Celui-ci a tracé dans les


deux dernières sourates du Coran la division générale qui

domine l'éliolqgie .populaire et qui s'imposera à notre

travail ; le livre d'Allah, en effet répartit toutes les maladies

en. trois catégories : celles qui viennent de la nature, celles

qui viennent de l'homme et celles qui viennent des génie--.

Ainsi, qu'elle soit attribuée aux saints, aux prophètes ou à


Dieu lui-même, la médecine maghrébine place sa sou i ce

dans la révélation.

La tradition religieuse cependant ne rend pas compte de


tout le concept maladie ; il y entre
beaucoup d'éléments

spontanés humains. Ceux-ci proviennent aussi de l'intui


tion. Car la sainteté et le prophétisme, qui sont des privi
lèges de quelques-uns, ne sont que les degrés supérieurs

d'une faculté commune à tous l'intuition, dont le prin

cipe réside dans notre Ame Intelligente (errouh elâqel

Abdelqader el Djilali, ee le sultan des Saints », reconnaît à cha

cun de nous un esprit qui le met en communication avec

le monde immatériel et qu'il compare au messager divin


porteur des révélations islamiques. <e L'aqel (l'Intelligence).
dit-il dans son style imagé, c'est l'ange Gabriel de ton cœur ;
il l'apporte l'inspiration du haut du ciel de ton zénith dans les
profondeurs de ta personnalité secrète : il descend le remettre

le cadeau des communications de ton Dieu ; il affine la gros

sièreté de ta complexion et change en perle l'écaillé de ta


science (X'ozhat el madjalis. II, p. lia). » Avec moins de mé

taphores, l'opinion commune admet l'universalité de l'intui


tion, parce que l'âme, étant d'essence spirituelle, il suffit

qu'elle se dépouille des voiles de l'humanité pour qu'elle se

mêle aux Intelligences célestes, ee Quelquefois, dit Ibn Khal


doun (Kilab eliber, p. 99), l'âme se détourne des choses e\lé-

rieures [jour se plonger dans celles de l'intérieur et alors le


voile du corps lui est enlevé pendant un instant. » Et mê

me, comme il dit ailleurs fProlèg., trad. de Slane, p. >o6,


i6

vol. 1) » tdle est portée par une disposition naturelle à se dé


gager de l'humanité afin de pouvoir se transporter dans un

élal supérieur, celui de la spiritualité. »

Cette disposition de notre âme est admise universellement

par les illettrés comme par les gens instruits el l'Islam a

créé différentes techniques pour la cultiver et l'exploiter.


Deux grandes écoles se sont fondées à cette intention, ee Par
la pratique constante du combat spirituel, les Soufis en ar

rivent à s'affranchir de l'imbécillité de la nature humaine :

les voiles des sens s'écartent pour eux », dit Ibn Khaldoun.
ee
Cependant, ce n'est pas à la suite d'un dessein préconçu,

mais par un cas fortuit qu'ils parviennent à la connaissan

ce du monde invisible : ils en détournent même leur atten

tion, car ils recherchent Dieu pour lui-même. On sait ce

pendant que ces faveurs (connaissance et puissance supra-nor

males) leur arrivent (Prolég. I, 227) » par le seul fait qu'ils

libèrent leur âme de leur infirmité charnelle, ee II s'est trou


vé d'autres hommes qui ont mis
beaucoup d'intérêt à obte

nir ce dégagement des voiles et à pouvoir parler des per

ceptions que ces voiles leur avaient cachées. (Ce sont les de
vins de toute catégorie). Ils ont eu recours, pour y parve

nir, à différents exercices de mortification (Prolég. III, 92).

Ils tâchent de se procurer une mort factice, en s'efforçant

d'anéantir toutes les facultés du corps (Id. I, 9.20) par la con

centration de la pensée et par des jeûnes prolongés (id. 226). >■

Ils paralysent ainsi leurs facultés sensitives et nourrissent

leur Ame Intelligente (rouq âqel) de dikr, sorte de litanies


monoïdéistes dont l'abus favorise l'idée fixe et endort la fa
culté rationnelle ; e< ce qu'ayant fait, ils en arrivent, préten
dent-ils, à embrasser la nature dans leur perception, à dé
masquer les essences des êtres et à se les représenter dans leur
vérité, quelque nombreux qu'ils soient, depuis le Trône di
vin jusqu'à la goutte de pluie 0.

A côté des exercitants de la mystique et de la mantique,


la vénération populaire place les aliénés. Ceux-ci sont des
amis d'Allah à qui Dieu a octroyé la grâce d'acquérir le don
de vision sans effort eliktisab bila taab. h Les idiots (bahloul),
dit Ibn Khaldoun (K. el iber, I, p. 93), sont rangés dans la
catégorie des saints : ils fournissent sur les choses cachées des

17 —

lumières étonnantes, parce qu'ils ne sont embarrassés par aucu

ne entrave el qu'ils donnent là-dessus libre carrière à leur lan


gage (inconscient).); De même, chez l'insensé (mcd.jnoun), l'A
me Intelligente (Bouh àqel) «est à peine sous la dépendance du
corps... Elle se dérobe à l'influence des sens et jette un
coup
d'œil momentané sur son propre microcosme... et l'imagina
tion parle par la langue de l'insensé sans que celui-ci ait la
volonté d'articuler une parole (Prolég., de Slane, I, pi. auS,'. »
Nous sommes tous d'ailleurs, même les plus normaux, des
voyants en puissance cl, nous le devenons effectivement à de
certains moments et dans certaines circonstances favorables.
Un homme quelconque se trouve doué de la faculté divi
natoire dans sa première enfance et dans sa sénilité, pour

la raison que ce sont deux époques où le principe spirituel

secoue plus facilement les chaînes de nos servitudes physio

logiques et psychologiques. Au moment de la mort, le ju


gement el la force l'abandonnant, le moribond acquiert aus

sitôt le don de vaticiner. De même, dans le premier assoupis

sement du dormeur, entre veille et sommeil, et, en général,


dans tout état hypnoïde ou svncopal, le plus humble des
mortels aussi bien que les prophètes dans leurs inspira-
est,

lions, ee dépouillé de sa corporéité et de sa spiritualité » hu


maines, et, par suilc, son Ame Intelligente (rouh âqel), af

franchie, reprend l'exercice de ses hautes capacités intuitives.


Une de ses manifestations les plus connues est le rêve. Ce
phénomène mental passe à nos yeux presque inaperçu : mais

il prend une grande importance, ce qui explique peut-être

sa plus grande fréquence, dans la vie psychique des Indigè


nes, ee II n'y a pas un seul homme, dit Ibn Khaldoun (Pro
lég, Slane, I, p. :ii\i/, qui n'ai souvcnl vu en songe des cho

ses dont il a pu reconnaître la vérité après son réveil. » Sa

valeur révélatrice a clé allesléc par Mahomel, qui a déclaré

qu'Allah, après lui, romprait le cours de ses communica

tions prophétiques avec les hommes, mais qu'il leur conti

nuerait ses révélations par la voie des songes. Il a même chif

fré la fraction de vérité qu'ils conliennenl. « Lin songe, a-l-

il dit, vaut un quarante-sixième de prophétie (id. 2i3). » On


explique la vision onirique comme les autres, par ee l'en
lèvement du voile des sens ». Dans la veille, dit Ibn Kha'î-
2

18 —

doun, l'ànic est, empêchée de percevoir l'invisible par ses

préoccupations matérielles, par les forces du corps, par les


sens ; mais, si elle se dégage de ce voile, elle revient à sa vé

ritable essence qui esl la faculté perceptive... elle jette un re

gard sur son 'monde, car le monde des Esprits esl le monde

de l'âme (lue. cit.) ». Si Ions les rêves ne sont pas véridiques,


c'est qu'ils ne proviennent pas tous de la même source. Les
bons el les mauvais se eoniposenL d'images emmagasinées

dans noire mémoiie ; mais les images que la veille y a dé


posées forment des mensonges et les illusions des songes

vains, landis que les rêves vrais empruntent leurs éléments


aux images qu'y fait descendre noire Ame Intelligente Per
ceptive (erruuh el àijel elmodarrik, Kit. eliber, p. 3g8). »

Celte âme, confidente de l'inconnaissable cl pitoyable à la


cmiiisilé humaine, devait être utilisée comme oracle. Ibn
Khaldoun (loc. cil.) nous expose comment on la consultait.

Il nous donne la formule et les rites d'un vieux charme qui

l'évoquait et qu'il appelle le charme onirogène de la Natu


re Parfaite [iuduiimet eltuniin). On raconte, dit-il, qu'un

homme ayant employé ce moyen, après avoir macéré son

corps par un jeûne de plusieurs joins, vil apparaître un per

sonnage qui lui dit : » Je suis la Nalure Parfaite. » Il inter


rogea ce fantôme el en obtint les renseignements qu'il cher

chait. Iloi-iiièine, ajoule Ibn Khaldoun, j'ai fail usage de


cette formule, et un spectacle étonnant me fit connaître cer

taines choses épie je désirais savoir (Prolég. I. p. 2171. »

Recommandée au XL siècle, à Madrid, par Meslenia (1007-


80), honorée de la foi d'Ibn Khaldoun, dans l'Afrique du
XIV''

Nord, au siècle, la genèse et le rôle de la ee Nalure Par


NUI"
faite » nous soûl expliqués au siècle, dans l'Azerbaï-

djan, par El Qazouini (r*o3-o3t. ee Certains sages (hol.iunu),


dit-il, dans son Adjaïb ehnekhlouqal, ont prétendu que les
âmes raisonnables (les psuchm logikaï des philosophes grecs)

forment une classe embrassant plusieurs espèces ; chaque es

pèce se compose d'individus ne différant, en rien les uns des


autres, sauf au point de vue du nombre. Elle esl formée par

ce qu'on pourrait appeler la progéniture d'une Ame d'entre


les Ames célesles (nofoux samaouïa). Cette Ame céleste (dont
les individus humains sont les enfants spirituels), c'est ce que
19
— —

les Lalismaniste» nomment le Tibtï etiamm, la Nature Parfaite.


On prétend que cette Nature Parfaite est chargée de veiller sur

les âmes (individuelles de sa famille;, devoir dont elle s'ac

quitte, lanLôl par la voie des songes, tantôt par les suggestions

de l'instinct, tantôt par les inspirations du cœur. »

Nous devons considérer la ee Nature Parfaite » comme une

personnification, en partie mythique, en partie philosophique,


de l'Ame Intelligente. Leur identité ressort des expressions mê
mes d'ibn Khaldoun qui nous dit avoir consulté la première

en songe après avoir déclaré que les songes vrais sont procu

rés jjar la seconde. Or, le rôle de protecteur invisible agissant

sur nous par de sourdes stimulations internes que la théo


rie d'Elqazouini lui reconnaît, achève, ce me semble, de ca
ractériser la nature de l'Ame Intelligente d'ibn Khaldoun.

Quelle esl donc celle, puissance mystérieuse qui veille en

nous et sur nous pendant notre sommeil el dans les moments

de carence de notre raison, comme dans la première enfance,


dans la décrépitude de l'âge, dans l'idiotie, dans la folie, et
qui nous conduit, pour notre plus grand bien, en dépit de

noire volonté parfois, à l'aide de manifestations que nous

sentons en nous et. qui ne dépendent pas de nous, comme le


rêve, l'instinct, le pressentiment ? Si nous n'avons pas affai

re avec cette conception seolaslique musulmane à une enti

té purement imaginaire, nous avons quelque chance de re

trouver son pendant, son équivalent, son original ou son ré

sidu dans notre psychologie moderne.

Justement, nous voyons les psychiatres de notre siècle me

ner grand bruit sur une


trop
partie négligée jusqu'ici de
notre être psychique : l'inconscient, le subconscient, le pré
conscient attirent l'attention générale. Le Bouh âqel d'ibn
Khaldoun, à certains points de vue, rappelle le ee moi pro

fond », le moi d'en-bas », de Bergson dans son ee Essai sur

les données immédiates de la conscience (1889). Maeterlinck,


»

sans le connaître sans doute, lui a consacré un livre sous le

litre de « L'hôte inconnu ». Riche!, dans son « Traité de


métapsychique », l'a baptisé du nom de cryptestbésie, c'esl-

à dire sensibilité occulte. Gustave Le Bon, en 1917, dans son


ee Opinion et Croyance », le nomme ee l'inconscient biologi
que et, affectif » et signale en lui les sources de l'intuition, ne
différant sur ce point que par la terminologie de l'auteur ara

be médiéval.

Dans un livre récent, la « Divination » (chez Flammarion,


1927), le docleur J. Maxwell l'oppose, sous la dénomination
de conscience organique, à notre conscience personnelle et

constate sa supériorité dans les différentes branches de notre

activité intellectuelle. « 11 a été démontré, dit-il, que la mémoire

subconsciente élail infiniment plus riche et fidèle que la mé

moire associée à la conscience personnelle ; que l'imagina

tion de la conscience organique: était plus vive, plus riche,

plus colorée ; que son inlelligi'iiee n'élail pas moindre ; que,

dans le sejmmeil, dans l'inactivité appareille de la person

nalité, la conscience organique Irouvait des solutions cl des


combinaisons que n'avait pas découvertes l'intelligence de la

personnalité ; qu'elle connaissait plus de choses que la cons

cience ordinaire ; qu'elle était au couranl de l'état de tous


les organes et élait avertie de leurs troubles longtemps avant

que la sensibilité personnelle, ne les aperçoive ; que l'orga


nisme entier esl soumis à la conscience organique ; celle-ci

régit les nerfs des syslèmes cérébro-spinal et sympathique,

meut les muscles slriés aussi bien que les muscles lisses,
règle les sécrétions et les fonctions d'organes que la conscien

ce personnelle ne sent pas à l'état sain et ne peut jamais di


rectement régir ; enfin que le jugement organique est plus

sur el plus indépendant que celui de la personnalité, sauf

dans les cas pathologiques (lib. cil. p. 'î.Vi-51. »

En relation élroile avec tous nos organes et chargée de


veiller à leur bon fonctionnement, la conscience organique

est ee la base de la magie médicale » comme le dit J. Maxwell.


Il en esl ainsi pour les occultistes européens en général. De
même, pour les Maghrébins, le Rotih àqel établit le diagnos
tic, dicle l'ordonnance et révèle les secl'els de la médecine

folklorique, (liiez lex uns el les aulres, la ciovance populai

re a recours comme oracle de la santé à une faculté, sans

demie surestimée mais enfin bien réelle, de la nature, psychi

que de l'homme. Cependant, si le principe esl le même (et


sans doule l'est-il chez lous les peuples originairement), la
conreplion de ses modalités diffère, en raison de la divergen
ce des mentalités. Les Européens, fidèle-.-, aux méthodes scien-
'
21 ■

tifiques jusque clans leurs hypothèses, veulent voir dans la


conscience1
organique une enlilé, I ranscendanlale sans doute,
mais d'ordre biologique, qui dot! les renseignements répu

tés supi a-normaux dont elle l'ail usage à uni'


perception supé

rieure, el pourlanl naturelle, de forces également naturelles

échappant à nos sens, (lu la représenterait volontiers sous les


(rails d'un savait! qui dispose d'instruments perfectionnés

el dont la connaissance esl plus étendue que la nôtre sans

qu'elle appartienne pour cela au monde surnaturel. Les Ma


ghrébins au contraire, avec leur conception spirilualislo et

religieuse du monde, définissent leur Bouli dqel un esprit,


omniscient par nature, mais aveuglé d'ordinaire par les voi

les de la matière ; englué dans la corporelle, il perd conscien

ce de la vériié pour la retrouver dès qu'il s'en dégage ; d'es


sence angélique, il communique direrlenienl avec le monde

de l'éternelle vériié ; il perçoit celle-ci par l'intuition , com

me nous percevons le rayon du soleil par les yeux, rien

qu'en les ouvrant. C'esl par celle voie que, d'après la croyan

ce populaire, nous avons été gratifiés des différentes scien

ces et en particulier de la médecine ; m us les devons toutes


à la révélation des prophètes ou à la révélation de notre Ame
Inlellîgeiile, mais toujours à la révélation divine, conformé

ment à ecl aphorisme du Livre sainl (WTV, '|o) : « Si Dieu ne

donnait pas la lumière à l'homme, où la trouvera il -il ? »

Malgré leur origine céleste, les inspirations du Bouh tlqel

maghrébin nous paraîtront peut-être, au cours de l'exposé


que nous allons en faire, d'assez simples imaginations popu

laires el quelque peu puériles. Valaient-elles bien la peine

que l'on a prise de les recueillir ? Les médecins français ont

toujours dédaigné ("es chimères de la médecine cabalisti

ques cl se sont délomnés de ses superstitions en gens pressés

qui regardent vers le progrès.

Cependant, il n'est pas démonlré que l'empirisme afri

cain n'ait rien à leur apprendre, par exemple en psycho

thérapie, sur les mystères de la suggestion, du magnétisme

animal, cl d'autres f<nves ps\ chiques qu'entrevoit la science

moderne, Il_ faut considérer aussi la société maghrébi

ne comme la dernière; dans noire Occident, qui ait résisté

jus-
à la discipline scientifique ; nous avons pu y observer
22

qu'à nos jours, en pleine floraison, une science fondée, non

sur la logique rationnelle, mais sur la logique biologique,


moins sur l'observation que sur la divination : l'ethnogra

phe
y surprend sur le vif le fonctionnement de l'esprit hu
main à , un stade de développement intermédiaire entre la
vie sauvage et la vie civilisée. D'ailleurs la critique aurait tort

de sous-eslimer la documentation folklorique ; quoique nos


méthodes historiques n'en usent guère, les croyances popu

laires ne sont-elles pas aussi représentatives d'une époque


que les opinions de ses penseurs ? L'étude de la médecine

d'un peuple nous révèle sa conception du monde physique et

métaphysique. Le degré où s'élève la science médicale d'un


groupe présente une haute signification : comme elle a pour

objet la conservation du bien le, plus précieux, elle sait mo

biliser à son service toutes les ressources matérielles, intel


lectuelles et morales de chaque génération et, par suile, cons
titue un excellent, critérium de sa culture.

A ces considérations rationnelles qui justifient mon tra

vail, il me faut joindre le sentiment qui l'a inspiré. Comme


dit le proverbe arabe : ee le sentiment marche devant et les
raisons le suivent. » C'est avec une sorte de piété mélancoli

que que j'en ai recueilli les éléments. D'autres, à l'occasion


du centenaire de la conquêle, dressent l'inventaire des ri

chesses de l'Afrique du Nord, célèbrent les créations du génie

français, la renaissance spirituelle des Indigènes. Ils font bien


de saluer l'Algérie qui vient ; mais il est juste de rappeler le
Maghreb qui s'en va. Dans les musées, où l'on conservera jus
qu'aux ustensiles de leur cuisine, il y a place, pour les livres
où resleronl consignées les idées dès Vieux Turbans. Leurs
croyances évoquent leur physionomie bien aidant que peu-

venl le faire leurs rouvres d'art. Je voudrais que ma contri

bution fùl comme un moulage pris au lit d'un mort. Elle


prolongerait le souvenir d'une mentalité que la jeune généra-

lion renie déjà, mais qui avail son charme de naïveté, son
prestige historique, sein inlérèl humain, son harmonie d'adap
tation, el que nous aurons vue brutalement, Iraginuement
emporlée. avec le milieu anachronique qui la sauvegardait,
par l'irruption violenle de- la civilisation européenne.
Chapitre 1

LA MALADIE DEVANT LA THÉOLOGIE MUSULMANE

ee D'où nous viennent la maladie et la guérison ? demanda


à Dieu le prophète Moïse. —

De moi, lui répondit Allah. —

Que font donc les médecins ? —


Us gagnent leur pain et, entre

tiennent l'espérance dans le cœur du malade jusqu'à ce que je


lui ravisse la vie ou lui rende la santé. » Ainsi s'exprime

le théologien Elghazali dans son livre Ennaeih'a ,


d'après le
Au:hnl el Mndjalis (II, p. iG3).

Allah est le seul auteur du mal comme du bien pour l'or


thodoxie musulmane, La théorie dualiste de la religion per

sane a élé expicssément condamnée dans le Coran, ee Ils ont

associé les génies à Allah », x est-il dit (VI, 100). Le com

mentateur Elkhazin explique qu'il est fait allusion dans ce

passage au livre que Zardecht (Zoj'oastre) prétend avoir reçu

du ciel el qu'il a nommé le Zeiid. " Les Mages, ajoule-t-il, ont


professé'
que tout ce que le inonde, conlicnl de bon vient de
lezdàn, c'est-à-dire de la lumière el que tout, ce qui s'y trou

ve de mauvais vient, des ténèbres, c'est-à-dire d'Iblis. Us s'ac-

ceirdenl à enseigner que celui-ci partage


ave-,'
Allah l'adminis
tration de la lerre, de telle sorle que le bien relève d'Allah et

le mal d'Iblis. Allah, disent-ils, a créé la lumière, les hommes,


les bêtes de somme et celles de boucherie et Iblis est le créa

teur des k'-nèbres, des fauves, des serpents et des scorpions. »

Nous voxons dans la version musulmane de l'histoire de


Job un exemple des ruses employées par Iblis pour s'assurer

ce partage, ee Iblis se présenta aux yeux de la femme de Job,

Rahma, sous des dehors imposants et lui dit : << Job n'a élé

soumis à l'épreuve que parce qu'il ne s'est agenouillé que

devant le roi du ciel et non devant le roi de la ierre. —

Et
quel est le roi de la (erre ? demanda-t-e]le. —

C'est moi.
24
— —

Proslernc-loi seulement devant moi et je le délivrerai de ses

maux.

Je vais lui en demander la permission. » Quand
elle lui eut formulé sa demande, Job lui répondit : « Je le

donnerai cent coups de fouet pour ne lui avoir pas reparti

le' du el le reii de la terre ne font qu'un ! »


que roi ciel

Comment la créature pourrait-elle se poser en rivale du Créa


teur ? « Allah a confondu les Mazdéens impies en disant :

11 C'est moi qui ai créé (les génies). » Et lui associer un dé


contrel'raeteur est un blas-
miurge, un collaboraleur ou un

plième si abominable dans l'Islam que je n'ai trouvé sur

les lèvres des Mellid jiens. malgré leur propension à l'ani


misme, aucune de ces propositions de création double qui

expliquent, dans la plupart des folklores, la coexistence des


contraires moraux et solutionnent pour les simples le problè

me du mal en imputant son origine au Démon.


L'Islam réprouve la spéculation sur ce sujet, « J'ai créé,

fait-on dire au Dieu musulman, le bien et le mal. Tant mieux

pour celui que j'ai créé en le destinant au bien et sous la main

de qui je fais naître Ions les bonheurs. Tant pis pour celui

que j'ai créé en le destinant au mal et sous la main de qui

je fais succéder toutes les infortunes. Mais malheur et enco

re malheur à celui qui dit : ee Et pourquoi ? Et comment ? »

Ibn Messaoud a écrit : n J'aimerais mieux mettre un charbon

ardent dans ma bouche que de dire devant une chose qui

est : ee Plût à Dieu qu'elle ne fût pas ! », ou à propos

d'une chose qui n'est pas : e< Plût à Dieu qu'elle fût! » (Nozhat
elmadjalis, I, p. 091. Il n'y a pas eu de malfaçon dans la
création cl il n'y a pas d'injustice dans la conduite du mon

de.
C'esl un lieu commun de la lilléralure arabe que les actes

de la Providence ne doivent pas se discuter. Dans le Coran


36
(Voir le Commentaire d'Elkhazin, vol. p. 208), le récit

du voyage de Moïse et d'Elkhidr est le fondement de cette

idée el la place d'honneur que ee thème occupe dans le Livre


Saint en a fait un article de foi des plus répandus. Il esl

même passé en Europe ; c'esl ainsi que nous retrouvons la


légende coranique sous d'autres noms dans le Zadig de Vol-

laire. D'après la version musulmane. Moïse voxageant avec


doué'
...
orophèle d'immortalité, le seul qui est de Ions les
25
— —

temps, Elkhidr, voit celui-ci tuer un jeune homme d'une


grande beauté et, qui venait de leur rendre service. Moïse s'in

digne de lanl de cruauté cl d'ingratitude. Elkhidr lui expli

que que son étonnemcnl provient de ce que son espril n'a

que la connaissance du monde apparent (elilm eddàhar) ;


lui, Elkhidr, a l'intelligence du monde caché (elilm elbâlen),
ee II est vrai, dit-il au législateur hébreu devenu son élève,
que les parents de cet enfant se sont réjouis de sa naissance

el seront désespérés de sa mort. lié bien ! s'il avail vécu, il


aurait élé le meurtrier de ses père et mère. Ainsi donc, il
convient et il faut que l'homme les décrets de Dieu,
agrée

car ses décrets, même quand ils contrarient les préventions


du croyant, lui sont plus avantageux que ceux qu'il préfé

rerait. »

Aussi, le Vrai Croyant ne discute guère les décrets divins,


Il ne peut s'empêcher cependant d'attribuer une origine ou

une raison aux maladies qui le frappent. Dans son optimis

me religieux, il y voit le plus souvent le rachat de maux

plus terribles dont il était menacé, ou bien une expiation de


ses péchés, ou même une faveur spéciale de la bonté divine.
On croit communément qu'un petit malheur nous exempte

d'un plus grand. II suffi! d'observer les scènes de la rue pour

comprendre combien celte conception influe sur le caractère

des Indigènes el leur conduite. Une femme du peuple, chez

le fournier, ne trouve plus le pain qu'elle lui a porté à cuire.

Elle maudit son voleur : ee Puisse-t-il en manquer ! » dit-elle.


Soudain, elle s'apaise, elle se repenl en se rappelant le dicton
populaire : » Qui sait le malheur qui allait nous frapper ?
Dieu l'a transformé en une perte légère, dans sa mansuétude...

Si l'on brise un objel de prix devant son propriétaire, il dit


placidement : ee C'esl là une rançon
que'
Dieu nous fait payer »

ou bien : « Louange à Dieu pour cela et pour pis encore ». Lin

cafetier, rentrant de voyage, fait ses comptes avec le garçon

qui l'a remplacé, ee Voici 0,2,0 c. pour un verre cassé, dit


celui-ci. J'ai paxé
cinq francs d'amende pour avoir oublié

d'allumer la lanterne. » Le cafetier le chasse séance tenail

le, ee Tu devais de cinq sous, lui dit-il, pour


accepter la perte

prévenir celle de cinq francs. Dieu t'avait fait remise de ce

procès-verbal, cl lu n'as pas compris. » On se refuse à tout



26 —

dédommagement pour un ustensile prêté que l'emprunteur

a
casse',
mi perdu : on se eonlente de prononcer le souhait

consacré : ee Mejn Dieu ni sur nus enfants ni sur nos têtes

Allaho u mina inm la feluufM onu In felarqâb ! » Il faut en

tendre : « Mon Dieu, frappe-nous dans nos biens matériels au

lieu de nous frapper dans notre famille ou notre santé. Dé


tourne sur notre avoir les coups que lu destinais à nos per

sonnes ! »

De même qu'Allah commue la maladie en perle d'argent, il


nous condamne souvent à la maladie dans ce monde pour se

dispenser de nous châtier dans l'autre. La maladie est con

sidérée comme une expiation. Le Coran (M. Si) dit : ee S'il


l'arrivé quelque bien, il t 'arrive de Dieu. Le mal vient de
Le t'at-
toi. » Le commentateur explique : ee mal qui peut

teindre vient d'Allah, mais il n'en vient qu'à cause de tes


péchés, en manière de punition peur les fautes. » On lit
dans le Bond el akhiar, p. ioo : ee Quand les coups de lan
gue sonl
trop fréquents, dans un pays, Mlah envoie la pesle

y porter ses coups. » D'après un hadils du Prophète, ee si

le fidèle pèche souvent et qu'il n'y ait pas d'autre moyen

de lui faire expier ses fautes, -\llah l'afflige d'un deuil ou

d'une souffrance qui l'en absout. » De même la maladie

remplit le rôle de purge morale. « In musulman s'entête-

t-il dans le péché, a dit Allah, d'après le Nozhat ebnadjalis

(II, p. iQi), je lui inflige la torture de quelque infirmité jus


qu'à ee qu'elle l'ait purifié. » C'est là un des sept privilèges

que Mahomel, selon une tradition prophétique, a obtenus

d'Allah pour son peuple'. On Irouve (Cf. ibid. p. n)3), dans


les livres, des formules médicales données comme infailli
bles « à moins que la maladie soit une purgation des pé

chés heffiîra irildunouh. » Elghazali dit quelque part (Cf. ibid.


I, p. (io) : k Le corps de l'homme ce mnle trois cent soixante

articulations, de chacune desquelles il souffre dans la fiè


vre : chacune de nos articulations nous acquitte de nos failles
d'un jour » ; d'où il résulté qu'un jour de fièvre compense

une année d'erreur. <e On raconte, dil le même auteur (1. p.

!">(>), qu'Allah dépêche auprès du malade un ange qui lui


enlève'
le désir de manger, un autre qui lui oie celui de boi
re, un autre qui lui ravit le sommeil, etc. Quand Dieu lui
rend la santé, chacun de ces anges lui restitue ce qu'il lui a

pris, sauf celui qui l'a dépouillé de ses péchés, ee Mon Dieu,
dois-je les lui rapporter ? —

Non, répond Dieu, jette-les à la


mer. » Le Prophète a dit (cf. id. p. 5<j):« Allah déclare: Quand
j'ai envoyé à quelqu'un de mes servilcurs une souffrance qui

l'atteint dans son corps, dans ses enfants ou dans ses biens et

qu'il a subie avec


résignation, j'aurais honte au jour du Juge
ment de dresser pour lui la balance et d'ouvrir le registre de
ses péchés. »

Les meilleurs iraditionnistes rapportent ces mois du Pro


phète : ee Le croyant n'éprouve aucune fatigue, ni maladie,
ni souci, ni deuil, ni peine, il n'est même pas piqué par une

épine, sans qu'Allah l'absolve de ses fautes. Le malheur blan


chira le visage du malheureux le jour où les visages noirci

ront, c.-à-d. au jour du Jugement. » On a pu dire à ce sujet :

Dieu ne frappe pas deux fois le coupable. Il n'ajoute pas le chà-

timenl de l'aulre monde, à celui d'ici ; c'est ce que signifie

le mot de Mahomet : « Le fidèle, n'est pas blessé deux fois


pas le même caillou. » De là la formule de politesse couran

te qui se dit à tous ceux qui souffrent, en parlant de leur


mal : ee Que Dieu en augmenle d'autanl votre récompense cé

leste / Allah iaddem ad jerkoum. »

Ces croyances consolent les malades. « Une. femme avait

eu la jambe cassée, par la ruade d'un mulet. Des amies x in-

rent lui apporter leurs condoléances, ee Sans ces accidents et

ces épreuves, leur dit-elle, nous arriverions au jour du Juge


ment avec une comptabilité en déficit. » LIne autre, axant

glissé, tomba si malheureusement qu'elle se fit sauter un on

gle. Elle en riait cependant. Comme on lui demandait la


raison de son courage ee La perspective de la récompense que

j'en aurai, répondit-elle, m'empêche de sentir l'acuité de mm

mal (Cf. Nozhat el Madj. T. p. 5q). »

Les âmes jalouses d'une haute pureté morale bénissent la


douleur physique, comnif un moyen de sanctification. Le
Prophète a dit: «Quand le malade sort de sa maladie il est com

me le grêlon qui tombe immaculé et qui garde la limpidilé


du ciel (id. 56) ». Il attribue à la peste des conséquences mora

les qui la rendent souhaitable à ses yeux. « Je me réjouis de


yoir la peste sévir sur mon peuple. Elle présente deux avan-

28 —

lages : en premier lieu, elle confère à ses victimes le titre et

les droits des martxrs ; en second lieu, elle inspire à tous le


renoncement, aux choses de ce, monde. Les longs espoirs et l'as
surance de la sanlé gàlenl les cœurs (id. I. p. 109). » Les ma

ladies sonl pour le crovanl ce que sont les entraves pour la


bêle de somme. « Dieu veille sur le fidèle en lui envoyant le
mal, comme le père prend seiin de son enfant en lui assurant

ses bienfaits. Allah défend son serviteur, le croyant, contre

les joies du monde comme l'on défend le malade contre les


dangers de son appétit, (Rond el Akhiar, p. iô3j. »

El non seulement la maladie garde l'homme du mal, mais

elle lui vaul des a \ alliages mystiques inestimables. Tous les


aclcs cl les geslexs du malade lui sont comptés pour œuvres

meriloires. « Ses gémissements, a dit le Prophète, sonl des


« Gloire à Dieu ! » ses cris, des professions de foi ; chacun de
ses souffles vaut une aumône et son sommeil une adoration.

Quand il se tourne d'un flanc sur l'autre, c'est comme s'il

combattait l'ennemi dans le sentier d'Allah (id. I. p. 56i. »

Ces pieux exercices, lout involontaires qu'ils soient, sembla

bles aux macérations des anachorètes, l'élèvent à un haut


degré de puissance mystique. « La prière des malades a au

tant d'effet que celle des anges (ibid.). »


,

ee Le malade est l'hôte d'Allah, a dit Mahomet. -Aussi

longlemps que dure sa maladie, Allah. lui alloue chaque jour


les mérites de soixante-dix marlvrs de la foi. Quand Dieu
le délivre, il sorl de ses péchés aussi innocent que le jour
em l'a enfanlé sa mère. Ne vous inquiétez pas de l'entretien
de vos malades c'esl Mlah Très-haut qui les nourrit et les
abreuve (id. p. (il). .1 Ils approclienl de forl près leur hôle
divin, ei l'ne femme soufl'rail du mal de dénis el poussait des
cris. I ne voix se fit entendre : ee (lui n'est pas capable-
de sup-

poiler mes coups diu'l s'éloigner el renoncer à mon voisi

nage (id. (io). »

Lii maladie, pour une àme éprise de l'amour, divin, sérail


une faveur enviable. .< Allah inspira à Job celte pensée :
J'ai annonce''
à soixante-dix prophètes la récompense que je
réserve à celui qui suppeirlera ton mal avec résignation el

chacun d'eux a sollicité de moi la grâce de subir l'épreuve,


mais je ne la leur ai pas accordée; je le l'ai gardée en privilège,

ag

ile sorte que lu entendes cet éloge de toi dans ce monde cl

dans l'autre (inséré dans le Nous lui donné


Coran; : ee avons

la patience en apanage, (id. p. ». Dans le Roud el akhiar,


07)
p. io3, on lit : ee Moïse rencontra un jour, sur sa route, un

homme qu'il connaissait pour être un scrupuleux serviteur

d'Allah. Or cet homme avait eu la chair cl, les côles déchi


rées par les fauves, et ses entrailles étaient éparses sur le sol ;
Moïse s'arrêta étonné, ee Mon Dieu, dit-il, tu as éprouvé ton
serviteur de la façon que je vois iJ » Alors Allah parla à son es

prit : e< Cel homme m'a demandé d'atteindre un degré que

ses actes ne lui permettaient pas d'atteindre. En conséquen

ce
j 'ai décidé de le soumettre à celte épreuve pour épie je
puisse i'v, élever. » Le Prophète, a dil : ee Quand Allah aime

une homme, il l'afflige dans son corps, et quand il l'aime


d'un amour complet, il le sauvegarde. —

Et comment le sau-

vcgarde-t-il ? —

En ne lui laissant ni bien ni enfant. » Le


d'

malheur esl une grâce Mlah qu'il envoie à ses amis. « Aous
savez, dit le commentateur du Coran, Elklnizin, à propos de
Job (p. 270 du I. III de sou Comment.), qu'Allah accable
île maux les musulmans, les justes, les martyrs, les sainLs,
et que ces maux dont il les accable ne prouvent nullement

qu'ils ont encouru sa disgrâce ni perdu de leur mérite à ses

yeux, niais bien au contraire, qu'il veut leur faire une grâ

ce : c'est un bienfait qu'il leur accorde. »

La maladie ainsi conçue peut passer pour un signe de


distinction : elle témoigne de la prédilection d'Allah. « Une
femme se rendait auprès du Prophète pour demander le di
vorce, quand son mari se cassa la jambe en chemin, n Re
tournons, dit celle femme. Celui à qui Dieu veut du bien
esl éprouvé par lui. .l'ai vécu avec loi nombre d'années el il
ne t'est rien arrivé de fâcheux. J'en concluais qu'il ne l'ai

mait pas ; mais, du moment qu'il l'envoie ee malheur, je',

vois bien qu'il n'est pas sans affection pour toi. » Elghazali
raconte qu'Amar beu laser avant une épouse qui jamais n'é

tait malade, la répudia, et que le Prophète, songeant à épou

ser une femme d'une grande beauté, comme on lui dit que

sa santé ne s'était jamais démentie, crut devoir renoncer à


la demander (id. p. Go,). » La prospérité fait soup
physique

çonner une disgrâce spirituelle ; les défaillances de la santé



3o —

témoignent au contraire de la faveur céleste ; et une infir


mité incurable confère une éminenle dignité.
Dans la pensée du véritable musulman, la moindre in
disposition d'Allah. 11 y a impiété à murmurer contre
vient

elle, ee Un jour (l'archange; Djibril (Gabriel), étant auprès de


Mahomet, lui dit : Demande à Abou Bekr s'il esl guéri.

Etonné, le prophète interrogea Abou Bekr : Quelle est donc ta


maladie ? —

Je souffre des dents depuis sept ans,


répondit-

il. —

El pourquoi ne m'en as-lu jamais parlé ? —


Com
ment me serais-je plaint de l'Ami ? (id. p. 60). » L'Ami (El
hubih) est un des 99 noms du Dieu musulman. » Nul ne

s'afflige du malheur qui le frappe que celui qui doute de


Dieu. » (Rond el akhiar, p. i53). Ce mot nous indique la sour

ce du fameux fatalisme musulman. Il ne nous faut pas


y
.voir la preuve d'un tempérament particulièrement apathique,
quoi qu'il soit possible qu'il soit devenu une tendance héré
ditaire par un long exercice qui l'a fait passer dans l'incons
dans'
cient. Mais il faut en chercher le principe raisonné la
foi islamique : il se compose d'un tendre respect pour la vo

lonté de l'Etre qui est tout amour pour nous, d'un .abandon

complet à sa sagesse el de la conviction que sa sollicitude,

même par les voies tortueuses de l'épreuve, nous conduit tou

jours, en définitive, à notre plus grand bonheur.


Sous l'influence d'un fatalisme chatouilleux cerlains de
vols se feraient scrupule de repousser le mal que leur Dieu
leur envoie. Tel ce saint, qui, devenu aveugle, accomplissait

son pèlerinage à la Mecque. « Ta prière est toujours exaucée,


lui dit-on, pourquoi ne demandes-tu pas à Dieu qu'il le ren

de la vue
:' —
La volonté d'Allah, répondil-il, m'est plus chè

re que nies yeux (cf. Roud el Akhiar, p. 167"!. » L'orthodoxie


ccpcndanl ne défend pas de soigner ses maladies. « Le Pro
phète a dit : e( Serviteurs d'Allah, pratiquez la médecine, car

Allah n'a pas mis ici-bas une maladie sans lui joindre son

remède el sa guérison, exceptée une cependant. —

Et laquelle,
Envoyé d'Allah ? lui demanda-l-on. —
La désagrégation de

l'âge, répondit-il (Xozliut el madjalis, II, p. :i5). »


Comment,
si la maladie esl décrétée par Dieu, nous est-il recommande

de lui 1er contre elle et de demander à Dieu même qu'il nous

l'épargne, alors que tout ce qu'il a décidé doit nécessaire-



3i —

ment arriver ? ee Ln jour, j'interrogeai le Prophète, a ra

conté un de ses contemporains : ee Pensez-vous, lui dis-je, que

les charmes auxquels nous iccourons, les remèdes avec les


quels nous nous soignons, les œuvres-pies dont nous nous

prémunissons puissenl rien changer dans les arrêts immua


bles de Dieu ? —

Ils font partie eux-mêmes, répondit le Pro


phète, des arrèls de Dieu. » Le calife Omar a dit : " Nous
échappons au destin en nous réfugiant dans le destin. (Com
ment. d'Elkhazin, sourate de l'Aube. j» Allah est le seul princi

pe actif du monde : il est à la fois l'action et la réaction et

les phénomènes contradictoires eux-mêmes ne sont que des


manifestations variées de sa volonté unique.

« 11 n'est pas douleux pour l'homme intelligent que c'est

Lui qui rend malade .., dit Elkhazin, dans son commentaire

du verset 80 du chapitre IV du Coran. 11 esl invoqué dans


les amulettes, insjjirées par l'animisme le plus attardé, sous

les vocables de Mommiid et de Mochejji. qui valent aulant

qu'Auteur de la maladie et Auteur de la guérison. Cependant,


malgré Je dogme indiscuté, c'est une habitude du langage
extrêmement ancienne de distinguer des maladies venant du
ciel el d'autres d'origine terrestre. On lit dans les historiens
du lemps du paganisme qu'un roi du Vémen ayant juré de
de'
détruire la Mecque fond en comble, il lui coula aussitôt

du nez une sauie infecte. Les médecins se déclarèrent impuis


sants : ee .Nous
soignons, dirent-ils, les maladies de ce bas

monde, mais non celles du ciel. » Les livres de médecine (Cf.


Rond el akhiar, p. 96) rapportent gravement une anecdote

prétendue historique, ee Quelqu'un dit à Catien, le jour où la


maladie le terrassa : « Ne vas-tu pas te soigner ? —

Quand la
maladie vient du ciel, répondit-il, tout remède perd ses ver

tus. » Fidèles à la tradition, les femmes de Blida répètent le


dicton : <e Av ■ce les choses de Dieu, rien ne sert, ni rite de
ienfa' ma'

nouement ni remède Amr rebbi nui ah ta rbât la


doua. » On peut dire que le peuple divise les maladies en

deux groupes d'inégale importance : d'une part les mala

dies célestes qui portent le caractère de la vengeance divine


ou de la volonté d'Allah ; marquées du signe de la fatalité,
elles découragent toute résistance ; d'autre part, les mala

dies terrestres, qui ne sont pas nécessairement irréductibles


32 —

ni morlelles. Toul en reconnaissant en théorie qu'elles ne

peuvent, se produire sans la volonté de Dieu, qui en esl la cau

se première et l'auteur véritable icljd'ih, on les attribue effec

tivement à trois causes secondes (esbâb), agents subalternes

masquanl la Puissance suprême et la faisant souvent oublier,


mais signalés par le Livre Saint et par là consacrés : la nature,
les hommes et les génies.
Chapitre II

LA MALADIE ET LE MONDE PHYSIQUE

D'après les commentateurs du Coran (cf. Echcherbini), la


Tradition sacrée (la Sonna) rapporte que Mahomet dit à l'un
de ses Compagnons : ee Veux-tu connaître l'oraison la plus

efficace pour obtenir le secours de Dieu ? —


Sans doute. —

lié bien, ce sont les sourates : ee Dis^: Je me réfugie auprès

du Maître de l'aube, » et k Dis : Je me réfugie auprès du


Maître des hommes. » Ces deux sourates sonl descendues sur

Mahomet pour le délivrer d'un ensorcellement dont il avait

été victime. Emanées d'Allah, elles sont consacrées par l'usa


ge qu'en a fait son Prophète. De_plus, elles sont les deux der
nières du Livre Saint, et comme telles, les premières par les
quelles on commence à apprendre le Coran, suivant la mé

thode islamique ; elles doivent à celte circonstance d'être les


plus connues et de se trouver dans la mémoire de ceux qui

ont les moindres rudiments de leur religion. Il n'est pas un

musulman qui ne les connaisse sous le nom d'Auxilialrices,


ou de Préservatrices. Depuis treize siècles cl pour une popula

tion qui s'esL étendue au quart de l'humanité, elles sonl à la


fois la prière et l'amulette révélées par Dieu même pour que

nous nous défendions contre « la méchanceté de ce qu'il a

créé », suivant son expression. Innombrables sonl les êtres


humains qui oui cru à leur sujet ce que le Prophète en a

dit (cf. Nozhal el madjalis, II, p. 129) : ee Si vous les récitez,

il n'y aura dans le monde aucune chose qui ne s'écrie : Afon

Dieu, protège un Tel conlre le mal que je peux faire ! »

La première catégorie de ces choses malfaisantes, et, cons

cientes de leur malfaisancc, est constituée, si l'on en croit le


texte sacré, par le groupe des maladies provenant du monde

matériel, par opposition avec celles qui ont pour origine

3
-

3/, -

riiumanilé et celles que l'on attribue au monde des Esprits.


Mais ces maladies, que nous appellerions naturelles, nous sont

présentées en des ternies si éloignés de noire façon de parler

et, de penser que des explications sont nécessaires.

Dans la sourale CXIJ1, Allah recommande au fidèle cette

formule conjuratoire : <e Dis : Je cherche un refuge auprès

i'ii seigneur de l'aube du jour contre la méchanceté des êtres


qu'il a créés, notamment, contre ee
ghasiq ida ouaqâba ».

Kaxiinirski traduit : « contre la nuit sombre quand elle nous

surprend ; » Savarv: d contre les influences de la lune cou-

v l'île de ténèbres ».

Les commentateurs arabes du Coran admettent ces deux


sens et d'autres encore, n C'est un mot à plusieurs faces, dit
Echchcrb'mi ". L'une de ces significations nous a été fournie
par Aïcha, la femme de Mahomet, ee Le Prophète, a-l-elle
laconlé, regardant la lune, m'a dit : ee
Aïcha, implore la
protection de Dieu contre celle-là : car elle esl-
le ghasiq ida
ouaqatui de la sourate. » Il s'agit ici, continue le commen
tateur, de la lune quand elle s'éclipse, noircit el perd son

éclat, ou encore quand elle entre dans sou décroît, c'est-à-dire

dans la fin de son mois, moment dans lequel se parachèvent

les charmes qui ont pour but de frapper l'homme de mala

die »

sens qui se rapporte à l'occasion qui a déterminé la


descente de celle sourale. Ine autre tradition .est donnée par

Ibn Abbas :
Elghasiq est la nuit quand elle s'avance (ouaqaba)
avec ses lénèbres, venant de l'Est. On aurait appelé la nuit

Elghasiq parce qu'elle esl plus froide le jour, ghesq si


que

gnifiant aussi le froid. On nous recommande de demander à

Dieu sa protection contre elle parce que dans son sein s'égail

lent les afflictions de loulc espèce, alors que l'assistance de


nos semblables nous fait le plus défaut ; c'esl pour cela que

l'on dil que la nuit couvre le mal cl que l'on parle de la


traîtrise de la nuit ; en effet, quand elle esl épaisse, y pullu

lent les embûches, et de plus c'est sous son influence que le


maléfice s'achève. Ainsi le mal esl rattaché à elle pour la
raison qu'elle favorise son exislence en le dissimulant. D'après
une troisième version, il s'agirait dans ce passage des Pléia
des quand elles se couchent el disparaissent : on dit en effet

que les maladies se multiplient au moment de leur coucher



35 —

et sonl conjurées par leur lever ; c'est pourquoi on recom

mande de demander la protection de Dieu au moment où

« les Pléiades se couchent. »


Enfin, la quatrième interpré
tation nous montre dans le ghasiq l'espèce des serpents noirs

appelés asoued ; le mot Ouuqulia voudrait dire dans ee cas

frapper et piquer, ce qui esl en effet une des acceptions de


ce terme. »

En résumé, cet intraduisible ghasiq du Livre Saint em


brasse dans la complexité de ses significations traditionnelles,
les trois principales causes physiques auxquelles l'imagina
tion populaire a fait remonter les maladies : il désigne

les
astres et leurs influences néfastes ; puis,
■>"

les forces terres


tres mauvaises se donnant surtout carrière dans la nuit et

enfin les animaux malfaisants.

L'astrologie n'est pas pour les Musulmans une erreur pri

mitive dont le progrès nous a débarrassés, mais une science

perdue par l'humanité dans la décadence fatale qui l'entraîne


vers sa fin et celle du inonde. Ibn Abbas a dit : « L'obser
vation des astres était une des sciences attachées au prophé-

lisnie. Plût à Dieu que j'en eusse la connaissance ! On dit que

le premier qui s'adonna à l'astrologie et à ses calculs fut le


à lui. Mimoun ben Mahran dit Gardez-
prophète Idris, salut a :

vous de traiter les astres de menteurs ; leur interprétation fi


gurait parmi les sciences pratiquées par les prophètes (Roud
el akhiar, p. n). »
Aïcha, la femme du Prophèle a dit : « L'as
trologie faisait partie des prérogatives que Dieu accordait ja
dis à ses Envoyés ; mais aujourd'hui c'en est fait de celte bran
che du prophétisme. »

Les indigènes de l'Algérie ont gardé le souvenir de cette

laculté surhumaine, ils la considèrent, semble-t-il, com


mais

me du domaine de l'histoire antéislamique. On peut recueillir


dans la population de Blida quelques souvenirs assez confus

de l'illustre du Moyen-âge, El Maacher (cf. mon cha


astrologue

pitre VI de l'Enfance, sur le Diagnostic). Quoique le métier de

devin soit resté passablement en vogue parmi les gens de la

Mettidja, on ne trouverait, ce semble, personne qui se donne


pour astrologue : pareille prétention paraîtrait un anachro

choquant el même impie. Le folklore confirme ici l'ob


servation : la science des astres v est raillée chez nos contem-

36 —

porains. Dans un conte bien connu (cf. Enseignement de

l'arabe dialectal, classe de 5°, p. i3), l'art de prédire le temps


par les calculs astronomiques est ravalé au-dessous de l'ins
tinct du chien.

La croyance aux influences aslrales a survécu cependant

au personnage qui l'exploitait. L'action de la lune en parti

culier est généralement admise. Nombre de Bédouines, si l'on


en le bruit public, connaissent le secret de faire descen
croit

dre la lune dans une bassine d'eau ; et elles vendent cher cette
eau réputée pour les philtres amoureux et d'autres maléfices

(cf. Bévue Africaine,


299, p. 280). A Dellys, à Tizi-Ouzou,


les Canidies de ce genre sont en exécration comme autrefois

rhez nous les sorcières. On les accuse d'un crime rituel ; on

ne doute pas des vertus de leur eau de lune, mais elles doi
vent en acheter l'efficacité, dit-on, par le sacrifice d'un de
leurs plus proches parents. Les Arabes de la campagne autour

de Blida prennent la précaution de serrer trois ou quatre cier

ges, qu'ils ont allumés aux fêtes du Miloud (Noël de Mahomet),


en cas d'éclipsé de soleil ou de lune. Us prétendent faire ces
ser l'éclipsé en brûlant ces cierges sanctifiés et en répétant la
formulette : e< Par la baraka (la puissance transcendante) de
Noire Seigneur le Miloud cette éclipse prendra fin. Ebbaraket
sidna miloud iebt'el dak elkhsif. » Les femmes de Blida
hululent infatigablement et frappent leur mortier de cuivre

avec leur pilon transformé en battant de cloche ou de gong


pour la circonstance (cf. Coutumes, institutions, croyances,
p. 273, Mauguin, Blida, 1905).

Des tribus du Djurdjura ont observé un jeûne public de


trois jours pour conjurer l'éclipsé de soleil du vendredi 8 avril

1921. Les défaillances de la lune inspirent les mêmes terreurs


el peuvent provoquer les mêmes pratiques conjuratoires. Quand
il se produit une éclipse de lune à Douera, les hommes tirent
des coups de fusil, tandis que les femmes poussent des hurle
ments et font résonner les mortiers de cuivre en les frappant
de leur pilon. « Notreintention, disent-elles, est d'éveiller
les musulmans qui dorment, de peur que la mort les surpren
ne sans qu'ils aient prononcé la profession de, foi. » Mais ce

n'est là qu'un prétexte et une excuse inspirée par des scru

pules religieux. Elles espèrent chasser, en accomplissant ces


-37-

rites traditionnels, les influences pernicieuses de l'éclipsé qui

menace de détruire leurs récoltes, de décimer leurs troupeaux


et de plonger leurs maisons dans le deuil.
La science musulmane soutient la superstition populaire.

« On prétend, dit Elqazouini, (I, p. 27,) que les influences de


la lune s'expliquent par l'action du principe humide comme
celles du soleil par l'action de la chaleur... Parmi les phéno

mènes auxquels elle donne lieu, l'on cite ceux qu'elle provo
que dans les corps des animaux : ceux-ci sont plus vigoureux
dans les moments où la lune grandit et brille de lout son

éclat. Leur chaleur, leur sève el leur prolificité sont plus


fortes et l'idiosyncrasie du corps humain plus caractérisée ;
les veines sont alors pleines, mais, après celle période de plé

thore, le décroît, les corps s'affaiblissent, le froid prend


avec

le dessus ; la fécondité diminue ; les humeurs se cachent dans


les profondeurs de l'organisme et les veines se vident. Ce
sont là des faits tenus pour manifestes par les maîtres de la
médecine... On affirme aussi que ceux qui tombent malades

dans la première partie du mois lunaire ont le corps et les


forces plus aptes à repousser le mal, tandis que ceux qui le
deviennent dans la seconde moitié se trouvent dans l'état con

traire... Quand la plantation ou la conception coïncident avec

le moment où s'accroît la lumière de la lune, elles réussissent

mieux ; quand elles ont lieu au moment où la lune perd son

éclat ou quitte les hauteurs du ciel, les plantes sont lentes à


pousser et les grossesses sont tardives el, il n'est pas rare

qu'elles dépérissent ou avortent. »

Ces résultats merveilleux qui s'expliquent par des princi

pes physiques pour les savants sont l'œuvre d'une, puissance

vaguement anthropomorphique pour le peuple. La lune ne

s'est pas encore complètement dépouillée de sa divinité pri

mitive. Les mauresques lui adressent toujours des prières au

cours de leurs cérémonies magiques. En voici un exemple

connu sous le nom d'Incantation du mois nouveau. « Le


premier jour du mois lunaire, quand le nouveau croissant

doit paraître, la femme amoureuse le guette, une poignée de


semoule et une pincée de sel à la main. Dès qu'il se montre,

elle se tourne de son côté et récite cette formule : ee Bonsoir,


Croissant nouveau. —
Nous venons au devant de toi avec le

38 —

sel et la semoule. —

Salue notre Seigneur Mohammed, —


et

dis lui de m'envoyer une selle neuve,


avec des rênes de


fer, —

pour que je chevauche un Tel, fils d'une Telle, à mon

gré et selon mon caprice ! »

Les tolba de toute l'Afrique du Nord invoquent les noms

des Esprits lunaires dans leurs talismans écrits, et les livres


de sorcellerie imprimés ou manuscrits qui circulent entre
leurs mains ont vulgarisé les noms des bons et des mauvais

génies de la lune (cf. Ibn Elhadjdj, Cho. elanouar, p. 121, 122,


123). La coutume de personnifier la lune est reportée à Maho
met lui-même : au commencement du mois il l'apostrophait,
dit-on (cf. Roud elakhiar, p. 9/1) en ces termes : ee Croissant
de bonheur et, de bonne direction (3 fois), je crois à Celui
qui t'a créé (3 fois) ; louange à Dieu qui a emporté tel mois

et nous envoie tel mois. » En prenant soin de lui rappeler

qu'elle n'était qu'une créature et qu'elle ne pouvait préten

dre à usurper le nom de divinité, le Prophète lui reconnais


sait tout au moins une intelligence. D'ailleurs, dans la théo

logie musulmane, le soleil et la lune « sont deux musulmans

obéissants à Dieu et astreints à la corvée de leur course quo

tidienne » ; et dans le Coran on les voit accourir en esclaves

soumis à la voix de leur Maître. Même pour les Indigènes les


plus orlhodoxes, s'ils ont abandonné toute compétition sa

crilège Allah, ils n'ont pas


avec abdiqué leur personnalité.

Les étoiles, comme les plus grandes planètes, ont gardé

une physionomie anthropomorphique. Témoin ce charme

pratiqué en 1916 à Blida, à l'heure ee où les astres pointent

élans le ciel et se révèlent un à un » car c'est l'heure des in


cantations. C'était une formule employée pour se faire aimer.

I ee Salut à vous, gens des étoiles (ahl endjoum), tous tant que
vous êtes —

vous êtes une assemblée et je suis une brave fem


me sous votre autorité. —
Qu'un Tel, fils d'une Telle, ne

dorme pas du désir qu'il aura de moi avant de vous avoir

comptés,

ni avanl que des larmes aussi nombreuses que,

vous n'aient coulé de ses yeux,


ni avant d'avoir jeté sur

vous son mouchoir et de vous y avoir ramassés. —


Je vou

drais que vous vous rendiez auprès de lui. —


S'il est couché

faili's-le lever ; —

s'il est assis, faites-le sauter sur ses pieds ;


1 —
s'il est debout, faites-le monter à choyai, —
Avec vos ver-
-39-

ges, fouettez-le ;

laneez-le par dessus les pics ;


ne

l'aveuglez pas, ne le brisez fias ; mais posez-le entre mes bras


et garrottez-le avec les cheveux de ma lête. »

Les Indigènes qui se livraienl à ce genre de magie n'avaient

aucune peine-
à croire'
le comnienlalcur du Coran qui leur
montrait un ennemi de leur santé dans la constellation des
Pléiades ou dans la Lune Celles-ci leur paraissaient des puis

sances redoutables contre lesquelles Allah lui-même nous a

mis en garde ; el leur imagination conservait aux corps céles-

lestes en général une bonne part de la forte individualité dont


ils jouissaient dans les religions polythéisles des anciens âges.
De même que ses ennemis célestes, l'Indigène personnifie

aussi ses ennemis terrestres : ee sont tous ceux qui rôdent

dans la nuit, comme le dit le comnienlalcur du Coran. Beau

coup sont des êtres animés réellement, mais beaucoup ne

sont, à nos yeux que des corps bruts. Nous ne pouvons tous
les passer en revue. Nous nous contenterons de montrer que

les plus inorganiques, c'est à savoir les quatre éléments, prin

cipes constitutifs des choses et base de la médecine ancien

ne, le feu, l'air, l'eau, et la terre sont entre les mains de


puissances démoniaques qui rappellent, avec plus ou moins

de netteté, les salamandres, les sylphes, les ondins -et les gno

mes du syslème des Cabalistes.


Trois éléments sur quatre jouissent, en tant que causes de

mort, d'un privilège singulier : ils confèrent à leurs victimes

le 1 il i-e de martyrs de la foi. D'après les théologiens musul

mans, en effet, ee neuf sortes de personnes meurent chohadn,

c'est-à-dire témoins d'Allah el bienheureux : celui qui est

écrase'' sous des décombres, celui qui rend l'âme hors de sa

pairie, celui qui esl assassiné pour son argent, celui qui suc

combe à une maladie du ventre, celui qui péril de la peste,

celui qui se noyé, celui qui se hrt'ilc ; enfin la femme en cou

ches et le guerrier tombant dans la guerre sainte, surtout

sur mer. Nozhat el madjalis, I, p. 1.59. » Nous ne pouvons,

nous autres Européens, considérer que comme un accident

une mort occasionnée par l'air pestilentiel, par l'eau douce


cl salée, ou par le feu : comment peut-elle assurer à un mu

sulman les mêmes mérites que le sacrifice volontaire que fait


rie sa vie le soldat de Dieu ? Il semble bien que l'opinion veuf,

4o —

voir derrière ces éléments des agents intelligents et que les


victimes des Esprits rebelles lui paraissent devoir bénéficier de
la pitié et de la faveur de Dieu.
L'air a ses génies, surtout, il est vrai, malsain ou l'air agité ;
d'Eddirabi traite, dans
25"

le vent. Le Kitab el modjribal son

chapitre, d'un fléau terrible qui désole l'humanité et qu'il

décrit ainsi : ee Alors comparut devant Salomon un person

nage (cIicIl-Iis), haut de quarante coudées el large d'autant,


don! le corps était de feu el qui se frappait lui-même...
ee Corps igné, lui dit Salomon, je t'adjure de me dire qui tu
es. —

Je me nomme le Vent Rouge et la Grande Maladie.


Pour ce qui esl de ma fonction, lorsqu'Allah veut punir quel

qu'un de ses serviteurs dès ee bas monde, il me le livre,


ainsi qu'à mes suppôts. Allah a confié à mes soins quatre

cents maladies. »

Dans le domaine des pratiques populaires, on rencontre la


du vent, comme en médecine. Lorsque les
personnification

femmes de Blida font sécher leur lessive en hiver et qu'elles


craignent la pluie, et de même lorsque les mauresques d'Al
ger vannent sur leurs terrasses les fèves ou les haricots qu'elles

v iennent d'écosser et qu'elles veulent conserver pour leurs pro-

visions d'hiver, elles ont coutume d'appeler à leur aide des


quatre coins de l'horizon un personnage mystérieux qu'elles

nomment Hadrouq : ce mot peut se traduire par Effilocheur


ou Déehireur d'étoffes. e<
Hadrouq ;
Hadrouq ! disent-elles, toi
qui arraches l'arbre de ses racines / Hadrouq, hadrouq, in
guetta essedjra met» lah't. et nrouq. » Il n'est pas douteux
qu'elles invoquent ainsi un vieux génie du vent, dont cette for-

mulelle traditionnelle a la vertu de plier la fureur destructive


aux exigences de leurs travaux domestiques. Les vents ont

figuré, d'après le Coran, parmi les serviteurs de Salomon, au

même litre que les oiseaux, les b-éles terrestres, les génies et
les hommes, ee Vous lui soumîmes le vent dégagé dans son
essor et, courant partout où il voulait (Cor. NWVHI, 36.) »

Quand il décidait, que le lapis sur lequel il trônait (avec sa

cour el ses armées) se déplacerait avec vélocité, il ordonnait


à l'Aquilon (le venl El, àcif) de transporter ce lapis qui se ren

dait aussi prompt que l'éclair où il vendait... lit le- Vent d'Est
(le se tenait debout devant
çahti)
Salomon, el si quelqu'un

hl —

parlait, soit à l'Orient soit à l'Occident, ce vent, portant les


paroles prononcées, les faisait arriver à l'oreille de Salomon
(Badaïa ezzohour, p. ifi8). » D'après un dicton populaire fondé,
m'a-t-on dit, sur les commentaires du Coran, ee les vents sont

retenus par Salomon ; s'il ne les maîtrisait pas, ils tueraient

tout le monde. Us les tient enfermés dans les armoires aux

vents (Khezuïn larialt'), ou comme nous dirions, dans leurs


garages. L'expression laisse supposer une conception naturalis

te plus proche de la réalité que de la forme humaine. Mais plus

souvent on parle des vents comme d'une tribu de génies. Dans


le Nozhat el Madjalis, il est dit que les vents sont gardés par

70 Anges faisant office de geMiers. Dans la cosmographie

musulmane, ils ont une patrie, ee Allah a permis à Mahomet


de contempler les merveilles des Sept Terres au cours de
son Ascension nocturne : la seconde terre est l'habitat des
vents <>.

Le folklore de l'eau et ses observances fourniraient des vo

lumes el les pratiques auxquelles donne lieu un point d'eau


quelconque sont innombrables. Au lieu d'une énumération

fastidieuse, qu'il nous suffise de peindre une scène dont on

peut être tous les jours témoin dans la campagne. « Les


mauresques de Blida ne passent jamais près d'une des nom

breuses rigoles, qui arrosent leurs jardins, sans prononcer le


nom d'Allah et beaucoup de campagnards partagent avec elles

cette habitude. La femme qui approche d'une séguia récite

la formule suivante : ee Au nom d'Allah le Clément, le Mi


séricordieux. Allah ! Allah ! ô vous, Maîtres de la séguia, je
vais vous enjamber, ne nous faites pas périr ; voyez, je passe

allègre,joyeuse, je n'éprouve ni dépit ni colère. » Les génies

des eaux frappent, croit-on, impitoyablement ceux qui trahis

sent de l'humeur en leur présence. Quand les mauresques

sonl en troupes et (pie l'une d'elles pleure ou montre de l'irri


tation, ses compagnes ne la laissent pas enjamber une rigole

d'eau courante, ee Ne passe pas, supplient-elles, laisse se cal

mer les nerfs. » Si l'eau qu'elle doit franchir est souillée, le


danger n'en est que plus grand : les djanns en sont mécréants

et ne pardonnent pas. »

En somme, tout endroit où se montre l'eau, même le bas


fond où sa présence se révèle par une herbe plus verte, est
— —
.'12

réputé un lieu chaud mystiquement skhoun ; et c'est un

lieu d'horreur sacrée medreh rouh fih. On croit très commu-

nénlent qu'un nombre infini de maladies sont l'œuvre de ces

personnifications de l'élément liquide.


Le feu esl en relation intime avec les Esprits du mal. Ibn

Elhadjdj, dans son Kitab chômons el anouar, p. 98, nous

dit que « certains démons habitent près du feu, par la rai

son, ajoute-t-il, qu'ils en ont tiré leur origine première » :

en effet, d'après une croyance assez répandue, les anges ont

élé créés avec la flamme bleue, les génies avec la flamme


rouge et les démons avec la flamme fumeuse. Dans la partie

Nord-Ouest de la Mettidja, chez les Hadjoutes et aux environs

de Tipaza, on expose sur la pierre du foyer (menceba) l'of


frande rituelle que l'on croit devoir aux « Maîtres de la mai

son (moualin eddar) ». A vrai dire, on ne se juge pas tenu à


leur faire goûter la maigre pitance journalière ; mais, quand
on ee fait un medda (repas de gala) », c'est-à-dire quand le
maître a rapporté de la viande, voire une simple tête de mou-
Ion grillée ou des tripes, la piété et la prudence obligent la
ménagère à en déposer un morceau tout préparé sur la pierre

centrale du Kanoun. Les indigènes disent : ee C'est le souper

des gens de la maison (achat nas elbit), entendez c'est le re

pas des génies domestiques qui leur est offert par l'intermé
diaire des génies du foyer ; ils doivent être servis avant les
maîtres humains du gourbi. Dans tous les de Blida,
environs

les jours où la ménagère prépare des bagrir (crêpes) ou des


meârek (galettes au beurre), elle croirait offenser, et bien
témérairement, les génies, si elle ne plaçait un peu de cette

friandise sur la pierre du foyer, en précisant, dans son esprit

son intention de l'offrir en oblation aux « Maîtres de la Mai


son ... Des légendes localisées el datées entretiennent chez

les femmes le de' ces vieilles


respeel pratiques.

Le feu du foyer est personnifié dars la famille primitive

indigène sous le nom de Cheikh elkanoun, 'le Vieux de l'àtre,


et sous la forme d'un petit vieillard, haut d'une coudée, avec
une longue barbe blanche, qui joue de forts méchants tours
à ceux dont il veut se venger. On peut consulter sur ce sujet

l'article consacré à celle classe de génies dans la Bévue Afri


(n° 3°
caine 3 15 , trimestre 1923) ; l'on y verra que le feu

43 —

des fours à pain a élé aussi le siège d'Esprits malins jusqu'au


jour où Sidi Iacoub Elmansour les en a chassés cl que l'on
connaît encore el redoute des génies de l'oudjac, c'est-à-dire

du foyer des cafés que l'autorité de Sidi \hsan Ech-


maures,
chadeli, le saint patron de la confrérie des Chadelia, a pu exor

ciser, mais n'a pas réussi à faire oublier.

Des quatre éléments, la lerre semble celui dont le concept

s'est le plus rationalisé et le plus vidé de ses principes mys

tiques. Cependant, on entend parfois les vieux agriculteurs

murmurer des salamalecs en pénétrant dans un champ ou

dans un lieu clos. Plus souvent, ils saluent, mentalement au

moins, le saint dans le territoire duquel ils entrent. J'en ai

vu boire une gorgée à la première source, ou mâcher un

brin d'herbe arraché sur la limite d'un pays nouveau, non

pas, comme nous le croire, par soif ou fantaisie,


pourrions

mais en vue de la baraka, dans une intention propitiatoire :


ils pensaient par là communier en quelque sorte ou nouer un

lien d'hospitalité avec la puissance de l'endroit. On lit dans


le Roud el akhiar, p. 100 : ee Celui qui, en arrivant dans une

région, prend une poignée de sa terre el l'absorbe, après


l'avoir détrempée dans de l'eau prise dans le même lieu, est
immunisé : il ne saurait contracter les maladies contagieuses

qui peuvent y régner. »


Eddamiri, (Haiat elhaiouan, I, p. 22).

dit : « Quand le Prophèle était en voyage et que la nuit sur

venait, il prononçait ces mots : 0 Terre, mon Dieu et le tien

est Allah. Je prends Allah pour protecteur contre ta malignité

et contre la malignité de ce qui est en loi et contre la mali

gnité de ce qui a été créé en toi el contre la malignité de ee

qui marche sur toi. Je prends Allah pour protecteur contre

le lion et contre l'asoued, contre le serpent et le scorpion el

contre celui qui habite ce pays, ainsi que contre le Père et

ci'
qu'il a engendré. » L'auteur expliepie : ee celui qui habite
le pays, c'est le djinn (le génie du lieu), et l'on dit que le

Père et ce qu'il a engendré, c'est Iblis et les démons ».

On a remarqué sans doute dans celte prière du soir de


Mahomet que celui-ci demandait à Dieu de le protéger contre

Vasoued ; et l'on a reconnu le monstre auquel ferait allusion,


d'après des commentateurs, le ghasiq de notre texte sacré,

Gomme nous l'ayons fait pour les quatre éléments et la nuit,


44 -

pour les Pléiades et la lune, il nous faut expliquer les idées,


assez extraordinaires pour nous, que les musulmans attachent

à ce nom.

Si nous consultons le naturaliste Eddamiri, nous voyons

que l'asoued, qu'il appelle asoued sâlekh (le Noir muant),


est un reptile de l'espèce des vipérides, que le Prophète a jugé
des plus dangereux, puisqu'il a permis de le tuer même au

cours de la prière. Mais là se bornent les renseignements réa

listes que nous possédons sur lui : les autres détails le ran

gent parmi les êtres fabuleux. Une des légendes, qui le con

cernent et qui remplissent l'article du zoologiste arabe, nous

représente l'asoued comme une incarnation du péché ; il se

loge près du cadavre d'un marchand malhonnête, au fond


de sa fosse ; une autre en fait la matérialisation de la malé

diction publique poursuivant un homme dont la tribu avait

à se plaindre ; une autre le bourreau exécuteur des sentences

divines. Il joue un rôle dans la vie merveilleuse du Prophète.


«L'Envoyé de Dieu, raconte Ibn Abbas, un de ses contempo
rains, s'étant un jour retiré à l'écart, à l'ombre d'un arbre,
avait ôté ses chaussures. Il en avait déjà repris une, lorsqu'un
oiseau survint, enleva l'autre et se mit à planer dans les airs.

On vit alors un asoued glisser et tomber du soulier. » Voilà,


ditMahomet, un miracle qu'Allah produit en ma faveur. Mon
Dieu, garde-moi de la méchanceté de ce qui rampe sur le
ventre, de ee qui marche sur deux pieds et de ce qui marche

sur quatre. » Dans ce cas l'asoued n'était autre qu'un de


ces ennemis de Mahomet qu'Allah nous a signalés dans son

livre comme autant ee de démons d'entre les hommes et les


génies » qui s'acharnent à persécuter chacun de ses pro

phètes.

De l'ennemi de Mahomet, les exégèles musulmans n'ont

pas eu de peine à faire l'Ennemi du genre humain. Us y


étaient poussés par la tradition sacrée el le Livre Saint, ee L'ini
mitié déclarée entre le Serpent et l'Homme es! chose notoire,
dil Rddamiri » (llaïal el baïouan, T. p. 2.V7). Le l'rophèle a d'il:
« due Dieu le préserve de vos coups et. vous sauve des
siens ! » Allah a prononcé cet arrêt (au couple humain et
Descendez.'

à son Tentateur, en les chassant du Paradis : »

Vous serez l'ennemi l'un de l'aulre (Coran, VU, iS. » L'asoued



45 —

était le plus noir et le plus terrible des reptiles, le plus re

présentatif de son espèce ; de plus, presque purement légen

daire, inconnu hors du lledjaz, son nom ne vit que dans la


langue et la littérature sacrées, excellente condition pour

s'imposer comme symbole ; il n'est pas étonnant que les com

mentateurs l'aient transformé de bonne heure en une sorte

de génie des maladies. Réunissant en lui toutes les puissan

ces malignes de la nature et particulièrement ses forces mor-

bifiques et léthifères, l'asoued, la noire vipère des sables du


lledjaz, est devenu pour les Vrais-Croyants le Dragon du mal,
que connaissent presque loules les religions.

Résumant noire commentaire du commentaire du Coran,


nous pouvons traduire le mystérieux ghasiq du Livre Saint
par ee la sombre méchanceté de ce monde». En effet, les au

teurs musulmans lui assignent quatre synonymes, qui sont la


Lune défaillante, la Nuit menaçante, les Pléiades à ileur coucher
et le serpent Noir ; nous avons expliqué que ce sont là autant

d'expressions figurées traditionnelles derrière lesquelles il nous

faut voir les forces malfaisantes de la nature. Celles-ci ne

sonl pas pour la mentalité mystique des agents purement

physiques, soumis à des lois immuables, qui en font des abs


tractions difficiles à comprendre. Les Indigènes les conçoivent

comme des entités douées d'intelligence, de volonté et de


passion. Les maux qui attaquent l'homme ne peuvent être
que des Esprits cachés sous la forme matérielle.

Cependant, celle théorie populaire ne doit pas être étendue


à toules les mcnlalilés indistinctement. Le commentateur du
Coran que nous avons suivi écrit à ce sujet : ee Le mal est de
deux espèces : il est volontaire (ikhliari) quand il vient de
l'être raisonnable (l'homme) ou des autres animaux : telles

sonl l'impiété, l'injustice, la morsure des fauves et la piqûre

des bêles à venin ; et, quelquefois, il est inné (labidi,


c'est-à-dire inconscient el mécanique), comme l'ustion du

feu ou l'action léthifère du poison. » Tous les Indigènes ad

mettent la coexistence de ces deux sortes de maux, seulement

ils diffèrent beaucoup entre eux par l'étendue du rôle qu'ils

attribuent à l'une et à l'autre des deux catégories. Les esprits

cultivés et modernistes font une plus large part dans la créa

tion aux lois du déterminisme ; ceux qui sont encore incultes


- 46-

et comme prêscientifiques, les ruraux, les femmes, les supers

titieux, tous ceux en un mot qui dans notre siècle restent les
gardiens de la tradition maghrébine, ont une tendance à ex
pliquer les phénomènes naturels en général, et ceux d'ordre
nosologiquc en particulier, par les imaginations de l'animisme.
Chapitre III

LE MAL ET LA MAGIE ÉVOCATOIRE

La Kahina

Apres la formule qui nous protège contre les maladies pro

venant de la nalure, le Livre Saint nous fournit celle qui nous

défend contre les maléfices de nos semblables. Allah invite le


croyant à les écarter en disant « Je cherche rm refuge auprès

du Seigneur de l'Aube.., contre la méchanceté de celles qui

soufflent el crachotent sur les nœuds magiques (Coran, ch.

CXIII, verset 4). »

Les commentateurs nous ont conservé l'explication de celte

expression bizarre en nous rapportant en détail les circonstan

ces dans lesquelles sonl descendues du ciel les deux sourates

préservatrices.

Entre autres relations de cet événement, on lit dans le com

mentaire d'Echcherbini : ee Le Prophète se plaignait depuis


quelques jours d'une indisposition, quand l'ange Gabriel vint

le trouver. <e Un juif, lui dit celui-ci, t'a jeté un sort ; il a noué

à ton intention des nœuds qui se trouvent dans tel puits. » Le


Prophète y envoya Ali, qui les retira du puits. Mahomet les
dénoua, et, à chaque nœud qu'il défaisait, il éprouvait un sou

lagement, tant qu'enfin il se leva comme s'il avait été déli


vré d'une entrave. On rapporte que le charme était caché

sous une grosse pierre, dans l'intérieur du puits. En soule

vant la pierre, l'on trouva une spathe de palmier contenant

une louffe de cheveux du Prophète et des dents de son peigne.

On dit que le tout était entouré d'une corde à boyau portant

onze nœuds ; l'on dit y étaient


aussi que des aiguilles piquées.

Alors Allah fit descendre les deux sourates, lesquelles contien

nent onze versets, à savoir la sourate de l'Aube cinq et celle


des Hommes six ; et Mahomet se mit à réciter chacun des
48

versets en dénouant un nœud ; et, quand il eut délié les onze

nœuds, il se dressa, alerte el dispos, comme s'il avait rom

pu des liens. »

Telle fut, d'après les historiens, l'occasion célèbre dans


l'Islam qui détermina Allah Très-haut à dénoncer à ses ado-

raleurs les dangers que leur font courir « les souffleuses ».

Ce féminin, d'après certains commentateurs, désignerait les


filles du Juif Lebid, le jeteur du sort, car ce seraient elles

qui auraient causé la maladie du ProphèLe ee en nouant des


nœuds, en prononçant des incantations et crachotant des
sus ». Mais d'autres théologiens, également orthodoxes, éten
dent le sens de l'expression à tous les enchanteurs indistincte

ment, ee II s'agit ici, dit Echcherbini, des femmes, des âmes


» Nos sorcières historiques
(nofous), des réunions de sorciers.
ont passé à l'état de types. Elles représentent toutes les es

pèces de ces personnages surhumains qui, selon la définition


du commentateur, ee par de certaines paroles et de certains

gestes réalisent des phénomènes extranaturels ».

Comme dans tous les pays, ils se partagent, au Maghreb,


en deux grandes divisions : d'une part ceux qui s'appuyent

sur la puissance magique de l'âme humaine et mettent en

œuvre les ressources de la magie naturelle ; nous les étudie


rons ultérieurement ; d'autre part, ceux qui emploient les
procédés de la magie évocatoire et appuyent leurs maléfices

sur la collaboration d'êtres surnaturels qu'ils savent plier à


leur service.

On distingue ceux-ci entre eux par la nature de la puissan

ce supérieure sous la protection de laquelle ils se rangent.

Les uns se réclament d'Iblis et des légions infernales : on

les connaît sous le nom de kahina ; les autres parlent cl agis

sent au nom d'Allah : ce sont les oualis. Beaucoup se disent


obéis par des génies, en particulier la découchas. L'art de
commander aux anges en se servant du Coran a donné nais

sance à une profession, celle, d'i,[q<tch. Bref, les Maghrébins


puisent leurs maléfices à quatre sources placées sous le pa

tronage d'autant de ces enlilés surnaturelles qui peuplent

leur imagination : les démons, les saints, les anges, el les gé

nies.
-49-

Les Indigènes définissent leurs kuhinas des ennemies d'Al


lah (adouat Allah) c'est-à-dire des femmes impies, restées

payennes, ou en révolte contre l'Islam el se détournant de


Dieu pour se vouer à Iblis. La filiation qui les rattache aux

ensorceleuses de Mahomet se marque par leur nom d'origine


hébraïque (Racine : k h n), leur haine pour la religion mu
sulmane et leur caractère légendaire. Bien rare sans doule est
ce personnage salanique dans la société maghrébine actuel

le. En revanche, il vil intensivement dans le folklore du pays.

Il y forme le centre d'un cycle considérable de récits tra

ditionnels d'apparence fort ancienne. Dans la seule région de


Blida il nous a élé facile de recueillir de nombreux spéci

mens île. sa légende : nous avons sous les veux près de deux
cents pages de documents que nous croyons devoir résu

mer.

La tradition recommande une méthode pour s'élever au

pouvoir de la kahina ; celle méthode est connue sous le nom

d'islidrudj . qui veut dire escalade, ou encore ascension par

échelons jusqu'au ee degré d'Iblis (derdjei Iblis) ». Systéma


tisation du satanisme musulman, l'islidràdj impose, dans le
domaine moral el physique, le con trépied des injonctions
divines : celui qui le pratique se plaît à braver les comman

dements d'Allah dans l'intention de complaire à Iblis et de


s'attacher ses services avec sa faveur. Nous avons donné dans
notre chapitre du Diagnostic quelques détails sur celte disci
3e
pline (Bulletin de la Société de Géographie d'Alger, trim.

1926) ; voici des documents nouveaux que nous tirons de nos


légendes relatives aux sorcières.

ee Que peut être celle femme ? dit un sceptique en parlant

de la kahina Mouda'lal. L'avez-vous jamais vue faire ses ablu

tions canoniques ou prier ? Elle ne prononce pas le nom

d'Allah ni du Prophète. Elle ne se lave pas le visage ; l'eau


ne louche pas ses mains. Nous l'avons surprise à violer le jeu
ne du Ramadan el, elle nous a dit que les saints d'Allah l'y
avaient autorisée. Elle ne connaît pas la joie que l'on ressent

le jour de la grande Fêle el se refuse à échanger le baiser


de paix que les musulmans se donnent à cette occasion. » Des
calus aux rotules d'une autre de ces sorcières trahissent sa
-èo-

religion secrète : elle a les jambes déformées à force de s'age

nouiller devant les croix. » Son impiété se complique d'hy


pocrisie el de sacrilège. Elle s'affuble généralement d'un caf

tan vert et d'un turban vert comme les chérifs, et porte, au


lieu de collier, un immense chapelet dont les grains sont de
la taille d'une figue-fleur en bois des Indes ou en musc

de devant les
massif. « Eddekna, la Noiraude, affectait prier

saints d'Allah el les quittait pour aller dérober aux morts

leurs linceuls. »

L'impureté physique joue un rôle décisif dans l'istidrâdj.

Un adage dit : ee La propreté est la chose de Dieu, la saleté

celle du Diable. » Nous avons vu dans le chapitre du Diagnos

tic déjà cité, que le corps humain plongé jours duT


quarante

rant dans l'ordure devient le séjour d'élection du Malin Es

prit. Dans nos légendes sur les sorcières nous voyons des
excréments servir au baptême d'une kahina. ee La vieille Da'-

dou'a donna l'ordre à la petite Da'a'la de ramasser toutes les

ordures du jardin. Une nuit elle se mil à la fumiger avec

ces immondices ; la main sur la nuque de l'enfant, elle lui


plongeait la figure dans le flot montant des fumées, en mar

mottant des incantations ; et Da'a'la se trouva le lendemain


toute différente de ce qu'elle était ; l'habitude de son corps

et son aspect étaient transformés. » Elle était baptisée sor

cière.

Celle répugnante discipline qui détermine la possession

doil èlre continuée si l'on veut conserver l'état recherché.

k 'l'ouïes les kahinas une, fois parvenues au degré d'Iblis uri

nent debout, de manière à salir leurs vêlements. Un homme


ou une femme quelconque qui s'astreint à celle pratique arri

ve à incarner le démon (islebles) ; ou devient au moins sujet

aux visions ou aux songes diaboliques. Dans un livre qui cir

culait à l'époque dans les mains des Blidéens, l'Imtihan fi

khoroudj elboul min éllah'am, ou Traité critique sur la mic

tion, on lisait que, lorsqu'un homme s'est éclaboussé par sui

te de miction en station, les souillures de sa chair ne peuvent

èlre enlevées ni par l'étuve ni par le savon, à la différence de


ses vêlements que de l'eau et du savon suffisent à nettoyer ;

seule le sueur peut l'en laver, la sueur que son corps émettra

5i —

en suivant un enterrement et en portant le brancard funérai


re. La kahina cultive ce moyen de tenir en état de grâ

ce infernale ; cl cette habitude la trahit souvent dans les lé


gendes. « Quand Dieu voulut démasquer la sorcière Alqa, il
permit qu'une petite fille la vît se laver la figure avec son uri

ne et la dénonçât aux femmes du douar. »

Le tabac, d'après certains témoignages, serait en particulier

honneur auprès des sorcières maghrébines. Volontiers, dit-on,


elles prennent une prise. Mais celle expression, comme beau

coup d'autres dans leur langage, esl détournée de son sens ha


bituel. En réalité, elles ne prisent, ni ne chiquent ; encore
moins fument-elles ; brûler du tabac sérail sacrilège. Elles
assimilent leur herbe favorite par intromission directe, l'ab
sorbant de la manière dont, en gynécologie, ou use des ov ti-

les. 11 paraît que l'on trouve parfois cette mode parmi les
vieilles femmes de Blida ; mais, pour celles-ci, elle n'est

en relation avec aucune discipline mystique. Les kahinas la


pratiqueraient au contraire comme un rite professionnel. Elles
croient plus fermement que leurs contemporaines à la légen
de qui veul que le tabac ait été créé avec l'urine du Chitan.
Elles se souviennent mieux aussi de la prohibition dont il
a élé anciennement frappé en terre d'Islam et dont les mara

bouts cl les zaouïas des campagnes ont gardé la tradition jus


qu'à nos jours. Dans leur résolution de révolte systématique

contre la loi divine, elles comptent son excommunication et


son origine diabolique pour des titres le recommandant à leur

dilection.
On croit que J'islidradj ne confère qu'une possession tem

poraire et précaire. Lui effet, celle-ci ne dure que quarante

jours comme sa préparation. C'est un ressort dont le temps


de détente égale le temps de montée. L'endiablé peut s'exor

ciser lui-même, s'il renonce à sa dièle impie. Son consente

ment n'est pas absolument nécessaire, car on peut chasser le


démon qui est en lui par une sorte de désinfection forcée. Ainsi
quand la pluie manque, on expulse le diable de, la sécheresse

qui s'enlête dans l'âme du marabout, en plongeant celui-ci

dans l'eau. Ma légende de Moudalat me fournit le détail de la


de libération. hakim la ka-
cérémonie eeLe (exorciseur) garrotta
Û2

hina à l'aide de ses enchantements. « Jette ton bâton, » lui dit-


il, (toute sorcière a une eukkaza ou crosse-sceptre comme les
marabouts et les prédicateurs des mosquées). L'enchanteur
formule le bâton flamba, dit-
prononça une et ee
Apportez-moi,
il aux assistants, des vêtements neufs. » Moudalat se lava et re

vêtit ces habits neufs, ee Demande pardon à ton maître souve

rain. Fais acte de contrition. Je veux que tu maudisses Iblis


mille fois. Prononce la prière qui chasse le démon. Je veux

que tu apprennes les rites de l'ablution canonique. » Après


quoi, elle déclara ee qu'il lui semblait sortir d'une chambre

noire ; elle se réjouit comme un aveugle qui retrouve la


vue. »

A côté de ces démonicoles qui prennent ou perdent leur


pouvoir surnaturel à volonté, on dislingue des kahinas par

accident. La malédiction d'un saint peut livrer au démon


une imprudente. Sclh'a moulât essebh'a ayant jeté des pier

res à un solitaire de la forêt qu'elle accusait d'avoir fait dis


paraître son père, se voit transformée en sorcière, après cet

arrêt tombé de la bouche de l'ermite, qui était un Ami de


Dieu (habib rebbi) : « Nous la ferons entrer dans la bande
d'Iblis (h'isb Eblis), à qui elle obéira et qui lui obéira. »

Souvent l'âme de l'enfant paye pour une faute de la mère.

La femme d'un fournier refuse un petit pain à un boudali


(fou sacré), celui-ci l'écume aux lèvres, lui crie en courant :
ee Que ta fille soit la JVIère aux
piqûres, qu'elle absorbe le poi
son des reptiles el des vipères cornues. » L'expression du saint

homme resta le surnom de la Cheqqâba Mouledghât lakoul


semm elh'noucha oullef'ât. Une sorcière inconnue vint en

effet cracher sept fois dans la bouche de la femme visée par

cette imprécation et elle mit au monde un de ee ces fléaux de


Dieu ».

La possession peut se transmettre par hérédité. Aziza bou


h.omoun était fille d'une autre sorcière, Habboula. Adoptée
dès l'enfance par un paysan naïf, elle apporte chez son bien
faiteur la méchanceté innée et l'art infernal de sa mère et jette
le trouble dans la région de l'Abziza.
La démarcation entre le monde des esprits et celui des corps
la*
n'existant pas dans croyance populaire, souvent la sorciè-

53 —

re est définie une djannia méchante et mécréante, incarnée


et emplissant une mission diabolique ou exécutant quelque

vengeance sous la forme humaine. Allai jardinier des Oulad


Sultan, à Blida, avait l'habitude de piocher au clair de lune ;
les génies de vieux oliviers sauvages du voisinage', axant l'ap
parence de nègres, lui rappelèrent plusieurs fois que la nuit

n'appartient pas à l'homme si le jour est à lui, et finalement


le maudirent. La femme d'Allal vit une nuit une négresse qui

dit : ee L'innocent paye aussi pour le coupable, » et elle lui


jeta dans les bras un monstre à la figure horrible : la djan
nia Felfela bent Alqem venait de donner à cette famille la
sorcière Alqa, pour la punir de son mépris des coutumes.

Les génies aiment, dit le proverbe, les oliviers sauvages. Un


riche Tlemcénien refusa la main de sa fille à un marabout.

La famille de celui-ci formula solennellement le vœu : "


Que
celui qui l'aura soit un démon ! » Cette nuit-là même un jeune
nègre qui habitait, disait-il, près d'un oleaster du jardin, s'unit

à elle. Il lui naquit une fille ayant le visage du Chitân (oudjh


échehitân) avec sa malice et son pouvoir. Elle est restée célè

bre sous le nom de Iemma Neççaba, dite aussi Fedjfoudja


bent ezzebboudja. J'ai raconté dans la Bévue Africaine (n° 3o4-
3o5, an. 192,0, p. 262 et, sq.), les prestiges de Friha, fille des
génies, que son chef Bellah'mar, envoya renaître dans une fa
mille humaine, avec mission de venger une offense. Le monde

invisible qui nous presse s'infiltre et se manifeste souvent

dans notre monde matériel. Les limites entre les espèces

n'existent guère pour le peuple, aussi verrait-il volontiers la


raison de la méchancelé de la sorcière dans une origine diabo
lique.
Mais, pour favorables que soient les dispositions qu'elle doit
à sa nature originelle, il lui faut, si l'on en croit la légende,
se soumettre à une initiation et à un apprentissage Alqa,
qui, dès ses premiers pas, avait gagné l'olivier sauvage xroisin

de sa demeure fut enlevée dans une nuée épaisse, la nue des


la'
djinns (sh'âba m éldjann) qui semblait en venir et de
trois à sept ans, disparut. Quand Fedjfoudja fut sortie de la
première enfance, <e quatre vieilles d'un aspect terrible, au

corps osseux, au fumet infect arrivèrent dans un tremblement



54 —

de terre et dans quatre éclairs qui éblouirent les yeux du


père : <e Nous venons chercher la fille de l'olivier, dirent-elles;
c'esl nous qui l'instruirons ; nous soignerons son éducation ;
nous lui apprendrons une science dont lu n'as pas entendu

parler. » Seili'n moulât essebh'a qui fut, comme nous l'avons


dil, condamnée à devenir sorcière par la malédiction d'un
Ami de Dieu, reçut la visite d'une vieille nommée Zerdouh'a
qui lui cracha sept fois dans la bouche, selon le rite de trans
mission ; puis, comme elle s'étail mariée, sa terrible précep

trice Iransforma son mari en femme, pendant sept jours, le


forçant à divorcer ; après quoi, elle la séquestra. On enten-

dail dans leur retraite un grand bruil, « des propos de sorcelle

rie. » Enfin, le stade du noviciat terminé, elle la recommanda

en ces termes à ses fidèles : ee Qui m'obéissait doit lui obéir.

Je l'ai remplie ; je lui ai fait porter ses fruits (rân'i ammeiiha

ou tsemmerlha). »

Le lieu de eel enseignement reste mystérieux. On l'appelle


quelquefois la Zaouia d'Iblis, sans le situer dans aucun pays ;
mais son programme est avoué ; il roule sur la science de la
kabana (Uni élkahâna), c'est-à-dire sur les procédés magiques

qui mettent en œuvre l'aide du démon. Il ne se borne pas à


l'assimilation de techniques, ni à l'acquisition d'une culture

extérieure, mais il vise à la transformation profonde du néo

phyte : c'est ce qu'indique le changement de nom qu'on lui


impose. Une jeune fille se marie ; une vieille femme inconnue
lui déclare devant les invitées : ee Je te nomme Selh'a, la da
me au chapelet » ; elle lui passe un chapelet au cou et lui
crache sept fois dans la bouche, et Selh'a Moulât essebh'a
quitte son mari et suit la sorcière qui vient de lui insuffler
sa vocation.

Toutes ces ont deux noms : l'un leur a été donné


sorcières

à la naissance l'antre à leur initiation, ee Comment l'appel-


el

les-lu ? demande un paysan à l'une d'elles. Si tu veux —

savoir mon nom caché (medsous), c'est Falhma ; si tu veux

savoir mon nom de guerre, mon nom porte-malheur (nienh'-


ons), je m'appelle Tyemt'a. » L'un vient de Dieu (de là l'ex
pression Ki semmàk Mlah. ? (comment Allah t'a-t-il nom
mée ?) ; le second vient d'Iblis, Elles n'ont le droit de porter

55 —

leur nom d'initiation qu'après qu'elles ont changé d'état en

consommant leur alliance avec le Chitan.


La transformation s'accomplit par l'union de l'initiée avec

son nouveau maîlre. Pour exprimer la préparation à laquelle


elle se livre, les légendes disent : elle travailla à devenir Iblis
(eslebbelset). Le but de la l'assimilation el l'in
méthode est

corporation de l'Esprit Malin. La fusion se produit de deux


manières, ou se représente par deux images, par l'amour ou

pur la possession.

Kolla benl Elabidi, d'après une tradition blidéenne, apprit

du démon lui-même l'art de la kah'ana, de Les


7 à 1 \ ans. «

gens qui connaissent ces choses, ajoute noire texte, prélendenl

que lorsque la fillette grandit et qu'elle approche de sa nubi-

lité, le (milan éprouve un grand plaisir avec elle : c'esl pour

quoi l'on apprend si bien la sorcellerie à cet âge, le Chitàn se

soumellanl aux caprices de sa jeune maîtresse avec empresse

ment. »

Plus couramment on dit que le démon s'établit à demeu


re dans le corps de la sorcière : il endosse celle-ci (ilbeshn),
comme on revêt un habit ; il l'habite (isl;enha) el en fait sa

retraite ; il la possède (icmlekha), c'est-à-dire il se substitue


lui-même à l'âme de la patiente el lui inspire ses sentimenls,
ses pensées et ses aclcs. Sa présence esl réelle sous l'apparence
humaine, si bien rpie tous les êlres, sauf l'homme, le sen

tent et reconnaissent en lui le Puant (elfâ'ih') » ; les bons


génies s'enfuient à son approche pour éviter la souillure de
son contact. L'on dit que la vitalité des démoniaques esl sur

humaine. La Mort elle-même, arrêtée dans sa course s'attar

de, affirme la tradition, des quinze et vingt jours à haler sur

l'âme des kahinas avant de l'arracher de leur poitrine. C'est


leur ànie le diable lui-
que esl diabolique, si elle n'esl pas

même.

En raison de l'origine qu'on lui prête, leur pouvoir thauma-

turgique esl illimité ; il s'étend aussi loin que celui d'Iblis sur

la nature sensible, sur le monde invisible et la société hu


maine, ee La sorcière Cheqqaba souffle sur l'eau dans la cru

che, elle se gèle ; elle souffle sur un gourbi qui est empor

té et s'éparpille. Elle souffle sur de la terre qui se change eh



56 —

sel, sur une pierre qui s'amollit en pâte el devient un pain.

Elle souffle sur un arbre et ses feuilles flambent. Elle souffle

sur un chat qui grossit en bœuf, sur une jument de prix qui

se rapetisse en brebis, etc. La kahina Echehemt'a, en pronon


çant une formule sur un corps humain, le transformait en
chat. D'un mot elle précipitait sur le sol l'oiseau volant dans

les airs. Elle faisait sourdre de l'eau, ou quelque chose qui en

avait l'apparence, à volonté. FJle tirait d'une souche morte les

quatre éléments. A son commandement les étoiles se levaient.

Elle bâtissait une ville sur les dent d'un peigne. Il lui suffi

sait de pousser un cri pour exterminer une armée etc. »

Dans les innombrables miracles que l'on attribue à leur

puissance diabolique nous remarquons certaines manifes

tations qui ont hanlé l'imagination de notre Moyen Age \ oici

une scène qui semble empruntée à sa démonologie. Après

avoir achevé l'instruction de son élève Selh'a moulai essebh'a,

la vieille Zerdouh'a la présente à ses fidèles comme son héri


tière et remplaçante ; puis, « elle apporte devant eux un ba
lai (mokktiunsa) avec une badine (servant de cravache aux

cavaliers) ; elle marmotte alors ses incantations, tant qu'en

fin on-
vit ce balai pour ainsi dire devenir un cheval (l;elli re-

dj'at 'aoud), et elle s'envola cnlre ciel el terre. »

lue évocation du démon est ainsi décrile : ee Un groupe

de femmes étant venu visiter la sorcière en frappant du tam


bourin et chantant des hymnes, Dou'adou'a applique sa bou
che sur le sol et il s'en élève d'épaisses fumées. Elle frappe
alors des mains en regardant le ciel et récitant des incanta
tions. Tout à coup, un bouc noir tomba du haut des airs. La
sorcière se mit à danser devant lui en branlant la lète et l'ani
mal se prit à trépigner aussi en. dodelinant du chef, Puis elle

fil apparaître un bœuf noir, un mouton noir, un chien noir,


qu'elle salua successivement de ses danses et qui lui répondi

rent en l'imitant, pendant que les assistantes ululaient. »

Lin thème qui semble fréquent nous représente la sor

cière parodiant l'Assemblée des saints si célèbre dans le folklo


re maghrébin et organisant sur son modèle un sanhédrin de
démons. « Une nui I , Dckna tint un divan (diouan). D'un des
diables elle fil un sultan, qu'elle décora du nom d'EIdjilani (le
-57-

sultan des Saints). Elle lui fit revêtir un caftan de soie, coup"

avec des ciseaux de bois, brodé de toutes les couleurs, et ce in

su avec du fil d'araignée ; puis elle le salua du litre de Sul


tan du Divan, ee Sultan de tous les sultans, lui dit-elle, loi
qui as un ermitage dans chaque canton, révèle-rnoi l'inconnu.
Où es-tu, Elghoulsi, maître de Tlemcen, toi qui a porté ta ré

putation en tout lieu ! Et toi, Sid Ahmed elkbîr, qui as donné


tant, de preuves de ta puissance el qu'escorlenl tant de Iribus
de génies ? Où cs-lu, Ben Maçeur, qui habiles les pics des mon

tagnes etc. » Elle simulait avoir réuni un Divan des Saints,


et ceux qui siégeaient autour d'elle étaient en réalité des Blaïssi
(des démons). » Celte assemblée nocturne, par sa composition,

fait songer aux sabbals cl, par son caractère burlesque el sa

crilège, aux messes noires des sorciers médiévaux.

L'évocation des diables figure, dans la légende des sor

cières de la Mettidja, parmi les artifices les plus puissants dont


elles usent pour éblouir et fasciner (cheloueucli) les esprits.

Il nous faut citer ici quelques-uns des ee miracles d'Iblis kara-

mât Iblis » par lesquels elle les maîtrisent. Elles emploient,

l'art de la fantasmagorie ou de la suggestion, déterminant à


leur gré les volontés par des apparitions. La kahina Gheqqâba,
mettant à profil, pour ses desseins, la jalousie d'un vieux chef

de tribu, lui fail entendre la nuit des grattements à sa porte ;


elle façonne et fail surgir devant lui une forme humaine : il
croit reconnaître dans le fantôme muet qui fuit à son appro

che son jeune lieutenant cl il le tue le lendemain en lui


prêtant des visées coupables sur son harem.
La même sorcière manie avec maîtrise les forces occultes

de l'hypnotisme. Ayant reçu des mains d'un prétendant évin


cé la dot que celui-ci destinait au père, elle a promis de lui li
vrer la fille, ee A la veillée, C.heqqaba vrille dans les yeux de
la belle son regard perçant ; puis, elle lui passe la main sur la
tèle en prononçant des incantations. Celle-ci tombe en élat de
catalepsie (mcçrou'a), gardant l'usage de la vue, mais ayant

perdu celui de la parole. » Cheqqaba plonge toute l'assistance

dans le même état de paralysie lucide, ee Elle souffle alors sur

le front de la jeune fille, qui se lève, se jette dans ses bras en

lui disant : ee Tu es ma mère el mon père »


; et toutes deux,

58 —

enlacées l'une à l'autre, sortent pour se rendre à la maison de


l'amant, où le drame se déroulera avec les conséquences qu'el

le a prévues.

Dans une autre circonstance, ee elle jette sur les yeux des té
moins un bandeau magique que l'on appelle ee fiâmes », c'est-

à-dire un talisman de cécité. Elle enchaîne leur pensée et leur


volonté : elle les emprisonne dans une prison magique (tah'-

beshoum h'absa), en suspendant tout jugement et toute vo-

lilion en eux, annihilant parfois leur personnalité au point de


leur dicter leurs (tenetteqlioum), ou de les faire agir
paroles

conlre leur intention (mengliir ghredhoum), sous l'influence


d'un ensorcellement somnambulique. Ainsi, dans la légende
d'Alqa un réfraclaire, Baba Mohammed, venu pour la démas
quer, se trouve privé de la parole ; puis on le vit plier les
genoux devant elle, lui baiser les mains, protester de son re

pentir el lui jurer obéissance. Après Irois jours d'aphasie, il


s'en indignait : ee J'ai fait cetle démarche contre ma volonté ;
mes paroles, mes baisemains ont élé inconscients et je n'en

sais que ce que vous m'en apprenez. »

Le pouvoir morbifique de la kahina est proportionné à la


puissance infernale qui l'anime. Son ee visage de Chitan »,

de fléau de Dieu, « sa face de l'une des colères d'Allah » inspi


re l'horreur sacrée, ee En fixant son regard sur un fils d'A
dam, elle le fait trembler à uriner sous lui, » comme dit mon

texte. D'une bourrade elle fait avorter la femme enceinte et

calme l'opinion avec ces mots : « C'était une fille, elle aura

un garçon. » In coup d'œil d'elle précipite le fœtus du sein


ou l'y séquestre ; la sage-femme, au bout de deux jours, n'au
ra dans les bras qu'en enfant mort-né. Dekba « change les
premiers cheveux d'un nouveau-né en cheveux blancs. Com
bien d'humains elle a envoyés au cimetière. » Meqtou'at el

oudnin co-mple eeautanl de guerriers héroïques dont elle a fon


du les forces que de Chilans qu'elle a eus pour amants. » Un
dévot musulman, se rendant chez la sorcière avec l'intention
de la confondre, esl soulevé de terre et précipité sur le sol si

violemment qu'il en reste perclus longtemps. Un autre qui

en médisait est soudain privé de la parole. « Le père de Fedj


foudja pensait en lui-même : si c'était là l'œuvre d'une sainte,
-5g-

cette œuvre durerait ; le travail des sorcières périt vite et leurs


prestiges sont éphémères. » Comme il réfléchissait là-dessus,
une vieille horrible à voir lui apparut : ee Tu veux quel

que chose qui persiste ; attends ; ne crains rien, lîlle marmot

ta quelques mots en frappant sur les genoux du sceptique.

Aussitôt une chaîne de fer les enserra et celle chaîne lui im


mobilisa les pieds pendant plusieurs mois. »

Non sans une pointe de sadisme, la kahina, se plaît à frap


per ses contempteurs dans leur orgueil de mâles ; elle maie qui
la brave en lui ôtant son sexe ; dévirilisé subitement, l'homme
menaçant s'affaisse bientôt et tombe à genoux, femme hon
teuse. La transformation ne dure qu'une nuit, d'ordinaire, au

plus trois jours ; car, pour le vrai croyant, « c'est le privilè

ge du marabout de prononcer une déchéance définitive » ;

mais, même temporaire, celte métamorphose glace d'effroi


l'Indigène, parce que, parmi les bizarreries de notre physio

logie, il n'est rien qui plus que les choses de l'amour s'en

toure pour lui de terreurs mystiques.

Un thème fréquent condense dans une image le pouvoir

qu'exerce la kahina sur le corps humain. Dans la langue cou

rante, tandis que la joie de vivre se rend par des termes ex

primant l'expansion et la dilatation (bsf), la faiblesse et l'in


firmité se retirent, se contractent, se recroquevillent, de tel
le sorte, dit l'adage usuel, qu'elles pourraient se fourrer
« dans une coquille d'œuf. » Les sorcières arabes aiment ce

symbole familier. « Selh'a prend un caillou et prononce une

formule incantaloire : ce caillou devient un œuf de poule. El


le tourne alors autour du berger en tenant l'œuf, à la main et

le lui présentant ; et voilà que, soudain, le berger se trouva

dans l'œuf. » Tout, autre objet, ridiculement étroit ou parti

culièrement ignoble et mortifiant, comme les trous d'une pas

soire ou le tube digestif d'une vache, les flacons, comme ceux

où Salomon emprisonna les génies rebelles, ou l'estomac d'un

chameau, dans lequel un blidéen médite sur son scepticis

me, peut, servir à varier la scène ; elle exprime dans le si y le


populaire la souveraine maîtrise avec laquelle la sorcière

diabolique comprime et plie la nalure humaine et se joue à


son gré de notre organisme,

6o —

Toutes les légendes que nous avons recueillies sur les kahi-

nas affectent l'allure de mythes : elles rappellent le duel


d'Ormuz et d'Ahriman ; ou encore on dirait de petites gi-

gantomachies, mais dans le goût maghrébin, c'est-à-dire mys

tiques : les forces qui


s'y affrontent sont d'ordre spirituel et
les armes immatérielles. La sorcellerie y tient tête à la reli
gion et empiète sur elle jusqu'au moment où la puissance

divine foudroyé et écrase la démonocratie insurgée.


Maint vieux récit nous montre le suppôt de Satan aux pri

ses avec le hakim ou bon magicien. Devant les Beni-Misra


affolés et paralysés par les prestiges de leur kahina, un vieil

lard apparaît soudain, monté sur un cheval blanc, ee Où est

la Qechehaba bou Khmoun qui dans tout village fait des


cendre la ruine et le désespoir ?... De quel front comparaî-

trais-je devant le Juge Suprême, si je ne vous en 'débarras

sais ? »
Et, par ses enchantements, l'étranger l'enchaîne sans

chaînes et allume dans son corps un feu surnaturel qui la


dévore en trois jours sans laisser d'elle la moindre cendre. eeLes

vieilles racontent qu'au temps jadis les sorcières de ce gen

re n'étaient pas rares et que, sans l'intervention des ha


kim qui en expurgèrent le pays, ce fléau sévirait encore. »

D'après d'autres, les justiciers qui sont chargés de cette

besogne sont les fonctionnaires du gouvernement mystique du


monde, les oualis. Contre les méfails d'Alqa on invoque ces

policiers invisibles, ee O Saints du pays, vous qui dormez (les


morts), et vous qui èles en service fies vivants), où êtes-vous,
hommes de l'heure (ahl éloueqt) ? » Alors une vieille fem
me au visage de paradis, se présenta armée d'un roseau. Elle
en frappa la sorcière Celle-ci sous son regard, trembla, recu
la, gagna la porte à pas furtifs et, dehors, s'évanouit pour tou
jours, ee Et les Saintes qui l'avaient expulsée firent désor

mais la ronde aulour du pays et Dieu les préposa à sa gar

de. »

Chaque division administrative, chaque parcelle de la ter


re d'Allah, a ses sentinelles qui se relayent. Elles sont bien
connues sous le nom de ahl eddâla, les Hommes de la relève.
A Blida, le Moul éltiléd de la ville, Sid
ou patron el Kbir, sur

veille sa circonscription el la ee sarcle » jalousement. Il a vite



Gi —

fait de confondre le sorcier et le novateur. Il ne leur permet

pas de venir ee faire ronfler leur toupie sur sa terre », com

me dit l'adage populaire, ee Avec son canon de cuivre


(ap
le
medfa'

pelé aussi canon divin rebbâni) il défend sa vil

le, il la défend avec ses lions et ses lionceaux, (les sainls se

condaires) veillant sur elle du haut de la montagne. » La


kahina Fedjfoudja jetait le trouble parmi les administrés de
Sid el hbir. a Un coup de canon retentit et la sorcière esl

projetée dans les airs. Celait le canon du Maître du pays. »

Souvent le Sultan des saints, le Pôle suprême, le seigneur

Abdelqader Eldjilani, en personne, se charge de la répres


sion. Le vieil Ahmed ben lousef, des Béni Messaoud, est la

victime de la kahina Lemta. Une nuit qu'elle avait fait sur

gir un chameau el l'avait enfermé vivant dans une gargou

lette, la famille du cheikh qui était témoin de ee prodige se

vil tout à coup en plein champ, à la belle étoile : le toit, les


murs du gourbi, jusqu'à l'enclos de la vacherie, toute cons
truction s'était évanouie. Comme toul le monde se regardait

effrayé, « on vit descendre d'une jument blanche un cava

lier tout vêtu de blanc qui s'arrêta près de Lemta et lui dit :

ee Peux-tu m'y fourrer aussi ? » Et soudain ce fut elle qui se

trouva dans la gargoulette à la place du chameau. » Elle y


resta trois jours, visitée par les gens de la tribu, et se des

séchant peu à peu jusqu'à devenir une bûche de bois noir.

Le cheikh, à qui Dieu envoya un profond sommeil, une sina,


(souvent cette sina, en arrachant l'homme à notre monde

sensible, lui ouvre le champ du monde invisible), vit distinc


tement ee la vieille Lemta enfermée dans une fournaise, et
ses chairs dévorées par les flammes, jusqu'à ce qu'elle devint
un charbon calciné. » L'auteur de son salut était Sidi Ab
delqader Eldjilani, comme il le proclama au cours d'un sa

crifice d'action de grâce et d'un festin -communiel qu'il

offrit à ses conlribules en l'honneur de son libérateur.


Avec leurs détails, naïfs à nos yeux mais caractéristiques

du terroir, ces étranges récits relatifs aux kahinas composent

dans l'esprit des simples une sorte d'histoire de l'introduc


tion de l'Islam au Maghreb. On les retrouve à la base de la
venue du marabout dans chaque pays. Ils sont régulièrement

62 —

formés de l'antithèse du règne néfaste des sorcières et de


leur chute vengeresse. Les surhommes qui les exécutent sont

des hommes d'Allah. Le symbolisme autochtone s'est plu à


rendre la lutte de la vraie religion contre le paganisme par

celle du Saint et de la Démoniaque ; et, profondément

conservateur, le maghrébin n'a pas manqué de se représen

ter cette dernière sous la figure toujours vivante de l'antique


sibylle maurétanienne, personnifiant les superstitions
antéis-

lamiques. Il n'est peut-être pas un vallon de la Mettidja où

l'on ne retrouve, localisée et adaptée à


l'ambiance, une légen
de semblable à l'épopée de la Kahina, la reine et prophétes-

se des Berbères, incarnant la dernière révolte de l'esprit payen

contre l'empire de l'Islam, soit que les humbles traditions


des fellahs de l'Atlas aient leur source lointaine dans le fait
historique dont l'Aurès a été le théâtre, soit, comme il pa

rait plus vraisemblable, que le nom et la biographie même

de l'héroïne africaine, juive et sorcière d'après le chroni-

qui'iu, élé emprunlés, sans souci de la critique histo


aient

rique, à la légende populaire consacrée de temps immémo


rial sans doute au triomphe du bien sur le mal.
Chapitre IV

LE MAL ET LA MAGIE ÉVOCATOIRE (suite)

La Medjnouna, le Boudali, l'Iqqach.

Dans la Kahina, telle que la légende rnettidjienne nous l'a

montrée, nous distinguons deux personnages : l'un légendai


re, l'autre actuel. Le premier symbolise, sous la forme de
mylhe populaire, la résistance berbère et payenne à l'assi
milation arabe el islamique. Dans ce sens, les Kahinas des
vallées de l'Atlas, sont des répliques sans doute de la Kahina,
reinede l'Aurès. Dans l'Afrique du Nord, l'histoire et la lé
gende paraissent former vases communiquants. Mais, en de

hors de ce rôle épique, la Kahina remplit un office plus fa


milier el tout aussi exécré. Fléau public, elle est aussi peste

privée ; elle sème, sous ceLle forme plus modeste, la désolation


dans les familles. A ce point de vue, elle devient la sœur de
noire sorcière médiévale, celle qui a, si longtemps, effrayé

la crédulité de nos ancêtres et fatigué l'Inquisition.


De nos jours y a-t-il encore des Kahinas dans la société in
digène ? En principe, ee qui est dans la croyance doit se re

trouver dans les actes ; l'opinion collective dicte la conduite

individuelle, et la légende peut fort bien créer la réalité.

Toutefois jamais, à ma connaissance, il n'a été signalé de sor

cière consciente et se flattant de son art. On ne se vante pas

impunément d'être un suppôt du démon en terre d'Islam.

Mais, s'il n'y a guère de ces sataniques qui se sont don


nées ouvertement au diable, il y en plus d'une que l'opi
nion lui attribue. La chronique des tribunaux en fait foi.
Nous avions lu récemment (25 nov. 1927) dans la Dépêche
Algérienne que le Cour criminelle de Blida avait eu à juger le

64 —

cas d'une famille de ruraux, qui avait cru devoir se débar


rasser par la mort de deux de ses membres prétendus possédés.

ee Le 26 juillet 192G, au douar Oued-Djer, le sieur Larbi

faisait immobiliser sa nièce, au moment où elle avait une

crise d'épilepsie ; et, tandis qu'elle était maintenue par son

époux, par sa belle-sœur et son beau-frère, son oncle dénatu


ré lui brûlait le visage à l'aide d'une bougie, puis lui tran
chait la gorge et dépeçait le cadavre dont on enterrait les neuf

morceaux. Le surlendemain, il partit, accompagné des mê

mes personnages emmenant sa nièce, Zohra, âgée de cinq


ans environ. En cours de route, comme l'enfant fatiguée,
pleurait, il la jetait à terre, lui portait des coups de matra

que au et, la faisant maintenir par


crâne un des assistants,

lui tranchait la gorge ; puis découpait le cadavre en neuf

morceaux et essayait de les brûler... Les accusés reconnais

sent les faits, mais disent que Larbi, chef de la famille, agis

sait à l'instigation d'un prétendu marabout et voulait chas

ser le démon qui habitait le corps de sa nièce Yamina et,

n'y pouvant réussir par des exorcismes, il l'avait tuée pour

détruire ce démon ; mêmes raisons pour la malheureuse fil


lette. »

Ce fail-divers a paru aux juges el au journaliste français


un ee crime odieux du fanatisme religieux ». Il est simple

ment représentatif d'une croyance, d'une coutume et d'une


loi islamiques. L'épilepsie passe pour le signe certain de la
e-ossession, nous le verrons. Le feu appliqué au visage est

un spécifique de l'épilepsie, son exorcisme désigné. Les coups

de bâton, également un rite d'expulsion ; le dépècement en

neuf morceaux,

trois fois le nombre magique trois, —

été commandé par celle vitalilé surhumaine des démoniaques


que nous avons signalée. Le broiement du corps est le traite
ment réservé aux sorcières dans les légendes et contes ma

ghrébins (voir mes Cmiles sur les <! fiouls). Enfin, le marabout

qui a conseillé l'égorgé tue ni n'aurait pas élé embarrassé pour

le justifier ; il n'avait qu'à citer ce Commentaire du Coran


par Llkhazin (I, 69) : ee Les œuvres de sorcellerie sont défen
dues. L'individu qui lue au moyen d'un maléfice esl mis à
mort par application de la loi du talion, conformément à ce

AIgé-
qu'a rapporté Malek, le fondateur du rite suivi par les

65 —

riens, à savoir que


llafça, la femme du Prophète, fit exécuter

une de ses servantes qui l'avait ensorcelée pour hâter sa mort,


sachant que sa maîtresse l'avait affranchie par testament. Cellc-

ci donna l'ordre de la tuer, » et a établi ainsi un précédent


faisant loi. Pour mériter la mort qu'elle a subie, il a suffi que
la pauvre ïamina fût soupçonnée d'intentions maléfiques, et
ses crises de démoniaque ne les rendaient que Irop vraisem

blables, à les interpréler selon la tradition.


Des faits d'une telle outrance seuil rares, sans doute ; mais

la croyance qui les rend possibles est certainement 1res ré

pandue. Si quelque observateur superficiel le niellait en demie,


je lui recommanderais une expérience : qu'il lente auprès d'un
indigène quelconque de se faire livrer une mèche de cheveux

d'un de ses coreligionnaires ; el, aux soupçons qu'il fera naî

tre, il pourra juger de la force el de 1 universalité dans l'Afri


que du Nord de la superstition relatée par la sourate sainte

à propos des peignures du Prophète. Hommes cl femmes au

ront la même idée, c'esl de se dérober, pour ne pas se faire


les complices d'un ensorcellement.
XX"
Dans le premier quart du siècle, les coiffeurs de Blida
racontaient, pour s'excuser en pareil cas, une curieuse légen

de, devenue en quelque sorte de tradition professionnelle chez

eux. ee La vieille sorcière C hem la vient demander à un barbier


une boucle d'un de ses clients. Le barbier, méfiant, lui livre
un bouquet de poils enlevé d'un coup de ciseaux à l'outre
velue où il lient son eau. Quelque temps après, l'outre se met

à osciller, se décroche, s'envole à travers les airs vers le logis


de la magicienne. » Vous connaissez le thème : c'est un épi
sode du fameux roman d'Apulée el vous l'avez vu dans ses

Métamorphoses (livre 111 1. Le quiproquo de l'outre el de

l'homme, cependant, vous sera conté comme une anecdote

de date récente et l'on vous en nommera les héros et le lieu :

cela montre que la croyance qu'il perpétue est aussi vivante

qu'ancienne en pays barbaresque. Kl de fail, il n'est si petite

ville algérienne qui ne puisse rivaliser pour les prestiges


avec-

la fabuleuse Hypalc de l'Ane d'or. Le Maghreb demeure cons

tant avec lui-même : il a toujours passé, dans l'Islam, pour

la terre classique des enchantements.

Dans ce milieu chargé d'effluves maléfiques, la Kahina, pas

5

66 —

plus que la sahharu d'ailleurs, ne se rencontre guère de nos

jours : ces noms classiques des sorcières sont titres dont on


'
ne se vaille pas. On l'appelle plus souvent la \qisa (de la
racine 'a q e sans doutej, le mauvais caractère ; ou plus euphé-

misliepienienl encore : la Settmit (sexagénaire), la Dah'iïa (la


rusée), la 'Arifa (la connaisseuse), la Khadem (la négresse]
etc. Elle aime se donner pour Découcha (derviche), ce qui
l'apparente aux ouulis, aux saints. Le vocable qui la caracté

rise le mieux semble celui de Medjnouna, la possédée des


Esprits ou la Hakima, la magicienne qui commande aux puis

sances spirituelles. Elle est dans tous les cas l'Evocatrice, mais
on attribue son action à la collaboration des bons Génies,
quand elle esl favorable, et aux mauvais, quand elle est nuisi

ble ; et chacun la qualifie diversement, suivant son point de


vue.

Quant à elle, généralement, elle ne prèle pas le caractère

diabolique à son génie servant. La première raison en est

qu'elle est croyante et le Prophète a dit : <e Cardez-vous des


scpl infamies dont les deux premières sonl la mécréance et

lit sorcellerie (Elkhazin, Commentaire du Coran, I, p. 6u).


La deuxième raison lient à l'instinct grégaire, très puis
sant chez les Maghrébins : le satanisme a pu être fréquent
dans les milieux européens où la persécution l'a suggestionné.

En Algérie, la tolérance prévient la révolte dés superstitions.

Et puis, se singulariser est un malheur autant qu'un péché

pour la conscience de chacun ; et l'individualité répugne à


se dégager de l'uniformité collective et à se révolter contre

l'opinion.
Il est mieux porté de jouir du pouvoir surnaturel du sorcier

en prenant le titre de saint. Le saint maghrébin, Vouait, peut

èlre rangé parmi les thaumaturges nialélîeienls. En effet, com


me la Kahina, son ennemie, l'ouùli sait infliger la maladie ;
seulement il doit ce pouvoir non à sa connivence avec le
diable, mais au crédit dont il jouît auprès d'Allah. On traduit
ce nom d'ouâli par Ami de Dieu, à juste tilre, car l'ouàli voit
« sa prière proche d'Allah qriba and Allah, elle esl agréée
»

el sa voix esl écoulée nnislatl jnbti. ». D'ordinaire, il ne se sert

de sa puissance'
que pour répandre autour de lui le bonheur
el la prospérité ; son influence porte alors le nom de baraka ;
-

67 -

mais il connaît aussi la colère, il ne répudie pas le droit du


talion ; les coups qu'il frappe dans ses vengeances, sonl con

nus sous le nom de chouLûl. pointes ou dards, par assimi

lation sans doute avec l'abeille tjui nous prodigue d'habitude


son miel, « le plus doux des mets el le plus efficace des re

mèdes », comme a dit -le Prophète, mais dont l'aiguillon peut

aussi nous inoculer son venin et, en restant dans la plaie,


prolonger la douleur cuisante. \
Les boutades de Sidi Ahmed ben Yousef sont connues dans
toute l'Afrique du Nord. Un recueil, incomplet d'ailleurs, mais

suffisamment représentatif, en a été publié en français : Les


gnomes de Sidi Ahmed ben Yousef, par de Castries. A les
juger avec notre mentalité européenne, nous n'y découvrons
guère que les brocards d'un satirique. C'esl mal les compren
dre. Pour les Indigènes, l'irascible marabout n'a pas décoché
à ses ennemis de simples traits d'esprit :. ses épigrammes se

rangent parmi ses miracles (mudqeb) ; ses malices verbales

ont influé sur la réalité et, grâce à sa puissance thaumatur-

gique, sont, devenues des arrêts du destin.


Les légendes orales font remonter à ses malédictions nom

bre de fatalités physiques ou morales dont souffrent encore

nos contemporains. Le marabout de Miliana étant descendu


à Blida, à ce qu'on raconte, certains malandrins du pays lui
volèrent la muselle d'orge qu'il avait suspendue au cou de
sa mule. Sidi Ahmed prononça contre eux celte imprécation :

« Qu'ils la portent donc jusque devant Allah. »


Sur-le-champ
on vil un kyste s'arrondir sous leur menton : il avait la for
me d'un sac gonllé de grains. Aujourd'hui encore le goitre

n'est pas rare dans certaines vieilles familles du pays. Les


larrons de Sidi Ahmed l'ont transmis à leurs enfants en vertu

du principe formulé dans ces adages mettidjiens : <e Les an

ciens ont perpétré le crime et il retombe sur leur postérité.

Les porteurs de turban l'ont, commis el les porteurs de cha-

chia le payent. » Souvent, dans le Tell, les hérédités physio

logiques s'expliquent par la responsabilité collective de la race

et ont pour cause initiale l'impiété des sauvages montagnards

qui n'onl pas craint jadis de braver le » dard » fatal et la


« piqûre » incurable d'un ouâli.

Sidi Ahmed ben Yousef vivait il y a quelque


cinq cents
— 68 —

ans. Les ouâlis ont-ils de nos jours l'humeur si vindicative ?



Il faut savoir que dans la croyance maghrébine la mort

des saints ne change rien ni à leur rôle dans le monde ni à


XX"
leur caractère. Dans les premières 'années du siècle j'ai
pu noter souvent l'effet positif de la colère de Sidi Ahmed
elkebir, le patron de Blida. Il vengeait les injures qu'on lui
faisait en provoquant des épidémies. En janvier 1907, des
pluies torrentielles ayant effondré les gourbis, des neiges

ayant fait périr des troupeaux, le froid enfin ayant tué des
hommes dans la montagne, une vieille femme des Oulad Sul
tanvit en songe Sidi Ahmed elkebir qui lui déclara : ee An

nonce à tous les habitants de la ville qu'ils doivent se teindre


dehenné, les pieds et les mains, souper avec de la tête de
mouton (zellif), distribuer aux pauvres du pain et des figues,
sacrifier en mon honneur une vache noire et en offrir aux

indigents un couscous, mener les enfants des écoles en pèle

rinage à mon tombeau ; toutes les confréries du pays devront


léciter le Coran en entier près de mon mausolée, célébrer dans
mon enceinte sacrée les cérémonies de leur ordre, etc.. Faute
de quoi je détruirai la ville de fond en comble parce que je
suis fâché contre ses habitants qui dédaignent mes descen
dants et leur manquent de respect. » Un pèlerinage s'orga

nisa et mit fin à l'appréhension générale.

Pendant l'hiver de 1917, alors que la ee grippe espagnole »

terrifiait Blida comme les autres villes de l'Afrique et de l'Eu


rope, on raconta qu'une nuit trois individus vêtus de vert,
comme les descendants du Prophète, et la figure voilée, sui

vant l'habitude des dans les légendes, discutaient avec


sainls

animation près de la porte Bab Errabuh à Blida, à l'endroit


où le canal adducteur des eaux entre dans l'enceinte de la
ville. Leur conversation fui enlendue par des promeneurs cl

1 apportée dans tous les cafés. Elle révéla que ces trois mys

térieux personnages étaient Kstsaalbi, patron d'Alger, Sidi


Ahmed ben Yousef, patron de Miliana et Sidi Ahmed Elke
bir, patron de Blida. Les deux premiers remontraient au der
nier qu'il avait assez sévi contre ses coupables administrés en

déchaînant sur eux le lléau de la grippe qui les décimait ; et

que ce serait montrer trop de cruauté que de balayer leur ville

en lâchant dans ses rues les eaux grossies de l'Oued el Kebu,


-6g-

comme il le méditait. Ce fleuve ne doil reprendre son lit où

a été bâtie Blida cl emporter la cité pécheresse qu'aux appro

ches de la fin du monde, d'après les prophéties. »

Des récits du même genre se rééditent chaque fois qu'un

malheur de quelque extension vient frapper Blida. Ils ont leur


racine dans une. vieille conception collective que l'on peut

formuler ainsi
| l'étal d'un pays dépend des dispositions dans
lesquelles se trouve à son sujet son saint topique. En parti

culier l'état sanitaire : aucune maladie n'exerce ses ravages

dans une population, si elle n'est permise et le plus souvent

provoquée par son patron, le Moul élbléd, le, saint préposé à


l'administration mystique du pays.

De qui tient-il ce pouvoir discrétionnaire ? Par. quels

moyens l'exerce-t-il ? De quels intermédiaires se sert eel Esprit


pour agir sur notre monde matériel ? Les livres ne nous le
disent pas. La création des Saints locaux esl l'œuvre de l'ima
gination populaire, c'est au folklore qu'il faut demander le
secret de leur politique, comme celui de leur genèse. A ce

point de vue les informations que l'on recueille de la bouche


des paysans sont plus autorisées que celles des savants^
Analysons donc une légende des Oulad Iaïch, qui nous livre
ra la théorie de la fièvre telle qu'elle était comprise chez les
fellahs de la Mettidja, en 1900, ainsi que son étiologie et

sa cure.

Aux portes de Blida, sur la route qui conduit à son annexe

de Dalmalie, on remarque un vieux cimetière musulman sous


la protection de Sidi Emhammed, surnommé naguère encore
Elghrib (l'étranger) et aujourd'hui appelé Moul étlriq, le sei
gneur du chemin, parce qu'il le garde, dit-on, la nuit, en y
faisant la ronde, sous l'apparence d'un lion. Les gens du
pays
y viennent en pèlerinage le jeudi, pour le mauvais œil,
pour la pleureric (brima) des enfants el surtout pour la fièvre.
L'offrande obligatoire de la fièvre chaude esl un petit pain

rassis, celle de la fièvre froide un petit pain chaud. Voici


comment une des voisines du Saint, sa cliente et son obligée,

expliquait l'origine de son pouvoir fébrifuge : « Sidi Emham


med avait établi son oratoire dans le tronc de l'olivier sauvage

qui se dresse encore en ce lieu. Un jour on le vit se promener

dans la ville avec deux pigeons blancs sur la lèle ; des gamins

7° ~

le poursuivirent de leurs huées et lui lancèrent des pierres ;

il entra dans une grande colère el ik les jnaudit : « Qu'Allah,


donne lequel ne trouverez pas
dit-il, vous un mal pour vous

de remèdes. ,,. Ce même jour, ils tombèrent tous malades de


la fièvre. En vain les principaux personnages de la ville vin

rent le supplier. Mais, la nuit suivante, les saints tinrent un

d'Em-
divan, à la suite duquel ils apparurent en songe au père

Tous de la lui dirent-


hammed. ee ceux qui souffrent fièvre,
ils, en souffrenl du fail de Ion fils et en conséquence de son

imprécation. 11 faut que tu lui recommandes la clémence en

vers ces malheureux. Nous avons décidé qu'on le visiterait

pour la cure des fièvres ». Le lendemain, il fit le tour de Blida;


des mères suppliantes lui offraient des pains de propitiation.

Il entrait alors dans les maisons et frottai! de sa main les


petits malades, cpiiétaient sur-le-champ soulagés. Depuis cette
époque lil y a de cela deux générations, dit-on), il guérit,
conformément au décret du Conseil des Saints, la maladie

qu'il a causée ».

Dans un grand nombre de récits du même genre, ce sont

les Saints réunis en assemblée qui confèrent à l'élu du destin


le pouvoir d'infliger aussi bien que d'ôter la maladie.

Au delà de Dalmalie, entre le lieu dit les Quatre fermes et

Souma, sur la rive de l'Oued Khemis, s'élève le marabout de


Sidi ben Salah, près d'une source dont les eaux sont acidu

lés et aslringentes. Ben Salah-, qui en esl le moula, le patron,


avait été dans sa jeunesse ee coupeur de routes », c'est-à-dire

voleur de grand chemin du miracle, conçu dans


; mais, enfant
la zaouïa de Sidi Mohammed ben Ali, dans la Medjdjadja, et,
par suile, marqué au front par les desseins de Dieu, il se trou
va un beau jour » rempli de la plénitude » mystique (et'am-

mer 'aniâra). 11 fut enlevé et traîné dans l'Assemblée des Saints.


Ceux-ci, armés de verges1
d'or, le rouèrent de coups ; puis, ils
lui dirent : ee Te voilà épousseté ; tes [léchés se sont dissipés
stuis la baslonnade .. Ils l'envoyèrent faire son noviciat près

de Sidi bon Médien de Tlemcen, puis auprès de Sidi Ahmed


Elkbir de Blida : enfin, ils lui assignèrent pour poste défini
tif le territoire de Sidi Moussa ben Naeeur. ee Je vous remer

cie du voisin (pie vous me désignez, dit, Sidi Moussa aux

membres du saint Divan ; mais il vous faut lui faire un don



71 —

qui le distingue et établisse sa renommée ». Alors Sidi Ahmed


Elkbir, le supérieur immédiat de Sidi Moussa, lirait! nue

baguette d'or, la lendit à celui-ci : ee C'esl à toi, dit-il à Sidi


Moussa, de lui conférer le pouvoir qu'il te plaira de lui assi

gner ». Et Sidi jMoussa, s'avançanl vers Ben Salah, lui dit :

« Je te la donne : tu éprouveras et lu pardonneras (c'est-à-

dire tu rendras malade et tu guériras) ; et, avec cette baguette


je le fais cadeau d'une troupe de génies ...

ee Comme un bolide qui traverse l'air, Sidi Salah esl pro

jeté (à une lieue de là) depuis l'ermitage de Sidi Moussa dans


la montagne jusqu'à l'endroit de la plaine où il a sa tombe
aujourd'hui. Des sceptiques doutent de sa sainteté : il les frap
pe de sa baguette el leur corps esl criblé de petites- bour
souflures qui les démangent, si fort qu'ils déchirent leurs vêle

ments à force de se gratter. Pris de pitié devant le mal qu'il

a causé, le Saint frappe la terre, de sa baguelle cl il en jaillit


une source ; il frolte le corps des malades avec son eau et

leur en fait boire une jointée : et voilà que leurs boutons se

sèchent. Le soir, les campagnards virent des lumières sur le


bord de la fontaine et des ombres menant grand bruit. Mais
en vain, les curieux essayèrent-ils d'approcher ; e'élait la ma-

halla de génies dont Sidi Moussa avait fail présent au nouveau

saint. Ben Salah est mort depuis ; mais il habile, toujours


dans cet endroit avec ses serviteurs invisibles, et l'on se rend

auprès de lui pour soigner les éruptions exanthémaleuses de


toute espèce, surtout la « rechcha ou
grenaille'
», vésicules de
la fièvre milliaire ou échauboulures de la gale bédouine, tou
tes pustules qui proviennent de ee dessous leurs mains »

(men tahl iéddihoum), suivant l'expression consacrée, c'est-

à-dire des picotements des Esprits.


~

De ces légendes, piiscs comme types (on en compte dans


la Mettidja d'innombrables répliques), nous pouvons dégager
quelques traits généraux. Tout ouali, en même temps (pic

d'une puissance bienfaisante (baraka), esl doué du pouvoir

d'atteindre l'homme dans sa santé (chouka). En particulier,

les marabouts dits guérisseurs joignent à leur faculté iatrique


la faculté niorbifique, en vertu du vieux principe, également
vrai en hiigiologie et en sorcellerie, que celui-là seul est capa

ble d'enlever le mal qui l'a donné, Nombre d'entre eux pos-


7a

sèdcnt leur spécialité à deux litres : on leur attribue l'inven

tion de la maladie dont ils détiennent la curation, et ils en

sont les ailleurs à la fois el les médecins.

Dans leur double fonction, ils s'appuyent sur des Esprits


subalternes, les Génies, qui leur fournissent une aide précieu

se : l'humilité de ceux-ci leur fait assumer les basses besognes ;


leur malignité leur fait endosser les responsabilités choquan

tes ; el puis, pour la logique populaire, ces subtils ouvriers

de l'invisible sont les agents consacrés, indispensables, des


phénomènes inexpliqués.
Ce personnel spirituel, ainsi que la spécialité qu'il dessert,
sonl octroyés, en quelque sorte en apanage, à l'ouali par une

décision du Divan des Saints, comité supérieur chargé du


gouvernement du monde. Celui-ci personnifie la Providence
divine ; car c'est Allah en dernière analyse qui accorde au

surhomme qu'est le saint le don de ee frapper et de panser »,

d'infliger telle maladie, et de la guérir à volonté.


Ainsi s'est adaptée, dans l'imagination des Mettidjicns, la
conception savante de l'ouali, dont voici la défi
musulmane

nition (d'après Elqazouïni, II, p. 98) : C'esl une âme supé ee

rieure, de llamme, jouissant de la perception du monde des


Esprils, inférieure aux âmes des prophètes, mais leur ressem

blant, capable de produire des actions extraordinaires, de gué-

tir les maladies en demandant à Dieu leur guérison, de faire


pleuvoir sur un pays en demandant à Dieu qu'il l'arrose, et

d'éloigner la peste et les autres calamités en priant Dieu de


les écarter » : ce à quoi la logique populaire ajoute : «
suscep
tible aussi d'attirer les mêmes malheurs qu'il est capable de
détourner ».

Vous sommes
tentés, sous l'influence de nos idées européen
nes, de reléguer dans la légende et dans le passé les Saints
maghrébins avec leur baraka cl leur chouka. H ne faut pas

croire cependant que les solitudes algériennes ont perdu tous


leurs ermites (a'tieth ; nous coudoyons dans les villes les plus

européanisées des houdali, des bnuhali, des medjdoub, ou


comme nous disons, des fous sacrés et, des derviches errants.
Beaucoup de ces privilégiés du ciel s'ignorent eux-mêmes ;

plus fréquents encore son! ceux qui vivent méconnus; mais

leur nombre, d'après une croyance inhérente au système du


_?3_

Chouts elalein, el, comme lui, profondément ancrée dans


les esprits, est constant : les fonctionnaires de l'administration
mystique du monde voient leurs rangs se renouveler à cha

que génération, mais non diminuer. Jamais leur rôle ne fut


plus important que depuis que les infidèles ont envahi la terre
d'Islam. Un adage populaire qui résume leur histoire et que

j'ai recueilli en iqo5 déjà (Coutumes, institutions, croyances,


Blida, Mauguin, p. 1 88 ) leur attribue une influence prépon
dérante dans les événements actuels : ee Notre époque est l'é
poque des Saints au même titre que le siècle de Salomon fut
le siècle des génies ».

Plus faciles à compter sonl d'autres thaumaturges, de moin

dre envergure, mais opérant, aussi par l'intermédiaire d'Esprits


célestes, les iqqachs. Ce nom bizarre, dont on n'aperçoit pas

les attaches avec la langue arabe, esl très répandu dans l'Afri
que du Nord el lui est probablement particulier. H a pour

racine, les lettres a, i, q, eh., qui signifient respectivement

i, 10, 100 el iooo ; leur ensemblq constitue la première for


mule qui figure en tête de la table mnémotechnique des équi
valences numériques de l'alphabet, telle qu'elle esl en usage

les tolba du Moghreb. L'iqqach étyino-


parmi est donc par

logie, le lettré qui sait transformer les caractères de l'écriture


en leurs chiffres correspondants et réciproquement, ee qui

est l'opération élémentaire de la sorcellerie savante ; et, par

extension, le sorcier qui connaît les valeurs mystiques des


mots, qui détient l'art de dégager les forces transcendantes des
textes sacrés, de les combiner et de les asservir à ses fins. Tout
taleb peu! devenir iqqach ; il n'a pas besoin d'avoir une âme
d'élite comme les saints ; l'étude lui tient lieu de la grâce ;

il produit comme eux des miracles et qui portent le même

nom (haramal), sans jouir d'un crédit particulier auprès de


Dieu, en compulsant les nombreux livres imprimés et manus

crits où l'Islamisme a consigné les vertus merveilleuses des


versets du Coran. 11 supplée au don de la baraka par la con

naissance des techniques traditionnelles,


La possession du Coran arme le musulman d'un pouvoir

illimité. Qu'est notre espoir dans la science à côté de la foi


qu'inspire aux croyants le livre Sacré ? Le Aerbe divin en
s'y
déposant n'a rien perdu de son omnipotence. Celui donc qui
7/1 —

le- de remployer tiendrait le dis


saurait secret monde à sa

crétion. Allah n'a-t-il pas dit des feuillets révélés : ee Si nous

les faisions descendre sur des montagnes, ils les écraseraient ».

C'est pourquoi la sorcellerie


coranique, entre autres pouvoirs,
a celui d'humilier l'orgueilleux et d'abattre le fort.. Sous les
expressions euphémiques de ledmir eddàlem (extermination
qeta'

du coupable), de (suppression des tyrans), ou


eldjahàhir

le vocable plus franc de tcinrid (art de rendre malade), elle


fournit de nombreuses pratiques ayant pour but de frapper un

ennemi dans sa santé. Si j'en crois les confidences des tatebs,


tout elliptiques qu'elles sont, et surtout l'inspection des car

nets leur servant de mémentos, l'article doit êlre fort deman


dé ; la cupidité, la haine, la jalousie en assurent le succès ;
la répression de la vendetta par la police française ne lui a

pas nui ; la pusillanimité des faibles se complaît dans un

genre de vengeance sournoise où le bras de Dieu se substi

tuant aux leurs les garantit contre les peines légales et les
remords de la conscience. J
J'ai publié dans mes Coutumes, institutions, croyances (p.
178, Blida, Mauguin, 190.5), la pratique connue à l'époque sous

le nom Temridet eldjrâna ou Maléfice de la grenouille. Ce


document ayant été traduit par Doulté dans Magie et Beligion
à la page 285, j'exposerai trois autres procédés dont j'ai eu

l'occasion de constater l'emploi vers 1910 dans l'aggloméra


tion blidéenne.
» Le taleb achète un oignon rouge, puis un morceau de
viande de boucherie qu'il a soin de prendre en personne de
la main du marchand. Rentrant chez lui, il enveloppe l'oignon
dans le morceau de viande et plante un grand clou dans le
milieu. H jelte le paquet dans une marmite. Après un pre

mier bouillon, il le retire, l'ouvre, fait sécher et écrit, sur la


pellicule extérieure de l'oignon le verset 22 de la sourate XLV :

« Celui qui a fait son dieu de ses paxsions, celui que Dieu
fait errer sciemment, sur l'ouïe et le coeur duquel il a apposé

le sceau, dont il a couvert la vue avec un bandeau ». Il ajoute :


<e Qu'ainsi la maladie couvre un
Tel, fils d'une Telle ». De la
même façon, sur la seconde enveloppe, il écrit le verset 6 de
la sourale'
Il : 1. Dieu a apposé un sceau sur leurs cœurs et

sur leurs oreilles, leurs veux sont couverts d'un bandeau et


-75-

lc châtiment cruel les attend » El il trace à la suite le vœu :

ee Qu'il en soit ainsi d'un Tel, fils d'une Telle ! » Il replonge

le bulbe entier dans la marmite bouillante, el l'y regarde se

fondre jusqu'à complète disparition, si sa haine reste impla


cable ; mais, s'il est pris de pitié pour sa victime ou s'il craint
le compte qu'il devra rendre de son action au jour du Juge
ment, il retire le clou de la main gauche el court enterrer

l'oignon dans un endroit solitaire, sous de l'humus large


ment arrosé. Le maléficié guérira ...

Je lis dans le carnet d'un iqqach les notes suivantes, où il


avait consigné à son usage le sortilège d'il, du Cuivre rouge.

« Après avoir établi ton carré magique, tu réciteras soixante-

dix fois l'invocation à la suite de ta prière de l'aurore. Dieu


alors t'ouvrira les porles de sa faveur et il domptera Ion enne

mi. Contre l'homme qui te porte préjudice, lu la réciteras

sept jours de suite après chacune de les prières canoniques.

Voici la formule dont lu useras pour l'incantation el pour

remplir le carré : « 0 Toi qui saisis (qàhid), saisis l'âme, de


tout entêté. 0 Toi qui dispense^ les bienfaits ajoute pour moi

à ta munificence ». Quand on destine ce carré béni à l'anéan


tissement de l'oppresseur; on l'écrit sur une plaque de cuivre

rouge que l'on fumige avec de l'assa-foetida et de l'ail rouge.

Mais si l'on veut en faire un charme erotique, on le fumigera


avec des parfums agréables, on le suspendra à la brise : il
inspirera l'amour à la personne sollicitée, si Dieu le permet ;

il sera rédigé sur du papier blanc. Les noms du poursuivant

et du poursuivi doivent figurer dans le carré pour l'envoûte


ment et aussi pour le charme ».

ee Pour avoir raison d'un persécuteur, d'un despote ou d'un


ennemi sans scrupule, dessine un carré magique avec les
mots : ee Au nom d'Allah le Clément, le Miséricordieux », sur

un morceau de plomb ; tu inscriras le nom de l'homme visé

dans ce carré ; lu fumigeras le tout avec de l'assa-foetida et de


l'ail rouge ; tu poseras la feuille de plomb près du feu, mais en

veillant à ce qu'il ne se fonde pas, car Allah t'en demanderait


raison. Pendant que tu le fumigeras, tu prononceras soixante-

dix fois l'incantation suivante : e. Mon Dieu, je !■■


le demande
par ton nom, par le nom d'Allah, le Clément, le Miséricor
dieux, devant lequel les fronts s'inclinent, les voix se bais-
-
76 -

sent, les cœurs défaillent, bénis notre Seigneur Mahomet et

exauce ma requête en faisant périr Tel, fils d'une Telle,


un

ô Dompteur (qahhdr\, ô Puissant (qâhid), ô Tout puissant


(imiqlttdii) ». On répèle sept fois la formule : ee Le coupable

se trouvera terrassé avec l'aide de Dieu, car cette invocation

est agréée ».

Pouvons-nous préciser comment l'envoùleur coranique se

représente le processus de son maléfice ? Sous l'abstraction

consacrée de l'ordonnance magique, il semble bien que l'on


entrevoit les traits d'un personnage vivant. Cherchons, par

Clé-
exemple, la théorie de la formule : au nom d'Allah, le
menl, le Miséricordieux : en dernière analyse son énergie sur

naturelle s'identifie avec l'archange Cabriel.


On sait que Djibraïl, dans ta croyance musulmane, est le
messager d'Allah auprès de ses prophètes, le confident de Dieu
et le transmetteur de la Révélation : dans le. partage des ver-

sels sacrés entre les anges, on lui attribue pour son lot par

ticulier la première phrase de la première sourate, appelée la


Mère du Livre parce qu'elle le résume. Les indigènes pronon

cent celte formule pour chasser les démons : la raison qu'on

en donne c'est que Djibraïl est le chef suprême du monde

turbulent des Esprits (cf. son rôle dans les adjurations de



mon Calendrier folklorique, Bévue \fricaine, 298. C tri
mes! re 11 1 1
91 .

D'après une Iradition consignée dans Eddirabi (Kilab cl

inodjribat, p. o-Oj Je bismillah, après êlre descendu deux fois


sur Adam et Abraham et êlre remonté au ciel, ee descendit
ensuite sur Moïse, lequel, grâce à lui, pul dompter Pharaon
et ses troupes et s'ouvrir un passage, à travers la mer ». Les
commentateurs du Coran assignent à Djibraïl le rôle décisif
dans la catastrophe. Pharaon, sur son étalon noir, hésitait à
s'engager dans le défilé aux parois liquides. «. Djibraïl alors,

moulé sur une jument, s'élança dans l'abîme ; dès que le che

val du roi cul senti les effluves de la cavale, il n'obéit plus à


son maître et descendit dans le lil de la mer suivi des qualre-

vingl mille cavaliers de l'excorie. Puis Pharaon, voyant le dan


ger, veul prononcer la profession de foi musulmane pour l'é
carter ; mais l'impitoyable Djibraïl ee lui remplît la bouche de
vase „, l'empêchant ainsi d'obtenir sa grâce, La plupart des

Il

exégèles entendent comme venant de Djibraii la réplique iro


nique à son acte de foi tardif que l'on lil dans le Coran :

ee Je crois ! » dit Pharaon —

Oui, à l'heure qu'il est ; mais

naguère tu l'es montré rebelle (Sourale \, verset 91). Si nous

saisissons la
du commentateur, le bismillah prononcé
pensée

par Moïse a été l'arrêt de mort du persécuteur des


Israélites,
mais Djibraïl a été l'exécuteur de cet arrêt; les iqqaehs dans

la langue de leur métier disent pour rendre cette relation que

Djibraii esl le serviteur (khedim) du bismillah.


C'est parce qu'il est servi par Djibraïl que le bismillah se

range parmi les maléfices. En effet, l'idée qu'il contient est

toute bénignité ; les mots qui le composent sont recomman

dés séparément pour les besoins de la dévotion ou de la ten


dresse : Allah est le nom qu'aime à répéter le Qo-tb ou Chef
des Sainls, et il ouvre à l'esprit humain le monde suprasen-

sible ; « Errahman » le Clément, ee Errahim » le Miséricor


dieux, prononcés sur un bouquet ou sur un jdat, inspirent
l'amour à le le (Cf. Ibn ki-
celui qui seul ou mange Elhadjdj,
cliomniis cl a.nouar, p. Si. Rassemblés cependant, ces éléments
de philtres amoureux ou mystiques deviennent un instrument
de haine. La raison en esl que, sous cette forme, ils passent

dans la main de Djibraïl.


Or Djibraïl nous est donné par la tradition sacrée comme

l'exécuteur des vengeances divines. « En arrière de ses six

ailes, composées chacune de -cent


ailes, Djibraïl en a une paire

spéciale qu'il ne déploie que pour ses missions d'extermina


tion parmi les peuples. Sur ces ailes, a-t-il raconté lui-même
au Prophète, j'ai enlevé les villes qu'habitaient les contempo

rains de Lolh et les ai portées si haut que les hôtes du ciel

entendirent le chant de leurs coqs ; puis, je les ai retournées

sens dessus dessous ». 11 a reçu dans la littérature arabe le


litre de Namous, qui esl le Nomos grec, la Loi ; il remplit dans
le monde la fonction de grand justicier et ses auxiliaires, celui

de bourreaux. Ceux-ci, parmi lesquels il nous faut ranger les


agents que l'on extrail de noire formule par le calcul cabalis

tique appelé islikhràdj, ont pour emploi de susciter dans tous


les ètiesTa force d'indignation el l'instinct de conservation

qui luttent contre le mal et l'injure (Elqazouïni) ». Le bismil


lah doit son pouvoir maléficienl à ces anges de nature combat-
-78-

tive et farouches ; car, en magie coranique, le caractère du


khedim détermine les usages du verset.

Vous pourrions procéder à la même analyse pour les deux


autres pratiques que nous avons rapportées : l'action des
ccntons du Livre Saint, dans le premier, et celle du nom
Elqàbid, dans le second, se ramèneraient à l'intervention d'un
personnage du même genre. On ne peut attribuer au hasard

celle ressemblance ; d'autres envoûtements, que nous n'avons

pas cités parce que nous ne les avons pas observés dans notre

milieu, s'expliquent de la même manière : le nom d'Allah

Elmonlaqim, le Vengeur, a son serviteur (khedim) dont parle

Ibn Elhadjdj (Ch. el anmiar, p. 22) ; un autre nom divin


Elmomiïet, celui qui tue, apparaît en songe, à celui qui sait

l'évoquer, sous la figure d'un homme d'une pâleur livide et

lui tend une épée aiguisée (id. p. 21) ; Belhindi, dans son

Kitab el asrar ermbbania (p. 3.'->>, nous dicte les termes de


l'adjuration qui lance contre un ennemi les rouhanis du
vocable Elmomh'el et d'un autre Elmohaliq le Tueur, asso

ciés pour la circonstance. Nous pouvons généraliser et con

clure que les maléfices relevant de la magie coranique sont

perpétrés par des anges que la tradition attache à chacun

des mots consacrés que les iqqachs emploient.

Nous avons dégagé le principe de l'art des sorciers corani

ques, de même qu'antérieurement le secret de la puissance

attribuée aux autres thaumaturges maléficients. En résumé,

le musulman mellidjien qui récite les sourates auxiliatrices,


en demandant à Dieu de, le protéger contre les ec souffleuses »

magiques, ne prend pas ce mot au pied de la lettre ; il lui


donne une extension générale, comme 'le lui permettent les
commentaires orthodoxes du Coran. Il fait entrer dans ce ter
me toutes les personnalités du monde mystique qui, en usant

des ressources de l'antique goétie, peuvenl lui nuire dans son

corps. Les principales sonl : la Kahina, la Medjnouna, l'Oua-

li el l'Iqqach. Ces noms correspondent approximativement à


notre démoniaque, noire
possédée, noire saint, noire sorcier

du Moyen-Age ; mais leur contenu comporte des éléments par

ticuliers, musulmans et maghrébins : ils désignent les sup


pôts
d'Iblis, les maîtres de Djinns, les favoris d'Allah, les
magiciens coraniques que nous avons essayé d'esquisser. Leur
— _

79

pouvoir, d'après la conception populaire, est fondé respective

ment sur celui des dénions, des génies, des saints el des anges,

qu'ils ont la faculté de soumettre à leur volonté. Ces quatre

sortes de surhommes, s'appuyanl sur les différents Esprits qui

les servent, sont les ailleurs d'un grand nombre de maux el

de maladies. Les superstitions dont ils sont l'objet influencent


fortement la mentalité des croyants. Ils sont même plus re

doutés que les puissances malignes de la nature que nous

avons étudiées avant eux; ils prennent le pas sur la divinité


elle-même :
beaucoup d'indigènes craignent plus de se parju

rer au tombeau d'un saint que devant le Coran. Il n'est qu'un

être dans la nature qui puisse leur être comparé pour le nom

bre et la variété des maux dont il peut accabler l'humanité, et

c'est l'homme lui-même, comme nous le verrons.


Chapitre V

LE MAL ET LA MAGIE PERSONNELLE

L'Œil

Les indigènes de l'Algérie, comme tous les peuples, à un


certain stade de développement, connaissent cette sorte de ma
gie qui n'a pas besoin de recourir à la collaboration des Esprits,
mais agit directement sur la nature par le seul ascendant de la
pensée humaine. eeCelui qui la pratique, dit Elkhazin dans son
commentaire de la sourate II, verset 96, croit que le pouvoir
qu'il déploie esl propre à son âme (nefs) et que c'esl lui-même
qui produit l'impression magique » sur les phénomènes qu'il

traite. Ibn Khaldoun (Prolég. III, a écrit : i83)! « Le prophète

est aidé dans ses miracles par l'esprit de Dieu ; le magicien,


au contraire, agit de lui-même, par la puissance de sa propre

âme, et, dans certains cas, avec le secours des démons ». Ce


dernier procédé est la ressource des âmes de second rang dans
la hiérarchie de la sorcellerie., « La première classe, dit notre
auteur (Prolég. III, 171), comprend celles qui exercent une

influence par la seule application de la pensée, sans avoir re

cours à aucun instrument ni aucun secours (étranger) ». Il


appelle cette action direcle de notre âme l'impression psychi

que lasira nefsania. Ainsi l'homme peut dominer la nature

non seulement par la magie évocatoire que nous avons étu

diée, mais aussi par une certaine puissance plastique inhé


rente à son être que nous nommerons magie personnelle et
dont'

nous allons piéciser la conception maghrébine, telle

qu'elle s'est révélée à notre observation.

Allah a prémuni le fidèle contre les effets de cette magie

maléficiente dans la sourate auxiliatriee CXIII, verset 5 : « Dis :

Je cherche un refuge auprès du Seigneur de l'Aube... contre

6
le mal que nous cause un envieux quand il nous envie ».

ee L'envie (li'axud), dit le commentateur Echcherbini, est le


désir de voir un avantage dont jouit l'envié cesser au profit

de l'envieux ou d'un autre ». Le commentateur Ennasafi écrit


de son côté : ee C'est la premier péché qui a été commis,
d'abord dans le ciel, du fait d'Iblis, el ensuite sur la terre,
du fait de Caïn ». » il n'est pas de mobile qui porte plus que

l'envie à la sorcellerie et à la malfaisance en général », expli

que Echcherbini. Les instincts féroces de l'égoïsme ont leur


celle'

puissance magique qui n'est pas moins à craindre que

des forces de la nature ou celle des anges, des génies et des


démons. C'est pourquoi, dans la formule déprécatoire qu'Al

lah a révélée à ses adorateurs et où il dénonce « les principaux

ennemis de l'homme », comme le dit le commentateur Ech


cherbini, il a signalé nommément l'envie, parce qu'elle est la
passion première et fondamentale, la racine de toutes les mau

vaises passions de l'âme humaine.


Ainsi, la sourale CXIII, après nous avoir fourni un phylac
(3e
tère contre les forces hostiles de la nature verset], et contre

les puissances d'essence suprasensible que l'intelligence de


(f,°
l'homme sait déchaîner verset), nous protège encore con

tre les facultés malignes du cœur humain


(5"
verset). Elle
assure e< le salut de noire âme sensilive et de notre corps

satamal eimcfs ou élbden », selon l'expression du même com

mentateur Echcherbini ('f Volume, dernière phrase), contre

les terreurs des dois mondes : du inonde physique, du monde

spirituel el du monde psychique.

L'on a remarqué l'expression du texte sacré : « un envieux

lorsqu'il nous envie ». Le commentateur Echcherbini l'expli


que : ee C'est-à-dire l'envieux qui manifeste son envie et qui

agit conformément à son désir de voir le malheur fondre sur


1 envié; car, s'il ne laisse percer quelque marque de son sen

timent, aucun mal ne peut résulter du fait de ce sentiment


pour celui qui en est l'objet ». Nous verrons qu'il y a poul
ies simples des sentiments qui peuvent, agir sur l'extérieur,
même en restant inconscients ; à
forte raison, en restant plus

involontaires. Cependant, il est admis que l'action


magique,
pour èlre complète, doit s'appuyer sur la conscience et la
volonté de son auteur et doit être amorcée par un commence-

83 —

ment d'exécution. Elle trouve dans l'individu et dans la natu

re des moyens de réalisation. Après la magie du désir pur,


la plus dénuée d'artifice est du regard, le mauvais œil ;
celle

puis, vienl la magie par la parole, l'incantation ; ensuite, la


magie par le geste ou magie mimique ; enfin, la magie savante

dont les techniques sonl de plus en plus complexes. L'envie


met en œuvre les différentes ressources que lui offre le corps

humain ; elle
s'avèrq efficace à tous les degrés : inconciente,
consciente, volontaire, active, organisée ; nous la retrouverons

dans cescinq formes ; mais le nom sous lequel elle est le


plus connue dans le peuple et le plus redoutée, c'est le mau

vais œil.

« La fascination, dit Elkhazin (dans, son commentaire de la


souratq Joseph), est un de ces faits qui dépassent notre intel
ligence, mais dont la réalité est attestée par la Loi musulmane,
qu'il faut donc que nous croyions et qu'il ne nous est pas per

mis de traiter de mensongers ni d'illusoires ». Le livre d'Allah


l'atteste précisément dans ce passage. Jacob dit à ses fils en

les envoyant dans la capitale de l'Egypte : « N'entrez pas tous


par la même porte, mais par des portes différentes ». El le
commentateur explique : ee C'esl qu'ils avaient élé doués de
beauté, de force el d'une haute taille, et qu'ils étaient nés

tous d'un seul homme » (Elkhazin). C'est pourquoi leur père

craignait pour eux le mauvais œil. «Le mauvais œil, dit un

autre commentateur de ce passage, Echcherbini, fait partie

de l'ordre établi par ls Providence. Le Prophète a dit : ee La


fascination est une réalité et si quelque chose pouvait, passer

avant le destin elle aurait pris le pas devant ». <e Le mauvais

œil, disait-il encore, fail entrer le chameau dans la marmite et


l'homme dans la tombe. » Il priait sur ses deux petits-fils,
Hassan el Hussein, en ces termes : ee Je vous recommande tous

deux à Dieu avec les paroles plénières d'Allah, contre tout

démon et chouette et contre tout œil malin ». C'était la for


mule, assurait-il, dont Abraham s'était servi pour protéger

Ismaël et Isaac. <e Un jour, a raconté Ibada ben Eççàniel, je


visitai le Prophète au commencement de la journée et je le
trouvai souffranl ; je revins à la fin du jour et le vis en bonne
santé, ee Gabriel esl venu à moi, me dit-il, el il a prononcé

sur moi une incantation que voici : « Au nom d'Allah, je


84 -

t'enchante contre toute chose qui peut te nuire ; que de tout


œil et de tout envieux Allah le guérisse ». Et je n'ai plus senti

mon mal. » « Les fils de Djaafar ben Abi Taleb étaient des en-

fanls au visage imberbe; Asma dit au Prophète: ee Le mauvais

œil esl prompt à les atteindre: prononce sur eux une formule.

Volontiers, répondit-il ». Une autre fois, en entrant dans


la tente de Oumm Salma, il y trouva un enfant qui geignait.
ee 11 est atteint du mauvais oeil, lui expliqua-t-on. Ne dites- —

lui aucun charme ? demanda-t-il ». Il soignait lui-


vous sur

même ce mal. ee 11 donnait l'ordre au fascinateur, a rapporté

Aïcha, de faire ses ablutions et au fasciné de se laver dans


l'eau du fascinalcur ...

Certains commentateurs du Coran rapportent que Mahomet


faillit être victime du mauvais œil. II y avait un homme,
ee

parmi les Arabes, qui restait sans manger deux ou trois jours,

puis relevait un pan de sa tenle ; et, s'il passait un troupeau

de chameaux ou de brebis, disait : ee Je n'ai jamais vu cha

meaux ou brebis plus beaux que ceux-ci ». Le troupeau


n'allait pas bien loin sans que quelque tête en tombât morte.

Les mécréants donc prièrent cet homme de frapper le Prophète


du mauvais œil. Il s'en chargea. Quand le Prophète passa de
vant lui, il déclama : e< Ton parti te comptait pour un Maître ;
je crois bien que tu es un Maître frappé du mauvais œil ».

Mais Dieu protégea son Prophète et lui fit descendre le verset

5i de la LXVIIP sourate : ee Peu s'en fallut que les Infidèles ne

t'ébranlent par leurs regards », qui est devenu depuis un

spécifique de la jettature (Cf. Echcherbini, commentaire du


verset! sus-mentionné).

Ces faits et dits de Mahomet sont presque aussi connus des


Musulmans que le sont des Chrétiens les anecdotes saintes des
Evangiles. Elles ont consacré la croyance populaire; car la
tradition islamique n'a fait que renforcer en Algérie l'antique
superstition du fascinum que les Romains, après les Carthagi
nois, y avaient laissée'. Nous renvoyons sur ce dernier point à
labibliographie du mauvais œil donnée par Doullé, dans
Magie et Religion, en note, p. ; mais 317 un exemple nous

montrera combien la coutume musulmane actuelle se souvient

encore de la tradition païenne.

Au bas d'une stèle funéraire provenant d'Aumale et qui se



85 —

trouve au Musée des Antiquités d'Alger (n°


169 du Catalogue
de 1899), nous voyons un œil surmonté d'un croissant et atta
qué, d'après une explication orale recueillie à l'époque de la
bouche de M. Gsell, par un coq, un serpent, un saurien (sans
doute un caméléon employé encore aujourd'hui comme pré

servatif du mauvais œil. Cf. mon chapitre des Amulettes ;


Bulletin de la Société de Géographie d'Alger, 1926, n°

io5). De
telles précautions prises contre la fascination sur une tombe
nous prouvent que, dans la Maurétanie romaine, on redoutait

les effets du mauvais œil, même dans l'au-delà. Or, les des
cendants de ces Maures éprouvent aujourd'hui la même crain

te. On croit encore que ce fléau qui désole la vie du supers

titieux sévit aussi sur les morts. Lorsque, en visitant le tom-

-
beau du défunt, le troisième jour après sa mort, comme le
veut la coutume, les parents trouvent le tertre affaissé ou

déjeté (mesqoul), s'ils voient, qu'il a gauchi, ou, comme on


(ah'
dit, qu'il est devenu louche oui), ils ne manquent pas de
s'alarmer et de se désoler : ils supposent dans cet accident l'in
fluence du mauvais, œil.
Quelques-uns, les plus islamisés, insi
nuent que le mort était un jettatore : les anges du tombeau
le tourmentent dans sa tombe. Mais, pour la plupart et selon

la vieille tradition, il est lui-même victime de l'acharnement


d'un envieux, qui lui envie même le repos de la tombe et

tâche de lui faire perdre l'orientation de la Mecque en dehors


de laquelle l'âme du musulman désespère de son salut. On ne

sculpte plus des phylactères sur les stèles, mais près d'elles on

fait des prières, on lit le Coran contre le mauvais œil : celui-

ci, réputé aussi fort que les séismes qui arrachent les cadavres

à la terre, est resté un persécuteur des morts, comme il l'était


déjà pour les Maures latinisés.
Le mal œil, qui dispute aux morts le repos de leur dernière
demeure, est une calamité dans la vie quotidienne. Il n'est
sorte de bien qu'il ne tende à détruire, ee
L'œil, dit un pro

de femmes,
verbe s'attaque même au
fumier'
où l'on jette les
cendres du foyer » ; qu'il s'en prend à toute
c'est-à-dire, mar

que de prospérité et aux derniers restes de bien-être. Les faits


que nous allons rapporter sont contemporains. Ils ne paraî

tront sans doute pas tels qu'ils se sont passés, mais ils sont

tels qu'ils ont été vus, compris et traduits par les Indigènes :

86 —

en changer le point de vue ou même le style naïf, ce serait

en adultérer l'esprit ; j'ai peur que les transcrire seulement

dans noire langue ne les déforme.


ee Un habitant de Médéa était assis dans un groupe quand

passa devant lui une vache superbe, une espèce de buffle,


comme on dit : ee Oh ! quelle vache. Oh ! quelle vache ! s'écria-

t-il ; elle est aussi haute que la clôture d'en face ». Il n'ajou

ta point la formule conjuratoire : ee Qu'Allah bénisse ! » Cette


vache chemina dix mètres environ ; survint un taureau qui,
la frappant de ses cornes, retendit morte. Son maître accou

rut : ee Allah me suffit ! dit-il, il est pour l'opprimé le meilleur

des procureurs. Qu'est-ce qui a dressé ces gens-là contre moi ?


Je remets ma vengeance entre les mains d'Allah ». Par la
suite, les musulmans, qui avaient assisté à la scène par

lèrent : « Un Tel, dirent-ils, était assis dans nos rangs : c'est

un fascinaleur ; nous le connaissons maintenant ; puisse la


cécilé lui ôter les yeux ». Le propriétaire de la bête, averti de
ces propos, vint leur demander leur témoignage ; appelés

devant le cadi ils racontèrent ee qui s'était passé, et le cadi

condamna, raconlait-o-n, le jeltatore à payer cent vingt douros


au plaignant ; car Sidi Khalil, ainsi que les autres chefs de
rites (que Dieu les agrée), déclare que, lorsqu'il
musulmans

est démontré qu'un homme a causé la perte d'un objet par


son mauvais œil, il doit en supporter le dommage ».,
ee Un cafetier de la rue du Bey à Blida( s'était fait une nom

breuse clientèle ; sa main ne lâchait pas le long manche de la


petite bouilloire en fer blanc. Des concurrents amenèrent un
jour chez lui deux Saouda (montagnards de l'Atlas blidéen
qui passent pour avoir le mauvais œil). L'un des Souada s'é

cria : ee Aïe ! Qu'est-ceci ? Depuis que nous sommes entrés, il


n'a pas cessé de préparer des cafés ; il n'aurait pas le temps
de rouler une eigaretle ». A peine avait-il dit ces mois, que,
le cafetier voulant du
ajouter charbon au foyer, la grande
marmite pleine d'eau bouillanle qui le surmonle se renversa

sur lui cl lui brûla les bras el les jambes si gravement qu'il
dut s'aliler et, à la longue, à cause de l'infirmité que lui
laissa l'accident, fut obligé de fermer son café ».
« Un joueur de kamrndja
d'Alger, Mamad Cheikh, embau
ché pour une soirée dans une ferme' chez les Saouda, montait
-87-

son instrument auprès du tneddah (chanteur) qui s'apprêtait à


débuter, ee Noyez comme ces ficelles se tendent et vibrent »,

dit quelqu'un à haute voix. Sur le champ huiles les cordes

éclatèrent. Au Café des réjouissances (qaluuiel ézlmu) de Bnb er

rahba., à Blida, des femmes exécutaient la danse arabe. Quel


ques Saouda les regardaient. L'une d'elles se faisait remarquer

par sa souplesse et sa légèreté, ee Quelle danseuse ! dit un

Saouda. Elle tourne comme une pirouette ». Cette nuit-là, la


danseuse s'enivra ; on alla chercher une calèche; mais, en vou

lant y monter, elle tomba dans les roues qui lui brisèrent la
jambe ». Toute parole marquant l'admiration, la surprise, l'en

vie, dans la bouche des rustres qui ne la corrigent pas par

une prière, entraîne la perle de la qualité, quelle qu'elle soit,


qui l'a provoquée.

Le Saoudi, type de l'homme à l'œil mauvais pour les Bli-

déens, n'a pas besoin de parler : il lui suffit de regarder pour

causer un malheur. A un commissionnaire portant des objets

fragiles, à un charretier dont le chargement semble mal

assuré, on dit souvent à Blida : et Qu'Allah ne te fasse pas

rencontrer un Saoudi ». Un marchand blidéen, Ben Tahar,


invita des Saouda, ses clients, à la fête, de la circoncision de
son fils. Il les dans sa chambre des hôtes, dont il était
fier, ornée au goût européen de glaces, de chromos et d'éta
gères ; celles-ci, en guise de bibelots, étaient chargées de pots

de confitures de formes variées, comme le voulait alors la


mode chez les citadins. Le lendemain matin, quand la foule
se retira à la suite du meddah, la plus belle étagère s'écroula

à grand fracas avec ses verreries le maître, contemplant le


;

désastre, dit seulement : « J'en connais bien la cause ». Il


n'eut pas besoin d'en dire davantage pour être compris de
tous les assistants.

Une ménagère du quartier des Onlad Sultan, au moment

où les hommes rentrent pour souper, surveillait trois plats

prêts à être servis, lorsqu'une voisine vint lui faire visite ac

compagnée d'une Saoudiji de sa connaissance. Lorsque ses visi

teuses furent parties, notre ménager-


voulut, prendre un des
plats ; mais il lui glissa des mains et tomba sur les deux au

tres, de sorte que tous les trois furent perdus. Furieuse, elle

courut chez la voisine et lui fit une scène violente, lui disant :
« Je te défends d'amener cette femme chez moi ; puisses-tu

toi-même déménager loin de moi ».

Dans une f redira, (c'est une cérémonie au cours de laquelle


la jeune mariée trône dans tous ses atours), on remarqua une

Saoudia fixant avec obstination l'héroïne de la fête. L'épousée


fut en proie à la fièvre toute la nuit suivante. On courut cher

cher du sel au marabout de Sidi Moul éttriq ; le sel qui a sé

journé dans ce lieu saint a la vertu de démasquer les jettatori ;


on le versa sur la braise du fourneau ; il crépita, faisant enten

dre ee des coups de canon ,., d'après les unes ; une vraie fusilla

de, d'après les autres ; mais, pour tous, la preuve fut faite que

la mariée était victime du mal œil de la Saoudia.


Tout être humain est un Saoudi pour ses semblables. Un
groupe de femmes goûtent gaiement ; l'une d'elles sent que ce

qu'elle mange s'arrête dans sa gorge ; elle se met aussitôt en

tête que l'une des assistances l'a frappée du mauvais œil. L7ne
brodeuse arabe emporte un métier ; elle le couvre, l'enveloppe
avec soin, le dissimule ; elle tremble qu'une envieuse le voie :

le travail commencé serait arrêté, compromis, ee Nous avons

honte et le travail, il n'est pas bon après », cxplique-t-elle.


Un paysan voit un cheval de belle allure ; il le désire in
petto : ee Ah ! s'il l'avait ! » Son cœur ee se suspend à lui ».

Mais il est à un autre : alors, il le fixe d'un œil qui l'amoin


drit, e'est-à-dire lui cherche des défauts, lui en prête (ichou-

fouh bcnnoqç) ; el, en le sous-eslimant ou lui souhaitant mal

heur, voilà qu'il le condamne à dépérir ou à mourir d'accident.


Une personne d'un caractère jaloux remarque un ouvrier

travailleur, bien portant, à son aise ; elle lui envie en secret

sa santé et son bien-être : l'ouvrier s'alitera bientôt el tom


bera dans la'
misère.

Un homme qui souffre de n'avoir pas d'enfants, en ren

contre un qui lui semble beau : <e Que n'est-il à moi ! »

pense-t-il. Cet enfant tombera malade et le plus souvent en

mourra. Un taleb, expliquant à une mère la cause du mal

qui travaille son fils, lui dil : <e Une femme malheureuse dans
ses enfants ou n'en pouvant avoir a fixé les yeux sur le tien
el a bramé de désir, « a brait dans son cœur (chaqct fi qel-

hha) », et le mal œil l'a frappé).


Si ''on décompose le processus de la fascination telle que
la décrivent les Indigènes, on dislingue quatre moments. En
premier lieu, ils signalent un mouvement de surprise et d'ad
miration ('ad.jal)i; puis, un retour égoïste sur soi-même et
(Ima'
un désir ou roghba) ; ensuite, un sentiment de haine,
de revendication, de révolte contre le bénéficiaire de l'avan
tage désiré (hosd) ; enfin, un regard rageur el destructeur
(ned'ra. liennoqç), qui esl le plus souvent la seule manifesta-

lion extérieure des sentiments éprouvés. Il est indifférent que

le désir s'exprime par un geste, par la parole, ou même par

la parole de l'âme (klam ennefs), le langage mental ; il n'est


pas besoin qu'il soit conscient ni voulu : on craint plus en
cela les gens qui aiment que ceux qui haïssent. Un proverbe

dit : k L'œil des amis esl terrible » ; un autre : ee L'œil de


l'amitié esl pire que celui de la malveillance ». On prétend

qu'il y ;i lieu de redouter, plus que les inconnus, les voi

sins et les proches. La r;iison en est claire : c'est qu'ils sont

mus par un secret ressort de rivalité qui n'existe pas au même

degré de tension chez les étrangers el que, par suite, leur jalou

sie, quoique refoulée dans la subconscience, est plus vive. Or


le principe actif du mauvais œil réside dans l'envie instincti
ve : la fascination n'est autre chose que l'extériorisation de ce

sentiment par le canal de l'œil ; il s'ensuit que, pour être


contenue ou même réprimée, sa virulence n'en est que plus

à craindre.

Le sentiment de l'envie, général dans l'humanité, pourrait

bien constituer, dans l'Afrique du Nord, un des l rai t s saillants


de, la race. Il esl en relation vraisemblablemenl avec le parti
cularisme qui de tout temps a empêché les autochtones de
se solidariser pour former un état autonome. Du moins, nous

avons entendu des Indigènes intelligents attribuer à cette tare


psychologique l'anarchie politique qui a désolé leur histoire.
« La décadence et l'asservissement des. Musulmans, disent-ils
aussi, onl pour cause leur manie de se jalouser et de s'entre-

nuire. Pourquoi les Chrétiens réussissent-ils dans toutes leurs


entreprises ? C'est qu'ils ne se regardent pas les uns les autres

avec l'œil de l'envie qui amoindrit et déprime (aïn nâqça), mais


avec l'œil de la sympathie qui exalte et complète (ichoufou
bel kô,mel). Quand ils reconnaissent quelque supériorité chez

l'un d'entre eux, ils l'encouragent au lieu de le prendre en


go

haine. » L'inexistence du mauvais œil parmi les Français a

été un sujet d'étonnement. On a vu des mauresques de Blida


s'arrêter devant de petits Européens au berceau, partagées en

tre l'admiration de leur beauté el la stupéfaction de la voir

si crânement affichée aux yeux de tous, ee Regarde ces déli


cieux petits bras. Regarde-moi cette figure qu'ils ne protè

gent pas. Et cette superbe jeune fille qui affronte tous les
regards à visage découvert. Ah ! si elle était musulmane, elle
serait vite frappée du mauvais œil et on l'aurait bientôt méta
morphosée (sekhkhtoiiba) ; pour son imprudence, elle serait

condamnée à gémir le reste de ses jours sur son lit ». Il ne

serait pas difficile de trouver des traces de la crainte de la


jettature dans certaines particularités du caractère ou de la
vie privée des Maghrébins, entre autres dans leur méfiance,
leur cachotterie dans la conduite, leur discrétion dans le
langage, le secret dans les desseins, ainsi que dans le mystère

dont s'enveloppe la vie familiale, le goût de la vie cloîlrée

et l'habitude du voile. Le Prophète a dit : Cachez vos affai

res pour aider à leur prospérité, car tout homme jouissant


de quelque bonheur est en butte à l'envie (Boud el akhiar,
p. n5) ».

Dissimuler ce qui vous tient le plus au cœur, c'est la pre

mière précaution à prendre contre le terrible, fléau. La jeune


femme qui a des espérances ne l'avouera qu'à la dernière extré

mité ; elle se méfie de ses rivales, ses co-épouses, et aussi

des sœurs de son mari ; et tout autant des amies de son âge
qui courent la même chance : <e Le mal œil pourrait lui des
sécher son fruit ; exactement, le lui durcir, le changer en

fibrome (iqeshou lha lh'mcl). » Un Blidéen promène ses

trois fils dont il est très fier. Un indifférent le rencontre et


lui demande : « Ce sont là tes enfants ? —

Non, se hàte-t-il
de répondre, je n'en ai qu'un, les autres sont à mon voisin ».

H ii menti par peur du mauvais œil.


• 'elle peur lui dictera même sa conduite et non pas seule
ment ses paroles. Un autre Blidéen avait perdu successive
ment, deux femmes qu'il avait épousées aux jours nuptiaux,
l'une le'
lundi, Poutre le vendredi. Avant contracté une nou
velle union, il se résolut à faire son entrée de marié dans la
nuit du jeudi (du mercredi au jeudi) : par un brusque chan-
gi
— —

gement de date, il comptait dépister le mauvais œil des bi.ial.al;


l'on nomme ainsi les femmes qui viennent faire la veillée des
noces avec la fiancée ; il attribuait à leur malignité ses pré

cédentes infortunes. Les manquements à la coutume, parti

culièrement l'interversion des moments consacrés par elle,


n'ont souvent pas d'autre cause que l'appréhension de Vain.
On masque, on défigure la beauté pour la faire pardonner.

Les Arabes disent que le Démon jette de la cendre dans les


yeux des orphelins en vue de les rendre chassieux ; ils sont

alors si dégoûtants qu'ils découragent la pitié. Certaines mè

res tendres, qui admirent trop leurs enfants pour ne pas

craindre l'envie, cultivent les humeurs de leurs yeux et entre

tiennent tout leur corps jalousement, de propos délibéré, dans

une saleté repoussante. La prophylaxie superstitieuse prime

dans leur pensée l'hygiène rationnelle. Lippeux, morveux, mal

propres, ils risquent bien les ophthalniies, les mauvais rhu

mes, les infections de toutes sortes ; mais elles les craignent

moins pour eux que les conséquences d'une trop vive admi

ration. Elles se réjouissent de voir leur fils tenu en horreur ;


la crasse lui sert de talisman contre la fascination, puisqu'elle

offusque même les yeux de la compassion.

Un fellah, au marché de Boufarik, achète un guiloun, c'est-

à-dire dans la langue mettidjienne une tente de campement,

en toile. Il la porte aussitôt dans champ en friche et l'y


un

dresse. Sans doute veut-il l'essayer ? Point du tout : il l'im


munise. En effet, le voilà qui en fait le tour pas à pas ; de
ses deux mains réunies il puise de l'eau dans un sceau et il
en asperge soigneusement chacune des bandes de toile qui la
composent. Il pense ainsi la prémunir contre le mauvais œil

et lui assurer un long usage. Il, la défraîchit exprès pour lui


ôter son éclat provocant, dans le même esprit que la mère

inquiète enlaidit à plaisir son enfant pour lequel elle redoute

les contre-coups de sa beauté involontairement insolenle.


Les Bédouins ou Arabes de la campagne fendent les oreilles

de leurs chevaux, « parce que, disent-ils, c'esl utile contre le


mauvais œil, tout comme les amulettes ». Ils croient transiger

par ce moyen avec l'inévitable envie. C'est une sorte de sacri

fice de rédemption : ils mutilent légèrement une bête de prix

pour qu'elle ne coure pas les dangers auxquels l'exposerait


une perfection absolue.

92 —

Les milieux primitifs, prolifiques et pauvres, chez qui la


question de l'alimentation se pose en problème quotidien, con

naissent l'envie du famélique. Voir manger les autres y réveil

le des convoitises dont l'homme aisé et repu n'a plus l'idée.


On redoute la fringale maléfique du mendiant qui surgit au

milieu d'un festin et dévisage les convives de son œil haineux ;


il est prudent de l'inviter : de là une habitude connue. Naguè
re encore les montagnards de, l'Atlas qui voyaient les Euro
péens souper sous des tonnelles ou s'attabler au rez-de-chaus

sée, les fenêlres ouvertes sur la rue, s'étonnaient, ou/ se gaus


saient ; ils se demandaient si c'était, de la part du roumi,
inintelligence ou bravade. Le Prophète a dit : « Les deux
yeux de celui qui mange et les deux yeux de celui qui le
regarde vont tous quatre à l'Enfer ».

Un homme adulte qui va mangeant dans la rue est un faible


d'esprit (khçiç él'a.qel) ; son adversaire en justice est fondé
à récuser son témoignage. Une femme qui grignotte ou mâche

ou suce, ne serait-ce qu'un bonbon, autrement qu'assise en

lieu clos ou isolé, tue son mari, si l'on en croit un dicton


des gynécées. Le, petit ciraya, qui est, le voyou de l'Islam,
scandalise fort les bédouins de passage dans les villes, lors
qu'ils le voient mordre dans son pain sur nos places publiques.

Le campagnard, quand il n'esl pas un déraciné et n'a pas

secoué les vieux principes, sait se ménager une retraite au

sein de la foule : il s'accroupit, relève son burnous sur la tète,


y rentre les bras el, tirant ses provisions, il mange à l'abri
des regards, dans sa guérite de laine.
En été, quand les produits alimentaires sont en baisse, le,
père de famille fait des provisions pour l'hiver. Les femmes
sont chargées de leur faire subir les préparations nécessaires.

Elles observent dans ce cas certains rites traditionnels pour

les soustraire au mauvais œil. Les vieilles mercenaires que

l'on loue pour l'aide (on les appelle des rouleuses de cous

cous fettâlal) doivent avoir la main heureuse. Pendant le tra


vail le silence esl préférable, mais si la conversation s'engage,

elle doit porter sur les bonnes choses qui constituent le bien-

être, le miel, le beurre, l'huile, ou sur les saints. Particu


lièrement quand on fait, des conserves de viande, grand luxe
des petites gens, on redoute la visite des étrangères, dont, la
-93-

convoitise excitée pourrait causer le mal œil. Une ménagère

prudente fait cuire son beurghcl (blé grossièrement moulu) el


kheli'
son (viande séchée) ee à l'heure où cesse le bruit des
pas dans la rue », afin de ne provoquer aucune envie ni par

la vue ni par l'odorat.


On se cache pour les enfermer dans leurs jarres. Il y a des
charmes pour assurer à celles-ci la baraka qui est l'abondance
inépuisable, la pérennité indéfinie ; on les prononce dans le
dernier tiers de la nuit ; ils agissent femme, nul ser
si nulle

viteur, nul enfant ne voient jamais les jarres, sauf la maî


tresse de maison, d'ordinaire la belle-mère de la femme ; seu

le, l'adjouza monte dans la soupenle où elles se trouvent ou

détient la clef du cabinet garde-manger, dans beaucoup de


vieilles familles.
Enfin, dernière précaution, il faut que les femmes qui ont

prèle la main se retirent satisfaites, surtout repues, sans ran

cœur ni jalousie. Il importe aussi beaucoup de gagner ses

voisines : ce que l'on fait en leur offrant les prémices de ses

nouvelles provisions. Quand le beurghcl est cuit, on en pré

lève un ou deux kilogs. La maîtresse de maison en fait pré

sent aux femmes qui habitent autour d'elle. Celte distribution


se fait, dit-on, ee en l'honneur de Sidi Abdelkader », mais ce

n'est pas le seul cas où un vieil usage se range sous le patro

nage de ce saint pour faire oublier ses origines. Qu'il s'agisse

de mahamça (couscous à très gros grains) ou de couscous

kheli'

proprement dit, ou de beurghcl, ou de ,


bref d'une pro

vision quelconque, la ménagère doit les faire goûter à ses voi

sines el aux membres de sa famille, voire même à la porteuse

d'eau dont elle esl l'abonnée ; et les gens à qui elle en pré

sente doivent non moins obligatoirement formuler des vœux :

ee Avec la santé et la paix vous mangerez ce bien, avec la


paix et, la longueur de la vie. A l'an prochain la continuation

à Dieu ! (Coutumes, institutions, édi


s'il plait »
croyances,
tion, Jourdan, 1913, p. 187). Ces souhaits el le nom d'Allah
rendent la jalousie inoffensive, si elle se produit. Mais, ce qui

est, plus sûr, en contentant la cupidité qui guette toutes les


bonnes choses, on a désarmé le mauvais œil.

Au lieu d'amadouer le jettateur, on peut lui résister. On


l'éloigné en opposant à son ascendant l'énergie que tout hom-
- -
g',

me possède, ou en ayant recours aux Esprits protecteurs, ou

en faisant appel aux marabouts ; enfin, en utilisant les armes

que fournit aux musulmans leur Livre Saint.


ee Quiconque dit au fascinatcur et au sorcier : ee Hé ! Un
Tel ! )> et les appelle par leurs noms, au moment précis où il
esl louché par le mauvais œil ou le sortilège,
par neutralise

leur influence. De même si le fascinateur et le sorcier se

v aillent de leur puissance lorsqu'ils se proposent de l'employer,


leurs opérations resteront sans résultat (Eddirabi k. elmodjri-

bat, p. g'i) ».

On arrête le mauvais œil en nommant les ennemis de l'oeil,


tels (juc la pierre qui le crève, le brandon qui le brûle, la
nuit qui l'aveugle, la mer qui le noie, les eaux sauvages qui

le roulent, le sentier effacé qui le déroute, les sourcils fron


cés qui le bravent, le souffle qui refoule ses effluves, etc. Voi
ci une anecdote classique qui met en relief le mécanisme

défensif des formuletles. ee II y avait au Khorassan un jetta-

tore qui, étant assis un jour avec des amis, vit passer un

train de chameaux, ee Lequel désirez-vous manger ! » deman-

da-t-il. On lui en désigna un, qu'il fixa et qui tomba sur-le-

champ. Le propriétaire de la bête dit alors : e< Au nom d'Al


lah, au rang sublime, aux miracles terribles. Ce qu'Allah

veut est. Prison de geôlier de pierre dure et de brandons


Mon l'œil du fascinateur lui-
enflammés. Dieu, renvoie sur

même, dans son foie, dans ses reins et sur les créatures qui

lui sont le plus chères. Chair émaciée, os pulvérisés ! » Sui


virent des citations du Coran. Le chameau se releva indemne.
Le contre-seul ilège oral avait eu raison de la malignité de
l'œil ».

La puissance du geste n'est pas moindre que celle de la


parole el d'ailleurs le plus souvent la renforce. On connaît

la vogue dont jouit la projection vers les yeux menaçants de


la main grande ouverte, projection accompagnée de l'impré
cation : «
Cinq dans les yeux ! » Malgré le silence des Indigè
nes sur le sens de ce
signe, il est probable faut y voir
qu'il

un simulacre d'obstruction ou de destruction à l'adresse de


l'organe appréhendé. Yoiei une preuve que, chez les Arabes
primitifs, l'index el le médius allongés dans la direction des
yeux s'associaient à l'idée de les crever. Un Musulman qui
-95-

avait entendu calomnier Aïcha n'avait pas protesté. « Le Pro


phète lui apparut en songe, ee Pourquoi n'as-lu pas défendu
ma femme ? —

Je ne l'ai pu, ô Prophète. —

Tu mens. » Et
Mahomet lui braqua sur les yeux ses deux doigts tendus. Le
(Nozhai-el-
lendemain, en se réveillant, il se trouva aveugle

madjulis. II, p. i3o!. » La main entière s'adjoignant aux

deux doigts perforateurs ne peut que les aider clans leur fonc
tion magique.

Le chiffre cinq par lui-même est doué de vertus phylacté-

riques suffisantes pour qu'on croie pouvoir l'employer seul

avec succès. Une femme, dont la fille avait effectivement trois

ans, s'entendit demander un jour par une étrangère : ee Quel


âge a-l-elle ? »
Méfiante, mais de l'air le plus naturel, elle

répondit : ee Quatre ans et


cinq mois ». On interrogeait une

autre Blidéenne sur l'indisposition de son enfant : « Depuis


combien de temps est-il malade ? » Faisant semblant de sup
puter les jours, elle trouva moyen de répéter quatre fois le

nombre prophylactique cinq, inclus étymologiquement dans


le nom du jeudi (h. lie mis) ou compris dans un de ses multi
ples. « De ce jeudi, dit-elle, au jeudi précédent, cela fait huit
'
jours el au jeudi antérieur, cela fait quinze ! »

Comme on complimentait une jeune femme sur l'achat


d'un foulard, elle se hâta d'en révéler le prix qu'on ne lui
demandait pas. « Il vaut vingt-cinq francs », dit-elle ? En
réalité elle l'avait payé vingt-deux ; mais, inquiétée par l'agres

sive curiosité de ses voisines, elle leur opposait la parade con

sacrée ; et, si elle n'y ajoula pas


cinq centimes ou v ingl-cinq
centimes, ce fut seulement pour ne pas éveiller leur suscepti

bilité. On ne compte que par cinq dans certains milieux supers

titieux.
« Dieu nous garde des gens qui ne brandissent et n'assènent

que -des cinqs ! » disent les dames qui se piquent d'urbanité.

Celles-ci, par réaction, affectent d'éviter le mot ; elles le pro

noncent au besoin quatre ou six, sans prendre garde à la


véracité ni à la précision ; ou bien elles le remplaceront par

la tournure : le nombre qui est dans votre main. Au lieu de


quinze, elles décomposent vaguement : dix et des mouzounâi.

Tout le monde comprend. Et, précisément, l'usage de ces péri

phrases dans la bonne société prouve l'abus que l'on fail du


-96-

terme propre dans le peuple, où « cinq » est bien le mot-

talisman avec lequel on fait front le plus souvent contre le


mauvais œil.

Il fournit aussi l'amulette matérielle la plus répandue. Sous


la forme d'une main stylisée et sous le nom de Khâmsa, qui

veut dire la quintuple, les Indigènes affectionnent un phylac

tère bien connue ; ils l'appliquent en or ou argent sur le


devant de la chéchia des enfants, le brodent, simplifié jusqu'à
n'avoir que trois) doigts souvent, sur la poitrine de leur bur
nous, le peignent leurs portes, l'arborent sur leurs dra
sur

peaux. Les Européens le connaissent sous le vocable de Main


de Fathma. Je n'ai trouvé chez aucun Blidéen l'explication de
ce terme qu'ils n'emploient jamais. Pour eux la main sym

bolise un pouvoir protecteur, comme le dit le Nozhat el rnad-

jutis (I, p. 7) : ee La main chez les Arabes signifie la force ;


ainsi Allah a dit de David qu'il était doué de ee main », ce

(jui veut dire de force. Elle a aussi le sens de puissance ; ainsi

Allah a dit : « La supériorité est dans la main d'Allah », ce

qui veut dire : en sa puissance. Elle a aussi le sens de se

cours ; on dit couramment : ee Un Tel a prêté la main à un

Tel „, ce qui veut dire l'a aidé. Elle a le sens de bienfait ;


Allah a dit : Dieu pardonne à celui qui a dans sal main (qui
offre) un acte de mariage. » La lexicologie du mot ied semble

rendre compte suffisamment du rôle de la main dans la lutte


contre le mauvais œil. Il est vraisemblable qu'ici nous voyons

les forces magiques inhérenles à l'âme humaine se neutraliser

entre elles, la bienfaisance d'un de nos membres étant tour


née contre la malignité d'un autre.

En dehors des ressources qu'ils trouvent en eux-mêmes,


les Maghrébins empruntent à la nature de nombreuses armes

contre le mauvais œil ; en général tout ce qui peut nuire h


l'organe physique est employé à combattre sa fonction malé

fique. Chacun de ces objets vaut par plusieurs de ses pro

priétés ; on peut cependant les classer en tenant compte de


la principale. Parmi les alexilères de l'œil les plus employés

on remarque ceux que l'on peut appeler les éblouissants, qui

empêchent par leur éelal l'action de la vue : de ce genre sonl

les étoiles el les croissants, nombreux sur les chéchias des


petits Algériens. Après eux ceux qui ont la vogue sont les
— —

97

poignants, comme les serres, griffes, becs, canines, cornes,

pinces, piquants, etc., tout l'arsenal où s'équipent les ani

maux, surtout les plus redoutés. Ensuite, viennent les con

tondants ; le plus connu est le fer de cheval, à cinq trous,


trouvé et suspendu en façade, un jeudi : il fracasse l'arcade

so.urcillière el écrase l'œil menaçant. Moins connus sont les


corrosifs ou caustiques : à Blida, on recommande pour le
nouet du berceau le vert-de-gris, « excellent pour l'œil ». A

Douera, une mariée venant du pays des Zouaoua, en descen

dant de voiture, laisse tomber un nouet ; la curiosité s'en

empare et
y trouve sept piments de Cayenne, ou, suivant
l'expression arabe, ee sept cornes de, piments des Cuenaoua

(Guinéens) ». Les Bédouines balancent sur leur poitrine, en

pendentif, un petit miroir d'un sou : ce n'est pas un accessoi

re de coquetterie, mais un talisman réverbère, qui renvoie le


mauvais regard à celui qui le lance.
On use beaucoup des déviatifs, qui attirent sur eux les pre

mières décharges du mauvais œil. On fend en trois la pointe

supérieure d'un roseau et l'on y fixe un œuf plein ; planté

dans un qu'il domine ou dressé bien en vue dans une


champ
chambre, il protège une récolte ou des meubles précieux.

L'œuf esl un objet de gourmandise, comme chez nous les


dragées. Le tatouage, pour les musulmans est, un spécifique du
mal œil. On lit dans le commentateur du Coran, Elkhazin, à
la sourale Vousof : ee Le Prophète a dit que le mal œil était une

réalité, et El Bokhari ajoute : et il prescrivit le tatouage. »

Il découle de ce texte que les anciens Arabes reconnaissaient

entre l'un et l'autre le rapport du remède au mal. Les mores

ques de, nos pays s'en font la même idée, puisqu'elles en

peignent un sur leur enfant, quand il doit affronter les regards

du public ou des inconnus, comme nous l'avons vu dans le


chapitre des amulettes. Le tatouage, semble, en principe, char
gé de capter le regard, de l'adoucir par sa couleur bleue, de
l'amuser par ses dessins et de l'égarer dans la labyrinthe de
ses arabesques.

Chez les Béni Khalil, autour de Boufarik, quand l'épousée


fait son entrée dans la maison de son mari, on l'arrête dans
la cour. Sa grand'mère (djedda) », c'est ainsi qu'on désigne
la femme qui accoucha sa mère, s'avance vers elle, lui lave le
1
-98-

pied droit et le pouce de la main droite ; puis, elle recueille

l'eau dont elle s'est servie, sans en rien perdre, et elle la


suspend dans une bouteille aux murs de la chambre nuptiale.

Ce rili'
esl inspiré, de l'aveu de celles qui le pratiquent, « par

la crainte du mauvais œil et de Ces personnes-là ». A la suite

de la cérémonie de la pose de, la ceinture, qui a lieu le sep


tième jour du mariage el, qui clôture la période nuptiale,
cette eau est jetée dans le fumier ou dans un trou et recou

verte de terre soigneusement. Cette eau en effet est contami

née, en premier lieu, par les mauvais regards qu'elle a lavés,


et, en second lieu, par ceux dont elle s'est chargée dans l'at
mosphère de joie et d'orgueil, où elle a joué le rôle d'absor
bant ou d'accumulateur ; et l'on enterre avec elle les miasmes

ou les effluves de l'envie que les réjouissances de la famille


en liesse ont immanquablement excitée dans le cœur de ses

invités.
Ne nous laissons pas tromper par les métaphores que nous

venons de lire, simples adaptations ou concessions au langage


scientifique européen. Pour la bédouine des Sidi Khalil, la
fiole d'eau suspendue dans sa chambre ne saurait être un ré

cepteur ni un paratonnerre. Elle y voit certainement un Esprit


qui purifie son milieu el le protège, conformément aux croyan
ces que nous avons exposées dans notre chapitre des Amu
lettes, mais un Esprit ayant la forme et les vertus de l'eau.
De même l'étoile et le croissant, qu'elle coud sur la chéchia

de son enfant, représentent pour elle des puissances spiri

tuelles protectrices. Elle les anime d'une vie humaine et sur

humaine, comme nous l'avons montré au chapitre II, en rela

tant le culte magique dont les astres sont l'objet. Nous ferons
remarquer seulement que le Prophète lui-jnème a signalé à
l'attention de ses fidèles les vertus dont jouit le Croissant
contre le mauvais œil. <e Le Musulman, a-t-il dit, qui, en
voyant la nouvelle lune, prononcera la formule : « Louange à
Dieu », puis bénira Dieu et récitera sept fois la Faliha, par

faveur divine, n'aura pas à se plaindre des méfails do la fas


cination dans le cours de ce mois (!\n;hul cl
madjalis, I, i3i) ».
L'orthodoxie, tout en niant la divinité que les idolâtres attri
buaient à la lune, lui reconnaît une personnalité. La tradition
rapporte qu'un jour elle s'enorgueillit de son éclat et que Dieu
— —
99

l'en punit en la condamnant au décours mensuel, de sorte


qu'elle ne récupère sa lumière que pour la perdre à nouveau
(Id., 120). Mais elle est restée un Esprit puissant. Les mores

ques enseignent à leurs enfants, bien avant qu'ils apprennent

la prière musulmane, à demander au bon génie certaines fa


veurs entre autres une belle dentition. O Croissant, ô Blanc
(Mellal, nom kabyle), donne-moi des dents de gazelle ». Qui
pourrait dire le nimbe d'images et de sentiments plus ou

moins précis dont s'entoure pour elles sa représentation ? Il


est bien certain que, lorsqu'elles appliquent un croissant d'or
sur la calottede leur nouveau-né, elles n'y. voient pas une

vaine parure, mais bien une protection spirituelle, laquelle


n,'est pas purement fantaisiste ni individuelle, car l'imagina
tion collective a fixé quelques traits de cet êlre surnaturel,
comme la tradition profane et sacrée en a établi la puissance.
Nous avons eu l'occasion, dans le chapitre des Amulettes,
de citer plusieurs spécifiques du mauvais œil ; nous les avons

trouvés identiques dans leur principe aux autres phylactères :

ils se fondent tous sur une conception anthropomorphiquë et


ne diffèrent que par des nuances d'ordre Ihéologique. Don
nons un dernier exemple tiré des objets les plus communs.
La grossière matraque des campagnards est aussi un phylac
tère dans la stricte acception le du mot. ee Le bâton, dit
Nozhal Madjalis (I, 20/1), a huit vertus : il est une obliga
el

tion traditionnelle pour les prophètes, une parure pour les

saints, une arme, contre les ennemis, une aide pour les infir
mes ; de plus, il met en fuite le Démon ; les pervers (fadjer,
malandrins et sorciers) se font humbles devant lui ; il est pour

celui qui le porle une amulette (qabala) et rme force, si son

maître est fatigué ». Le mot qabala que nous avons traduit


par amulette désigne, d'après le dictionnaire de Kazimirski,
un collier de coquillages que l'on suspend au cou du chameau
« pour conjurer l'effet du mauvais œil ». La trique doit donc
êlre comptée parmi les préservatifs du même genre que l'étoile
ou le croissant. Or, comment nos Maghrébins se représentent-

ils son action ? Dans les milieux rustiques, le choix de l'es


sence est capital : on tirera sa canne d'un arbre épineux,
lourd, rigide, d'un goût amer, etc. parce qu'elle gardera les
caractères physiques cl moraux (c'est tout un) du génie de
cet arbre cl qu'elle sera un rejeton ou un dédoublement de ce

génie. Les personnes d'un développement islamique plus avan

cé renforceront dans ce génie de l'arbre le caractère religieux :

telle cette femme de la campagne blidéenne que j'ai citée à


propos de l'amulette bovine et. qui que le bâton de
tamarix ne cesse de prier Allah pour l'homme qui le porte.

Le savant, le lecteur assidu des saints livres précisera la spi-

ritualisation de l'agent prophylactique ; il adoptera la révéla

tion du Prophète : ee Quiconque, a-t-il dit (A'oz. madj. I, 20/i)


part en voyage avec un bâton pris à l'arbre qui produit

l'amande amère sera protégé par Allah contre tout fauve nocif,

tout voleur agressif, tout être donneur de fièvre, jusqu'à ce

qu'il soit rentré parmi les siens chez lui ; et, jusqu'à son

retour et jusqu'au moment où il déposera son bâton, il sera

accompagné d'une escorte de 77 moaqqibàt qui demanderont


à Dieu le pardon de ses fardes (les moaqqibàt sont des anges
qui descendent jour et nuit du ciel avec les bénédictions divi
nes yet remontent avec les âmes et les actions des hommes,
dit Elqazouïni). »
Si, comme je le crois, le gourdin de nos

bédouins peut servir de lype aux talismans matériels qu'ils

opposent au mal œil, nous devons attribuer leur efficacité à


des Esprits s'échelonnant, suivant le degré d'évolution du
milieu, depuis le Génie de la végétation jusqu'aux Intelligen
ces célestes.

On a recours à ces Esprits pour guérir le mal comme pour

le prévenir et les plus humbles à nos yeux ne sont pas les


moins sollicités. J'ai résumé dans mon livre des Coutumes,
institutions, croyances. L'Enfance, p.
3g (Jourdan, igi3) une

pratique fréquemment observée dans le peuple à Blida. ee Quand


la mère voit son enfant s'abandonner à des rages de pleurs

et qu'il ne veut pas se taire, elle prend une poignée de sel,


lui fait faire sept fois le tour de la tête du petit et le verse sur

le brasero. Une crépitation ne manqua pas de se produire. Si


cette crépitation paraît forle comme « une canonnade », elle

reste convaincue que la maladie tient du mauvais œil. Elle


prend alors sept cristaux de sel qu'elle promène chacun sept

fois autour de la tète du pleureur. Elle va jeter le premier

dans le trou de l'égoul qui s'ouvre au milieu de la cour inté-

rieu.se (medjiriïa). Elle porte le second dans les lieux d'aisan-


ces. Elle pose les cinq autres au cœur de la braise, en marmot

tant sur ce sel qui pétille la vieille incantation : <e Œil du

voisin, œil du rat, œil de qui entre pan la porte de la maison

(soient) plongés au milieu du feu ». On emploie aussi une

autre formulelle : ee, Ce n'est pas le sel qui explose : ce sont

les yeux du fascinateur qui éclatent. » Les Esprits du silo aux

ordures et de la bouche d'égout sont, réputés des plus « chauds »

et des plus dangereux. Il esl bien probable qu'en leur offrant

leur grain de sel, la moresque a l'intention de leur rappeler

les liens d'hospitalité el de familiarité qui les unissent à elle

et les adjure par là d'intervenir. D'après une variante de la


l'opé-
même pratique, suivie d'ailleurs de la même formulette,
trice emprunte cinq grains de sel à une famille dont elle n'a

jamais goûté la nourriture : elle jette le premier dans le puits,


le second dans la bouche de l'égout, le troisième dans les
cabinets, le quatrième devant la porte d'entrée, le cinquième
dans le foyer allumé. Par des offrandes, elle espère obtenir
l'intervention de lous les génies domestiques en faveur de
son enfant malade, au lieu de s'adresser seulement comme

dans le rile précédent à ceux d'entre eux qui sont les plus

redoutés.

Souvent avec les génies de la maison on prie le saint du


quartier. Les gens des Oulad Sultan, aux portes de Blida, se

considèrent, au point de vue du mauvais œil, comme dans


l'obédience de Sidi Mahammed Moul étliiq. Quand •< l'œil
est sur l'un d'eux », les femmes de la famille prennent quel

ques brins de la corde à laver la vaisselle (lavette en chanvre

ou en palmier nain), un peu de rue, un morceau de charbon

et un petit bloc de sel. Elles en font un nouet et vont le


déposer dans le cimetière de Sidi Mahammed sur le tombeau
de Lalla setl cimlah'. la Dame, reine des Bonnes Personnes.
Elles rapportent le tout à la maison. L'ensorcelé doit enjam

ber sept fois le nouet ; s'il est


trop petit, sa mère le soutient

en lui faisant faire le septuple saut obligatoire. On jette après

cela le nouet au feu. S'il ne pétillait pas, il faudrait recourir

aux écritures des lalebs, ou à un marabout d'une autorité supé

rieure.

Ces nouels servent aussi de préventifs. « Les fellahs du côté

d'Orli'ansville ont, l'habitude, avant, de conduire la nouvelle


102 —

mariée à son foyer, de porter de l'indigo, une bouse de vache,


de la rue el du sel à un certain marabout du nom de Sidi

Bon Zid. Ils y adjoignent eu guise d'offrande des gâteaux au

beurre nommés m'arouka et des figues. Ils déposent leurs


ingrédients sur le petit monument qui surmonte la tombe et

les y laissent quelque temps. Cependant ils prennent de la


terre qui esl
en1
contact avec le saint et la mêlent soigneuse

ment au resle. Enfin ils composent de tout cela un sachet que

l'on fail potier à l'épousée, parmi les ornements de sa lète,


durant les sept jours nuptiaux,, et que l'on glisse encore dans
sa ceinture, le jour où on la lui attache et, où elle prend son

service dans la maison. C'esl un préservatif contre le mauvais

œil et la sorcellerie ».

Les marabouts vivants héritent parfois du pouvoir d'immu


nisation que l'on attribue à leurs ancêtres. Des ruraux ayant

fait l'acquisition d'un cheval de prix dans l'intention de l'em


ployer à leur usage viennent trouver le descendant d'un saint ;
ils versent une mesure d'orge dans l'aile de son burnous éta
lé sur ses genoux ou tendu entre les mains et en approchent

leur nouvelle bête ee qui mange le grain dans son giron ». Ce


faisant, ils avouent deux buts : ils croient s'assurer du ee pro

fit » dans les services que leur rendra leur cheval et l'em
pêcher d'être atteint du mauvais œil.

Le don de guérison se transmet dans certaines lignées. Vers


1908, quand un Blidéen « avait sur lui le mal œil », ses

parents faisaient venir à domicile un membre de la famille


d'Elaçlouui. Cet Açlouni avait été le disciple du Cheikh El-
mahfoud, dont le maqam est grandement honoré de nos jours
par les campagnards des environs de Boufarik. Il y avait de
celadeux générations, maître et disciple s'étaient établis dans
le de Sidi Mahammed Moul éttriq, à Blida, auprès
cimetière

du tombeau de la Dame, reine des Bonnes Personnes, qui,


nous l'avons noté, est un but de pèlerinage renommé contre

la jettalure. Elaçlouni opérait déjà- par ee l'empan contre le


mal œil (lechlnr letton) ». Sa famille a gardé son procédé et

sa tntral:a, c'est-à-dire sa vertu thaunialurgique ; les hommes


soignent le sexe forl cl les femmes le sexe faible. Le chebbar

ou faiseur d'empan, saisissant le bras gauche du malade, le


mesure de sa main droite grande ouverte, d'abord depuis

io3 —

l'extrémité des doigts jusqu'à l'épaule, puis de l'épaule aux


doigts; il en fait autant
au, bras droil du patienl, el, ce fai
sant, il marmotte cette formule : « Par le nom d'Allah ! O
baraka de mes ancêtres, ô baraka de mes père el mère, ô
saints du pays, enlevez-lui cet œil. Couvrez-le de voire pro
tection et éloignez de lui l'œil malin. » Les honoraires étaient

l'antique niiqi'in l'uncia latine, l'once consacrée pour ces sor

tes de cures merveilleuses ; elle se traduisait par le versement

de trois pièces de dix centimes, salaire immuable de l'inter


vention des marabouts, disaient les petites gens.
Trois pauvres mauresques de Blida s'avancent, pieds-nus,
l'une après l'autre, vers la châsse de Sidi Elkebir, le patron

de la ville ; la première glisse sous le rideau d'indienne du


tombeau un flocon de laine brute ; la seconde
y dépose un
dé en fer ou une pièce de couture ; la dernière une brasse
de fil : ce sont des ouvrières, fileuse, couturière, tisseuse, race
famélique, anémiée, chlorotique. Elles viennent en appeler
au Saint, protecteur du pays, contre leurs ennemis qui leur

ont ravi leurs forces, disent-elles. Après avoir passé pour les

plus vaillantes travailleuses de la ville, voilà qu'elles prennent

leur métier en dégoût : elles sentent que ee l'œil est sur elle » ;

elles en traînent lo poids accablant, ee Sid Elkebir, murmure

la maléficiéc, rends-moi ma santé. Eloigne de moi l'œil mé

chant (din sou), le mauvais regard (choufel sou). Aveugle


les yeux de mes envieux. Us m'ont pris en haine à cause de
mes ouvrages. J'en suis arrivée à ne plus rien faire, tant mes

mains sonl alourdies. Moi qui regarde les gens d'un œil grand

ouvert, ils nie guignent d'un


O Sid Elkebir, sois
œil mi-clos.

mon vengeur ! Tu leur demanderas compte de leur maligni


té au jour du Jugement, en présence d'Allah. Ah ! mes mains

sont mortes pour la besogne. »


Là-dessus, elle frotte ses mains

avec la terre du saint tombeau, comme on se lave avec du


savon ; et elle ajoute : « Si Dieu me délivre ces mains de
leurs chaînes, je coudrai pour toi un burnous, e'i Seigneur
(c'est-à-dire un rideau pour ta châsse) ; et, toi, inlendanle de ce

lieu (oukilA . si Dieu réalise mon souhait, je l'apporterai telle

chose en ex-voto ; mais, après les prières, récite la fatiha à


mon intention ».

Les tolba, qui, porteurs du Coran, sont les détenteurs de



io£

ses grâces incomparables, sans nier les mérites des saints,

préconisent l'emploi du livre divin, en vertu de l'axiome que

l'eau se trouve plus pure à la source que dans les canaux

d'irrigation. Le Prophète a dit : <e Le Livre d'Allah contient

huit passages spécifiquement consacrés au mauvais œil. Si


quelqu'un les récite dans une maison, nul n'y sera victime

ce, jour-là du regard des hommes ni de celui des génies :

cuire autres, la première, sourate du Coran, le verset du Trô


ne, etc. (•\tizhal el madjalis, I, p. 73). ee Les lettrés conservent

certaines pratiques qui ont fait leurs preuves et qui ont été
recommandées par Celui sur qui soit la bénédiction et le sa

lut ,,. Pour enlever le sort jeté à un homme ee le fascinateur


fait ses ablutions, se lavant le visage, les mains, les poignets,
les genoux et les extrémités des pieds, ainsi que toute la par
tie intérieure de son vêtement qui se trouve en contaçl avec

son corps ; puis, il verse l'eau dont il s'csl servi sur la tête
du fasciné; on l'invile à formuler une prière en faveur de sa

victime et au besoin on l'y force. Il doit dire par exemple :

ee Mon Dieu ! Au nom d'Allah ! Au nom de ce que veut Allah !


Il n'y a de puissance ni de force qu'en Allah. Mon Dieu !
guéris-le, rétablis-le, bénis-le et bénis sa vie et ne lui fais
point de mal à cause de moi, ô le plus clément des cléments ».

(Eddirabi, Kitah el modjirat, p. 96-7).

11 arrive que le fascinateur soit navré du mal qu'il cause

involontairement ; il se prèle alors à certains rites de répa

ration, entre autres celui de l'œuf. L'ensorcelé frotte la tête


et les épaules de l'ensorceleur avec un œuf de
poulei en réci
tant la sourate de l'Unité de. Dieu (CXH) et ajoutant sept fois :
<iAu nom d'Allah avec lequel on n'a rien à craindre de ce
qui est sur la terre ou dans le ciel et qui est relui qui entend,
Celui qui sait ». Il remet l'œuf entre les mains de son fasci
nateur qui souffle dessus par un des bouts, pendant, que sa

victime adjuiv Dieu en disant sept fois : ee O Allah ! O Maî


tre ! O Gardien ! O Défenseur ! ». Cela fait, on casse l'œuf
dans un plat dont le fond de couleur foncée a été recouvert
d'une couche d'eau, ee La jeltalure se manifestera à les yeux
sous uni' forme'
noire, avec, la permission divine „, dit Es-
soyouli (A. errahma, p. 07).

« Les tolba usaient fort de l'œuf contre le mauvais œil na-



io5 —

guère encore, à cause de l'assimilation immémoriale de sa

coque avec le globe de l'organe visuel ; mais, en général, ils


dédaignaient celle sorlc d'objets domestiques qui sonl les
matériaux préférés de la sorcellerie féminine. Il n'employaient

volontiers dans leurs talismans que les paroles très saintes du

Livre, même pour proléger les animaux. On croit que les

ânes, les mulets et les chevaux sont réfraclaires aux manoeu

vres de la sorcellerie proprement dite. « Les sorciers ne peu

vent les atteindre par la voie de la magie démoniaque el,


si quelque défaillance se produit dans leur état, elle ne peut

provenir que du mauvais œil (Ibn cl Hadjdj, p. 69). » Exempts


des maladies qui viennent des Génies, ils ne succombent que

sous les coups de l'envie humaine. C'est pourquoi, une bête


de prix ne quille jamais le phylactère qui défend son point

faible ; c'est un talisman particulier aux chevaux (heurz


élkhil), qui rappelle, les phalères de l'antiquité romaine, mais

dont le fond est tout entier emprunté au Coran autant, que


sur'

la langue. En voici un échantillon trouxré la voie publi

que à Blida. Il était enfermé, comme il convient, dans un

sachet triangulaire de filali, orné d'une main de Fathma


brodée, rédigé sur du papier plié en triangle rectangle, et

écrit avec de l'encre arabe tirée du suint, non seulement

sans voyelles, mais sans points diacritiques, à la mode des


plus archaïques manuscrits, quoique de la main d'un contem

porain.

e< Au nom d'Allah, le Clément, le Misécordieux. Mon Dieu !


ô Gardien, garde ce noble coursier par la vertu (de ton nom

de) ee Maître des mondes, Créateur des êtres ,,. Mon Dieu,
Créateur, Maître des cieux et de la terre, Créateur de tout,
et pouvant tout, mon Dieu, garde ce coursier contre le mal

œil et contre le maléfice d'inhibition (mana') et garde-le quand

il est entravé à la corde du campement, quand on lui passe


la bride, quand on lui serre la selle, quand on lui boucle la
sangle, quand il court dans la carrière, par les vertus de
(les noms) : Allah l'Unique, le Tout-puissant... par les vertus

(de ces versets de la LXXXIP sourale) : <e Lorsque le ciel se

fendra ».

Que l'œil du fascinateur soit emporté ! ee Les


étoiles seront dispersées ». —

Que l'œil du fascinateur soit

emporté ! ee Les mers confondront leurs eaux. ». —

Que l'œil


106

du fascinateur soit emporté ! « Les tombeaux seront sens des


sus dessous ».

(Jue l'œil du fascinateur soit emporté I
« L'âme verra ses actions anciennes el récentes ».

Que l'œil
du fascinateur soit emporté ! « 0 homme, qu'est-ce qui t'a

égaré sur le compte de ton Maître généreux, lequel t'a créé,

organisé, mis au. point ; t'a créé, organisé, mis au point ;

t'a créé, organisé, mis au point ! » Mon Dieu, conserve à ee

coursier la perfection à laquelle tu l'as porté en le mettant

ainsi en forme, par les vertus de tes noms de Maître des mon

des, de Créateur, etc. » Suivent les noms d'Allah qui consa

crent sa puissance de conservateur souverain : Gardien de


tout (hafid. koull chi), Bempart entourant ses créatures

(moh'h'ït) ; ou ceux qui manifestent sa prévoyance : Celui qui

entend (sami'), celui qui sait (allam), etc., tous noms tirés

du Coran et adhérant encore à des fragments de leur contexte,


de sorte que le taleb qui a composé ce heurz, se piquant d'une
orthodoxie assez en vogue de nos jours chez ses pareils, en a

fait systématiquement une prière dans laquelle Allah est invo


qué avec les noms qu'il s'est donnés et avec les expressions

qu'il a dictées lui-même.


L'emploi du Coran contre le mal œil représente le summum

de l'art : il est naturellement l'apanage des savants. Les fem


mes, ne sachant pas écrire et d'ailleurs sollicitées par la tra
dition populaire, usent de techniques toutes différentes. Cel
les-ci constituent la thérapeuthique antifascinatrice de la mé

decine familiale maghrébine. Nous en donnerons quelques

exemples parmi ceux qui frappent le plus souvent l'obser


vateur.

Les moresques et certaines juives, à Alger, font infuser


des pois chiches dans de l'huile ;, puis, on les enflamme et on

les éteint en soufflant dessus devant le visage de l'enfant


malade ; on calcine ensuite les pois chiches et l'on frotte avec

leur cendre la plante des pieds, le creux de la main et la


bouche du patient.

A Blida, les femmes s'enseignent cuire elles des cures par

transfert du mal, qui font sourire leurs maris. Quand leur


enfant a des rages de pleurerie, ce qui révèle l'action du mal

œil, paraît-il, elles placent une jointée d'orge sens son oreiller

et l'y laissent une nuit. Le lendemain, elles se rendent avec


— —

107

l'enfant au caravansérail voisin, font un petit tas du grain

imprégné de son mal sur un pan de son vêtement ou sur ses

genoux et en approchent l'âne d'un étranger : celui-ci, en

mangeant l'orge, « emporte le mauvais œil ».

Elles l'expulsent aussi de la façon suivante : prenant suc

cessivement sept charbons ardents dans leur brasero, elles

font avec chacun d'eux sept fois le tour de la tète du malade ;


puis, plongenl la braise ardente toute enflammée et attisée

par la circulation, dans de l'eau froide, qui esl emportée aus

sitôt par une vieille femme, ou au contraire une toute jeune

fille, et versée dans un carrefour (mefreq ettriq).

On croirait les voir parfois employer nos méthodes scienti

fiques et utiliser notre chimie ; ainsi, achetant chez le dro


guiste une pierre d'alun, elles la font fondre le feu, dans
sur

une cuillère de fer qu'elles appliquent sur la tête de l'enfant,


en la protégeant contre la chaleur excessive par une serviette

interposée. Elles copient à moins qu'elles l'aient devancée,


notre hygiène : elles plongent le malade dans un bain chaud ;
mais il faut que cette eau ait bouilli avec du jujubier sauvage,
bois épineux qui forme les haies des fermes et les protège

contre le mal œil autant que contre les voleurs.

Les pratiques dont s'avise la Mauresque pour se défendre


du mauvais œil sont innombrables. Il serait bien inutile d'en
essayer l'inventaire. Mais nous devons en dégager le caractère

commun. Ce qui les distingue c'est qu'elles se pussent de tout


recours à la divinité, de quelque nom qu'on veuille l'appeler :

Allah, anges, saints, génies, démons. La personne qui opère

ne compte même que très secondairement sur les propriétés

des éléments qu'elle emploie et qui ne sont pour elle que

des instruments interchangeables ou dont au besoin elle se

passe. Elle ne met en œuvre, d'ailleurs plus ou moins cons

ciemment suivant son intelligence de la tradition, que la


puissance supérieure qui est en elle-même, la force magique

de son âme.
L'opposition entre les procédés féminins et la méthode mas

culine est ici curieuse ; nous assistons au choc de deux men

talités représentant deux civilisations : la mentalité religieuse

et la mentalité animiste, ee Eh ! la vieille, disait, un taleb à

une rebouteuse, dans vos sortilèges, offensifs ou défensifs, que



108 —

vous tenez pour efficaces, où se trouve la puissance qui réalise

votre désir ? Vous n'y employez ni texte coranique, ni priè

res (doua), ni invocation aux marabouts (etonesaouï). ni adju

ration aux Esprits Çazima) : el qu'est-ce qu'une opération

magique dans laquelle n'intervient aucune puissance surna

turelle ? Votre artifice manque de ressort : c'est une charge

de fusil sans poudre, ou une marmite posée sur un foyer


sans feu ». —
« Point du tout, protesla l'adjouza, notre, eumal

(notre œuvre) porte en lui sa force réalisatrice : cette force


c'est le désir même, de notre âme, l'ascendant de notre toute
puissante nefs ; mais vous ne comprenez pas ces choses ».

L'orthodoxie musulmane professe qu'Allah seul réalise ce

qu'il veut, en disant, à ce qu'il veut: ee Sois ». Il n'est sans doute


pas une Meltidjienne qui n'admette cette « vérité évidente »

et ne la défende en théorie. Mais, en fait, la tradition ances-

trale se maintenant concurremment avec son credo actuel,


elle croit à des êtres intermédiaires doués d'une puissance

indéfinie et elle prête à l'âme humaine des facultés surnatu

relles du même genre que celles qu'elle attribue aux génies

et à Dieu. C'esl une survivance du système animiste. : tout

être, même le plus matériel à nos yeux, y possède son Esprit :

comment l'homme n'aurait-il pas le sien ? Attendu que, d'a


près la religion même, il est le roi des créatures et la copie

d'Allah, son âme possède à un plus haut degré qu'aucune

autre les forces Iranscendantales el il sera le dernier à les


perdre.

Dans la thérapeutique du mauvais œil, la croyance à l'as


cendant surnaturel de l'âme humaine s'esl conservée en con

nexion avec la superstition contre laquelle on l'emploie. Le


mal et le remède que les femmes lui appliquent sont de la
même essence cl sans doute de la même époque. La jettature
provient de la nefs d 'autrui : il est logique qu'on la combatte

en lui opposant sa propre nefs. Dans ce conflit d'ordre spiri

tuel, la Blidceune estime, avec la sagesse des anciens, que

c esl l'âme humaine qui est noire meilleure protectrice contre

l'âme humaine ennemie. Pour elle, il x a en nous une, force


psychique méconnue des hommes, qui esl le principe à la
fois et l'antidote du mal œil. Nous allons voir que les hommes
n'onl pas perdu tolalenienl le souvenir de celte force mvsté-

IOQ —

rieuse el que, malgré leurs essais confus d'explication ratio

naliste, on retrouve dans les grimoires des lettrés la trace


rcconnaissable de la croyance à la nefs, et à sa faculté fascina-

trice.

Si l'on consulte les hommes sur le principe générateur de


leur jeltalurc el sur son mécanisme logique, on ne recueille

que de, vagues théories. Les savants se refusent à l'analyser.


Comme le dit le Commentaire du Coran (Elkhazin, sourale

XII ) : ee C'est une de ces questions qui dépassent l'entende


ment. Nous devons admettre la réalité du mauvais œil parce

que e< la Loi nous l'enseigne » ; il nous est défendu de la nier

el il esl impossible de l'expliquer. Cependant « des natura

listes, qui reconnaissaient à l'œil une influence positive, ont

avancé qu'il émane des force (qououa) yeux du jettalore une

venimeuse qui, atteignant sa victime, la lue ou la débilite. Il

est tout aussi impossible d'empêcher la projection de ce venin

de l'œil que de celui des vipères et des scorpions, qui vous


tuent sans que vous ayez senti leur piqûre ». D'après Eddirabi

Kit. ctmodjribal, p. 96) ee on a dit que ee c'étaient certaines

substances de nalure subtile et maligne qui, se dégageant de

l'œil, pénétraient par les pores du corps ».


D'ailleurs, quelle

qu'en soit la composition matérielle, les éléments projetés

n'agissent pas par leurs propres vertus ; il y aurait impiété à


le soutenir ; c'est Dieu qui agit en eux : « Ils s'insinuent dans
les membres de l'ensorcelé, Allah crée, à leur occasion,
et alors

la mort, comme il le fait dans l'absorption d'un poison (Cf.


l'un et l'autre auteur) ». Ce serait pour ce motif que l'on ne

doit pas poursuivre le jettatore en justice : il n'est pas res

ponsable ; son 1 égard ne tue pas, à proprement parler ; « l'in


fluence néfaste s'exerce à propos de ce regard, mais n'est pas

produite par lui ».

Dans le peuple, à Blida, on assimile volontiers les mauvais

regards à des balles de pistolet. « Un marchand du pays,


racontait-on en 1909, se rendait à sa maison de campagne

sur une mule de prix superbement harnachée. En arrivant au

jardin, la bête tomba morte. Son maître intrigué eut l'idée


de lui ouvrir le ventre. Il trouva au milieu des viscères deux
yeux, dont il creva l'un de la pointe de son couteau. Un hom
me qui avait guigné la mule au passage et l'avait ensorcelée
perdit ce jour-là un œil. » Grâce à la faculté de la multipré-

sence, qui esl chose courante dans l'hagiologie et dans le


folklore maghrébins, les yeux de ce jettatcur avaient joué un

rôle de projectiles meurtriers, tout en ne quittant pas leurs


orbites.

Avec le, dédoublement, l'anthropomorphisme apparaît, dans


un phylactère qui a été noté par Eddirabi (1. c. p. 9/1) : « On
écrit et l'on porte sur soi une amulette ainsi libellée : Louan
ge à Dieu, l'œil est sorti des globes blancs et noirs et Djibraïl
et Mikaïl l'ont rencontré et lui ont dit : Œil, nous t'adjurons

de ne pas sévir contre le porteur de cet écrit, au nom de la


sourate : Dis, je me réfugie auprès du Dieu de l'Aube ».

On peut noter, non seulement dans les livres mais dans les
à'
milieux les plus divers, une tendance faire du mauvais œil

un don spécial à certains individus. « Allah crée le mal, au

moment où la personne -(qu'il a dotée de ce privilège) en

rencontre une », dit Elkhazin (loc. cit.). On essaye par


autre

fois d'établir les signes distinctifs de l'homme ainsi doué, Il


a les prunelles noires et les yeux grands, d'après les uns ; les
sourcils noirs éthiopiens khal zendji, larges et retombant sur
les orbites, d'après d'autres. Les borgnes et louches passent
pour des porte-malheur redoutables, ainsi que ceux qui ont une

tache dans l'iris gauche. Des groupes de montagnards, sinis

tres voisins, si l'on en croit les Blidécns, e< atteignent les


autres et ne sont pas atteints » ; ainsi les Saouda qui sont des
riverains de l'Oued Sidelkbir ont donné naissance au proverbe

que s'applique l'homme qui a la malchance : « On dirait qu'un

Saoudi m'a vu. » De même une fraction des Ghellaïa, connue

sous le nom des Eldjlata ; malheur à la femme enceinte qu'a

pu apercevoir un de ces rustres porle-guignon : elle aura des


couches terribles ; et leur apparition dans une rue est consi

dérée comme de mauvais augure (tira).


Les gens qui limitent l'exercice du mauvais a^il à certains

tempéraments ou à des collectivités plus ou moins étendues,


ceux qui le transforment en phénomène physique, ne sem

blent pas en comprendre le principe ; pour la plupart on doit


les ranger parmi des demi-sceptiques qui relèguent ce pouvoir

occulte dans les exceptions ou parmi les faits naturels, parce


qu'ils ne peuvent le nier. Pour les simples, chez lesquels la

iii —

tradition ne s'est point adultérée, le mauvais œil est universel.

La femme, qui a l'habitude d'observer avec plus de curiosité

que d'autres le luxe, les habits, les bijoux de ses semblables,


est plus capable de nuire : ee son œil, dit-on, fail envoler les
choses el les fail descendre de leur valeur » ; mais le regard

de surprise que jctlera la inoins envieuse des créatures sur

une toilette sensationnelle en déterminera la perte.

Une scène de famille assez fréquente prouve que le regard,


pour agir, n'a pas besoin de venir d'un jaloux ni même d'un
étranger. Quand la maîtresse de maison sert un plat sur la
table, si ce plat oscille ou bascule ou glisse, surtout s'il fait
mine de « tourner sur lui-même », elle ne manque pas de
l'apostropher en le consolidant : ee
Assez, dit-elle, ne te
retourne pas. 11 n'y a aucune raison pour qu'on te trouve

trop petit ; il y en aura pour tout le monde. » On prétend en

effet que, lorsque le plat chancelle, c'est que ceux qui le regar

dent le jalousent (iraghbouh), le trouvant insuffisant pour leur


appétit. Telle est l'influence de l'âme humaine. Quel que soit

le sentiment qu'éprouve l'homme devant un objet, celui-ci

en est immédiatement affecté, et non pas seulement dans son


extérieur, mais dans son essence. C'est cette force de notre
âme agissant sur le monde matériel que l'on appelle la fas
cination.

Il ne faut pas croire que, dans l'opération dite du mauvais

œil, ee soit l'œil qui remplisse le principal rôle ; il n'est que

l'instrument de l'âme ou plutôt son canal. D'après une parole

du Prophète citée par le commentateur du Coran, Elkhazin


(sourate de Joseph), ee ce qui réalise le mauvaisœil c'est le

.Chitan et la jalousie humaine ». La malignité diabolique de


notre âme peut faire éruption au dehors et entrer en action

par plusieurs voies. Expliquant à une mère la manière dont


son enfant a été frappé du mauvais Abou Maacher,
œil, un

auteur en faveur auprès des tolba blidéens, dit : <e La .cause

en est un souffle, un œil, un regard, un soupir d'envie d'une


méchante femme souffrant de ne pas avoir d'enfant ». Nous
voyons dans Eddirabi (Kit. el mod.j., p. g5), que, contre le
mauvais œil, il faut employer cette oraison : e< Mon Dieu,
prends la parole du fascinateur d'entre ses lèvres et son regard

d'entre ses paupières ». Pour s'en garer, Essoyouti recom-


mande la prière suivante : ee Au nom d'Allah, maître des
compliments de qui vous fréquente, du souffle de qui souffle,

de l'œil de fronce les sourcils, du tison de qui emprunte


qui

du feu, de la pierre de qui lapide de loin, de l'œil de qui vous


dévisage ! » [jnc page avant, le même auteur analyse ainsi les
modalités de la jetfature : ee
Dieu..., protège-moi contre la
malice de tout œil fixant, de toute oreille entendant, des lan

gues parlant, des mains saisissant, des pieds marchant, des


cœurs guettant, des poitrines convoitant, ». Enfin il se résume

dans ces mois : ee Défends-moi de l'œil du jettatore, de sa

méchanceté et de sa haine (p. 07-8 du Kit. errahma) . » Il est

bien évident que pour ces auteurs, et pour les Indigènes, qui

les considèrent comme leurs classiques dans les sciences occul

tes, la fascination n'a pas son siège dans l'oeil, et qu'on ne

lui donne le nom qu'elle porte qu'en usant d'une sorte de


métonymie qui la fait désigner par l'organe dont elle se sert

le plus souvent, ou le plus apparemment.

La lecture de ces auteurs ne tarde pas à nous révéler le véri

table nom de celte puissance mystérieuse. Elle n'est autre que

la nefs, l'âme humaine. La nefs est le sultan de notre corps.

ee Elle est dans le le dans


corps, dit Elqazouini, comme roi son

royaume et toutes les forces de l'organisme et tous nos mem

bres sont à son service ... C'esl pourquoi dans la fascination,


la nefs agit par l'intermédiaire de tous nos organes presque

indifféremment. Mais elle opère aussi par elle-même direc


tement et elle découvre alors sa personnalité. Eddirabi (7v.

elmodj, p. 96) nous fournit une formule d'exorcisme où le


principe de cet ensorcellement est appelé tantôt œil et tantôt
nefs. » Je t'adjure, œil qui es dans un Tel, fils d'une Telle,
parla force de la Toute-puissance d'Allah, etc., sors, ô nefs
mauvaise, ô âme maligne (nefs essou) ; sors, comme Joseph
sortit de la peine, comme Moïse s'ouvrit un chemin au milieu

des (lots ; sinon, sois de tout lien avec Allah, renie


privée'

Allah et sois reniée d'Allah. Sors donc, ô âme maligne, ô nefs


mauvaise... » Cette nefs, synonyme de mal œil, est bien mani

festement une âme, puisqu'on peut l'adjurer par sa crainte

de Dieu el par son salut éternel.


El celle âme est l'âme du fascinateur. Nous en trouvons la
preuve dans la prière recommandée également par la tradi-

n3 —

tion écrite el la tradition orale : « Mon Dieu, renvoie (redd)


le mauvail œil à son maître ; que son regard revienne sur

lui. » Plus exactement la nefs est une îles âmes du fascina


teur. On dislingue en effet dans tout homme la fiefs du rouli,
qui est l'âme immortelle et qui provient du souffle du Créa
teur ; el. aussi de \'nqel ou âme raisonnable et perceptive.

« On dit que Ynqel est comme l'homme et la nefs comme

la femme et le corps est leur maison... Quand la nefs prend

le dessus dans le ménage, lout va mal, comme lorsque la


femme domine son mari (Rouit cl akhiar. p. V'J. » Celle âme
femelle qui doil èlre subordonnée à l'âme mâle, nous rappel

le l'âme mortelle, -. sujette à des passions violentes » que

Platon oppose à l'inli'lligence impérissable ; c'esl encore l'âme


irrationnelle cm principe sensilif des stoïciens, conjuguée dans
noire organisme avec rame raisonnable ; c'esl enfin le prin

cipe sensuel en Julie avec le principe spirituel que le christia

nisme signale dans notre: vie morale. 11 faut donc voir dans
la <e nefs » noire âme appélilive et passionnelle, donl l'homme
a toujours senti la présence en lui. Instinctive et brutale, elle

se sépare ainsi de noire complexe psychique, s'en distingue,


et s'individualise si bien que l'imagination populaire l'a
personnifiée.

Cette âme personnifiée esl érigée en puissance magique,


comme le sont teintes les forces de la nalure dans la mentalité

d'un certain slaelc. Les livres en font foi. Voyez la prière que

Bel Ilcndi (p. i3, du Kiiah elusrar errebbania) met dans la


bouche du sorcier au moment mi il compose ses talismans :

-
Mon Dieu, assujettis-moi chaque mer el chaque montagne,
chaque fer el chaque venl. chaque démon d'entre les génies

et d'entre les hommes ; assujet lis-moi les serviteurs des Noms


divins que j'emploie ; assujettis-moi mon âme (nefs), assujet

tis-moi toute chose. » Toutes ces choses de la nature pour

le magicien musulman, sont des agents auxiliaires de son

art. agents spiritualisés et même divinisés. Ainsi le veut le


système animiste en toute logique : l'âme humaine dans
ce système est un Esprit, comme le sonl sans exception les au

tres créatures, et, naturellement, elle jouit de toutes les facultés


des Esprits.
Chapitre VI

LA MAGIE PERSONNELLE (Suite)

Le Souffle

Nous avons vu que le principe de la fascination réside dans


notre âme passionnelle appelée nefs par les Arabes. Or la
nefs, reine de notre corps et maîtresse de tous nos organes,

dispose de plus d'un moyen pour se manifester. Elle n'agit

pas seulement par le regard, mais encore par le souffle, par


la parole, par le gesle. En nous plaçant au point de vue des
modalités que peut revêtir son action, nous distinguons, en

dehors de la jettature, qui est la magie du regard, trois autres

sortes de magies que pratique effectivement la nefs des Ma


ghrébins, et que nous nommerons la magie soufflante, la
magie verbale et la magie mimique.

L'étxmologie unit étroitement les idées d'âme et de souffle.

Chez les Hébreux, le vent et l'esprit ont pris en commun le


nom de rouach qui correspond au nuih des Arabes, dans le
quel nous avons vu l'âme immortelle des anciens. Le nephesch

hébraïque esl exactement, dans son origine et son sens, la nefs

de nos musulmans, notre âme sensilive. Les Grecs ont em

ployé le mol pneuma, souffle, pour rendre ce que les Latins


ont dénommé spiritus, esprit à la fois et respiration ; et le
mot latin anima, qui a donné le vocable français âme, pré

sente la même racine que anemos, lequel ne s'applicjuait dans


la langue des anciens Grecs qu'au fluide atmosphérique avant

de se spiritualiser et de devenir une entité psychique. Il y


a donc connexion onomastique, et même identité, entre le
souffle et l'âme dans les langues qui ont le plus influé sur la
civilisation méditerranéenne.

La croyance savante et populaire arabe établit aussi entre

eux un rapport physiologique. Le du Coran,


commentateur

Elkhazin (T. T, p. 10, localisant les facultés de l'homme dans


les diverses parties de son corps, dit : ee Dieu a placé la rai

son dans le cerveau, la pensée et le courage dans le cœur...

il a situé le désir dans les poumons. » Nous avons dit que le


désir irofflihti) sert de stimulant à la nefs magique. On re

trouve une conception similaire dans le langage populaire :

le poumon serait le siège de la colère. On entend cette ex

pression courante : son poumon s'enfla ritouh tneffset, qui

vaut autant que chez bile s'échauffa, il s'irrita,


nous : sa se

prépara à l'offensive. Plusieurs animaux de la campagne al

gérienne expriment l'aversion ou la menace au moyen de leur


système respiratoire ; le caméléon s'enfle, le serpent siffle, le
chat sauvage ou domestique souffle. De même, dans l'homme,
on veut voir une relation directe entre l'intensité et la fré

quence de son haleine et l'exaltation ou le trouble de son

âme passionnelle.

L'âme et le souffle étant ainsi identifiés par la langue et la


conception anatomique, il n'y a rien d'étonnant à ce que le
souffle serve de véhicule à la nefs pour se produire au dehors
et agir sur le monde extérieur. Après le regard, c'est le moyen

le plus immatériel et le plus pur de tout alliage dont elle dis


pose pour ses opérations magiques.

On remarque facilement, en fréquentant les Indigènes, que

Je soufflement éveille dans leur esprit une idée d'expulsion.


Leurs tolba répètent un mot qu'ils attribuent à l'Envoyé de
Dieu : ee Souffler sur un mets c'est en chasser la baraka »,

c'est-à-dire sa faculté de renouvellement. En soufflant, sur un

morceau de pain chaud pour en ôter la cendre, on compro

met, on dissipe son pain quotidien. Il ne faut pas refroidir

sa cuillère avec le vent de sa bouche en compagnie, si l'on


ne veut produire une impression pénible ; l'assistance vous

prendrait pour un inconscient (c'est trop souvent le cas du


roumi), ou pour un faux ami qui souhaite la ruine de ses

hôtes. Les femmes flétrissent le malotru du. nom de bekhkhar


ou fumigateur, parce qu'il disperse leur bien en fumée. Les
hommes vous proposeront une explication soi-disant ration

nelle : en soufflant sur un


plat, l'eau de la cruche,
sur vous

les souillez ; mais les femmes tiennent pour la théorie mys

tique : souffler sur une chose, c'esl la détruire, la volatiliser,


en arabe mettidjien comme dans notre vieux français ; les
enfants, les joueurs de dames disent encore : ee 11 me l'a souf

flé ». pour dire : il nie l'a rav i ; nos vieux sermonaires se trans
mettaient l'expression biblique : « Dieu souffla sur les peu

ples impies », pour dire qu'il les anéantit.

Les ménagères se désolent de voir un imprudent éteindre


leur bougie en soufflant dessus. On doit l'étouffer en écrasant
la mèche dans le suif ou en la pinçant entre deux doigts, si

l'on ne veut pas que le rczg de la famille, le lot de bien-être


qui lui revient, soit emporté au vent el se perde. Elles trou
vent indifférent que le courant d'air les plonge dans l'ob-

curité. mais elles se frappent si l'extinction de leur lumière


est causée par une haleine humaine. On baisse une lampe,
pour que sa flamme, symbole de prospérité, soit résorbée et
ne disparaisse qu'en réintégrant son foyer ; il ne faut pas que,

chassée, arrachée de sa base, elle aille s'évanouir au loin, car

le bonheur de la maison la suivrait.

Le, monde moral el le monde physique se confondant, le


souffle agira sur les défauts de l'âme comme sur les biens ma

tériels. D'un homme bavard, mal embouché, injurieux on di


ra, en employant une expression consacrée: ee Lin Tel ne souffle

pas sur sa langue Fli'm ma


iensef chi nia Isânouh. » On expli

que les vivacités du batailleur, prompt à frapper, à jouer du


couteau surtout, par la même formule traditionnelle : ee II ne

souffle pas sur son bras met iensef chi ala dra'uuli. » Si nous

analysons l'idée première que rendent ces locutions ancien

nes, il semble que l'on se, représente le bras et la langue com

me possédés cl animés par un mauvais esprit, et que le souffle

est censé les en délivrer.


L'aspiration passe pour produire l'effet contraire de l'expi
ration. Elle fournit aussi un rite magique, mais un rite d'as
similation et non plus d'élimination. J'ai exposé dans mon

livre sur l'Enfance (Chap. V, Hygiène infantile) l'observance


par laquelle une femme enceinte pense assurer une bonne
santé à l'enfant qu'elle porte, \llirant auprès d'elle un petit

garçon dont elle admire la beauté la force, elle approche


et

les lèvres de cette partie de la tête par laquelle l'âme est


entrée dans le corps d'Adam d'après la Tradition sacrée et qui

reste ouverte dans la première enfance, le bregma ou sinciput

de nos anatomistes : si la fontanelle n'est pas encore fermée,



n8 —

les conditions n'en sont que plus favorables ; et elle hume,


comme un parfum, la vitalité du sujet, en longues et profon

des aspirations. Elle renforce d'ordinaire son pouvoir d'ab


sorption par un mouvement simultané de déglutition ; en mê

me temps qu'elle renifle, elle boit un verre d'eau ; mais, dans


ee cas, l'estomac l'ait double emploi avec le poumon ; pour

capter la petite âme aérienne, il suffit de l'aspirer.


La pratique subsidiaire la plus îégulièrement usitée avec le
soulïlemenl (en arabe régulier nefekh ; en arabe parlé nefs)
est le crachotement (arabe régulier nefts ; arabe parlé tfil).
Le tfil, combinaison de deux procédés magiques, est une

triple projection, par explosions successives, de fine salive,


vaporisée par la pression du souffle entre les deux lèvres ser

rées. Il s'accompagne de l'interjection teff ; qui équivaut à


noire exclamation de dégoût pult ! putt ! Le tfil ajoute à la
force expulsive du soufflement l'action de l'influence mysti

que de la salive, qui est considérable.


XVIe
On disait en proverbe, au siècle, en France : ee Salive
d'homme tous serpents domine (dompte) ». Cette opinion était
déjà celle de l'antiquité (Sébillot, Folklore de France, t. III,
p. >(i5i. Les musulmans n'ont pas laissé perdre cette su
perstition. » La salive humaine, dit Eddamiri (I, p. 31), est

un poison pour les serpents. Crachez trois fois dans la bou


che d'un reptile quelconque et il mourra sur-le-champ. »

Le roi de la création envie aux animaux toutes les supério

rités, même celle du venin.

La puissance magique de la salive se mariant, à celle du


souffle produit deux sortes de phénomènes ; suivant l'inten
tion de celui qui l'emploie, elle fournit un médicament ou

un maléfice ; toute intention étant écartée, elle ne donne plus

naissance qu'à un acte indifférent.


L'efficacité du crachotement médical s'affirme pour le Mau-

grebin dans la tradition religieuse et dans la coutume. Les


modèles proposés à l'imitation des Vrais-Croyants, à savoir

Mahomet et ses Compagnons, ont pratiqué la sputation thé


rapeutique. La femme du Prophète, Aïcha, a raconté que

ee lorsqu'une personne de sa maison était malade, l'Envoyé


de Dieu lui crachotait dessus en récitant les deux Auxilia-

t rires. Mohammed ben llàlib a témoigné qu'un jour, s'étant


— —

ng

brûlé la main, il était venu trouver le Prophète qui lui cra

chota sur le membre malade en prononçant des paroles que

nul ne supposait qu'il connût. On rapporte (pie des voya

geurs, parmi lesquels se trouvait un homme mordu par une

bête venimeuse, ayant rencontré les gens du Prophète, leur


demandèrent s'il n'avaient pas dans leur troupe un magicien.

ee Non certes, si vous ne nous offrez quelque présent »,


ré-

pondiri'iil les Musulmans. Les étrangers leur promirent un

quartier de mouton. Alors, un des hommes de Mahomet se

mit à réciter la première sourate du Livre sur le Ion de l'in


cantation cl en crachotant de la salive pulvérisée, tant el si

bien que le malade se trouva guéri. Prenant alors leur sa

laire, ils s'en revinrent auprès de Mahomet, à qui ils racon

tèrent la chose. « Qui donc t'a appris, dit le Prophète à celui


qui avait opéré, que la faliha. est un charme (roqia) ? Gar

dez votre gain et tirez au sorL ma part avec les vôtres. »

(Commentaire d'Echcherbini, IV, p. 5i8-ig).


De nos jours, à Blida, après tant de siècles et si loin de la
Mecque, j'ai vu soigner le torticolis et la furonculose par le
même remède. Un savetier du nom de Mohammed ben Abdel-

kader Bouchama, ee coupait la tizguerl », comme il disait,


le samedi, le dimanche et le lundi jusqu'au lever du soleil.

Il crachait dans sa main et la passait sur le cou du malade,


enduisant la partie rougie de salive. Puis il frottait celle-ci

avec du noir de fumée pris à son fourneau portatif. Une fem


me, connue sous le nom de Eathmat Ezzorha lui- faisait con

currence auprès de la clientèle féminine, en employant les


mêmes procédés. On peut les rapprocher de ceux que préco

nise la médecine savante. « La salive de l'homme à jeun, a


dit Eddamiri (tom. I, p. 35), sert contre les piqûres des in
sectes,les dartres, les verrues. » Nous aurions tort d'attribuer
la vogue de cette curation à des raisons rationnelles, comme
la vertu caustique de la salive, attendu que les auteurs de
ces cures, ainsi que les malades qui en profitaient, se l'ex
pliquaient par un « don », une baraka, particulière au re

bouteux appelé mo'aii, le doué. Ce don se transmet d'ailleurs

sous la forme d'un crachat que l'initiateur projette dans la


bouche de son disciple en l'instituant son héritier.
J'ai décrit dans mon livre de l'Enfance, la cérémonie du
crachotement rituel qui a lieu aux bains maures à l'occasion
de la purification de la nouvelle accouchée (cf. chapitre III,
sur le Quarantième jour). On y reconnaît un rite propitia
toire ayant pour but d'écarter de la jeune mère et de son
enfant les coups des génies.

Il semble qu'il faille voir aussi une intention préventive

élans une coutume à laquelle sont fidèles les campagnards des


environs de Blida. Quand, les jours de marché, ils entrent

dans une épicerie pour acheter leur provision de sel, ils ne

manquent jamais de crachoter sur le bord inférieur de leur


seroual ou sur la couture de leur burnous, avant de serrer le
paquet dans leur capuchon ou sous l'aile de leur manteau.

Il faut se souvenir que le sel, en maint pays, est en horreur


aux génies. Les Mettidjiens disent que, s'ils négligeaient cette
antique observance, ee les pans de leur burnous deviendraient
salés (ikhkherdjou djnahtih màlliin) » ; ils entendent par là
que le porteur de ce burnous serait fatalement victime d'une

accusation fausse; ou d'une erreur judiciaire. « Quoique par

faitement innocents d'un vol, nous en serions déclarés coupa


bles, ou l'on nous tiendrait pour les auteurs d'une dénoncia
tion ou d'un bruit dans lesquels nous ne serions pour rien. »

L'aile de leur burnous, grâce à l'aspersion de gouttelettes- de


salive, se trouve dessalée ; il n'ont pas à craindre les mauvais

tours des esprits offensés.

Le crachotement prend nettement son caractère de rite d'ex


pulsion dans un geste coutumier des blidéennes. Quand une

femme montre à une amie des souliers neufs, qu'elle a portés

une ou deux fois, l'étrangère les examine, les prend dans sa

main, les retourne el ne les rend pas avant d'avoir projeté

sur les semelles, légèrement souillées de terre, le tfil rituel.

c'est-à-dire d'avoir fait mine d'y crachoter trois fois. L'idée


qui inspire une si singulière politesse nous est révélée par une

observation que nous pouvons faire tous les jours. Qu'un


indigène, femme ou homme, voie une de ses sandales sens

dessus dessous, il se hâtera de la remettre sur le talon, après


avoir humecté trois fois la semelle qui était en l'air d'un léger
crarhotis ; et, si vous demandez la raison de celte observance

énigmalique, on vous répondra : « Le Chilan s'y louait à


croupetons kan ecbcliilan mqcmmech fouq menha. » Dan?
la croyance générale, en effet, le démon s'accroupirait sur

chaque soulier renversé et la salive, un peu comme notre eau

bénite, le déloge et purifie ce que son contact a souillé.

Le rôle d'exorcisme esl nettement attribué à la sputation

liluelle dans une recommandation bien connue du Prophète.


j Quand vous avez un mauvais rêve, a-t-il dit, n'en parlez

à personne ; rendez-vous aux lieux d'aisance et crachez trois


fois : le malheur rêvé ne se réalisera point. » Le démon qui

inspire les songes mauvais, celui qui se pose sur les chaus

sures retournées, celui qui se venge des habits salés sont ma

nifestement mis en fuite par le rite du crachotement.

Jusqu'ici nous n'avons parlé que du rôle bienfaisant du


crachotement. Cependant, s'il peut expulser le mal, il peut

aussi expulser le bien. C'est même dans son rôle néfaste,


comme agent morbifique, qu'il se trouve signalé à l'atten
tion des Musulmans dans le livre fondamental de leur foi.
Allah dans le Coran a donné la neffàisa, la crachoteuse, pour

le type des Les filles du Juif Labid, qui avaient noué


sorcières.

le corps du Prophète dans onze nœuds et en avaient banni


la santé en crachotant sur ces nœuds, n'ont pas disparu tout
à l'ait avec le paganisme. 11 y a encore des mères jalouses qui

soufflent sur la beauté des enfants d'une rivale, et des voi

sins de campagne, ennemis sournois, qui crachent dans un

champ trop fertile pour en faire avorter la moisson. Les pra

tiques stigmatisées par le Livre Saint servent encore de cause

initiale à des inimitiés inexpiables et à des vendettas sans

cesse renaissantes ; seulement cette sorcellerie maléficiente se

cache, surtout aux yeux de l'étranger, parce que celui-ci est

sceptique et que d'ailleurs celle-là est défendue. Niais les li


vres témoignent de son existence. Les casuites de l'Islam en

ont discuté, ee Le crachotement sur les nœuds, est-il dit dans


le Commentaire du Coran d'Echcherbini (IV, p. 519), est blâ
mable quand l'opération doit nuire à des âmes (rouh) ou à

des corps, mais si ce crachotement a pour but le rétablisse

ment des âmes et des corps et qu'il ne soit pas nocif, il ne

saurait, être ni blâmable ni suspect, mais au contraire il esl

recommandable.

Cette citation confirme ce fait qui ressort de notre dévelop


pement que le souffle et son auxiliaire, la sputation, sont sus-
ceptibles de servir également pour le bien et pour le mal.

D'où vient cette ambivalence ? Par eux-mêmes ils sont amo

raux, comme de purs instruments. Ce qui leur donne leur


caractère bon ou mauvais, c'est l'intention de celui qui les
emploie. Nous retrouvons ici la nefs, qui communique au

regard humain, comme nous l'avons vu à propos du mauvais

œil, sa puissance ambiguë, mortelle ou anodine à volonté.

C'est elle aussi qui opère dans le cas qui nous occupe. S'il
n'intervient aucune passion, aucune intention précise, dans
le souffle cl la sputation, ce ne sont plus que des réflexes in
différents, qui relèvent de la respiration ou de l'expectoration.
Mais si la nefs se trouve en état d'exaltation ; si la folle du
logis a sa crise ; si, avec son illusionisme qui défigure et tru
que la nalure autour d'elle, l'âme passionnelle s'attache à ex

térioriser et à concrétiser son désir, alors, semblable au né

vrotique dont la vie psychique se substitue à la réalité exté

rieure, elle se persuade que son rêve s'accomplit ; et ces pau

vres moyens physiologiques dont elle dispose, le souffle, le


crachat, deviennent, lui semble-t-il, capables de transformer
le monde à son gré, comme le font les baguettes des magi

ciens dans les contes.


Chapitre VII

LA MAGIE PERSONNELLE

La parole

Si vous interrogez un colon européen sur le langage, il


vous répondra que c'est une invention des hommes s'ingé-

niant à se communiquer leurs pensées et que la question de


sa genèse reste un problème à débattre entre philosophes.

Posez la même question à un fellah indigène : il sourira de


l'ignorance des rounds ; la révélation céleste ne laisse pour

lui aucune ombre sur les mystères qui échappent à la science

humaine. « Le langage, dirait-il, est un don d'Allah sans

conteste possible et il doit à son origine divine des vertus

transcendanlales dont les chrétiens ne se doutent pas. » La


Tradition religieuse a conservé sur ce sujet des récits aussi

circonstanciés que merveilleux.

» Le Prophète a dit : ee La première chose qu'Allah ait créée

c'est le Calame ; il le fit de lumière ou, dit-on aussi, d'une


perle blanche longue comme de la terre aux cieux. Après
quoi, il créa la Table gardée ou Livre du destin avec de la
nacre blanche, et ses feuillets avec du rubis, d'une longueur
égale à l'espace qui sépare le ciel de la terre et d'une largeur
égale à celle qui sépare l'Orient de l'Occident. Cette création

eut lieu avant celle du Trône. Puis Dieu regarda le Calame


avec le regard de la majesté et le Calame se fendit et distilla
de l'encre ; el il en distillera jusqu'à la fin du monde. Alors,
Allah lui dit : ee Ecris ! » Et le Calame dit : ee Mon Dieu, que

faut-il que j'écrive ? —

Ecris, répondit Allah, ce que je sais

devoir être dans ma création jusqu'au jour du Jugement. »

Et le Calame à ce moment écrivit ce qui doit se produire

jusqu'à la fin du monde el ce que Dieu a décidé pour ses

créatures en fait de bien et de mal. de bonheur et de


12L\

malheur. » (Badaïa zzohour, p. 3-ij. Amrou l'Aç a dit: ee J'ai

entendu le Prophète affirmer qu'Allah avait rédigé par écrit


les destinées de ses créatures cinquante mille ans avant la
création des cieux. »

La langue dans laquelle a élé écrit le Livre des deslins a

été enseignée par Dieu lui-même à notre premier père. C'était


l'arabe. Vous savons en effet par le Coran que celui-ci est

renfermé dans le ee Mère du Livre (NLII1, 3) qui est conservé

dans un ee livre caché » chez Dieu (LVi, 77) et les commen


tateurs nous affirment que ces deux termes, Mère du Livre

et Livre caché, ont pour synonyme La Table Gardée Louh


elmahfoud.

ee Tous les mois, dit le commentateur du Coran, Elkhazin,


ont été emseignés à Adam par Allah, jusqu'à ceux qui dé
signent la gamelle de bois et la cuillère ; on dit aussi que

Dieu lui apprit les noms de tout ce qui était et de tout ce

qui devait être jusqu'au Jugement ; et aussi qu'avec les ter


mes il lui montra les lois grammaticales qui les régissent.

Les exégèles prétendent encore que Dieu révéla toutes les


langues existantes à Adam et, que chacun de ses enfants en

apprit une différente, de sorte qu'après leur dispersion, cha

que nation eut la sienne. (Commentaire de la sourate II, ver

set s 9). »

C'est par la possession de la parole que l'homme a établi


sa supériorité sur les anges qui se refusaient à l'accepter. Dieu
ordonna aux anges de dresser une chaire d'or dans Je Pa
radis. Alors, il enseigna les noms de tout ce qui existe à
Adam, comme il est dit dans la sourate IL Après quoi, Adam
monta en chaire, tenant dans la main une crosse de lumière ;

c'était un vendredi, à l'heure où le soleil passe au zénith ;


et, il s'y tenait debout, Allah rassembla devant lui
comme

tous les anges... et Dieu fit défiler tous les êtres devant les

anges, en leur disant : ee Bévélez-moi leurs noms, si votre


prétention à dominer l'homme est juste. Gloire à Toi ! lui

répondirent-ils, nous n'avons de science qu'autant que tu nous


en a donné. » Alors, Allah dit à \dam : « Révèle-leur les
noms de ces choses. » Et Adam les leur nomma... \près cela.

Allah ordonna aux anges de s'incliner devant Adam. (Badaïa


ezzohour, p. 16) ».
120

Comme le langage, l'homme a appris la lecture et l'écri


ture de son précepteur divin, ee Allah fit descendre sur Adam,
après sa chute, vingt et un feuillets dans lesquels lui fut ré

vélée l'interdiction de les cadavres, le sang, la chair


manger

du sanglier etc. Et il fit descendre aussi sur lui les lettres de


l'alphabet, qui sont au nombre de vingt-neuf, et qu'Adam

s'assimila en vue de lire les feuillets célestes. Et nul ne sau

rait ajouter à l'alphabet (arabe) un caractère nouveau, car la


sagesse de Celui qui l'inventa est infinie (Badaïa ezzohour,
p. 53). Elle, a représenté tous les sons que l'organe humain
peut Longtemps après, le prophète Idris, l'inven
produire.

teur ou, plutôt, car Dieu seul invente, le propagateur de la

couture et de l'astrologie, reçut du ciel l'inspiration de copier

les lettres célestes à l'aide d'un calame et il fut le premier qui

écrivit des livres (Id. p. 60). ,

Ces traditions, placées sous l'autorité du Prophète et trans


mises par les docteurs de la loi, confèrent au langage le pres

tige de premier-né de la création. Mais la théologie musul


mane devait pousser plus loin. On sait que la dévotion au

Coran en vint de bonne heure à le considérer comme incréé,


concurremment avec Allah lui-même. La thèse de sa divini
sation a troublé et ensanglanté les débuts de l'histoire isla
IIIe
mique. Combattue au siècle de l'Hégire par la secte ra

tionaliste des Motazélites, la croyance à l'éternité du Livre


fut légalement frappée d'anathèrne par un décret du calife

Elmamoun en
827 ; mais la réaction religieuse fut si vive que,
quelques années après, en 85 1, un autre calife, Elmotaouakkil,
rétablit officiellement la doctrine chère aux orthodoxes ; et,
depuis lors, elle est restée un dogme acquis à l'Islam.
Ainsi donc, le Coran a été déclaré coéternel à Dieu et il
l'est resté pour ses sectateurs. Il s'ensuit qu'avec lui la pa

role, la parole arabe tout au moins, constitue une sorte d'éma


nation de la divinité, quelque chose comme le Verbe des La
tins ou le Logos des Grecs, une entité vénérable, contempo
raine de l'Eternel, consubstantielle à lui, dont la puissance
leur apparaît, sinon théoriquement du moins pratiquement,
infinie.
Dans la société maghrébine actuelle, cette puissance se ma

nifeste principalement à nos yeux de deux façons : en pre-


I2Ô

mier lieu, associée avec l'âme humaine, comme auxiliaire de


l'incantation ; en second lieu, agissant spontanément, en for
ce indépendante de la volonté de l'homme, en digne essence

supérieure, comme présage bon ou mauvais. Nous l'étudierons


sous ces formes diverses dans l'Algérie contemporaine.

I. L'Incantation

D'après les théologiens musulmans, la parole figure parmi


les qualités divines (cifàt) que le Créateur a voulu partagei

avec l'homme en le créant à son image, ee II a créé l'homme


vivant, sachant, pouvant, parlant, etc... Ce sont là autant

d'attributsde la divinité, dit Eddamiri dans son flaïat el

haïouan, à l'article Homme. » Or la parole est employée par

Dieu à créer ce qu'il lui plaît. « Quand Allah veut qu'une

chose soit, il lui dit : Sois ! et elle est. » Donc, l'homme pos

sédant la parole, doit disposer, toujours à la ressemblance

de Dieu, d'une partie tout au moins de la puissance créatrice

du verbe divin.
Ainsi se justifie, devant la logique populaire, la puis

sance magique que la parole exerce sur le monde extérieur.

La tradition musulmane admet en effet que l'homme peut

commander à la nature par le moyen de la parole. Dans ce

cas, celle-ci prend le nom de charme ou incantation, en ara

be maghrébin 'azima et en arabe régulier roqia.

Mahomet a permis l'emploi des charmes en médecine.

ee La famille d'Amr ben lazem, raconte Eddamiri (II, p. ire),


vint trouver le Prophète et lui dit : eeEnvoyé d'Allah, nous
avions une rnqia. avec laquelle nous nous défendions contre

les scorpions, mais tu as interdit l'usage de ces incantations.


Récilez-moi, dit le Prophète, votre formulette. » Ces gens

la lui récitèrent. Alors le Prophète dit : ee Je n'y vois rien

de mal. 11 faut que celui d'entre vous qui peut rendre service

à son frère n'y manque pas. »

" On raconte, dit de son rôle Eddirabi (K. elmodjribat, p.

i13) que le Prophète eut un de ses hommes piqué par un

scorpion, ee Soigne-le avec une roqia », lui demandèrent ses

Compagnons. —

Oui, répondit-il, quand un de vous peut

èlre utile à son frère, il n'y doit pas manquer. Récitez-moi


les incantations que vous connaissez, ajouta-t-il ; car il n'y
a rien de répréhensible au point de vue de la Religion dans
une incantation qui ne contient rien qui soit contraire à la
foi ; elle est permise si elle est composée avec le Livre d'Allah
et si son nom
y figure ; elleesl défendue, si elle est faite en

une langue étrangère ou incompréhensible, parce qu'elle peut

contenir une impiété. »

On ne met d'ailleurs jamais en doute la puissance de la


roqia, même quand on la condamne en la regardant com

me une œuvre du démon. « Dans les opérations dont Allah


a fait mention à propos des souffleuses sur les nœuds, dit
Ibn (p. -I\, lib. cil.), les femmes parlent la langui'
Elhadjdj
de la sorcellerie kalam sahari ; el les démons se chargent de
l'exécution de leurs ordres et font périr celui contre lequel
elles opèrent. » florale ou immorale, l'effet de la parole ma

gique ne paraît pas contestable aux traditionnistes musulmans

les plus orthodoxes,


ee II n'y a rien d'inadmissible, dit le com
mentateur du Coran, Elkhazin, dans la croyance qu'Allah pro
duit certains phénomènes extraordinaires à la récitation de
certaines paroles mystérieuses... dont le sorcier connaît le
secret (Sourate de l'Aube). »

Les conséquences de cette tolérance de l'orthodoxie mu

sulmane au sujet des charmes a dû conserver et étendre leur


popularité. Innombrables, en tous cas, sont les formulettes
incantatoires que l'on peut relever dans le folklore maghré

bin. Il faut noter que les simples, qui se servent de ces for

mulettes, n'en attribuent nullement l'efficacité à l'interven


tion du démon, ni même de Dieu. Quand on les pousse à
bout, ils conviennent qu'elles empruntent leur puissance mer

veilleuse à la nefs de celui qui les prononce ou à la vertu ma

gique de la parole.

II. La Prière

Cependant, pour un musulman instruit, surtout s'il a subi

l'influence de la civilisation européenne, l'action directe de

l'homme sur la nature par la parole est chose peu rationnelle.

Le moyen actuellement le plus recommandé pour modifier

à son profit les lois de la nature et le cours des événements,

ce n'est pas la formule incantatoire, c'est la prière.


128 —

La parole, d'origine divine, a gardé des accointances avec

la divinité. Llle est, pour le croyant orthodoxe, l'instrument


le plus logique de la puissance qu'exerce l'homme, parce que

par elle il influe Dieu et, sur son par lui, sur le monde. Le
naturaliste Eddamiri, dans l'article qu'il consacre à l'homme,
dans son livre de Haiat elhaïouan, après l'avoir proclamé le
roi de l'univers, continue en citant longuement les prières
qui lui permettent de réaliser tous ses désirs. Il est évident
que, pour ce zoologiste musulman, la supériorité de l'homme
lui vient de, l'ascendant que la prière lui donne sur Allah ;
consigner les diverses oraisons que lui fournit la tradition
sacrée, c'est dénombrer les ressources sur lesquelles il fonde
sa domination du monde.

Sans doute, il y a des privilégiés, des favoris, qui ont

l'oreille de la divinité plus que les autres, ee Ceux dont la


prière est exaucée, dit-il, sont : les malheureux incontestable
ment ; puis, les opprimés, de l'aveu de tous également, mê
me s'ils sont criminels ou mécréants ; le père irrité contre

son enfant ; le souverain musulman juste ; le fidèle scrupu

leusement religieux ; l'enfant qui observe la piété filiale ; le


voyageur jusqu'à sa rentrée chez lui ; le jeûneur jusqu'au
moment où il rompt le jeûne ; le musulman priant pour un

musulman, aussi souvent qu'il ne demande une injustice ou

une violation des droits du sang ; enfin tout fidèle tant qu'il

ne dit pas : ee J'ai beau prier, je n'obtiens rien ! »

La liste est longue ; pourtant, elle comporte des exclusions.


Le Coran est garant que Dieu n'excepte personne. « Adam
ap
prit de son Seigneur des paroles (de prières) ; Dieu revint à

lui, il aime à revenir (à l'homme qui se repent) ; il est le


jniséricordieux (Sour. H, 3.3). (Dieu dit) : ee J'exaucerai la
prière du suppliant qui m'implore ilbid. i8'>). » Allah ne

connaît pas d'importun. Le Prophète a dit : ee Dieu aime les


1"

solliciteurs qui le harcèlent. Il s'irrite contre orgueilleux qui

n'a pas recours à sa générosité ». ee J'en jure par Celui dans


les mains de qui est mon dit Mahomet, quiconque ne
âme, a

demande rien à Mlah l'indispose et le fâche, attendu que la


prière témoigne que celui qui la fait a besoin de Dieu, tan
dis que celui qui n'en fait pas affecte de pouvoir se passer

de, Dieu (Echcharadji, Kilah clfouaïd p. 19). « La prière (doua)


— —

.ag

est l'arme du Vrai-Croyant » est un aphorisme de Mahomet


qui se retrouve dans tous les auteurs. Tout homme qui a l'idée
de prier peut èlre certain d'être exaucé : en Allah
effet, ee ne
permet pas à un homme de lui demander une chose, s'il ne
la lui a pas accordée préalablement. 11 ne lui ouvre la porte
de la prière qu'après lui avoir ouvert celle de ses trésors. (No-

zhat el Madjalis, t. I, p. 177). Tout oranl sans exception lient


d'avance l'objet de sa requête.
Cet objet peut être même le contraire de la volonté divine.
« La doua », c'est-à-dire la demande-prière neutralise les ar

rêts de Dieu. <e Rien ne refoule (iredd) la Destinée que la priè

re. Elle sert contre les malheurs déjà arrivés en les dénon
çant et contre ceux qui ne sont pas encore arrivés en les ar

rêtant (Eddirabi, k. el modjribal, p. lîijl. » 11 n'est rien que

l'homme ne puisse obtenir par la prière, ee Voulez-vous vous

venger d'un ennemi ? Uécitez tant de fois le nom d'Allah,


Latif. Voulez-vous du bien aussi abondant que la pluie, dites
souvent la sourate de l'Aube, Si vous voulez échapper à la
malignité de vos ennemis, prononcer la sourate des Hommes.
S'agit-il d'attirer la fortune, l'aisance, la prospérité,
sur vous

prenez l'habitude de murmurer bimnillah : au nom de Dieu.


Désirez-vous que Dieu vous, console d'un chagrin, vous tire
d'un mauvais pas, vous envoie un secours d'où vous en at
tendez le moins, il vous faut dire aslaghfirou Ilah, je deman
de pardon à Dieu (Eddamiri, art. Homme). » Les livres mu

sulmans sont pleins de ces oraisons souveraines. Pendant des


siècles, la foi musulmane a cherché dans le Livre Saint les
formules qui sauvent l'homme de ses misères et lui livrent
l'empire du monde, dans la conviction que Dieu a envoyé dans
le Coran ee la guérison cl la grâce aux fidèles », comme il
est dit dans la sourate XVTÏ1, au verset 81.
La tradition constante enseigne au musulman qu'il est un

nom d'Allah si puissant que, lorsque l'homme le prononce

en formulant un voeu, sou vécu se


trouve-
infailliblement exau

cé. Ce nom, célèbre dans la théologie musulmane comme

dans le folklore maghrébin, esl le Grand \ ocable (elism


em). Malheureusement, on ne s'entend pas sur ce vocable

omnipotent. Il diffère suivant les tradilionnisles. Tout le mon

de admet cependant qu'il figure parmi les 99 noms qui

9

i3o —

sonl donnés à Allah dans le Coran, ee Si tu veux prier Dieu


en l'appelant par ces noms, jeûne un jeudi, et, dans la nuit
de ce jeudi au vendredi, récite-les avant le lever du jour. Par

Allah, en dehors duquel il n'y a pas de dieu, jamais un mu


noms'

sulman ne prie en employant ces sans être exaucé,

quand il demanderait à marcher sur la surface des eaux ou

sur le dos des venls (Eclicliaradji, l;iltib elfouuïil jicçulitt ou

elninioïil, p. 63).
La rêverie du Grand Vocable et d'autres étroitement unies

au dogme, telles que les croyances relatives à la nuit d'Elqadr,


à l'heure du vendredi dite de l'Agrément, aux
cinq appels
du muezzin ele..., qui tous jouissent du privilège de réaliser
les vœux formulés, et aussi les innombrables recueils d'orai
sons appropriées à tous les besoins de l'homme montrent

bien que ce peuple, prétendu fataliste, nourrit, comme au

cun autre peuble blanc ne le fait, la prétention d'assujetir


Dieu à ses volontés. Sous prétexte d'implorer la divinité, il
se flatte de lui dicter ses arrêts. L'observation des simples dans
la Mettidja nous a fait souvent penser que la prière, sous ses

dehors d'humilité, cache une audacieuse et naïve mainmise

de l'homme sur la Providence.

III. Les Souhaits

Les simples souhaits ont quelque chose de la force réalisa

trice de la prière. Ils portent d'ailleurs les mêmes noms : du'a,


du ouo e.'t aussi fulihu. D'après la théorie musulmane, ils ne

manquent pas d'influer effectivement sur le monde extérieur.

L'Européen ne remarque pas sans étonnement l'insistance.


la gravite'', la dévotion avec lesquelles les Indigènes échangent
leurs salutations journalières et ce luxe de compliments que

nous appelons, non sans ironie, leurs salamalecs. Au fond.


ils ne croient pas se livrer à un vain assaut de politesse. Ils
accomplissent un rite religieux, voire même magique. Et ils
peuvent citer leur Prophète comme garant de l'action mysti

que qu'ils attribuent, à leurs vœux, ee On ne dit jamais à une

famille : Soyez heureux ! sans que le siècle ne lui fasse grâce

d'un des jours de malheur dont elle était, menacée ... Bond
clakhiar. p. (ji). \insi s'exprimait Mahomet : et. il ne dédai-

i3i —

gnait pas de prêcher à ses disciples des préceptes de ce que

nous appelons la civilité puérile et honnête, qui n'est pour

nous que du formalisme, mais qui relève du rituel pour les


primitifs. <e Quand vous rendez visite à un malade ou que

vous venez saluer un mort, disail-il encore (id. p. 1991, pro

noncez ce mot :
Khdirèn, du bien ! Les anges répondront :

ee Ainsi soit-il ! » à votre vœu, qui devra un surcroît d'effi


cacité à leur intercession ».

Le sahim, si prodigué, contient des trésors de grâces.

ee C'est une largesse, une générosité (karam) de la pari d'un


homme de saluer ceux qu'il connaît el ceux qu'il ne connaît

pas. » Celle œuvre pie mérite sa récompense : « A celui qui

dit : Salut à vous ! les anges inscrivent dix bonnes actions ;


à qui ajoute : Et la miséricorde de Dieu, ils en inscrivent
vingt autres ; et trente de plus à celui qui ajoute encore :

Ainsi que les bénédictions divines ! » Ne pas rendre le salut

est un manque de charité et de reconnaissance qui est puni.

« Quand un musulman salue des musulmans et, que eeux-ci

ne lui répondent pas, Allah relire d'eux l'Esprit Saint (le


Bouh elqods) c\ les anges répondent à leur place. ..

Il ne serait pas juste qu'il fût privé des avantages qu'il

ménage aux autres. Le salut assure du bonheur à qui le don


ne et à qui le reçoit, ee Le Prophète a dit : Quand vous ren

contrez quelqu'un de mon peuple, saluez-le : voire vie en sera

prolongée. Quand vous vous retirez dans vos demeure-, sa

luez aussi : le bien de votre maison en sera augmenté. .. 11


constitue le plus magnifique des présents que l'on puisse

offrir à un homme. « Salman le Persan demanda à des am

bassadeurs que lui avait envoyés Abou Edderda : ee Où esl

le cadeau ? —
Noire maître ne vous envoie, rien que le sa

lut. —
Eh ! quel cadeau, répondit Salman, est plus riche

que le salut ? »
El, en effet, le Salam est ee la préservation

venant d'Allah » ; en prononcer les syllabes c'est en réaliser

les acceptions. Pour un croyant, èlre mis sous la protection

du Salam constitue l'aman par excellence —

c'est ainsi que

se définit le salam comme on peut le voir dans mes Coutumes


Institutions, croyances, article Salam —

il esl bien la sauve

garde suprême.

Comme les formules banales de la les souhait--


politesse,

132 —

imprudents ou moqueurs s'accomplissent, en dépit de l'in


tention de leur auteur même. Dans un poème célèbre dans la
Mettidja, sur Taniim Eddari (cf. Eddamiri, article djinn),
vieille légende mise en vers par le Chikh Ben Elkherraz, un
musulman, s étant levé par une nuit de vent et d'orage, sa

domestique prononça ce souhait : Enlevez-le, vaillants assis

tants [hud'il'ar) ! ou, suivant une variante : vaillants ou

vriers (eummâï) de la maison ! » Elle avait l'habitude de


le plaisanter, comme il le faisail lui-même, ee Un afrite pas
sait à ce moment et entendit la jeune femme. La langue de

Tamim fut paralysée ; il v it un monstre avec des cornes com

me celles d'un taureau adulte qui le prit et l'emporta dans


les airs el alla le jeter la nuit dans la mer des Ténèbres, à la
limite des Océans, à une distance de soixante-dix années de
cheval. »

Des souhaits sans conviction, du même genre, sont des lieux


communs de légendes, dont la plus fréquente rappelle le Loup,
la mère et l'enfant de Lafontaine ; seulement le loup est un

génie et il enlève l'enfant, affectant de prendre la menace de


la mère au sérieux. On constate chez tous les Indigènes du
Maghreb une répugnance superstitieuse pour les vaines me

naces, les souhaits téméraires, les plaisanteries malveillantes ;


il est facile de se rendre compte que la cause en est la croyance

à la puissance de réalisation du mot prononcé.

IV. La Malédiction

La puissance transcendanlale de la parole s'est conservée

intacte dans la malédiction. Celle-ci est comparée souvent

aux armes les plus redoutables que peut produire l'industrie


humaine, ee II ne faut pas mépriser l'opinion de ces fellahs
primitifs : ils ont, à leur manière, leurs canons Krupp. »

Cette phrase bizarre, entendue pendant la guerre de 191I-18,


était la transcription moderne d'un vieil adage classique :

i'
Craignez les mangonneaux des faibles, (cf. Boud. el akhiar,
p. 96) ». La grosse artillerie des petites gens, c'est leur ma

lédiction.
Mais, dans les malédictions, il se produit une complication
i33
— —-

curieuse qui modifie le processus ordinaire de la parole-


ma

gique.

La force de ces engins n'est pas aveugle. Us éclatent contre

leur auteur quand il y aurait injustice à frapper son enne


mi. Dans la région de Cherchell on connaît un marabout du
nom de Sidi Mohammed Eqloueh qui s'est spécialisé dans le
service de la vindicte privée. Lorsque un indigène se croit

lésé dans sa réputation ou, ses droits, il invile chez lui les
descendants du marabout, les traite à la mode antique avec
du couscouss -ou de la mahtimçu ou du berglicid ; puis, le
repas frugal terminé, il leur expose ses griefs et leur verse

une oua'da ou présenl en espèces. Ces graves personnages

se rendent au tombeau de leur ancêtre, versent la oua'da

dans le trésor commun de la zaouïa et convoquent tous les


membres de la famille maraboutique pour formuler une ma

lédiction. Celle-ci sera conditionnelle. Us l'appellent la ma

lédiction de moitié (da'oucl nnuçç). «


Si un Tel a vraiment

calomnié ou volé un Tel, que notre malédiction mette à mal

le calomniateur ou le voleur ; mais, si les soupçons du plai

gnant sont vains, qu'elle s'accomplisse sur sa tête. » Us seraient

eux-mêmes les victimes de leurs exécrations s'ils s'associaient

à une injustice.
Il n'est pas rare de voir, dans une contestation, la partie

accusée'
à faux proposer à son adversaire » V unathcme parta

gé. Si c'esl moi qui suis le coupable, que Dieu nie punisse,

de telle et telle façon dans ma santé ; mais si tu me poursuis

sans motif que cette malédiction se colle à toi (telçeq fil-;) ».

Comme une nue chargée d'effluves meurtriers, la malédic

tion plane, quelque lemps, sur les têles de ceux qui ont été
maudils ; mais, quand elle ne liouve pas le coupable, elle

revient crever sur l'imprudent qui l'a lancée. C'est ce qu'ex

prime le proverbe signalé à Médéa par Ben Cheneb (Pro

verbes arabes, 7.87) et qui se rencontre dans Imite la Melii

dja : « Un analhème sans motif vient se résoudre sur la tè

te de son auteur ». Aussi, vu ses conséquences terribles cl

rarement à la légère, même dans les


incertaines, en use-t-on

milieux les plus impulsifs. » Qu'Allah nous garde, di! un

autre proverbe, des malédictions, quelles qu'elles soient el

justifiées et imméritées ! »
i31
— —

Il faut éviter de faire un serment, de forcer autrui à en

faire, d'être témoin de qui en fait. Un vieux maître d'école


coranique de Blida, le cheikh Ben Nfissa, apprenant que son

gendre avait exigé d'un adversaire le serment auprès de Si


di Abdallah, l'en réprimanda, ee Tu aurais mieux fait de re-

mellri'
à Dieu le seiin de le justifier. Ne sais-tu pas que, lors
qu'un homme fait un serment il se produit une sorte de feu,
d'où s'élancent de terribles étincelles! Malheur à celui qu'attei-

gnenl ces étincelles (chrâr). Et nul n'y échappe ni celrn qui

jure, ni celui qui le force à jurer, ni celui qui assiste à la


scène, coin me le dit le proverbe courant ». C'est pour cela

que les musulmans qui voient, en passant dans la rue du


Bi'y, Vaittin du cadi ou le chaouch du juge de paix faisant
prêter le serinent à un Indigène sur le tombeau du Saint,
doublent le pas el se bouchent les oreilles en répétant : ! ia
Latif ! ô Dieu indulgent ! » Quant aux femmes, l'appréhen
sion du serment qui est générale sert parfois aux coupables

à se dérober. Elles frappent, le sol de la main et disent :

« Ou Allah, nous garde de ceux qui jurent. Moi, je ne jure


sur aucun sanctuaire de Saint, quand il serait plein de piè
ces d'or. » Elles comptent sur la réprobation dont le serment

esl, l'objet pour justifier leur abstention.

La malédicion ambivalente que nous venons de décrire


nous place en face d'un élément nouveau. La parole n'y est
plus seulement un instrument passif au service de l'homme ;
elle est capable de réaction spontanée. Comparons son pro

cessus avec celui que nous avons observé antérieurement.

Dans l'incantation nous avons vu l'âme humaine agissant

sur la nalure extérieure personnellement, à l'image du Dieu

islamique, par la parole créatrice. Elle était ici un moyen.

Dans la prière etle souhait, deux phénomènes psychologi


ques qui ne se distinguent que par leur degré de dévelop
pement, élanl de la même essence, et que les Indigènes con

fondent sous le nom de diiouu, l'âme n'agit plus directement,


mais par intermédiaire : elle impose ses volontés à la na
lure'
en inlluençanl à sein gré le maître de la nalure. La pa

role remplit dans ce cas la fonction d'intercesseur. Jusqu ici


elle n'a élé eu somme que l'exécutrice de notre désir (ni'in)
el la servante de noire âme (de notre nefs). Maintenant, nous

i3û —

voyons celte parole, si docile, se révolter contre notre volon

té, si elle est injuste. Elle perd son caractère mécanique et

devient, un agent conscient, qui juge la besogne'


qu'on lui
impose. Elle se souvient de son origine divine, se révèle une

forci'
puissance spirituelle, une autonome. Elle prend je ne

sais quelle personnalité, imprécise, mais terrible. Son nîle-

proprement magique et religieux cesse : elle apparaît dans


son rôle animiste.

V. Les Présages

Nous avons dil que la malédiction retombe sur son auteur

quand elle est injuste. On la compare à un chien enragé qui

se jette sur son maître, s'ii ne peut mordre celui contre qui

il l'a détaché. La malédiction ne jouit pas seule de ce privi

lège : nombre de mois dans la langue maghrébine sont doués


d'une redoutable initiative. D'après un aphorisme cité dans
le Rond el akhiar, p. Hg, ee la parole est un esclave retenu dans
tes liens ; mais, si tu la libères, tu en deviens l'esclave à ton

tour et le trouves à sa merci. » Pour l'animiste, Ions les ter


mes du langage ont leur vitalité, leur caractère, leur activité

propres que déterminent leur signification et. leurs accep


tions diverses. Les mxlbographes ont montré que dans l'an

tiquité les mots ont pu se développer en mythes ; de nos

jours, chez les simples, ils constituent des forces vaguement

organisées. Ce sont des personnalités amorphes, mais indé


pendantes de l'esprit qui les conçoit el capables de réagir sur

lui. Ainsi le veul l'animisme que la tradition perpétue parmi

les primitifs du Maghreb. La mentalité populaire n'établit

aucune barrière entre les images intellectuelles el les phéno

mènes matériels; elle projette les faits psychiques parmi les

faits réels et x voit des puissances objectives devant lesquelles

elle tremble. Comme ces jeunes animaux qui ne se recon

naissent pas dans une glace l'esprit populaire ne démêle

plus dans le vocable dont il se sert, les idées et les senti

ments qu'il y a mis : il le prend pour une réalité extérieure

autonome, vivante, avec laquelle il lui faut compter.

Tous les mots du langage humain peuvent èlre envisagés

comme présages. Us sont fastes ou néfastes suivant les cas.


i36 —

Le Prophète a condamné les augures pris dans la nature, sous

le nom de lira : <e Celui qu'un signe malheureux (tira) fait


revenir sur ses pas fait acte de pay-en (achraka) (Eddamiri.
II, p. 79). Les. Arabes antérieurs à l'Islam tiraient des au

gures des animaux. Ils faisaient lever les gazelles et les oi

seaux qu'ils rencontraient : si ces bêtes partaient du côté droit


par rapport au voyageur, celui-ci continuait son voyage el

persistait dans son entreprise ; si elles prenaient la direction


de gauche, il abandonnait son projet. Le Prophète a condam

né cet usage, ee
Laissez, a-t-il dit, les oiseaux où ils sont :

ne faites pas lever les oiseaux de leurs nids ».

Mais, s'il a aboli les présages tirés de la nature matérielle,

il a recommandé les présages fournis par la parole, ee Point


de tira, a-t-il dit, mais ce qu'elle a de bon, le fâl. —
El
qu'est-ce que le fâl P lui demanda-t-on. —

La parole favora
ble çâliha que l'on entend. » Dans une autre tradition, il au

rait dit : Le fâl me plaît et j'aime le fâl propice (çùlah) : ,

Le fâl défini un mot bon et beau kelma çal.iha hasana a sa

préférence. Mais celte acception n'est pas la seule : « La plu

part du temps le fâl a trait à un événement agréable : ce

pendant quelquefois aussi il concerne le malheur. La tira est

toujours en rapport avec le malheur. Les oulémas expli

quent : ee le fâl (entendu surtout comme présage -favorable)

est à préférer parce que l'homme qui compte sur la faveur


divine se trouve en meilleure posture, tandis que celui qui

désespère de la protection de Dieu se trouve mal en point. La


tira produit dans le cœur de l'homme un étal de dépres
sion et Pat-lente de l'insuccès (ibidem). »

En résumé, Mahomet, en sa qualité de conducteur d'hom


mes, semble avoir condamné surtout dans la superstition

augurale ce qui pouvait affaiblir les courages et qui dépendait


des forces aveugles de la nature : la tira ; mais il a goûté et

préconisé le présage favorable, verbal surtout, le fâl. qui

peut servir de levier dans la main d'un chef avisé, relever

les esprits abattus ou entretenir l'enthousiasme.


Mais il est difficile de tracer des bornes à la superstition

tout en la respectant. La tira, avec ses restes de paganisme.

est mal vue des musulmans, mais le fâl. a hérité d'elle :


ce-

nom embrasse les interprétations bonnes et mauvaises des phé-


- -

i37

nomènes naturels ou oraux ; malheureux, on l'appelle : fàt


douni, mcchoum ; heureux : fâl mléh ; et la croyance popu
laire à la faculté prophétique des choses el. des paroles subsiste,
quoique celle des paroles soit plus orthodoxe et mieux éta
blie.
La Sonna, (l'histoire sainte ou l'évangile de Mahomet)
raconte qu'un jour le Prophète, voulant faire traire une cha

melle, demanda un homme de bonne volonté. L'un de


ses Compagnons se leva. Comment t'appelles-tu ? lui de-
«

manda-t-il. —

Morra (Amertume). \ssieds-loi » Un —

autre se Quel ton !'


présenta, ee esl nom —

Harb (Guerre).
-—

Assieds-toi. » Un troisième s'offrit. « Ton nom ? —

Idich (Il vivra). —

Traye-la. » Se rendant, à Bédr pour

combattre, il passa à côté de deux hommes, dont il de


manda les noms : « Mosselikh (Ecorcheur) et Mokheddil
(Lâcheur) » ; il fit un détour pour ne pas suivre leur che

min. Il écrivait à ses généraux de lui envoyer des exprès

dont le nom et le visage fussent agréables. Ce dernier fait


semble avoir été relevé par Omar. « Je ne sais, dit-il, si je
dois parler ou me taire. —

Parle, dit Mahomet. —


Comment
se fait-il que tu nous aies défendu de nous préoccuper des
présages et que tu y attaches de l'importance ? —

Je n'en

tire point d'augure, dit Mahomet, mais je préfère un beau


nom ». D'après plusieurs de ses contemporains, il aurait dit :

ee Les présages relèvent du polythéisme; et il n y a parmi nous

personne qui ne soit préoccupé de présages ; mais Allah Très-

Haut éliminera ce presle de méeréanee en lui substiluant

la confiance en Dieu el l'abandon à sa providence. (Eddamiri,


IL p. a56).

Les disciples de Mahomet, comme il est logique, ne purent

jamais secouer le joug de l'habitude ancestrale. ee Prophète


de Dieu, lui dirent-ils un jour, aucun de nous ne peut s'af

franchir de lapeur des présages mauvais (tira), de la jalousie


(hasad), ni de l'attachement à son opinion personnelle (d'enn):
que feras-tu pour nous libérer ? —
Quand vous avez observé

un augure défavorable, répondit-il, continuez votre route ;


quand vous haïssez, gardez-vous d'une action injuste ; et,
quand vous avez une opinion, ne la prenez pas pour une

certitude. »

i38 —

On raconte que le farouche Omar, voulant employer un

lui demanda Dâlim ben Serraq, dit-


homme, son nom : ee »

il ; ce qui veut dire ; injuste, fils de \oleur. « Quoi ! dit


Omar, tu lèses les gens el ton père les vole ! » et il se passa

de ses services (Boud et akhiar, p. i83).

La légende jioiis rapporte que ce même calife Omar de


vina un événement inconnaissable rationnellement en considé

rant la disposition établie par le hasard de la conversation dans


une série de noms propres, ee Le calife Omar dit à un homme:
ee Comment te nommes-tu ? —
Djemiru (Braise). —

Fils de
De' El-
qui ? —
Chihub (Flamme). —

De quel pays ? —

De
harqa (Incendie). —

Où habites-tu P —

A Elharra (Chaleur).

Regagne ta tribu, lui dit Omar ; elle est en flammes. »

Effectivement, il rentra chez lui et trouva les siens victimes

d'un incendie. » (Boud cl akhiar, p. i83).

11 est permis à la critique historique de douter que le grand

Omar ait jamais usé de pareille logique ; mais nous devons


conclure de ces faits et d'autres analogues relatés par les an

nales musulmanes cpie les successeurs du Prophète n'avaient

point rompu avec la croyance aux présages. L'invasion arabe

dans l'Afrique du Nord ne pouvait supprimer la superstition

de ce genre que les Romains x avaient connue ; les deux


courants devaient se renforcer, étant identiques, même, pour

certains mots : c'est ainsi que choum qui veut dire sinistre

et gauche est la traduction du latin sinistrum gauche et lira


appartenant à la racine tir (oiseau) est le calque arabe des
mots aruspice, augure, dont la racine connue est avis oi

seau.

Dans la société maghrébine ae-tuelle nous n'avons pas l'oc


casion de constater la croyance aux présages tirés des noms

propres : la coutume a généralisé les noms théophores el éli


miné en particulier de l'onomastique populaire les noms omi-

neux (cf. Ch. I, do l'Enfance). Mais nous retrouvons toujours


florissantes les vieilles pratiques relatives aux présages fon
dés sur le
langage, dont il est question dans les livres classi

ques de l'Islam,
On lire encore les sorts du Coran étfàt innétmcçhaf. ceim-

me chez nous jadis les sorts virgiliens, les sorts des apôtres

ou des saints. L'habitude s'en esl conservée bien vivante


-- —

i3g

dans les écoles des villes (msaïd) ou des campagnes (zaouïa),


parmi les tolba el les gens qui lisent l'arabe. Des légendes
exaltent l'infaillibilité de ces oracles, où se fait entendre la
parole divine. Malheur à ceux qui s'en moquent ! Le calife

Oualid, fils de Vésid II, successeur du calife lleseham à Da


mas, en lutte avec un compétiteur à l'empire, consulta un

jour les sainls feuillets. 11 tomba sur le passage où il est dit :

« Alors les prophètes demandèrent l'assistance de Dieu et

tout homme orgueilleux et rebelle fut anéanti (XIV , iS) »

Il déchira le manuscrit sacré en improvisant ces vers : ee Tu


menaces tout homme lier et rebelle ; eh bien ! je suis un de
ces hommes. Quand lu comparaîtras devant Allah au jour
du Jugement, dis-lui : Mon Dieu, Oualid m'a mis en

pièces. » Quelques jours s'étaient à peine écoulés, qu'il pé

rissait de maie mort : sa tète fut clouée sur le château fort où

il fut capturé, puis exposée sur les murs de sa capitale (cf.


Eddamiri. II, j. 79). Le fait s'esl passé en l'an de l'Hégire
i:'6, mais le récil antique que nous avons traduit nous don
ne le schéma des pieuses légendes qui se racontent encore

aujourd'hui sur le respect que l'on doit aux sorts du Coran,


L'autorité dont jouit ce genre de divination esl fondée sur

celle de la parole divine : mais la parole humaine inconsciente


passe, pour prophétique aussi. Il arrive souvent que la mé

moire esl soudain envahie par une réminescence impérieuse


qui s'impose sans motif apparent ; l'homme prononce alors

des phrases dont l'inspiration lui échappe, comme la portée.

Ces manifestations inattendues, conséquences d'un processus

inconnu de la pensée, sont prises pour des oracles par les


âmes crédules ou soucieuses.

Nous pouvons citer sur ce point un exemple historique


célèbre : ee
Ellabari, Elkhâtib élbagdadi, Ibn Khallikan, d'au
tres annalistes encore, ont raconté que le vizir d'Haroun
Errachid. Djafar ben Vahia le Barméeide, quand le palais

qu'il construisait fut achevé et qu'il n'y eut plus rien à ajou

ter à sa somptuosité, songea à s'y établir ; il convoqua les


astrologues pour fixer le moment où il devait y entrer (à
la cour d'Haroun Errachid l'astrologie intervenait dans la
moindre affaire) ; et ceux-ci choisirent une certaine heure
de la nuit. Djafar sortit donc à cette heure ; les rues étaient

i1o

désertes et les habitants se reposaient. Cependant il aperçut

un homme qui, debout, récitait ce vers : ee Tu consultes les


étoiles et tu n'en apprends rien : et celui qui esl le maître des
étoiles accomplit ce qu'il a décrélé ». C'était un proverbe (cf. B.
el akhiar, p. 192): Djafar y vil un mauvais présage, Il s'arrêta,
appela l'homme et lui demanda de répéter ce qu'il avait dé
clamé, ee Que veux-tu dire par là ? lui demanda-t-il .

Je
n'ai mis dans ces mots aucune intention ni allusion, répon

dit-il ; mais c'est une chose, qui s'est présentée à moi et qui

m'est venue, sur la langue. » Djafar lui fit donner un dinar


et continua sa route ; mais la joie qu'il éprouvait en fut gâ

tée et sa vie en resta assombrie. Peu de temps après, Erra


chid s'acharna sur sa famille » ; et l'histoire a enregistré la
célèbre disgrâce des Barmécides que ce présage avait annon

cée (cf. Eddamiri, II, p. 79).

Une parole irréfléchie dans la bouche du premier venu

peut être le. commencement de catastrophes de tous genres ;


et même ceux dont la parole est le plus redoutée, sont de no-

jours les plus humbles el les plus déshérités au point de vue

humain, les moins normaux. Les porte-paroles de la destinée


pour les Maghrébins, nos contemporains, sont, en premier

lieu, les enfants, comme nous l'avons dit ailleurs (chapitre VI


de l'Enfance); puis, les vieillards tombés dans la décrépitude;
les fous, les innocents, etc. ; parmi les gens qui jouissent
de toutes leurs facultés on ne s'avise pas de chercher des ora

cles, sauf dans les moments où leur personnalité défaille en

quelque sorte et où ils ne sont plus eux-mêmes : dans la ma

ladie, surtout la possession, dans le sommeil, dans l'agonie.


L'évanouissement est l'état idéal pour la vaticination, quand

il s'accompagne de divagations, et les talebs le provoquent ar

tificiellement en vue des confidences qu'ils disent tirer des


malades en syncope. Les absences, les soliloques, les lapsus
linguae sont observés et interprétés comme des aveux invo

lontaires et d'autant plus suggestifs. Plus l'homme a perdu

le contrôle de sa langue, plus il est censé dire la vérité,

parce que l'on prétend reconnaître sur les lèvres de l'incons


cient la intérieure pure, la voix de son âme. Or,
voix c'est un

axiome admis : de même que des yeux sains et ouverts

voient le monde matériel, de même l'âme, débarrassée du



1 1 1 —

bandeau des sujétions charnelles, perçoit les réalités spiri

tuelles et matérielles ; et quand le corps ne s'oppose pas à ses

communications, elle nous révèle sans ambages l'avenir.


Elle ne le révèle pas seulement, elle le produit. En effet, le
présage, si on en croit l'idée fait le populaire, annon
que s'en

ce le malheur et le déclenche du même coup. Comme il le


devance, il est censé le faire naître. En vertu du principe :

post hoc ergo propler hoc, ce qui est une suite est déclaré
une conséquence. L'observation nous montre que l'augure
mauvais est redouté dans l'Afrique du Nord comme la cau

se efficiente du mal. Le Prophète a recommandé de cacher

les signes sinistres, dans la pensée que c'était un moyen d'en

limiter, sinon d'en prévenir, les effets. Et il a recommandé

au contraire l'emploi intentionnel du bon fâl: « Usez du


bon augure, a-l-il dit, même de propos délibéré oua laou am-

"den », c'esl-à-dire artificiellement, en le créant dans un

but déterminé et en escomptant les résultats positifs que

vous pouvez en tirer. Ce conseil du Prophète est donné

pour, le fondement d'un des principes de la politesse indigè


ne ; un Maghrébin s'étudie à ne jamais prononcer un mot né

faste, par devoir religieux et par convenance de société.

L'inobservance des règles subtiles qui en découle dans le lan


gage contribue pour beaucoup à prêter à l'étranger un carac

tère barbare et sinistre. A Blida, c'est un signe de rusticité

de ne pas savoir veiller sur son élocution et de ne pas retenir à

temps un présage oral désagréable. On gourmande l'enfant

de bonne maison qui laisse échapper de ces lapsus de mau

vais augure : ee On dirait que tu as pour père et mère des

Béni Miçra ». Ce sont des montagnards de l'Atlas qui ont une

réputation particulière de grossièreté et .de mauvais œil. Une

personne bien élevée se pique d'avoir la langue douce et

lisse 7'0/6a : elle connaît cet art délicat de la parole qui évite
innombrables susceptibilités superstitieuses
de choquer les
des auditeurs.

ici avec la bienfaisance semvent ;


La civilité se confond

elle ne craint pas de violer la grammaire et le vo


aussi

de risquer une faute de langage pour faire œuvre


cabulaire,

pie. Dans une de ces maisons de location où se pressent plu

sieurs ménages de petites gens et où ce qui se dit dans l'un est


lia
— —

entendu des autres, une femme a préparé le déjeuner au petit

jour. Elle interpelle son enfant à voix haute : ee Dis à ton


père que le café est ouvert (fethat). Elle se gardera de pro

noncer le mot ee a bouilli » ou ee est chaud ,,, qui éveillerait


de sombres idées et serait gros de conséquences malheureu

ses ; elle a employé, même à contre sens, la racine fth ouvrir,


parce que cette racine exprime couramment l'aise, le succès,
l'abondance. I ne voisine, entendant le propos, en apprécie

l'intentioncharitable. Tante Khadidja, lui crie-l-elle, qu'Al»

lah t'ouvre (ses trésors de grâces) pour te récompenser de ce


bon présage ». Le fâl prémédité de la pauvre femme a don
né à Ions du courage pour reprendre le labeur quotidien;
il ii enchanté cet le matinée en chassant magiquement le souci

et le malheur ; il a dissipé les miasmes de la malchance.

On relève dans la Conversation nombre d'euphémismes dont


l'emploi s'explique par la crainte générale de l'influence perni

cieuse du mot propre. Les campagnards appellent la bou


(china') l'utilité (nfu'). A Blida, le
melh'

gie sel se pronon

rbalé le gain ; le clou


meftali'

ce (meçmar) est remplacé par

la clef ; de même le carrelier du sellier ou du matelassier : au

lieu de lebra, de mkhiïet, de msella, on dit meftah la clef et


(h'
aussi le bienfaiteur men'itm ; la corde bel) se tourne par
merbouh'

,
le béni ; le couteau -khoudmi par boutchaq, l'ins

trument aux piqûres ; le charbon (fh'am) par élbiâd, la blan


cheur, nom donné aussi au lait, dans certaines circonstances
réputées délicates, où il serait imprudent de lui laisser son
h'
vocable ordinaire lit) ou leben.
larbah'
On désignera le goudron par Bou le père aux gains.

parce que son nom, guetràn, comporte une idée funèbre :

les gens de Cherchell ont encore l'habitude d'attacher du


henné mêlé à du goudron aux mains des moribonds ; on les
entend dire au lieu d'un Tel est mort : ee Un Tel est parti

avec le Présage (le fâl bien connu) ». Pour tous les Mellidjiens
ce mol de goudron est malfaisant. D'un homme persécuté par

le destin, on dira : ee Sa chance esl noircie par le goudron

sa'adoub nmiaoued liélquctrân. 11 est entravé, garrotté, ré

duit à l'impuissance par le goudron in'allcl hélguetrân » ;

il esl empêtré dans le goudron.

Tant que le lion a gîté dans les fourrés de l'Atlas, les Bli-

i ',3 —

déens se sonl gardés d'en parler sous son véritable nom


(sba'

j ;

ils auraient craint de le faire surgir : ils croyaient l'éloigner


el le désigner à la fois, en l'appelant Elmellouf, l'Egaré : ils
enfermaient dans le nom qu'ils lui donnaient le souhait qu'ils
formulaient de le voir loin d'eux, à la façon dont ils appel

lent le démon le Lapidé, en faisanl le vœu qu'il le soit. De la


même façon de nos jours, une femme se refusera à prononcer

le mot mesk, signifiant,


musc, dans une chambre où se trouve
un enfant de moins d'un an ; elle redouterait un rapt. Mais
elle écarte le danger, et. lui substitue même une inthu-nce heu
reuse assurant la beauté du nourrisson, en nomma ni le lerri-

ble parfum : la joliesse de la senleur zin errih'a.

Dans les deux derniers exemples que nous venons de citer,


nous entrevoyons nettement une explication : on évite le nom

de deux êtres redoutés, parce qu'on craint de leur voir pren

dre l'énoncé de leur nom pour un appel. On devine aussi

pourquoi il sera dangereux de dire : eghleq élbâb, ferme la


belle'
porte comme le donne le dictionnaire, ou elbab, fais
avaler la (par le mur) comme s'expriment les rustauds;
porte

les gens précautionneux et bien élevés disent : arrange, pare la

la porte ziïcn élbab. Mais la plupart du temps les associations

d'idées qui déterminent le rejet ou la vogue d'une expres

sion nous échappent. Pourquoi une mère de famille ne dira-

t-elle jamais : Nous marions notre fils nezououdjouh, mais

nous lui facilitons nesahhlou louh ? Elle ne parlera pa-s non

plus de sa circoncision khetâna, mais de son embellissement

tezeiïn : par pudeur, dira-l-on : ainsi le pot de chambre ne

porte, jamais son nom de mh'ibsa, mais celui de bent elfekh-

fille du Prenons d'accepter pour cer


khar, la potier. garde

tain ee qui parait évident à notre mentalité. Mh'ihsa vient

pa-
de la racine h'bs qui signifie emprisonner, immobiliser,
ralvser je crois bien que la composition lexicologique du
;
mot entre plus que l'idée exprimée par lui dans la répugnan

qu'il inspire. Il peut arriver que l'euphémisme se fasse


ce

l'auxiliaire de la décence ; il se préoccupe cependant plus

fréquemment du bonheur, de la fortune et de la santé

de celui qui l'emploie et des assistants ; il fait partie


surtout,

des primitifs ; avant toute aulre chose il


de la prophvlaxie

est un procédé de l'hygiène maghrébine.


La coutume a généralisé des formuletles et des gestes dé-

préealoires qui neutralisent les influences pernicieuses du mot

quand l'euphémisme ne les prévient pas. Qu'une impru


meurd'

dente nomme la maladie de la consomption, essell ou

la douleur de côté, bou djeneb (pleurésie, appendicite, etc.);


s'il y a des enfants dans la maison, elle ajoute, ou l'on
se hâte d'ajouter pour elle : ee Avec le salut de nos enfants

et de ceux qui entendent / beslâmel oulidâtna ouéssam'in. »

Les Blidéennes, en pareil cas, emploient une expression assez

énigma tique, mais visant manifestement au même résultat :

c Sid Elkheitser a passé au-dessus de nous Sid elkheitser djâz


alina >,. Ce Sid Elkheitser esl un marabout juif enterré dans la
synagogue de Blida, qui n'est pas moins respecté des Maures
ques que des Juives. Le plus ordinairement, quand le nomd'une

maladie redoutée frappe leurs oreilles, elles s'alarment et el

les croient conjurer ce mot réputé morbifique, comme elles

conjurent une malédiction ou un cri de chouette ou un sou

hait imprudent, en frappant la terre de la main, de la façon


dont on heurte une porte et en disant : ee La terre l'a en
lard'
tendu el l'a avalé sem'at ou bel'at ». Si elles ont lâché
le mot menaçant dans un moment de colère et qu'elles veuil

lent en arrêter la réalisation, elles récitent une formule de dé


dite: c Ma langue sous mes talons Isâni lah't eqdanii ». Chez les
enfants une mimique expressive accompagne cette locution :

l'enfant mal embouché qui veut rattraper un mot malheu

reux se fourre les doigts dans la bouche, en humecte de sali

ve les extrémités et étend cette salive sous la plante de son

pied nu, en disant aussi : « Ma langue sous mes talons ». Les


grandes personnes se dispensent du geste qui leur semble pué

ril, mais, en retenant la formule, elles confessent, que. pour

elles il y a des mots semblables à des explosifs, qu'il


aussi,

faut étouffer sous le pied, si l'on ne veut pas qu'ils provoquent


l'incendie.
Nous avons pu remarquer ijue la faiblesse du bas âge passe

pour rendre l'enfant plus sensible à l'influence maligne du


verbe. De même certains étals d'âme prédisposent l'homme à
la subir plus fatalement. C'est ainsi que l'orphelin présente

une réceptivité particulière, surtout dans les premiers temps


de son deuil. La civilité blidéenne reconnaît comme un prin-

Uli.) —

cipe auquel on est tenu de conformer sa conduite qu une

personne, quels que soient son âge ou son sexe, qui .. a

mangé récemment le repas funèbre de son père ou de sa mè

re », se trouve à la merci d'une parole imprudente : un pau

vre vient-il se plaindre à elle de sa misère, un

de son infirmité, un malade de son indisposition, le mal ou

moral ou physique dont il est parlé entre eux passe inconti


nent dans l'homme que la mort, de ses proches vient de dépri
mer et, comme le dit l'aphorisme populaire, se colle et adhè

re à lui eltçeq fclli Ltili a za ouàtdih. D'après une autre

version, c'est l'orphelin de fraîche date qui est un danger


pour les autres ; s'il fait à un ami des confidences sur ses

embarras d'argent, sur ses chagrins, voire sur ses défaillances


physiologiques, il communiquera à celui qui l'entend le sujet

de ses ennuis, sans d'ailleurs s'en débarrasser lui-même.


Ainsi, la parole malfaisante en général et morbifique en par

ticulier agit plus spécialement dans le cas de l'orphelin ; mais

elle est pour tous à redouter. Il y a un sortilège par la plainte.

Beaucoup de gens ont peur du sinistre importun qui s'atta

che à eux et leur raconte ses peines ; ils se départent de leur


politesse pour le rabrouer : qu'il laisse ses chagrins chez lui !
Une formule courante est consacrée dans le langage à couper

court aux épanchements pernicieux : ee Si je mesurais mes

"soucis avec tes soucis, les miens recouvriraient les tiens ».

L ne femme en visite se lamente sur ses maux ou simplement

nomme une maladie : son interlocutrice prononce dans son

cœur : ee Va te plaindre à Bou Zid (le Saint qui fait croî

tre, comme l'indique son nom) et qu'il augmente ton mal !


Echtki Ibou zid ou houa izid », Celte imprécation rejette

l'influence maligne du mol sur la personne qui l'a pronon

cé. Mais il est bien rare que celle-ci ne fasse pas précéder ses

confidences dangereuses d'un exorde prophylactique qui est

à le bien 6c'/'-
e. Je me suis plainte vous avec cchtkil elkoinn

de bes-
khir » ou. autrement : ee avec le salut celte demeure
himai luid éddar ; ou bien : Que la protection divine te serve

à toi et à nos frères musulmans ifid essteur a'iil; outi'la

khouanna Imesselmin ! »

La répugnance à geindre sur ses maux que l'on constate

chez les Indigènes vient en partie de l'orgueil, ee La plainte

10

i ',6 —

sans le nom d'Allah est une fdih'a », dit un apophthegme

populaire, on entend par fdîh'a un aveu entachant le prestige

ou l'honneur. La plainte est aussi condamnée en tant qu'of

fense à la divinité, ee Le respect que tu dois à Allah et la


reconnaissance de ses droits souverains ne te, permettent pas

de gémir sur les douleurs physiques ni de faire allusion à tes


épreuves morilles (Muzhal elmadjalis, I, p. 61) ». Mais, par

delà la crainte de se diminuer aux yeux des autres et par delà


le devoir religieux d'agréer les décrets divins, on sent une

autre raison, plus primitive, du mutisme stoïque des petites

gens : c'est l'appréhension toujours vivante, indéracinée, de


l'effet magique de la parole sur soi et sur les auditeurs.

La question du nominalisme el du réalisme est pour nous

une vieille querelle médiévale depuis longtemps enterrée :

nos contemporains de l'Afrique du Nord sont demeurés, en

pratique tout au moins, des réalistes. Certains savants mu

sulman ont cependant combattu cette théorie, ee Le nom est-

autre chose que ce qui est nommé, lit-on dans le yozhai el

uwdjaiis (I, p. O9J : on dit qu'ils ne font qu'un, c'est une er

reur et pour deux raisons : d'abord, il existe des groupes de


synonymes multiples et ee qu'ils désignent est un ; puis, si

le nom et la chose se confondaient, quand nous prononçons

Je nom du feu ou de la neige nous devrions sentir de la cha

leur ou du froid ». Il n'est pas sûr que le primitif n'éprouve

pas, au moins partiellement, les choses dont il parle ; sa

sensibilité est si proche de son imagination, laquelle se con

fond si souvent avec la réalité ! De plus, la croyance collec

tive de son milieu l'assure que, s'il ne les éprouve pas,

c'est exceptionnellemenl ou c'est sa faute, et il en croit beau


que ses préjugés col
coup inoins son expérience personnelle

lectifs.
D'ailleurs la superstition populaire s'appuye sur la tradi
tion écrite. Des oulémas célèbres dans l'école ont pris acte

des effets reconnus de la parole sur le physique de l'homme


pour démontrer l'existence de la sorcellerie verbale. Les étu
diants maghrébins lisent dans le commentateur du Coran.
Elkhazin, au verset 9(1 de la sourate II; ee La parole a une

influence sur les principes qui constituent les tempéraments:.


un homme, à la suite de propos qui l'ont affecté, est pris de
— —

14?

fièvre ; bien des gens sont morts d'une parole qu'ils avaient

entendue. Le maléfice (sili'r) se comporte dans l'organisme


à la façon de la maladie ». Sous l'infuence combinée de la
tradition écrite de la tradition orale, il y a
et sans doute bien
peu d'indigènes de nos jours, excepté bien entendu les lo
uants du rationalisme européen, qui souriraient du conseil

d'un poêle arabe cité dans le Boud et akhiar du cheikh Mo


hammed ben Qasem ben laqoub (p. 192) : ee Garde-loi de
nommer les choses qui le déplaisent, car, souvent, il suffit

que la langue prononce le nom d'un malheur (accident, cha

grin ou pour que ce malheur soit ».


maladie)
Nous disons, nous aussi, qu'il suffit de, nommer le loup
pour en voir la queue. Seulement nous plaisantons et nous

ne croyons plus à ce proverbe hérité de nos ancêtres la


tins. Les simples du JVIaghreb y croient, encore. Lupus in fa

bula : c'esl sans doute, tout le secret de la parole magique.

En faisant naître l'idée, le mot, chez eux, crée la chose, parce

que ee qui se perçoit fortement dans leur conscience se pro

jette facilement à l'extérieur. Dans l'incantation, dans le sou

hait, dans la prière, le verbe créateur, agit comme serviteur

de l'âme humaine et réalise ses désirs. Dans la malédiction,


d'ordinaire esclave, il s'affranchit de la volonté en certai

nes occasions. Dans le présage, enfin, il apparaît indé


redoutable : entité autonome, vague mais puis
pendant et

sante personnalité, il terrorise l'esprit même qui vient de

le concevoir.
Chapitre VIII

LA MAGIE PERSONNELLE

Le geste

Dans la gb"

sourate du Coran, Allah a proclamé l'homme


le chef-d'œuvre de la création. « J'en jure par le figuier et

l'olivier, a-t-il dit, par la montagne du Sinaï et par (La


Mecque) le territoire sacré, oui, nous avons créé l'homme avec

le plus bel agencement de facultés qui soit ». Le commen

tateur explique : en plus de la station droite, il lui a donné


e< une langue effilée, une main et des doigts préhensiles »,
et nombre de ses propres attributs. On a pu dire que ee Allah

n'as pas de créature plus belle que l'homme et que celui-ci a

été créé à l'image de Dieu ».

Ces formules s'embrument pour nous d'hyperbolisme poé

tique, mais sont vraies à la lettre pour les croyants, comme

on peut le voir dans des anecdotes comme celle que cite à la


suite le commentateur : <e On raconte qu'Aïssa ben Yousof
Elhachimi (Eddamari le nomme Moussa ben Aïssa, I, p. 29),
qui aimait passionnément sa femme, lui dit un jour : ee Sois
répudiée trois fois (c'est-à-dire irrévocablement) si tu n'es pas

plus belle que la lune ». La femme à ces mots se leva et s'en

veloppa dans son voile, en disant : ee Je suis divorcée. » Le


mari passa la nuitdans le désespoir. Le lendemain matin, il
se rendit chez Elmansour et lui raconta l'affaire. Celui-ci con
voqua les jurisconsultes et leur posa la question. Tous conve

naient que la femme était bien répudiée, sauf un sectateur

du rite hanéfile qui gardait le silence, ee Pourquoi ne parles-

tu pas ? » lui dit Elmfmsour. Le légiste se mit à réciter la


sourate du Figuier jusqu'au verset où il est dit : « Nous avons

créé l'homme avec le plus bel agencement de facultés qui

soit, ee Commandeur des Croyants, dit-il, l'homme esl le plus

beau des êtres et il n'est chose qui soit plus belle que lui ».

i5o —

Elmansour dit alors à Aïssa : ee La vérité est bien ce qu'a dit


ce savant. Retourne auprès de ta femme ». Cette anecdote

montre que l'homme est la plus belle des créatures d'Allah.


C'esl ce qui l'a fait appeler microcosme ou monde en petit,
attendu que tout ce qui esl répandu dans l'univers esl réuni

en lui ».

La croyance antique que l'homme, centre de l'univers, en

esl aussi aussi l'abrégé, n'a pas complètement disparu, com

me chez nous, de la mémoire musulmane. Elle est entretenue

dans le peuple par des récils de tradition religieuse sur la


création de l'homme. L'archange Azraïl, d'après la genèse

islamique, chargé par Allah de lui apporter l'argile avec la


quelle Dieu allait former Adam, prit une poignée de lerre
aux quatre points cardinaux, à tout ce qui se trouve à la
surface'
de la terre, à sa peau (adim) noire, blanche et rouge,
à ses plaines et à ses montagnes, à ses parties hautes et bas
(Raclai'

ses. ezzohour, p. 13) ...

Les savants de l'Islam ont poussé plus loin l'assimilation


du « petit monde cf aient claçghar » avec le macrocosme

(elalem etakhur). Nous citerons sur ce sujet la théorie d'Eçça-

fraouï (Nozhat cl madjalis, II, p. 2/i) parmi bien d'autres.


« Allah créa dans le soleil le feu rayonnant, dans la lune la
lumière, dans la nuitles ténèbres, dans l'air le fluide, dans
les montagnes le solide, dans l'eau le liquide. Après quoi,
il fit de la lumière le lot des anges, du rayonnement celui
des houris, des ténèbres celui des diables infernaux, du li
quide celui des démons, du fluide celui des génies, du solide

celui des animaux. Enfin, il réunit le tout dans le corps

humain : il attribua la lumière aux yeux, le rayonnement,

au visage, les ténèbres à la chevelure, le fluide à l'âme (rouh),


le solide à l'ossature el le liquide à la moelle. Et quand il eut

associé les contraires dans un ensemble harmonieux il se fé-

lieila el dit (Coran \NIH, ih) : ee Gloire à Allah, le parfait

Créa leur ».

Les autres êtres sont simples, homogènes, distincts les uns

des autres seul, l'homme les contient tous dans sa com-

plexion ; il en esl la synthèse. C'est pourquoi il sympathise

physiquement el intellectuellement avec toutes les créatures

de l'univers. Par l'introspection, il les comprend; grâce à


sa parenté avec eux, il les influence. Il les pénètre de son

intuition et les plie à sa volonté, parce qu'il en porte les prin

cipes. D'ailleurs, il les domine Ihéologiquement en vertu d'un


autre privilège. Créé à la ressemblance de Dieu, il esl son dé
légué sur la terre et participe à sa puissance. S'il communie

avec la matière par ses origines, il lui commande par l'esprit


lui."

divin qui est en

Le corps humain rayonne des forces magiques. Sans doute,


les animaux, tous les êtres à qui l'on reconnaît on l'on prèle

une âme (nefs), sont doués de celle faculté d'irradiation ; mais,


chez l'homme, elle est plus redoutable. 11 y a des pratiques

traditionnelles qui nous mettent à l'abri des influences ina

lignes (lulsiral nefstiniu.) des créatures, surtout de nos sem

blables. Les tolba de la Mellidja en citent qui se recomman

dent du nom de Prophète, « Si l'un de vous, » dit Mahomet


icf. Eddamiri, llaiul cl haïuuan, article ha'ïf). épouse une

femme, ou s'il fait l'acquisition d'un esclave de l'un ou Eau-

Ire sexe, on s'il achète mi animal domestique, (bref, s'il s'at-

facile un èlre vivant), il doil prononcer la prière suivante, en

lui tenant dans le main le toupet du devant de sa tète : ee Mon


Dieu, je le demande pour moi son bien et le bien qui lui esl

inné cl je te prie d'éloigner de moi son mal el le mal qui est,

inné en lui ». Si l'on acquiert un chameau, on prononce

une formule analogue en mettant la main sur le sommet de


sa bosse (ld., 1, p. il'»). Ce sonl là des gesles de domination.
Dans le Coran (M. 5g), il esl dil : » Il n'existe pas une seule

créature que Dieu ne tienne par le loupet (niîçiui de son

front ».
Le-
comnienlalcur Echcherbini ajoute : « Les arabes,

pour peindre un homme humilié et soumis, disaient : la touffe

Je son front esl dans la main d'un Tel. Quand ils rendaient

la liberté à un prisonnier et tenaient à lui rappeler celle grâce,

ils lui coupaienl le toupet, ce qui était un signe de victoire ».

Dans les cartouches égyptiens nous voyons Ramsès tenir ainsi

ses captifs de guerre. En répétant aujourd'hui encore ce vieux

rite de prise de possession, l'arabe croil s'emparer de la nefs,

de l'âme même de l'individu, et maîtriser à son profil le prin

cipe de bonheur et de malheur qui est en elle.

On répèle fréquemment dans la Mellidja le hadits du Pro


des ton-
phète : >e Le bonheur el le malheur proviennent soit
pets, soit des talismans, soit de certains seuils (cf. Ren Cheneb.
Proverbes arabes, n°

i38i, et Desparmet, Coutumes, institu


tions, croyances, Alger, Jourdan, 1912, p. 221) ». Les loupels
dont il est question ici sont ceux des chevaux el des femmes.
Ces derniers, à vrai dire, paraissent plus redoutés que les pre
miers, du moins dans le Tell, et plus généralement. Tous le?
milieux établissent une relation inexplicable rationnellement

entre la personne, si effacée qu'elle soit, de la mariée, et la


fortune ainsi que la santé de son mari. Une femme qui a le

toupet néfaste (guessa mekh'ousa), avant un an passé à son

foyer, y attire toutes sortes de malheurs. Si les affaires de son

homme subissent un fléchissement, celui-ci ne manque pas

de remarquer : e< Depuis qu'elle est entrée chez moi, je dé


cline ». S'il tombe dans la misère, il dira : ee Elle est venue

pour balayer mon bien ». Une telle femme est mal vue dans
la famille ; on l'appelle le balai de Mai, par allusion à la
croyance que l'introduction d'un balai neuf en Mai ruine une

maison. Comme son bien, la vie du mari est sous la dépen


dance mystique de la femme. Lorsqu'il voit chanceler sa vi

gueur, c'est que sa dernière union lui a apporté la maladie.

Des légendes consignent el enseignent les méfaits de la fem


me fatale. Un jeune homme allait épouser la fille d'un roi

lorsqu'il vit se dresser devant lui un ange qui lui dit : ee Ta


n'as plus que huit jours à vivre ». Il se hâta de rompre son

mariage et prit une fille pauvre, mais dont le toupet était


ee bienfaisant (merbouh'a) ». L'ange lui apparut alors et lui
dit: ee Allah vient de m 'avertir qu'il ajoutait à ta vie qua

rante ans ». Nombre de divorces sonl, causés par cette croyance.

Le corps humain, dans certaines attitudes, dégage une in


fluence pernicieuse, inexplicable pour un Européen. Si des

enfants jouent, debout, près d'un groupe de grandes per

sonnes accroupies à la turque, celles-ci les forceront à s'as

seoir aussi, ee C'est assez joiier ; cessez de nous boire le sang ...

diront-elles, selon la formule consacrée. On croirait volon

tiers que celle expression est synonyme de ee rompre la tête ».

Il On dit de'
n'en es| rien. même à des adultes, même silen

cieux", ee Asseyez-vous : il n'est pas bon que vous restiez de


bout quand nous sommes assis ».

La politesse entre pour peu dans cette invitation. Le Pro-


loi —

phète a dit sans doute : ee La station droite esl un des supplices


de l'Enfer ». Mais vous chercheriez en vain un sentiment de
charité dans l'indigène insistant pour que vous preniez place
près de lui sur sa natte : il obéit plutôt à un
mouvement
égoïste d'appréhension. La raison énigmalique qui m'en a
élé donnée c'est que « celui qui est debout, tire du sang à
celui qui est assis comme le dit la Peut-
», maxime arabe.
être cette attitude rappelle-t-elle celle du scarificateur qui
opère debout sur son client accroupi, ou bien fait-elle songer

à l'avantage que prend un ennemi en restant, sur ses pieds

tandis que son antagoniste, esl assis. Esl-ce horreur de ce qui


choque la discipline grégaire ? En tout cas nul ne doit rester
vertical quand son groupe s'assoit ou se couche.

Se debout sur le seuil et sous l'arcade de la porte


planter

de l'habitation (fi qouçi bâb elbil), lieu habité par les génies
de la maison, appuyer les mains à droite et à gauche sur les
montants et balancer un pied en faisant le mouvement du
pendule —

les arabes disent le mouvement du balai, —


cela

n'est pas moins grave que de ravir son bien au maître du


logis : on le condamne à la pauvreté (fqcur) ; on vide la mai

son de sa chevance (rezg).


Un marchand, qui vient le malin ouvrir son magasin, trou
ve devant sa porte un débris, une
ordure'
il se garde bien de
la repousser du pied : il chasserait sa chance ; ce sérail balayer
son bien (knîs élkhîr). fine croyance identique a été relevée

en France. « -Marcher sur des excréments porte


bonheur, dil-

on. » Le boutiquier girondin qui voit un chien faire ses né

cessités le long de sa devanture doit toucher aussitôt sa poche

pour argenler sa journée ; s'il le chasse, sa vente sera mau

vaise (Sébillot, Folklore de France, III, p. 162). L'explication


doit sembler difficile à Bordeaux ; elle est parfaitement claire

à Blida ; elle découle de la langue courante : un synonyme

bien connu de l'argent est l'ordure de ce monde (nedjasset


eddonia) ; la croyance à la puissance magique du geste fait
penser que, en repoussant l'imniondice, on chasse aussi le
précieux métal.

Mon voisin, le marchand de tabac, a ouvert ses volets, el

il s'établit à son comptoir au milieu de sa marchandise sa

vamment étalée aux yeux du passant, en murmurant à son


lâl
— —

habitude lc-s noms d'Allah qui donnent ses profils au com

merçant : in fellah, in rczzùq ô Ouvreur ! ô Nourrisseur ! Sur


vient un client qui s'assoit sur le petit banc de l'entrée, s'éti

re, se renverse, bombe la poitrine en levant les bras et bâille.


îvoux autres, européens, nous ne reprocherions à celte tenue
que son sans-façon : c'esl bien autre chose pour notre indi
gène, car il s'émeut visiblement ; sa face se congestionne :

adoucissant la voix en vendeur habitué à se contraindre, il


le prie de lui faire giâcc de ses pandiculalions : ee Ne l'étiré
pas ainsi sur amis ; laisse en loi ta torpeur. Ne secoue pas

sur nous la langueur 'uttjzcl; ». En effet, d'après la croyance

populaire, ce malencontreux client expulse l'engourdissement


(uukhel) qui esl en lui ; or cel mikhrl esl de nature conta

gieuse ; el, comme rien ne sépare le moral du physique, l'ato


nie musculaire qu'il communique deviendra en même temps
de la débilité dans l'esprit, do la dépression dans la volonté,
et aussi, el c esl ce que redoute notre boutiquier, du ma

rasme dans "le commerce, de la mévente pour la journée.


« Celui qui s'ébroue dans un magasin y produit l'arrêt ma

gique du gain
(tsqâf errezg) ... Hommes et choses, loul en

reste ensorcelé : la stupeur qu'il dégage esl comme un nar

cotique surnaturel qui endort jusqu'aux affaires.

Les femmes, dans la vie de famille, ne redoutent pas moins

ces spasmes, suivis d'oscita lions, qui annoncent l'expulsion


de la maligne influence. Elles ne manquent pas d'en neutra

liser les effets en prononçant fies formulelles consacrées :

ee Que ton impotence (soit) immobilisée : qu'elle reste empri

sonnée eu toi 'ndjzck mhubhcs fil; iatilics » ! Elles lui souhai

tent (c'csl-à-dii e, dans leur logique, lui imposent) la fixité


d'un pilier ou d'une ancre : ee Que ton impotence (soit) une

Colonne el qu'en loi elle s'ancre 'adjzek 'itéra fik ierça » ;


D'aulres comparent l'effluve fatal à une flamme donl on peut

craindre la propagation et elles l'arrêtent par ces mois : ee Que


le feu (reste) dans les effets cnuâr fi a'houâ'idjel; » I
Quand il s'assoit les jambes pliées en carré, à la turque
comme nous disons, à la mode de ses ancêtres en réalité, l'in
digène algérien doil observer certaines prescriptions, non pas

dans son inlérèl. mais dans celui des assistants. On rappelle

sans ménagement à l'ordre le malappris qui ne garde pas


son aplomb, ou qui se déjelte ou prend une fausse position.
ee \ssez ! 11 n'est pas bon que lu le tiennes ainsi ... A chaque

attitude on attribue telle influence déterminée. S'accouder la


main sur la joue présage —

et réalise —

un événemenl triste.
S'affaler languissammenl sur le sol, dodeliner de la lèle, os

ciller dans un sens ou un autre, s'abandonner et esquisser

des gestes mous réveillent chez les témoins l'idée d'un cada

vre, leur rappellent des visions de lotions funèbres, ee C'est


comme si nous avions un mort dans nos rangs ». El ils n'en

ressentent pas seulement une impression désagréable, mais ils


veulent y voir traditionnellement un pronostic menaçant et

l'annonce d'un décès prochain. Le frisson superstitieux qu'ils

éprouvent leur parait le premier symptôme du mal qui leur


est mimé.

Les mouvements plus caractérisés, et plus voulus, les gestes,


dégagent un principe plus licitement malfaisant. On répèle à
Blida un hadits du Prophète : « Malheur à celui qui est mon

tré au doigt même avec sympathie, à celui que désignent les


doigts même avec le bien on luou bel khi r ... On lit dans le
Roud el Akhiar, p. 1N1 : ,< Quiconque montrera son frère avec

un objet en fer sera maudit des anges, lors même qu'il serait

le frère de père el de mère de celui qu'il montre ». Lin taleb,


entrant chez un procureur de la république, dont il a quelque

raison de craindre la colère, récite dans la salle d'attente dix


lettres du Coran (les épigraphes énigmatiques des sourates
ig
et 'ri', en s'attachanl un doigt de la main à chaque lettre qu'il

prononce ; après quoi, il récite en lui-même la sourate de

l'Eléphant, dans laquelle Allah a relaté la défaite du roi impie


Abraha voulant, attaquer la Mecque ; il répète dix fois le mot

ee cl ils jettent leurs traits sur eu.c lennilnntin „, en dénouant


chaque fois un de ses doigts. Quand il a fini, il esl prêt à

affronter le fonctionnaire redouté : il a confiance, il se sent

à l'abri de ses coups (cf. Eddamiri, II, p. 1871,

Dans cet exemple l'action religieuse du texte sacré se com

bine avec l'action magique du geste. Voici des gestes sans

incantation. Entrecroiser les doigts des mains amène la mi

sère et les dettes dans l'ordre social el l'empirement et la


crise en pathologie: le Prophète a dît: « L'enehev circulent des
des C'est ha-
doigts détermine la complication affaires ... un

i56 —

dits courant à Blida. Si l'on choque ses mains l'une contre

l'autre à la manière des cymbales et qu'on les agite pour en

faire tomber de la poussière, ee le bien est secoué au vent

pour la famille, chez laquelle on se trouve ». L'attrition des


paumes symbolise la dispersion du bien ; leur entrechoque-
ment au contraire éveille l'idée de conglomération : c'est un
vœu d'enrichissement, et qui pourrait bien avoir donné nais

sance à notre applaudissement.

De même un geste de la main peut tuer un enfant. Quand


une campagnarde des environs de Blida nourrit contre une ri

vale une haine implacable, elle la guette et tâche de la sur

prendre pendant son sommeil ou à l'improviste ; et, preste

ment, elle lui retourne les boucles d'oreilles. Ces boucles,


nommées ounâïs ou compagnes, symbolisent les enfants, à
peu près de la manière dont le diadème appelé tabezimt fi
gure le garçon qu'elle a mis au monde, sur la tête d'un ka
byle du Djurdjura. On croit qu'en les lui relevant au rebours

de leur élat normal, on renverse sens dessus dessous sa si

tuation familiale, ce qui équivaut à lui enlever ses enfants sur

lesquels se fondent son autorité et ses espérances. Une condi

tion s'impose, dit-on : il faut que les deux antagonistes aient

accouché le même mois. La tentative finit souvent en corps

à corps, chacune s'efforçant de redresser les anneaux de l'au


tre et protégeant les siens avec la fureur qu'elle apporterait

à défendre la tête de son nourrisson contre un assassin.

Le ee renversement des pendants d'oreilles (teqlîb élounâïs) »

paraît un procédé un peu brutal aux citadines de bonne mai

son. Elles préfèrent la manière sournoise. Une voisine, qui

jalouse le bonheur d'une mère, se procure quelques lambeaux


des langes de l'enfant ; elle les étend en manière de coussinet

sous sa cruche en terre et les y laisse pourrir dans l'humidité.


Au fur et à mesure que le tissu se relâche et que le fil se cor

de l'enfant décompose-
rompt (iercha), le corps se (iercha) de
son côté el il finit par périr.

D'aulres ont plus confiance dans les bons offices du feu.


Elles déchirent le lange dérobé en lanières dont elles font des
mèches pour leurs lampes ; elles en préparent un nombre

magique : trois, sept ou neuf. Elles ont soin de ne les allu

mer qu'à intervalles espacés de manière à prolonger la durée


du maléfice sur plusieurs semaines. La provision n'est pas

encore épuisée que l'enfant tombe malade, se débilite, semble

se consumer.

Au lieu d'une pièce quelconque de la layette on choisit un

cordon, un ruban, une tresse, qui ait été en contact avec l'en
fant que l'on veut ensorceler. Il faut savoir que, dans une com

paraison courante, on dit : maigre comme un ruban, et que

ce même ruban rappelle l'idée de déroulement ininterrompu ;


se suivre en ruban
(kîcherW) veut dire se succéder continuel
lement. Une femme donc, venant à perdre son enfant ne peut

supporter la pensée que telle de ses connaissances qu'elle dé


teste gardera le sien. Une vieille vénale lui procure un ruban

du jalousé. Elle l'attache, avant l'enterrement, à la jambe du


petit cadavre. El elle se console en se persuadant que son en

fant ne partira pas seul ; il entraînera avec lui celui dont elle

vient de lui associer le sort. e< Ce maléfice est si dit-


puissant,
on, que, si on l'employait toujours, nous verrions tous les
enfants en bas âge s'en aller l'un derrière l'autre, à la file ».
Si l'on ne peut se procurer un effet d'habillement, tout

autre objet le remplace, pourvu qu'on le sacre, mentalement,


le substitut de la personne que l'on veut ensorceler. Vers 19 13,
à Blida, la grenouille jouissait du dangereux honneur de re

présenter souvent la personne détestée, à cause sans doute de


sa ressemblance grotesque avec l'homme. « Il
y a, dit-on, deux
espèces de grenouilles; celles qui vivent dans les puits, les jar
dins, les maisons, sont rangées parmi les génies d'ordinaire.
On a soin d'en prendre une dans un ruisseau, loin de tout en

droit habité par l'homme et de tout lieu sacré ; encore la


aarde-t-on trois jours en observation. Enfin, si, pendant sa

claustration prolongée, elle -n'a point effrayé la famille par

des signes ou des songes menaçants, l'opératrice procède au

maléfice. Elle fait bouillir de l'orge et lorsque l'eau entre en

Elle
y jette la
expose en
ébullition, elle grenouille vivante.

suite l'orge et la bête au soleil. Au fur et à mesure qu'elles

sèchent, la personne visée par le maléfice se dessèche de son

côté et dépérit. Si l'on veut pousser jusqu'au bout le supplice

qu'on lui inflige, on arrache à la grenouille les quatre pattes

et on la laisse en butte aux intempéries jusqu'à ce qu'elle

devienne une carcasse ratatinée, tandis que l'orge durcit com-


me du gravier. On les mêle alors avec des poils de chacal et

des soies de sanglier, qu'on agglomère en


y versant du gou

dron. On enveloppe le loul dans un linge et on va le jeter


dans une tombe oubliée, comme on dit, (dans l'espèce un

trou formé par l'affaissement de la terre dans un vieux tom


beau). Ce faisant, on prononce cette formule : « Ce n'est pas

la grenouille et l'orge que nous avons enterrées, c'est la santé

d'un Tel, fils d'une Telle ». Le maléficié s'affaiblit par degrés


et finit par mourir.

Nous prenons le maléfice de la grenouille comme type des


innombrables pratiques de ee genre, parce qu'elle est com

mune à toute l'Afrique du Nord et à toutes les classes de la


société indigène. Peut-être aura-t-elle même l'honneur de
clore la carrière publique des superstitions de son espèce, du
moins dans le domaine juridique, comme on peut l'espérer
d'après un fait divers récent consigné par les journaux al

gériens.

Un soir de cet hiver, raconte la ee Dépèche algérienne »

du 3i décembre ig27, une femme voilée, passant, devant le


jardin d'Ismaïl-Bey, cousin du souverain régnant à Tunis.

y jeta un paquet contenant une grenouille dont le ventre était


bourré de hannetons et de cancrelas. Tous les habitants de
la villa princière, à cette vue, restèrent consternés. On courut

après la mégère et l'on ramena une servante des environs

âgée de i5 ans, à qui l'on administra cinquante coups de


bâton pour lui faire avouer son dessein criminel. Heureuse
ment pour elle que, sous le protectorat français, nul n'a le
droit de se faire justice, comme le proclame notre quotidien.

Le prince, croyant déjà ressentir les atteintes d'un mal pro

voqué par le maléfice, déposa une plainte. Le parquet indi


gène ouvrit une enquête et, se trouva fort embarrassé. Une
grave conférence fut réunie pour savoir si le fait de lancer
dans un jardin une grenouille trépassée constitue un délit.
L'avis des magistrals français concluant à un simple jel d'or
dures prévalut ; et, relaxée de sa prison, l'inculpée, qui un

inslant redouta la potence, comparul devant le tribunal de


simple police.

Ce jugement d'un tribunal indigène ne manque pas d'hu


mour ; il est cependant mieux qu'une saillie : on peut
y voir
— —

i;ig

un signe des temps. 11 semble bien indiquer un changement


profond dans la pensée islamique. Ne serait-ce pas la con

damnation publique d'une croyance séculaire, implicitement


reconnue préjugé, et d'une technique sacro-sainte, réduite

formellement aux proportions d'une gaminerie ? Où en est,

la jurisprudence orthodoxe relative aux sorciers, l'ondée sur

le hadits du Prophète : la sorcellerie esl une réalité ? Que


devient la peine de mort prononcée contre le maléficiant par

Malek, le législateur du rite, adopté au Maghreb, sur l'exemple


de llafça. la femme du Prophète, qui fit exécuter une de ses

servantes pour un attentat du même genre, comme nous

l'avons dil '■} Sous l'inspiration de l'esprit philosophique euro

péen, le rationalisme des Motazélites, depuis des siècles étouffé


par la superstition, élève à nouveau la voix. Des magistrats

musulmans se refusent à prendre en considération des croyan

ces orthodoxes et, les négligent comme chimériques. Le Jeune


Islam renierait-il ici un principe suranné des Vieux turbans ?
Essayons de résumer la théorie du geste magique d'après les
exemples que ceux-ci nous ont fournis. De quoi se compose

essentiellement un eumâl mimique ? De deux éléments en

premier lieu, d'un objet matériel représentant la personne

que l'on veut atteindre ; en second lieu, d'une action simu

lant sur cet objet le phénomène que l'on vise à produire sur

la personne.

L'assimilation de la personne et du simulacre se fait d'après


les lois ordinaires de l'association des idées. Les boucles d'o
reilles s'identifient avec les enfants, parce que ceux-ci sont

la parure de la femme, d'après l'antique opinion formulée

par la mère des Grecques et d'après les légendes arabes où les


pendants de Fathma représentent ses deux fils, Elhassan et

Elhosséin <\ozhal cl Mudjalis, II, p. 182). Les différentes par-

lies d'un vêtement sont imprégnés du <e vent », pénétrées

de l'âme de celui qui les a portées. Un animal rappelant l'hom

me peut en tenir lieu, comme la grenouille. Bref, on retrouve

l'application des quatre principes suivants dans les faits que

le tout ; les
2"

la contigus

nous avons cités : partie vaut

se confondent ;

la ressemblance autorise l'assimilation ;
h"
le symbole peut remplacer le symbolisé. Le caractère d'évi
dence qui fait le succès des pratiques de sorcellerie tient à

160 —

leur étroite relation apparente avec la logique de l'esprit


humain.
L'idée qu'un geste suffit pour réaliser le fait qu'il simule

repose sur une surestimation du pouvoir de


l'homme, qui
semble régulière chez les primitifs. A vrai dire, les rivaux et
contempteurs de cette technique populaire les iqqach, les tol
ba, ne se font pas faute d'accuser ses adeptes de satanisme.

Mais ceux-ci, des femmes en général, s'en défendent énergi-


quement. On peut remarquer que, dans les exemples cités,
il n'entre aucune mention des démons, il n'est fait aucune

invocation aux Esprits, pas même aux Bonnes Personnes.


D'autre part, les ethnographes européens expliqueraient les
faits que nous avons cités par ce qu'ils après Fra-
appellent,
zer, la magie imitalive, homéopathique ou contagieuse. L'opé
ration magique, d'après cette théorie, réaliserait mécanique
ment l'action qu'elle simule. On ne trouve pas dans littéra
ture écrite, que je sache, ni dans le parler des simples, au

tant que j'ai pu l'observer, la moindre expression qui ré

ponde à une croyance de ce genre, ni qui en ait gardé le sou

venir. C'est là, ce me semble, une forte présomption pour

que ce concept n'existe pas chez les Indigènes. Et l'on doit


remarquer, à l'appui, que l'idée de mécanisme préoccupe l'es
prit européen et moderne plus que la mentalité de nos Ma
ghrébins. Si le fait matériel avait pour la mauresque la puis

sance automatique que nous lui prêtons, on la verrait crain

dre la mort de son enfant lorsqu'elle aurait renversé par hasard


ses boucles d'oreilles en se couchant. Elle ne pourrait trouver

une effilure de ses langes pourrissant dans la terre sans s'ef

frayer, ni rencontrer dans la campagne une carcasse de ba


tracien sans éprouver les affres qu'a connues Ismaï'I-Bey. Or,
on ne constate rien de tel.
Pour que la mère s'alarme, il faut, et il suffit d'ailleurs,
qu'elle redoute une volonté humaine derrière le phénomène

matériel. Si aucune intention ne préside au geste, ce n'est

plus une opération magique (eumâ.l), c'est un présage (fâl)


tout au plus, un présage physique que Mahomet a déclaré
vain, voire un simple réflexe insignifiant. L'effet du maléfice

ne se réalise que sous l'influence d'une pensée. Il serait plus

exacl de dire que cet effet est la pensée elle-même objectivée.



Itil —

On attribue à Mahomet cet aphorisme : il n'y a pour cha

que homme que ce qu'il pense (lnnarna li l;oulli amrin ma

naoua), chacun retrouve dans la réalité sa conception, dans


les objets extérieurs l'idée qu'il s'en est faite. Les femmes
répètent sans cesse un autre hadits prophétique : eteumâl ben-

niïat, les œuvres (magiques ou naturelles, c'est tout un) sont

ce que les fait l'intention. Elles n'entendent pas par là, com

me nous, que l'intention détermine la valeur morale des ac

tions, mais que la volonté est le facteur direct des actes et des
choses. Elles appellent niïa la volition et en même tempsTil-

lusion que la réalité se conforme à la volition, que le fait ma


tériel ne peut être autre chose que la volition extériorisée. On

sait que la nature extérieure n'existe pas pour le maniaque :

son idée fixe la lui masque ; sa vie mentale est toute la vie

du monde ; son caprice remplace la loi inflexible des choses.

Les mauresques ne sont pas des maniaques ; mais la croyance

de leur milieu leur impose l'erreur maniaque. Dans l'ombre


du harem, le monde apparaît bien lointain, bien effacé ; sur

ce fond terne, elles projettent l'image ardente de leurs pas

sions ; elles
y voient leur rêve à la place du monde existant ;
la tradition aidant, leurs processus psychiques se substituent

pour elles aux processus réels des phénomènes. Dans l'hyp


nose magique, il suffit que l'imagination conçoive une chose

et que la volonté la réclame pour qu'elle se produise. La vie

psychique élimine la vie expérimentale. Elles arrivent à con

sidérer comme évident que l'âme domine le monde, que la


volonté humaine dispose pour ses fins à son gré de l'ordre

de la nature et que celle-ci n'est pas assujettie à des lois par

ticulières, mais à la toute-puissance de nos idées.


Les femmes ne sont pas les seules à nourrir ces illusions.
La niïa, pour le théologien musulman, est la première vertu
qui fait franchir les différents degrés de la sainteté. Ibn El-

hadjdj (p. 5i) écrit pour le mourid ou néophyte ambitionnant

d'atteindre à la puissance lhaumaturgique : ee


Cinq conditions

s'imposent : (c'est-à-dire l'intention), la sincérité, la


la niïa

confiance, l'espérance et l'amour ». Les livres de sorcellerie


masculine citent tous la niïa comme le facteur le plus impor

tant de la faculté magique dans l'exercitant. Belhendi p.

19) la nomme comme la première condition (chert) qu'il fixe

11

162 —

au sorcier établissant un carré magique : ee Avant tout, dit-il,


il forme le ferme propos et doit avoir la certitude absolue de la
réalisation .>,

Celte confiance nous parait relever du délire. Depuis Bacon,


nous aulres, européens, nous nous sommes habitués à oppo

ser la nature à elle-même et nous sommes persuadés que nous

ne pouvons rien sur elle que par elle. Mais l'indigène mu

sulman, s'il en croit Coran, n'est pas tenu à pareille


son

humilité. Vicaire de Dieu (II, 28), lieutenant d'Allah (XXVII,


63)* ministre du Tout-Puissant (II, 27), dans le monde, il a ap

pris, de la bouche même de son Dieu, que celui-ci a plié la fu


reur de la mer à son usage (XVI, il), qu'il lui a soumis tout ce

qui est dans les cieux et sur la terre (XXXI, 19). D'après le
livre révélé, Dieu a dit aux anges en leur annonçant la créa

tion d'Adam : ee Vous aurez à vous prosterner devant lui (VII,


10) ». Nous avons vu que l'âme humaine, sous le nom de nefs

ou de sa faculté la niïa, était constamment à la base de la puis

sance hyperbolique attribuée par les indigènes au regard, au

souffle, à la parole, enfin au geste. N'est-il pas suggestif


que-

cette âme toute puissante de l'homme soit, d'après la théologie


musulmane, l'âme même d'Allah, comme l'attestent plusieurs
passages du Coran (cf. XXXII, 8 ; XXXVIII, 72) entre autres
celui-ci : Dieu a. soufflé dans l'homme son esprit (XV, 20) ?
De tels dogmes, au sein d'une religion aveuglément suivie,

nous explique comment l'Afrique du Nord a vu se conserver


XXe
jusqu'à notre siècle la conception orgueilleuse que les
ethnographes nous montrent chez les primitifs et d'après la
quelle l'homme se figure pouvoir substituer sa volonté aux

lois de la nature, grâce à ce dieu qu est l'âme de chacun de


nous, comme a dit Apulée : is deus qui est. animus sui cuique.
Chapitre IX

LES GÉNIES MORBIFÈRES

La Tâb'a

Dans la seconde Auxiliatrice (Ch. CXIV du Coran), Allah a

dicté au Prophète la formule qui conjure les Esprits, ee Dis :

Je cherche un refuge auprès du Seigneur des hommes


contre la méchanceté de celui qui suggère les mauvaises pen

sées et contre les génies et les hommes ». D'après certains

commentateurs, les génies et les hommes dont, il est question

ici ne sont autres que des démons, comme e< celui qui suggère
les mauvaises pensées », car Allah lui-même nous a avertis

qu'il
y a des diables présentant l'extérieur des hommes et
d'

des génies (Voir commentaire Elkhazin et autres), de sorte

que la sourate entière serait consacrée au Tentateur et cons

tituerait un talisman contre le péché.

Telle ne semble pas avoir été l'opinion du Prophète. D'après


dé-
un hadits, il avait l'habitude de prononcer cette formule
précatoire : « Je me réfugie auprès d'Allah contre les génies

et contre le mauvais œil de l'homme ». Or, quand les deux


Auxiliatrices furent descendues, il les adopta et renonça à toute
autre dépréeation (Commentaire d'Elkhazin, IV, p. V'.g). »

D'ailleurs, la menlalité maghrébine actuelle, plus positive

peut-être ou moins préoccupée d'édification que les exégètes,

reconnaît dans l'énumération coranique trois sortes d'enne


mis distincts : Iblis
légions infernales, dont l'action se
et ses

cantonne dans le domaine moral et qui, par suite, échappent


à notre étude ; puis, les hommes-démons, dont, nous venons

d'esquisser la puissance traditionnelle dans les chapitres pré

cédents ; et, enfin, les génies proprement dits, qu'il nous

reste à considérer ici dans leurs rapports avec les maladies


— —

iGI

Ces êtres fantastiques, qui ont leur place dans le dogme


musulman et jouent un rôle considérable dans la théologie
des peuples qui, en adoptant l'Islam, n'ont pu renoncer qu'en

apparence à leur polythéisme ou à leur fétichisme ancestral,


sont définis par les Ihéoriciens : ee des corps aériens, protéi-

formes, raisonnables, intelligents, capables d'actions considé

rées comme difficiles pour l'homme (Eddamiri) Quoique, ».

par'

l'étymologie, le mot djinn, ou djànn (pluriel djenoun)


s'apparente au latin genius, les arabes, le font venir de leur
racine djenn, qui exprime l'idée de cacher : c'est le nom des
êtres invisibles. Comme tel, il s'étend aux génies propre

ment dits et aussi aux démons et aux anges. D'après une tra

dition, tous auraient été tirés du feu les anges, de la lumière ;


:

les démons, du feu fumeux et les génies, du feu pur ; ou


de la flamme rouge, jaune et verte qui se remarque dans
une flambée (Cf. Coran LV, il), ee D'après les commentateurs

du chapitre XX, v.
27 du Livre Saint, Dieu créa les génies
avec le feu du Samoum. « Le samoum est un feu sans fu
mée qui produit les éclairs ; son foyer se situe entre le ciel

etle Rideau (hidjab, la portière qui voile la divinité) ; quand


un ordre lui est donné, il crève le Rideau et se précipite
pour exécuter cet ordre et le fracas que vous entendez pro

vient de la déchirure du Rideau ». Cette conception est en

relation avec la cosmographie des astronomes qui prétendent

que la quatrième sphère céleste porte le nom de sphère du


feu. On a dit aussi que le feu du Samoun dont il est question

dans le Coran est le feu de la Géhenne. Le simoun que nous

connaissons, d'après Ibn Messaoud (et cette opinion se retrouve

dans la Mettidja), est soixante-dix fois moins ardent que

celui avec lequel furent créés les génies ».

Les génies, comme les démons, nous voyent et nous ne

les voyons pas (Eddamiri, art. génie. Coran VII, 26). Us peu

vent se montrer à nous sous les formes de tous les êtres de la


nature ; mais ils n'ont droit au respect de l'homme que sous

leur forme personnelle véritable (soura haqqaniïa) . Le Pro-

phèle a dit : ee II y a trois espèces de génies. Les uns ont des


ailes et volent dans les airs ; d'autres sont des reptiles ; d'au
tres nomadisent. ee Un autre hadits précise : ee Allah a créé

trois sortes de génies : une catégorie est formée de serpents,


100
— —

de scorpions, de bêles rampant sur la terre ; une autre res

semble au vent vaguant dans l'air ; une autre est soumise

aux sanctions du Jugement dernier, comme l'homme. » Mais,


quand un Mettidjien parle de la forme véritable d'un génie,
il entend par là la forme humaine.
Allah a dit : « Je n'ai créé les hommes et les génies qu'alin

qu'ils m'adorent (XV, 27J ». Mahomet a été envoyé pour ap-

1
porter le Coran ee aux -deux races de poids (tsaqateïn) ». ee Les
génies comptent des musulmans et des mécréants ; ils man

gent et boivent, vivenl el meurenl comme les hommes ; au

contraire, les démons (chitan) ne sont jamais musulmans ;


iils ne mourront que lorsque mourra Iblis, leur chef. D'après
un auteur, il y a des génies qui se reproduisent et se nour

rissent tout comme le font les hommes ; il y en a d'autres


qui sont de l'ordre des vents, qui ne se reproduisent, ni ne
mangent, ni ne boivent : ce sont les démons. Ce qui est le plus

vraisemblable, c'est que les chitans appartiennent à l'espèce


des génies, dont ils partagent l'invisibilité, mais les chitans

sont des génies orgueilleux, révoltés, impies ; tandis que les


génies sont les uns croyants, les autres infidèles (Commen
taire d'El Khazin, XV, 27) ,,.

D'après la légende, les djinns rempliraient pour les Mu


sulmans les époques inconnues de la préhistoire. Us auraient

été les premiers êtres intelligents sur la terre cl les prédé

cesseurs de l'homme. « Quand Allah eut créé les cicux et

la terre, qu'il eut affermi les montagnes, épandu les vents,


créé sur sa surface les bêtes des champs et les oiseaux, les
fruits séchaient sur les arbres et tombaient à terre, les plantes

naissaient sur le sol et se chevauchaient l'une l'autre. Alors


la Terre se plaignit de cet état. El Dieu créa des peuples nom

breux, de formes et de races différentes, que l'on appelle les


Djinns. Dieu les créa avec du vent, avec des éclairs, avec des
nuages ; ils étaient doués d'une âme (nefs) et de mouvement.

Us se répandirent comme les fourmis et les insectes et rem

plirent la terre. Quand la terre fut trop étroite pour leur


multitude, leur méchanceté grandit et Dieu leur envoya un

vent soufflant en tempête qui en tua beaucoup et n'en laissa


qu'un petit nombre. Ceux-ci inventèrent la construction des
maisons, la taille des pierres, la chasse aux oiseaux el aux
166
— —

bêles sauvages ; mais, à la longue, ils se montrèrent injustes


les uns envers les autres et se firent la guerre. Ils se faisaient
mourir les uns les autres en établissant le blocus autour des
maisons de leurs ennemis qui périssaient de faim et de soif.

Quand la discorde se fut accrue, Allah leur envoya des


peuples venant de la mer, dont la taille était plus grande et

les facultés plus étonnantes. On les appelle les Binns. Ceux-ci


les combattirent. El les Djinns périrent, sans qu'il en restât

un seul. Leur durée dans le monde avait été de cinq cents

ans „.

« Après eux, la lerre resta au pouvoir des Binns qui s'ac

couplèrent, procréèrent el multiplièrent, si bien qu'ils la


remplirent. Il y en avait parmi eux qui plongeaient jusqu'à
la septième Terre el y séjournaient quelques jours. Aussi n'y
eut-il pas un champ qui pût se garder d'eux. Ils furent les

premiers à creuser des puits, à tracer des lits aux rivières,


à y faire couler les eaux des sources et des mers ; ils inven
tèrent les norias et construisirent des ponts sur les fleuves.
Us s'emparèrent des poissons dans les mers et du gibier dans
les solitudes ; si bien qu'il ne se trouva pas un être vivant

dans les eaux ni les continents qui ne se plaignît d'eux à


Allah Très-Haut. ...

ee Quand l'empire des Binns fui tombé en décadence, AH .h

Très-Haut créa les Djanns. Il fit des anges les habitant» des
eieux et des Djanns les habitants de la terre. Mais, quand les
Djanns y furent établis, ils entrèrent en guerre avec les Binns,
qu'ils exterminèrent jusqu'au dernier el qui ne laissèrent en
cline trace. Les Djanns restèrent seuls sur la terre. Us se

reproduisirent au point de remplir le monde. Mais la haine


l'injustice'
el se répandirent parmi eux. Les effusions de

sang devinrent fréquentes et chacun chercha noise à son voi


sin. Alors Allah envoya des armées d'anges ayant à leur tête

Iblis, qui se nommait alors Azazaïl et qui commandait aux

anges. Celui-ci chassa les Djanns, qui gagnèrent les ravins

des montagnes et établirent à demeure. (Ibn Aixas, Ba-


s'y
dai 'ezzohour, p. 'io-'i.3) ».

Le reste de leur légende s'accorde avec la tradition sa

crée. Depuis épie l'humanité a pris leur place dans le mon

de, ils assiègent les (ils d'Adam de leurs influences oc-


- -

,6;

cultes, peuplant loule solitude, se cachant dans loute ombre,

tapis au fond de tout phénomène inexpliqué. Ils ont élé la


cause du paganisme, n Les hommes, est-il dit dans le Coran
0 1, ioo), associèrent, les génies à Dieu „. Hommes et génies

se sont unis entre eux par les liens de la clientèle et du pa

tronat (Coran W1I, \H}. » Ces deux races supérieures de la


création « se sont rendu des services réciproques (Coran VI,
i:>8) -o L'homme a trouvé l'art d'attacher à son service ces

puissances surhumaines par le moyen de la magie (hikma).


■i l'exemple de Salomon à qui Dieu donna l'empire des Es
prits, comme il esl dit dans le Coran (XXW11I, 36) : ee Nous
lui soumîmes les démons, tous architectes el plongeurs, el

d'autres attachés les uns aux autres avec des chaînes ». On


leur attribue l'invention des beaux-arts et de nombre d'arts
mécaniques ; mais, surtout, ils sont les auxiliaires du sorcier,
les réalisateurs magiques de l'impossible, dans le domaine
du bien comme dans celui du mal ; car, si les démons ont

enseigné la sorcellerie aux hommes (Coran II, gO), les génies

en sont, les artisans les plus ordinaires. Aussi ont-ils reflué,

à l'époque de l'ignorance (djahilia). el reconquis le terrain d'où


ils avaient été chaxsés.

De nos jours, l'importance des génies a diminué ; ils ont

cédé le pas aux marabouts, lin aphorisme que j'ai signalé

en igo5 (dans mon Livre des Coutumes p. 177), disait:


ee Noire siècle esl le siècle des saints, comme le siècle de
Salomon était celui des génies •>. La vérité, c'est que la re

ligion des Esprits recule et se resserre de plus en plus, se

confinant dans les milieux des petites gens et des femmes. 11


est cependant un point sur lequel ils gardent leur pouvoir an

cien sans
trop de déchéance aux yeux de tous, c'est dans le do
maine de la médecine.
Beaucoup de ceux qui les rangent par

mi les démons les admettent aussi comme les auteurs des

maladies.

On lit, dans le Chômons, élanouur de Ibn le Tlem-


Elhadjdj
cénien p. g8 : « Nombreuses seint les classes de génies qui

font tomber hommes et femmes en syncope ; j'en connais

un nombre considérable. Mais je ne l'en citerai que 70 peu

plades, chacune se divisant en 70.000 tribus, et chaque tribu


se subdivisant en 70.000 fractions. (Us pullulent si bien que),
iG8
— —

s'il tombait du ciel une aiguille, elle ne pourrait tomber ail

leurs que sur l'un d'eux ,..

Si nous en croyons l'opinion populaire, telle que nous

l'avons recueillie dans la Mellidja, les génies semblent se

diviser, au point de vue médical, en voyageurs, auteurs des


maladies épidémiques ; en sédentaires, auteurs des maladies

endémiques ; enfin en génies personnels ou individuels, au

teurs des maladies particulières et idiosyncrasiques. Bien en

tendu, cette division reste la plupart du temps théorique,


parce que, si l'esprit populaire cède au besoin inné chez

l'homme de classifier les notions qu'il possède, il ne se pi

que nullement d'en établir un catalogue méthodique même

incomplet, ni surtout d'en respecter les divisions.


Il est parfois question dans la littérature légendaire orale

d'un Pays des djanns bléd el djânn. Il ne saurait s'identifier

sur nos cartes ; mais on le situe vaguement sur les confins

du monde habité : la Providence a relégué loin des hommes


les fléaux qu'elle réserve pour leur châtiment. Dans un conte

inédit recueilli à Blida, un jeune prince élevé par un sorcier

s'est juré d'explorer le repaire mystérieux des génies. Au


cours de son voyage qui dure cinquante ans, il découvre dans
une île perdue au milieu de la Mer Environnante, ou fleuve
Océan des anciens, Eltaoun, le Choléra asiatique. C'est, un
roi mécréant, dont le vizir s'appelle Bou Hamroud chcllakh

élkboud, le Père aux anthrax déchiqueteur des foies, et

dont les sujets sauvages sont armés de flèches et de lances


empoisonnées. Les atteintes de leurs armes produisent les bou
tons et les taches de pourpre des pestiférés. Cette conception

est conforme à celle que l'on prête au Prophète. Celui-ci au

rait dit en effet (Nozhat el madjalis I, i5g) : « Mon peuple

ne mourra que sous les coups de la lance ou de la peste :

et, comme on lui demandait ce qu'était cette peste (lâoun't.


il répondil : " Ce sont des piqûres produites par vos ennemis

d'entre les génies ». Les traditiomùstes ont déduit de cette

parole de Mahomet que les cas mortels, chez les Musulmans.


étaient l'œuvre de génies infidèles, et, chez les infidèles, celle

de génies musulmans, chacun ne pouvant èlre frappé sans

merci que par un ennemi de sa religion. En général, pour

les Mellidjiens, les éruptions cutanées sont regardées comme


— —

l(jl)

des blessures faites par les esprits avec la pointe de leurs ar

mes blanches ou à coups d'épingles.


A Blida, la peste s'appelle ouba ; mais on a soin de la dé
signer par son euphémisme Lalla Hulimu ou bien Khalii Ha-

lima, Madame bien Ma tante la Douce. On. la représente


ou

sous les traits d'une vieille femme, enveloppée dans une


melhafa (châle) de laine rouge, glaçant d'effroi ceux sur qui

elle arrête son œil unique. En 1916, la grippe dite espagnole

qui sévissait dans la Mettidja, lui fut comparée ; elle eut nom
la petite Peste ; on la vit sous la même figure, sautant d'une
terrasse à l'autre, dressant sa maigre silhouette au dessus des
cours intérieures et criant : « Je suis votre mère, Petite Joie,
et suis venue vous apporter la toux et le rhume .4 fia iemma-

koum Friha djîtkoum ghîr besso'la oueltrouiha. » Les Bli-

déennes n'en parlaient, même sous son nom euphémique,


qu'en se baissant, pour frapper la terre de leur main et en
ajoutant : <e Avec le salut des auditeurs ! » par peur de l'évo
quer.

Parmi les génies exotiques qui influèrent sur l'état sanitaire

de Rlida, on distinguait vers la même époque les Gens de la


mer nàs élbhar. Leurs victimes se sentaient prises d'une sorte

de chorémanie irrésistible ; il leur fallait à toute force danser


le edjdib ou danse des derviches en l'honneur, disaient-elles,
d'
Ettounsi, et elles entendaient par là ee les Génies de la mer

de Tunis douk ennas bhar Tounes. Des découchai, pro

fessionnelles de la médecine magique, exploitèrent celte fré


nésie : l'égrotante vint soigner son mal dans leurs cours

fermées, remplies des fumées de parfums rares, au son rusti

que du tambourin de la meddaha ou bien aux accents plus

d'un
msâma'

savants orchestre de suivant que le <e


hall, l'ins
piration la prenait pour l'un ou pour l'autre, drapée dans
de grandes pièces de soie vertes, rouges, fleur de pécher,
bleues etc. » Des hommes même se laissèrent entraîner par

la contagion et cachèrent leur barbe sous les <e rideaux

(izour) » aux vives couleurs ; mais la chronique railla sévè

rement ces efféminés. Trépignements, trémoussements des


seins, nidations de la tête se prolongeaient ; les joueuses
d'instruments étaient à bout avant que la danseuse tombât
écumante sur le fauteuil de velours écarlate, et se déclarât
satisfaite et guérie grâce à la baraka de Sidi Ettounsi.
Les Génies de la mer causent et ôtenl à volonté des mala

dies. J'ai vu sur les blocs de la jetée d'Alger des mauresques

vider aux Ilots une bouteille de lait et s'immobiliser dans l'at


titude de la prière, les mains tendues. Leur libation me fut
expliquée par les confidences d'une Rlidéenne. Souffrant d'un
vague malaise celle femme s'élait persuadée qu'elfe devait faire
un pèlerinage (ziarin aux Cens de la mer. Elle vint à Alger;
on la conduisit dans une pâtisserie où on lui fit faire d'abon
dants achats ; puis on la mena sur la plage d'Hussein-Dey.
fil-
On la asseoir sur le sable et on lui recommanda de tenir
les yeux fermés. L,e duègne qui l'accompagnait à raconté

ainsi la scène : « L'oukil (c'est le nom donné aux hiérodules


ou desservants des santons) brûla d'abord du benjoin ; puis,
s'emparanl du couffin aux sucreries, il s'avança vers la mer

qui semblait tendre vers lui ses lames comme des mains : à
la première il jela un morceau de sucre, à la seconde de l'am
bre, à la troisième un bonbon turc, puis une dragée ; enfin
chaque vague eut sa friandise, qu'elle engloutissait aussitôt,
pendant que l'officiant puisait un peu de son eau dans une

cruche en cuivre. A la septième vague, il s'arrêta, regagna no

tre groupe et remit à la malade la cruche pleine. Elle devait se

laver le corps avec cette eau salée, sept jours de suite; si la


maladie dont elle souffrait provenait du vent des Gens de la
mer iinen rib mis etbhar). elle sentirait une amélioration dès
le troisième jour ; sinon, son état empirerait »

Le jeune prince de notre légende blidéenne, dans sa ran

donnée à travers le royaume des Esprits exotiques, fait la


rencontre de la Tàb'a. En effet, quoique ce génie soit mêlé

intimement aux croyances familiales de la Mettidja, son siège

n'y esl localisé nulle part, à rencontre de certains de ses con

génères dont on vous montre le séjour. Nous avons à plusieurs

reprises parlé de lui dans le cours de nos études. Nous réuni

rons ici le reste des documcnls que nous avons recueillis sur

son à Rlida. La place que nous lui donnons se jus-


compte,

tifie par l'importance de son rôle dans la vie populaire el

par le développement que sa personnalité a pris dans les ima


ginations.

Sous le nom féminin singulier de l'àb a, la Persécutrice,


les Indigènes rassemblent, par une synthèse qui paraît inhé-
rente à leur tournure d'esprit, toute la classe des génies mal

faisants qui aiment à s'acharner sur l'homme, depuis le lutin


espiègle et taquin jusqu'au démon cruel el meurtrier. Parfois
la l'àb'a s'amuse à effrayer les pusillanimes par des halluci
nations ; elle s'apparente par exemple à nos esprits apjie-

leiirs ; on s'entend nommer à haute voix, on se retourne, on

ne voit rien : c'esl la Tâb'a de l'ouïe. Les pauvres gens se

plaignent fréquemment de la Tàb'a de l'argent : ils n'ont pas

plutôt changé un billet de banque qu'ils n'en retrouvent plus

la monnaie, sans pouvoir imaginer où elle esl passée. La


Tàb'a des songes (Tâb'u félmnâm) a la spécialité de certains

cauchemars : quand une mauresque rêve qu'un chien aboyé

sur ses talons, elle se sait poursuivie par cette ennemie in


visible. Elle la reconnaît également sous les traits d'une Adisia
(bohémienne) ou d'une négresse qui la querelle, lutte avec

i-lle, la pousse dans un précipice ou s'enfuit en lui dérobant


Les fort,
un bijou, son enfant, son mari. amoureux redoutent
féldjima'

la Tab'à qui glace leurs transports, transforme en

femme l'homme en bonne fortune ou le jeune époux la nuit

de ses noces. Les maquignons et les arabes de grande tente

connaissent bien la Tâb'a férvcl'a, c'est-à-dire la Tâb'a de la


corde à entraver les chevaux-; elle n'est autre que l'épizoolie
ravageant leur écurie.
J'emprunte à Essoyouti l'expression de croyances toujours

vivantes el dûment constatées dans l'Afrique du Nord. Dans

son lxitab crrahm'a (p. 20,3-1), il fait dire à, la Tâb'a : ee Mon

souffle tombe au milieu de la fortune amassée comme un

la disperse ; je débris comme


coup de vent et souffle sur ses

le corbeau (qui s'est abattu sur un campement abandonné)

et il n'en, reste pas de. traces. Je fais un signe, et le com

merçant qui se réjouissait de ses profits, se trouve déçu et

ruiné ; l'ouvrier perd son salaire avec la santé. Je fais périr

les récoltes ; je raréfie l'eau. » Plus que dans ses biens, elle

aime à frapper l'homme dans sa santé, ee C'est moi qui vide

les maisons el peuple les tombes. Sur un signe de moi, l'en


fant esl comme s'il n'avait jamais été, el les grandes per

sonnes sont la proie des douleurs, des maladies, des infirmi

tés, de l'affliction suprême... Je les livre à des puissances


qu'elles ne peuvent surmonter. » Elle est l'auteur, en résumé,

172 -—

de ee tout dommage et de toute indisposition », et tout le


mal qui tombe sur les créatures est son œuvre, ee De moi v ien-

nent toutes les maladies et tous les malheurs », dit-elle dans


l'auteur arabe et aussi dans mainte légende maghrébine, de
sorte que, si parfois on est tenté de la confondre avec le
Guignon guignonnant de nos contes, elle fait songer souvent,
à cause de son universalité, à quelque monstrueuse person

nification du mal, comme l'Ahriman du paganisme persan,


car elle a, comme lui, son armée d'afrites et sa hiérarchie
d'agents auxiliaires (aouân), répandus (Cf. Essoyouti p. 20g)
dans la mer et la montagne, dans les villes et les déserts,
enfin dans le monde entier.

Mais, si la Tâb'a étend ses méfaits dans tous les lieux, elle
règne plus particulièrement dans le gynécée.Son spectre hante
surtout souverainement l'imagination des femmes. Sa malice

fantasque explique pour elles bien des phénomènes décon


certants de la gynécologie. Elle préside aux anomalies de la
fécondité, de la conception et de la grossesse. Elle endort l'en
fant dans le sein maternel ; elle prend la figure d'une pa

rente d'une amie, et, sous couleur d'ausculter la femme


ou

enceinte, elle soude la géniture aux reins, attache le fœtus aux


vertèbres, de sorte que sa victime, toutes ses fonctions sus
pendues, languit désormais dans le désespoir. Elle gifle le
nouveau-né, dont on ne sait plus après cela s'il est vivant

ou mort. Elle jette sur la fille nubile le sort de la « friche »

(boura), ce qui la condamne à vieillir dans le célibat. Elle


frappe les enfants dans leur santé. Dans les récits oraux et

écrits la concernent, une formule traditionnelle s'accole


qui

invariablement à son nom : elle est, ee celle qui mange la


chair des nourrissons, boit leur sang et brise leurs os ,,. Un
de ses favoris, d'après la représentation qu'on s'en fait
jeux
dans la Mettidja, consiste à faire périr tous les enfants de
la famille qu'elle persécute, successivement, au même âge.
dans des accidents semblables ou de la même maladie. Son
rôle dans la puériculture populaire esl si importai!! qu'il lui
confère le titre sous lequel on la désigne le plus souvent ; en

effet on la connaît communément comme le Bourreau des


enfants, ce qui se dit par antiphrase Oumm cççobiun la Mère
aux enfants ou dans la langue puérile, \annât eççobian. la
Même aux enfants.
-

i73 -

Dans une population où la mortalité infantile est effrayante,


Nannât eççobian, concentrant, en elle toutes les maladies de
l'enfance, a naturellement provoqué l'invention d'innombra
bles procédés curatifs. Les divers traitements traditionnels que
nous avons pu recueillir à Blida se divisent en deux espèces: les
uns sont incompréhensibles ou d'une interprétation contes

table pour nous et pour les Indigènes eux-mêmes, semble-t-il;


et les autres, le plus grand nombre, n'offrent nullement le

caractère que nous attribuons aux remèdes ; ce sont plutôt

des prières, des tractations ou des ruses, des démarches enfin


qui ne conviendraient en rien à une maladie, mais découlent
de la conception anthropomorphique de Nannat eççobian.

Dans le cas de stérilité causée par la Tâb'a, il importe


d'abord de savoir lequel des deux conjoints est la victime

qu'elle poursuit. Nul ne peut renseigner là-dessus que les


esprits : la tradition fournit aux vieilles femmes des moyens

éprouvés pour les consulter. La belle-mère de la mariée in


féconde ou perdant ses enfants se procure deux pots de chaux

vive qu'elle arrose l'un avec de l'urine du mari, l'autre avec

celle de la femme : si aucune effervescence ne se produit, c'est

que les deux époux sont également sous l'influence de la Per


sécutrice ; si l'un des deux pots reste inerte, sans chaleur

ni vapeur, il désigne celui qui doit apaiser l'ennemie. De


même les campagnardes remplissent deux récipients avec du
son qu'elles arrosent d'eau, et elles les enferment pendant

trois jours, après y avoir glissé quelque objet appartenant aux

époux : le x'ase où ne s'engendre point de vers dénonce le


eonsort frappé d'incapacité. On fait cuire un pain azyme dans
la pâte duquel on a jeté une aiguille ; le mari et la femme
se le partagent ; ee si l'aiguille se trouve dans la moitié que

prend l'homme, c'est que la Tâb'a est en lui ; si la femme


la tire, c'est que la Tâb'a est en elle ; il incombera à l'un ou

à l'autre d'accomplir les pèlerinages et de faire rédiger les


talismans appropriés ; si l'aiguille apparaît dans la cassure,
ils devront tous deux se faire soigner », c'est-à-dire choisir

parmi les rites innombrables que la tradition consacre à la


cure de la Tâb'a.
En 1906, une famille indigène de Blida perdit un enfant de
douze'

ans ; c'était le troisième qu'elle voyait mourir à cet


171

âge ; elle en conclut qu'elle était persécutée par la Tâb'a.


Quand la lotion du cadavre fut terminée, on fit venir dam
la chambre mortuaire, aux pieds du mort, une jeune fille

vierge, à laquelle on apporta une grosse botte de diss ; elle

le tressa en le tordant de gauche à droite, en une corde qu'elle

mesura exactement à la taille de Tenfant et dont elle coupa


'
le surplus avec une faucille (mendjel) ; après quoi, avec la
même faucille, elle trancha le tortis de diss en deux moitiés

dans toute sa longueur et elle en enroula les deux moitiés au

tour de la serpette. Ainsi enveloppée, celle-ci fut jetée dans la


tombe, aux pieds du cadavre, avant qu'il fût recouvert de
terre, ee La Tâb'a ne tuerait plus, disait-on, les enfants de cette

famille ... Elle n'oserait sans doute réclamer à l'âme de sa vic

time sa serpe fatale, d'ailleurs émoussée, bientôt rouillée, en

terrée définitivement.
Dans un taudis insalubre du quartier des Oulâd Soltan,
vivait une pauvre femme qui se plaignait d'avoir perdu sept

enfants. Elle accoucha d'un huitième. Craignant pour lui


le sort des premiers, elle fit appeler un jeune garçon impu
bère el lui commanda d'aller acheter sept fois sept aiguilles.

Elle en piqua sept sur elle et sept sur le nouveau-né ; et la


mère et l'enfant ne les quittèrent plus ni le jour ni la nuit,

les portant tantôt au bras comme des chevrons, tantôt sur la


poitrine comme une médaille. Ces témoins de ses deuils sem

blaient à l'accouchée cl aux commères, qui l'assistaient, un

phylactère. Pourquoi ? Parce qu'ils rappelaient à Nannat eçço

bian ses rigueurs passées : quelle que fût sa haine, elle devait
être assouvie par la constatation de sa septuple vengeance.

Chez les Béni Khalîl, dans la banlieue de Boufarik, la fem


(Elmen'

me, qui sent sur ses talons la Maudite oula) a soin, ,

trois semaines avant le terme de sa grossesse, de mettre à


couver dans son poulailler deux douzaines d'œufs. Elle dédie
Moulai"

le premier de ces œufs à Sidi Abdelqadcr, le second à


Et'aïeb et le troisième à un saint local nommé Sidi Bél'adjdj.
En les déposant dans le nid, elle prononce cette formule :

ii
Moi, je ferai vivre. Les de Sidi Abdelqader, de Sidi
poussins

Moulai Et't-aïeb et de Sidi Bél'adjdj vivront. Les autres mour


ront. » Ces derniers, dans sa pensée, serviront de rançon à
l'enfant pour la vie duquel elle tremble. Si la couvée entière

i7b —

éclat, elle en sera désespérée, parce que Nannât eççobian se

sera refusée à toute composition.

D'après nombre de vieilles traditionnistes, c'est perdre son

temps d'essayer de s'accommoder avec l'implacable dévoreuse


d'enfants ou de penser à l'attendrir. On ne lui échappe guère
qu'en lui donnant le change. Telle serait bien l'opinion la
plus répandue, si l'on en juge d'après le nombre considérable

de pratiques qui s'inspirent de cette idée.


Quand une blidéenne enceinte, qui croit avoir à se plaindre

de Nannât eççobian, atteint son septième mois, les femmes de


son entourage égorgent une tortue. Elles trempent dans le
sang qui en coule les linges qui serviront aux couches, ainsi

que la chemisette (harrâza) dont on revêtira


porte-bonheur

le nouveau-né. Après l'enfantement, on étend dans le berceau


les linges tachés du sang de la tortue et de la mère. Us ser
viront de matelas à l'enfant jusqu'à ce qu'il soit devenu
adulte,
tout au moins jusqu'à ce qu'il ait passé l'âge où sont morts

ses frères aînés ; on les plie alors et on les garde sans jamais
les laver ni s'en défaire.
Dans d'autres famille, on apporte à la femme enceinte qui
redoute la Tâb'a une poule noire, au début du septième mois

de sa grossesse. Pendant les soixante jours qui la séparent de


sa délivrance, elle a soin de nourrir la poule noire avec les
aliments qu'elle mange elle-même. Dès que paraissent les pre

mières douleurs, on enferme la poule sous le grand plat en

bois (çahfa) qui remplace notre lit de travail pour les ma

ghrébines. L'enfant né, une femme, poussant devant elle la


poule, la chasse loin de la maison, à plus d'un kilomètre, en
sorte que le gallinacé ne puisse retrouver le chemin du logis.
Le passant qui s'emparera de cette poule, emportera la Tâb'a
en même temps chez lui : ee Celle-ci se collera (telçeq) à lui ».

Dans le courant du même mois, les parentes de la femme


menacée vont de maison en maison demander une poignée

de farine ; elle ne doivent (c'est là une condition essentielle')

s'adresser qu'à des familles dont la personne pour laquelle


elles quémandent ee n'a jamais mangé le sel ». La farine ainsi

ramassée est serrée dans un pot que l'on glisse sous la çahfa

pendant les couches. Celles-ci terminées, on la pétrit en forme


de couronne avec une assez large ouverture à travers laquelle

176 —

on fait passer sept fois le nouveau-né. On le donne finalement


en aumône aux pauvres.

Une blidéenne qui a « la Tâb'a sur sa progéniture », se

voyant sur le
d'accoucher, va chercher au
point marabout

de Sidi Ahmed Elkbîr, patron de son pays, une pierre du


volume d'un enfant environ. Elle choisira de préférence un

galet enkysté dans le tronc d'un arbre du ruisseau sacré,


parce que les pierres que l'on trouve enveloppées dans l'écorce
des arbres sont « bonnes pour empêcher les fausses couches »,
comme l'a dit, il y a bien des siècles, Pline l'Ancien (H. N.
L. XVI, 39); à son défaut, elle en prendra une comprimée entre

deux racines des oliviers vénérés. Pendant qu'elle accouche,

cette pierre est glissée sous la çah'fa de misère. En même

temps qu'une matrone emmaillotte le nouveau-né, la sage-

femme emmaillotte cette pierre; elle lui peint deux yeux avec du
koheul et lui rend les mêmes soins qu'à l'enfant véritable ; la
mère lui présente le sein aux mêmes ihoments qu'à son petit.

Le septième jour, l'un et l'autre sont lavés, habillés, fêtés,


et assistent l'un près de l'autre aux rites traditionnels de
l'octave. Enfin, avec une lisière prise à la layette de l'enfant,
on mesure la longueur de la pierre <e des pieds à la tête » ;
avec un lange du même trousseau, on l'enveloppe comme dans
un suaire
; et l'on va silencieusement la porter au cimetière
de la famille et la déposer dans un tombeau abandonné.
Vers le septième mois, on se procure une petite tortue de
terre qui vient de naître. Elle grandit dans la maison. Quand
l'accouchée se dispose à donner le
nouveau-né, une sein au

femme de la famille, tenant la tortue, lui ouvre la bouche ;


et la mère, de sa propre main, projette quelques gouttes de

son lait entre les mâchoires cornées du chélonien. On ne

manque jamais depuis de préluder par là à toute séance de


lactation. On affecte de répéter à l'enfant avec plus d'insis
tance qu'il ne conviendrait pour une simple plaisanterie: ee Be-

garde ton frère qui a tété avec toi. Voilà ton frère de lait
(khou mnélhlîb). »

Si une chienne du voisinage met bas à l'époque où enfante

une femme traquée par Nannât eççobian, c'est pour la chienne

en gésine que l'on prépare ostensiblement le premier repas

de l'accouchée (flour ennàfsa). Les matrones le partagent par


— ~

i77

moitiés : ee Voici la part de la chienne ». Celle de la chienne

reviendra à l'accouchée qui ne la mangera que lorsque la


bête aura fini son repas. La portée de l'animal payera pour la
progéniture humaine.
Si la Tâb'a frappe l'enfant, c'est par haine des parents : de
là fréquemment chez ceux-ci l'idée de renoncer à sa posses

sion pour lui assurer l'existence. Us font mine de l'aliéner


par une vente fictive. Une amie de la famille, une femme qui

a toujours été heureuse dans ses enfants ou qui n'en a pas et,

par suite, ne risque rien ou peu à se faire la complice du


subterfuge, leur achète devant deux témoins le nouveau-né :

et, payant comptant, en verse séance tenante le prix figuré par

une pièce d'argent ou de bronze. Cette pièce sera cousue dans


les langes de l'enfant vendu (tel esl désormais son nom mc-

bioua'

) el il la gardera sur lui jusqu'à la puberté. Les drapeaux


seront taillés dans du linge porté par racheteuse et retenant en

core son ei vent (rih) » c'est-à-dire son odeur. Elle présidera la


fête de l'octave, choisira le nom du nouveau-né et lui fera
de fréquentes visites, disant : ee Je viens voir mon enfant. »

Et les assistantes, la vraie mère la première, se prêteront à


cette fiction, ee Ta mère vient te voir .., diront-elles au nour

risson ; elles prétendront qu'il la réclame, signaleront même

en lui des traits de ressemblance et des manifestations de la


voix du sang. Et la •■
maîtresse de l'enfant acquis (moulai
élouled) », apportant des vêtements et des jouets, remplira

consciencieusement le personnage de la grande dame qui v ient


inspecter son enfant en nourrice, s'amusant de son rôle sans
qu'

doute, mais plus à-demi convaincue avec tout son milieu

que sa comédie en impose à l'implacable Nannât eççobian.

Les Iraditionnistes rapportent qu'une certaine Djalila bent


Abdeljalil vint trouver le Prophète. « Tu vois en moi. lui

dit-elle, une femme dont aucun enfant ne vit. —


Promets
à Dieu, lui répondit-il, d'appeler ton premier enfant Moham
med. .. Elle le fit et celui qui naquit d'elle vécut et jouit de
la santé (Cf. Nozhat elmadjalis T. II, p. go). Plus d'un Met-
tidjien a nommé son fils Mohammed en vue de l'arracher aux
griffes de la Tâb'a ; mais bien souvent nous avons vu nos

contemporains combiner, dans de curieux amalgames, la foi

leur inspire le Protecteur de l'Islam


su-
que avec certaines

178 —

perstitionsévidemment fort anciennes. Les femmes qui crai


gnent l'hostilité de la Tâb'a pour un nouveau-né vont sou
vent de porte -en porte demander des vêtements usagés qui

déguiseront leur enfant aux yeux de son ennemie et le. lui


feront prendre pour un étranger ; de même, le père de fa
mille fait le tour de ses voisins dans une intention semblable ;

mais, plus imbu d'idées islamiques, il ne s'adresse qu'à ceux

qui portent le nom vénéré de iMohammed. Il sollicite de cha

cun d'eux l'aumône de quelque menue monnaie ; tous devi


nent pourquoi ; c'est un service qui ne se refuse pas entre

coreligionnaires. Avec le produit de sa collecte, il achète chez

un bijoutier un petit anneau d'argent, sans marchander : cet

anneau rappelant le souvenir du Prophète suffira pour tenir


à distance la Maudite.
L'anneau de Mahomet ne s'emploie guère sous forme de
bague (khatem), mais le plus ordinairement sous forme de
pendant d'oreille (mengoucha). Cela tient, du moins dans la
Mettidja, à ce que l'observance qu'il matérialise subit l'in
fluence d'une vieille croyance voisine, qui lui impose finale
ment le caractère d'un sacrifice compensatoire. En effet, la
bible populaire islamique enseigne que l'origine des boucles
d'oreilles fut une commutation de peine historique, ee
Sarah,
dans un accès de jalousie contre Agar, raconte le Nozhat el

madjalis (II, 199), s'était emportée jusqu'à jurer qu'elle lui


couperait trois membres. Abraham lui enjoignit de se con

tenter de lui percer les deux oreilles et de la circoncire. »

D'après une aulre version que l'on trouve dans le Badaïa es-

zohour, la femme du patriarche aurait juré d'arracher à sa

rivale deux morceaux de chair ; mais, se repentant de son

serinent, elle l'aurait éludé, sur le conseil de son mari, en

pratiquant deux trous dans les oreilles de l'esclave. L'une et

l'autre légende montrent dans la perforation auriculaire le


substilut d'une opération meurtrière. Pourquoi ce qui satisfit

la fureur de Sarah ne calmerait-il pas l'animosité de la Tàb'a?


Le rachat est un rite familier de la vie religieuse de nos Ma-

ghrebins. Ils ne trouvent nullement étonnant qu'une goutte

que l'on fait perler intentionnellement sur le lobe d'un nou

veau-né puisse rédimer tout son sang. L'anneau que l'on y


fixe ensuite est un témoin du pacte et le monument qui doit

rappeler en toute circonstance la rançon payée. Dans celle


— —

T79

conviction, le jour de l'octave venu, la sage-femme pique


avec une aiguille l'oreille de l'enfant guetté par Nannât eçço
bian ; elle laisse dans la plaie une aiguillée de fil destinée à
la maintenir ouverte ; plus tard, la cicatrice s'étant formée,
l'
elle
y bouclera anneau-talisman, au printemps de préférence

ou par un jour favorable.

D'ailleurs, nul ne se fait beaucoup d'illusions sur l'ortho


doxie de cette pratique mise sous les auspices de Mahomet. On
enlève la mengoucha dès que celui qui la porte a passé son

moment critique, qui esl l'âge où ses frères aînés sont morts.

Surtout on ne la laisse pas sur le cadavre d'un enfant que l'on


enterre : ferait trop de peine à ses anges gardiens et
ee cela

impressionnerait défavorablement les deux juges de la tombe,


Monkar et Nakir, chargés d'examiner les défunts récents sur

la pureté de leur religion ». D'ailleurs, les docteurs de la


loi soutiennent la mémoire populaire, ee Elghazali dans son

livre d'Elattia, nous dit le Nozhat el madjalis (loc. cit.), a

déclaré que perforer l'oreille d'un garçon pour


y suspendre
une boucle est une faute contre l'Islam et il a insisté sur la
réprobation que mérite un tel péché. » En Algérie, l'usage
de l'anneau apparaît entaché d'un antéislamisme évident ; il
est plus fréquent que partout ailleurs chez ces demi-convertis
que sont les Kabyles et chez des infidèles comme les Maltais,
et il se retrouve sur tout le pourtour du bassin occidental de
la Méditerrannée. L'étendue de son aire rend l'explication que

nous en fournit l'observance blidéenne plus précieuse ; d'au


tant plus que peu de personnes, même parmi ceux qui
s'y
plient, en savent la théorie : c'est un de ces rites que la
coutume conserve longtemps encore après que sa tradition

étiologique s'est perdue. Si donc il n'est pas téméraire d'as

signer une cause unique à un phénomène aussi général, le


port de l'anneau si répandu constituerait une survivance du
culte de quelque divinité persécutrice de l'enfance, comme
la Lamia romaine. En tout cas chez nos Blidéens, c'est.
comme ils le disent, une aiïâcha, mot à mot une vivifiante,

une <e boucle de vie » qui les protège contre la mort person

nifiée dans la féroce Nannât eççobian. Nombre de nos con

temporains y voient une sorte d'aman concret, un


sauf-con-'

duit matériel, attestant pour les Puissances hostiles que le


i8o
— —

porteur n'est, pas l'enfant de celui qu'elles poursuivent, ou qu'il

est protégé par Mahomet, enfin, que, en tout état de cause,

il a satisfait à l'épreuve de rédemption et a payé sa dette.


Beaucoup, au lieu de ruser avec la Tàb'a ou d'essayer de
la fléchir, la tiennent pour intraitable et mettent leur recours

dans la force. On l'expulse en appelant contre elle l'inter


vention d'un Esprit plus puissant. Quelquefois les procédés

employés peuvent nous paraître rationnels ; mais ils sont com

pris d'une façon mystique. Ainsi, on plonge l'enfant malade

du fait de la Nanna dans un bain ; nous pourrions croire

qu'il s'agit d'un traitement médical ; mais nous observons

que l'eau dans lequel on le plonge est une décoction de


tiferfra ; et nous avons vu dans le chapitre des Amulettes (Livre
l'Enfance, Bulletin de la Slé de Géographie
n"

de d'Alger, 96)
que celle plante est personnifiée. Dès lors, il esl bien certain que

l'on ne se ligure pas faire simplement, bénéficier le malade

des vertus thérapeutiques d'un simple ; quoiqu'il soit difficile


de préciser la conception, nous pouvons dire qu'on le confie

plutôt à l'influence prolectrice d'une djunnia bienfaisante,


systématiquement opposée au mauvais génie.

On demande un service identique aux marabouts. Chaque


pays possède son ouâli antagoniste de la Tâb'a. A Blida, 011

visite pour se débarrasser d'elle Sidi Moussa ben Naçeur. Les


fidèles racontent que la Maudite abandonne sa victime dès
que celle-ci, se rendant en pèlerinage auprès de lui, entre dans
la vallée que domine le sanctuaire de l'ouali, ou quand elle

attaque le raidillony conduit. Les descendants du Saint


qui

aussi l'exorcisent infailliblement. Il leur suffit d'invoquer la


baraka de leur ancêtre et l'âme de celui-ci met en fuite le
monstre comme, de son vivant, il chassait les démons.
Nous retrouvons la même représentation anthropomorphi-

que dans l'emploi du phylactère écrit (kitâba), qui est le der


nier ee remède » en vogue contre Nannât eççobian. Les tolba
employaient au début de ce siècle le verset
I7 de la sourate

XVII : ee Quand lu lis le Coran, nous plaçons entre toi et les


impies un rideau de protecteurs. » Ainsi entendait-on les deux
mots hidjaban mestouran du texte cpie notre mentalité (comme
d'ailleurs certains commentateurs) traduirait plutôt par voile

protecteur ; mais une légende relevée par les exégètes sacrés


raconte que, .Mahomet récitant le Coran, la femme de son en
nemi Abou Lahab, le cherchait pour lui lancer des pierres ;

elle serait passée près de lui sans le voir et le Prophète aurait

expliqué que des anges s'étaient interposés et l'avaient voilé

aux yeux de la mégère (Cf. Commentaire d'Echcherbini). Nous


avons vu précédemment (chapitre des Amulettes) (Bulletin

Société de Géographie d'Alger,


n"

io5) que la puissance

des talismans coraniques esl attribuée à l'intervention ac

tive des anges. Le hadils de l'Envoyé d'Allah confirmant

la conception traditionnelle, on peut être certain que, pour

les tolba leur clientèle, les forces agissantes dans leurs écri
et

tures contre la Tâb'a étaient les Esprits célestes, de même que


dans les pèlerinages c'étaient les âmes des ouâlis et, dans les
bains de liferfra, les génies.

Souvent, mais plus particulièrement peut-être dans leurs


entretiens avec les Européens, les Indigènes se servent d'ex
pressions que nous jugeons parfaitement rationnelles, parce

qu'elles semblent impliquer une conception de la maladie

identique à la nôtre. Cette description de symptômes nous en

fournit un exemple ; je la tire de mon livre de l'Enfance pu

blié en 191 3, p. 5> : <e Signes de la maladie de la Nanna : le


flétrit du dévoie-
feint de l'enfant jaunit ; son corps se ; il a

ment ; il rend ce qu'il tête ; si, enfin, il ne pleure pas et ne

sent aucune douleur quand on lui tire l'oreille, c'est qu'il est

malade de la Nanna. » On reconnaît les caractéristiques de


l'athrepsie infantile; il n'y manque que notre terminologie

médicale : le visage terreux, le dépérissement, la gastro-en

térite, les régurgitations laiteuses, le coma final dans le petit

corps progressivement cadavérisé. Nous nous entendons sur

les phénomènes extérieurs ; ils s'offrent les mêmes à tous les


yeux ; mais il ne faudrait pas en conclure que nous les com

prenons de la même façon.


Demandez la cause de la Nanna. La nourrice a oublié de
remplir une vieille observance. Quand elle mange, pour la
première fois de l'année, d'un fruit nouveau, elle doit le
partager en deux, égoutter de son lait sur l'une des deux
moitiés et la lancer sur la terrasse avant d'absorber l'autre

moitié. La Nanna offensée se venge de l'oubli de son offrande

consacrée. Et les moyens qu'elle emploie sont du même ordre


que les causes. La décoloration de la petite victime vient de
ce qu'elle lui <e suce le sang » ; son amaigrissement de ce
qu'elle lui mange la chair ; les érythèmes seront causés par
les coups de Nanna, les crevasses par ses égratignures, etc.

De même on expliquera la stérilité de la femme victime de


la Tâb'a, en disant que celle-ci s'est établie dans son sein

e< qu'elle a ouvert les voies au flux sanguin (Cf. Essoyouti


p. i O7; ou au contraire qu'elle a noué ses entrailles ». Jamais
il n'est question du processus d'une affection morbide, mais

d'un êlre conscient, ayant nos passions, nos gestes et nos

façons d'agir. Les cerveaux simplistes, ceux dont les tendan


ces primitives n'ont pas été rectifiées par quelque influence
de la méthode scientifique, se représentent difficilement l'action
des puissances mystérieuses de la nature autrement qu'en lui
prêtant les modalités de l'activité humaine.
A Blida, la figure populaire de la Tâb'a est monstrueuse

fort souvent. D'après une légende courante que j'ai consignée

dans mon livre sur l'Enfance (Ed. igi3 p. 52), une sage-

femme veillant un enfant dont le sommeil était agité, e< tend

la main dans l'obscurité et saisit Nanna eççobian. ee Qui es-

tu, lui dit-elle, d'entre les hommes ou d'entre les génies? Je


suis une djânnia, répondit l'autre. C'est moi qui altère la


santé des enfants ; je leur entaille la chair, leur suce le sang
et laisse les parents dans l'incpiiétude. En m'arrêtant, que

faire iJ je
penses-tu me Me tuer ? tu ne le peux pas ; suis im
mortelle. Je n'en continuerai pas moins à donner la baston
nade aux enfants el à leur mettre le corps en lanières. Salo
fils de Là-
mon, David, lui-même n'a rien pu contre moi. »

dessus, elle lui glisse des mains, ee Ses yeux étaient bleus com

me l'indigo, son corps voûté, squelettique, sa peau pendante ;


ses canines semblaient des défenses d'éléphant. L'imagination
populaire esl sans doute influencée ici par la tradition écrite
que fournit Essoyouti (kit. errahma, p. 207) en la définis
sant : c une vieille d'entre les génies, avec des canines comme

celles de l'éléphant, des cheveux comme des feuilles de pal

mier, soufflant de la fumée par la bouche et les narines, avec

une voix de tonnerre grondant el des regards comme les


éclairs élincelants. »

A côté de celle figure démoniaque, on trouve une repré-



i83 —

sentation plus familière aux Maghrébins. Une pauvre adjouza,


ma voisine à Blida, se croyant pourchassée par la Tâb'a, fit
l'acquisition d'un phylactère écrit dans lequel elle se per

suada pouvoir l'immobiliser. Pour mieux


l'y enfermer, elle

enveloppa son papier plié dans une pièce de calicot qu'elle

avait enduit de cire vierge ; mais la Maudite, loin d'en être in


commodée, au contraire s'en montra furieuse et la harcela
de plus belle. Elle s'approchait d'elle dans son sommeil sous

la figure d'une négresse, lui saisissait la main et la plongeait


dans le feu. Si la patiente se réveillait, son bourreau la laissait
se rendormir et revenait, ee Ah ! fille de mécréants, tu veux

murer ma porte. » Le lendemain, notre adjouza enleva la


toile cirée qui enveloppait si précairement son amulette, porta

celle-ci chez un joaillier juif el la fil sceller hermétiquement


dans un étui de cuivre soudé. Alors, elle revit en rêve sa

négresse ; celle-ci était emprisonnée ; et, impuissante, la me

naçait encore. Mais, elle-même assise sur un trône élevé, à


l'abri d'un mur de métal, elle pouvait la braver. e< Mainte
nant je ne crains plus tes coups. Tu ne franchiras pas la
porte de ton cachot. »

D'autres fois, le rôle joué ici par une soudanaise est tenu
par une de ces bohémiennes appelées Adisia qui rôdent, in
quiétantes, dans les quartiers indigènes, la figure découverte
et la ceinture ornée d'un miroir de deux sous et d'une fiole de
koheul. La Tâb'a se -dissimule aussi sous les habits d'une
montagnarde au châle de laine rouge bourrue, ou d'une voi

sine qui se fait remarquer par quelque singularité physique

ou morale. Les assimilations de ce genre sont infinies et

certaines nous déconcertent ; justifient, paraît-il,


mais elles se

en premier liçu dans la tradition religieuse, par l'exemple du


Prophète qui reconnut un jour la Tâb'a dans les rues de
Médine sous les traits d'une femme au visage d'une beauté
parfaite et aux yeux bleus (Essoyouti p. 209) ; et en second

lieu, dans la tradition folklorique, par la loi générale qui


attribue aux génies la faculté de prendre à volonté toutes les

formes.
Ce protéisme des génies ne nuit pas peu à la netteté de leur
représentation dans la croyance collective. De même, la ca

à l'imagination is-
rence des arts plastiques ne permet guère
i81
— —

lamique. de fixer les traits de leur physionomie, comme l'igno


rance de l'art dramatique de combiner leurs aventures. Et
puis, dans tout musulman, il y a un iconomaque sur ses gar

des : même quand le Maghrébin anthropomorphise ses con

ceptions religieuses, il se fait scrupule de leur prêter consciem

ment des caractères sensibles trop précis et il conserve aux

puissances inférieures elles-mêmes leur spiritualité, autant qu'il

le peut, comme il s'efforce de le faire avec son Dieu suprême.

Ces considérations expliquent peut-être pourquoi la personna

lité de la Tâb'a ne s'est pas développée jusqu'à prendre les


proportions et les complications d'un mythe à la manière

antique. Mais, telle qu'elle se présente à nous elle paraît bien


vivante sous ses masques multiples. Si elle n'est pas nantie

d'une légende admise de tous, elle en fait naître tous les


jours de locales ou de particulières à une famille. Son nom

profondément ancré dans l'esprit populaire suffit en mainte

circonstance pour provoquer une sorte de délire de la per

sécution chez des gens qui ne sont nullement déments et

pour entretenir dans la coutume une multitude de pratiques

traditionnelles, dont le nombre révèle l'étendue de son in


fluence.
Chapitre X

AUTRES GÉNIES AUTEURS DE MALADIES

La Tâb'a n'agit pas toujours personnellement; elle peul délé


guer à sa place une maladie quelconque, elle-même person

nifiée. On l'assimile dans ce cas à une souveraine régnant

sur les innombrables tribus des esprits mauvais et remettant

entre les mains de l'un de ses agents l'exécution de ses ven

geances. Soyouti (k. errahma, p. 209), nous donne une liste


des limiers spirituels de la Grande Persécutrice, dans ee un

phylactère contre la Maudite, l'Exécrée, Oumm eççobian,


ainsi que contre ses abrites et ses auxiliaires ». Parmi eux,
sont cités ee ceux qui vivent dans la mer et dans les sables,
sur les pics et dans les vallées, dans les torrents et les combes,
sur les routes et près des aiguades, dans les campagnes et les

déserts ; ceux qui volent dans l'air et montent jusqu'au ciel

dérober ses secrets ; ceux qui s'enfoncent dans la terre et

qui plongent dans les eaux ; les Ghouls traqueurs et soule-

veurs de trombes ; enfin, tous les djinns et les démons fé


roces de l'Est et de l'Ouest, sur terre et sur mer ».

Ces ennemis de l'homme, que la Tâb'a peut ameuter

contre lui, sévissent aussi pour leur propre compte. Ainsi, la


folie, quand elle est héréditaire, passe pour un suppôt de la

Tâb'a, mais elle se montre aussi connue un cas isolé et elle

est appelée djânnia. De même les affections de la poitrine :

la phtisie ravageant une famille relève de la Tàb'a, par contre

les rhumes, bronchites et toux quinteuses ont leur éliologie


indépendante et leur légende distincte.
Les femmes de Rlida, surtout les vieilles, qui souffrent de
la toux, prennent du cresson alénois. Ce cresson s'appelle

horf d'ordinaire, mais, pour la circonstance, elles le nom

ment habb erchâd, graine de la bonne direction. Elles doi


vent l'avaler sans le mâcher et lui adresser cette adjuration :
186
— —

e< Au nom d'Allah ! avec la graine de la bonne direction je


t'ai mis dans la bonne direction et par le Prophète je t'ai
adjuré : vers l'endroit du mal je t'ai dirigé ». Elles ne s'ima

ginent pas employer un médicament, mais dépêcher un émis


saire spirituel.

La toux féline, en effet, est considérée comme un génie

femelle. Un tenancier de caravansérail de Rlida, qui en était


atteint, alla consulter une devineresse. Celle-ci lui remit un
œuf qu'il promena sept fois autour de son cœur ; après quoi,
elle le mira, ee Tu es malade, lui dit-elle, du fait de la
djânnia ». Elle déclarait ainsi que le rhume de poitrine (sohla)
est un esprit, ee Cherche continua-t-elle, un poulet de couleur

jaune, jeune aussi, et qui n'ai pas encore fait le mal (ma
qbâh chi) ; égorge-le, recueilles-en le sang dans un vase que
tu porteras au fumier auprès duquel tu as contracté ta mala
die (entendez d'où la djânnia est sortie pour entrer en toi). Tu
mangeras tout ce que tu pourras du volatile et tu laisseras le
reste sur les lieux. N'invite personne à le partager avec toi

et ne te retourne pas en partant ». Le soir du jour où il


accomplit ce sacrifice (nechra) sur son tas de fumier, il vit

en songe, précisément en ce même endroit, un grand coq noir,


moucheté de blanc, avec une crête énorme qui lui couvrait

les yeux. Le poulet qu'il avait immolé s'en vint tourner sept

fois autour de ce
coq ; puis, s'évanouit ; et le grand coq noir

s'élança sur le dormeur pour lui donner des coups de bec.


Le lendemain, la sibylle s'écria en le voyant : ee Ah ! Ah ! le
cocj de Salomon ! Nous allons le porter à Hammam Mélouan
(les bains de Salomon d'après la légende 100816), nous le
ferons tourner sept fois autour de nous, nous fumigerons et,

enfin, nous serons délivrés, s'il plaît à Dieu ».

La toux quinteuse, notre coqueluche, porte un des surnoms

du chacal : on l'appelle la Hurleuse, 'Aououâïa. C'est dit-on,


une djânnia d'un caractère sauvage. Elle a juré par serment

que, dans la maison où elle descendrait, dans le quartier où

elle s'établirait, elle n'épargnerait aucun fils d'Adam. Elle se

faufile dans le poumon de l'enfant el le chatouille, provo

quant des spasmes el, des phlegmes sanglants qui l'étouffent ;


la face se congestionne, noircit, pour aboutir à la pâleur du
cadavre parfois. Mais elle ne pousse pas toujours si loin son
- -

iS7

jeu cruel ; elle se plaît à vous alarmer plus qu'à vous déses
pérer avec des raffinements de tortionnaire. Dans les années

où les femmes françaises disent que l'épidémie est bénigne,


les mères indigènes disent : « La Hurleuse est venue d'humeur
débonnaire. Qu'Allah fasse qu'elle soit toujours compatissante
pour nous (hnina) ! »

Contre cette maladie-esprit les Indigènes emploient certains

remèdes qui rappelleraient notre pharmaceutique. On la traite


par des potions de rosée, des tisanes d'escargots, des loochs
d'os de seiche pilé avec du miel, des inhalations dans les
usines à gaz. Mais, si l'on écarte quelques apparences et qu'on

en cherche l'esprit, on s'aperçoit que ces pratiques ne s'ins

pirent guère de notre rationalisme médical ; non pas même

celles qui manifestement ont été importées par nous. L'usage


des exhalaisons méphitiques fut préconisé à Rlida, il y a

une cinquantaine d'années, par la voie du héraut, au son du


tambour, sur l'ordre d'un major de l'hôpital militaire. La
vogue en fui sur le champ établie et dure encore. Pourquoi ?
La raison en est que cette innovation se greffait sur une

ancienne superstition : la croyance que les odeurs fétides met

tent en fuite les génies. Les mauresques fréquentèrent la fosse


où se déversait la chaux des épurateurs à l'instar d'un mara

bout ; les employés leur semblaient des oukils ou hiérodules ;


elles leur payaient religieusement la redevance consacrée des
pèlerinages, les six sous qui constituent ee l'once de Sidi Abd
élcader ». Elles avaient adopté d'enthousiasme la suggestion

du toubib roumi, parce qu'elle répondait à leur conception

du mal el que, au lieu d'une ordonnance, elles y voyaient

un rite magique bien connu d'elles, un de leurs rites d'ex


pulsion.

Les cures vraiment indigènes rentrent pour la plupart dans


cette même catégorie de rites. En voici une qui est, chère à
l'indolence casanière des citadines. Accroupie devant le ber
ceau du coquelucheux, la mère nomme cent et une vieilles

de sa connaissance, et, après chaque nom, elle fait un nœud

dans un liseré d'étoffe ; rémunération finie, elle attache celui-


ci au cou du malade. « Son intention, avoue-t-elle, est de
transférer la coqueluche dans une des vieilles nommées ».

Si elle se représente la djânnia sous sa forme anthropomor-



i88 —

phique traditionnelle, comme il esl à supposer, j'imagine


qu'elle compte la déterminer par l'intensité de son désir (la
puissance effective du désir étant surestimée en matière de

magie) et qu'elle croit la tenter en allongeant la liste des


transmigrations qu'elle propose à son choix.

H est de tradition chez les Blidéennes de porter leurs enfants

tourmentés par la Hurleuse au marabout de Sidi Ali Gaïour.


Ce nom, connu dans toute la Mettidja, est celui d'un très
vieux cimetière, oublié aujourd'hui et devenu à la fois une

station de génies, le tombeau d'un saint thaumaturge et un


bois sacré. Du plus loin qu'elle aperçoit les arbres vénérés,
la mère, tenant son nourrisson dans ses bras, invoque les
espritsdu lieu ; « elle demande (tetleb), mentalement ou à
haute voix, les Gens de la fosse aux sacrifices ahliïn élguelta ».
Il est de bon augure pour le succès de son pèlerinage qu'ils

répondent à son appel : ce dont elle est avisée par un chan

gement dans l'attitude de l'enfant, par un sourire, s'il dort,


un regard fixe, s'il veille, voire par une quinte de toux ou

une crise de convulsion. On se réjouit de ces phénomènes

indicateurs, en disant : <e Voici que ses frères (khaoutouh)


sont venus au-devant de lui sur la route et lui font accueil ».

Tout d'abord on va e( jeter l'enfant dans la fosse, c'est-à-


»

dire le déposer dans une dépression remplie du sang des vic


times et de plumes de poules, en contre-bas d'une ondulation

de la strate rocheuse affleurant à cet endroit. On le place près

d'une fissure de la pierre, que l'on compare volontiers à la


porte d'une ruche et par où la foule invisible accède à ses

demeures souterraines. Pendant qu'il est ainsi exposé, la mère

implore pour lui le secours des génies. Après quoi, elle pré

sente le malade au Siïed ou Seigneur ; debout devant sa

châsse de bols, elle lui demande son intervention, afin qu'Allah

rende la santé à son enfant et ee éloigne de lui le mal ». Enfin,


elle gagne un vieil olivier sauvage voisin. Elle en fait sept

fois le tour à reculons et lui brûle du benjoin. Si elle est

seule, elle assoit l'enfant au pied de l'arbre ; si elle dispose


d'une aide, elle le fait tenir contre le tronc ; elle prend un

pan du maillot, l'applique contre l'écorce el enfonce un grand

clou à son extrémité. Elle tire ensuite brusquement le pou

pon à elle et déchire ainsi l'étoffe légère, dont la bordure


- -

i89

reste accrochée au clou. Elle noue ce chiffon à son clou ;

plante autour trois pointes de renfort ; enfonce encore les


quatre chevilles de fer. Enfin, le mal maudit étant crucifié,
la mère l'ait un vœu : « Si mon enfant guérit, dit-elle, je
retirerai les pointes de l'olivier, j'apporterai une fiole d'huile
au Siïed et, une poule aux esprits de la fosse ».

Au lieu de clouer le monstre au gibet, on peut le juguler ;


nos blidéennes s'en débarrassent aussi par le simulacre de
Dégorgement. A Tunis (cf. Les Musulmanes, de Ch. Géniaux,
p. 5g), « avec la clef de la zaouïa Bel Hasen, on fait mine

de couper la gorge de l'enfant malade de la coqueluche ».

A Blida, on le
à Sidi Bou neçla, de Douira. On appelle
conduit

neçla toute lame d'un instrument tranchant ébréchée et dé

manchée: Sidi Rou neçla signifie donc le Seigneur à l'alumelle


ou le marabout au coutelas mousse et, sans poignée ; singu

lier marabout, d'ailleurs, dont chaque agglomération possède

une hypostase, dont nulle part on ne montre la tombe, qui

n'a pas d'histoire et dont on ne connaît que le nom et la


fonction, parce que, au fond sans doute, il ne faut voir en

lui qu'une personnification schématique de la vertu de son

rife. Il paraît loujours associé au culte des arbres. Avant que

le faubourg des Oulad Sultan, à Blida, se bâtit, un vieux

palmier de Bou neçla se dressait non loin de la Porte d'Alger.


D'un autre côté, vers le Sud, ou fréquentait aussi un Sidi
Bou neçla, un vieil arbre, avec un tronc noirci par les années

cl le feu, où restaient déposés les instruments du sacrifice.

Les deux premiers arbres-marabouts avaient leurs sacrifi

cateurs attitrés ; ceux-ci portaient le nom, traditionnel dans


leur office, de qâlei rouh Tueur d'âme, ou son synonyme

puéril ayant la forme consacrée des noms d'ogres, Ghoulou-

lou. Us pouvaient céder l'exercice de leur privilège à une

oukila ou sacristine. A leur défaut, on choisissait un enfant

posthume, un ee orphelin des entrailles itîm élhcha », comme

on dit. S'il ne s'en trouvait pas, un membre de la famille du


malade suffisait ; mieux valaient cependant trois proches.

Quand la procession des pèlerines voilées se rendait au

Bou neçla de Douïra, la mère portait l'enfant malade ; les


parentes suivaient, tenant dans leurs mains un oignon et une

lame, e< beçla ou neçla ». Elles les posaient dans 1* creux


i9° ~

vermoulu de l'arbre -et


y prenaient chacune une des lames
rouillées laissées par d'autres pèlerins ; et, à tour de rôle,
feignant de trancher le cartilage thyréoïde selon les règles de
l'immolation canonique, elles passaient sept fois le couteau

sur la gorge de l'enfant en disant : ee C'est toi que j'égorge,


ô Hurleuse, à la manière que sont égorgés les moutons de la
Fêle des sacrifices ». On devait recommencer trois jours le
pèlerinage avec le même rituel ; ainsi, l'opération était pra

tiquée un nombre de fois doublement magique, ternaire et


septénaire en même temps. A la dernière visite, on enfumait

l'arbre de benjoin et l'on allumait à son pied une lampe anti

que, en action de grâces. Et l'on rapportait l'enfant à la mai

son, sans oublier les armes qui venaient de le délivrer, car

elles devaient lui servir de garantie contre une rechute, comme

nous dirions, ou plus exactement, comme le pensaient les


assistants, de menace ou de prophylactère contre les démons
de la même espèce que tenterait une nouvelle possession.

Contre les fièvres, sans distinction d'espèces, la thérapeu


tique blidéenne, vers 1908, préconisait ee une écriture ktîba ».

Le taleb ou scribe-médecin se procurait trois feuilles de lau


rier-rose. Son calame traçail sur chacune la formule : ee Qâroun
et Pharaoun et Hâmân, les Chrétiens et les Juifs sont couchés

dans la Géhenne „. Trois soirs de suite, le fébricitant devait


en brûler une dans sa chambre avant de s'endormir. Il faut
chercher le principe de ce fébrifuge dans la croyance que

ee la fièvre vient du îlamim, (qui est une fosse des Enfers),


sa chaleur du Djahîm (qui en est une autre) et qu'elle tire
son origine de Satan le lapidé », comme on peut le lire dans
Eddirabi iModjribal p. io3-1), el comme l'a indiqué, dit-on,
le Prophète. On raconte, en effet, que les Musulmans ayant

rapporté la fièvre de l'expédition de Khaïbar s'en plaignirent

à l'Envoyé d'Allah ; celui-ci leur aurait défini leur mal une

flamme du feu de l'Enfer (cf. Roué el Akhiar, p. 97). Celte


langue de feu salanique est douée d'intelligence par l'imagi
nation populaire ; on lui fait honte de son erreur : au lieu de
s'attaquer aux vrais croyants, qu'elle rentre dans son séjour

el s'occupe à tourmenter les grands damnés que le Coran lui


a livrés,
La personnification de la fièvre est d'ailleurs chose attestée

igi —

par la Tradition sacrée. « Le Prophète avait demandé à l'ange


Gabriel de la lui montrer en personne. Un jour qu'il avait

tait halle sous un arbre, il vit venir à lui un cavalier armé

d'une verge jaune. Quand celui-ci se fui approché, les feuilles


de l'arbre tombèrent desséchées, ee Quel est ce cavalier ? de
manda Mahomet —

C'est la Fièvre ,,. Le Nozhat el madjalis

qui nous fournit cette tradition (T. I, p. 60), nous donni , dans
son tome 11, p. i3o, une figure féminine de la Fièvre, beau
coup plus populaire. Le Prophète, venant voir Aïcha un jour,
la trouva toute abattue ee Qu'as-tu pour que je te voie ainsi '•)■

C'est la lièvre qui en est cause ». Et elle se mit à agoniser

celle-ci d'insultes. « Ne, l'injurie pas ! lui dit le Prophète ;


elle ne fail qu'obéir aux ordres qu'elle a reçus ; mais, si lu
le veux, je t'apprendrai des mots grâce auxquels Dieu la
tiendra loin de toi. —

Certes ! dit Aïcha. —

Dis : Mon Dieu,


aie pitié de ma peau si fine et de mes os si menus : défends-

les contre le, feu. Et toi, Oumm Bildem, si lu crois en Allah


l'Infini, ne me fends pas la tète, ne me lords pas la bouche,
ne me mange pas la chair, ne me bois pas le sang ; mais
tourne la fureur sur les impies qui associent à Allah un
autre dieu ».

Cette tradition sans doute a perpétué le nom de Bildem, pro

noncé aussi Mildem. « Contre la fièvre, dit Eddirabi p. io3,


on suspend au bras du malade un billet ainsi conçu : <e Avec
la permission d'Allah, ordre du, Tout-Puissant, de l'Arehiâlre,
à Oumm Mildem, la mangeuse de chair, la buveuse de sang,
la rongeuse d'os. Oumm. Mildem, si tu es musulmane, au

nom de Mahomet ; si tu es juive, au nom de Moïse ; si tu

es chrétienne, au nom du Messie, ne mange pas la chair d'un


Tel. fils d'une Telle... mais quitte-le pour quelque mécréant

associant une autre divinité au Miséricordieux ».

Jusqu'à ces derniers temps, il s'est trouvé des écrivains pu

blics qui se sont faits les secrétaires d'Allah pour signifier

à sa ee servante » d'avoir à épargner tel individu ; les mêmes

l'envox aient aussi à volonté contre l'ennemi qui leur était


ils'

désigné : il leur suffisait, après certaines prières dont trou

vaient le, modèle dans Bel Hindi (Elasrar errebbania p. 58),


de prononcer qu'« ils préposaient Oumm Mildem au corps

d'un Tel ». Les malades qui v isitent les marabouts pour guérir

10.2 —

de la fièvre se représentent les saints comme opérant d'une


façon identique : ils exorcisent un démon de feu. Il n'est

guère que les ee mangeurs de quinine », les indigènes à moitié

assimilés ayant adopté la médecine européenne, qui conçoi

vent la fièvre autrement que leur tradition la leur figure;


et ceux-là n'essayent plus de s'en faire une idée. Encore
lrouve-1-on chez plusieurs d'entre eux, à Blida, à Alger, le
vieux monstre tombé au rang des croquemitaines ; il est de
tradition d'appeler contre les enfants insupportables la goule

Beldzem ou Belzou, dans des milieux où le souvenir de son

origine est perdu.

Des phénomènes morbides moins étonnants que la fièvre et

qui ne nous semblent nullement mystérieux font naître des


personnifications analogues. On expliquera l'inappétence chez

un malade par l'influence d'un esprit jeûneur et au contraire

la boulimie par celle d'une sorte d'ogre. Il y avait à Blida un


glouton connu, atteint de lahfa ou faim insatiable ; on disait,
pour rendre son cas intelligible, que « les génies mangeaient

avec lui -, 11 tomba en démence el l'opinion prononça sur lui


cette sentence qui sembla raisonnable : <. Son ventre l'a rendu

fou du fait de ces Gens-là Kcrchou habblâtou men douk en-

mis »
; on entendait par là que son aliénation mentale était
le résultat de sa voracité et que, dans l'une comme dans
l'autre, il fallait voir l'œuvre des génies.

Nous pourrions multiplier les exemples ; ceux que nous

venons de donner peuvent servir de lypes. Ainsi, qu'il s'agisse

d'une maladie diffuse el générale, comme la lièvre, ou d'un


mal spécial et localisé, comme la coqueluche, ou même seu

lement d'une anomalie dans l'habitude du corps, comme la


fringale, l'imagination indigène tend à se représenter nombre

de maladies comme dépendant de l'intervention directe d'un


esprit. La nosologie des Maghrébins a souvent l'air d'une
mythologie.

Il s'ensuit que leur étiologie doit, avoir un caractère mys

tique : en effet, si le mal esl un esprit, les causes qui le déter


minent présenteront le caraclère moral plus souvent que phy

sique. Certaines affections résultent de la violation d'un tabou.


La mère d'un enfant teigneux a coulé des contes sur les génies

ou posé des énigmes en plein jour, el, ee faisant, elle n'avait


I£> —

pas pris la précaution de relever le bas de ses pantalons, ou


de retourner ses souliers la semelle en l'air auprès d'elle.
Même la femme enceinte se garde de répéter les merveilleuses

aventures des djanns avant la nuit tombée, car l'enfant qu'elle

porte serait tôt ou tard frappé de la teigne. Allah a partagé

le temps entre les deux races de poids (Isaqaiéin) : il a donné


le jour aux hommes el la nuit à « d'autres ». Les vieux

Blidéens ferment les rideaux de leurs lits, même par les


chaleurs les plus étouffantes, <e pour ne pas surprendre les
maîtres de la nuit » dans l'exercice de leurs droits. Combien
d'adamiles ont élé punis de leur indiscrétion, ee Si les enfants

ont des boutons, sache qu'ils se sonl mêlés étourdiment à


la société des filles des génies. Depuis les échauboulures de
la gale bédouine jusqu'aux plaies des ulcères malins, toutes
les tumeurs ou pustules prouvent chez eux qu'ils sont sortis

la nuit de leur chambre et sont tombés au milieu de jeunes


djannias profitant de leur liberté (cf. Ibn Elhadjdj p. 106) ».

Cependant, une éruption de la face et du crâne, connue sous

le nom de Bou neziouf, a pour cause l'imprudence de la mère

qui ne s'est pas abstenue de manger de la tête el des pieds

de mouton pendant les quarante premiers jours de l'allaite


ment.

D'après une légende fort répandue, ee les Génies, jadis, se

réunirent en assemblée plénière et décidèrent de sévir et de


s'acharner sur les hommes qu'ils surprendraient en état de
mauvaise humeur près d'un foyer (kanouii), d'un tas de
cendres ou de fumier, dans le voisinage de l'eau (cruche, fon
taine, source) el sur les insolents qui enjamberaient un

canal d'irrigation ... Une autre légende, du genre de celles

que l'on pourrait appeler aussi didactiques, enseigne aux

jeunes mères à ne pas abandonner leur nourrisson seul près

d'un point d'eau, parce qu'il pleurera et ses voisins irritables


ou l'enlèveront ou le frapperont de surdité. En règle géné

rale, quand la surdité et le mutisme sont congénitaux, ils


viennent ee d'ailleurs », des anges façonneurs ; mais, acci

dentels, ils sont l'œuvre des djinns.


On recommande de porter la main à la bouche et de pro

noncer le bismillah avant de cracher, par crainte des esprits

du sol (mis clqn'a), ee pour que, s'il s'en trouve un en cet

13

19I

de Sou-
endroit, il soit averti s'écarter ». Un jeune paysan de
ma qui avait négligé ces observances reçut sur ee la grenade

de la bouche » un soufflet si violent qu'il en tomba évanoui ,

quand il revint à lui, il avait à la lèvre supérieure une sorte

de verrue, qui se changea en abcès suppurant ; il y devait


porter jusqu'à sa mort l'image dégoûtante de sa malencon

treuse expectoration. La miction a ses rites d'avertissement,


d'orientation, d'altitude etc., auxquels les campagnards res

tent fidèles. On veille à ee que les enfants n'urinent pas,

surtout la nuit, dans la rue, dans la cour intérieure, au jar

din, sur les ordures, en maint endroit réputé hanté. Toute


la maison est pleine de cohabitants invisibles. Le Prophète
les appelait « Ommar eddar, ceux qui peuplent notre demeu
re », et il recommandait de prier à haute voix la nuit pour leur
permettre de s'associer à nos dévotions (Boud elakhiar p. 8) :

on redoute de les offenser, de choquer, par exemple, leuis


yeux en découvrant sa nudité dans l'alcôve. Une littérature
orale spéciale, appelée les Miracles des génies (mnâqeb douk
ennâs à l'imitation des vies des Saints, mnâqeb élaouha),
transmet de génération en génération les interdictions de
ce genre et aussi leurs sanctions : on peut y remarquer que

ceux qui manquent de respect aux esprits, qui, selon l'ex


pression arabe, ébrèchent leur prestige (ikessrou hormethoum i .

sont presque invariablement punis d'afflictions pathologi

ques, telles que les affections cutanées, la privation d'un sens.

les maladies nerveuses, la folie.


Des pénalités semblables s'attachent à la violation de leurs
droits. Quand une iMettidjienne qui s'occupe de tissage ap
porte une nouvelle bobine de fil pour sa chaîne, s'il se

trouve des enfants dans la maison où elle l'introduit, elle

aura soin d'en dévider quelques brasses avec lesquelles elle

mesurera la hauteur de la porte d'entrée, puis celle de la


porte donnant accès dans la pièce du métier ; et elle jettera
au feu ces deux longueurs dans une intention de sacrifice obli

gatoire aux génies : elle est persuadée avec tout son milieu

que, si elle s'avisait de l'employer avant d'en avoir prélevé la


part des Bonnes Personnes, l'un des enfants de la maison

serait atteint de la tizguert, maladie que nous pourrions assi

miler au torticolis, si on ne l'attribuait à une torsion ou stran-


190 —

gulation exercée par un être invisible. Malheur aux familles


qui négligent leurs devoirs traditionnels dans les nuils d'en
censement ou à l'occasion d'un changement de domicile ou

de la fondation d'une maison, etc. (Voir Bévue Africaine :


Le calendrier folklorique, chap. du mercredi, Année 1922-20
3n el 3i5) : les esprits leur rappelleront cruellement leurs
nos

redevances de vasselage ou d'adoration, à la manière dont


les pachas turcs exigeaient jadis l'impôt des tribus révoltées,
en lâchant sur elles leurs milices, dans l'espèce, les féroces
mahalla des maladies.

Par le même moyen ils savent rappeler à l'oublieux l'en


gagement particulier qu'il a contracté envers eux. Une cam

pagnarde de la tribu des Hadjoutes, mariée à Blida, était sujette

à des attaques de nerfs au printemps. Gomme on lui deman


dait ce qu'elle éprouvait, elle répondit : « Ne voyez-vous pas

ce nègre qui me pétrit les chairs comme de la pâte ? » Elle


racontait que, pendant ses évanouissements, elle se voyait

entourée de guerriers qui lui ligottaient les jambes et les


bras. Le lieu de son supplice était toujours le vallon de l'An-
çeur, la source voisine de Sidi lkebir. Le taleb appelé pour

l'exorciser confirma (naturellement) ses dires. Quand il inter


rogea Te génie tortionnaire, celui-ci répondit : ee Cette femme
avait l'habitude de venir tous les ans en pèlerinage à l'Ançeur,

d'y battre du tambourin, d'y chanter le tahouaf, d'y sacrifier

un
coq et de le manger sur place, toutes choses auxquelles

nous prenions un plaisir extrême. Depuis trois ans, elle a

suspendu ses visites. Elle se dérobe à ses obligations sous

prétexte que ses poules lui sont volées. Nous voulons notre

droit. Qu'elle paye En effet, notre Hadjoute


sa dette ! » avait

souffert de la danse de St Guy dans sa jeunesse et en avait

été délivrée après le sacrifice d'une poule à l'Ançeur ; il en

résultait, d'après une loi générale admise en pareil cas,

qu'elle était tenue à renouveler chaque année son sacrifice

sous peine de rechute. Dans toute l'Algérie, une guérison

attribuée à un ee marabout »
comporte, par manière de re

connaissance, une promesse tacite ou exprimée de fidélité à


vie et d'hommages périodiques. Il n'est pas rare de trouver
la nécessité d'une ziara annuelle stipulée parmi les clauses

des contrats, soit à la charge des parents de la mariée, soit à


196
— —

celle du mari. L'idée de cette sujétion est si profondément

ancrée dans l'esprit de certaines femmes qu'elle influe sur la


conception qu'elles ont de leur mal el sur la manière de le
sentir ; et le remords de violer leur vœu est assez fort souvent

pour provoquer chez elles, à la date fixée pour son accomplis

sement, les troubles nerveux qu'elles appréhendent.

Mais les génies sont à l'image de l'homme : ils tiennent à


leurs caprices au moins autant qu'à leurs droits. Combien
de maladies ont pour cause leurs fantaisies incomprises. Voici
une scène de tous les jours. In campagnard frappe à la
porte d'un citadin, offrant un coq. « Un coq fleur de fève !
dit-il. Un coq salomonien ! » Le rusé insiste ; il sait bien que
les qualités qu'il prête à son gallinacé sont recherchées dans
les sacrifices. Aussi, la maîtresse de maison hésite-t-elle. Les
volontés de ces Gens-là s'expriment si énigmatiquement ! Les
faits les plus simples ne sont-ils pas les plus mystérieux ?
Justement il v a un malade dans la maison. Si sa fièvre aug
mente ou qu'il éprouve quelque fléchissement ce jour-là, on

courra derrière le marchand de poules et on lui achètera sa

volatile sans marchander. Que le lendemain ou les jours sui

vants un membre de la famille soit victime d'un accident et

l'on se hâtera d'égorger un


coq de même robe, ee Les Génies
domestiques ou voisins demandaient, du sang. C'était mani

feste. Comment ne l'a-t-on pas compris ? » Et l'on se repro

che la tiédeur- de sa niïa, c'est-à-dire l'affaiblissement de sa

foi traditionnelle, ou son incompréhension des signes (rmouz),


autrement dit l'atrophie progressive du sens occultiste, deux

graves défauts de notre siècle qui nous rendent sourds aux

désirs des esprits et nous exposent à leurs coups.

Ils n'ont pas besoin de griefs pour sévir. Une. rivalité an

cienne divise les deux races supérieures de la création. La


légende fait remonter l'origine des génies à Iblis et l'on sait

que ce chef des milices célestes est tombé de son rang pour

n'avoir pas voulu s'incliner devant Adam. Les descendants


du disgracié en veulent toujours à ceux du favori. L'animosilé
qu'ils nourrissent se traduit par une jalousie (ghira) sans cesse

aux aguets. iNous l'avons noté, quand un enfant de l'homme


esl beau, il lui arrive souvent d'èlre ravi el qu'un autre laid
et méehanl lui soit substitué. L'accouchée, à Blida, se refuse,
— —

"97

pendant une année, tout parfum, parce que les esprits qui

en sonl friands s'en réserveraient volontiers le privilège;


ils regardent d'un œil d'envie ceux qui en usent, et il ne faut
pas êlre faible, comme elle se trouve l'être après les couches,

pour affronter leur dépit. Les génies de la daïru de Mi-

d'F.la-
moun elasoued, les servants d'Elahmar et les soldats

liiod frappent la femme qui répand des flots de soldeurs

fines autour d'elle el aussi celle qui se pare avec recherche el

même parfois celle qui se lave ou lave ses effets (cf. Ibn

elhadjdj, p. qg). Une blidéenne fui victime de, Ceux-qui-v ous-

errer'

font-évanouir (açhàh a), parce que, se rendant en pèle

rinage à Sidi Moussa, elle ôla son haïk sur la roule et remplit

le vallon de l'Oued Kbémis de l'éclat tapageur de son corsage

rouge grenat. Us pardonnent difficilement aux filles d'Eve


la beauté et la grâce ; mais le spectacle des amours humaines,
des caresses des amants surtout, les met en fureur. Combien
de jeunes mariées ont souffert (tes coups des afrites dans les
sept premiers jours de leurs noces. Us les atteignent dans
leur organisme et aussi dans leur sensibilité : ils excellent à
changer le, désir en dégoût et l'affection en haine. Ils s'en

prennent même à la raison : qu'un cheikh se fasse remarquer

par sa sagesse et sa modération, un mauvais génie vient qui

endosse son corps comme un babil, et celui qu'on recherchait

pour arbitre devient colère, injuste, fantasque. Leur ghira

s'attaque à tout, ce qui est beau, fort, heureux dans l'homme ;


elle guette celui-ci dans ses diverses voies, et la maladie est

la pierre d'achoppement où elle fait ie plus souvent trébucher

son orgueil.

En iqo3, un indigène aux cheveux gris tombe dans la rue.

frappé d'une attaque d'apoplexie. On le rapporte chez lui ;


un taleb esl appelé. Celui-ci, selon la méthode de ses pareils,

fait parler le génie paralysateur Çâred). " A quelle tribu

appartiens-tu ? —■

Mon nom, dit le djann, esl Ka'b ; j'appar


tiens aux habitants des thermes ; mon père m'ayant corrigé,

je me suis enfui, fort colère, el je me suis jeté sur le premier

passant que j'ai rencontré ». Cette confession, traduite par

le praticien (nul autre ne l'a entendue) paraît raisonnable,

d'une sincérité évidente même, car l'homme a été frappé


devant un établissement de bains et ce sont lieux terriblement

ig8 -

hantés les hammams, de l'aveu de tous les anciens. Mal


que

heureusement, notre hakim ne pourra déloger le furieux qui


le brave : <• Je suis taleb aussi ; je sais le Coran comme toi ».

Aux versets expulseurs le démon musulman en oppose d'au


tres qui le protègent. Et, en effet, le malade resta hémiplé
gique. Si l'on peut préciser la représentation que son milieu

se faisait de son cas, il servait de refuge à un banni qui avait

fait irruption en lui ; il dut céder la moitié de son corps à


cet intrus. Combien d'infirmes sont les victimes de la mau

vaise humeur d'êtres invisibles. Là aussi les petites gens pâtis

sent des querelles des grands ; selon ce vieux principe bien


connu du fellah, il ne se produit guère de trouble dans le
monde des esprits qui ne se résolve en quelque désordre
pathologique dans celui des humains.
L'amour est bien de toutes les passions des génies la cause

de maladies la plus bizarre, sinon la plus fréquente. Peut-il


donc se former des unions entre nos corps pétris de terre et

les leurs d'essence ignée ? Les indigènes de foi intacte n'en

doutent point. On répète un dit du Prophète affirmant que

le père ou la mère de Balkis, la reine de Saba, appartenait à


la race des génies. Dans le Coran (XXX, 20), Allah nous re

commande : « Prenez des femmes sorties de vous >,, ce qui

prouve clairement, ajoute le commentaire, ee qu'il nous est


défendu de contracter mariage avec des êtres d'une nature

différente comme les génies ... Les docteurs de l'Islam, (on


le voit dans Eddamiri, art. djinn), ont dû traiter gravement

la question de ces liaisons au point de vue juridique. Natu


rellement, la littérature populaire en a fait un de ses lieux
communs. Dans les contes, le héros épouse la fille du roi des
génies qui lui apporte avec sa main l'anneau de Toute-puis
sance. Dans les légendes, le mépris qu'affectent les anacho

rètes pour les beautés charnelles trouve sa raison et sa récom

pense dans leurs amours invisibles. L'hagiologie des simples

tient grand compte de cet élément consacré dans les biogra


phies de ses saints : l'un des plus célèbres de la Metlidja, Sidi
Moussa ben Naçeur, a deux lignées reconnues : l'une établie
à Tazerdjount, au Sud-Ouest de Blida, se vante d'être la
véritable descendance de l'ouafi (aoulâdouh elhaqqàniïn) et

reproche à l'autre branche, dont le village s'élève près d'une


■ — —

199

cascade, dans les montagnes de Feroukhra, à l'Est, d'être


sortie de la Fille (bent), entendant par ce mot une djaunia-

esclave, don de Sidi lkbîr, devenue la concubine de Sidi


Moussa.
Une idée forte, dans un tempérament de primitif, passe

fatalement de la conscience dans les actes. Noire superstition

a ses maniaques. On en trouve des exemples parmi les étu


diants mélancoliques des zaouia. Ce sont des écoles coraniques

de campagne, à la fois séminaires de tolba et Ihébaïdes de vi

sionnaires, si profondément séparées de ce monde qu'elles

semblent appartenir plutôt à l'autre ; leurs habitants ont

gardé la seconde vue du temps jadis ; les phénomènes natu

rels y disparaissent sous des prestiges cl les esprits s'y trou


vent tellement bien chez eux qu'ils ne prennent pas la peine

de se dissimuler. L'hallucination erotique y fleurit donc, aussi

bien que l'homosexualité. « Quand une djânnia tombe amou

reuse d'un jeune homme, m'expliquait un laleb à propos

d'un de ses camarades, elle le hante d'abord de longs mois

dans ses rêves la nuit, puis le jour ; elle se montre enfin à


la dérobée ; el, un beau soir, une vieille inconnue conclut

leur union. Le mariage se célèbre d'ordinaire clandestine

ment. Des conditions singulières sont imposées par la con

tractante : son mari ne doit la voir que la nuit ou jamais


ne regarder son visage, surtout ne pas lui poser de questions :

à la moindre indiscrétion de sa part, elle s'évanouit sans

retour ».

L'hystérique du gynécée fail pendant au mystique des


zaouïa. Les fiancées des génies ne sonl pas très rares. L'une
d'elles, à Blida, se mit en toilette de mariée, et, le mouchoir

de soie sur les yeux, la porte ouverte, elle attendit une nuit

durant, dans la chambre nuptiale, que l'amant invisible vînt

soulever son voile. Une autre avait l'habitude de trôner parée

de tous ses atours, comme le fait l'épousée dans la cérémonie

de la teçdira, pour recevoir les félicitations de ses amies. Des


traits communs se retrouvent chez ces érotomancs ; si elles

sont, mariées, elles se refusent à leurs devoirs de mère et

d'épouses ; elles adoptent une couleur de vêtement un par

fum, un aromate, déclarant n'en pas vouloir d'autres, parce

que, seuls, ils plaisent à leur ami. Rien, semble-t-il, ne les


détrompe de leiir illusion. Leur vie sentimentale est si intense
qu'elle absorbe et s'assimile les événements extérieurs même

ci.in Ira ires. Le fail psychique éclipse ou abolit pour elles le


fait d'expérience ; el l'opinion ne combat nullement leur
hypnose qui tire son origine de la croyance collective en la
possession.

Une douce folie n'est que le résultat exceptionnel de ces

amours surhumaines, le djinn esl brutal et sadique : il aime

dans la douleur. C'est ainsi qu'il satisfait souvent sa passion

dans les convulsions de l'épilepsie. Vieille croyance popu

laire, que l'on retrouve dans toute l'Afrique du Nord, du


prétend remarquer dans le haut mal, l'homme tombe
que,
sur le ventre et la femme sur le dos. On retrouve, dit-on, des
preuves matérielles du stupre de l'esprit : l'épilepsie s'appelle

en arabe savant le mal de la gouttelette (da nnoqt'u), tout


comme dans notre vieille langue, gutla, gutteta. Quand ee

mal attaque le beau sexe, la coutume lui assigne un vocable

masculin ; il esl alors le Sebb, qui signifie l'Outrage, ou le


(Jelihâil, l'Empoigneur ; s'il s'attaque à un homme, on en

parle au féminin ; il devient la Sekkina, la Calmeuse. Une


mauresque devant un homme en proie aux spasmes épilep-

tiques prononce le hismillah, comme toujours en présence

des esprits ; puis, elle détourne les yeux, par pudeur, devant
un spectacle scandaleux ; mais si la victime appartient à son

sexe, elle s'éloignera, par précaution, pour ne pas attirer sur

elle-même le pourchas du satyre. Elle ne doute pas qu'elle se

trouve devant un de ces chitans af rites qui se plaisent à


forniquer avec les femmes des hommes », comme le dit Ibn
elhadjdj, p. 98), un de ces Tombeurs (Açliâb eeçer'a) qui

terrassent les humains, un suppôt du roi des génies Elmimoun,


ou Elahmar ou Elabiod, ou quelqu'un de ces démons qui

habitent les sources, les grottes, dans le voisinage des grands

arbres, dans les buissons d'épines, dans les jardins. Elle a

la mémoire peuplée d'hisloires comme celle de cette jeune


princesse qui, pour s'èlre baignée dans son parc, devint la
possession d'Elicbbas ben Elgbellas, le Séeheur, fils dû
Plongeur, connu aussi sous le nom du génie qui rend muet.

Essckltudj. Ces monstres redoutés sont aussi nombreux pour

elle, el aussi réels, que, pour nous, les maladies neiveuses.


les bizarreries de l'hystérie de l'homme et de la femme et

les diverses affections de la gynécologie.

Les génies, dans leur rôle morbifique, n'écoulent pas (pie

leurs passions ; ils servent aussi celles des hommes. Nombre


d'entre eux sont les agents exécuteurs des ordres du sorcier.

Dans Ibn (p. 69), on


Elhadjdj voit leur roi Dahmouch expli

quer à l'auteur les secrets de la magie noire ; ee La sorcellerie,

dit-il, commande à trente équipes d'esprits ». Il les appelle

les opérateurs de sorcellerie d'entre les Chitans. Le sorcier,


d'après les orthodoxes blidéens, est <e un ami de Satan hbib
eclichitàn » (cf. mes Coutumes, Mauguin, igofe, p. 17:1). Us
s'accordent avec les commentateurs du Coran (cf. Echcherbini
sur la Sourale de l'Aube) pour lesquels, ee le sortilège ne

s'accomplit pleinement que grâce à l'intervention d'Iblis, de

ses auxiliaires el de ses troupes ». A Gherchell, où les femmes


indigènes semblent avoir conservé mieux qu'à Rlida et Alger
toute'
la tradition magique, on admet comme un axiome que

opération de sorcellerie doit être suspendue pondant le mois

de Ramadan, parce que, selon la croyance générale, les génies

sont emprisonnés aussi longtemps que dure le carême isla


mique, et que l'œuvre la mieux concertée resterait inutile
faute d'exécutants. Pour le plus grand nombre des musul

mans, on peut dire que, oubliant le rôle qu'ils attribuent

encore à la croyance déclinante du mauvais œil et de la


ee nefs », ils conçoivent d'ordinaire la sorcellerie comme une

œuvre humaine sans doute, mais exigeant la collaboration

des génies. Chaque branche de la magie a ses chitans ee af

fectés à son service mouekklin bih. » Donc la temrid'a, qui

est l'art de faire tomber malades neis semblables, et qui est

une des parties importantes de la sorcellerie maghrébine,


compte aussi ses génies-spécialistes. Ils ne sont certainement

pas les moins occupés, car les petites gens gardent à Rhda,
et dans toute la Mettidja, une très vieille croyance, que les
explorateurs ont signalée dans maintes tribus nègres de

l'Afrique, et que nos Indigènes formulent encore dans un

aphorisme antique: ee Sans la temrida, les fils d'\dam ne

mourraient pas ».
Chapitre XI

THÉRAPEUTIQUE DE LA MALADIE-GÉNIE

Comment les génies produisenl-ils la maladie qu'on leur


attribue ? Les simples s'en tiennent souvent à la représenta

tion d'un être invisible qui assomme et terrasse l'homme


(çera'). Dans la langue, il est couramment parlé de coups (derb,
khbet) ; l'esprit frappe sa victime comme le bédouin abat la
sienne avec sa matraque. Seulement, il est spécifié ou sous-en

tendu, que le djann ne frappe ee qu'avec un cheveu »


; car,
s'il usait d'une arme quelconque, ee il mettrait en pièces le
inonde ». On emploie volontiers le verbe nqer qui veut dire
produire un choc léger, donner une chiquenaude, et qui est

d'usage aussi pour caractériser la manière des marabouts et

saints ; de même le mot Item, qui a le sens d'effleurer : c'est

ainsi que les points rouges d'un œil injecté de sang passent
pour les piqûres de Lettam, le génie frôleur, lequel a sa
station et son pèlerinage non loin d'Oued elalleug. Cette con

ception de la maladie-traumatisme semble prévaloir pour les


affections dont les causes sont réputées extérieures.

Mais, la plupart du temps, et surtout dans les maladies aux

origines internes ou obscures, l'esprit populaire se forme l'ima


ge d'une possession. Grâce à leur essence fluide, les génies ne

rencontrent aucune matière qui ne leur soit perméable. Us se

glissent dans le corps humain ee entre la chair et la peau »,

l'endossent tout entier comme un vêtement ou envahissent seu

lement l'un de ses membres. Une fois dans la place, ils trou

blent à loisir les fonctions des divers organes. Salomon de


mandant au Vent Rouge comment il opérait : << Si je pénètre,
répondit le démon sanguinaire, dans le cerveau d'un individu,
j'abolis son intelligence ; si j'entre dans le torse, j'y fais
naître les hémorroïdes, les fistules etc. Eddirabi, Modjribat,
20 ï
— —

p. ni )). C'est la main prestigieuse des génies, quand ce

n'est pas celle de leurs frères les anges, qui explique les phé

nomènes merveilleux de la nature : il est fatal que l'on recon

naisse dans les terribles complications de la pathologie leur


infernale industrie. Le primitif, nourri dans ce préjugé, ne
peut s'empêcher, devant le spectacle d'une maladie en lutte
avec un organisme, de sentir la présence de je ne sais quel

intrus invisible et formidable. Un malade de ce genre se

définit dans la langue du peuple un maîtrisé (memlouk), un

hanté (mkhâlet), un habité (meskoun).


Quand la maladie esl une possession, le remède est un

exorcisme. Ce preicédé thérapeutique s'observe dans la Met-

tidja plus fréquemment que nous le croyons. Toutes les fois


que l'on y recourt « aux formules incantatoires, aux fumi
gations de toutes seules, aux frictions humides, aux écritures

amulet.tiques, on soigne les génies » d'après Ibn Elhadjdj. Il


ajoute: " On dit que ces quatres spécifiques sont indispen
sables au médecin qui se trouve aux prises avec les djinns.
(Chômons el anouar, p. ioi). Pouvons-nous nous figurer que

des huiles, des liniments, des onguents soient utilisés pour au

tre-
chose que leurs vertus matérielles et qu'on puisse leur attri

buer une action mystique ? Et combien de pratiques du même

genre rangeons-nous dans la médecine sur la foi de vagues

apparences, alors que, si l'on considère l'esprit dans lequel


on les emploie, elles relèvent de la magie ? Mais laissons de
côté les exemples ambigus où les vieilles superstitions affec

tent des airs scientifiques. Nous citerons des exorcismes avoués

(pie nous avons recueillis de la bouche même de leurs auteurs.

Ils empruntent leurs moyens au monde physique et moral

indifféremment, aux éléments, comme l'air, l'eau, le feu, à


la religion, comme les versets du Coran, au culte des Sainls,
comme les pèlerinages.

Une bédouine de Souma, à la porte de son gourbi, par un

siroco soufflant en rafales, bat de, bon cœur une peau de


monlon sordide, en marmotlanl une psalmodie. Besogne de
ménagère ? Non ; nous reconnaissons la ee fustigation de Sa
turne derh zohal „ recommandée déjà dans le vieil Essoyouti:
ee Ecris sur une baguelle de grenadier amer ou de cognassier:

(ici certains meils cabalistiques), et frappes-on un plat en bois


ou une outre gonflée, ou encore le sol, après y avoir dessiné
les traits d'un démon el en prononçant : (suivenl des passages

du Coran ayant trait aux tourments de l'Enfer) ». Noire


Mettidjieiiiie ne connaît pas le Saint Livre, ni le dessin, ni
.l'écriture
; mais l'intention, la toute puissante niïa, supplée
à lotit : le mal de son enfant s'est incorporé dans la dépouille
qu'elle flagelle. Elle répète : ee Ce n'est pas la toison que je
bals, c'est la maladie de mon fils que j'expulse ». Et, en

effet, sous les coups qu'elle assène, ses yeux prévenus voient

fuir le méchant démon, dans le nuage de poussière que le


vent emporte au loin, vers la mer.

La liage esl un génie forcené (djann ouùar) un démon


que les Saints mettent en fuite : c'est ainsi que l'homme
enragé boire du sang d'un chérif se verrait guéri
qui pourrait

instantanément (Eddamiri, I, p. 35). Celte maladie serait même


fille en quelque façon du Mal de dents, qui est un génie aussi,
car ee la rage viendrait aux chiens après de grandes douleurs
dans les molaires ... Quoiqu'il en soit, elle ressemble à un

lion furieux, aux yeux étincelants, à la langue pendante ;


inutile de la soigner ou de la bâtonner. On la déloge en lui
rendant le séjour impossible. On se sert dans ce but de
l'horreur qu'elle éprouve pour l'eau. On fait couler aux oreil

les des malades du liquide, ou l'on en reproduit les reflets

à ses yeux en faisant briller du verre ; on lui présente un

miroir, où, paraît-il, il se voit avec une gueule de chien;


enfin, on porte le rabique, pieds et poings liés, sur la berge
d'un ruisseau murmurant et on le suffoque à grands seaux

d'eau ; ou encore on lui l'ait subir des douches répétées, sous

la cascade glacée de Sidi Moussa située en amont, dans le


vallon de l'oued Khemis. L'hydrothérapie, logiquement, doit
faire lâcher prise au génie hydrophobe.
On agit aussi sur les génies en usant de leur aversion pour

les mauvaises odeurs. On croit, que, par je ne sais quelles

affinités d'essence, les parfums sont leurs délices, d'autres


disent leurs mets : ils accourent en foule au régal des aromates

qu'on leur offre et surpeuplent les lieux d'encensement. Par


contre, certaines drogues leur produisent l'effet de gaz caus

tiques ou encore de poisons ; de là une branche de la méde

cine hermétique, la pharmacopée puante, ee ^ulez-vous venir


206

à bout d'un djinn à maîtriser, à extirper, à chasser d'un


corps ? Instillez quelques gouttes de tel composé dans le nez
du possédé, faites-lui en des frictions sur le corps et des suffu-

migations : le djinn sera brûlé et ne reviendra plus ». Il est

des aromates qu'il suffit d'aspirer par les narines ou la bouche


pour tuer le mal ou le chasser. Des habits imprégnés de fumées
nauséabondes tiennent les esprits morbigènes à distance, com

me une barrière ignée éloigne les fauves. On assainit l'atmos


phère d'un local en l'infectant de senteurs fétides, parce que

leurs particules subtiles attaquent, ainsi que des corrosifs,


les corps aériens de nos ennemis et les consument, s'ils ne

fuient.
Le brûlement (harq) —

il en est longuement question dans


tous les traités de médecine, —

c'est le danger le plus redouté

des génies dans leurs hostilités avec l'homme. Après les agents

chimiques, le feu froid (nar barda), comme on dit quelque

fois, le thérapeute primitif emploie contre eux le feu lui-même.


Jusqu'à époque, la cautérisation n'a été pour les vieilles
notre

femmes de Blida qu'une sorte de torture magique infligée à


un démon tenace pour le décourager. Elles appliquaient le
fer rougi comme un instrument de supplice qui, par delà
la peau humaine, atteignait l'esprit récalcitrant. Leur puis

sance relevait de la mystique ; une servante spirituelle s'atta

chait à leurs pas durant de nombreuses années, se faisant leur


esclave, pour mériter leur héritage magique ; et, à l'article
de la mort, la dompteuse des génies de la sciatique ou du
rhumatisme transmettait à l'élève préférée son ascendant thau-

maturgique, sa 'baralm. en lui crachant sept fois dans la


bouche.
Vers le même temps, le procédé de l'ustion était fort en

faveur auprès des talebs exorcistes. Quand le génie résistait

aux sommations, ils le soumettaient au feu des mèches bleues


(ftila zerqa). On appelait ainsi sept cordonnets de lin ou de
cotop indigo imbibés de goudron. Us en enfonçaient une ex

trémité dans le nez du malade endormi et allumaient l'autre.


ee Bientôt., assure-t-on, le djann se sent brûler (ienhreq) ; on

l'entend demander grâce, criant des profondeurs du ventre


ou du thorax, qu'il se rend à merci ; il jure qu'ilsortira sur-

le-champ si l'on suspend son tourment ». La flamme des


— —

207

mèches bleues est d'ordre surnaturel ; elle va au fond de


l'organisme, docile à la volonté qui la guide, rôtit l'esprit
morbide, -
épargnant la chair souffrante. Jamais, dit-on. ce

traitement dangereux n'a laissé de trace sur le visage du


patient, pas plus que de souvenir dans son esprit.

Toute prodigieuse cependant qu'est cette substance, il se

trouve des talebs qui la dédaignent comme un grossier sym

bole ; car ils disposent d'un feu immatériel, autrement subtil

et redouté, dans les passages du Coran appelés les Versets


ardents (aiïal mohriqàt). Ce sont tous ceux en général où

Allah a décrit les peines de l'Enfer. Us forment l'arsenal où

l'exorciseur puise ses armes les plus efficaces.

Quand le possédé voit celui-ci approcher de son lit, il est


secoué d'un grand effroi, assure-t-on ; il entre en fureur,
l'agonisé d'injures et souvent le roue de coups ; on a vu

des femmelettes qu'un souffle .aurait renversées déployer dans


cette occasion des forces inconnues dont plusieurs hommes
venaient à bout péniblement. Ces transports sont pris pour

des symptômes confîrmatifs de la présence du génie. Le for


cené retombé ou maintenu dans sa couche, le taleb psalmodie

sept fois la sourate des Génies, la LXXIP du Coran, et remplit


la chambre des fumées du benjoin, du mastic de Chio, de la
cascarille, de l'encens et de la coriandre. Il vise à plonger le
çera'

possédé dans le C'est un état sonmambulique, où,

d'après Essoyouti (p. 193-I), l'égrotant ee parle et ne le sait

pas et peut répondre aux questions qu'on lui pose sans en


çera'

avoir conscience ». Le sommeil du abolit toutes les fa


cultés morales et intellectuelles de l'individu ; le hakim le
provoque délibérément pour se débarrasser des iimportunités :

il faut que rien ne s'interpose entre les deux personnalités en

présence, la sienne el celle du djinn à subjuguer. A la longue,


pour des causes variées sans doute, suggestion hypnotique
peut-être, ou encore commencement d'asphyxie, ou simple

épuisement nerveux, le malade s'affale sur son lit comme

sous l'influence de l'ivresse ou d'un narcotique. Le taleb


s'approche alors et lui écrit sur le front, à la mode tradition

nelle en sorcellerie, c'est-à-dire sans ponctuation ni vocalisa

tion, le verset 21 de la sourate L du Coran : « Nous avons ôté le


voile qui te couvrait les yeux ; aujourd'hui ta vue est per-

208 —

çanle ». Ce sont les paroles qu'entendra le damné quand il


sera mis en présence de ses fautes et poussé aux tourments de
la géhenne. 11 semble bien que le but de celte inscription
est de représenter au génie les conséquences terribles pour

lui qu'aura son attentai au jour du Jugement dernier. En


second lieu, l'exorciseur dépose dans la main droite du dor
meur une figure magique qu'lbn
Elhadjdj appelle le sceau

de Salomon (Cho. elanouar, p. g8), et qui se compose en réalité

des sept sceaux que l'on attribue aux sept rois des génies ou
Seba'

Khouatem (v. Doutté, Magie et Bel., p. i55) : les blasons


ou emblèmes des autorités supérieures de la hiérarchie spi

rituelle doivent commander la crainte et la soumission à leur


subordonné.

Après ces préambules, l'iqqâch s'assoit au chevet du pos

sédé et récite aussi longtemps qu'il le faut la sourate des


Génies, ainsi que des adjurations aux chefs connus des hordes
inférieures et supérieures. 11 dompte l'Esprit (iqahr). Les ver

sets coraniques sont autant de tortures qu'il lui applique. Il


est admis que ce traitement force le démon à entrer en con-

v ersalion avec son conjurateur. II lui parle du fond du ventre

et par la bouche du patient. Voici un résumé du dialogue


qui s'établit, d'après un professionnel : ee Par exemple, le
djann dit : « Fais-moi grâce de ces tourments, pour l'amour
de Dieu ; je sortirai du corps de cet homme ». Un autre

marchandera : « Je m'en irai, dit-il, mais égorge-moi un

bouc. Achetez-moi, dit un autre, une cavale rouge ou une

cavale à la robe fleur de fève (cavale dans ce style énigma-

tique doit s'entendre d'une poule) ». D'autres stipulent qu'ils

sortiront dans de la cendre ou de l'eau, dans des morceaux

de fer, des grenouilles, toute sorte d'objets hétéroclites que


l'opérateur s'empresse de présenter au malade et dans lesquels
transmigre l'esprit fugitif. Le plus souvenl le djann déclare
qu'il sortira dans la cendre. On en délaie dans de l'eau que

l'on fait boire au patient. Celui-ci est pris bientôl de nausée

et il rend entre autres matières de ces « serpenteaux hanech


qui sortent parfois du ventre de l'homme ». Si l'iqqâch est

passé maître en son art, il doit déloger le djann séance te

nante, par la seule force de ses conjurations uzinia. en ne

lui octroyant qu'à titre de consolation le sang d'un gallinacé


— —

2og

qu'il lui donnera à boire. Le plus souvent, les adversaires

transigent : l'occupant capitulera quand le sacrifice de telle


victime aura été accompli à tel marabout.

Si le djann s'entête, il est ee brûlé » par les paroles divines.


Le Coran, comme l'eau bénite dans l'exorcisme chrétien,
tombant sur un démon, devient un comburant d'ordre supé

rieur, d'après la tradition savante et populaire, ee Si l'on


écrit le nom d'Allah sur toute la surface d'un plat, que l'on

y verse de l'eau, et qu'on en arrose le visage d'un homme


plongé dans le ee çera », son chitan sera réduit en cendres

\.Echçharadji, I;. élfouaïd p. 87) ». Eddirabi (k. clmodjribat

p. i3) dit : ee Le verset du Trône récité onze fois de suite à


l'oreille d'un malade en syncope le réveille toute de suite et,
si l'auteur de la syncope Çârid) s'attarde dans le corps, il
est en proie aux flammes... Voulez-vous conjurer par le feu

un démon qui provoque un accès, modulez sept fois à l'oreille


droite du malade l'appel du muezzin, récitez la première sou
rate du Livre, les deux Auxiliatrices, le verset du Trône, la
sourate des Rangs (XXXVII) en entier, la fin de l'Assemblée
(LIX), et la sourale de l'Etoile nocturne (LXXXV1) : le djinn
sera consumé comme s'il était au milieu des flammes ». Les
génies ont beau être originairement d'essence ignée, fait re

marquer le commentateur Elkharchi, dans la sourate des


Génies, c'est chose facile pour Allah de brûler du feu avec

du feu ».

Le Vrai-Croyant, en effet, connaît un feu qui échappe à la


science européenne, la tradition sacrée,
ee Un jour, rapporte

le Prophète demanda à Djebraïl de lui décrire le feu infernal.


ee Quand Allah eut créé le feu, raconta celui-ci, il l'attisa
mille ans el il devint rouge ; il l'attisa mille autres années et

il devint blanc ; il l'attisa mille ans encore et il devint noir :

le feu essentiel est noir comme les ténèbres de la nuit ». Notre


feu terrestre en dérive, mais il est soixante-dix fois moins

l'eut, e. S'il n'avait été plongé deux fois dans la mer, nous

ne pourrions l'utiliser ». D'après une autre légende, Allah


dépêcha Djebraïl auprès de l'Ange des enfers lui demander

du feu qu'il devait remettre à Adam pour la cuisson de ses

aliments, ee Quelle quantité en veux-tu ? lui demanda Malik. —

Gros comme une datte. —

Si je t'en donnais gros comme

'•"14
une dalle, sa chaleur ferait fondre les sept cieux el les sept

Ici res.

Donne m'en donc comme un noyau de datte. —

Si je le donnais ce que tu désires, il ne tomberait pas une

goutte d'eau sur la terre el pas une plante


n'y pousserait ».

Alors Djebraïl cria : e. Mon Dieu, quelle quantité dois-je en

prendre ? —
Un atome, » répondit Allah. Djebraïl en prit

un atonie, qu'il trempa dans un fleuve soixante-dix fois ; puis


il l'apporta à Adam ; mais, comme il l'avait posé sur une

haute montagne, celle-ci fusion. Alors, Djebraïl rap


entra en

porta le feu à son foyer. La fumée en esl restée jusqu'à nous


amalgamée au silex el au 1er ; et le feu dont nous nous ser

vons provient de cette fumée d'un atome du feu infernal,


soixante-dix fois plongé dans l'eau. Aussi, d'après un dicton
courant à Blida, n notre feu redoule-t-il celui de la Géhenne.
II supplie Dieu de le lui épargner (Cf. Dqaïq elakhbar fi dikr
eldjenna ou ennar par Ibn Ahmed el Qadi) ».

De la même façon les génies tremblent devant le Coran.


C'est que ses Versets ee ardents » (mohriqàl) renferment le
feu pur, tel qu'il a été quintessencié par Allah même. Un
axiome fondamental de la magie musulmane veut que le texte
divin équivaille au fait qu'il relate, ee L'iqqâch, dit Eddirabi
(le. el modjribat, p. 102), doit croire en son âme et conscience

qu'Allah a déposé sa puissance miraculeuse (sirr) dans les


conjurations verbales, les écritures amulettiques et les versets

radieux du Livre ». Celui qui possède ces derniers en détient


la puissance. En articulant le verbe sacré, le taleb en réalise

les sens. Quelle est selon sa croyance el celle de son milieu,

l'œuvre de l'exorciseur qui, aux prises avec un djinn récal

citrant, répète avec toute l'énergie de sa volonté la sourate

des Génies ? Quand il psalmodie le passage où il est dit que

le génie indiscret <e trouvera le dard flamboyant qui le guette

pour le frapper », il foudroie l'intrus (verset g). Quand il pro

clame (v. 10) ee que ceux qui font le mal serviront de combus

tible à la Géhenne », ou que ee quiconque est rebelle à Dieu et

à son Envoyé aura le feu de la Géhenne (v. •>'{) », il l'y plonge

effectivement. Il unil pour le torturer le feu du ciel à celui

de l'enfer. La récitation intensive, acharnée, de toute la sou

rale mel en œuvre >. le châtiment terrible » du v.


17 ; et,

quoique le bûcher soit invisible, où le démon féroce, sourd


aux ordres divins, expie son entêtement, les assistants et le
hakim également persuadés, sous l'empire de la croyance
sont

collective, qu'ils le brûlent en aulo-da-fé, et que, ce faisant,


ils accomplissent une cure.
Le traitement des maladies par les Versets ardents a gardé

sa vogue à Blida jusqu'en iqoti. Vers cette époque, il est

tombé en disgrâce sous l'influence du scepticisme européen.

Le goût du positif et l'esprit scientifique se propageant, les


iqqachs craignirent que leur procédé purement psychique ne

fût taxé d'hallucination ; ils essayèrent de l'attirer des régions

supérieures de la foi sur le terrain des réalités sensibles, et,


pour cela, il leur fallut user de fraudes pieuses. C'est ainsi

que l'un deux recommandait à ses consultants d'apporter un

coq ; par ses conjurations il faisait d'abord passer la maladie

dans le gallinacé ; puis, rendant le feu immatériel visible à


tous, il allumait un incendie subit dans le corps de la bête :

torche vivante, elle se débattait un moment au milieu des


flammes et tombait, à moitié rôtie : le démon tourmenteur
avait subi ee le châtiment terrible » dont il était menacé dans
la conjuration coranique. Malheureusement, la critique, déjà
trop éveillée, prouva sans peine le coq était trempé su
que

brepticement dans l'alcool ou le pétrole. Plus d'un dévot s'in


digna de voir le Livre Saint compromis par du charlatanisme.

En même temps fies superstitions vieillies, comme les vieux

arbres sacrés, sont rongées de parasites)


le vol s'en mêla.

Un iqqach, convaincu d'ailleurs, mais besogneux, ayant fait


ee sortir » dans des corps de grenouilles les crampes d'esto
mac d'une danseuse, lui extorqua un riche collier de louis
d'or. Le hasard, ou plutôt, la logique du progrès voulut qu'un

jeune Algérien, pourvu du diplôme de docteur-médecin fran


s'indignât à cette occasion contre la crédulité des Vieux-
çais,
Turbans et déposât une plainte pour exercice illégal de la
médecine et escroquerie. L'exorciseur fut condamné par les
tribunaux et son art le fut avec lui par l'opinion. Son aven

ture, jouée en revue dans les mascarades du Mouloud de


l'année 1906 (Voir Revue Africaine
n"

207-1, 1908), jeta le


discrédit sur la pratique. Depuis lors, elle semble avoir dis
paru de Blida, mais elle subsiste dans la campagne environ

nante, où elle paraît même établie sur deux bases toujours


solides : la foi fanatique au Coran-exorcisme et la croyance,

conservée comme un legs racial, à la maladie-génie.

Les égrotants Blidéens reportèrent leur confiance sur la


v ertu moins suspectée des pèlerinages aux marabouts (ziârât
elmrabtin). Là du moins de pieuses légendes hagiologiques
justifient la coutume et rassurent l'orthodoxie. On raconte

qu'il fut un temps où les djanns déchaînés sur Blida y multi


pliaient les victimes. Certains habitants, se souvenant de l'an

tique tradition, s'avisèrent de sacrifier dans le bois sacré de


Sidi Ali Gaïour. Les dévots en conçurent des scrupules. Us
montèrent en procession au tombeau du Patron de leur ville,
Sidi Ahmed élkbir, pour le consulter ; et, faisant cercle autour
de lui, psalmodièrent en longues litanies les formules de la
profession de foi et de l'unité de Dieu. e( La nuit suivante,
Sidi Elkebir se dressa devant les fidèles les plus timorés.
ee
Prétendriez-vous, leur dit-il, mettre en doute la puissance

des saints P Rendez-vous en suppliants auprès de Sidi Ali


Gaïour ; offrez-lui l'encens qu'il aime, le benjoin, et des
sacrifices sanglants. Faites ruisseler le sang, vous vous trou
verez quittes de vos peines Seiïlou dmoum râkoum tendjaou
mnélhmoum ». Cette formule est restée un apophthegme de
la médecine populaire.

Dans le tuf de la colline qui porte les arbres sacrés,


de la fosse dit-
au-dessous aux sacrifices (guetta), s'étend,

on, un bassin appelé la Mer de sang, où s'abreuvent et

se baignent les hordes de Sidi Ali Gaïour. Tout le monde

est intéressé à ne pas le laisser tarir. Chaque mercredi, des


victimes de substitution l'alimentent ; mais, le vingt-septième

jour du Ramadan, il fait son plein ; citadins et bédouins


des environs ont soin d'y contribuer : car c'est le jour où le
Saint rend la liberté à ses bandes frémissantes, après les
avoir enfermées pendant un mois, depuis la nuit du vingt-sept

de Chaaban dans laquelle les Anges des sept eieux descendent


sur la terre ; il importe d'apaiser leur irritation (cf. sur la
e< Ziara à Sidi Ali Gaïour » mes Coutumes, Institutions,
Croyances, Rlida, Mauguin, 1900, p. i63). C'est ainsi que Sidi
Ali Gaïour, de par la tradition la coutume, passe pour le
et

Maître de sept mahallas de génies. Et il n'est pas le seul.


On redoute aussi dans la région de Blida : les sept mahallas
2l3 —

de la source (Ançeur) de Sidi Ahmed élkbir, celles de la


cascade de Sidi Moussa ben Naceur, et celles enfin des eaux

chaudes de Hammam Mélouan, qui sont sous les ordres du


prophète Salomon. Dans la Mellidja, comme d'ailleurs dans
toute l'Algérie, les grands centres animistes ont d'ordinaire
à leur têle un humain,
chef réel ou légendaire, le marabout,
ami d'Allah (oualî), gardien de l'ordre sur la terre d'Allah
(assas), conçu à la manière du pacha d'autrefois, dont les
administrés avaient à lui porter plainte trop souvent contre

ses turbulents janissaires.


Mais les Indigènes donnent aussi le nom de marabouts à
de pures stations de génies. Sanctuaires sans saints, les lieux
qu'ils désignent alors sont les sièges d'un vieux culte cham

pêtre, local ou privé, incomplètement, islamisé. Le plus célè

bre dans la région est le marabout de Mimoun Eghiam (Mi-

moun aux brouillards), près de Boufarik, sur la berge de


l'Oued Bou Chemla. On chercherait en vain dans ses environs

une tombe de santon, ni, dans sa légende, la moindre influence


musulmane. De l'aveu de tous ceux que j'ai sondés, le per

sonnage auquel on y sacrifie n'est autre qu'Elmimoun, le


septième roi des Génies, universellement connu dans l'Afrique
du Nord. Il n'en est pas moins un lieu de pèlerinage fréquenté
par le plus grand nombre des mahométans de la contrée,

quoique surtout par des ruraux. On rencontre à chaque pas,

pour ainsi dire, des arbres marabouts, voire des grottes, des

roches, des sources maraboutes. Il ne se trouverait pas une

seule de ces singulières déités à qui ses voisins ne viennent

demander la guérison d'une maladie.

Elles affichent d'ailleurs la prétention de rivaliser avec leurs


grands confrères, les Oualis, pour la puissance thérapeuti

leurs L'ne femme d'Elha-


que, s'il faut en croire adorateurs.

malit, dans la banlieue de Blida, qui sentait <e son pied

s'alourdir pour la marche » et rêvait <e qu'elle s'élançait »

contre un ennemi, se préparait à visiter Sidi Moussa, le thau


maturge lé plus réputé du pays, pour se délivrer de ses

cauchemars et de son ataxie. Une nuit elle vit en songe un

nègre gigantesque armé d'une matraque en fer. « Sidi Moussa,

lui dit-il, n'est pas plus qualifié que nous pour prendre à
coeur ton affaire et nous avons plus besoin que lui de tes
2l1

aromates. Celui qui l'a frappée n'est pas d'ici, pas plus

que du domaine de Sidi Moussa ; c'est un passant. Nous t'en


délivrerons. Chaque coin de terre a ses maîtres (qui sont

aussi ses protecteurs) koull mouda bemouâlîh ». Une mores

que comprend toujours le langage des djinns : celle-ci brûla


du benjoin aux Maîtres de son puits (mouâlin elbîr) et elle

guérit. Les bédouines accordent souvent autant de confiance

à leurs génies domestiques pour ce qui regarde la santé qu'à

Sidi Abdelqader lui-même, le sultan des saints.

Qu'ils soient génies ou saints, les marabouts guérisseurs

opèrent de façon identique. On se les représente comme des


dompteurs de monstres ou des justiciers terrassant des mal

faiteurs et des oppresseurs. Cette conception s'exprime dans


de nombreuses légendes, qui, dans l'un et l'autre cas, s'ap
pellent également miracles : miracles des djanns,- miracles

des oualis karamut éldjunn, karamat élaoulia. Ce n'est pas

pour rien que le Maître du puits dont nous avons parlé porte

une massue de fer. Nous donnerons, d'après un Indigène, la


relation d'une cure merveilleuse attribuée à un saint. On
conduisait un possédé à Sidi Moussa ben Naçeur. Nos pèlerins

entraient dans la vallée de l'Oued Khémis qui forme le terri


toire mystique du Siïed, lorsque le fou sauta de la voiture en

criant : n Voyez-vous ce lion cpii ouvre la gueule et montre

les dents à mes persécuteurs ». Et il courut se réfugier dans


la chapelle de Sidi Vissa, qui, posté sur un mamelon, au

débouché de l'oued dans la plaine, passe pour le portier du


domaine sacré. Il se coucha le long de la châsse et tomba
en léthargie. Il y resta sept jours et sept nuits sans bouger.
« J'étais couché, raconta-t-il plus lard, dans une maison en

fer, où ces mécréants (mes persécuteurs) essayaient en vain

de pénétrer. Deux lions sont venus les mettre en fuite. « Tu


as trouvé qui te sauve, in'ont-il crié, mais, quand lu quit

teras la place, qui le protégera ? » En effet, le patient ramené

chez lui est repris par la folie, ee II revient un jour au tombeau


de Sidi Aïssa, poussant les cris d'un chameau que l'on frappe.
ee Ma chair esl euile (à force d'être meurtrie), disait-il ; elle

est comme du verre pilé ... Le génie qui élail en lui parla :

» Nous avons fout fail, pour échapper à la vengeance de ses

pioleelrurs ; mais nous voilà dans leurs mains ». Sidi Moussa,


sous la forme d'un lion, el Sidi Vissa, d'un
sous celle homme,
approchèrent ; le bourreau s'enfuit ; ils le poussèrent vers

l'orifice d'un puits, où il fut soudain précipité par la peur

des rugissements du Saint.


C'est article de foi parmi les Blidéens, clients de Sidi Ahmed
élkbir, que la maladie-génie quille le pèlerin avant de passer

le pont qui conduit à la zaouïa, el qu'elle pousse rarement la


témérité jusqu'à s'affronter avec leur puissant patron, dans
son enceinte sacrée, son hortn.
Au lieu dé prendre la forme d'un duel, d'allure plus ou

moins mystique, la lutte peut se résoudre en un procès. Ce


singulier remède figure fréquemment dans les mnàqili élilj:inn,
eiu vies merveilleuses des génies, dont il est un des lieux
communs. Trois pèlerins visitent Hammam Melouan ; un

homme souffrant d'ophlhalniie, et deux femmes, l'une cata

leptique, l'autre aphasique. « Celle nuif-là, le père vil se

dresser devant lui un homme vêtu de vert, avec un visage

vert également, ee Tourne-loi du côlé de la Mecque, lui dit-il,


et prononce ces paroles : Seigneurs (iu siàdi), je vous le de
mande au nom d'Allah et du prophète Salomon, rendez-moi la
liberté et rendez-la à ces femmes. Si vous ne nous délivrez
chra'

pas, je porte plainte judiciairement (netlob i devant


votre Roi ». Le jour venu, il articula celle formule. La nuit

suivante, en état de demi-sommeil et de demi-veille (mû hin


iqd'a ou innain, inler sommant el vigiliam dans l'épigra-

phie maurétanienne, en rêve éveillé, dans le slyle de la psy


chologie moderne), il se vit, lui el ses femmes, dans un palais,

où s'élevait une chaire en or. I n vieillard


y monta respectable

tenant à la main un livre. « Nous le demandons justice », dit


le malade. Le juge regarda dans le vide el fit un signe de
la main. Et des gens (nâs\ comparurent devanl lui. <e Pour
quelle raison, leur dit-il, avez-vous frappé celle-ci » ? H
désignait la cataleptique. <-
Mes enfants, dit un des accusés,
dormaient quand celte femme, qui avait perdu le sien, poussa

de si furieux hululements de deuil qu'ils furent réveillés en

sursaut et qu'ils se sont évanouis d'effroi ; ils le sonl encore.

Tes enfants dormaient-ils sur la terre ou sous terre ? —

Sous terre. —

Alors, comment aurait-elle pu les voir P Vous


tourmenter'

.levez savoir vous maîtriser el ne pas les serviteurs


2l6

d'Allah injustement ». Il remit au coupable une tasse d'or


contenant un liquide et lui- dit : « Fais-lui boire cette potion

de ta main ». Et la malade reprit ses sens sur-le-champ ».


Il en advient de même de la muette et de l'ophthalmique.
Leur mal avait été causé par la colère des génies, sur lesquels
la première avait menti et le second avait versé des larmes
brûlantes : conséquence d'une offense, il cessa par un arbi

trage. Ainsi les coups des génies, comme les inimitiés dans
la société, prennent fin souvent grâce à l'ordonnance d'un
juge et n'ont que faire de celle du médecin.

Le livre que le cadi des génies apporte avec lui en prenant

place en son prétoire est bien connu des Indigènes ; ils l'ap
pellent les Canons de Salomon (qouâiien Sidna Slîman) ; c'est
le code qui régit les devoirs et les droits des fils d'Iblis dans
leurs rapports avec les fils d'Adam, et, par suite, la charte
de sauvegarde octroyée à l'humanité par le Législateur du

monde des Esprits. Ceux-ci, étant des êtres raisonnables et

responsables, sont tenus de s'y conformer ; mais, d'autre


part, comme, par définition, ils sont essentiellement émotifs
aussi, il leur arrive de suivre leur passion au moins aussi

souvent que leur loi. De ces prémisses découle assez fréquem


ment une conception dramatique ou romanesque du pro

cessus pathologique, bien éloignée de nos idées.


Le vingt-septième jour de Ramadan qui tomba au mois

d'août 191/i, une famille de la région de Coléa conduisait à


Sidi Ah Gaïour, à Rlida, un jeune homme de seize ans de
fort joli visage, que l'on disait possédé. Un mois auparavant.

dans la nuit du 27 de Chaaban, il avait fait la rencontre,


près du puits de sa ferme, d'une de ces jeunes femmes ee dont
la beauté fait bénir le Créateur » ; il en avait reçu un soufflet

et était tombé évanoui. Depuis lors, hanté d'imaginations


erotiques, il n'avait cessé de délirer, souriant à des person
nages invisibles et prétendant être marié à un être sur lequel
il voulait être discret et dont il avoua seulement qu'il venait

du voisinage de Sidi Elkbir, le saint blidéen. Sur cette indica


tion, sa mère était venue avec lui sacrifier un bouc noir dans
la fosse aux sacrifices de Sidi Ali Gaïour. « Après l'immolation,
pendant qu'on tournait autour de lui en brûlant des aro

mates, voilà que survint un groupe de femmes Kabyles qui


2I7

amenaient au saint exorciseur une fille d'une beauté merveil

leuse, qui venait d'être nubile et dont un esprit s'était emparé.

A peine eut-elle aperçu le jeune homme assis près de la


fosse, que la jeune et, frappant le sol du
mesboaba s'arrêta ;

pied, elle le fixa longtemps en lui souriant. Le jeune homme


se retourna et lui sourit aussi. La scène se
prolongeait, et l'on
essayait vainement d'entraîner l'impudique jeune fille, quand
les femmes présentes dirent à la mère : « Il faut tendre un
haïk devant ses yeux ». C'est ce que l'on fit; et, ne voyant

plus le garçon, la fille fit quelques pas en avant. Mais alors

il arriva que ce qui était dans le garçon le quitta et passa

dans la fille. Celle-ci, prise d'une attaque de nerfs, tomba


sans connaissance, pendant, que l'autre semblait sortir de sa

léthargie. Il se leva et rougit ; il éprouvait de la honte à se

voir dans cet endroit où il ne se savait pas. Rref, il sortit de


l'enceinte sacrée complètement guéri. La jeune kabyle au

contraire vit son état empirer et elle mourut dans le mois

qui suivit ». D'après la narratrice, qui avait été témoin du


fait, l'explication en était simple : la djânnia qui possédait

le Coléen et le djinn qui possédait la kabyle s'étaient épris


l'un de l'autre ; peut-être leur liaison était-elle antérieure ;
en tout cas, n'écoutant que son désir, le génie-femelle avait

rejoint séance tenante son amant et ils n'avaient plus pensé

à leurs victimes humaines, pour lesquelles les conséquences de


leurs amours s'étaient traduites par le salut de l'une et la
mort de l'autre.
Tout santon, tout lieu hanté, en Algérie (c'est un fait facile
à constater), possède sa légende parénétique et sa chronique
de miraculés tenue à jour par la foi et la reconnaissance des
clients. Dans cette littérature, la plupart du temps orale, les
maladies sont présentées sous la figure de personnifications

malignes. C'est même pour la raison qu'elles sont des démons


qu'elles ne peuvent être efficacement combattues que par des
génies et des saints et que leurs médecins ne doivent être logi
quement que des marabouts. Quand on recueille le folkore
maghrébin, on s'étonne de la quantité d'éléments de ee genre

qu'il fournit. On est obligé d'en conclure que, dans la cul


ture populaire de l'Afrique du Nord, ce qui tient lieu de notre
nosologie c'est une sorte de mythologie médicale. On n'ignore
2lS

pas que cette conception est naturelle à la pensée primitive :

l'homme ne s'est d'abord expliqué l'univers qu'en le résol

vant anlhroponiorphiquement en une multitude de person

nalités semblables à lui-même ; il a prêté une âme à tout et

particulièrement à ces forces incompréhensibles qui envahis

sent son organisme, s'y établissent comme en pays conquis

el en consomment la destruction. Il n'y a pas si longtemps


que la science européenne a secoué cette superstition, llippo-

crate et ses disciples, dont la série se poursuit jusqu'à l'épo


que moderne, ont reconnu l'existence de quelque chose de
divin dans les maladies (esl quid divinum inmorbis), et, au

X\ t siècle -encore, Fernel, dans son livre De abditis rerum

cousis, eh. XI, admet la malice des esprits comme agent

pathogène et déclare nécessaire l'étude « des maladies et des


remèdes supranaiurels qui transnaluram sunf ».

Dans le Maghreb, loin des méthodes scientifiques, la méde

cine démoniaque s'est conservée intacte jusqu'à nos jours.


Elle y existait dans l'antiquité. Tertullien, né à Carthage,
écrit, à propos des diables, dans son Apologétique ch. XVII :

« Ils suscitent au corps des maladies et autres accidents fâ


cheux ou tout à coup remplissent l'âme de troubles extraor

dinaires ». Les Maghrébins musulmans héritent ce concept

de leurs ancêtres chrétiens el semblent même le développer,


car le spiritualisme islamique a des complaisances inavouées
pour l'animisme 11 y a, lit-on dans Ibn Elhadjdj
populaire.

le Tlcmeenicn (Chômons elanouar, p. 98), bien des espèces


de génies qui plongent les hommes cl les femmes dans le
coma : ceux que je connais sont innombrables ; je pourrais

t'en citer soixante-dix peuples qui se divisent chacun en

soixante-dix mille tribus qui se subdivisent à leur tour en

soixante-dix mille familles : si une aiguille tombait du ciel

sur la terre, elle ne pourrait tomber que sur l'un d'entre


eux .>, Et il décrit quarante-trois catégories de faiseurs de
syncopes (açliâli 1
L'iqqâch, qui use du Coran pour

guérir nos contemporains, applique le même principe que le


chrétien de la Maurélanie qui chassait les démons au nom

de Jésus, d'après Tertullien.


Les observations que nous avons consignées dans celte élude
prouvent que la croyance à la maladie-génie est très répandue

2lg

encore à notre époque. En particulier, dans la gynécée : ee les


sages-femmes indigènes admettent que les filles deviennent
parfois la possession d'un génie dès le ventre de leur mère,
parfois dans la nuit de leur naissance, au moment de la coupe

du cordon ombilical, pendant le bain du septième jour ;


d'autres tombent au pouvoir du djinn au moment où elles

font leurs premiers pas. La nuit où on attache à la jeune


fille le henné des fiançailles ou petit henné (henna ççghira),
celle du grand henné où l'on pare l'épousée (henna Ikbira) ;
enfin, pendant la cérémonie du troisième jour des noces où

l'on présente la mariée (teçdira), le, danger est plus pressant;


mais à tout instant il menace ».

te Jadis ces Personnes-là venaient ouvertement, à la vue

de tous, s'emparer de leur victime el ne craignaient pas de


se montrer ». Ainsi s'exprimait une accoucheuse de Rlida,
et elle ajoutail : ee La femme esl (sabla lettemlàk) particuliè
rement susceptible de possession ». Un savant indigène Çalem)
interrogé sur le même sujet déclarait que
beaucoup d'hommes
étaient femmes sur ce point, tant par le tempérament que par

la mentalité, ee Ces efféminés (nisouâni), disait-il, vous décla


reront que ce sont les génies qui causent les maladies el qui

les guérissenl (houa lii iahlek nuelli iberri) ... Les artisans

des villes, les cultivateurs des campagnes, tous ceux dont


l'esprit esl façonné par la tradition du pays, à l'exclusion de
l'influence étrangère, partagent in petto la même croyance.

Seuls, la nient délibérément ceux qui ont subi l'empreinte


du modernisme, encore qu'elle éclate souvent dans leurs
actes alors même qu'elle est démentie par leurs paroles. Le
psychologue la rencontrera chez les assimilés parmi ces idées
de second plan qui, refoulées par l'esprit scientifique euro

péen, résistent, à l'oubli volontaire et dominent encore dans


la- pénombre du subconscient.
Chapitre XII

CELUI QUI EST SUR L'ÉPAULE

11 y a, au fond de l'organisme humain, une puissance para

site, comme un autre organisme invisible, qui, mêlé inextri


cablement au nôtre, en est pourtant distinct. Cet étranger
mystérieux ne semble pas naître avec nous ; il ne nous fait
pas sentir sa présence à toutes les époques de la vie : il respecte

l'enfance, il abandonne la vieillesse. Il ne se glisse guère en

nous qu'avec la puberté ; mais alors, durant l'âge adulte,


et

il envahit si bien notre être qu'il l'asservit et le tyrannise ;


il n'admet pas autour de lui d'autres intérêts que les siens.

Combien d'hommes lui sacrifient journellement leurs biens


et leur vie ? Ainsi l'a voulu la nature. La race la préoccupe

plus que l'individu. Elle oppose l'amour à l'amour de soi

et en fait une personnalité au moins aussi forte que la nôtre.

Elle a dressé dans notre for intérieur un avocat qui combat

notre égoi'me, comme elle accrédite auprès du plus humble


des êtres vivants un représentant qui veille à ce que l'instinct
de la conservation soit subordonné à celui de la reproduction.

De tout temps la passion amoureuse a été personnifiée. Les


savants eux-mêmes, jaloux d'échapper à la manie populaire

de tout revêtir de la forme humaine, n'ont pu s'empêcher


durant des siècles d'en attribuer le principe à l'on ne sait
quel être vivant, ee Les anciens, dit Vigarous (Maladie des
femmes, Paris, 1801), regardaient la matrice comme un viscè

re si animé que quelques-uns n'ont pas craint d'avancer que

c'était un animal aux fureurs duquel étaient dus tous les


désordres hystériques .». L'utérus était un animal « ayant la
faculté de locomotion, ayant la faculté de parcourir successi

vement toutes les régions du bas ventre et du thorax ; diva


guant même dans toutes les parties du corps » et l'on défi-
;
nissail l'hystérie : ee un véritable Protée extrêmement effrayant

par la quantité et la variété des formes dont il se revêt. » A


celte conception philosophique (l'origine, je crois, s'en trouve
dans Platon), qui s'est faite bestiale pour ne pas tomber dans

l'anthropomorphisme, l'imagination des poètes et du peuple

oppose, aujourd'hui, les harmonieuses représentations


même

mythologiques. Le monstre des médecins antiques, ee c'est


Vénus tout entière à sa proie attachée ». Il y a un siècle à
peine que l'amour, en littérature tout au moins, s'appelait

couramment Cupidon.
Tous les peuples n'ont pas reçu en partage la puissance

créatrice du génie grec, mais tous les hommes, surtout quand

ils sont restés prochesde la nature, obéissent à la tendance


primordiale d'extérioriser leurs passions. Nous ne devons pas
nous étonner de rencontrer dans la Mettidja un similaire

de l'Eros hellénique. Seulement notre Eros arabo-berbère ne

présentera ni le raffinement esthétique, ni la complexité psy


chologique, ni le culte officiel de l'antique divinité. La reli

gion, la poésie, les arts décoratifs l'ignorent. Il n'a jamais


eu el n'aura sans doute jamais son Hésiode, son Anacréon,
son Praxitèle. C'est une humble et timide invention des fem
mes, et qui n'ose guère s'aventurer hors de leur cercle fermé.
Elles n'aiment pas à le produire en public, ne serait-ce que

par pudeur ; car, tel qu'elles le conçoivent, ce personnage tra-

, ditionnel du gynécée ne symbolise pas l'amour sain et nor-

i mal, mais plutôt ses fureurs, ses aberrations, ses manifesta-

II
lions maladives. Elles y voient surtout le génie de la nym

phomanie. Et, comme c'est l'habitude des génies, et particu

lièrement des génies honteux, son trouble fantôme se plaît

dans l'ombre. Nous allons essayer de l'y surprendre, et, mal

gré le mutisme des initiées, tâcher de percer son mystère.

Nous avons, en effet, quelque intérêt à étudier de près cette

larve du harem, parce que, tout embryonnaire qu'elle soit

et quoique condamnée à ne jamais être qu'un avorton, elle

nous fournil l'occasion, rare dans notre siècle, d'observer


sur le vif la genèse d'une mythe.

On appelle le mal dont nous parlons « Celui qui est sur

l'épaule de la femme » el.li 'a/a ktefha. L'expression est

bizarre : elle s'explique par des croyances religieuses, litté-



223 —

folkloriques. On remarque dans les livres


raires el ,
d'édifica-j
tion, par exemple le Aiozhat el madjalis, que nos anges
gar-j
diens se perchent volontiers sur nos épaules, le bon à droite
et le mauvais à gauche. D'autre part, Sindebad le Marin
n'est pas moins lu en Algérie qu'en Europe el les Indigènes
ont présent à la mémoire le Vieux de la nier, ce démon à
face humaine, qui, à califourchon sur le cou des hommes,
l'enserre si bien entre ses jambes, souples comme des algues

et prenantes comme les pattes du poulpe, que sa monture

forcée ne peut se dérober à son étreinte que par la mort. De


même, de nombreuses légendes orales répandues du Nord au

Sud du Moghreb enseignent que les colons invisibles des soli

tudes sautent au passage sur le voyageur, le désarçonnent,


s'il esl à cheval, l'égaient, s'il est, à pied, el l'accablent de
leur poids jusqu'à l'abattre épuisé sur le sol (Cf. mes Cou
tumes, iuslit., croy., Rlida, igo5, p. 107Î, Le langage garde

des traces de ces lui natif de la Mettidja


antiques superstitions,
j
ne cheminera jamais les mains derrière le dos. Qu'un Euro
péen le fasse, les Indigènes se le montrent des yeux et sou

rient ; mais, si un de leurs coreligionnaires s'en avise, il


trouve toujours quelqu'un qui l'apostrophe : <e Cesse, donc
de le porter ! » lui crie-t-on. On raconte, en effet, que, dans
cette posture, l'homme soutient Iblis de ses deux bras repliés

en arrière et s'en fait le complaisant porteur. Ainsi, l'image


d'un esprit chevauchant nos semblables est familière aux

Mettidjiens ; anges, génies, démons se montrent facilement à


leurs yeux à cheval sur le dos de l'homme ou de la femme,

comme le nourrisson cramponné à la nuque de la mauresque

ou le Saharien juché sur la bosse du chameau.

Or, dans le cas de l'hystérie, la représentation tradition

nelle s'adapte singulièrement avec l'observation physiologi

que, ee II arrive quelquefois, lit-on dans le Cours élémentaire


des maladies des femmes, par \igarous (T. J, p. .156-7), que

la maladie hystérique attaque les parties extern"*, telles que

les épaules etc.. et y cause tantôt une douleur et tantôt


une enflure Un des plus fréquents sympteimes de celte

maladie, c'est une douleur au dos qui se fait toujours

sentir dans la plus légère attaque d'hystérie ; cette dou


leur a cela de particulier que, même lorsqu'elle a cessé.
22/|

elle laisse les parties comme si elles eussent été contuses, en

sorte qu'on ne peut


y toucher ». La médecine des maures

ques connaît bien ces meurtrissures de leur chair ; elles ne se


sentent que trop souvent maîtrisées et comme chevauchées

par une puissance invisible : elles les attribuent aux bourra


des et aux coups de talon de leur terrible cavalier. De là le
nom qu'elles donnent à leur mal. Avec la propension à l'an
thropomorphisme et la soumission à la tradition qui sont

dans leur nature, il leur paraîtrait presque impossible d'ex


pliquer les bizarres effets de l'hystérîe autrement que par les
caprices souverains d'un génie qui les éperonne et les dompte.
Celui qui esl sur l'épaule n'attaque la femme que dans sa

période d'épanouissement : » il n'aime que les belles », disent


les Indigènes. La vieille coquette qui se plaint de ses insultes
fait rire ; on dit d'elle le proverbe : ee Elle a attendu d'avoir
les cheveux blancs pour prendre des amulettes ». Il se déclare
fréquemment avec l'orgasme de la nubilité. Une fillette qui

joue encore à la poupée danse au son du tambourin ; tout


à coup i< elle est prise par celui qui est sur son épaule » ;
nous dirions : <e elle a un accès d'épilepsie hystérique ...

Souvent le mariage en fournit la cause occasionnelle ; c'est

ce qui arrive, assure-t-on, quand, se rendant à la demeure


nuptiale, elle passe près de l'eau en pleurant, quand elle

éprouve une émotion trop forte au moment où le marié lui


enlève son voile, quand elle laisse percer de la mélancolie

dans la cérémonie de sa présentation aux amis de la famille


(cérémonie de la teçdira) etc. La grossesse et l'accouchement
sont aussi deux passes réputées dangereuses à ce point de

vue, comme d'ailleurs tous les accidents normaux ou non

de la vie physiologique de la femme.


On insiste beaucoup sur l'influence des affections morales.

Une enfant croit voir des êtres surnaturels dans un antre ;


elle éprouve un tel saisissement (dahchu) qu'elle a une atta

que de nerfs et reste soumise depuis au Chevaucheur de son

épaule. La colère est un de ses meilleurs auxiliaires dans les


femmes sanguines, beaucoup sont « prises » (iakhoudha)
après une querelle avec leur voisine, surtout quand elle a

éclaté devant une fontaine. Les ennuis, réels ou imaginaires,


les chagrins d'ordre intime, longtemps ressassés, livre la

225 —

rêveuse en proie aux entreprises de son inséparable guetteur.

11 s'empare de la femme battue par son mari. Celle d'un


tenancier de fondouk à Blida, après avoir vécu cinq ans en

bons termes avec son homme, fui délaissée par lui. Le voyant

•e chercher au dehors », elle se fâcha, et voilà que e< Celui qui


rdja'

était sur son épaule se mit à la prendre iakhoudha elli

ala klefha ». Elle ferma sa porte à son mari, même quand il


se repentit, et s'adonna aux rites de son amant mystique.

La belle-mère l'y secondait, elle en payait les frais de ses

deniers ; et, tant qu'elle vécut, elle sut empêcher son fils
de la répudier. Nous lisons dans les livres de médecine euro

péens que les passions violentes, la peur, la colère, l'inquié


tude, la haine, la jalousie provoquent les accès hystériques ;
les Indigènes ont fait la même observation, mais ils disent
que ces passions appellent Celui qui est sur l'épaule.
Les accès leur paraissent manifestement des irruptions de
l'Esprit. Les bâillements, les pandiculations, les yeux lou
chant, prodromes habituels du paroxysme, sont, disent-ils,
le résultat d'une distension intérieure, comme les grouille

ments de ventre, les rots, le hoquet, les nausées sont l'indice


d'un refoulement. La patiente, en effet, éprouve au côté

gauche du ventre une plénitude, comme l'insufflation d'un


vent ou d'une vapeur : pour les anciens c'était l'aura hyste-

rica ; pour les Mettidjiennes, c'est le djann. Elles le sentent,


elles l'entendent se mouvoir avec un sourd bourdonnement

dans le bas-ventre ; bientôt, se ramassant sur lui-même, en

boule, il part de la région de l'utérus, et, après quelques

explorations, semble se porter sur l'estomac, suivre le tube


digestif et s'élever au sommet du gosier, où il resle quelque

temps dans le larynx, menaçant d'étrangler sa victime, peut-

être parce qu'il la trouve trop consciente, Il n'aime pas, em

effet, l'indiscrétion; ses opérations s'entourent de mystère.

Aussi, a-t-il soin de plonger la femme dans la stupeur, dans


l'insensibilité, dans les convulsions, et de la frapper d'amné
sie, car elle ne doit conserver aucun souvenir des conditions

dans lesquelles l'Esprit l'a visitée.

Les médecins signalent beaucoup d'autres phénomènes

comme signes diagnostiques. « Il n'est pas de maladie, dit


Vigarous (lib. cit.) sous laquelle l'affection hystérique ne peut

15
22Ô

se manifester ». Mais, dans la plupart des cas, le paroxysme

commence par le sentiment d'on ne sait quelle force fluide


ou gazeuse qui, prenant possession des entrailles de la mala

de, la secoue dans tout son être, déterminant un ébranlement


convulsif el spasmodique du canal alimentaire, puis du cer

veau, enfin de tout le système nerveux. Or la tradition en

seigne à la mauresque que ces anomalies sont l'œuvre d'un


djann, que celui-ci s'établit dans le corps (isken), monte à
itla'
la tête sous la forme d'une vapeur (eldjann lérrâs) et

qu'il cause la syncope (cer'a), et les contorsions (ghezil). 11


n'est pas jusqu'à l'éternuement, fin ordinaire de la crise, qui
ne soit signalé par la croyance comme l'indice de l'expulsion
d'un Esprit. Comment la mauresque n'adopterait-elle pas une

explication traditionnelle qui concorde si exactement avec son

expérience personnelle ?
Son milieu partage sa conviction. Il n'est pas de femme
lette, si humble soit-elle, qui, transfigurée par la passion

hystérique, ne revête un caractère sacré. Elle jouit, dit-on,


de la faculté de la divination ; ses vapeurs en font une Pythie.
Dans le quartier arabe de Blida, lorsque le bruit courait qu'une

Telle, fille d'une telle, avait ses crises, les mauresques de la


ville, et même les bédouines de la banlieue, qui croyaient

avoir quelque raison de s'inquiéter de l'avenir, trouvaient un

prétexte pour I approcher. Elles recueillaient les paroles in


cohérentes tombant de sa bouche. Ses propos semblaient-ils

répondre aux préoccupations de l'une d'elles, celle-ci mur

murait : ee Voilà mon fâl (mon présage, mon oracle) ». S'il


élait heureux, elle s'en réjouissait et les assistantes l'en féli
citaient. Quand il annonçait un malheur au contraire, elle

se répandait en lamentations : « Dieu m'a noirci la face


devant mes contemporaines. Les autres femmes jouissent de
la paix et du bonheur dans leur maison ; moi, Dieu m'a affligé

d'un homme sur qui pèsent toutes les malédictions ». Les


éclats de sa joie ou de son désespoir témoignaient de la
profondeur de sa foi. Elle était convaincue que la destinée
se manifestait par fa bouche de cette malade évanouie ; non

pas qu'elle la crût voyante on prophélesse : elle la considérait

comme un corps inerte el sans âme pour le moment ; mais

elle voyait en elle le porte-voix par lequel s'exprimait le génie


qui la possédait, et ce génie est nommé dans l'expression
que l'on emploie pour parler de l'accès : « Elle est prise,
disait-on, par Celui qu'elle porte sur l'épaule ekhdaha lli 'ala
ktefha ».

Né des entrailles de la mauresque, Celui qui est sur son


épaule explique ses principales manies. El d'abord le délire

prophétique. On sait que, depuis l'antiquité jusqu'à nos

jours, le Maghreb a été célèbre par ses devineresses. La scène

très commune que nous venons de décrire nous donne le


secret de la faculté que s'attribuent de bonne foi tant de
femmes indigènes. Si elles prétendent dévoiler l'avenir, c'est

qu'elles fondent le don de vaticination sur le furor hystericus ;


la puissante déité qu'elles sentent en elles participe, d'après
la tradition antique, à la prescience divine. De même l'aber
ration que notre médecine appelle la folie des grandeurs

s'explique souvent dans l'aliénée de l'Afrique du Nord par la


croyance à un génie interne : consciente de l'intimité de son

esprit familier et s'abusant sur l'étendue du pouvoir de cet

esprit, la mégalomane se persuade qu'elle est comme ee une

sultane régnant sur l'Afrique », selon l'expression consacrée

iahseb kelli sultàna tah'kem fi lafrik.


Sur le modèle du génie hystérique, mais en l'extériorisant,
elle conçoit le phénomène du goût dépravé, que notre méde

cine aussi rattache à l'état de la matrice fréquemment. Le


pica des filles chlorotiques et la malacie des femmes grosses,
dont il est si souvent question dans nos vieux auteurs, ne

sont pas rares chez les moresques. On voit les malheureuses

qui ont les pâles-couleurs absorber des matières très nuisi

bles, répugnantes ou interdites par la religion. C'est ainsi

que le mufti leur défend vainement de se rendre à la Maison


des nègres pour
y sucer le sang chaud à la gorge ouv erte des
moutons ou des taureaux sacrifiés aux génies. J'ai raconté,
ailleurs (Bévue Africaine, Calendrier folklorique, art. Diman-1
che) comment ces perverties, bravant la coutume et la
religion, ont fait mainte fois scandale en dévorant de la chair i

crue, ou en maniant, étendant sur leur visage et mangeant


j
des excréments : les premières étaient, disait-on, possédées ,

:
par Magzâoua, le génie de la viande saignante, et les secondes
par Sidi Djatou, le démon des cabinets. Dans ces deux derniers

228 —

cas, le principe du phénomène, ignorant son origine ou l'ayant


oublié, s'est affranchi, a pris un nom et s'est formé une sorte

de personnalité mythique.

De la même façon, on attribue à un génie méchant la


manie qu'ont certaines hystériques de hululer comme aux

enterrements et de se frapper la poitrine ou déchirer les joues;


seulement ce génie n'a pas passé le stade de l'anonymat, du
moins que je sache. Au contraire, la propension à la mélan

colie, au mutisme, l'agoraphobie, la misanthropie, la peur du


plein de la société, toutes bizarreries bien connues
jour et

des gynécologues, ont été personnifiées dans le morose Sidi


'Aggoun, le Seigneur Sourd-Muet. Celui-ci doit peut-être les
traits plus accusés de sa physionomie à la fréquence de ses

manifestations tyranniques, lesquelles s'expliqueraient elles-

mêmes par la coutume du harem : la claustration constante,


l'habitude de l'ombre et du voile peuvent bien favoriser la
phobie du jour et du bruit. Les autres symptômes moraux

de l'affection hystérique, comme les ris immodérés se chan

geant brusquement en larmes, l'extrême propension à la


colère, les caprices extravagants etc. et les phénomènes
phy
siques comme le froid aux parties extérieures, la convulsion

subite des lèvres, les paralysies fugitives de la langue ou des


extrémités, le vrillement entre le crâne et le péricrâne de
cette névralgie que l'on nommait jadis le clavm hytericus
etc., en général les anomalies inexplicables des accès et de
leurs intervalles sont attribuées régulièrement à la malice

fantasque ee du djann », ou plus explicitement, de Celui que

l'on porte sur l'épaule.


Ce dernier, cependant, a surtout le caractère erotique. Si
des rivaux usurpent sur ses droits dans le domaine de la
maladie hystérique, il règne sans partage dans celui de l'hys
térie libidineuse proprement dite. Il est le doublet populaire

de ces djenoun classiques qui, dans Ibn Elhadjdj par exem


ple, font perdre la raison aux femmes. Ibn Elhadjdj (/>". cho
irions et anouar) dans le chapitre 16, où il énumère différentes
espèces de génies morbigènes, cite, sous le

6, une bande
de ces esprits qui lorsqu'elle attaque une femme essaye de
l'élrangler ; celle-ci agile convulsivement les bras et les jam
bes el s'arrache les cheveux » ; dans le n°

1/1, il signale des


— ~

229

génies, hôtes de nos maisons, nommés Banou Ennoanian,


qui frappent les vierges, de sorte que celles-ci perdent la rai

son par moments ; leur sommeil esl agité, elles recherchent

la fréquentation des hommes el aiment à plaisanter avec eux;

dans le n°

18, les Banou Dahman, qui habitent


on voit que

les grands cloaques, frappent les jeunes filles à la tête, si


bien qu'elles s'enfuient dans la solitude et veulent se dépouiller
de leurs vêtements ». Les suffocations des hyslériques, les pro

vocations des érotomanes, l'agoraphobie des maniaques et l'im


pudeur des métromanes s'expliquent par la possession, dans
les livres de médecine arabe comme dans la croyance po

pulaire.

A l'exemple de ses pareils des traités savants, Celui qui

est sur l'épaule est, pour le peuple, l'auteur de la mé

lancolie amoureuse et de la fureur utérine. C'est lui que

j'ai entendu accuser, toutes les fois qu'il s'est agi devant
moi de femmes que la passion faisait délirer ou de filles que

l'on était obligé d'attacher pour les empêcher de sortir sur

les voies publiques dans une tenue indécente. -/


Si l'on cherche la raison pour laquelle Celui qui est sur

son épaule tourmente une femme, on rencontre souvent, l'opi


nion qu'il en est amoureux. C'est par jalousie qu'il la rend

stérile, dit-on. ee Le djann la séquestre et la cloître contre

l'enfantement iesdjenhu 'al élouilâda ». Si malgré cela elle

accouche, la grand'mère devra veiller avec le plus grand soin

sur l'enfant, car la mère, inconsciemment, au cours d'un


accès, pourra fort bien l'étrangler de ses mains ou l'étouffer
sous elle. Il y en a qui ne supportent pas que leurs maris les
approchent. « Va, disait une de ces femmes à son jeune

époux, va chercher ailleurs ; Allah te le pardonnera dans ce

monde et dans l'autre ». S'il passai! outre, la femme en

restait malade trois jours durant, et le mari aussi se réveil

lait souvent avec la fièvre ; l'homme voit dans ce cas le génie

de sa femme se dresser devant lui en songe et l'entend le


menacer : ee Abstiens-toi ou tremble pour ta vie ». Nombre
de divorces n'ont pas eu d'autre cause : le mari ne se sentait

pas le courage de lutter contre un pareil rival.

Le djann a
beaucoup de nez (nif), entendez qu'il est fort
chatouilleux sur la fidélité de ses favorites. C'est pourquoi

23o —

celles-ci éprouvent souvent une vraie marne anlimasculine

qui n'excepte personne. Je traduis une note prise en 1910.

ee
Beaucoup de femmes possédées du djann (élli mâlekhoum

eldja.nn), c'est-à-dire dans la tête desquelles travaille le djann


(ia'ni iekhdem fi roushouin) , dans les moments du moins où
le génie y travaille, ne peuvent supporter la présence ni la
vue d'un garçon, même impubère, même à la mamelle. Il

y a à Médéa une femme derviche, appelée Lalla Kheïra, qui,


depuis qu'elle a pris conscience d'elle-même et que le djann
l'a remplie Çamret béldjann), ne s'est laissée voir par aucun

homme, quelque jeune qu'il fût. Les dévotes qui viennent

la visiter ont soin de laisser leurs enfants mâles à la. maison

ou de se faire suivre d'une amie qui leur garde leur bambin


ou leur nourrisson dans la rue pendant leur visite. Cette
deroucha, il est vrai, est une manière de sainte. Mais il n'est

pas rare que les femmes en puissance de génies éprouvent


la même haine pour tous les porteurs de chachia indistincte
ment. On a vu des mères, en sortant de l'évanouissement con

sécutif à leur attaque, s'irriter et s'exaspérer contre leur fils,


sans pouvoir lui reprocher autre chose que son sexe ».

L'homme une fois écarté, la femme prise par Celui qui

esl sur son épaule s'abandonne au génie. Avec la complicité

de quelque confidente (nous avons cité une belle-mère dans


ce rôle) elle badigeonne à neuf sa plus belle chambre, y
ménage une fraîche pénombre et en sature l'air de parfums

ou l'obscurcit de la fumée des aromates : les bonnes odeurs

appellent les Esprits. Elle accomplit exactement tous les rites

du mariage, depuis les soins intimes qu'assure la masseuse

dans le eabinet aux fiancées du bain maure1


jusqu'à la pose

des étoiles d'or sur ses joues maquillées et Palanguissement


de ses yeux amoureux par l'estompage qui en augmente la
morbidesse. Elle revêt sa toilette de noces ; celle-ci n'est pas

nécessairement au goût du jour ; l'étoffe, la forme, la cou

leur lui ont été révélées en songe ou par une de ces inspira
tions où nous verrions une suggestion du subconscient et

qu'elle traduit comme un ordre du djann. Ces vêtements

affectent, une somptuosité barbare el archaïque parfois, et

sont, toujours sang de bœuf, bleu turquoise,


éclatants, rouge

vert pomme, jaune canari etc. Les génies se sont partagé la


'SA. —

gamme des nuances : chacune croil se déclarer l'humble ser

vante du sien en portant les couleurs qui le distinguent ou

qu'il a choisies. Quand elle a endossé sa livrée d'amour, elle

se croit obligée de changer de langage ; elle contrefait même

le ton de sa voix en l'adoucissant ; elle minaude, zézaye, na

sille ; elle s'applique à n'employer que cette sorte d'argot


des génies que nous avons signalé connue étant aussi celui

dont on use avec les enfants, que nous avons appelé la lan
gue menue (klum rqîq), qui esl loul en onomatopées, di
minutifs, déformations puériles, et dont les mauresques se

servent volontiers dans l'intimité de leur vie maternelle, ero

tique et superstitieuse. Enfin, parée de Ions ses bijoux, elle


s'assoit, à la place d'honneur, à la poitrine (çder) de la salle,
en priant qu'on respecte sa solitude. On en a vu, dont l'habi
tude depuis l'enfance était de s'accroupir sur la natte, qui

avaient acheté pour la circonstance un fauteuil européen, en

velours de la couleur de leur coslume. De 1900 à 1910, à


Blida, la mode ne connaissait pas de siège plus convenable

pour recevoir la visite de l'Esprit.


Elles s'assoient pour des heures : tantôt prenant des airs

superbes, elles trônent comme des reines (tselten) ; tantôt,


s'immobilisant dans. l'attitude hiératique de la jeune épousée
dans la cérémonie nuptiale de la téçdira, elles gardent la pose
qui les flatte le plus (tçedder) ; le plus souvent, mélancoliques,
rêveuses, leurs yeux se perdent dans des visions qu'elles au

ront oubliées quand elles reviendront à elles. Comme ces

bigotes passionnées dont nous parlent les moralistes anciens

et qui venaient dans le temple de Jupiter provoquer le dieu


et s'offrir à ses caresses, nos amoureuses blidéennes attendent.

quelque volupleuse Ihéophanie. La légende erotique des


génies esl plus riche encore que celle du Père des dieux et

des hommes. Quelle est la femme qui n'a entendu parler

du Ravisseur des épousées (Khettuf é l'a raïs) et des mille

intrigues que nouent journellement les fils des esprits avec

les filles des hommes ? Qui sait les jouissances que réser

ve le délire libidineux à ceux qu'il ravit ? Enfin, même

dans les moments où la raison n'abdique pas, il reste à notre

hystérique la volupté des rêves éveillés, e. En se complaisant

aux satisfactions imaginaires de ses désirs, elle éprouve une


232

jouissance que ne trouble d'ailleurs en rien la conscience de


son irréalité », comme dit Freud (Psychopathologie de la vie

quotidienne) .

Quelque ingénieuse que se montre la nature à pallier les


maux qu'elle nous inflige et l'imagination humaine à chan

ger la douleur en plaisir quand elle le peut, la femme tour


mentée par Celui qui est sur son épaule ne laisse pas d'en

durer des souffrances physiques et morales qui font relever

son cas de la médecine. De là des traitement traditionnels.


qui, s'ils ne nous paraissent guère appropriés à la maladie.

sont adaptés du moins à l'idée qu'on s'en fait. Tous ceux

que j'ai eu l'occasion de relever et que je vais énumérer sont

fondés sur la même étiologie ; on remarque que, malgré leur


variété, ils supposent une cause unique : cause invisible, mais

intelligente, conçue sur le modèle de l'homme et susceptible

de ses passions, la peur, le contentement, la reconnaissance,


la pitié ; de sorte que, dans cette maladie comme dans toutes
celles des possédés, la guérison s'explique logiquement par

un pardon ou une expulsion ou une transaction, enfin un des


moyens usités entre personnalités morales pour solutionner les
conflits.

Parmi les cures les plus simples, il faut citer tout d'abord
celle qu'emploient encore certains ruraux de la Mettidja et

que louaient assez les citadins de Rlida, trop civilisés cepen

dant pour y recourir, ee L'homme prend une verge (mechhât),


ordinairement un surgeon d'olivier sauvage, et en frappe la
malade sur son épaule jusqu'à ce qu'elle tombe évanouie ;
et il lui dit, quand elle revient à elle : « Je t'ai fait sortir

(kherredjt tek) ce djann qui était sur ton épaule ... Jusqu'à
quel point ce langage est-il ironique ? Le mari esl fondé à
l'

se méfier de la simulation et de auto-suggestion ; mais il


partage certainement la croyance collective. Quoi qu'il en

soit, la femme des campagnes ne proteste que pour la forme.


car si le traitement est brutal, elle ne peut s'imaginer qu'il

se soit pas rationnel.

Parfois, il suffit de flatter les goûts de Celui qui est sur

l'épaule pour lui faire lâcher prise. On cite telle malade qui

s'est trouvée guérie dès qu'elle-


eut revêtu un ceistume cou

leur fleur de pêcher que lui réclamait instamment son djànn.


233 —

De même que notre ancienne médecine préconisait certains

errhins pour dissiper les attaques hystériques, la coutume

blidéenne fail grand cas des odorants, comme le benjoin et


l'ambre. On approche des narines de la patiente un flacon

d'un parfum nommé dongria. On ne peut s'empêcher de


penser à l'Eau de la reine de Hongrie, qui figurait, dans les
XVIIIe
codex français du siècle, au nombre des médicaments

antispasmodiques, ee Elle est utile dans les affections hysté


riques, lit-on dans le Précis de matière médicale, traduction
de la Médecine pratique publiée en latin par M. Lieutaud,
médecin des enfants de France Vincent 1768, t. II, p.
(Paris,
186). 11 suffit quelquefois de la faire respirer pour dissiper
de légères attaques hystériques ou vaporeuses ». L'aqua regi-

nae Hungariae de nos vieux apothicaires répand encore sans

doute ses bienfaits séculaires au fond de la Mettidja ; elle

s'est pliée seulement à une théorie nouvelle : elle n'agit pas

par la vertu curative de ses principes, mais parce que son

odeur plaît au djann.


Dans certains milieux, plus familiarisés avec l'écriture, on

tient pour la méthode du taleb. Appelé auprès de la malade,


celui-ci s'applique d'abord à déterminer la religion de Celui
qui la possède. C'est ce qu'il devine en observant l'accueil
qu'elle lui fait. L'abord est toujours froid : les génies à l'œu

vre, et surtout, en bonne fortune, n'aiment pas à être déran


gés ; mais, si l'expression de son mécontentement est modé

rée, c'est un esprit musulman ; si, au contraire, il se répand

en injures grossières, en propos obscènes, en blasphèmes for

cenés, c'est un chrétien ou un juif. Dans le premier cas, le


praticien récitera le passage de la sourate de la Fourmi: <e C'est
un ordre émanant de Salomon et que voici : Au nom d'Allah,
le Clément, le Miséricordieux, comparaissez devant moi, venez

en bon musulmans, en plein abandon, en toute hâte, obéis

sant au nom d'Allah, maître des mondes ». Il continue par

la sourate des Génies. Dans le cas contraire, il emploiera la

sourate des Génies uniquement. Pendant qu'il débite cet

exorcisme, il tient dans sa droite la main droite de la malade

et trois membres de la famille de celle-ci la maintiennent des


deux côtés et par derrière. Il profite du premier apaise

ment qui se produit pour dessiner sur le front et dans



2.3 ', —

la main droite de la patiente le sceau de Salomon. Cepen


dant on apporte en cachette sept mèches de laine trem
pées dans du goudron pour les brûler dans le nez de la pos

sédée, ce qui n'échappe pas au démon menacé lequel redouble


ses fureurs. Le taleb, s'il est un vrai croyant et un véritable

hakim, lui tient lêle ; il n'interrompt pas un moment ses

conjurations ; et, de plus, veille sur la cassolette dont


les fumées, pour bien faire, doivent rendre l'air de la
chambre irrespirable. La scène se prolonge souvent jus
qu'à la troisième veille de la nuit.

Enfin l'opérée tombe en syncope. Elle est mise hors de


cause. Le taleb se trouve face à face avec le djann malfaisant.

Celui-ci, vaincu par l'influence divine du Coran et le feu


magique des mèches goudronnées, parle de capitulation avec

son dompteur. Ces négociations s'entourent de mystère. Elles


se traitent souvent en langue kabyle, en arabe régulier ou

en français devant les habitants arabophones de la Mettidja.


Voici le récit qu'en a fait un jour le héros d'une victoire

de ee genre. » Le djann parla et dit enfin : ee Je vais sortir.


Dans quoi veux-tu sortir ? lui dis-je. Dans de la cendre;

mais j'exige un bouc en sacrifice compensatoire. Soit! » —

On apporta un bol contenant de l'eau avec de la cendre et

on le fit boire à la malade. Elle ne tarda pas à vomir. Et voilà

que dans son vomissement on vit ramper quelque chose qui

ressemblait à un serpent (hanech) ,,.

Tous les détails de ce traitement de l'hystérie se retrouvent

dans celui des génies nosogènes que nous avons étudiés. C'est
le pur exorcisme classique ; ce qui prouve que les lolba, les
représentants de la médecine savante, à l'exemple des femmes
du peuple, considèrent Celui qui est sur l'épaule, bien qu'ils

affectent de lui donner le nom de maladie de dessus l'épaule


(merd 'aie klefha), comme un génie.

Malgré l'autorité du Coran, bien des femmes ont peur du


taleb et de ses mèches enflammées. On ne recourt d'ordinaire
à lui qu'à la dernière extrémité, comme au chirurgien. \u
lieu d'extirper le mal, on se contente de s'accommoder avec

lui. Pour cela on va consulter la vieille négresse (et Kbadem),


soit à la Maison commune des Nègres (dur et ouçfan), soit

dans sa zaou'ïa, car bien souvent la profession rend assez pour


qu'elle monte une clinique, qu'elle décore du nom consacré

à la demeure des marabouts. Elle se fait verser deux francs


de provision pour le hammam et laisse tomber ces mots :

■•Revenez demain ». Cette nuit-là, en parfait état de pureté,


elle ne manque pas d'avoir un rêve (Inoum). Les Esprits
lui apprennent si c'esl un djann ou une djânnia qui possède

sa cliente (màlekhu). et ce qu'exige l'Esprit possesseur. Le


lendemain, à la première heure, la malade ou son envoyée

vient frapper à la porte, ee Qu'avez-vous vu ? » La Khadem


qui, vers 1910, faisait courir tout Rlida, femme d'esprit et

d'expérience, avait trois réponses en réserve, suivant que la


consultante lui paraissait souffrir d'affection hystérique sim

ple, d'hystérie libidineuse ou de la mélancolie des filles et

des veuves.

Dans le premier cas, elle répondait : ee La jeune femme est

au pouvoir de Nanna Aïcha ». Il faut savoir que celte Nanna


Aïcha, un des personnages les plus importants de la mytho

logie folklorique du .Maghreb, représente dans l'esprit des sim

ples quelque chose comme déesse de la fécondité ; dans


une

la nature, elle est la fée de la source et de l'arbre, et, dans


le microcosme féminin, elle préside aux évolutions du sang
et du lait. Que, dans le domaine nosologique, on la désigne

comme le principe des troubles utérins, il n'y a là rien qui

puisse étonner nos Mettidjienncs, ee Apportez-moi, continuait

la Khadem, un cierge de cire rose, un foulard de tête de


même couleur, deux boîtes, également roses, aussi jolies que

possible, pleines de benjoin et d'ambre, une petite corbeille

en sparterie, ornée de pompons de laine rose et remplie de


bonbons roses aussi. Vous y ajouterez de ces tasses et de ces
assiettes minuscules el, de ces bibelots délicats qui composent

les services el les ménages de poupées ». Tout cela doit être


aux couleurs de Nanna Aïcha qui sont celles de la pèche mûre.

La vaisselle et le mobilier sont obligatoirement des jouets


d'enfants pour la même raison mystique qui impose à la
femme en mal de mère l'emploi du langage enfantin (kl.âm
rqiqi. Les parents de la malade se hâtent d'apporter à la
deroucha ce qu'elle a demandé et reçoivent en échange, de
la main de celle-ci, des aromates « de chez elle », que l'on
fera brûler dans la chambre de la malade et de l'Eau des

236 —

Bonnes Personnes (ma nàs élmlâh), dont la patiente boira et

s'oindra tout le corps, après s'être mise en état de pureté

légale. Et, désormais, chaque année, à pareille époque, elle

devra offrir en tribut une corbeille de friandises, un cierge

rose, deux boîles de parfums, que la Khadem <e donne aux

Bonnes Personnes ». On la nomme la corbeille du pacte de


Nanna Aïcha (chert Nanna Aïcha).
Si aux attaques hystériques s'ajoute du délire erotique, —

ce que la praticienne devine grâce à la physiognomonie tradi

tionnelle, quand elle n'en est pas avertie par quelque cancan,

la réponse de la sibylle change, ee Celle pour qui j'ai incubé


est tourmentée par Sidi Hammouda (biha sidi Hammouda) ».

dit-elle. Ce seigneur est un génie qui abuse de sa spiritualité

pour harceler partout ses victimes et dont les agaceries intimes


affolent les femmes. On le représente sous la figure d'un ado

lescent, beau comme Joseph, les lèvres encore estompées de


leurs premiers poils, que l'on appelle les poils du diable, avec

le sens que nous donnons à ee la beauté du diable ». Mais


il est aussi cruel que séduisant. Il poursuit celles qui le fuient
et fuit celles qui le poursuivent, ee Apportez-moi, dit la Kha
dem, une bouteille d'araki (anisette) ». C'est la liqueur des
amoureux, parce que, dans la poésie populaire et dans la
coutume, elle est l'accompagnement indispensable des nuits

d'orgie, le rafraîchissement des rendez-vous (ouçâl) à la ville

et des veillées d'été (mbîla), dans les campagnes. « Vous


n'oublierez pas, continue la praticienne, un cierge bleu tur
quoise et deux beaux écrins de même couleur pleins de benjoin
et d'ambre ». Elle fixe ainsi, en même temps que la condi

tion de la rançon, la redevance annuelle. On dit que la femme


qui souffre de Celui qui est sur son épaule, l'époque venue

où elle esl tenue d'offrir l'araki, pousse des hurlements ou

des cris et qu'elle chante une sorte d'hymne, dit mdah comme

ceux des saints : ee O l'amant des femmes, ô toi le beau dédai


gneux, le fumeur de pipette (à kif) ! Apportez-lui un siège.

O toi dont le visage esl charmant, et la pose pleine de grâce !


Le jouvenceau au gilet violet, à la chaîne de montre pendante!

Hammouda, le jeune Hammouda ! Je l'ai croisé dans la rue.

mais il m'a boudé et il s'est détourné de moi orgueilleuse

ment ». Quand on voit la possédée vociférer ces mots, on se


hâte de porter à la Khadem l'araki et les aromates ; et aussitôt

la fureur de l'hystérique s'apaise.

Il est des femmes à qui la devineresse déclare : « Je vous

ai consacré ma nuit : vous êtes victimes de Sidi Ali ». Celles-

là appartiennent d'ordinaire au troupeau dolent des divorcées,


des vieilles filles ou des jeunes veuves.Sidi Ali, qui porte le
nom du mâle guerrier de l'Islam, du mari de Fathma, la Mère
des musulmans, représente l'homme dans la force de l'âge
et l'époux accompli. Il réunit les vertus viriles qui pour une

mauresque forment les trois pierres du foyer : la bravoure, la


sagesse, et la vigueur de l'adulle. Le cadeau qu'on lui offre

flatte la passion la plus anodine et la plus admise de l'homme


fait, ee
Apportez-moi, dit la Khadem, un paquet de tabac sca

ferlati bleu avec du papier à cigarettes et des allumettes et

deux boîtes bleu turquoise d'aromates ». Un riche kourougli


de Blida, reconnaissant à Sidi Ali de ce qu'il épargnait sa
fille, lui envoyait chaque année une blague en velours bleu
brodée d'or et remplie de tabac parfumé à l'ambre. Le bleu
est pour tous la couleur symbolique de l'amour masculin et

le rouge celle de l'amour féminin.


Quand la Khadem recevait ee l'arack d'anis » ou le tabac
de sestributaires, elle en buvait séance tenante un verre ou

en fumait une cigarette ; ee non pas, disait-on, qu'elle en eût

la moindre envie ; elle agissait en cela malgré elle ; c'était

le djann possédant la malade qui faisait réellement ce que

semblait faire la négresse ; il buvait et fumait par elle ».

On voit que ce djann s'établissait à volonté dans la victime

qu'il tourmentait et dans la prêtresse qui révélait ses volontés.

Et, si l'on remarque son origine utérine, on constate qu'il

s'était complètement extériorisé. La maladie ainsi conçue n'est

plus un état inhérent au corps, mais un être totalement indé


pendant. Celui-ci s'affranchit même si bien qu'il jouit de
l'attribut divin de l'ubiquité : en même temps qu'il s'incarne

dans sa prophétesse, il sévit dans plusieurs possédées. Il cu

mule aussi en lui deux états contraires : il est la maladie, et

en même temps, la guérison ; il est la passion et son assou-

v issement. Enfin, cette déité multiprésente et ambiguë prend

la figure humaine. Si les hystériques de Blida savaient peindre,


je ne doute pas qu'elles nous représenteraient Sidi Ali sous les

238 —

traits d'un Hercule en burnous, Sidi Hammouda sous ceux

d'un Adonis africain et Nanna Aïcha sous ceux d'une Vénus


impudique, ou d'une Astarté naturaliste. L'imagination indi
viduelle et même le folklore, interrogés méthodiquement, four
niraient pour chacun d'eux une physionomie, un caractère

et des légendes. La dernière, comme le permettent de sup


poser les nombreux documents que j'ai recueillis sur elle,
possède sa mythologie, importante par l'abondance, sinon

par la variété.

Ce qui tue, semble-t-il, ces productions de l'âme populaire,


c'est l'exploitation éhontée qu'en font les professionnelles.

Le mythe naissant s'étouffe l'excès de liturgie. En 19 15.


sous

une mauresque de Blida, Bent Boutmâq, prenant la suite de

la bonne Khadem, s'institua la mqeddma (c'est-à-dire la prê


tresse ou l'oblationnaire) du culte de Sidi Ali. Il fut admis

que ee Sidi Ali était dans sa tête fi rasha Sidi Ali ». Les dé
votes de ce Seigneur, ou, comme on disait encore, celles qui

travaillaient d'après la tête de Bent Boutmaq, furent tenues


d'apporter le tbeq, la corbeille d'hommage, à chaque mous-

sem, c'est-à-dire cinq fois par an, aux quatres fêtes canoniques

el au premier de l'an arabe. Les adhérentes riches durent y


ajouter un mouchoir de soie de couleur variée, double détail
qui montre une oblitération de l'idée primitive de l'offrande
au mâle génie. Pour consulter, elles se présentaient avec ee un

souper de Sidi Ali achat Sidi Ali », composé de farine et

d'un quartier de viande. Enfin, une fois par an, la nrqeddma


offrait chez elle, devant ses fidèles, un sacrifice solennel aux ee

maîtres (aux génies) de sa maison et à Sidi Ali ». La veille

de l'immolation, elle attachait des compresses de henné aux

quatre pattes du mouton, en lui chantant, au son des tam


bourins, des teqdam, sorte d'épithalames que l'on chante aux

fiancées dans la cérémonie dite du Petit henné ; et elle le


coiffait de mouchoirs de soie multicolores. La pompe insolente

de ses fêtes, la réclame et la cupidité de celle qui les organi

sai! finirent par choquer l'opinion, qui déclara que les ser

vantes de Sidi Ali avaient « la raison obnubilée » (ras mehou-

mekh) ; et son culte tomba dans le discrédit.


e< Eh ! qu'avons-nous à faire de ces négresses et de ces

mqeddma tyranniques ? disent les vieilles, les dépositaires



239

désintéressées de la tradition. Les génies qui sonl en nous

ont-ils donc besoin d'interprètes ? » C'est un axiome connu

que fa femme possédée voit en rêve ce qu'elle doit, faire pour

être délivrée; ou bien elle s'y sent poussée par une inspiration,
à laquelle ne prennent part ni sa raison ni sa volonté. Il n'est

pas sans exemple que les Esprits se soient dressés en songe

devant une malade el lui aient dicté dircelement l'ordonnance


qui devait la sauver ; d'ordinaire, pourtant, ils expriment leur
volonté de biais, symboliquement ou par énigmes tradition
nelles ; mais très souvent aussi ils se bornent à déclencher
au fond du cœur une impulsion d'abord sourde qui grandit

en velléité consciente et finit par devenir un besoin impé


rieux. C'est de cette façon, quand ils n'opèrent pas sur leurs
victimes par un miracle subit, qu'ils leur communiquent la
folie sautante, d'où naît la passion de la danse, que nous allons
étudier ; puis, la manie erratique, d'où dérivent les pèlerina

ges, que nous étudierons dans le chapitre suivant.

La danse sacrée esl réputée un des remèdes héroïques de


Celui qui est sur l'épaule. Les femmes disent que, dès qu'elle

s'y livre, la malade sent un soulagement (Iriïh'), et qu'en la


prolongeant quelque temps, elle guérit (tebra). Les hommes
partagent cette opinion : la preuve en est que, lorsqu'une
Blidéenne. en mal d'ostentation, voulait avoir son bal, que

la mode de la bonne société imposait à une époque, elle si

mulait un accès hystérique, et la mauvaise volonté du


mari était obligée de céder. Les riches font venir d'Alger
Msâma'
l'orchestre des : c'est une troupe composée de cinq
femmes, dont l'une joue de la kamendja (violon), une autre

de la kouïtra (guitare), la troisième de la derbouka (tambour


en terre cuite), el les deux autres du tar, gros tambour de

basque. Leurs séances prennent un caractère plus mondain

que mystique et marquent une contamination de l'idée reli

gieuse première par le goût de l'art.


Les pauvres et les ruraux restent dans la tradition en appe

lant la meddaha, la chanteuse à la vieille mode. La meddahal

ne connaît que le bendaïr, grand tambour à mains, l'accom


pagnement naturel de ses rythmes saccadés, le métronome pri

mitif de la danse sacrée ; elle n'est pas une artiste, mais elle

a quelque chose de la sacerdote. Ces exorcistes populaires sont



2/JO

souvent sacralisées à quelque degré. Une certaine Khadidja,


dont c'était le métier, racontait que sa vocation lui avait été
révélée par une djânnia, qu'elle gardait chez elle et qu'elle

montrait sous la forme d'une grenouille aux pattes teintes


de henné. On danse beaucoup aussi pour les troubles nerveux

chez les sorcières de profession, celles qui passent pour avoir

un génie dans la tête. Haoua, Mordjana, Bent edderouch,


toutes celles qui ont fleuri dans le premier quart du siècle

à Blida, affectaient dans leur clinique hantée une place à la


cure des possédées de celte espèce : c'était leur patio qui ser

vait de dancing, sous le nom de méïdan, l'hippodrome, le

champ de course, parce que les clientes y donnaient carrière


auxfureurs effrénées de leur folie sautante. Benl Bnutmaq leur
offrait, dans un coffre servant de garde-robe, un assortiment

de voiles et de costumes somptueux, aux livrées des sept Bois


des génies, pour leur permettre de procéder à leur traitement
incognito, tout en gardant la couleur à laquelle elles étaient
vouées.

Les petites gens aussi on leur bal thérapeutique. A Blida,


la clinique des hystériques pauvres est le marabout de Sidi
Emhammed ben Aouda. Chaque mardi, trois meddâhat de la
ville, qui, toutes, avaient leur génie familier et leur légende,
apportaient des bidons, balayaient l'aire et remplissaient d'eau
les grands baquets du sanctuaire. Je résumerai le récit d'une
information : ee Dès le dohor (prière méridienne), trois sujets
entrent en danse. Au bout d'une heure, l'un d'eux, une
menue citadine, s'effondra ; elle était évanouie ; on la désha
billa et l'on versa sur son corps nu de l'eau glacée. Nous
étions en hiver ; mais on sait que cette sorte de malades peut

supporter des températures extrêmement basses, ou même,

dit-on, extrêmement hautes, sans les sentir ni s'en ressentir.

La seconde danseuse, qui semblait une puissante campagnar

de, continuait gaillardement, branlant le chef, et geignant

et soufflant si fort qu'elle couvrait le bruit du tambourin. On


jugea bientôt qu'elle le lasserait. A la nuit tombante, deux
viragos s'emparèrent de la forcenée, la dépouillèrent, malgré

qu'elle en eût, de sa chemise et de son mouchoir de tête, et,

toute suante et fumante, la douchèrent à grands seaux. Res

tait une grande el belle femme, une fausse maigre infatiga-



2/ii —

ble, l'air grave, le front plissé, l'œil perdu. Tout à coup,


elle fut prise d'une attaque de nerfs et elle se roula sur le

sol, tordant bras et jambes dans ces convulsions que les


femmes comparent aux gestes d'une fileuse
ap et qu'elles

pellent ghezîlai. On l'inonda d'eau à l'essence de fleurs d'oran


ger et à la dongriïa, deux antispasmodiques, comme nous

dirions ; en réalité, d'après les arabes, deux parfums propi-

ciatoires, car ee le djann aime les bonnes odeurs éldjânn


ihabb érrîha ». Ensuite, on la massa ; enfin, elle sortit de
sa syncope, baisa la tête des trois meddahat, sauta sur ses

habits, tandis que les assistantes répétaient : ee Avec la santé


et le calme, avec la guérison, s'il plaît à Dieu, sur toi ! » Les
trois clientes payèrent alors leurs doctoresses à tambourin ;
les plus aisées donnèrent un douro, la plus pauvre un rial.

Et les meddahat leur firent leurs recommandations : ee Cette


nuit serait mauvaise ; pendant trois jours il leur fallait vivre

à l'écart, dans la plus profonde solitude, ne point partager

la table ni le lit de leur mari ; et ne reprendre le cours de


leur vie ordinaire qu'après s'être purifiées au hammam à la
suite de leur retraite de trois jours ».

Il n'est pas vraisemblable, que, dans toutes les classes de


la société indigène, on ait recours à la danse contre l'hystérie
sans quelque raison spécieuse. J'ai vainement demandé cette

raison ; mais j'ai retenu une définition de la danse curative

qui m'a semblé en contenir la théorie. « Le djedib —

tel est
itla'
son nom —

sert à faire monter le djann à la tête bih


eldjann terras „. Ce n'est pas un jeu (l'ab) ; on le distingue
de la danse proprement (chtih') il faut y
dite ; voir un trai

tement et un rite appropriés au but à la fois somatique et

spirituel qu'ils permettent d'atteindre.


Il se compose essentiellement d'un mouvement unique, avec

lequel collaborent le trépignement des pieds, le ballottement


des bras et les haut-le-corps du buste : un brusque soubresaut

des épaules qui projette la tête en hauteur et en avant et la


fait retomber de tout son poids sur la poitrine. La propulsion

et la chute agissent également sur le trou de l'occipital et

tendent à désarticuler le crâne et à l'arracher des vertèbres

cervicales, fatiguant par contre-coup la moelle de l'épine et,


par sympathie, le cervelet et le cerveau. Leur action, pro-

16
2^2

longée et croissant avec l'accélération du rythme, peut finir


par déterminer une phlogose, plus ou moins complète selon

les individus, des divers organes de l'encéphale.


Les Indigènes, sans doute, sont soumis aux mêmes lois
naturelles que nous ; mais ils ne les conçoivent pas à notre fa
çon. Le mécanisme physiologique dont nous venons de parler

leur échappe complètement. Les uns, les esprits abstraits, les


hommes en général, sans s'inquiéter de la cause, n'ont 'cons
cience que d'un phénomène mental. Ils l'appellent ghiouân.

C'est une surexcitation des forces intellectuelles et affectives,


une exaltation de l'âme qui aboutit à l'ivresse mystique. Il est ■

souvent question du ghiouân dans les hymnes aux saints à


propos de l'allégresse enthousiaste dans laquelle les cérémo

nies des pèlerinages plongent leurs dévots. La chronique de


Blida rapporte que jadis les gens aisés avaient l'habitude de
donner des fête nocturnes, dont la première moitié était con

sacrée au medduh. chantant des poèmes religieux ou guerriers

au son du tambourin (deff) et de la flûte en roseau (qeçba), et


la seconde au djedib : les hommes le dansaient jusqu'au jour,
avides de jouir de la volupté religieuse du ghiouân, qu'ils

recherchaient comme d'aucuns, aujourd'hui, poursuivent.


dans les orgies, le délire de l'alcool, ou, dans les fumeries,
les ivresses du kif. On montre dans la montagne des Béni
Salah le tombeau de Sidi Elghoutsi, le patron du ghiouân

(moul élghiouân) ; en approchant de son enceinte les gens

avertis se taisent et ils entendent les accenis d'un bendaïr


et d'un chalumeau invisibles. De son vivant, ce saint avait la
passion du djedib ; il entraînait même les vieillards dans ses

transports surhumains ; il les jetait, à bout d'haleine, éva


nouis, bien loin de l'endroit où ils se trouvaient ; mais, en

leur ôlanl le sentiment il leur communiquait le don de seconde

vue: pendant leur syncope, ses victimes, qui étaient des


favoris, voyaient le monde des Esprits et assistaient aux con

seils et aux prodiges des oualis. Dans la langue courante on

appelle inciljilouli l'homme ravi en esprit et djcdb ou djedba.


l'extase elle-niènie, marquant ainsi que l'un el l'autre sont

des produits directs du djedib. Ueliiî-ci est proprement la


danse des derviches algériens. C'esl en s'y livrant avec furie,
.comme le savent ceux qui ont visité une fois l'Afrique du

2 43 —

Nord, que les Aïssaouas s'élèvent au but final de leur ambi

tieuse discipline, à ce qu'ils nomment le hall, l'état surna

turel qui leur confère, disent-ils, l'insensibilité, l'invulnéra


bilité, le mithridatisme, et, avec le pouvoir thaumaturgique

parfois, toujours les joies indicibles el infiniment variées

des grâces célestes.

Quand on demande à un Aïssaoua comment s'opère sa trans


formation suprahumaine au cours du djedib, il répond éva-

sivemenl : ee Par la baraka de Sidna Aïssa ». Si nous vou

lons avoir une idée du processus, faut interroger ou,


il nous

plutôt, observer une nature plus simple, une femme du peu

ple particulièrement. C'est au bas de l'échelle sociale que se


conservent, le mieux les germes des croyances qui vont se

compliquant avec ses degrés. Il y avait jadis à Blida, au bain


maure de la rue du Bey, une masseuse noire du nom Je Pont
Bon mezoued. La fréquentation constante des génies des ther
mes finit par en faire une possédée. Un jour qu'elle était seule

dans l'étuve elle fut prise d'une attaque d'hystérie. « La gé

rante accourut. Elle trouva Bent Bou Mezoued dans les con

vulsions ; la malheureuse étendue de son long se tordait,


sautait en l'air, se roulait sur le sol ; ses yeux étineelaient
et des filets de bave coulaient des coins de sa bouche. Cette
nuit-là elle fut chauffée (agitée) à haute pression sekhnei skhâ-

na kbira et elle vaticina. Le lendemain, elle ordonna une derde-

da avec tambourin et grosses castagnettes (krâkeb) et elle dansa


le djedib, et le djann lui monta dans la tête et elle parla sur

l'avenir et l'inconnu. Tandis- qu'elle dansait, on la voyait se

transformer en ghoule (en génie effrayant testeghouel) . Elle


cognait du poing le mur et il en tombait comme du gravât.
Elle en jetait un petit bloc dans sa cassolette et il répandait
un parfum suave. Elle en mangeait et en distribuait aux

assistantes, et c'était du benjoin franc. Elle quitta l'étuve et

fonda une ee zaouï'a » où celles qui souffraient, comme elle,


de Celui qui était sur leur épaule vinrent se faire soigner. »

Et, par ainsi, grâce au djedib, son djann attiré dans sa tête,
au lieu de la tourmenter, lui assura considération et profit.

Il n'assurait pas toujours à ses clientes les mêmes avan

tages, mais leur procurait un soulagement. Du moment où


le congestionnement du cerveau est assimilé à son invasion

îkk —

par un génie, la flexion brusque des vertèbres du cou qui

produit cet engorgement offre les mêmes effets que les révul

sifs. Elle aide à l'évacuation des vapeurs qui s'élèvent des


entrailles et à leur ascension vers le cerveau. Combien de
malades certifient l'efficacité de cette médication. Et non seu

lement des hystériques, mais des hypocondriaques et nom

bre d'épilepliques. Celles-ci racontent que, lorsqu'elles vont

être frappées, elles sentent une tension, une grosseur, quelque

"chose d'indéfinissable aux pieds, aux parties inférieures ; cela

monte peu à peu, jusqu'à ce que la tête en soit affectée et

que tout le corps entre en convulsions : la danse sacrée change,


parait-il, l'angoisse qui accompagne la crise en une sorte

d'aise et adoucit la violence du dénouement.


Le transport du sang au cerveau n'a rien qui puisse effrayer

l'Indigène : son inflammation, comme nous l'avons vu chez

Bent Bou mezoued, est même hautement estimée parce qu'elle

donne lieu à la frénésie prophétique. Cependant, si, au lieu


d'une simple
révulsion, on vise à réaliser l'élimination com

plète du mal, on peut adjoindre au djedib un rite magique

que nous avons signalé à propos de l'exorcisme pratiqué par

le taleb. Les Cherchelloises en usent presque constamment.

Comme les Blidéennes se rendent à Sidi Emhammed ben Aou-

da, les femmes de Chcrchell se rendent à Sidi Brahim ou appel

lent les meddahat à domicile. « La tradition veut que la femme


qui s'adonne au djedib (la djeddaba) pour l'affection hysté
rique (appelée sebb), le danse avec les mèches (bélftaïl). Elle
a roulé au préalable des brins de coton et en a formé sept

mèches, du genre de celles qu'elle prépare pour sa lampe en

terre cuite, et elle les a trempées dans l'huile. Quand elle

s'est e( échauffée au djedib », c'est-à-dire quand elle sent sa

tête prise par le vertige final et le djann refoulé dans son

dernier réduit, elle allume l'une après l'autre ses sept mèches

et s'en cautérise les biceps, les épaules et le cou ; et, finale


ment, elle éteint chacune d'elles en l'enfonçant dans sa bou
che ». Le feu, l'ennemi traditionnel du djann, introduit sept

fois dans la tête à la fin du djedib, change la retraite de


l'ennemi en déroute et achève son expulsion hors de tout le
le corps.
Chapitre XIII

EN d ZIARA »

Souvent, à la belle saison, Celui que la mauresque porte

sur son épaule se fait exigeant ; il ne se contente plus des


longues séances de danse, quelque forcenées qu'elles soient,
entre quatre murs ; il étouffe dans le gynécée ; il s'aperçoit

que la claustration est intolérable et songe à franchir une

fois au moins les barrières que la coutume impose à la femme


des villes. A la folie sautante succède dans l'âme de la malade

la manie erratique.

Celle-ci, sous l'influence de conditions locales, prenait à


XXe
Blida une forme particulière dans les premières années du
siècle. La femme qui en était atteinte affectait un beau jour
de baragouiner du kabyle. Il faut savoir que nombre de Bli-

déennes sont nées dans l'Atlas berbérophone ; si leur langue


d'ordinaire est l'arabe, elles sont familiarisées toutes un peu

avec le dialecte de la montagne par les souvenirs de leur


enfance ou les hasards des fréquentations. Mais, pour les in
digènes, il ne peut s'agir de réminiscence ; ils expliquent le

phénomène par l'invasion d'un Esprit. Dès qu'elles consta

taient le symptôme, les matrones prononçaient : « Les Hom


mes Zouaoua prennent cette femme aux épaules iahhakmou
rdjdl zouaoua ala ktâ.f élmra ». Dans leur vocabulaire : les
Hommes (l'expression complète employée par les négresses

régulièrement et par les blanches souvent est : les Hommes


d'Allah rdjâl Allah) désignent les génies ; et le nom propre

de Zouaoua embrasse tout le massif berbère. Dès donc quelles

constataient le symptôme, les matrones faisaient tremper des


figues dans de l'huile et en gorgeaient la possédée, dans la
pensée, partagée d'ailleurs par celle-ci, qu'elle avait épousé
les goûts de ceux dont elle empruntait le parler. Mais le régi-
■A 6

nie de leur pays n'amadouait qu'imparfaitement les impla


cables obsesseurs ; leur victime tombait bientôt dans la mé

lancolie ; du fond de ses sombres rêveries, on l'entendait chau

ler, tantôt, à demi-voix, tantôt à tue-tête, une romance tradi


tionnelle commençant ainsi : » H ne se trouvera donc pas

un guide, qui s'en irait vers le pays des Zouaoua, en prome

nade, errant dans la nuit ? » Et chacune, inlassablement,


ajoutait à ee thème les variations que lui inspiraient sa nos

talgie des vallées ombreuses et des cimes venteuses et sa pas

sion impudemment proclamée pour ee les Hommes Zouaoua


de la forêt ».

Chez les Européens de nos jours, le besoin de déplacement,


naturel ou maladif, se satisfait par des exercices sportifs, une

expédition touristique, une saison dans une station balnéaire.


Chez les Indigènes tout voyage, qui ne présente pas un ca

ractère positivement intéressé, affecte la forme du pèlerinage.

Quand une femme de la Meltidja « est prise par Celui qui

est sur son épaule », on la confie d'abord, comme nous

l'avons dit, au taleb et à la joueuse de tambourin, que l'on


a toujours sous la main et qui offrent leurs services à domi
cile ; mais, lorsque ni grimoires ni danses ne donnent de
résultat, l'on conduit la malade successivement auprès des
principaux marabouts de la région. On se rend, en premier

lieu, à Hammam Melouan, les bains de Bovigo, parce que,


dit-on, c'est là que trône le sultan des djanns, ou. d'après
une tradition, trois des plus grands rois des Génies
autre

Lahmar, Lasfar el Labiod, le Rouge, le Jaune et le Rlanc ;

el c'est aussi, dit-on, la plus ancienne station de ce genre,


attendu qu'elle doil sa fondation à Salomon le Prophète, qui

y aurait laissé le chauffeur de son étuve et une colonie de


ses troupes d'Esprits. Si l'on n'a rien gagné à Rovigo. on

transportera la malade à Roufarik, sur une berge de l'Oued


Bou Chenil a consacrée au roi Mîmoun Elghiam, Mimoun aux

brouillards. Les guerriers des mahallas campées en cet endroit

sont célèbres dans toute la plaine pour leurs méfaits, comme

leur chef pour sa mansuétude et l'efficacité de ses interven


tions miraculeuses. On se rendra ensuite à la cascade de
Sidi Moussa, à la limite des Béni Salah et des Feroukra.
dans le haul Oued Khéniis, à la cote f)(if) de la carte au cin-
quante millième. Les gens de Rlida se rendent aussi avec con

fiance à l'Ançeur : on nomme ainsi le point d'affleurement,


de la source qui alimente leur ville et arrose leurs jardins.
Il y a là, de notoriété publique, sept puissantes tribus de
génies, sous les ordres de Sidi Ahmed Elkebir, le patron du
pays.

Le but avoué de ces pérégrinations est de rechercher le


séjour du (iénie qui a pris possession de l'hystérique, pour

faire acte de soumission devant lui et, lui apporter les offran

des de rachat au siège de sa puissance. C'est ce dont témoi


gne la prière dont s'accompagne chaque présentation: « Allah!
Allah ! O Hommes d'Allah ! () Personnes bénignes ! Si Cela
est de votre vent, lâchez cette malheureuse ; rendez-lui la li
berté. Et si ce n'est pas de votre vent, manifestez vos signes

sur-le-champ. Allah ! Allah! la rdjàl Allah ia ennâs elmlah

ida men riahkoum eltelqouha, ouettelqou seraha ouida

ma chi men riahkoum beiïnou borhankoum félhîn ».

Ces signes sont des phénomènes physiologiques que l'on


interprète par induction ou l'expérience. Ainsi, quand
selon

la malade approche du territoire où règne le Siïed, le Seigneur


de son Génie, elle entre, d'ordinaire, en convulsions. « Sa
prunelle vacille dans toutes les directions, comme l'aiguille
d'une boussole affolée ; elle moud des dents et sa mâchoire

grince comme un moulin à bras ; ses jambes et ses mains

imitent les gestes saccadés des filandières ; deux filets de bave


coulent des commissures des lèvres et font penser au chien

enragé ». Ce sont là de bons symptômes, parce qu'ils témoi

gnent de l'irritation du Génie pressentant qu'il va être délogé.


Cependant, la vie du monde invisible est si complexe ! ils ne

sont, pas tout à fait sûrs. On a vu, à Hammam Melouan, des


femmes tomber ee raides comme des leviers » en entrant dans
le domaine (hokm) seigneurial ; portées dans cet état à la

piscine, longuement baignées, au milieu des cierges allumés,

des aromates brûlant et des prières marmottées, ne point sor

tir de leur syncope et rentrer chez elles sans amélioration

sensible. Leur mal ne relevait pas ee du vent » des maîtres

de ces bains et la colère de leur bourreau était due à une

autre raison que l'obligation de lâcher prise. L'on se réjouit

d'avoir une preuve certaine que l'on a ramené le mauvais


iti

Génie à son lieu d'origine et que l'on s'en est débarrassé,


lorsque la malade, ayant subi un dernier accès regardé comme
sa crise de délivrance, revient à elle dans quelque sanctuaire

rustique, dans un endroit hanté ou sur la tombe d'un santon,


avec la conscience assez nette d'un soulagement, lorsqu'elle
reprend en peu de temps ses couleurs, ses habitudes, son

caractère et recouvre même la confiance en soi et la gaieté.

Quand la pèlerine, après bien des tâtonnements parfois, a


découveert le Siïed, le Seigneur qui est le maître de sa santé,

elle s'en reconnaît la vassale (khedima). Chaque année, à la


même époque, elle reviendra au manoir de son invisible su

zerain, quelque éloigné qu'il soit, lui présenter sa redevance.

Elle considère ces visites périodiques, les rites et surtout les


sacrifices qui les accompagnent, comme strictement obliga

toires pour elle. D'ailleurs, si elle les oubliait, Celui qui est

sur son épaule lui rappellerait sans pitié ses engagements.

L'anniversaire de la guérison « la chose l'attaque (ieb-


passée,
daha echchï) » à nouveau. Elle a si bien le sentiment de sa
dépendance religieuse et physique à l'égard de son théra
peute sacro-saint que, serait-elle la plus pauvre des veuves, le
moment venu, elle n'hésiterait pas, pour se procurer les

fonds nécessaires, à remettre entre les mains du déliai, ce

commissaire-priseur des petites gens, son plus cherbijou et

sa dernière chemise.

, Le cas est prévu souvent dans les contrats de mariage. Un


père qui marie sa fille tiendra ee langage devant le cadi-notaire:

Mon
'

<<
enfant est de celles que prend Celui qui est sur l'épaule :

je stipule qu'il faudra la conduire une fois l'an à Sidi Un Tel. »

Si l'emprise du génie se manifeste dans le laps de temps qui

sépare la signature de l'acte et la consommation de l'union, elle

fait l'objet de pourparlers nouveaux, à moins que les parents

n'aiment mieux dissimuler la mésaventure de leur fille et,


l'ayant établie, essayent de faire retomber à la charge du mari

les dépenses annuelles que sa maladie entraîne. Des litiges


portés devant le juge-cadi n'ont pas d'autre origine.

Mais, que ce soient ses parents qui payent ou son conjoint, la


servante d'un saint, quand l'heure de son pèlerinage a sonné,
s'impatiente. C'est chose notoire à Rlida que les mcsboubin (les
femmes sujettes aux suffocations utérines), vers le mois de
— —

2,'ig

Juillet, quand apparaissent les premières aubergines (frites ou

crues elles forment le fond du viatique traditionnel), disent à


leurs hommes: ee Les aubergines se montrent au marché: quand

ferons-nous notre visite au Siïed ? ». Ne sortant jamais et ne

voyant que peu de monde, elles prétendent en tenir la nouvelle


de Celui qui est sur leur épaule. Et, à partir de ce jour, cer

taines de ces visionnaires ne cessent, de pousser des hurlements


qui n'ont rien d'humain jusqu'au moment où elles aperçoi

vent le but de leur pèlerinage.

Nous trouvons dans le folklore un exposé des rites essen

tiels préconisés pour la cure du sebb. Autour de chaque sanc

tuaire, en effet, foisonnent les légendes dans lesquelles les Bon


nes Personnes ou les Saints eux-mêmes révèlent à leurs favoris
les vertus miraculeuses de leurs eaux et la manière d'en pro

fiter. Ce sont autant d'aide-mémoire soutenant les enseigne

ments de l'exemple et maintenant intacte la tradition. Je tra


duirai en son entier une de ces légendes didactiques, où l'on
pourra relever les principales pratiques en usage et la théorie
qui en justifie l'efficacité. Tazardjount, dont il est question
dans ce récit, située dans le de Sidi-Fodil, est le
massif rendez-

vous des névropathes de la campagne au Sud-Ouest de Blida.


« Une jeune fille de la montagne se mariait. Par malheur, le
soir où elle devait faire son entrée dans la chambre nuptiale,
on la revêtit d'un costume rouge : un djann la frappa à cause

de cette couleur et elle passa la nuit en proie aux convulsions.

Le lendemain, sa famille dit : ee II nous faut faire un pèlerinage


à Sidi Abd Eldjelil (le patron du lieu). » Arrivés au maqam, les
jamais
parents y trouvèrent une jeune femme que nul n'av ait

vue. Elle était drapée dans un voile de laine rouge, comme le


sont les montagnardes, ee Que votre dessein soit béni ! leur
dit-elle. —

Ma fille, répondirent-ils. nous venons prendre une

poignée de terre (triba) au tombeau du Saint pour soigner cette

jeune mariée. —
Amenez-la elle-même en personne auprès du

tombeau; et alors. Dieu saura pourvoir à tout». Comme ils


étaient sur ce propos, la malade se dressa tout à coup au-dessus
de leurs têtes et, se précipitant au-devant de la femme qu'ils

avaient trouvée en ce lieu, l'embrassa et la salua comme si elle

l'avait connue depuis longtemps. (Ce qui explique ces effusions,

c'est que l'inconnue était une Djânnia et que la femme mariée



:>5o —

était, possédée d'un djann : évidemment, les deux génies s'é-

laient reconnus i. L'étrangère conduisit la malade aux tom


beaux d'Abd Eldjelil el de Sidi Fodil, tandis que celle-ci s'atta

chait à elle sans vouloir la quitter d'un pas. Cela fait, elle

s'adressa à la famille: ee Où sont vos aromates? »


On courut en

chercher. Alors elle dit à la mariée : .. J'ai mon souper (achaïa


m'aïu). Suis-moi. » Les autres se tinrent à distance. Elle con

duisit la mariée à la cascade de l'Oued Taqsebt ; la mariée se

déshabilla, entra dans la chute d'eau el poussa des ululations.

Et voilà qu'on entendit d'autres iouiou poussés par plusieurs

bouches, ee Répondez par vos acclamations, dit l'inconnue ; ce

sont aussi des jeunes mariées qui viennent habiter en ce lieu. »

Les pèlerins comprirent que la malade avait été prise par un

des djanns de la cascade, laquelle était évidemment hantée.


Us brûlèrent leurs parfums et firent leur prière aux Gens de
la cascade (Nos echcherchar) S'adressant alors à la mère de .

la possédée : Paye leur dû aux gens de la cascade, dit l'étran


■<

gère ; apportedeur leur repas. Eh ! quel est leur repas, ma —

fille ? —
Si tu veux que tout s'accomplisse aujourd'hui, offre-

leur le festin qu'ils aiment : le sang d'un coq et des œufs durs.

Pardon, ma fille, mais qui donc t'a appris cela ? Je sais •—

de science certaine, répondit-elle, que telles sont les offrandes

qui conviennent à ces personnes-là». Cependant, la jeune


mariée s'était tue et elle riait toute seule sous la cascade, c'est-
tan'

à-dire qu'elle riait avec les djanns a eldjann). On apporta

un magnifique coq. ee Voilà qui va bien ! » dit la conseillère. On


le fit tourner sept fois autour de la tête de la malade et,
sur-

le-champ, sans que personne pût dire qui l'avait égorgé, on

vit jaillir son sang. On dit qu'à ce moment la cascade fit


enlendre des ululations de joie. Déjà, la possédée, qui s'était

évanouie à la sortie du bain, commençait à reprendre ses es

prits ; elle ouvrit les yeux, mais resta frappée d'aphasie. Quand
le gallinacé fut plumé et cuit et que le couscous fut prêt, la
femme s'avança et dit: ee Pèlerins, venez voir comment je
fais ... Elle prit dans un plat un peu de couscous et de poulet,

éplucha quelques œufs durs el plongea le tout dans le ruis

seau. En un clin d'œil l'eau eul englouti l'offrande. A ee mo

ment la malade se réveilla tout à fait et retrouva sa raison

comme avanl son attaque. Elle se rhabilla et, voyant près d'elle
l'étrangère, elle recula, fuyant maintenant celle qu'elle em

brassait peu de temps auparavant. « Pourquoi ehangesMu

ainsi, lui demanda sa mère, à l'égard de cette jeune femme


qui a élé l'auteur de ta guérison ? —

Je ne la connais pas, ré

pondit-elle; je ne l'ai jamais vue ». Sur-le-champ, celle-ci dispa-

rul, sans qu'on pût dire si elle s'était envolée ou enfoncée sous

terre. La nuit venue, la mère dormait (Dieu lui ne dort pas !)


voilà que la montagnarde enveloppée dans sa takhlila rouge se

dressa devant elle. «J'habite, dit-elle, à la cascade de notre

Maître (Sidna). Je suis venue vous trouver pour vous enseigner

les rites de notre pèlerinage. Gardez-vous de tout mouvement

d'humeur en les accomplissant ; mais, au contraire, poussez

des iouiou, des tahouàf, chantez des chansons ; nous ai


récitez

mons ces choses-là. Entrez dans l'eau le cœur en liesse ». Pen

dant qu'elle parlait ainsi, elle quittait son habit grossier et

apparaissait toute couverte d'or, n Je vais te montrer, conli-

nua-t-elle, où nous avons serré vos offrandes. » Elle exposa

devant ses yeux des vases d'or et une cassolette également en or.

ee Salue ta fille de notre part, ajouta-t-elle, et dis-lui bien que

toutes les fois qu'elle reviendra, nous nous empresserons à son

service. »

La bonne nymphe de l'Oued Taqsebt, dans sa leçon de litur


gie, n'a oublié aucun des éléments nécessaires du pèlerinage
antihystérique. Quels que soient le sanctuaire où l'on se rend

et les conditions particulières que l'on y rencontre, le rituel

impose partout trois obligations : en premier lieu, un bain :

en second lieu, des sacrifices ; enfin, des jeux.


D'après la théorie des savants, le bain froid est un émollient
ou un dissolvant qui relâche ou brise les forces du djann ;

il l'affaiblit (id'aaf), si bien que celui-ci est expulsé aisément

ou s'évacue de lui-même : c'est pour cela que nous voyons les


possédées prolonger leur séjour dans les eaux glacées ; elles

cherchent d'instinct à mater leur ennemi pour se délivrer de


son emprise. Le peuple admet la même explication, ee L'eau
froide dissipe, endette les génies (ichetlel), disent les femmes.
Mais le processus de l'élimination varie à l'infini, parce que

le djann, étant une personnalité intelligente, réagit de diffé


rentes manières et non mécaniquement. Nul ne sait ce qui se

passe dans le corps de la malade : c'esl pourquoi ceux qui la


2Ô2

gardent pendant sa syncope n'ont guère autre chose à faire


que de prier.

On v oit la mesbouba venir à l'Ançeur, source de Sidi Ahmed


el Kebir, avec toutes les apparences de la santé et n'accusant

aucun malaise, jusqu'au moment où elle approche de cet en

droit hanté. Ses yeux changent alors d'expression ; ses jambes


et ses bras se contractent convulsivement ; elle se précipite

toute habillée dans le bassin naturel que les eaux forment en

cet endroit. On l'en retire sans connaissance, on la porte dans


l'abri sous roche appelé le lieu des encensements mouda'elb-

khour ; on lui fumige de benjoin les mains et les pieds en les


soulevant et les tenant sur la cassolette, et l'on promène celle-ci

le long du corps et dans tous les sens. Pendant qu'on l'im


prègne des vapeurs aromatiques, on prie pour, elle, on invoque
les ee Gens de l'Ançeur nas el'ançeur : e, Allah ! Allah ! Prenez-

la en pitié ; ne la tuez pas. Elle vous apportera votre victime

et votre encens. Voici ce qui vous est dû, cette fois. Soula
gez-la ! »

ee Une femme de Guerouaou, commune de Souma, sujette


au sebb, s'étant rendue à Sidi Moussa ben Naçeur, prit à peine

le temps d'arracher ses habits et se jeta sous la colonne d'eau


glacée de la cascade. On ne put plus l'en faire sortir. Sa peau

devint noire comme celle d'une négresse et sa chair raide

comme du bois sec. Ses yeux restaient ouverts, mais elle ne

voyait que les Génies ; quant aux humains, ils n'existaient plus

pour elle ; elle était sourde aux appels, insensible aux contacts ;
on la porta comme un cadavre dans la coubba de Sidi Moussa
que la famille se mit à prier. Enfin, la respiration lui revint.

mais elle resta toute la journée muette, plongée dans une af

fection soporeuse avec convulsion tonique de tout le, corps ;

el elle fut, rapportée chez elle en cet étal. Au milieu de la nuit,

sa mère s'étant levée pour l'observer, ne la trouva plus ni

dans la chambre, ni dans la maison, ee Elle a dir retourner à


la cascade!» dit-elle enfin. Et, en effet, on la retrouva sous

la chute d'eau, dans la position d'où on l'avait tirée la veille.

On attendu qu'elle sortît spontanément, ce qu'elle fit enfin.

Elle avail repris l'usage de ses facultés. » Comment, as-tu re

connu le chemin ? lui dit sa mère. El, comment n'as-tu pas

eu peû'r ? —
Il m'a semblé, répondit-elle, que quelqu'un venait

253 —

me chercher, m'emportait et s'envolait avec moi dans les airs ;


puis, tout à coup, je me suis trouvée ici. Et maintenant je
suis guérie. »

ee Une malade du même genre, fort sujette aux attaques, s'at

tardait un jour sous la douche. Les eaux de la cascade étaient


grosses, et froides. Où elles tombaient, la chair noircissait ou

bleuissait soudain. La pauvre créature se raidit ; elle saisit à


pleines mains des ronces qui pendaient du rocher et s'immo

bilisa, frappée de catalepsie. On la crut morte. Dix femmes


s'empressèrent. Non sans peine on lui fit lâcher la poignée

d'épines que retenait sa main crispée et on l'étendit sur la


berge. Pas un souffle ne soulevait sa poitrine ; pas une artère
ne battait. Toutes désespéraient d'elle, quand une vieille d'ex
périence (dahia) survint, ee Que celles qui l'ont enlevée sous

l'eau de la cascade l'y rapportent sur-le-champ, dit-elle. Pour


quoi intervenir ? Laissez-la : c'est affaire entre elle et les Maîtres
de la cascade (khelliouha binha ou bin moualin echcherchar) .

Si elle est morte, il y paraîtra bien et, aussi, si elle est vivante.
Remettez-la où elle était et vous verrez ». Les femmes la sou

levèrent et la déposèrent comme un cadavre dans le bassin.


Rrusquement la morte se leva et elle se mit à entourer la co

lonne d'eau de ses bras ouverts et à baiser la cascade, ee Je


vous l'avais bien dit, s'écria la vieille : Celui qui est en elle

ne s'était pas rassasié de cette eau. Celui qui est en elle, mes

filles, ne s'était pas assez rafraîchi. Chantez donc un tahouâf,


maintenant, et poussez des ululations ». En entendant le bruit,
la baigneuse gémit : ee Aïe ! Aïe ! »
; et elle sortit de l'enceinte
de la cascade sans le secours de personne. »

Les trois récits que nous venons de rapporter, d'un type


courant parmi les habituées des pèlerinages thérapeutiques,
nous renseignent sur l'idée qu'elles se font des vertus curatives

des eaux, ou du moins de leur action antispasmodique. Le


bain froid, appliqué aux possédées, détermine l'éviction du gé

nie occupant, soit par la force, en l'exténuant et brisant sa

volonté d'obstination et d'adhérence, soit la douceur, en


par

éloignant sa fièvre et calmant ses accès de fureur. Sa « sortie

khroudj » s'enveloppe d'obscurité ; elle échappe à la patiente

qui est toujours inconsciente et en syncope au moment où elle

se produit, ainsi qu'à l'observateur, parce que le phénomène


a lieu dans l'au-delà du monde sensible. C'est un mystère

(scrr) de ces ee Personnes » ; et il esl dangereux de le violer,


non seulement pour soi, mais pour la malade. Toute interven
tion humaine ne peut que nuire dans ces démêlés intimes de
l'Esprit avec sa victime. Tl convient même parfois que les assis

tants ferment les yeux. En tout cas, les injonctions de l'exor


ciste ne sont guère de circonstance ici, ni surtout les remèdes

du médecin, mais bien les adjurations et les offrandes du sup


pliant.

La prière accompagne toutes les phases du pèlerinage, mais

elle s'intensifie au moment du bain et de la syncope libératrice.


Elle commence toujours par les mots : Allah ! Allah ! Si l'on
veut comprendre celle exclamation, il faut la rapprocher d'une
formule qui revient souvent et semble son expression com

plète. .Mlah ibennenkoum qu'Allah vous rende compatissants !


L'orant s'adresse souvent aussi au marabout, qui est le chef

local des Génies. C'est la manière des hommes ; mais les fem
mes n'en usent que comme d'introduction ou de recom

mandation ; par delà le saint et derrière Allah lui-même, elles

prient réellement les djanns. ee Salut à vous, mes Maîtres et

mes maîtresses, disait une blidéenne aux Esprits de l'Ançeur,


nous vous en prions au nom d'Allah Très-Haut et du Patron
du pays, votre roi, ne nous faites pas souffrir ». Et ce ne

sont pas les attributs du Dieu unique, ni les vertus de ses

saints qu'elles énumèrent dans leurs invocations ; mais elles

égrènent les litanies consacrées aux hommes d'Allah : » 0 les


Bons ! ô les Forts ! ô les Bénis ! les Aimables ! »
; et surtout

la pudeur le veul —
celles de leurs compagnes : ee Regardez-

moi, écoutez-moi, e'i Dames de la Source, ô vous, les Béni


gnes, lexs Faciles, les Jolies, les Sveltes, les Séduisantes, les

Epousées, les Parées, les Coquettes à l'œil lutin, à la croupe


ondulante, les Boses épanouies, les Bouquets de fleurs ! »

Riantes divinités, personnifiant la joie de vivre ! C'esl vers

elles que la pèlerine pousse son cri : « Donnez-moi ma part

de vie, ma petite santé a'Iiouni çahhiti », embliant un peu

pour la circonstance son orthodoxie, parce que, si, en méta

physique islamique, c'esl Mlah seul qui peut donner la sanlé,

dans le credo simplifié de la moresque, dans sa foi de leius


les jours, ee sonl les dénies des eaux, ces personnifications
du principe vivifiant, regorgeant de jeunesse, de sève el de
beauté, qui la distribuent.
Les offrandes de propiliation varient avec les individus. En
principe, ces divinités anthropomorphiques aiment ce qui esl

aimé de l'homme ; el, surtout, débonnaires, elles tiennent


compte de l'intention, accueillant de bonne grâce tout ce

dont il s'avise de se priver pour elles. Cependant, comme on

les conçoit d'une essence plus subtile la nôtre, el co'inme,


que

dans les légendes, elles trahissent souvent leur nature supé


rieure sous leurs déguisements humains en refusant notre

nourriture, la règle s'établit de plus en plus, chez les citadines

particulièrement, de les régaler de ee que l'industrie peut

produire de moins matériel : de l'arôme des plantes. Les bé


douines leur font partager leur cuisine, comme leurs goûts ;
il y a deux générations seulement qu'elles ont cessé de leur
jeter des pièces de menue monnaie. Les Rlidéennes, les sa

chant plus délicates, leur ont consacré les sept parfums (seba
bkhourât) ; sous ce nom on entend toutes les substances odo

riférantes que fournissent la nature et l'art ; en fait, la plu

part du temps, du benjoin et du bois d'aloès. Les Génies en

raffolent; ils aspirent avidement les exhalaisons s'en dégageant


naturellement dans l'air, qui sont les odeurs rih'a ; les éma
nations que l'eau en détache dans les ee encensements froids
hkhour bâred »
; et les fumées que le feu en tire dans les

) ee encensements chauds bkhnur skhoun ». On offre les aro

mates sous ces trois formes, parce que, pour faire parvenir

ces messages volatils jusqu'à leurs destinataires invisibles, il


faut prendre pour véhicule les plus légers des éléments.
Le rite essentiel du pèlerinage curalif est le sacrifice. La
victime (nechra), toujours ex,-voto, je veux dire, conforme à
la promesse faite à la divinité en lui demandant la guérison,

consiste en un taurillon chez les riches, en un bouc chez les


ruraux, le plus ordinairement en un coq, que les pauvres

remplacent par des œufs. Elle est soumise à une cérémonie

préalable d'assimilation, où domine la circumambulation. Le


coq, tenu par les pieds, est tourné sept fois autour de la tète
de celui pour qui il sera immolé. Après regorgement, il est

posé sur la nuque du malade et rapporté même, parfois jusque


l'indi-
chez lui dans cette position (le cou, roqba, symbolise
a56

vidu dans le langage). On crache sept fois dans le bec du


gallinacé le déléguer dans foules les règles, lui transfé-
pour

fer sa personnalité et se l'identifier. L'officiante, qui se pique

de connaître la tradition, ne manque pas. en l'offrant, de


prononcer la formule ancienne : ee Une tête pour une tête
(ras bras) », ou : une âme contre une âme (rouh brouh) »,
où l'on reconnaît la traduction arabe de l'expression latine :

anima pro anima, que l'on relève dans le Corpus des inscrip
de la Mauritanie (Cf. 4468). Les

tions romaines mauresques

comprennent la nechra comme une victime de substitution

qui doit dédommager le Génie de la perte de la personne qu'on

lui arrache ; idée naturelle, et familière même, dans une

société dont la polilesse classique enseigne le vœu : ee Puissè-

je vous servir de rançon ! » et dont le code admet le prix du

sang ou payement compensatoire de l'âme (cliet errouh) effec

tué en têtes de bétail.


Les différentes parties de la victime ont leurs destinations
traditionnelles. Appartiennent de droit aux génies invoqués
le sang, la tête, les pattes, les tripes et les plumes de la volaille,
soit qu'on les jette dans une fosse à sacrifices (guetta) quand

il y en a, soit qu'on les abandonne au courant de l'eau sacrée.


Lorsqu'on immole de grands animaux, la peau, la tête, les
pieds, les intestins cl un quartier forment le lot de la sacrifi-

catrice. Celle-ci, l'oukila, desservante du sanctuaire, souvent

descendante du marabout voisin et que l'on imagine en rela

tion intime avec le monde des Esprits (car on sollicite et paye

ses prières"), représente la puissance invoquée. Elle est tenue,


d'après la loi antique en vigueur dans toutes les zaouïas, de
rapporter, quelques heures après le prélèvement de sa part,

un plat de couscous surmonté d'un morceau de la nechra,


que la malade et sa famille mangent « pour la baraka »,
c'est-

à-dire pour les grâces surnaturelles, qu'a communiquées à la


chair de l'hostie la manipulation mystérieuse des marabouts.

Toutefois, ces grâces sont supplémentaires. La victime con

tient en elle-même sa vertu mystique. Même quand elle n'a

connu ni le sel ni le feu du saint, comme il arrive pour les


volatiles, ni la main de l'oukil, car tous les santons n'ont pas

leur victimaire, du moment où elle a été dédiée mentalement

par le sacrifiant, elle est sacralisée. La vendre, la souiller, la


gaspiller semblerait sacrilège. Les citadins s'efforcent de la
manger tout entière et en emportent les restes pour leurs
parents et leurs voisins les plus intimes. Les campagnards se

font un devoir de la consommer sur place, au risque de pro

longer leur séjour ou d'inviter tous les assistants : ils tien


nent à ce que les ossements de la bête rédemptrice restent

comme témoins dans le lit du cours d'eau guérisseur.

La viande du sacrifice devrait,- composer seule


semble-t-il,
le repas des pèlerins ; mais les purs principes ne se sont guère

conservés que chez les ruraux. Le plat communiel, sous sa

forme consacrée et rustique de couscous ou de berkoukes (cous


cous à gros grains) sans grand condiment, rebuterait la déli
catesse des citadins, si le respect de la tradition ne l'impo
sait. Les Rlidéennes se piquent d'apporter des provisions plus

recherchées. Elles ont préparé une çefra, mot à mot une nap
pe, c'est-à-dire un service de trois ou quatre ragoûts à la
mode du jour. Elles ne manquent pas d'y ajouter une friture
d'aubergines et de poivrons, les meilleurs fruits de la saison,
comme melons et pastèques, et des gâteaux de leur main,
surtout des kaaks qui sonl nos-
gimblettes, les cherchelas ita
liennes, les roliets espagnols. Tel était le panier d'une famille
pauvre vers rgoo. Elle tenait évidemment à se ménager un

festin de gala. On eût dit que de ce voyage de santé ou de


piété elle voulait faire une partie de plaisir.

Et il n'y avait là ni ostentation ni frivolité. Comme tou


jours dans la conduite des mauresques, nous devons voir

dans ces préoccupations de bien-être une raison religieuse.

Que l'on se rappelle les recommandations de la bonne fée de


Taqsebt : il faut que la joie préside à tous les rites du pèle

rinage. Pour faire naître et entretenir l'allégresse, rien de


tel que la bonne chère. Axant de se concilier le génie de la
source, il est bon de complaire à celui que nous portons en

nous. En cas de possession d'ailleurs les deux peuvent se

confondre. Chez les anciens, pour célébrer le culte des divi


in-
nités bienveillantes, on commençait par soigner son moi,
dulgere genio. De même chez les Maghrébins de nos jours :

une bombance est le premier article des réjouissances qui

conditionnent un pèlerinage heureux ; et c'est le prélude natu

rel des autres, la danse, les jeux champêtres, la musique, le


chant et la poésie.

17
2.58
— —

La danse sacrée (djdîb) y trouve place, comme le veut la


vertu curât! ve que nous lui avons reconnue; mais aussi la
danse profane, voire lascive. Comment pouvons-nous expli
quer que la danse joue un rôle dans le traitement par les

eaux ? Remarquons que L'on trouve dans les légendes, les plus

primitives tout au moins, relatives aux cascades, une men

tion assez fréquente de tambourins résonnant entre ciel et

terre. Ainsi, chez les Reni Salah, dans la fraction d'Amchach,


près de Rou < dieddou (le Rou Redou de la carte), on signale

une cascade dite du Nid de l'Aigle (Cher char euchch élogab),


où ce phénomène merveilleux est de notoriété publique. D'a
près les uns, c'est le grand marabout Sidi Ali Chérif en per

sonne qui frappe sur un tambourin invisible : il active ainsi

l'afflux des eaux, ordonne ieurs masses bondissantes, rythme


leur chute et ménage leur fuite à travers l'encombrement des
remous : il règle ainsi le chœur des ondes. Pour d'autres, des
génies brandissent cet instrument mystérieux ; leur troupe
folâtre s'adonne au djdîb, ou à des ébats chorégraphiques, sur

tout à des sarabandes tumultueuses dont ils ne prennent pas la


peine d'étouffer les échos assourdissants. Tels sont les amuse

ments de ces Esprits. Pour se les procurer, le maître de la cas

cade, Miftah eddiouan, un saint d'Allah, se métamorphosa jadis


en aigle et enleva des mains d'undeffâf la caisse tendue de peau

de bouc qui se cache depuis dans les fourrés impénétrables du


Chercher euchch élogab. On ne saurait mieux faire pour plaire

à ces dilettantes que de les régaler du concert qu'ils aiment,

imitant sur le tambour les trépignements saccadés des eaux

sauvages ou, sur la flûte de roseau, le fluide écoulement des


eaux murmurantes, si ce n'es! en leur offrant le spectacle de
ces danses (]u'ils accompagnent nuit el jour de leurs batte
ments de mains ou auxquelles ils se livrent sans jamais s'en

lasser. Ce raisonnement généralisé nous montre, semble-t-il, la


cause logique pour laquelle la danse est un rite propitiatoire du
culte des eaux dans l'Afrique du Nord.
Le chant en est un autre. 11 est même si bien employé à cet

office qu'ily a donné naissance à un genre musical el poétique:

le'ITT/Tmiidfj. Créé par les femmes, en grande vogue parmi elles.


lahouàl'

le semble bien èlre né dans leurs pèlerinages ; quoique

servant aussi à des divertissements profanes (si l'on peut qua-


— —

2i)g

lifier ainsi un acte quelconque d'êtres aussi exclusivement reli

gieux que les mauresques), il s'est conservé si près de son ori

gine que, parfois, il est resté une incantation. Les Mettidjien-

nes en gardent en réserve dans leur mémoire d'applicables à


tous les événements de leurs pieuses
expéditions, mais elles en

usent, particulièrement pour les bains et les jeux. Les échan


tillons que nous en donnerons ont été recueillis de la bouche
de pèlerines visitant Sidi Moussa ben Naçeur, marabout et cas

cade célèbres que les circonstances m'ont permis d'observer.

Tahouâf des cascades

I. —

J'ai fait ma provision de pain, j'ai préparé mon viati

que pour visiter le Maître de la Cascade ; c'est lui-même qui me

réclame.

II. —
J'ai fait frire de l'aubergine, et j'ai fait frire des pi
ments. —
O Maître de la Cascade, garde-loi d'avoir l'esprit
ailleurs.

III. —

J'ai lessivé mon linge, j'en ai étiré les bordures. Cet


ânier n'est pas encore venu ! —

Que Dieu le fasse mourir dans


une syncope (sans profession de foi) !
IV. —

Je suis monté sur ma mule, et j'ai oublié ma clef. Ah !


Sidi Moussa ! Ah ! flambeau qui éblouit.
V. —
Je suis monté sur ma mule et j'ai oublié l'outre aux

provisions. Dieu me fasse vivre ! Je peinerai, mais je recom

mencerai.

VI. —
.le me suis hissé sur ma mule. J'ai fermé la porte de la
maison. —

A moi Sidi Moussa,, le Maître de la Cascade !


VII. —

Pour l'amour de Dieu, petite mule, montre-toi bonne


trotteuse : je monte à la coupole du Saint el ensuite à sa fon
taine.
\Qti VIL Pour l'amour de Dieu, petite mule, montre-toi bonne

trotteuse : je monte à la Cascade et ensuite à Miliana.


IN. —

O Sidi Moussa, tes montagnes ont eu raison de mes

forces, ainsi que cette chaleur et cette touffeur. Qu'est-ce qui

me fera arriver ?
X. —

O (saint) à la belle coubba, Maître des vergers de grena

diers, je monte à ta cascade, je vais extirper mon souci.

NT. —

O Sidi Moussa, pour l'amour d'Allah, ô mon père ;


ô Maître de la Cascade, ô Seigneur à la belle coupole.
2ÔO

NIL —

O Sidi Moussa ! O Hammam Meknian ! Donnez-moi la


sanlé, pour la durée du temps.
NUL —

Cascade, ô Cascade, accours et viens à moi; qui

conque boit de ton eau se guérit de ses blessures.


XIV. —

Précipite-toi, Cascade, dégringole, accours; quicon

que boit de ton eau est guéri de ses maux.

Les pèlerines qui récitent ces vers, assez anodins pour nous,
semblent observer une tradition. Elles les psalmodient d'un
air grave, dolent, en dodelinant de la tête, comme
presque

dans une sorte d'ivresse, les yeux mi-clos et d'une voix éteinte
et altérée. Insensibles aux choses de l'extérieur, elles semblent

se replier sur elles-mêmes, attentives à quelque révolution qui

se passe en elles, absorbées dans une vision intérieure que sui

vent leur pupilles retournées. Les spectatrices affirment qu'elles

perdent alors la notion de notre monde et qu'elles sont ravies

en esprit. Quelques patientes affectent ce ravissement pour se

conformer à la coutume ; mais d'autres certainement l'éprou


vent par suggestion. Si nous essayons de définir ce qu'elles

veulent simuler ou croient ressentir, ce serait un délire mo

mentané avec vertige, lequel dans la croyance du pays est

l'avant-coureur de l'évanouissement libérateur. Et, en effet,


pendant qu'elles récitent ces petits poèmes en les coupant de
leurs iouiou, elles sont souvent prises par Celui qui est sur

leur épaule ; elles se glacent soudain, s'arc-boutent sur la paroi

rocheuse, raides comme dans la catalepsie et le tétanos ; elles

ee se sèchent », disent les assistantes.


; et il ne reste plus qu'à

les fumiger de benjoin pour qu'elles reviennent à elles et se

déclarent délivrées.
L'auteur de la guérison ne fait pas de doute : c'est le Maître
de la cascade, c'est-à-dire l'âme du saint préposé au comman

dement des génies du lieu : Sidi Moussa est suffisamment

nommé dans chacune des petites pièces données, sauf les deux
dernières. Dans celles-ci paraît percer une croyance différente.
Nous y voyons le baigneur stimuler la paresse de la cascade

directement, semble-t-il, et sans recourir à l'intermédiaire du


saint. On prétend, il est vrai, dans la Mettidja, que les eaux

se montrent sensibles à la voix humaine. A la cascade de Sidi


Moussa, après les appels du baigneur, les flots se précipitent
aussi, plus bienfaisants. Les
pè-
plus abondants, plus cinglants

26 1 —

lerins qui chantent à la source de Sidi Ahmed Elkebir consta

tent, en temps de sécheresse, un afflux extraordinaire à la


bouche des griffons ; et, du fond des bassins où ils se baignent,
ils voient monter des bulles, bulles qui passent pour des éruc

tations, lesquelles sont des signes de satisfaction dans la civilité

indigène, comme on sait. Les malades qui se trempent dans


la piscine d'Hammam Melouan s'imposent comme un rite né

cessaire de chanter, parce que, ee lorsqu'ils se taisent, les tuyaux


d'adduction ne fournissent plus qu'un débit réduit »
; et, sitôt

que l'un d'eux entonne un air consacré, « les conduites mena

cent d'éclater et des flots d'eau chaude se pressent à leur sortie

en ululant de joie ». Evidemment, l'influence du chant sur te


régime des eaux thermales et médicinales est chose reconnue.

Si vous consultez l'intéressé, il vous dira qu'il ne s'imagine

pas le moins du monde déclencher le mécanisme de la magie.

L'harmonie n'agit plusl'élément liquide lui-même, mais


sur

sur le cœur de la déité anthropomorphe cpii l'habite. On ne


charme pas à la lettre la fontaine, mais, métaphoriquement,
son fontainier invisible. De même les pèlerins qui commandent

aux eaux de la cascade de Sidi Moussa d'accourir à leur ser

vice ne croient pas qu'elles écouteraient leurs ordres, s'ils n'a

vaient au préalable gagné l'assentiment du jMaître de la cas

cade et si ce Seigneur de l'onde ne les ratifiait.

Les Bonnes Personnes prennent plaisir aux joies de leurs


pèlerins ; elles s'amusent de leurs jeux ; or, comme c'est l'habi
tude de séjourner auprès d'elles assez longtemps (car le Pro
phète dans un de ses hadits fixe une durée de trois jours à
l'hospitalité réglementaire) les visiteurs ont le loisir d'en or

ganiser. L'escarpolette occupe le premier rang parmi ceux qui

conviennent, dit-on, au pèlerinage. Sans doute la coutume

veut aussi que, au printemps, dans l'excursion où l'on va,

suivant l'expression consacrée, faire accueil à la saison nouvelle

(leqa e.rrbia'), on dresse des escarpolettes dans les vergers. C'est,


un rite du culte de l'arbre, cela ne semble pas douteux, quoique

les Maghrébins l'aient bien oublié ; mais il est certain aeissi

que ce rite esl en relation avec le culte des eaux courantes en

général, du moins dans le Sahel d'Alger, car tout bon pèleri

nage comporte quelques heures de balançoire, comme on peut

l'observer à l'Ançeur de Sidi Ahmed el Kebir, à Hammam Me

louan, à Mimoun, enfin à Sidi Moussa.



262 —

Quelles affinités rattachent cet exercice au phénomène de


la chute des eaux ? L'élymologie nous l'indique, semble-Hl. On
appelle
tahouâf le chant dont on l'accompagne traditionnelle
ment. Or, ce mot est apparenté au mot hafa qui se dit d'une
berge escarpée. Grammaticalement, tahouâf, défoimalion po
pulaire de tahouif, esl le nom d'action du verbe de la deuxième
forme haououef ,
qui a le sens de faire tomber. Il désigne une

sorte d'incantation : le curmen des vertiges et des chutes. En


chantant le tahouâf on précipite dans le vide le corps balancé et,
en même temps, sous l'influence des instincts de l'imitation et

du rythme, les flots de la cascade. Par leur geste, les pèlerins

servent d'entraîneurs ; par leur chant, ils allègent le travail ;


de sorte que les Génies qui, comme Sisyphe, roulent sans fin

les masses liquides dévalant des hauteurs, ne peuvent que leur


savoir gré de leur encouragement et de leur collaboration mys

tique.
Le folklore mettidjien ne note pas ici, que je sache, un effet

de magie sympathique, mais il insiste sur l'explication psy


chologique : les génies sont des amateurs passionnés de l'es-

çarpolette. Et d'abord, comme le tambourin et la flûte cham

pêtre, ils l'ont inventée.


La première, la bonne îéeDououakhkha
(textuellement la Donneuse de vertiges) apporta jadis dans le
parc d'une princesse, à laquelle elle était liée d'amitié, un

siège d'or qu'elle suspendit avec des cordes de soie aux bran
ches d'un vieil arbre sacré. Elle enseigna par la même occasion

aux filles des hommes à doubler le plaisir de ce jour, qui vous

fait tourner la lète, en l'accompagnant de tendres chansons,


qui vous ee fondent le cœur ». De nombreuses légendes, poésie

banale des orangeries, de Blida, racontent comment certaines

fermières ayant dressé une escarpolette dans leur verger virent

un beau jour de belles et riches inconnues se mêler à leurs


ébats, se pâmer d'aise aux oscillations qu'on leur imprimait, se

griser des tahouàfs qu'on leur chantait, contracter l'habitude


de survenir a l'heure du divertissement en commun, finale
ment disparaître mystérieusement, après une indiscrétion, ou,

au contraire, assurer à leurs compagnes de jeu, quand elles

savaient garder le silence, la richesse el tîfe bons mariages.

Un groupe de ces légendes localisées autour des points d'eau


a pour Ihème l'enlèvement (te la chanteuse. Une pèlerine
203
— —

charme l'assistance de sa voix sympathique et de sou rcpci-

toire délicat ; soudain, on ne saurait plus dire où elle est ; on

elistingue sa voix cependant, mais grêle, lointaine, u bique,


comme celle d'un grillon souterrain. Après l'avoir vainement

cherchée, on la retrouve toute souriante. Elle raconte qu'elle

s'est vue plongée dans un gouffre, entraînée à travers des châ

teaux merveilleux et des jardins luxuriants jusqu'au milieu

d'une foule brillante de jeunes femmes, royalement fardées


et belles comme des lunes, entourant une balançoire en or.

Elles l'ont priée de chanter et elles l'ont comblée de préve

nances et de cadeaux. D'ailleurs, elle ne peut et ne veut rien

révéler sur son excursion dans le monde des Esprits, si ce

n'est leur passion pour le balancement et leur mélomanie. <■

Les virtuoses du tahouâf ne sont pas moins fêtées parmi les


femmes que parmi les djannias. Elles sont recherchées dans
les sociétés à la façon d'une bonne pianiste ou d'une chanteuse

de talent chez nous. Il n'y a peut-être pas une seule mauresque

qui ne possède peu ou prou de ces chants dans sa mémoire en

vue des cérémonies traditionnelles ; ils forment un article du


programme que la coutume a imposé à l'éducation féminine.
<£■
On entend quelquefois diviser le genre des tahouâf s d'escar
polette (tahouâf eldja'loula) en deux espèces ; on distingue le
errebia'

taouàf ,
le tahouâf du printemps du tahouâf el'arous ou

tahouâf de la jeune mariée. Le premier offre un caractère thé


rapeutique plus prononcé ; il doit son nom au souvenir du but
primitif des excursions printanières qui étaient essentiellement

îles pèlerinages de santé. Le second trahit surtout l'inspiration


erotique ; il traite de tout ce qui concerne l'amour ; plus évo
lué, il s'affranchit souvent tout à fait de la préoccupation médi

cale qui a présidé à son origine. D'ailleurs les limites restent

vagues-
entre les deux espèces. Chaque femme entonne son

morceau de bravoure en toute occasion sans se soucier d'une


stricte opportunité. Il lui suffit d'apporter sa contribution à la
gaieté de la compagnie et à l'accomplissement selon les règles

consacrées du rite de l'oscillation. ^

Tahouâfs de l'escarpolette recueillis à Blida

I. —

Mon salut à notre maison, mon salut à ses nobles habi


tants (gens et génies). —

Et mon salut, à N. (nom du chef de


famille), sultan dans Bagdad.
264
— —

IL —
Mon salut à cette maison, mon salut à ces arcades. —

Et mon salut à N. (nom de l'hôte), qui est le plus parfait des


hommes .

III. —

Comme je montais au sommet de mon jardin, ils


m'ont emmené comme promeneur.

Ah ! Je vous tournera'.
la meule, mais laissez-moi cueillir de vos poires.
IV. Vous qui montez à votre jardin, emmenez-nioi

avec

vous. —
Je tournerai votre moulin à bras, et encore je vous

baiserai les mains.

^ V. —
Mon cœur aime les jardins, il aime l'escarpolette ;
et il l'aime haut perchée au sommet d'un olivier. —

Et il aime

aussi le rossignol emprisonné dans sa cage.

VI. - —
Aïcha est au milieu des vignes et le vent joue avec

elle.

Ses cheveux se sont emmêlés et ses joues se sont ro

sées. —
Son père a passé près d'elle et lui a remis une couffe

de gâteaux.

tK. VIL —

Nous sommes montés au printemps, alors que l'œillet


est fleuri, et nous avons trouvé le jasmin et la rose entrelacés.

v VIII. —

Lys, mon beau lys, qui te dresses sur ta hampe s,ms

branche, nous venons t'admirer au jardin pour dissiper nos

chagrins.

IX. —

Fathma ! O Fathma ! Tu es une chemise de soie et

j'en suis la bordure.


X. —
Ma fille, ô ma dame ! Avancez à petits pas. —

Comme
votre cou est blanc et long I Et comme la poire d'or (de votre

collier) lui sied bien !

v/^ XL —
Chante des tahouâf s, je chanterai avec toi. —

Pousse
des iouiou, je te répondrai. Tu —

es le petit basilic de la prairie;


et c'est moi qui t'arrose. Je t'arroserai et ranimerai. —
Et je
ferai grandir tes rameaux. Et je demanderai au Maître Com
patissant qu'il fasse s'épanouir tes bourgeons.
NIL —
La bise d'automne a soufflé et le mendiant a gémi.

V \iy Sa tête est sans calotte et son dos sans capote. —

Lève-toi, va

chercher des feuilles de vigne pour raccommoder ses haillons.


NUL —
A l'escarpolette, jeunes femmes ! Notre vieux (gar
dien) n'est pas là, avec ses savates rapetassées et son haïk qui
tombe en pourriture.

vlV. —

Puisse Dieu ne point me tuer jusqu'au jour où mon

frère entrera dans sa chambre, nuptiale. —


C'est alors que je

265 —

m'attacherai du henné et rafraîchirai mon hurqoiis (la pein

ture de mes sourcils).


XV. —

Ren Brouç, ô Ben Brouç, toi qui le drapes dans un bur


nous ! —

Puissé-je vivre assez pour voir mon fils en jeune


marié ! —
Alors je m'attacherai du henné et égaliserai les
ailes de mes sourcils.

XVI. —

Voisine, oh ! ma voisine, dont ma haie domine la


haie, j'ai amené deux beaux yeux noirs : arme Ion cœur de
courage !
XVII. —
En passant devant le cordonnier j'ai entendu gémir

un soulier que l'on avait mis à la forme. Alors mon soulier

aussi a fait un serment. —

Ah ! non ! je ne prendrai pas un

vieux mari. J'épouserai un adolescent dont la lèvre verdoie à


peine (commence à se foncer).
XVIII. —

Elle avait fait sa lessive, elle était montée sur sa

terrasse pour l'étendre ; ses cheveux flottaient sur son épaule,


semblables à de la soie dorée. A ce moment, le jeune Un Tel
est passé et il a dit : «
Aïcha, je n'ai plus la force de résister ! »

XIX. —

Drogman, ô drogman qui, partout où tu te trouves,


est la rose du parterre, des jeunes filles ont passé près de toi
et elles t'ont partagé à la balance. Elles t'ont partagé entre

elles morceau par morceau, comme les grains d'une grenade.

l'une a emporté ta veste, l'autre a gardé ta ceinture ; moi,


j'ai chentouf (ta chevelure rasée
pris ton en forme de calotte),
d'où dégouttait de l'huile de cassie.
XX. —
Je suis montée au bout du jardin et j'ai poussé un

cri : « O lili ! », et je me suis drapée dans du jasmin et me

suis voilé un œil avec des giroflées.

XXI. —

Je suis montée au bout du jardin el me suis cachée

dans les amandiers. Un beau jeune homme est passé dont la


barbe fraîche vous éblouit. —
Ah ! pour lui je renierais mes

enfants ; pour lui je divorcerais. Pour lui je dépeuplerais la


ville d'Alger et la réduirais à l'étal de caravansérail. Pour lui,
je me jetterais du haut de ma terrasse et j'irais m'écraser sur

le sol.

XXII. —
Seigneur Bonheur, Seigneur Ronheur (Sidi Fredj),
laisse-moi me livrer à la joie. Nous passerons celte nuit sous

les rayons de la lune. Et si la lune se cache, ta joue (mon

ami), nous éclairera. Et si les liqueurs nous manquent, ta

salive nous abreuvera.


xîflO

Le'
dernier tahouâf se chante également à Alger, d'où il
semble originaire, comme le montrel'invocation à Sidi Fredj,
qui n'est autre que notre Sidi Ferrueh. On entrevoit l'identité
des tahouàfs en vogue dans toute la région. Bien plus, si l'on
veut comparer noire numéro I el II avec le numéro XX des
haufi publiés par W. Marçais (dans le Dialecte arabe parlé à
llenicen) ; noire numéro XI avec son numéro XVI ; enfin,
noire \XI avec son XXII, en eoncluera qu'il existe un fond
commun de tahouàfs dans la partie occidentale de l'Algérie.
Les différences que l'on constate d'un pays à l'autre ne sont

guère, souvent, que des variantes ; et elles sont dues, faut-il


ajouter, à des défaillances de mémoire plus qu'à des change
ments voulus. Dans le goût indigène, les plus anciens et les
plus répandus sont les plus beaux. L'originalité est peu esti

mée dans un genre, qui, bien qu'émancipé, conserve encore


le souvenir de son origine liturgique. 11 s'agit moins d'esthé
tique que de religion : les prières consacrées restent dans tous
\ les cultes les plus efficaces.

Parfois la chanteuse de tahouâf puise dans son répertoire de


houqala : c'est un genre tout voisin, par sa genèse d'abord,
car il est né aussi du culte des génies ; puis, par son sujet,

presque toujours amoureux ; enfin, par sa forme, ordinaire

ment décasyllabique. Nous en avons donné des spécimens suf

fisants dans notre étude sur le Mercredi (V. Bévue Africaine,


article du Mercredi, Y trimestre, 1918). D'ailleurs la bouqala
n'a aucun droit reconnu à figurer dans les rites du pèlerinage ;
elle ne
s'y faufile que par inadvertance ou fraude.
Il en est autrement du leqdam, qui en fait partie intégrante.
Son nom semble signifier présentation. Il accompagne régu

lièrement l'offrande de henné que les pèlerines ont soin de


faire aux génies femelles des sources et des eaux en général, du
moins, quand elles sont en nombre et que le lemps ne les
presse pas. Après avoir répandu la poudre de henné sur le
pied d'un arbre .sacré voisin ou, plus souvent, dans le courant

lui-même, elles invilent les djannias auxquelles elles l'offrent


à s'en servir ; ou peut-être même la tradition veut-elle qu'elles

affectent d'assister en imagination aux diverses cérémonies

dans lesquelles les Esprits, à l'instar des hommes, sont censés

l'employer. Elles chantent alors, à tour de rôle, aux sons- de


- -

2(i?

la derbouki.t citadine ou du tàr rustique, les teqdams qu'elles


ont l'habitude de faire entendre dans les fêtes du septième jour,
dans celles de la circoncision el particulièrement dans les nuits

où l'on teint de henné les mains et les pieds de la fiancée (Petit


henné) et de l'épousée (Grand henné).
J'ai donné dans le chapitre I du livre de l'Enfance les
teqdams, les plus connus à Blida, relatifs à l'octave de la nais

sance- Voîci les chants du Grand henné, tels que je les ai consi

gnés dans mon livre du Mariage (Coutumes, institutions,


Croyances, édition Jourdan, Alger, igi3, p. 67-70).
La coutume veut que les mauresques, quand elles chantent

le teqdam l'honneur de l'épousée, dans la nuit où on lui


en

attache le henné de son mariage, commencent tout d'abord par


célébrer Dieu et le Prophète, ainsi que Sidi Abdelkader.
<e Je nomme tout d'abord Notre Maître et le Prophète ; qui

les nomme d'abord n'a rien à craindre. »

Après quoi elles célèbrent la mariée et, en dernier lieu, le


marié. Dans les teqdams qui concernent la mariée, on appelle

sur elle les bénédictions du ciel.

O Cigogne, à la taille élancée ; toi qui habites entre les


11

deux chambres hautes, garde-toi de venir pâturer dans le


jardin de la Dame tatouée, dont la beauté brille comme le
Croissant. »

On vante cette beauté.


« Les tresses de ma fille, la jeune dame, le cosmétique leur
sied. Elles sont plus noires que les plumes de l'autruche ;

tandis que son front est de la neige pure ».

On la recommande à sa belle-mère.
h Pour l'amour de Dieu, ô mère du marié, veille sur

le dépôt qui t'est confié. Notre fille, à nous, a le cœur fier :

elle ne saurait supporter l'avanie ».

On recommande aussi à la jeune femme le respect de sa

belle-mère.
ee Monte (en mailresse du logis) dans la soupente aux provi

sions, et, de la manche, appelle (pour qu'on t'aide). Mais mé


nage et soigne ta belle-mère ; et Dieu embellira tes jours. »

Après quoi, on entonne les teqdams dits de la séparation.

ee Passe cette nuit, ma chère fille, passe-la. car nous la pas

sons dans le bonheur. Cette nuit, tu attaches le henné, passe-la


heureuse. La nuit de demain ! Comment la passerai-je ? »
ee Allons, ma fille, allons, ma dame, ô petits pieds de co
fais-
lombe. Bends-toi auprès de tes cousines paternelles et

leur tes adieux ».

« O du soir, et toi, soleil de


soleil midi ; qu'est-ce qui

accompagnera la sortie de la jeune fille entre cette soirée et

le prochain midi ? »

Après ce teqdam, il est d'usage que toutes les assistantes


éclatent en sanglots. Le teqdam, dit-on, fait couler les larmes

des femmes à cause de l'air attendrissant sur lequel on le récite.

On continue par l'éloge du marié, dont ses proches vantent

la beauté et l'adresse.
ee Mon fils, avec sa santé et sa chance, est monté sur la
jument blanche qui le rend plus beau. Sois heureuse, toi qui es

sa mère ; ton fils emmène sa fiancée. »

ee En devant le café, il brave les gens, et passe, avec


passant

deux poignards dans sa ceinture. Non, il n'y a pas de femme


qui puisse dire : Mon Dieu, je mettrai au monde un enfant

comme celui d'une Telle. »

On félicite enfin la mère du marié, ee O mon bonheur ! O ma

joie ! Mes plantations ont maintenant poussé : Mohammed est

circoncis et Mustapha est marié. »

Nous nous sommes étendu complaisamment sur les rites du


pèlerinage des femmes, parce qu'ils ont conservé un caractère

plus archaïque et plus suggestif. Nous ne devons pas cepen

dant oublier que les hommes partagent la croyance à l'effi


cacité des ziara. Seulement ils affectent un mépris de bon ton
pour les vieilles coutumes féminines. Point de danse, ni de
balançoire, ni de teqdam, etc. Us réduisent au minimum le
rituel. Seul le sacrifice est conservé dans tous ses détails, tel
que nous l'avons décrit. Quand les malades entrent dans la
vasque de la cascade, ils récitent des enchâd, qui sont des
hymnes ; quelques-uns chantent des chansons d'amour (du
genre hazel) : d'autres débitent des medh béldjedd, c'est-à-dire

des poèmes de caractère épique, célébrant les hauts faits de


guerriers de l'Islam ; enfin, les savants et ceux qui se piquent

de littérature scandent des mètres classiques : ils déclament du


chi.'ar pendant qu'à côté d'eux de jeunes citadins modern-style

nasillent des refrains de café-concert indigène (ghena). Dans


tous les la établie de temps immé-
cas, connexion mystique
— —

269

morial entre la voix humaine et les eaux bruissantes subsiste

plus ou moins au fond de leur conscience ou de leur mémoire.

Dans les hymnes (enchâd, medh) composées par les hommes


en l'honneur de Sidi Moussa thérapeute il est souvent question,

du moins dans les plus anciennes, des- troupes de Génies qui

exécutent les ordres du Saint. On les considère comme les opé

rateurs indispensables, tout subalternes, qu'ils soient, à des cures

miraculeuses. Leur talent légendaire est le fondement de sa

popularité. Témoin ce passage d'un chant célèbre dans la Met-

tidja commençant par Nebda bism érrahman : ee Celui qui

éprouve de l'angoisse sur son état, n'a qu'à faire un vœu au

Pôle des hommes. il guérira de son mal quel qu'il soit il


; ;
sera témoin du serr de Sidi Moussa, de son pouvoir secret si

manifeste : c'est que ce Saint est obéi par sept tribus de Génies,
sept mahallas, et même par un beaucoup plus grand nombre.

Ta't lou seb'a mhall ou akter men hada iaser ».

Ce poème est attribué par les uns à Sidi Lekhal ce qui le


ferait remonter au temps des Turcs et par les autres, à Sidi

Smaïl, ce qui le daterait du milieu du siècle dernier ; une

chose est certaine, c'est que cette manière d'expliquer le pou

voir lhaumaturgique du Saint l'apparente à l'inspiration fémi


nine. D'ordinaire, dans les hymnes modernes, le composi

teur évite de préciser les moyens d'action de l'ouali : il lui


fait honneur du miracle qui se produit sous son patronage

ou il en fait remonter le principe à Dieu par le canal de


l'intercession du Saint. On abandonne peu à peu la croyance

à la toute puissance du djann pour celle du marabout et à


celle du marabout pour celle d'Allah. L'hymne que nous

allons donner servira de pièce documentaire à ceux qui vou

dront mesurer jusqu'à quel point l'animisme et l'hagiolatrie


des femmes et des anciens se sont changés en hagiodulie dans
les poésies de nos contemporains.

*
* *
Hymne d'actions de grâce de Mohammed Elmsebbeb,
en l'honneur de Sidi Moussa.

ttefrain. —

Elles se sont dissipées, mes peines, elle se sont

dissipées, mes peines,



auprès de Sidi Moussa, ô gens ;

je suis allé à lui et il m'a soigné.

Couplet I. —
Auprès de ce cheikh, de ce saint. —

Je suis

allé à lui, alors que mon ciel était trouble, —

que les larmes


de mes yeux s'épanchaient,

coulant en déluge. —
Il était
décidé dans les décrets du Très-Haut —

que je serais dans


ses mains, et qu'il me soignerait.

Couplet IL —

Dans ses mains, le Maître savant ! —

J'ai été à
lui et il a guéri tous mes maux, —

Sidi Moussa ben Naçeur, •—

te Pôle de toute époque. —


Il est connu pour être la thériaque
du mal et une épée contre nos ennemis.

Couplet III. —

t ne épée tranchante contre les hommes et

les génies ! —

Dieu lui a octroyé le don des arguments thau-

maturgiques. —

Celui qui vient le trouver perclus, désespéré,



qui le sollicite dans le lieu de son séjour —

y voit éclater
les mystères d'Allah —

dans la personne de l'ouali, l'ami de


Dieu.

Couplet IV. —

11 voit éclater sa puissance mystérieuse ! —

Le mal n'est plus- que comme s'il n'était pas. —


On ne souffre

plus, on n'éprouve aucun tourment. —

Ce saint est le récon

fort de mes yeux. —

Par lui s'évanouissent toutes les peines.


Son nom esl le cri de détresse de l'exilé.

Couplet V. —

Le cri d'invocation de l'exilé, du voyageur

épuisé, de celui qui, comme moi, s'est vu perdu,



Sidi
Moussa ben Naçeur, —

l'ami du Miséricordieux ! —

Son mar

ché esl toujours plein :


les gens le pressent de leurs solli

citations.

Couplet VI. —

Quiconque se rend à son marché et y entre

trouve ce qu'il désire. Sidi Moussa ne refuse Le


pas. —

bien que Dieu a fait dès l'êlernilé à un homme, le Saint le


lui parachève (dans le temps). —
Son solliciteur s'en retourne

en. paix —

La bienfaisance de cet ouali s'étend sur nous Ions,


grâce à la vénération que lui inspire le Coran.


27I —

Couplet VIL —

Grâce à sa vénération du Coran, des Noms


divins, —

grâce à l'ascendant qu'exerce sur lui Taha (Maho


met), le Seigneur de notre peuple. Puisque Dieu t'a

consti

tué notre bénédiction, —

il t'a imposé le devoir d'accueillir


ma prière. —
O Pôle, le généreux des généreux, —

je suis

ton suppliant, ne m'oublie pas.

Couplet VIII. —
l'on suppliant ! ne m'oublie pas, oui, vrai

ment. —

Secours-moi dans la tourmenté et la détresse. —

par le prestige d'Aboii Bekr, le Véridique, —

ainsi que des


autres califes,

des affiliés aux diverses roses et à toutes les


confréries. —

Par considération pour eux veille sur moi.

Couplet IN. —

Par considération pour eux veille sur moi

dans ta pensée ;

qu'il te soit impossible de me négliger et

de passer outre, au jour des dix mille tortures —

et de la
sueur coulant en torrents (jour du Jugement). —
Alors que

pourra craindre ton poète ? 11 sera libéré et cautionné par toi.

Couplet N. •

Pour leur servir de caution tu as ta dalma-

tique (de saint) et tes trésors (de grâces). Tes miracles —

sont bien connus. Un laurier-rose l'a suivi depuis l'Oued


Djer, —

traînant après lui ses branches ; —

tu fis un signe

et aussitôt il se planta dans le sol, obéissant à la toute-puis


sance du Dieu unique.

Couplet XL —

Par Sa toute puissance, il reprit racine, ee


laurier-rose ;

et toutes les créatures d'Allah ont pu le voir.


Et tous ceux qui souffrent d'une affection —

et en ressen

tent les douleurs intérieures viennent maintenant en pèlerins

auprès (de ceux c[ui entourent le tombeau), des gens de la


llammala, —

les descendants de cette lumière de mes yeux.

Couplet XII. —

Nul de ceux qui le visitent, messieurs,


ne s'en revient sans quelque faveur, il s'en faut. —

Le monde

a été témoin de ses prodiges,


de ses libéralités et de ses

bienfaits. —
Accorde à ses enfants de nouveaux degrés (de
gloire),

ô Toi, qui remplis le rang sublime.

Couplet NUL —

J'en bénis Allah : je me sens allègre : —


il
ne reste en moi aucun mal qui me guette,

depuis que Bou


Chaqour (le Saint à la hache, Sidi Moussa), m'est apparu en
songe et qu'il est venu à moi. Ton influence miraculeuse —

s'est manifestée à l'instant : j'ai senti mon âme en paix.



272 •—

Couplet NIV. —
Mon hymne a été terminée, au mois de
ramadan,

par mille Prophète de Odnân,


salutations au —

l'Emir de Dieu, le Législateur de la Distinction, le Com —

mentateur des rites religieux. Mohammed a produit ce chant



et a célébré le favori de Dieu. —

Auprès de Sidi Moussa,


ô gens ! —
Je suis allé à lui et il m'a guéri.
Chapitre XIV

UN MARABOUT GUÉRISSEUR

Si nous voulons nous faire une idée de ce que les Indigènes


entendent par un marabout guérisseur, il nous faut nous dé
pouiller de nos préjugés européens. Nous confondons le sage

et le saint, sous l'influence de l'éducation philosophique que

nous devons aux Grecs et aux Romains : on chercherait vai

nement un souvenir de la morale stoïcienne dans l'Afrique


du Nord. Pour nous, la sainteté s'obtient par le martyre,
l'ascétisme, les œuvres, surtout de charité : l'idéal musulman

diffère de l'idéal chrétien sur ce point. Il ne faut pas y cher

cher une conception d'une élite, mais une création spontanée

du peuple ; ici c'est la voix des foules qui canonise et non

le vote d'une Congrégation des rites. Nous devons même nous

méfier des hagiographes ; ils ne se soucient que de tradition-

nisme, d'orthodoxie, d'apologétique ; ils ignorent totalement


el veulent ignorer le folklore : or, c'est dans la pensée des
simples que naît, vit, béatifie le marabout, dont les savants
se

subiront ensuite l'ascendant surnaturel sans le comprendre.


La genèse du marabout étant le secret de l'imagination po

pulaire, ce que nous avons de mieux à faire pour comprendre

l'œuvre, c'est d'en interroger l'auteur. Malheureusement, les


primitifs ne, généralisent guère : ils se déclarent incapables
d'échafauder une théorie. Nous nous mêlerons donc aux ma

nifestations de leur foi et nous leur en demanderons au fur


et à mesure les raisons. Unissant ainsi l'information à l'ob
servation, nous avons quelque chance de reconstituer leur
pensée. Nous avons suivi cette méthode pendant plusieurs

années pour l'étude de Sid Ahmed Elkebir, le saint tutélaire


de la ville de Rlida. Nous le prendrons pour type et nous con

denserons ici le résultat de nos recherches.

18
274
— —

Nous pouvons les résumer dès maintenant en disant qu'une

zaouïa n'est pas simplement le territoire sacré d'un saint.

L'analyse la décompose en diverses parties, comme un hôpi


tal se divise en plusieurs salles de traitement ou une église

en plusieurs chapelles. Sous l'apparente unité d'une organi

sation vouée au culte d'un saint homme, nous distinguerons :



de la de l'arbre ;
i" 2°

un culte pierre ; un culte un culte



des grottes ; un culte de l'eau ; enfin, un culte de latrie
île rame humaine, camouflé en culte de dulie soi-disant or

thodoxe.
A gauche de la porte d'entrée du cimetière de Sid Elkebir,
on remarque, faisant saillie hors du mur d'enceinte, un gros

bloc de pierre blanchi à la chaux. Il a la forme d'un cube

aux angles émoussés, d'environ 2 mètres 5o de hauteur ; au


printemps, il porte une couronne de plantes vertes ; une large
excavation circulaire signalé sa face antérieure ; comme devant
le des mosquées-, celui
mihrab qui lui fait face regarde la
Mecque. On la connaît sous le nom de Hadjret ennechra la
Pierre aux sacrifices sanglants, ou encore sous celui de Hadjra
ml;houiïii la Pierre Creuse, Chèvre, mouton,
, bœuf, nulle bête
de boucherie n'est égorgée chez les Oulad Sid Elkbir, sinon de
vant celle roche et la lète orientée vers elle. De même, aux fêtes
patronales, les jours de pèlerinage commun et solennel, à l'Aïd
eççeghir et au Mouloud, c'est devant cette pierre sacrée qu'il

est de tradition de l'hostie de frîda, le bœuf paré de


sacrifier

fleurs et de papier doré, offrande annuelle à l'achat de laquelle


doivent contribuer tous les serviteurs blidéens du Siïed. Enfin,
les familles, qui ont demandé une postérité à Sid Elkebir et

qui ont vu leur vœu exaucé, viennent y égorger la victime

de compensation qui forme, selon la croyance, le payement

de l'enfant acheté (ouled mechri).

Le caractère'
sacré de ce monument mégalithique se mani
d' Echcheria'
feste dans le nom qu'on lui donne aussi qui veut

(lire la loi divine et par suite le tribunal, le palais de justice et

le parlement. On l'applique dans toute celle partie de l'Atlas


1'
aux lieux, toujours mystérieux par quelque côté, où assem
blée' des Saints du des Génies a l'habitude de se tenir, d'après
la légende. On elil que c'esl une roche hantée, habitée Çâniru).
Sans doute tout endroit où coule le sain; devient le rendez-vous
des génies ; mais la Roche Creuse l'est tout particulièrement.

Sa niche fourmille d'Esprits invisibles. Ce qui le prouve, c'est

le miracle qui se réalise chaque jour : quel que soit le nombre

des victimes que l'on immole en ce lieu, jamais la terre ne

paraît trempée de, sang, parce que le sang répandu esl aussitôt

absorbé el bu avidement par les génies, qui en sont insatiables.


L'orthodoxie voile de légendes hagiologiques la vénération

par
Irop payenne dont le peuple entoure ce vieux bétyle. Ce
qui l'a rendu sacré à la postérité, affirme-t-on, c'esl qu'il a été
en contact avec le corps du Grand Seigneur du lieu, Sid El
kebir. Celui-ci avait l'habitude de s'asseoir le dos appuyé sur

la roche ; et l'on veut retrouver l'empreinte de ses épaules dans


la concavité que l'on y remarque. D'après une, autre tradition,
le Seigneur de Saka au Asaka (c'est le nom antique du vallon)
se tenait accroupi à la mode arabe au sommet de la roche, es

trade (derdja) sur laquelle il trônait, telle une statue sur son

piédestal, pendant que ses clients religieux venaient lui pré

senter leurs offrandes, la dimc et des sacrifices sanglants. Enfin,


une troisième version nous représente la plate-forme de la pierre

comme le lieu où Sid Elkebir faisait ses ablutions de son

vivant et où il les a faites encore longtemps après sa mort.


l'
Les gens de avant-dernière génération ont vu de l'eau, dont
il s'était servi, jaillir en source à la base du rocher et y former
une petite, mare (ghedir). Sa cruche aux ablutions —

thème

hagiologique fréquent dans la région —

remplaçait l'urne des


fleuves mythologiques : une source s'en épanchait. Intermit
tente el régulière, celle-ci servait d'horloge :
cinq fois par

jour un afflux bouillonnant faisait déborder son bassin et

rappelait aux fidèles leurs obligations canoniques. Et cette

eau miraculeuse guérissait les fièvres et les- affections de la


peau. Aujourd'hui encore, coulant quelques mètres plus loin,
elle n'est pas sans vertu miraculeuse en tant que fontaine de
l'agglomération maraboutique.

Une légende des vieilles gens conserve le souvenir d'un an

tique numen bien antérieur à Sid Elkebir ; -elle nous montre

un génie du lieu, qu'elle nomme le Seigneur des oliviers sauva

ges Moul czzenboucljât, attendant sur le sommet du rocher, son

trône et sa maison, la venue du Saint moderne qui devait


le remplacer. C'est que toute pierre dressée, bloc erratique ou

276 —

obélisque naturel, est l'objet d'un culte antéislamique. Dans


l'ancienne Blida, à la porte des Zraïfia, s'élevaient avant la con

quête trois colonnes de pierre brute réunies par un socle, les


pierres de Sidi Ali (Hadjar Sidi Ali) : un Esprit y habitait

avec sa famille ; il apparaissait sous la forme d'un serpent.


Dans la banlieue des Oulad Sultan, de nos jours, dans le jardin
d'un certain Amraoui, on vénérait une roche creuse (hadjra
mkhouiïa), dont le Maître, disait-on, se laissait entrevoir parfois

au fond de sa grotte sinueuse sous l'apparence d'une grenouille.

Les théophanies zoomorphiques sont fréquentes près des pier

res sacrées : on y voit souvent un bouc bêlant, un chat rôdant.

Sur la montagne des Béni Salah, on montre la Pierre au Lion


(hadjrel tighilas), et l'on vous explique : ce lion n'est pas pré

cisément un saint, mais le serviteur d'un saint, un Génie. Ce


sont là cependant des déguisements: la forme naturelle (haqqa-

nv de ces Seigneurs des pierres est celle de l'homme. Non loin


de la route des Glacières, au-dessus de Blida, un bloc, connu

ty-
sous le nom de Halq Firaouu a élé arraché aux thermes du
îan égyptien Pharaon : elle est hantée par des Génies mécréants

à face humaine. Près de l'Ançeur, il y avait une pierre qui,

disait-on, changeait de couleur fréquemment : c'était l'enve


loppe visible de la jolie fée Nanna Aïcha et la roche prenait

la nuance de la robe que revêtait sa maîtresse. Trumelet, dans


son livre sur Blida, a raconté l'histoire du génie rupestre de
Tala Izid ; c'était un nègre terrible et gigantesque : il semble

que cette représentation soit la plus répandue dans la Mettidja,


avec celle de la ee Ghoule pétrifiée par le Saint », comme la
pierre sacrée de Sidi-Moussa ben Naçeur, qui symbolise la
victoire de la nouvelle religion sur les puissances payennes.

L'analogie nous permet de conclure que le personnage de


Sid Elkebir a pris la place d'une divinité naturaliste sur la
Hadjret ennechra. Il est bien probable que cette pierre véné

rée a joui, comme ses pareilles, de toutes les prérogatives de


l'adoration : encensements, illuminations, onctions de sang et
de henné, etc. Mais, l'islamisme s'épurant, comme il convient
à un lieu de pèlerinage fréquenté par des citadins souvent ins

truits, elle perd son caractère animiste primitif pour devenir


un monument d'ordre hagiologique, ne conservant de son
passé que le droit au dealbamentum, sa spécialisation de lieu
de sacrifices, el aussi ce prestige tenace, que, malgré le ratio

nalisme des savants, garde toujours aux yeux des simples la


vieille superstition lilholatrique
Les petites gens en conservent quelques souvenirs. Dans
les légendes locales, la Pierre Creuse cache sous son exté

rieur rustique une merveilleuse habitation des Génies. Un


descendant de Sid Elkebir, qui est destiné à la sainteté, Sidi
Mohammed, tout enfant encore, a quille sa famille ; sa mère

le cherche. Entre veille el sommeil, elle vit une matrone qui

la conduisit devant la Pierre aux sacrifices. « Ferme les yeux,


lui dit cette inconnue, et dis : ee
Bismillah, par la baraka de
mon ancêtre, le Patron de la ville, el de ses ancêtres ! »
Lt,
soudain, elle se trouva dans un château (qçar) en or, qui

s'étendait aussi loin que sa vue. Elle pénétra dans une cham

bre où se dressait deux lits d'or. « Voici la place de ton fils,


lui dit la vieille femme, et voici la mienne ». Ensuite, cite

lui montra l'étuve. La salle de bain était d'une beauté dont


on n'a pas l'idée parmi les hommes, ee C'est là que je lui fais sa

toilette, dit la vieille, ainsi qu'à tous ces petits qui sont

nos enfants ». Palais splendide, population nombreuse : voilà

ce que l'imagination des femmes, soutenue par la tradition,


continue à voir dans le cœur de ces pierres sacrées dont l'or
thodoxie des hommes tend à faire des monuments de la vie

des saints el la raison moderne de simples corps bruts.


Le culte de l'arbre est intimement uni à celui de la pierre.

On vénère particulièrement la roche d'où jaillit un végétal

puissant ou qui se trouve enserrée dans ses racines ; un tel

ensemble éveille toujours dans la pensée du montagnard de


l'Atlas l'idée d'une divinité cachée (Elmokhfi) ou portant un

noni traditionnel. Un proverbe curieux enseigne que celui qui

met sa foi dans la pierre et l'arbre réussit dans tout ee qu'il

désire (Elli idir niïa feççedjra ou eççckhra inâl). Pour dire un

désert sans habitant, un Blidéen dira : un pays sans pierre

ni arbre là çekhra. là. çcdjra. comme on dirait en France :

un pays sans une chapelle ni une croix ; on semble supposer

que ce sont là les premiers objets du culte chez l'homme, le


credo primitif de toute civilisation, ee II est peu de saints

marabouts qui n'aient leur arbre ou leur bois » remarquait

déjà Trumelel. Sidi Ahmed Elkebir habite un lucus d'oliviers


sauvages séculaires. Mais ces oléasters ne sont pas aux yeux

de ses dévols ce que se figure un naturaliste européen. Des


chiffons de toutes couleurs noués aux branches nous avertis

sent que des femmes inquiètes ont contracté des engagements

variés avec les puissances qui y résident ; des brûle-parfums


de terre aux pieds de ces arbres et des traces de chaulage sur

leurs troncs trahissent la dévotion secrète dont ils sont l'objet.


En règle générale, quand un Indigène voit un vieil arbre,
surtout s'il esl creux, surtout s'il s'y produit quelque phéno
mène anormal à ses yeux, comme il est fatal que ces croyances
en provocpient, et même quand aucun marabout n'est enterré

à son ombre, il proclame cet arbre marabout (çedjra mrâbta).

Les v ieillards disent : « Les endroits où s'élèvent des oliviers

sauvages antiques, serrés en bosquets, sont nécessairement un


(mouda'
lieu hanté amer). » Autrefois on nommait volontiers

leur groupe les Quarante saints (rebaïn ouali). ee Le mot djinn


a pour racine, disent-ils, le mot djenn qui signifie ombre ;
c'est pourquoi les génies pullulent dans la pénombre des
gers, des fourrés et des bois sacrés ».

Bien rares sont les campagnardes qui n'en ont point vu ;


particulièrement parmi les zélatrices Sid Elkebir, il est
de
admis comme évident que l'on ne fréquente pas longtemps
l'enceinte du saint sans surprendre de vagues personnages qui

disparaissent soudain aux yeux après avoir contourné le tronc


d'un olivier. Et, s'il vous est donné d'inspirer confiance et

de pouvoir pénétrer dans l'imagination même de vos infor


matrices, malgré la consigne de mutisme qu'imposent ces

Personnes-là, vous vous persuaderez que ces ombres mysté

rieuses se sont bien glissées dans le cœur de l'arbre, à travers


l'écorce II n'y a là qu'un arbre, dit un sceptique
rugueuse, ee

dans une légende. Comment des gens y tiendraient-ils P » Com


me il disait ces mots, il sentit que quelqu'un d'invisible le

prenait par la main el le conduisait vers l'arbre. Il lui sembla

s'engouffrer dans le creux de l'olivier, qui pourtant présentait

un orifice minuscule. Et tout à coup il se trouva dans un

palais immense el tel que peuvent êlre ceux du Paradis, na

geant dans des Ilots de parfums exquis. II se mit à marcher

dans ce palais, si longtemps qu'il perdit. Comment en


s'y
sortir ? H se repentit alors de ses paroles imprudentes et ap-
— —

279

pela les Saints à son secours. « Où ètes-vous. Hommes de la


relève (nus ennoubu) el vous, Hommes de la lévitation (elléiïà-
rin) ». Quelqu'un alors le poussa dans le dos et il se trouva
chez lui ». Dans un autre récit édifiant, l'on voit une nymphe
se creuser sa demeure dans un arbre avec un couteau d'or, ee Et
ce que l'œil de l'homme en voyait était le porche de somp
tueux palais d'or, cpù s'étendaient à perle de vue et où les

jambes se lassaient ».

II n'est pas douteux que les vieux oléasters de Sid Elkebir


ont leurs hamadryades, qui vivent en famille dans des châ

teaux merveilleux, dont nos sens ne perçoivent rien que des


apparences rustiques et grossières. Cependant leur légende
m'a paru pauvre. Le voisinage du Saint leur porte ombrage

sans doute. On n'ose pas offrir du benjoin ni des poules aux

serviteurs quand ils entourent de si près le maître. Mais toutes


les suppliantes qui quittent le tombeau de l'Ouali adressent

un salut aux djannias du bois sacré. Elles prétendent sentir les


traînées d'encens que les femmes invisibles font flotter dans
les airs certains jours et entendre la djalala ou litanie que

récitent les hommes d'entre les génies du bosquet. Beaucoup


essayent de comprendre le chuchotement des branches ; cer
taines en traduisent le sens. Et l'on ne doute pas que les oi
seaux, surtout les tourterelles et ramiers, cachent des Esprits
que l'on se garderait d'offenser même en paroles. Brûler les
brindilles de bois mort exposerait le profanateur à des repré

sailles. Les fellahs partagent sur tous ces points la croyance

féminine. Les citadins se méfient de ces superstitions. Vers


1910, un savant, le cheikh Belqassem Elmeçraoui (originaire
d'Egypte), avait l'habitude de critiquer les femmes qui sus

pendent des lambeaux de leur vêtement aux branches des

arbres, en disant que toutes ces pratiques avaient été prises

« aux Romains par les sorcières du Maghreb (refdouhoum


men'

and erroumaniïn) »•

Le bois sacré (rouda) qui représente la part des Génies de


la végétation dans la zaouïa de Sid Elkebir, dérobe aux yeux

le sanctuaire des Génies des grottes, sur lequel nous devons


nous étendre, parce qu'il a jusqu'ici échappé à l'observation.
Dans l'enceinte sacrée, à l'écart, au-dessus de la maison

de l'oukil, se remarque une dépression, donnant l'idée d'une



28o —

cave en ruine, connue des femmes sous le nom de Metmoura,


le Silo. La légende hagiologique prétend que ce trou s'est

creusé dans le tuf rocailleux pour permettre au Saint de faire


ses ablutions sans être vu, un jour que le fourré d'arbres où

il avait l'habitude de les faire avait été rasé. Les contempo

rains y ont vu souvent la djânnia, sa servante, y porter son

boucal aux purifications rituelles et Sid Elkebir y descendre


avant ses prières canoniques.

La vertu. fécondante du lieu tient à ce qu'il a été le lavabo


du Seigneur de Saka. ee Sidi Mohammed, de Sid Elke petit-fils

bir, étant mort à douze ans, sa mère désespérée demandait au

Siïed un autre fils à sa place. Sid Elkebir se dressa devant elle

et lui dit : n Lave-toi avec mon boucal et il en résultera le


bien ». Elle comprit qu'elle devait faire ses ablutions dans
la Metmoura ; et, en rêve, elle se vit y courant ; et voilà qu'une

belle jeune fille sortit de la Fosse-aux-conceptions et lui tendit


un bouquet : elle le prit, le flaira ; et le garda dans sa main-

jusqu'à ce qu'il fut flétri. Son mari, qui avait eu le même


songe qu'elle, lui expliqua que ce bouquet était le symbole

d'un enfant, car le Prophète a dit que l'enfant est un bouquet


de myrte du Paradis, et qu'elle garderait celui qui allait naître

d'elle jusqu'à ce qu'il mourût fané, c'est-à-dire de vieillesse ».

Ainsi l'eau abluante du Saint guérit la stérilité et fait naître la


vie normale.

La tradition populaire ne nie pas ce principe, mais elle en

attribue la révélation aux Génies. Avant que les épouses des


hommes fréquentassent ce sanctuaire de la conception, on

voyait souvent des lapines blanches s'y glisser et en sortir

ee le ventre ballottant de droite et de gauche » : c'étaient des


djannias, qui avaient pris la forme d'une espèce célèbre pour

sa prolificité. Des femmes stériles eurent l'idée de les imiter.


Elles trouvèrent dans le Silo la cruche aux ablutions de Sid
Elkebir. Et voilà que, dans la ramure, elles entendirent dialo
guer deux colombes blanches : ee Que viens-tu chercher dans
ce lieu béni, ma sœur ? —-

Je voudrais être mère. —


Qui
doit venir s'abluer ici ? —

Les vierges en friche (baïra), les


femmes infécondes, les mères dont le fruit a été attaché par
un sort. ee Que doivenPelles faire ? » Et nos deux fées dégui

sées s'enseignent les conditions d'un pèlerinage heureux ; car



2,8 1 —

ces récits naïfs des simples visent souvent un but didactique :

ils leur servent à se transmettre les rites anciens. Nous décri


rons ceux-ci plus clairement pour le, lecteur français en no

tant le cérémonial observé.

Le moment propice est le jour nuptial par excellence, le


vendredi, après la prière en commun de midi ; et le pèleri

nage doit se renouveler trois vendredis de suite. La sup


pliante, après une visite au tombeau du Maître, où elle s'est

frotté le corps, en faisant tous les gestes de l'ablution sans


eau (iéïemmoum), avec de l'huile prise à une lampe du mau
solée, allume de sa main un cierge rouge ou vert qu'elle a

apporté ; elle jette du benjoin ou du bois d'aloès sur la braise


d'un brûle-parfum en terre et se dirige vers le Silo, situé au-

dessous de la châsse. Elle s'est munie d'un bouqal ou d'un


briq (mots d'origine grecque tous-
deux) neuf, acheté sans

marchander, dans une boutique orientée vers l'Est. Elle des


cend dans la fosse, se déshabille ; et, quand elle est aussi

nue que l'enfant lotionné par la sage-femme dans la céré

monie du septième jour, elle se verse de l'eau sur le corps et

se conforme à tous les rites de la grande ablution (oudou


lakbar). beaucoup s'y attardent au point de provoquer les
protestations des autres pèlerines. Pendant ce temps des iou-

iou doivent éclater de toutes paris : cris de triomphe anti

cipés, de bon augure. Après le bain, la jeune femme, pour


obéir à une coutume antique dont les oukils semblent perdre

le souvenir, mais qu'observent obstinément les femmes, doit


se balancer à une escarpolette que l'on attache pour la cir

constance aux branches de l'olivier voisin. Et l'on pousse à


qui mieux mieux des ululations aiguës, l'on module des
UahouâfX qui sont des chants de balançoire, et des teqdam, qui

sont des épithalames réservés aux fêtes nuptiales et aux

réjouissances de la naissance, dans les villes, mais qui se font


entendre à la campagne dans tous les endroits où campe une

Iribu de Uénies (mahalla. mnéldjann). Et il est bien rare que

la pèlerine se retire le soir sans avoir été réconfortée par

quelque manifestation des bonnes Personnes, sans avoir sur

pris quelque fugitive vision (chi choitfdt).

Les mêmes rites sont observés aux mêmes fins dans deux
greittes du voisinage : l'Ermitage (kheloua) de Sid Elkebir et

282 —

la Crypte de Lalla Nfissa. Le Silo effondré du lieu saint n'en

est certainement que la succursale récente, qui s'est substi

tuée de nos jours aux deux cavernes primitives pour la com

modité des pèlerins.

Située sur l'autre côté de l'éperon où s'étage la zaouia, dans


le de l'Oued Taberkatchent, la Kheloua serait le lieu
vallon

d'apparition du Maître : on n'y reconnut d'abord sa présence


qu'à des éclairs qui en sortaient et laissaient apercevoir des
fantômes (khiâlâi), saints ou génies, on ne savait. Enfin, un

jour, il s'y laissa voir en chair et en os, et les montagnards

vinrent déposer devant cette grotte des plats de couscous. Et


ils entendirent une foule invisible se presser autour des ga

melles qu'ils avaient offertes, s'attabler, par groupes succes

sifs, jusqu'au moment où les convives-Esprits ayant fini, Sid


Elkebir vint toucher du doigt chaque plat pour le sanctifier,
et l'abandonna à ses serviteurs religieux qui le mangèrent
pour la baraka. « Toute caverne est peuplée de Génies, ajou

tait le conteur, et tout saint qui s'établit dans une caverne

s'impose à ces génies, comme leur maître, et il commande à


leurs troupes à son gré ».

En quittant la Kheloua pour le maqam où il est enterré,


Sid Elkebir divisa ses serviteurs en deux groupes : aux uns

il fit signe de rester à sa grotte et aux autres de le suivre dans


son horm ou territoire sacré. D'après une autre légende,
ee quand il quitta sa kheloua, sa djânnia, la fée qui lui servait

de domestique, vint l'habiter en compagnie de l'ombre (khiâl)


du saint, d'autres disent de sa rouhania, de son double. Et
l'on voit encore la négresse marcher sur la pointe des pieds,
levant lentement une jambe après l'autre, quand elle circule

dans la kheloua, de peur de fouler quelqu'un des Génies qui

remplissent la grotte »
; et, à son imitation, Tes fidèles quittent

leurs souliers et n'avancent qu'avec précaution dans ce lieu


surpeuplé, que les mécréants croient désert.
La grotte de Sid Elkebir est habitée par sa servante ; une

autre qui s'ouvre un peu plus au Sud, dans un ravin du Kaf


Bou Amrane, est sanctifiée par la présence de sa fille, Lalla
Nfissa, On la fréquente avec le même'
rituel et le vendredi

Met-
également pour Ions les cas gynécologiques, comme la
mourra el la grotte de Sid Elkebir ; mais, de plus, les hommes

283 —

y viennent réclamer contre l'impuissance, le chômage, les


troubles de la vue ; et les montagnardes pour toute défail
lance de la santé. Les fidèles de Lalla Nfissa racontent que l'on
s'est ablué dans sa Crypte bien longtemps avant de le faire
au Silo. On dit même que c'est la sainte qui a consacré les vertus

miraculeuses de celui-ci, en
y venant faire ses ablutions. » Tout
le monde sait qu'elle a des djanns à son service. Son père lui
a cédé en présent une de ses mahallas, une des tribus de ces

Esprits auxquelles il commandait ; et cette mahalla campe, de


nos jours comme autrefois, aux environs de la Crypte et

dans ses profondeurs ». Les pèlerines reconnaissent la présence

des Génies à de bizarres impressions. Elles sentent des êtres


invisibles se mouvoir dans la grotte, où elles entrent seules.

La femme stérile qui éprouve des palpitations au cœur y voit

un signe favorable qu'elle leur attribue. Quand elle pousse

les iou-iou rituels et que quelqu'un y répond, elle sait que ce

ce sont les Génies qui font entendre ces ulutations à mi-voix,


lointaines, ubiques, comme des chants de grillons, dont on
ne peut trouver ni l'auteur ni le point de départ. Si elle per
çoit bruit dans la grotte, comme celui d'un insecte
quelque

grattant la terre, sa peau a le hérissement sacré, la chair de

poule ; et, cependant, elle se réjouit de voir son vœu exaucé.


La légende lui apprend que des privilégiées ont pu voir de


leurs yeux le monde qui se cache pour elle dans les ténèbres
souterraines. Un jour qu'on entendait dans la Crypte le
brouhaha d'une grande foule, une femme s'étonnait : ee Com
ment cette excavation, où je ne puis me retourner qu'à peine,

peut-elle contenir lant de gens ? » Lalla Nfissa lui apparut :

ee Allonge le cou et regarde par l'ouverture », lui dit-elle.


ee Elle vil une terre immense qui s'étendait aussi loin que sa

vue pouvait porter ; et, près d'elle, une réunion de jeunes


femmes, au milieu desquelles trônait Lalla Nfissa. Une

vieille campagnarde, dans son désir de marier sa fille, s'était

juré d'en prier la Sainte en personne. Elle se pencha à l'ori

fice de la grotte ; et, soudain, elle sentit un être humain qui

la souleva et la jeta dans un site qu'elle n'avait jamais vu,

au milieu d'un cercle de jeunes filles et de jeunes femmes


toutes d'une beauté surhumaine, ee Ah ! Sid Elkebir ! Ah !

Lalla Nfissa ! Je suis sous votre protection ... Et elle allait d'une
284 —

daine à l'autre, cherchant à reconnaître Lalla Nfissa. Elle


aperçut sa fille qu'un bras mystérieux venait d'apporter, com

me elle-même. Alors Lalla Nfissa lui parla : e. C'esl un bur


nous de protection (un mari) que tu veux pour elle ? Oui. .1 ■—

Là-dessus, toutes les jeunes filles et les jeunes femmes qui


étaient présentes firent entendre une ululation stridente en

chœur .. La demande était accordée. Pour les croyantes de


la Mettidja, toute caverne, si petit» soit-elle, est comme une
porte ou une lucarne ouverte sur une autre terre peuplée

d'Esprits anthropomorphes, que notre infirmité humaine nous

empêche ordinairement de voir ou d'approcher.


Il n'y a qu'une tribu de ces Esprits dans le Silo, dans la
grotte de Sid Elkebir ou dans celle de Lalla Nfissa : « il y en
a trois à l'Ançeur ,,, d'après un dicton courant. L'Ançeur,
en français la Fontaine Fraîche, est la source qui alimente

Blida. Géographiquement le lieu où elle émerge est l'entre


croisement des du massif, le point de jonction de
gouttières

trois vallons ; dans la mystique du pays, la confluence des


eaux se traduit par une affluence de Génies, et il est possible

que ce soit là la raison de la triple agglomération animiste

que l'on y siguale. Hommes et femmes, citadins et campa

gnards, tous les Indigènes y pèlerinent, et non pas pour telle


ou telle maladie, mais pour toutes les affections, physiques,
mentales ou même morales. Les divers rites de l'adoration dont
l'hommes'est avisé à travers les siècles s'y retrouvent pratiqués,
sauf les obligations proprement musulmanes, comme le jeûne
el la prière canonique ; encore l'ablution s'est-elle imposée.
Les offrandes qu'on y fait rappellent l'antiquité. Des jeunes
filles pâles jettent dans la source des fleurs rouges ; d'autres
du sucre, des rayons de miel, pour que leur parole devienne
douce, spirituelle, persuasive. Les femmes qui y lancent du
musc rêvent de se faire aimer. On en voit faire des libations
de lait, éplucher des œufs durs, répandre un plat de couscous

dans le courant, y porter un morceau de la viande


communiel-

le. Naguère encore on jetait de la monnaie dans les trous pro

fonds. Nulle ne s'y rend sans tienne, sans benjoin. En bnilant


son cierge vert ou rose, la vierge dit : <e Maîtres de la source,

alluniez-moi mon cierge. » ce qui veut dire : ee Mariez-moi »,

ou encore : ee Donnez-moi une santé brillante ... La puissance


a85 —

à laquelle on s'adresse est capable de donner tous les biens


de ce monde : vie, force, fortune, amour, enfants. Aussi elle

est traitée comme une divinité : on lui dédie des sacrifices

sanglants, l'acte propre et spécifique du culte rendu à la na

ture div ine. Les citadines égorgent des poules, les femmes
de la campagne des boucs noirs.

Quelle idée ces adorateurs de l'eau se font-ils de l'objet de


leur cul le P Que de fois observant les tentes que les pèlerines

dressent près des sources sacrées avec leurs châles de laine


rouge ou leurs haïks de soie blanche, ai-je souhaité d'en péné

trer le mystère ! Il évident que, pour elles, l'eau ne peut


est

être une simple combinaison d'hydrogène et d'oxygène douée

de propriétés chimiques déterminées. Un habitant des Béni


Salah m'initia, en 1910, à une singulière conception de l'élé
ment liquide : d'après lui —

et il affirmait que c'était l'opi


nion de son milieu —

l'eau de l'Ançeur était le sang d'un


Génie ; ses vertus malfaisantes avaient disparu avec le corps

d'un serpent et les bienfaisantes seules étaient restées dans la


personne de djannias vraiment dignes de l'adoration qu'on leur
témoignait.
« Nos prédécesseurs dans cette vallée, racontait le Salhi,
buvaient de l'eau des C'est le Seigneur de Tala Izid,
mares.

dans la montagne de Sidi Fodhil, qui leur fit don des eaux
de la Fontaine Fraîche. Us avaient dans leurs excursions à
travers la montagne découvert une belle source, sur les ber
ges de laquelle s'ébattait une foule de négrillons. Un jour,
il virent leur chef, Sid Elkebir, en conférence avec Sidi Tala
Izid, un saint, un Lion, qu'ils ne connaissaient que par ses

rugissements. Celui-ci, de la pointe de son bâton, fit sept fois


le tour de la source ; puis, amorça une rigole et y poussa les

eaux, en leur montrant la direction de l'Ançeur. Ensuite, il


lança sept fois dans différents sens son bâton qui revint sept

fois dans ses mains : et voilà qu'une multitude infinie de


nègres, accourant de toutes parts, vint se ranger devant lui.
Sidi Tala Izid en choisit un gigantesque, qui sortit des rangs.

» Voici le présent que je t'offre », dit-il à Sid Elkebir. Il prit

le nègre par la main et le conduisit à la source. « Couche-toi


îà, lui dit-il C'est la fonction qui t'est assignée ». Le nègre

se coucha sur le flanc, la tête tournée vers la Mecque, comme


un mouton de la fêle des sacrifices. On vit alors trois oiseaux,
verts comme l'herbe, descendre du ciel et tourner autour du
nègre en poussant des ululations en son honneur. Les deux
Saints avaient disparu. Celte nuit-là, un montagnard rêva
qu'un bœuf noir était égorgé sur le bord de la source, et que

son sang, dévalant de roc en roc, allait sortir par la fissure


d'où jaillit aujourd'hui la Fontaine Fraîche. Le lendemain,
les deux saints descendirent de la montagne. Sidi Tala Izid,
avec son bâton, traçait un sillon sur le sol, disant à son

compagnon : ee Le cadeau que je t'ai fait chemine sous terre


el s'avance avec nous ». Enfin, il s'évanouit aux yeux. On ne

vit plus que Sid Elkebir debout tenant le bâton de Sidi Tala
Izid. 11 en frappa la montagne après avoir prié, et la source

jaillit en bouillonnant. Les savants (hokama) racontent que

dans les anciens temps, nombreux ont été les Génies qui fu
ient ainsi égorgés sur les points d'eau (kada men djann med-

bouh 'al éima) ».

Us racontent encore qu'il y a deux sortes de sources : celles

qui sont sous la domination de djanns mauvais et qu'il est dan


gereux de boire ou d'employer à usage de bain ; et celles qui

sont immunisées (medmoun) ou envoyées par Allah (meb'aouts


men 'and Allah). Tous les d'eau, primitivement, ont
points

leur dragon, sont, conmrne dit, ophiaques (metssa'beh),


on

parce qu'ils ont tous leur Génie. Mais l'Ançeur, quoique peu
plé de Génies, n'a plus son reptile originaire. La légende nous

a conservé les circonstances dans lesquelles il en a été délivré.


Un jour, les Béni Bou Çaïr, pour qui Sid Elkebir avait fait
jaillir l'Ançeur du rocher, virent un dragon (slouban) à la
source. Il était immense, noir comme un nègre d'Ethiopie

(zendji) ; la gorge tranchée, il s'élançait haut dans les airs


et retombait dans le bassin d'écoulement. Us reconnurent à
la fois un serpent qui s'était montré à eux dans la source de
J'ala Izid et, le nègre que le Seigneur de celte fontaine avait

égorgé sur ses eaux. Hommes et femmes n'osèrent plus s'en

approcher. Ils allèrent se plaindre à Sid Elkebir. Cette nuit-là,


on vit briller nombre de lumières. A la tête d'un cortège de
personnages inconnus (de saints), Sid Elkebir se rendit à
l'Ançeur cl, pénétra dans la caverne d'où l'eau jaillit. On
l'enlendil prononcer une harangue ; puis on perçut le bruit
■— —

287

d'une grande assemblée. A partir de ce moment, on n'a plus

jamais revu le dragon. (11 a été chassé ou mis à mort par le


Divan des Saints diouan eççuiihin).

En revanche, les Génies pullulèrent. e< Pendant sept ans les


Béni Bou Çaïr avaient égorgé des bœufs et des boucs noirs

devant l'Ançeur, suivant la vieille coutume qui a pour but


de conserver et d'élever le niveau de l'eau dans les sources

ophiaques. La huitième année, Sid Elkebir leur défendit ces


sacrifices. 11 craignit,
dit-on, que 1ous les génies du monde
ne se réunissent en ce lieu Mais déjà un grand nombre était
venus se joindre à une mahalla primitive que Sidi Tala Izid
avait fait descendre avec, les eaux de la fontaine et qui com

prenait des blancs noirs, des guerriers, des femmes et


el îles

des enfants. Ces Génies ont formé la souche de ces Bonnes


Personnes que les gens du pays viennent prier dans leurs
afflictions depuis l'époque de Sid Elkebir ».

Les Bonnes Personnes (uns melah) sont les ee habitants »


et les ee maîlres » de la source (sokkanha, moualiha). Leur
demeure souterraine est conçue de différentes façons, sous

l'influence générale de la cosmographie savante qui admet sept

terres superposées et de la tradition populaire qui croit à une

mer continue sous la terre ferme, mer d'où l'on fait jaillir les
sources ophiaques, non par des puits artésiens comme les

Français, mais au moyen de sacrifices sanglants ; ce qui fait


dire de certaine fontaine : elle est sortie par le sang (khredj

liéddemm). En général cependant, l'habitat invisible de ces


Génies esl la réplique du paysage visible, et comme la mou

lure du sol supérieur : seulement tout y est plus grand, plus

beau et plus riche, suivant le goût île chacun, sans doute,


mais surtout dans le goût classique des Mille et une Nuits.
ee Une vieille bédouine, qui avait sept filles, priait Sid

Elkebir, son voisin, de leur donner un ee burnous de protec

tion », suivant l'expression consacrée. Lin jour, une jeune

demoiselle, toute couverte de bijoux, au point de plier pres

que sous leur poids, vint chercher ses filles et les conduisit

devant la source du Saint, ee Regardez là-haut ! » leur dit-elle.


Elles levèrent les yeux ; et soudain, elles se trouvèrent trans

portées dans un palais dont les murs étaient bâtis de briques


d'or et d'argent alternées. D'innombrables jeunes filles d'une
beauté et d'un luxe merveilleux leur firent fête. Une table
fut servie devant elles sans l'aide d'aucune main visible,
chargée des pâtisseries des Génies. Une vieille prédit le ma

riage cinq d'entre elles. Puis on conduisit celles-ci à la


à
salle de bains. Dans ces thermes d'une somptuosité qui dépas
sait tout ce qu'elles avaient vu ou rêvé, se trouvait un bassin
où l'eau était pure comme l'or. La Djânnia dit à chacune

d'elles : ee Penche-toi et vois ce qui s'y trouve ». L'eau jeta


des bulles et la jeune fille vit se dessiner la figure d'un hom
me. « A une autre ! » dit la Djânnia. Les cinq jeunes filles
virent la même merveille. « Savez-vous ce que sont ces om
bres ? leur dit-elle Dieu a voulu vous montrer en elles les
visages de ceux que vous devez épouser. Il vous a gratifiées de
la vision de, l'ombre dans l'eau (chouf élkhial félma) ». Et
des musiciens invisibles, sur des instruments inconnus, firent
entendre des chants comme les Génies seuls en composent ».
Une villa moresque idéale, ou plutôt un palais du Paradis,
suivant l'expression courante, où les richesses les plus rares

sont relevées par un art supérieur et les prestiges de la magie,


voilà le séjour des fées de la Fontaine Fraîche.
Quant à elles, comme les Nymphes de l'antiquité, elles

personnifient, la force vitale, la santé, l'amour et les joies de


l'esprit el du cœur. Elles sont douées supérieurement, divi
nement, des qualités dont elles sonl les distributrices. L'ima
gination populaire place l'origine mystique de toutes les vo

luptés de ce monde dans leur radieuse fécondité, qui est la


source de la vie. Voyez en quels termes une vieille Blidéenne
les priait, en 1909, d'entretenir sa santé prospère et de rendre

mère sa bru.

ee O Maîtres de ce lieu, Maître de l'Ançeur, et toi, patron


de la ville (Ahmed el l;cbir), toi que j'implore au nom de
ceux-ci (les Génies), qui sont tes voisins, je vous en conjure

au nom de Dieu, donnez à mon fils une postérité. Regardez vers

moi, écoutez-moi, vous, Maîtresses de la source, vous, les


Belles, les Réjouissantes, les Sveltes à la taille fine, les Pim
pantes, les Exposées (mçedderat) dans tous leurs atours (com
me les mariées le jour de leur à la famille),
présentation

les Coquettes à l'œil lutin, les Boutons de roses, les Parterres


de fleurs Si les autres femmes viennent vous verser un bol
- -

289

de miel, je viendrai vous en répandre dans vos eaux une

cruche entière. Si les autres vous font, des libations d'un pot

de lait, je vous en ferai d'une pleine jarre. Je ne vous deman


de que de veiller sur ma santé et de peupler la maison de
mon plus jeune fils. » Après cette invocation, la vieille baisa
le rocher d'où la fontaine jaillit el se retira.

Elle se rend auprès du tombeau de Sid Elkebir. Elle veut y

faire sa dernière station. N'est-il pas le Moul élouàd. le Maître


de la vallée sacrée, le hakim, le chef de ces
Esprits, le magi

cien qui commande à toute celte féerie ? Un saint, c'est une

âme humaine qui a conservé son autorité sur les déités que

nous avons créées à notre image el dont les hommes ordi

naires sont devenus les esclaves. Elle le sait d'instincl et de


tradition ; c'est pourquoi elle rend les honneurs divins à cette

âme, qui a la haute main sur les âmes que la pèlerine vient

de piier. Elle baise la châsse, le voile qui l'enveloppe, la cou

pole qui la surmonte. Elle se frotte le visage avec le drapeau


que l'on arbore les jours de pèlerinage sur le mausolée. Et
elle prie le saint, comme elle prierait Dieu, lui demandant de
lui « donner tel avantage, de lui ee accomplir » tel souhait,
..

de la « guérir » de tel mal.


Dans la première édition de mon livre sur les Coutumes,
croyances, institutions des Indigènes (Blida, igo5), au cha

pitre de la Foi au marabout, j'ai noté les critiques que les


musulmans instruits adressaient aux ignorants à propos de
leur conception superstitieuse de la puissance de leurs saints.

La théorie orthodoxe, d'après les lettrés, c'est que nous pou

vons solliciter l'intercession des Oualis, et profiter de la fa


veur dont ils jouissent auprès de la divinité, pour faire d'eux
nos intermédiaires entre le ciel et nous, mais à la condition

d'attribuer le résultat de leurs démarches non à leur puissance

propre, mais à la bonté d'Allah. A cette époque, le purita

nisme des lettrés semblait paradoxal à la masse populaire, au

point qu'on les accusait de manquer de foi (niïa) et de prê


cher des innovations. Un kabyle, président (mocaddem) d'une
succursale de la confrérie des Rahmania à qui l'on demandait
quel était le plus éminent à ses yeux, Dieu, le Prophète ou

Sidi Mohammed ben Abd Errahman, baissait la tête, réflé

chissait et répondait : ee Vous ne m'embarrasserez point ! Ils

19

290 —

sonl tous les trois égaux ». Autant que la colonie nègre, reste

de l'ancien esclavage, toutes les femmes de la ville ou de la


campagne, tous les bédouins de la plaine et les bûcherons de
la montagne, la grande majorité des citadins, et, comme on
disait, tous les 'udaïdia en entendant par ee mot la foule des
demi-islamisés et de plus des vieux turbans gardant sans exa

men la foi de leurs pères, attribuaient, en fait sinon en parole,


à leurs oualis, la toute-puissance dans ce monde et dans l'au
tre, la roboubia, l'empire, le principal des attributs divins.
Comment le croyant e.xplique-t-il le pouvoir merveilleux de
leurs reliques ? L'observation nous amène à cette conclusion :
iu

le marabout n'est point mort, mais bien vivant dans sa

âme la de facultés
20

tombe ; son conserve plénitude ses ma



giques personnifiées ; enfin, elle est servie par des Esprits
qui exécutent ses ordres avec des moyens surnaturels. Nous
pouvons étudier cette singulière conception de la sainteté sans

quitter la châsse de Sid Elkebir, en consultant seulement ses

adorateurs.

On vous dira que le saint dort (naïm) dans sa châsse : l'ex


pression esl un demi-mensonge pieux inspiré par la fausse
honte devant un mécréant. En réalité, on croit à sa présence

réelle, à sa survie effective, corporelle et spirituelle à la fois,


car on ne distingue pas. Un fils du Saint, Sidi Ahmed Bellah.-

san, ayant composé sepl chants en l'honneur de son ancêtre.

celui-ci vint le remercier autant de fois, en chair el en os (dzât


innédzouât), sous la forme d'un vieillard aux cheveux blancs lui
tombant jusque surles bras. On raconte que, du jour où il est

nommé chef de la zaouïa, le marabout vivant voit de ses yeux

le marabout mort, passe la nuit près de lui, le consulte sur les


affaires concernant sa famille <i lui doit l'habileté infaillible de
sa politique. Sidi Ehirouxsy ,
le Kébir de la zaouïa de mon temps,
veillait, une nuit, de vendredi à samedi, près de la châsse du
grand aïeul ; soudain, il poussa des cris d'effroi ; on fut obligé

de le ramener par la main chez lui : il était aveugle et resta

sujet à Li ny ctalopie. On regrettait qu'il n'eût pu supporter les


manifestations qui s'étaîenl produites devant lui ; car, s'il n'a-

la (tedderkouh éloui-
vail piis eu peur, sainlelé l'aurait atteint

Une'
laï.a). nuil Sid Elkebir lui commanda d'annoncer qu'un

sacrifice (oua'da) élait nécessaire pour sauver Rlida des pluies


:u, i
— —

torrentielles. Des passants attardés aperçurent le Saint, à la


porte Rab errabah, discutant avec Sidi Ben Youssef de Miliana
et Sidi Etslsaalbi d'Alger, sur l'opportunité de livrer la ville

pécheresse au torrent qui doit l'emporter.


'
\ssas étblèd, Gardien de la ville, ou, mieux, Préfet de Dieu,
il se mêle de près à la vie privée et publique de ses administrés.
MaTs, sachant qu'il ne peut rien refuser (saints et génies sur

pris sonl incapables de repousser un souhait formulé),, il se

dérobe à leurs sollicitations. Son approche provoque de l'inad


vertance (sahoua), une distraction (sina). Même en rêve, il
aime à garder l'incognito. On lui connaît cependant des dégui
sements qu'il affectionne. Naguère encore, il se manifestait, sous

la forme de lion, d'aigle, d'oiseau « vert .,.


Aujourd'hui, il
prend plus volontiers l'extérieur d'un mendiant gyrovague,
d'un touriste inconnu, d'un jardinier espagnol. Il montre un

goût particulier pour les insignes françaises correspondant à son


à'

titre assiis : on le voit souvent dans l'uniforme de général, de


gouverneur, de maire, de commissaire de police. El, de fait, ne

remplit-il pas tous ces emplois ? ee Pensez-vous, me disait un

jour un Indigène, que ce sont vos flics qui font régner la sé

curité dans le pays ? Nous savons, nous, que nous le devons


aux hommes d'Allah (rdjal Allah) ». Le peuple les tient pour

responsables des injustices dont il souffre. Une v ieille maures

que qui reprochait à Sid Elkebir de n'avoir pas protégé sa

fille contre le mauvais œil, frappait à coups de poing sur sa

châsse, menaçant de la renverser ou de la mettre en pièces, et

vociférait : ...le t'en demanderai raison, demain, au tribunal

du Jugement dernier, quand Allah sera notre juge el ses anses

nos témoins ? » Pour cette femme et pour ses coreligionnaires

qui trouvaient son assignation parfaitement raisonnable, il n'y


avait pas devant elle un cadavre dans sa tombe, mais une
ma-

de'
hakma avec son cadi en fonction, chargé faire à chacun son

droit dans l'étendue de sa juridiction.


On ne dit, pas : « Je vais au tombeau de tel saint », mais je
me rends auprès de tel saint (nemchi hidi flàn). Son sanctuaire

s'appelle maqam : étymologiquemenl, le lieu où il se tient. Il

y siège, en effet, comme le magistrat dans son prétoire ; et là où

il ne peut figurer en personne, il se fait, remplacer par son subs

titut. Lin ouali peut avoir plusieurs maqam, où il est simulta-


292
— —

némenl visité : il est partout présent à la fois. Sa mulliprésence

s explique par ses rouhani ou rouhania ; on dit aussi ses âmes


(uroiinli) el l'on entend par là des doubles.
Bien des saints sont ainsi doués de personnes multiples. On
connaît l'histoire de Sidi Mahammed bén Abderrahman, qui,
enterré à Alger et revendiqué par ses contribules du Djurdjura,

s esl trouvé, eorporellement et spirituellement, à la fois dans


son tombeau de Belcourt et dans
maqam des Ait Smaïl. A
son

l'ouest de Blida, les Oulad Sidi Moussa ben Naçeur, descendants


de ce saint renommé et d'une fille des Génies, possèdent dans
une coubba le corps de leur ancêtre ; mais au Sud-Est de Blida
également, les habitants de Sidi Fodil, qui se vantent d'être nés

du même saint, quoique d'un mariage contracté avec une fille


des hommes, affirment, que la rouhania de Sidi Moussa vient

présider leur fête votive, Nous avons vu que Sid Elkebir, en

abandonnant sa grotte, y laissa sa rouhania, que le respect des


fidèles honore encore en ce lieu. Grâce aux rouhanis d'un
Saint, ses cénotaphes valent sa tombe. Plusieurs se le parta

gent et tous l'onl tout entier. Cette entité commode justifie le


culle des saints sans nom el sans reliques : Sidi Gherib (Mon
seigneur Etranger] de Tafraout, dans une légende recueillie sur

place, dit à ses dévots : » Je suis en voyage et je suis ici ; je


suis présent et je pérégrine ana msàfer ou ana hâder ; ana

hàder ou ana msàfer. La bi-corporéité est à la portée des moin

dres santons ; les grands jouissent presque de l'ubiquité, tant


on leur compte d'hypostases de ce genre.

Qu'est-ce donc que ce rouhani ? Sa synonymie avec le rouh

le fait assimiler à l'âme. En effet, tout homme peut avoir sa

rouhania, qui se dégage des liens de son corps, à sa mort : ce

sont ses Mânes, surtout malfaisants, ses Lémures. Il n'y a pas

de cimetière sans rouhania : ce sont alors nos revenants. Mais


le rouhani est aussi dans la langue un Esprit supérieur ; on

connaît les rouhanis des planètes, surtout les sept rouhanis de


la Lune. Ceux des saints sont apparentés à ces dignitaires des
sphères célestes. D'après une information populaire, qui se ré

clamait d'ailleurs des mnâqeb élaoulia, c'est-à-dire des traités


hagiographiques du pays, les rouhanis sont des ombres ou

fantômes (khial) simplement, mais ayant une (rouh), âme tout


l'homme Quand de-
comme e< un dévot, à force d'adorer Allah,
-

■>),* -

vient ouali et va entrer parmi les gens de la divination (ahl

élkechf), les rouhanis viennent pour pénétrer en lui el, suivant

le nombre des rouhanis qu'il recevra, il prophétisera les évé


nements qui auront lieu dans une semaine, un mois ou plus.

Le jour donc où l'aspirant à la sainteté en atteint le degré, un

rouhani se présente à lui et lui dit : •< Tu as terminé ta besogne :

je vais t'endosser comme on endosse un habit (nelbsek). —


En
dosse-moi, lui répond l'homme ». Alors, ce rouhani l'endosse
en se glissant entre ses os el sa chair. Plus tard, un autre vient

qui lui dit : « T'endossé-je ? » Si notre ouali se sent de force à


subir l'opération, il y consent; sinon il lui dit : ee C'est assez ! »
11 y a des gens qui, dès le premier rouhani, perdent la raison
et, en mêmetemps, les mérites qu'ils ont acquis les abandon

nent. D'autres en supportent deux, trois, quatre, cinquante.

Plus l'homme s'élève dans la hiérarchie sainte et plus habitent


en lui de rouhanis. Les ghouts sont fourrés ainsi de deux cents.

trois cents rouhanis ; mais celui qui les dépasse tous pour le
Abdel-
nombre qu'il en possède, c'est le Sultan des Saints, Sidi
kader, qui ne les- compte plus. Quand à Sid Elkebir, il en a

trois cent quatre-vingts ».

Dans la théorie orthodoxe, on explique les miracles des saints

par la faveur dont ils jouissent auprès d'Allah. C'est par l'eliel
de leurs prières que les malades sont guéris, que la terre est

fécondée par la pluie, que la peste et les calamités de toute


espèce sonl écartées. Pour le Blidéen qui professait la croyance

que nous venons de traduire, la puissance thaumaturgique du


Patron de sa ville avait son principe en lui-même ; il incarnait
des Esprits appartenant aux chœurs des Anges et correspondant

à peu près chez nous aux Puissances, aux Trônes, aux Domi
nations de notre théologie. Les rouhanis élant des archanges

commandant à des légions célestes et préposés aux grands phé

nomènes de la nature et aux grands événements de l'histoire


on comprend pourquoi les dévots de la Mettidja viennent

supplier Sid Elkebir en temps de sécheresse, d'épidémie ou

de guerre.

Mais les maladies des particuliers et les intérêts personnels

sont choses indignes de si hautes personnalités. Aussi, le saint

a-l-il un service spécial affecté à satisfaire les besoins privés. Il


n'est pas seulement plein d'Esprits supérieurs; il est entouré
29'|
— —

d'une foule de génies subalternes. Dans- la tradition familiale


des enfants de Sid Elkebir, on raconte que le petit-Jils du Saint,
Mohamed, surnommé le Bouhali parce qu'il voyait les choses

cachées, interrogé un jour sur l'état dans lequel se montrait à


lui Sid Elkebir, dont il fréquentait sans cesse le tombeau, ré

« Autour de
pondit: grand-père, il y a toujours du monde, des
jeunes femmes blanches, des négresses, un grand nombre de
personnages dont on ne saurait dire d'où ils sortent. Et grand-

père esl couché dans un palais splendide où il mène joyeuse


vie » Ce personnel, si l'on en croit les poésies, les récits, les
légendes, est formé de guerriers (asker), de gardes veillant sur
le Cassas), de serviteurs (khoddam), de servantes (khe-
pays

dimat). H faut y ajouter des saints (aoulid), qui sont ses lieute
nants ou ses subordonnés ayant avec lui des relations de feu-

dataires à suzerain. Tous sont ou des âmes ou des génies et em

ploient dans l'exécution des volontés de leur Maître les facultés


supérieures des Esprits. Son borhan, ainsi nomme-t-on le ta
bleau des miracles prouvant sa sainteté, se fonde sur la colla

boration de son âme divine (nefs rebbania), des rouhanis qui

la ee remplissent » ('amer) et des djanns qui la servent.

11 ne faudrait pas croire que ces djanns soient toujours de


pures abstractions. De 1900 à 191/1, Lalla Messaouda avait sa

physionomie et son rôle particuliers auprès de Sid Elkebir.


Pour certaines de ses ferventes, elle était la femme de Sid El
kebir, femme-djannia. Beaucoup d'oualis ont ainsi un autre

soi-même féminin : c'est le résultat du principe de la sépara

tion des sexes. Dans les environs de Blida, je connais la Lalla


Messaouda de Sidi Medjbeur, une autre de Sidi Moussa ben
Naçeur ; à Miliana, Sidi Ahmed ben Youssef a pour compagne
Lalla Bghoura, la Pluvieuse (racine : bghr pleuvoir abondam

ment). Leurs épouses pendant leur vie, ces fées sont restées les
maîtresses de leur harem après leur mort. Pour beaucoup de
croyants, Lalla Messaouda est une khedima, l'intendante du
Saint. Mais elle jouit d'une grande autorité. Elle assiste aux

assemblées des Saints entre autres privilèges. Elle remplit

souvenl l'office de messagère entre Sid Elkebir cl les membres

de sa famille, et d'intermédiaire surtout avec les femmes venues

en pèlerinage. Elle esl l'héroïne de nombreuses légendes. Jus


qu'à ces derniers temps la maison de l'oukil, qui passait pour
290
— —

avoir élé sa demeure, était en particulière vénération, soit

qu'elle y habitât encore (elle y apparaît, dit-onj, soit en sou


venir de ce qu'elle y a habité. Toujours vivante, toujours
jeune el belle, elle commande en tant que première favorite
du harem ou maîtresse de maison aux foules de djannius qui

peuplent le territoire sacré de Sid Elkebir.


Quelle que soit la puissance de ces Esprits, et leur nombre,
Sid Elkebir les domine de toute la supériorité que lui confèrent

l'ascendant magique de l'âme humaine, le pouvoir des rouha


nis qu'il incarne et l'éminence de ses vertus morales. Malgré
leurs talents surhumains, ils ne doivent être considérés que

comme ses domestiques et ses auxiliaires médicaux. Si ses

clients ignorants et grossiers l'oublient trop souvent, le légen-


dier, que savent par cœur les plus intelligents d'entre eux,
tend à lui assurer le caractère hautement spirituel qui honore
les plus grands saints chrétiens, tout en lui conservant la puis

sance thaumaturgique du magicien maghrébin. Nous ne quit

terons pas son maqam sans écouter un récit édifiant où se mar

que le trait le plus sublime de sa physionomie, la pitié pour

la misère humaine.
e< 11 y avait chez les Béni Bou Çaïr une jeune fille de quinze

ans, d'une beauté qui faisait bénir son créateur à tous ceux qui

la voyaient. Elle était née resplendissante comme une lune ;


mais ses yeux étaient frappés de cécité noire (goutte sereine).

Son père était mort en lui laissant une large aisance. Chaque
fois épie les pèlerins partaient Sid Elkebir, ils lui
pour visiter

disaient : ee Viens avec nous, Dieu te donnera l'heure fortunée


où tu recouvreras la vue —

Allez, répondait-elle, vous qui avez

vos yeux et qui pouvez contempler le saint homme : prenez un

taureau, une vache, ce que vous voudrez, dans mon étable ;


moi je ne puis y aller Un jour, cependant, son oncle la
! >,.

contraignit à se joindre à la troupe des pèlerins. On la monta


;sur un mulet. Depuis le moment où elle quitta sa ferme, elle

ne cessa de pleurer et de gémir jusqu'à ce qu'elle approcha de


l'ermitage. Un serviteur du saint vint au-devant d'elle et lui
recommanda de rouler elle-même le couscous qu'elle offrirait

au Seigneur. Elle le fit en versant des larmes. Or, toutes les


larmesqu'elle avâitversées le long du chemin et pendant qu'elle

préparait son offrande n'étaient tombées ni sur la terre ni dans


296 —

le plal : Sid Elkebir les avait reçues dans ses mains. 11 se fit
donner une écuelle, dans laquelle il les réunit et il dit à son

serviteur : ee Rapporte-lui ses larmes et dis-lui de s'en rincer les


yeux ». L'aveugle se saisit de ce collyre et s'en frotta les yeux.

Et voilà yqu'elle vit aussi bien qu'on peut voir. Ses larmes
l'avaient guérie, par la vertu de Sidi Ahmed Elkebir, que Dieu
nous en fasse profiter ! »

Un consolateur des affligés, un surhomme dont les mains

bienfaisantes savent transformer la douleur même en remède

du mal : telle est bien la représentation de Sid Elkebir que se

forme l'unanimité de ses adorateurs. Mais comment le miracle

s'opère-t-il ? Ici, les divergences s'accusent. Les uns, les plus

islamisés, y voient un mystère divin (serr rebbani) qu'ils res


pectent ; leur protecteur est un privilégié de Dieu, qui lui

octroie des incompréhensibles. Pour les autres,


grâces et ce

sont les plus nombreux, la cure merveilleuse s'explique par la


collaboration d'une part des génies, qui ont recueilli les larmes
de l'aveugle, et d'autre part, du héros dont le pouvoir magique
(hikmà) les a transformés en divin dictame. Aux yeux des pre
miers, l'Ouali est un favori d'Allah; à ceux du plus grand nom

bre, c'est un magicien (hakim) commandant à des légions de


génies.

Après l'exploration que nous avons faite de son sanctuaire

nous comprenons le titre que lui adresse le vulgaire : Moula


seba'mhall le Maître des sept tribus d'Esprits. En somme, sa

zaouïa est un refuge des vieilles pratiques animistes. Nous y


avons retrouvé les cultes naturalistes de la pierre, des arbres,
des grottes, des sources et, de plus, celui de l'âme humainesous
la forme quasi divinisée d'une âme remplie d'Esprits célestes.
Ces éléments superstitieux constituent le fond de tout lieu de
pèlerinage en Algérie. Plus ou moins complets, plus ou moins

voilés, ils percent partout dans la croyance des simples et n'ont

guère nettement disparu que dans l'esprit des plus avancés.

Tout santon musulman abrite dans ses substructures un génie.

Cette loi ne semble pas particulière à l'Afrique du Nord. On


pourrait l'expérimenter sur nos buts de pèlerinage thérapeu

tique d'Europe. Le plus célèbre peut-être, Lourdes, se compose

d'une grotte, avec une source, une apparition, un églantier


placé au pied de la niche où s'est manifestée la Vierge, enfin.
— —

297

une pierre sacrée, «"quartier de roc qui se carre encore derrière


la statue de la Vierge dans l'excavation de la grotte, à l'endroit
même où la Vierge a paru. Ce bloc de granit est une pierre

de sacrifices vouée à des divinités infernales que l'on n'apaisait

que par des libations réitérées de sang ». (lluyinans, Les foules


de Lourdes, p. 166). Quelle différence l'observateur (je ne dis
pas le croyant) peut-il relever entre notre grand pèlerinage des
Pyrénées et l'obscure zaouïa de l'Atlas ? On n'en voit qu'une :

c'est que, dans le premier, les divinités primitives sont totale

ment oubliées et qu'elles survivent dans le second. Aucun


pèlerin ne vient à Lourdes avec l'intention exclusive de visiter

la source, en négligeant la basilique. Combien de fois, au con


traire, voit-on les paysans de la Mettidja venir faire leurs dévo
tions aux Nymphes de l'Ançeur et s'en retourner sans prier à
la châsse du Saint, devant laquelle ils- passent à l'aller et au

retour ?
Chapitre XV

LE « QARINE »

Ordinairement, la maladie telle que la conçoit l'indigène


provient du dehors ; les génies qui la causent opèrent sur l'or
ganisme par voie d'intervention violente ou d'irruption. Ibn
Elhadjdj, les décrivant, les situe dans la nature autour de
nous, ee Leurs .1 frites c'est-à-dire les plus puissants parmi eux),
dit-il (Ch. elanouar, p. 98) habitent les fontaines et les grot

tes ; leur Chitans (les pires) se tiennent dans les maisons et

peuplent les cimetières : entendez qu'ils hantent les tombeaux


des humains. Quant à leurs Touaghît (les plus cruels), ils
campent près du sang ; ils sont partout où on en fait couler ;
autour de la goutte qui tombe ils accourent plus prompts que

l'éclair qui surprend ou le vent qui souffle en bourrasque.


Zouâba'
Certains de leurs (leurs tempestaires) chevauchent les
vents. Quelques-uns de leurs Chefs-de-démons ne quittent pas
le voisinage du feu, d'où ils tirent leur origine première.

Certains de leurs Tsouâqtf afrites (leurs affinés de marque),


qui prennent la figure humaine, ont leur habitat de préférence

près des arbres de haute futaie et des buissons de ronces :

ils font des incursions dans les vergers et certaines grandes

plaines et fréquentent aussi les montagnes et les ruines aban

données. La plupart de ces Esprits sont susceptibles de pro

duire la maladie dans le corps des hommes et des femmes ».

Rn général, les Mettidjiens pensent comme notre auteur. Us


emploient communément l'expression consacrée : Un tel a été
frappé sur l'eau, sur la cendre, sur le fumier, sur une touffe

d'herbe verte, etc., signifiant par là qu'ils le croient victime

d'un agent spirituel caché dans un des phénomènes du monde

extérieur.

Mais ils admettent aussi que la maladie-génie peut résider



3oo —

en nous ; car le corps humain, comme tous les autres, sert

de siège aux Esprits, et la tradition religieuse et profane

fournit des éléments assez nombreux pour que cette notion

soit précise, ee
Allah, d'après l'histoire sainte, a dit à Iblis :

Je ne créerai aucun enfant de la postérité d'Adam sans

en créer un pareil de la tienne ». Il en résulte que chacun

des descendants d'Adam a son démon qui lui est accouplé

(cf. Eddamiri, I, p. 176) ». Le Prophète a révélé le nom de


ce jumeau invisible de l'homme dans un hadits cité dans le
même livre, page 173 : ee II n'est personne parmi vous, a-t-il

dit, qui n'ait son qarîne (c'est-à-dire son inséparable) d'entre


les génies (qarînouh min eldjinn). —
Et toi, Envoyé de
Dieu ? —
Moi aussi, j'ai le mien, répondit-il ; seulement

Allah m'a facilité ma tâche avec lui : il s'est converti à l'Islam


et il ne me suggère que de bonnes pensées ».

Il est plusieurs fois question des qarînes dans le Coran,


entre autres au verset 24 du chap. XLI, où il est dit des
damnés : « Nous leur avions attaché des compagnons insé
parables qui ont tout embelli à leurs yeux » ; le commen

tateur Echcherbini les définit des Chitans, des démons qui

font pendant aux hommes et sont leurs répliques (nadîr). Il


traditionnis-
rapporte plusieurs apophthegmes des meilleurs

tes, desquels il ressort qu'il y a de bons et de mauvais qarînes

et que Dieu les répartit parmi les hommes, attachant les


mauvais à ceux qu'il veut damner et les bons à ceux qu'il veut

sauver. Ainsi, dans la littérature religieuse, le qarîne glisse

au rôle de démon tentateur ou d'ange gardien.

J'ai relevé dans le milieu des tolba la conception orthodoxe

du qarîne ou du moins son dérivé. On peut lire dans mes

Coutumes, institutions, croyances (édit. 1905, p. i56) : ee II

y a une espèce de génies appelés qarînes dont chaque homme


porte en lui un individu, depuis le jour de sa naissance jus
qu'à sa mort. C'est ce qarîne qui vous rend le travail pesant

et qui vous empêche d'accomplir les bonnes actions ; il frap


pe aussi les tolba-sorcicrs, qui, sans connaître la manière dont
on doit se comporter avec les génies, se mêlent de prononcer

des incantations à tort et à travers, ignorant ce qui peut nuire

el ce qui peut être utile ». On reconnaît le qarîne défini par

le Prophète, quoique adapté à l'atmosphère de paresse et de


sorcellerie qui est celle des zaouïas.

3oi ■—

Mais le folklore mettidjien en général ne semble pas lui


attacher un caractère moral ; il l'envisage au contraire comme

en étroite relation avec la vie physique de l'homme. 11 est

admis qu'il naît avec nous :


ntîdj lui sert de synonyme et ce
mot veut dire congénital, ee Le qarîne de l'adamilé, affirme
un dicton, se forme (ietkououen) avec son frère dans le même

ventre ». Il vient au jour en même temps que l'homme. Nous


avons décrit dans le chapitre premier de notre livre sur l'En
fance (Bulletin de la Société de Géographie d'Alger, 1918) le
vieux rite de l'accouchement imaginaire, auquel se confor
ment les sages-femmes indigènes, affectant de donner leurs
soins à une parturienle invisible avant de servir leur cliente.

La croyance au qarîne s'amalgamerait ici avec celle aux

mechchahrines ou génies-femelles accouchant dans le même

mois ; le qarîne ne serait plus le jumeau de l'enfant ; une


djânnia le mettrait au inonde pendant que la femme serait

délivrée de son côté ; les deux nouveau-nés n'en seraient pas

moins intimement unis, comme la vie et le corps. Dans les


cérémonies des relevailles, la jeune mère crachotera du cu

min dans chaque coin de son appartement pour remercier

sa commère mystique et la prier de lui continuer sa collabo

ration.

V partir de ce moment, dans la croyance commune, les


deux nouveau-nés n'en font plus qu'un. Us tettent ensemble.

On prétend que la difficulté du sevrage doit être attribuée à


la gloutonnerie du qarîne : mécontent et violent, il peut pro

voquer des troubles dans l'organisme et on signale son inter


vention dans les convulsions infantiles qui se déclarent à cette

occasion. II est question de son influence aussi dans la der


nière maladie ; il semble que, sorte d'esprit vital, il inter
vient surtout à la naissance et à la mort. On dit, lorsque le
moribond est agité : ee C'est son qarîne qui lui fait des peurs

(ihoul fih) ». Parfois des rougeurs marbrent la peau des mou


iliïa'
rants : ee Leur qarîne les tourmente fih, les pince iqreç.

fih ». Il agit par des pinçons aussi sur le corps du malade

quand, on administre à celui-ci un médicament ; et proteste

quand on amène au chevet un faiseur d'amulettes. Si le


patient a fait vœu de se rendre à un marabout, son qarîne lui
met des fourmis dans les jambes (inemmel), lui plie les jarrets
302

le force à se coucher. Il le secoue el le calme dans son lit,


étant l'auteur de ses crises et de ses abattements. Il n'est

pas rare que l'Indigène mourant voie son qarîne circuler

autour de lui sous la forme d'un èlre humain à sa ressem

blance, velu de rouge, ou d'une autre couleur suivant la race

à laquelle il appartient. Le qarîne d'un homme meurt avant

lui ; d'après certains, quarante jours auparavant, ee quand la


feuille de cet homme tombe de 1 arbre où chaque vivant a

sa feuille avec son nom » ; pour d'autres, sept jours avant

son frère humain, ou trois. On pronostique la mort prochaine

quand le qarîne s'apaise et s'abandonne : on dit alors qu'il

.donne son consentement à la mort (iali ttaoua lélmout). On


reconnaît enfin que le qarîne est mort, ou, comme on dit
aussi, lorsque le djann qui esl dans l'homme eldjann élli fih est

mort, lorsque l'agonisant éprouve aux épaules des soubresauts

nerveux, ou dans la cuisse des tremblements, enfin, lorsque


sa langue « esl tombée », s'est immobilisée dans la fosse du
maxillaire inférieur. On dit, aussi que la rouhania. (l'âme-

revenant) de l'homme n'est autre que son qarîne qui a quitté

son corps avant que celui-ci ne meure et que la rouhania

reproduit exactement les trails du défunt, du moins quand

celui-ci a, vécu en homme de bien.


Sous l'influence peut-être de la tradition religieuse qui en

fait un démon, la tradition populaire conçoit aussi le qarîne

comme une maladie. Il esl défendu de prononcer son nom

clans la chambre d'un enfant pour la même raison qu'on

évite en pareil lieu le mol djinn : ce serait le provoquer,


c'est-à-dire déterminer quelque crise spasmodique. Le qarîne,

en effet, commande au système nerveux et aux affections qui

en dépendent. » La trente-cinquième espèce (des génies patho-

géniquesl, dit Ibn Elhadjdj (p. iofi), se compose d'afrites que

l'on appelle qurîna. Pendant le quart de l'année, celui qui

en souffre, homme ou femme, est sujet à des contractions

violentes des bras el des jambes, à des convulsions universelles

el à des contorsions de la bouche ; la conscience l'abandonne


et il reste gisant sans mouvement ». On appelle meqrouna ou

dominée par le qarîne la femme que son tempérament trop


nerveux rend stérile el mcqroun l'enfant ayant une aptitude

décidée aux troubles coiivulsifs.



3o3 —

Nous ne voyons dans ce cas qu'un vice de la constitution ;

les Indigènes y reconnaissent un qarîne méchant qarin sou,


que l'on traite comme une
intelligence, par des conseils mo

raux ou des menaces. Eddirabi (à la page ut de son Kilab


élmodjrihnt) nous fournit contre lui une amulette spécifique :
elle se compose de contons du Coran qui ont pour but de rap
peler la puissance suprême d'Allah et de proclamer que le
malade lui confie sa défense, tin voici une autre dont les
éléments sont recommandés par tous les spécialistes (.Sovouli

p. 217) : «e On suspend au cou de l'enfant dans un tube de


roseau bouché avec de la cire les citations suivantes :

le
début du chapitre LXNNl du Coran, où est, décrit le Jugement
dernier jusqu'au passage : « les chamelles pleines s'égare

ront », après quoi on ajoute : qu'Allah égare loin de loi les


intentions malignes (du qarîne) ;
2"

le verset ->8 de la sourate

NX XVI : « Il ne fut poussé qu'un cri et ils en restèrent refroi

dis », allusion au cri poussé par; l'Archange Gabriel qui glaça



d'effroi les mécréants d'Anlioche ; les versets
19 20 do
cl

la sourate LIV relatant la tempête qui emporta les Adites :


« Vous avons envoyé contre eux un vent impétueux dans un

jour néfaste, soufflant sans relâche ; il enlevait les hommes »,

et l'on ajoute : Qu'Allah enlève loin de cet enfant cette qarl-

nu ,,. La qarina esl explicitement assimilée à l'homme, dans


celle finale, par l'expression ennàs, comme elle l'est impli
citement dans toute la teneur des deux talismans par les idées ;

cl, en temps,
même elle est bien une maladie, une maladie

d'origine interne qui s'oppose aux maladies d'origine externe,


comme on le voit dans le titre des talismans généraux appe
taba'

lés : ee hadjab contre les qarînes et les », c'est -à-dire

phylactères contre les génies personnels et les génies étran


gers (cf. Eddirabi, p. III).
Je définis le qarîne, tel qu'il m'est apparu, un génie per

sonnifiant la force vitale. Vinsi s'explique qu'il n'intervienne

qu'à la naissance, à la mort et dans les vicissitudes de la


santé. Ce génie est assez individualisé pour quitter le corps

auquel il est préposé. Dans une légende que j'ai rapportée

ailleurs (Bévue africaine,


319, p. 3/j 7) les qarînes de sept

filles s'incarnent dans sept hases et ceux de sept garçons

dans autant de gazelons. On raconte à Blida que, quelque


3o4 —

part, du côté de l'Ouest, existe une zaouia, une sorte de cou


vent arabe, que l'on appelle Zaouiel Sidi Haddi. Nul n'y pénè
tre que des Bouhalis et des chats. On y compte cinq cents
de ces moines musulmans et cinq cents bêtes. Quand un chat

meurt un Bouhali rend l'âme et quand un Bouhali décède,


un chat disparaît. C'est une vieille coutume dans les ravins

de l'Atlas de planter son arbre sympathique ; tant que celui-

ci prospère, Je montagnard se montre plein de confiance ; et

il prévoit la mort, s'il le voit dépérir. Ces animaux ou végé

taux consorts passent pour les doubles du corps humain parce

que, concurremment avec lui, ils servent de résidence à son

qarîne et qu'ils en suivent ensemble la destinée.


Mais comment l'Esprit vital d'un sujet peut-il se changer

pour lui en maladie ? —


C'est que le qarîne se montre alors

mâkir, comme on le dit : c'est-à-dire déloyal, traître à


l'homme et rebelle à Dieu ; il manque aux devoirs de sa

fonction ; sauf le cas de force majeure, d'arrêt divin, ses

défaillances sont considérées comme des péchés ; et c'est la


raison pour laquelle, lieu de le soigner, on le
au sermonne ;
on lui rappelle le Jugement dernier où il rendra compte de
sa mission, on le menace de la colère d'Allah châtiant les
impies ; il est bien évident qu'avec une telle conception du
mal les meilleurs procédés thérapeutiques doivent être des
adjurations religieuses.

Quand le peuple à Blida veut désigner le démon que nous

portons tous en nous, le mauvais conseiller « qui embellit à


nos yeux le mal et enlaidit ou ridiculise xe bien », il le nomme

Chitan. Le Chitan (cf. le commentaire du Coran à la dernière


sourate), ee la figure d'un sanglier, se livre en
sous nous -à ses

charges furieuses ; c'est un priv ilège que Dieu lui a donné :

il circule dans l'homme le sang dans ses veines. Ses


comme

tentations sont des invitations à lui obéir qu'il fait dans un


langage secret, dont le sens arrive au cœur sans que le son

d'aucune voix se fasse entendre ». Nous disons : il faut domp


ter la chair, maîtriser son mauvais naturel ; les arabes disent
pareillement : le vrai-croyant doit réduire la fougue de son

chitan et l'exténuer, à la façon dont un cavalier épuise sa

monture jusqu'à la mettre sur le flanc (cf. ibidem). Ces


exemples semblent montrer que le rôle moral attribué par le.

3o5 —

Prophète au qarîne est rapporté à Satan, par la tradition po

pulaire, non sans raison d'ailleurs, car elle ne fait que ratta

cher au dogme ce qui en est venu.

Le qarîne embrasse, pour elle, ce que notre ancienne méde

cine appelait la vie végétative et animale. Sous son nom ara

be et théologique il pourrait bien masquer une vieille con

ception payenne : la première des trois âmes que Varron,


d'après St Augustin, dans la Cité de Dieu, reconnaissait dans
l'homme, ee le principe de vie » ; la seconde que ces auteurs

romains nomment ee l'âme sensitive », a laissé de ses traces


dans le langage dans la croyance,
et et cela sous le vocable

nettement latin de djdnn ou djenn.


L'histoire, l'épigraphie, voire les musées témoignent de
l'existence d'un génie des personnes en Maurétanie. Les an

ciens habitants de ce ptiys ont adoré les génies de l'empereur


régnant (cf. Corpus inscriptionum lalinarum, 6g46, n/io).

Les fouilles de Cherchell onl révélé une dédicace : Genio régis

Plolemaei : nous savions que les Maures adressaient un culte

à leurs rois de leur vivant même; le texte nous montre que

l'objet de ce culte était le génie de ces rois. De même les


particuliers avaient leurs genii natalices ; ceux des femmes
s'appelaient leurs Junons ; ceux des hommes, rarement leurs
Jupiters, le plus souvent genii tout court. Lambèse nous a

fourni une inscription où les deux termes s'accouplent : Genio


mitissimae conjugis et Junoni suae. On ne peut s'empêcher

de faire un retour sur les précédents raciaux que nous con

serve l'archéologie quand on observe la manière dont les Ma


ghrébins actuels envisagent certains phénomènes psychiques

et les expressions qui leur sont consacrées dans la langue cou

rante.

L'on dit et l'on croit que chaque homme a son génie (koull
ouâhad ou djennouh), et l'on entend par là que nous portons

en nous un être invisible, d'essence plus subtile que notre

corps et moins que notre âme, distinct de nous et intime


ment uni à nous, qui détermine et fixe notre caractère per

sonnel au triple point de vue intellectuel, physique et moral.

C'est par la présence dans le corps humain de cet hôte surhu

main que se justifie l'importance prophétique, prêtée par l'opi


nion populaire, aux paroles prononcées immédiatement avant

20
3o6

de s'endormir ou articulées pendant le sommeil. Autrefois, la


tradition s'en souvient encore, le bourreau prolongeait l'ago
nie des suppliciés dans l'intention de leur arracher des oracles
(cf. Ibn Khaldoun, Prolégomènes, trad. de Slane p. 225) ;
leur djann vaticinait par leur bouche dès que les affres de
la mort avaient aboli leur conscience. Un homme quelconque,
état de santé, s'il est plongé dans le sommeil
en parfait
hyp
notique par des incantations du genre de celles qu'énumère

Essoyouti (/-.'. erralnna, p. 19ÔJ, peut révéler non seulement

ses propres secrets, mais tout ce qui concerne les musulmans

el les absents ; ee Questionne-le sur le bien, sur le mal : il te


répondra ». Un Indigène, victime d'un accident d'autobus,
délire en une langue inconnue ; ses coreligionnaires en

trouvent l'explication dans leurs croyances : ee Son génie

parle syriaque ou turc ». Dans la cour intérieure d'une maison

où habitent plusieurs locataires, une voisine accable de ses

malédictions un gamin dont les polissonneries l'exaspèrent ;


la sœur de ce dernier intercède pour lui. <e Cesse d'affoler
(lahhabli) mon frère par tes cris qui le laissent tout trem
blant et livide : celui qui est en lui lui suffit, sans que tu
lui adjoignes un autre djenn ». Nombre de musulmans éprou
vent une impression de gène et d'angoisse en entendant lire
la Borda du Cheikh el Bousiri ou le, Coran. Ils n'analysent

pas ce mouvement de répulsion qui semble résulter d'une


association d'idées, la pensée de la mort étant liée à l'audition
de ces ouvrages récités d'ordinaire dans les veillées mortuai

res, aux enterrement» el sur les lombes. Ils l'attribuent à un

antagonisme religieux entre l'homme et son génie. « Le

croyant, en pareil cas, esl assujetti à un génie chrétien, juif


ou paycn; son djann esl mécréant ».

Ce génie ne se confond pas avec son esprit; il est autre

ment puissant : on essaye'rail en vain de le tromper, ee Lin


musulman qui ressentitil, bien malgré lui, cette antipathie

pour les saintes écritures, élan! malade, refusait de porter un

talisman en contenant des passages efficaces pour son mal.

Le sorcier conseilla de dissoudre l'écrit dans une lasse de café

el de le lui faire avaler par surprise. Mais le malade, dès qu'il

loucha la lasse', sentit sa chair se hérisser et se soufrer comme

on dit. « Ce café a une odeur qui répugne à mon eeeur »,


307 —

dit-il. En tant qu'homme, le malade ignorait ee que cachait

le liquide, mais son djann le savait. C'est l'intelligence supé

rieure de son djann qui communique à l'homme le don de


seconde vue el confère l'infaillibilité à ses prévisions.

Dans le domaine de la physiologie, on établit une relation

de cause à effet entre le génie de l'homme et sa force muscu

laire, surtout quand elle parait anormale On remarque que

les fous (mhàbel), les simples d'esprit (mkheltin) , malgré

des apparences chétives souvent, soulèvent des poids extraor

dinaires. « Celui qui est en eux (elli fihoumi, dit-on, porte

(iahmel) ces charges surhumaines-


». L'on précise quelque

fois : le ee djann qui est en eux ». On prétend que, lorsque


naissent ces favoris des puissances invisible», les djanns sont

présents (hàder), qu'ils fournissent pour la fête du septième

jour le plat de Sidi Abdélqader (le ma'oun symbolique que

paye celui qui se déclare le père de l'enfant et en assume

l'éducation), qu'enfin ils leur apportent leur trousseau, autre

geste d'adoption ou de reconnaissance. L'incarnation est chose

admise pour ces êtres d'exception ; mais il semble bien que

ce soil comme une survivance particulière d'une croyance

anciennement générale : toute supériorité, toute qualité soma-

lique est rattachée à l'influence d'un de ces Esprits. Un enfant

est-il agile, ee c'est le djann qui le fait courir eldjenn idjerri


fih » dit-on fréquemment ; l'on entend par là que son génie

lui inspire le goût, lui communique la force, lui ménage la


souplesse qui l'ont le bon coureur.

Les phobies du malade et les répugnances instinctives de


l'homme sain se rangent parmi les manifestations du même

agent, interne. Certains Indigènes ne peuvent supporter l'odeur


des encensements que l'on prodigue aux marabouts ; elle

déclenche en eux une succession d'idées obscures qui peuvent

aboutir au frisson et à l'horripilation : pour exprimer cette

sensation, ils constatent : ee Celui qui est en nous ne souffre

pas le benjoin Elli fîna ma iahmel ch éldjaoui ». Beaucoup


de femmes feront un grand détour pour éviter une petite fla
que de sang ou changeront leur itinéraire pour ne pas longer
un abattoir : ee la crainte du sang khouf mnéddem provient

du djànn qui est dans l'adainile, dit-on ; ce n'est pas la femme


elle-même, niais le génie qui est en elle qui n'aime pas à
3o8

voir le sang ... D'ailleurs tous les génies personnels ne sont

pas sujels à cette faiblesse ; mais seulement les délicats et

les efféminés ; la plupart des hommes tiennent à honneur


d'avoir une âme (rouh) ou un djann insensible à l'effusion
du sang. On entend souvent : ee Mon génie n'aime pas les
vêtements noirs djenni ma ihabbch éllebsa Ikahla ». Un
mari dit à sa femme : ee J'ai l'intention de t'acheter tel objet

de toilette —

Non, n'en fais rien », lui répond-elle. Il insiste.


ee Ce n'est pas mon génie ma chi djenni ,,, dit-elle ellipti

quement : el elle commente : « Mon génie ne veut pas cet

article-là et tu prétends me l'imposer de force ». Les aver

sions alimentaires forment des témoins solides de l'antique


croyance. Bien des gens, surtout dans le sexe, nourrissent

d'insurmontables préventions contre certains mets, en dehors


de ceux que la religion prohibe. « Quand je devrais mourir

de faim, je n'en mangerais pas, disent-ils ; et n'essayez pas

de me tromper, j'en reconnaîtrais le goût, même en dormant ».

Et ils donnent la de leur intolérance surlucide, toujours


raison

la même : v Mon djenn y ». \insi les Mettidjiens,


répugne'

milieu,'

se conformant à une analyse traditionnelle dans leur

se dédoublent et font remonter au génie symbiote qu'ils sen

tent en eux les goûts et les dégoûts dont les psyehographes

européens vont chercher les origines dans notre subconscient.

L'aridité saharienne chez les nomades, l'éloignement des


sources chez les kabyles, l'inorganisation du service hydrau
lique chez les Maures des villes généralisent la conception

anthropomorphique du phénomène de la déshydratation. Le


besoin d'eau qui se fait sentir dans des tempéraments dessé
chés par le climat est envisagée comme une passion du génie

personnel. On veut voir les manifestations de sa malignité

ou de son échauffement dans l'acrimonie que la chaleur com

munique aux humeurs du corps ; et ses fureurs seraient la


cause de l'ébullition du sang, de l'exsiccation de la gorge et
des pustules sudorales ou « gale bédouine ». Le mal, étant
d'origine spirituelle, n'est curable naturellement qu'auprès

des marabouts ; c'est pourquoi les douches et les bains sont

placés sous leurs auspices. Pour certaines femmes les pèleri

nages aux points d'eau, rêves caressés dès le printemps, cons

tituent un rite solertnel de l'été. D'après la théorie commune,


3og —

l'eau froide exténue (ida'a'f) le djann ; les mauresques disent


le « sèche iibbsouh » ; c'esl le mot qu'elles emploient pour

exprimer l'épuisement el la défaillance ; nous traduirons :

le mate ou le paralyse. Quand elles sonl sous la cascade gla

cée de Sidi Moussa ben Naçeur, leur chair bleuit, leur esprit

perd la notion des choses ; les duègnes ont beau crier : Assez !
» jamais celui qui est en elles ne peut se rassasier de l'eau
fihoum
chha'

elli ma zâi ma. ch belmà ». A l'Ançeur. la


source sacrée du patron de Blida, Ahmed Elkbîr, des
Sidi
scènes du même genre se passent derrière les « coubbas » ;
ainsi appellent-elles les cabanes qu'elles dressent avec leurs
haïks ou des draps tendus. Le soir venu, elles ont peine à
s'arracher aux cuvettes du rocher ou à leurs baignoires de
galets, ee Leur génie n'est pas encore rafraîchi, disent-elles,
ma zâl ma bred. chi djennhoum »

Il y a une expression consacrée dont les femmes de Blida ne

manque pas d'user, à la manière d'une prière déprécatoire,


avant d'entrer dans un bain froid, ou encore avant de pro

céder à des ablutions froides, ou de boire une liqueur glacée

alors qu'elles sont altérées et en sueur : cette formule pré-

vient la pneumonie et la pleurésie, ee Tant pis ! Tant pis (pour


loi) échcha chcha ! » répètent-elles deux ^ols- On ne Peu'

douter qu'elles s'adressent à leur génie intérieur : elles sem

blent s'excuser d'être obligées de le « doucher » et elles

rejettent sur lui-même et ses excès la nécessité où elles se

voient de le combattre.

Plus que la vie physique, la vie morale, si pleine de con

tradictions, fait constater une dualité foncière en nous. Pré


venu par la tradition, comment le maghrébin n'attribuerait-il

pas aux caprices de son esprit convivant, intime et distinct à


la fois, ces raisons du cœur que la raison ne comprend pas,

ces désirs sauvages qui scandalisent la conscience, ces mobiles

irrésistibles que l'intérêt el même la volonté réprouvent ?


Devant un projet fou où il se sent emporté par les forces
inconnues de l'hérédité, de la suggestion collective, de l'in

conscient, il murmurera pour toute explication le v ieil adage :

ee Mon génie le veut ainsi djenni iahbh hakda ». Il mettra sui

te compte de ee génie fantasque tout le jeu décevant de ses

sympathies et antipathies. Deux commerçants qui s'étaient


3io

associe.1.-
se séparent : ee Mon génie el le lien, dit celui qui

veut rompre, ne se supportent pas. Le mien est d'un tvpe et


tba' tba'
le tien d'un autre ana djenni ou enta djennek ...

Deux compagnons de voyage qui ne s'entendent pas se quit

teront avec la même formule. Elle s'applique parfois à des


velléités sans importance. Une fillette qui s'était mis en tête
de ne plus coucher avec sa tante, lui disait gravement : ee Ce
lui qui est en moi ne le veut pas Elli fiia ma habb chi ,,. Mais
parfois aussi le peuple l'emploie dans son ethnographie simple

et profonde à la fois ; il s'explique par elle l'incompatibilité


des races ; et c'est à de la différence des génies, sans
cause

métaphore, que j'ai entendu plusieurs fois affirmer l'antago


nisme irréductible du musulman et du chrétien.

Les mouvements obscurs ou violents de la haine sont fré


quemment dans le langage rapportés à l'hôte mystérieux. Un
mari mécontent de sa femme dit : ee Mon djann est irrité
étdjàiin inta'i mqelleq ». La colère lui est assimilée. Au lieu
de dire : mon homme est venu monté contre moi et les poings
faits, une mauresque dira : ee II est rentré avec son djenn
bjennouh ». D'un patron de mauvaise humeur, les ouvriers
'

murmurent : « Il a son seigneur et maître andouh sîdouh

aujourd'hui ». La vengeance est une satisfaction que l'on offre

à son génie pour l'apaiser. « Maintenant je vais rafraîchir

mon génie à ton sujet derouek nberred djenni fîk » dit le


Mettidjien qui tient son ennemi à sa merci, soit la mauresque

qui se propose de rouer de coups une rivale ou de l'abreuver


d'injures, soit le bédouin qui, poursuivant une vendetta, trou
ve enfin l'occasion de faire payer une dette de sang, ee La
passion amoureuse est une frénésie de possédé éleucbq
djnoiin ,,. Cet adage, que l'on rencontre fréquemment sur les
lèvres des hommes, semble venir de la tradition musulmane.

D'après les annalistes arabes, en effet, Abou Moslem, le rude

Abbas-
général, dont l'épée assura l'empire à la dynastie des
sides, avait coutume de dire : « Il doit suffire à un homme
de céder au djinn (idjenn) une fois par an ,.. Il définissait
éldjima'
l'acte sexuel une crise de délire djinnique djnoun.

Le djinn erotique est-il à demeure dans l'homme ou de


!>
passage Le langage des femmes, plus explicite, nous ren

seignera. Une jeune mauresque, à qui l'on voulait imposer


3n —

un mari contre son gré, protestait solennellement : « Il n'est

de Dieu qu'Allah et Mohammed esl le, prophète d'Allah. Ecou


lez, ô gens. Cet homme peut être plus beau que je ne suis

belle; n'importe ! Mon génie ne le veut pas djenni ma hab-

bouchi ». Pour qu'une femme plaise à son mari, elle doit lui
èlre « congéniale ». L'union est compromise, quand, après la
levée du voile nuptial, l'épousée « ne vient pas (ne se trouve

pas) conforme au djann de son mari ma djât chi 'ala djen-


nouh ». De son côté, si la femme prend en grippe l'époux, c'est

que ee celui qui est en elle lui monte (à la tête) contre son hom
tla'

me lha 'ala râdjelha». L'incompatibilité d'humeur pro

vient de ce que ee le génie de l'un ne s'accorde pas avec celui de


l'autre djennouh ma stouach m'a djennha ». Quand elle

invoque cette raison pour divorcer, la Blidéenne constate :

ee Mon génie ne s'est pas rencontré (entendu) avec son génie

djenni ma tlâqach m'a djennouh »


; et elle déclare : ee Celui
qui est en moi (ou mon génie) ne peut même pas supporter

sa vue ». Depuis ses débuts jusqu'à sa dissolution, l'union


conjugale subit constamment l'influence du génie personnel ;
de sorte que c'est ce double de notre âme qui régit notre

vie sentimentale, si l'on en croit le langage des plus honnêtes


femmes.
Dans les milieux moins moraux, et aussi dans les livres des
techniciens, le rôle de notre djann est rempli par un person

nage franchement impudique : la rouhania de l'amour rou


it'

aniet éleuchq rouh'aniet élmhabba. On sait que le rouhani

est un génie de rang, de puissance et de malignité supérieurs.

L'expression semble donc traduire le démon de la concupis

cence de nos casuistes chrétiens ou la libido de nos psycha-

nalistes modernes. Cette rouhania personnifie le désir sexuel

tantôt latent, tantôt déchaîné ; auteur invisible de tous les


phénomènes erotiques aussi bien dans notre esprit que dans
notre corps, elle inspire la rêverie voluptueuse comme elle

entretient la névrose hystérique. La rouhania de la femme est,

dit-on, dix fois plus violente que celle de l'homme.


/ Mais, dans l'un et l'autre sexe, elle est le principe de l'amour
/ sensuel ; aussi la plupart des amoureux visent à s'attacher la
i laveur de cet Esprit intime pour gagner la personne aimée.

I, ee Si lu v eux inspirer de la passion à une femme, dit Belhahâd


3l2 ■

(kit. bahdjet essami'in, p. 20), jette dans un feu vif, un

samedi, veille du premier dimanche d'un mois arabe, un œuf

de poule noire pondu le jour même ; brûle de l'encens et des


pommes des génies (coriandre) ; écris et répète pendant la
combustion six noms cabalistiques (l'auteur les donne) ; enfin,
ajoute : ee
Descendez, serviteurs de ces noms, dépêchez-vous :

troublez, attendrissez, remuez la rouhaniaTelle, fille d'une


d'une Telle, l'amour d'un Tel, fils d'une Telle ». Ainsi, le
désir dans une femme est conçu comme le résultat des con

seils d'Esprits qui circonviennent sa rouhania ; et de même

dans l'homme. C'est ee qui explique la vogue dont jouissent


les sorciers et sorcières auprès des amoureux ; la passion naît,
vit et meurt de la magie. D'après des dictons courants, ee amour

et aversion surviennent du fait des sortilèges eleuchq ou el


mnél'

korh iouqa'ou eumâl ; les choses du cœur sont affaires

de djanns amr éldjann ; elles sont de leur ressort et dans


leurs mains taht ieddihoum ». Est-il rien qui puisse exercer

une influence plus certaine que les génies sur notre génie

individuel ?
Chapitre XVI

LE « MAL DES FRÈRES »

Le folklore de la-Mettidja connaît un thème, signalé dans

ie bassin oriental de la Méditerranée (Vlilo, Crète, Sicile), et


même en Italie et en France (voir
Cosquin, Les Mongols, note
de la page 48 du tirage à part), dans lequel la croyance

populaire semble avoir exprimé son concept de la physiologie

humaine. L'héroïne du conte, cherchant, comme Psyché, à


percer le mystère de son époux
invisible, découvre à la place
du nombril de celui-ci, une serrure d'or ; elle l'ouvre et voit
un fleuve sur les berges duquel des lavandières nettoyent du
linge sale : ce fleuve, avec l'œuvre d'assainissement qu'on

lui prête, fait souvenir que la grande artère est appelée par

la médecine arabe la « rivière du corps, nahr élbden » (Cf.


Nozhat el Madjalis, tome II, p. a4)- D'autres fois, la curieuse

se trouve devant un vieux symbole de la vie ; elle remarque

du fil, sous différentes formes : filandières, couturières, déli


bères le plient à de subtiles ressemblances avec les destinées
de l'homme. L'idée du microcosme inspire aussi certaines ver

sions : dans le corps d'un homme apparaît alors la nature

entière. Mais le plus souvent, semble-t-il, notre organisme est

assimilé à une ville avec ses différents corps de métiers : d'in


nombrables ouvriers travaillent, chacun dans sa spécialité, au

bien-être commun ; et ce bien-être n'est autre que notre santé

et ces ouvriers sont des personnifications des diverses fonc


tions physiologiques qui concourent à son entretien.

La langue religieuse, dont l'influence est considérable sur

les Indigènes, habitue leur esprit à ces personnifications. Voici


comment un livre sur la Mort (Dccjaiq cl akhbar fi dikr éldjen
na nu éniiar par Ibn Ahmed elqadi, p. n), décrit la sortie de
l'âme : l'Ange de la mort, repoussé de. la bouche par la Prière

3i/, —

el de la main par l'Aumône, « vient alors au pied, qui lui


ilil : ee Tu n'as aucune prise sur moi, car celui dont tu viens

chercher l'âme s'est rendu, grâce à moi, aux offices du ven

dredi, aux fêles religieuses, aux réunions savantes et instruc


tives ». Azraïl se porte alors auprès de l'oreille, ee Rien à faire
de ce côté, lui dit celle-ci ; par moi, il a écoulé le Coran,
l'appel du muezzin, l'oraison de l'imam ». Il se rend aux

yeux, qui lui disent : ee Tu ne peux rien sur nous : avec nous,
il a contemplé les livres sacrés, les visages des savants, de
ses père el mère, des saints ». Quand l'âme abandonne le

corps, une voix s'élève : ee Laisse les membres se faire leurs


adieux ! » Alors, l'œil prend congé de l'autre œil et lui dit :

ee Que le salul soit avec toi jusqu'à la Résurrection ! » Et de


même les deux oreilles, les deux mains, les deux pieds. Enfin,
le rouh (l'âme vitale immortelle) dit adieu à la nefs (l'âme
passionnelle) ». ee Lu homme chargé de péchés sera traîné
devant le Tribunal de Dieu ; mais un cil de son œil dira :

ee Mon Dieu, ton prophète a promis que celui qui aura pleuré

par crainte d'Allah serait sauvé du feu ». (Nozhatel madjalis,


T. II, p. 29). On trouverait dans les livres d'édification des
exemples du même genre à propos de la plupart des organes

du corps humain. Cette conception s'appuye sur un texte du


Coran où Allah a dit : ee Les oreilles (des hommes), leurs
yeux, leurs peaux rendront témoignage de leurs actions (XLI,
181 .. Sur la foi du Coran qui leur reconnaît la capacité de
témoins, la littérature religieuse leur prête les autres attri

buts d'une personnalité intelligente et sensible.

On reconnaît les traces d'une tradition payenne du même

genre. Nous savons par Hérodote (Euterpe LNXNV) que « l'art


de la médecine se partageait chez les Egyptiens de manière

qu'un médecin ne traitait qu'une seule espèce de maladie, et

non il y avait le médecin des yeux, de la tête, des


plusieurs ;

dents, du ventre, des maladies internes ». Sénèque nous expli


que cette division. « Les médecins égyptiens, dit un historien
qui le cite (Tnurtellc, Histoire philosophique de la médecine,
Paris, an NU, T. I, p. 2S1 prétendaient que les corps célestes

avaient une grande influence sur celui de l'homme, qu'ils-


divi
saient en trente-six parties consacrées à autant de dieux ou dé
mons, auteurs de la santé el des maladies propres à chacune

3io

des parties qui leur étaient vouées. Ils avaient, des enchan

tements propres à calmer leur colère ; et les prêtres, auteurs

de ces superstitions, réconciliaient les malades avec les démons,


en gravant des hiéroglyphes sur des [lierres et sur des piau

les ». Les égyptologues modernes confirment ces documents


anciens. L'épigraphie nous enseigne que, dans l'embaume
ment, ee le mort était rappelé à la v ie en chacun de ses organes

par les rites de l'Oupra (Morel, Le Ml el la civilisation égyp


tienne, p. 'i6i). Le corps imputrescible de la momie, appelé

Zei, jouissait de toutes les prérogatives de la vie : ses-


mem

bres étaient autant de dieux »


(Moret, Le i\il et la civilisation

égyptienne, p. 211, en note).

Il semble bien que Paraeelse ait hérité de cette antique théo


rie qu'il n'a fait que rééditer sous le couvert de ses ee esprits

architectes ou archées ». ee Cette archée sépare les divers élé


ments et tout ce qu'ils contiennent, place chaque chose en

son lieu ; et, pour ce qui regarde le des animaux, il y


corps

sépare le pur de l'impur, comme le feu ou l'antimoine puri


fie l'or (Paraeelse. De morbis tartareis C. [.. Cité par Tour-

telle, lib. cit. p. 33o) ».

La médecine arabe a pu lui fournir l'idée de cette physiolo

gie. Toutes les humeurs sortant du corps sont considérées

connue des impuretés parce qu'elles sont des évacuations de


principes malins. On lit dans le A'ozhat elmadjalis, II, p. 26-

'7 : « Ce qu'il y a de mauvais dans l'estomac s'élimine par

le vomissement, dans le ventre par le hoquet, dans l'œil par

la chassie, dans l'oreille par le cérumen, dans le cerveau par

la morve, dans le cœur et les poumons par la respiration,


dans la poitrine par la toux, dans le foie par l'urine, dans
l'épine dorsale et les autres parties du corps par la semence,

dans la peau et la chair par la sueur, dans le gosier et la


luette par les crachats ». Cette œuvre d'épuration est accom

plie par les anges, dont la théologie musulmane reconnaît

une classe spéciale employée à cet office, sous le nom « d'an


ges chargés des créatures », et en particulier, d'anges pré

posés au corps humain. « Ce sont les ouvriers de l'invisible,


dit Elqazouini, p. g'i-go, comme les hommes sont ceux du
monde visible ». Après avoir montré une équipe de sept anges

au moins veillant sur nos fonctions digestives et fait remar-



3i6 —

quer qu'il en est ainsi de toutes les opérations physiologi

ques, cet auteur conclut : ee Tel esl le rôle d'un certain nom

bre d'anges, ils s'occupent de toi pendant que tu dors ; tan


dis que tu es plongé dans l'inattention, ils se chargent du
bon fonctionnement des diverses parties de ton corps ». Et
il en va de même de toutes les créatures : tout être a été
confié par le créateur à des anges dont le nombre est égal à
celui des phénomènes réputés inexplicables de son organisme.

La médecine arabe, sans nommer expressément ni anges ni

dénions, agit comme si elle reconnaissait dans nos membres

des êtres intelligents. Voici un remède préconisé par Essoyouti


(Kitab errahma, p. ioo-i) : ee Contre la maladie de la rate

on écrit sur lambeau de burnous noir,


un que l'on brûle et

dont on suffumige l'homme ou l'animal malade, certains

mots cabalistiques (qui sont des noms de génies) ; puis le


passage du Coran (sourate XXXVI, 28) ou Djibraïl, l'archange
Gabriel, poussant un cri contre les mécréants d'Antioche,
paralyse soudain leur fureur ; et l'on ajoute : ee
Calme-toi, ô
Rate, par la puissance de ces mots ». Nombre de remèdes

topiques se réduisent de la même façon à des ordres ou des


prières ou des procédés d'intimidation, qui supposent la per

sonnalisation des organes auxquels ils s'adressent. Pareille thé


rapeutique mérite proprement le nom d'hermétique, car elle

rappelle la méthode des exorcistes égyptiens apaisant la mali

gnité des esprits organiques au moyen de talismans.


« Certains savants arabes, dit Elqazouini dans son livre
Adjaïb el mekhlouqât, ont comparé le corps humain à une

ville, bâtie avec neuf matériaux, sur deux cent quarante-huit

colonnes, comptant onze entrepôts de différentes marchandises,

trois cent trente rues, trois cent soixante canaux, onze portes.

etc. »
Allah, dit-il, a confié la construction de cette ville à
huit artisans (cm ma') ou entrepreneurs qui se prêtent mutuel-

lemenl secours, el qui sont ses serviteurs, ou esclaves publies

(khedein) ; il a préposé à sa
cinq gardiens qui sont
sécurité

les cîn<] sens, el il y a établi comme habitants trois tribus


de génies, d'hommes et, d'anges, qui en sont les bourgeois ;
enfin, il lui a donné un roi unique, à qui il a enjoint de
veiller sur elle el de diriger sa politique ». Ces huit enlrepre-

ni'urs, explique plus bas l'auteur, sont les forces attractive.


-

-3i7

préhensive, digestive, répulsive, nutritive, accrétive, généra

live et formative. Les trois tribus qui la peuplent sont les


trois sortes d'âmes : l'âme appétitive (nefs chahouânia) qui

ressemble aux djinns ; l'âme vitale (haïouânia) qui ressemble

auxhommes ; l'âme logique (nâtiqa) qui ressemble aux anges.

Quant au monarque qui règne sur l'ensemble, c'est la raison

(el'aqel). Malgré leurs noms abstraits, les forces dont il a été


parlé sont, comme les autres animateurs du corpis humain,
des individualités spirituelles : « Ces forces, dit expressément

Elqazouini, forment une classe particulière d'anges, qu'Allah

a créés pour l'administration du corps et la continuation des


avantages que lui assurent l'activité des membres et ses résul

tats, activité identique à celle des agents et des habitants d'une


ville ». C'est par cette similitude que le eosmographe Elqa
zouini résume son élude anatomique de l'homme. II a vécu
l'

au treizième siècle de notre ère (i2o3-i2.83), dans Azerbaïd


jan et en Syrie. En .retrouvant cette théorie sur les lèvres
NX"
des conteuses de Rlida, au siècle, on est porté à l'admet
tre comme une représentation à la fois savante et populaire,
pour ainsi dire classique dans l'Islam, des activités mystérieu

ses de notre organisme.

Depuis l'antiquité sans doule, la superstition a fondé sur

cette théorie un art en rapport avec une des préoccupations

constantes du cœur humain. Si l'on admet que chacun de


nos membres a son esprit ou son ange, on en vient facile
ment à conclure qu'il est le siège de manifestations d'où
nous pouvons tirer des pronostics sur l'avenir. Le paganisme

a pratiqué la divination palmique. « Elle n'est pas inconnue


des musulmans, dit Doutté (Magie et Religion, p. 266) ; c'est
Vîlm el ikhtiladjat, la science des palpitations, attribuée à
Daniel, à Alexandre, à Dja'afar eç Çadiq : il en reste des
traités manuscrits, et on en use encore dans l'Afrique du
Nord ». Je n'ai jamais mis la main sur un ouvrage de ce

genre. En revanche, j'ai réuni un certain nombre d'observa

tions qui prouvent que, pour nos indigènes, les divers organes

du corps sont doués d'une sorte de faculté prémonitoire et

jouent le rôle d'oracles dans certains cas.

Les cinq sens, ces agents de renseignements (djaouâsis),


facul-
comme disent les physiologistes arabes, jouissent d'une

3i8 —

lé surhumaine : la précognilion. On doil considérer les phé

nomènes anormaux qu'ils nous présentent comme des présa

ges eju'ils s'agil d'expliquer. Celui qui sent palpiter son œil

verra la personne qu'il aime (Boud el Akhiar, p. 17/1). J'ai


entendu à Alger : <e Quand l'œil gauche vous picote, c'est

qu'on va pleurer ; quand c'est l'œil droit, on. va voir une

personne qui esl restée longtemps absente „. A Blida, on

peut noter : » Si les paupières vous tremblent, vous verrez

quelque chose que vous n'avez jamais vu. L'œil gauche cligno-

le-t-il, tout va pour le mieux ; c'esl-il l'œil droit, vous enten

drez une mauvaise nouvelle ... Une femme disait : ee Ah ! mon

œil droit cligne. Qui peut bien venir chez nous, quel hôte
venant d'une autre ville et qui jamais encore n'a franchi notre

seuil
:'
» La signification varie avec les individus ; chacun
reconnaît son œil favorable ou néfaste à l'expérience ; mais,
pour tous, les spasmes de l'appareil visuel annoncent l'avenir,
surtout un changement dans l'entourage.
Quand on a déterminé l'œil h du mal », il faut, comme

on dit, « l'enterrer dans les fondations » (iddéfnouh félsàs).

L'homme qu'inquiète un mauvais présage de ce genre gratte,


avec l'index de la droite, le pied d'un mur, soit la terre
main

bal tue, dans un angle de sa demeure, soit le sol herbeux de


l'extérieur ; et, en fouillant, il prononce cette formulette : ee Je
l'ai enseveli au fond des fondations. Tu ne me causeras ni

chagrin ni dispute ... Le même homme se réjouit comme

d'une bonne nouvelle lorsqu'il ,1 perçu un sursaut nerveux

dans son œil .. de bon augure ».

Les sourcils,
sièg"
de la menace, sont en relation avec la
réputation. Des démangeaisons au sourcil gauche vous annon

cent que l'on parle de vous en bien ; au sourcil droit, en

mal. L'on voit l'Indigène s'arracher une pincée de poils sour-

ciliers et les compter : il suit ainsi combien de personnes

médisent de lui ou l'ont son éloge, ee Pour ceux, dit-il, qui

l'incitent sur moi un jugement favorable, que Dieu fasse misé

ricorde à leurs parents ; quanl à ceux qui me calomnient,

que nniii Maître soit leur juge ». Deux aphorismes rimes

conservent au sourcil gauche le privilège des dénonciations


flatteuses : lladjeb cclnnàl ijliïr Iclnnàl sourcil de gauche, tout

pour la perfection ; hudjch User gliir lénçcr sourcil gauche,

Ion! pour le succès ».


3ig

On rapporte que le Prophète a dit : « Quand l'un de vous

a une oreille qui lui tinte, qu'il prononce mon nom et la


formule de salutation qui m'est consacrée »
; et, d'après une

autre tradition, « il doit dire : Qu'Allah parle en bonne part

lie celui qui parle de moi en bonne part » (i\ozhat cl madja-

lis. 11, p. 85-6). Quand un indigène entend comme un bruit


de cloche, il dit : ee La mort m'a visité ztirctni tnioul » ; il
prononce la profession de foi, comme à l'article de la mort,
et il interrompt son travail aussi longtemps que dure son

bourdonnement d'oreilles. L n homme à qui une oreille fulmi


ne (ilerleip mourra bientôt; il doit réciter la formule du
credo musulman et éloigner le démon en disant le bismillah.
de'
Certains prétendent qu'il y a chez chacun nous une oreille

pour le bien et l'autre pour le mal. L'habitude nous les fait


distinguer. Us se félicitent d'entendre bruire la première, el

en observant la seconde ils disent : «


Mlah, mon Maître,
fais-moi entendre du bien ». En somme, les tintements d'oreil
les passenl pour des appels de la Morl ou des échos de ce

qui se dit de nous ; c'est ce que montre la croyance populaire

aussi bien que la tradition prophétique. Les deux courants

se combinent peut-être dans l'oraison dont se servent en

pareil cas les milieux lettrés : « Mon Dieu, fais-moi entendre

(Despar-
des bruits du Paradis et montre-toi satisfait de moi

met : L'enfance, p. 97, Jourdan igiS).

Le nez chez les Maghrébins de nos jours, comme chez les

anciens Romains, esl le siège traditionnel de l'orgueil ; partie

éminenle du visage, il localise l'aspiration aux grandeurs :

exaltent l'amour-
il prédira des événements qui rabaissent ou

La partie supérieure (appelée communément hmàr


propre.

ennif, l'âne du nez) quand


elle'
démange, vous annonce une

votre condition mor


nasarde de la fortune', qui vous rappelle

telle ou diminue le nombre de vos appuis : c'est une nouvelle

de mort k.hber élmout. Le reste de l'appendice, par des fré


des prurits, annonce aux pauvres gens qu'ils
missements ou

mangeront de la viande, ce dont ils tirent, vanité devant leurs

car le Prophète a dit qu'elle est ee le roi des aliments


voisins,

pour les habitante de ce bas monde et ceux du Paradis »

(\ozhal cl Vadjitlis, II, p. 171).

Noire svslème tactile donne naissance à plusieurs de ces enti-



3 20 —

tés prophétiques. Quand une femme sent des picotements ou

des contractions nerveuses aux joues, elle figurera, dit-on,


certainement dans une cérémonie funèbre ; elle pleurera un

parent ou un ami de là famille : ses joues prévoient qu'elles

vont être déchirées par les ongles, comme le veut la vieille

coutume des pleureuses. Elles l'avertissent parfois aussi qu'elle

cause de l'irritation ou de la jalousie à quelque personne de


son entourage. En se frottant la joue qui leur ee démange »,

les femmes ont coutume de dire : « Puisse Allah faire arriver

le bien ! » car il est fatal qu'elles ee mangent du bâton »,

comme on dit ; elles s'attendent à être souffletées par leur


mari ou griffées par une voisine.

La nourrice se prétend en communication télépathique


avec-

son nourrisson : quand elle est loin de lui, elle a conscience

de son réveil ci de ses cris : elle en est avertie par des


démangeaisons aux seins. De la
femme, dont le mari
même

voyage, n'a nullement besoin du télégraphe des Européens;


des bouffées et des coups d'aiguillon caractéristiques (izeff
ferdjha ou
ienghezha) l'avisent de l'approche de son mari.

L'une et l'autre prêtent aux organes, dans le champ de leur


compétence spéciale, des facultés de seconde vue qui dépassent
la portée de l'intelligence humaine.
Des soubresauts dans l'index de la main annoncent la mort

d'une connaissance ou de celui qui les ressent : peut-être

faut-il voir la raison de cette association d'idées dans l'habi


tude musulmane de dresser l'index à l'article de la mort

comme symbole de la profession de foi. De même une dou


leur lancinante ou des pulsations dans le gros doigt du pied

ou de la main précèdent la nouvelle d'une mort : souvenir

de la vieille coutume, en voie de disparition, qui faisait


enduire de goudron les orteils et les pouces des pieds des
mourants.

Un homme qui sent des frémissements dans le creux de


la main gauche touchera de l'argent. S'il se trouve au même

moment auprès d'un étranger, il en induit que celui-ci sera

son bienfaiteur, soit par ses générosités, soit par la chance

qu'il lui portera. Dans ce dernier il lui dira : ee Frétte-


cas,
moi la paume de ma main gauche avec ta droite » ; et il
l'appellera bou khâ-lfi, qui équivaut à notre mascotte. Il se
321 —

tiendra pour sûr de recevoir bientôl une somme intéressante.


Quand c'est la main droite qui vous démange, il faut vous

attendre à voir e< sortir » de l'argent : vous en débourserez


ou en perdrez. Pour conjurer ce désagrément, on porte la
main à la poitrine et on en frotte la paume sur le sein droit
en disant : ee Sois compatissante pour moi comme l'était la
mamelle de ma mère hanni allia kima huit net zizet iemma
aliïa ». On fail précéder la formule des mots
:'

Allah ! Allah !
suppliant ainsi la main au nom de Dieu, ce qui prouve qu'on

la personnifie, comme si dans la gauche résidait une sorte

de génie de la recette et dans la droite un génie de la dépense.


Ces génies rendent des oracles, non pas verbalement sans

doute, mais par leurs attitudes et leurs gestes. L'enfant au

berceau qui dort les mains ouvertes sera généreux ; celui dont
les mains sont ordinairement crispées sera ee un poulpe ».

De même chez le mort, le poing fermé révèle un fond ava-

ricieux qu'il cachait ; les doigts étendus et la main souple

témoignent de la libéralité du défunt. En visitant une morte,

les femmes ne manquent jamais de soulever sa main droite


et de la laisser retomber en disant : ee Que Dieu te fasse misé

ricorde ! Tes mains sont ouvertes après ta mort comme elles

l'ont été pendant ta vie ». Les parentes baisent la droite de


l'homme qu'elles pleurent pour attester ses largesses, en les
célébrant dans leurs lamentations. Quand la main du cadavre

est fermée, les visiteurs échangent un


coup d'œil d'intelli
gence : elle confesse in extremis de la ladrerie ou de la cupi
dité chez le défunt.
Des mains froides dénoncent un amoureux. S'appuyer la
joue sur la main ouverte, c'est signe que l'on tombera dans
la pauvreté ; chez un enfant cela annonce qu'il se verra bien
tôt orphelin ; mais, si le poing est fermé, sur lequel on s'ap
puie, il n'y a aucun danger. Se croiser les bras fait prévoir
un malheur, comme le veuvage ou la misère. Quand, au

début d'un repas, un convive laisse tomber sa cuillère, on

prétend que quelqu'un dit du mal de lui. L'homme qui, en

enlevant ses souliers, les fait tomber l'un sur l'autre fera
un voyage, lequel sera long si la seconde chaussure recouvre

en entier la première. Ainsi les gestes manques ne passent pas

pour d'insignifiantes maladresses, mais pour des mouvements

21
322

involontaires, c'est-à-dire, au point de vue de la mentalité

primitive, indications supérieures, dont on tient


pour des
compte dans la mesure où l'on croit à une entité intelligente

siégeant dans l'organe.


Le Blidéen qui a des fourmis dans une jambe (nemlet
redjlou)

on dit aussi dont la jambe dort (reqdet) —


apostro

phe cette jambe el lui dit en frappant le sol du pied: ee


Lève-toi,
réveille-loi, nous allons à la noce ; nous mangerons un plat

et demi noud'i nrouhou lél'eurs nâklou metsred ou neuçç).

Cette expression traditionnelle se relève à trois moments de


évolution dans la bouche des for-
son : plaisanterie hommes,
mulette dans celle des enfants, elle est restée une oraison ou

une incantation dans le langage des vieilles femmes. On


trouve chez les auteurs arabes des traces de cette croyance.

ee Si l'on a le pied engourdi et que l'on prononce le nom

de la personne qu'on aime, on voit l'engourdissement se dis


siper », lit-on dans le Boud el Akhiar, p. 173. Celui qui sent

des picotements sous la plante d'un pied dit : ee Où vais-je

aller ? » Si les deux pieds lui démangent, il est sûr d'entrer


dans un endroit où il ne s'est jamais vu ou de partir en

voyage. Marcher dans le sang d'une bête égorgée pour le


repas funèbre de quelqu'un, frappe le superstitieux de ter
reur, parce qu'il se croit averti par là qu'il suivra prochaine

ment le mort. De même un faux pas est un signe venant d'un


admoniteur invisible, qui nous engage à rentrer chez nous

ou nous dissuade d'un projet.

Les mêmes esprits que nous avons vus dans la physiolo

gie savante présider aux fonctions de nutrition sont pour le


peuple les auteurs de signes prémonitoires que la tradition a

notés. Des démangeaisons au menton annoncent aux grandes

personnes qu'elles assisteront à un repas de gala en ville ou

que le maître de la maison rapportera de la viande. L'enfant


au berceau dont le menton tremble sera impertinent ; sa

bouche crispée, impatiente de son mutisme, s'apprête aux

propos malhonnêtes. Quand les femmes remarquent un mou

vement spasmodique dans leurs lèvres, elles reverront bien


tôt un absent : ee leurs lèvres murmurent le salut (salam) ».

Lorsque, dans la conversation, il leur vient sur les lèvres


inopinément le nom d'une connaissance, elles disent : ee Elle

32.3 —

doit parler de .moi ». Si c'est le nom d'un étranger, elles

s'inquiètent, car c'est ; l'indice d'un


part péril elles sont de la
de cet inconnu l'objet d'une pensée, d'une velléité, d'une
tentative. C'est un signe présageant un voyage que de laisser
échapper de la salive en dormant ; on visitera un pays que

l'on n'a jamais vu ; ee on est appelé à boire une eau dont


on n'a pas encore bu ». Le dormeur qui grince des dents
ee mange des têtes » ; on entend pas là qu'il cause ou prophé

tise la mort de l'un des siens. Un voisin le réveille en lui


donnant sept coups du revers de la main ; le trisme cesse ;
mais le fait révélé subsiste : ee il est fatal, dit-on, qu'il mange

une tête ». Lorsqu'une femme, en mangeant, se mord le


doigt ou la langue, elle se réjouit à la perspective de se réga

ler bientôt de viande.

La mauresque, qui éprouve des démangeaisons à la langue,


s'écrie : ee Aujourd'hui (puisse Allah me ménager du bien !)

avec qui donc- vais-je me prendre de querelle ? » S'il lui


pousse un bouton sur la langue, elle dit en s'adressant à sa

langue : ee Qui donc t'a mangé ta part et t'a frustrée de la


friandise qui te revenait ? » Et elle répète trois fois la for
mule : «
Va-t'en, bouton de ma langue, vers celui qui m'a

mangé ma part et m'a oubliée rouhi habbet Isânî ielli kla li


haqqi ou nsani ».

Quand le pharynx gargouille (elles disent : ee


coasse,
tger-

ger »), les femmes de la banlieue de Blida sont assurées qu'elles

mangeront prochainement de la viande. Si elles avalent leur


eau de travers, elles ne voient pas dans la suffocation qu'elles

en éprouvent un phénomène mécanique ; leur esprit répugne

aux conceptions purement physiques. « C'est, disent-elles, le


Bouhachicha (ici la trachée-artère) qui a volé (sreq) son li
quide à la Gordjouma (l'œsophage) ». Le malaise qui en

résulte le corps, une sorte d'étranglement djiâfa, pro


pour

vient de la querelle des deux organes. De même, le hoquet


n'est pas un spasme du diaphragme, mais, à sa manière, une

révolte de la conscience. L'enfant et la femme qui ont le


hoquet ont mangé quelque aliment qu'ils avaient dérobé et

leur estomac crie sa coulpe. On personnifie aussi le hoquet


en une sorte d'esprit vengeur et on le prie d'aller ailleurs

châtier des plus graves de là cette formulette ; « Ho-


vols ;

324 —

quel, grand braillard, rends-toi sur le chemin des maraîchers

(les marchés sont les lieux d'élection de Satan) ; tu y trou


veras un petit vieux de mine misérable ; monte à cali

fourchon sur ses épaules, et fais-le tomber-


dé dessus son

âne. la chchahâqa ia nnahhaqqa rouhi letriq essouaqa tçîbi


tiihih hma-
chouickb mcskin erkbi fouq eklâfou men
fouq
rou ,,. La coutume de roter après le repas est de politesse

courante ; elle découle d'une conception anthropomorphique

de l'appareil digestif : l'éructation est le remerciement de


l'estomac satisfait, qui se pique de civilité envers son hôte ou

de reconnaissance envers Dieu.


On entend dire d'un homme qui a faim : ee Les oiseaux de
son ventre piaillent çâhat açafir betnouh ». Cette expression

consacrée est citée parmi les proverbes de la langue classique

(cf. Eddamiri. article 'açfour). Le Prophète aurait dit (cf. \oz-

hal el Madjolis, I, p. 1 15) de l'homme qui, jeûnant lui-même.


assiste au repas des autres « que ses organes chantent les
louanges de Dieu pendant que les anges prient pour lui ».

Les femmes racontent que les intestins onl une voix ; quand

ils l'élèvenf, elles croient y démêler un sens. « Est-ce qu'on

nous oublierait '•) disent-ils. Est-on distrait par quelque par-


lie de plaisir, ou, encore, le terrible mois est-il déjà revenu ? »
Ils entendent par là le mois de Ramadan. Un ivrogne faisait

des objurgations à son estomac lui reprochant ses défaillan


ces ; les assistants riaient, quand un taleb rappela que le
procédé était recommandé dans les livres. « Celui qui mange

avec excès, a écrit Eddamiri (Haiat el haiouan, I, 277) et qui

craint une indigestion, se frotte l'abdomen avec la droite et

dit Cette nuit, c'est la nuit de ma fête, ô


: ee mon ventre.

Qu'Allah agrée Sidi Abou Abdallah el Qarchi ! »


La personnification des organes semble avoir présidé à la
naissance de bien d'autres pratiques, entre autres à celle d'une
technique divinatoire dans l'antiquité romaine, l'arus-
célèbre

picine. L'art de découvrir l'inconnu par l'inspection des en


trailles n'est pas totalement oublié dans l'Afrique du Nord.
Doutté, dans Magie et Beligion, p. 371, a signalé l'emploi de
l'épaule, des excréments du sang de la victime immolée à
et

la grande fête du Sacrifice ; il faut ajouter, pour la région


de la Mettidja, l'usage dans le même but de tous les douaouer,

3 25 —

terme qui embrasse le poumon, le cœur, l'estomac, la panse,


le foie el les tripes ; on les examine pour savoir si la récolte

sera bonne, avec qui se mariera la fille, dans combien de


temps la femme stérile aura un enfant. D'ailleurs, il n'est

nullement nécessaire que la bête soit un mouton, ni surtout

le mouton de l'Aïd elkebir. Dans un conte blidéen publié par

la Revue des traditions populaires d'avril 1913, il est ques

tion d'une ee princesse très savante dans1 l'art de deviner l'ave


nir d'après l'inspection des entrailles de chameaux ». La con

sécration religieuse sert à masquer l'hétérodoxie du rite immé


morial ; mais la puissance augurale prêtée à celui-ci se fonde
sur la croyance antique en un esprit de l'organe. L'extispi-

cine, qui se pratique encore de nos jours, suppose la croyance

aux génies dont nous parlons, parce qu'elle est, en principe,


l'art de forcer les secrets des hôtes spirituels résidant dans
les corps vivants et regardés comme supérieurs pour tout ce

qui relève de la connaissance normale ou supranormale.

Ils semblent d'ailleurs moins connus pour les services qu'ils

rendent à la divination que pour leurs méfaits d'ordre noso-

logique. Si l'on admet qu'un esprit régit chaque fonction


de notre économie animale, il est logique d'attribuer à cet

esprit les maladies du corps. Ainsi, pour Paraeelse, les défail


lances de l'organisme s'expliquaient par des erreurs ou des
négligences de nos archées. De même, Van Helmont <i con

sidérait les différents foyers des sensations comme des arché

types de leur département. C'est de ces archétypes que sont

séparés les organes paralysés (Histoire de In médecine, par

Tourtelle. Paris, Levrault, 180/1, p. 35o). Les fièvres étaient


pour ce médecin des fureurs de l'archée. Par une déduction
toute semblable, les indigènes de la Mettidja veulent voir dans
les convulsions des enfants des manifestations de quelque

passion désordonnée de leurs esprits recteurs.

Ils appellent cette affection la maladie (causée) par les frè


res de l'enfant (merd bkhaoutouh) ou simplement le <e Mal

de ses Frères (merd khaoutouh) » ; et cela de tradition sans

doute, car ce nom lui était donné du temps de Haëdo, comme

on peut le voir dans son Dialogue des marabouts (Topografia

gênerai de Argel, Valladolid, MDCN11, p. 198). On les appelle

les frères de l'enfant parce qu'ils naissent avec lui. Ainsi le


326 —

qarine, qui esl le double de l'homme a pour synonyme khouh,


c'est-à-dire son frère. Ils se distinguent de celui-ci, comme
le montre'
l'emploi constant du pluriel à leur sujet. Leur
pluralité expliquerait la difficulté que les efifants ont à mou

rir, leur agonie se composant des agonies successives de leurs


khaoua. Ceux-ci sont bien des génies ; on dira d'un enfant

qui fait une longue défense contre la mort : ee c'est qu'il a tant
de génies en lui kada men djann fih ! Enfin, ces génies lui
sonl connés ; on dit d'un enfant qui en souffre à deux ans,
à sept ans : il a été attaqué par ee des génies de deux ans, de
sept ans- » ; ils ont toujours l'âge de leur victime ; ce qui

s'explique par ce fait qu'ils sont des personnifications de ses

forces organiques. On les représente vivant sans cesse auprès

de lui ; mais ils ne sont signalés expressément en lui que

lorsque l'enfant est malade ; dans ce cas, ils se substituent

aux anges fonctionnels, qui président à l'état de santé normale.

La convulsibilité si fréquente chez l'enfant indigène est

fav orisée par les intempéries chaudes et humides de l'été algé

rien, par l'habitude qu'ont les mauresques de se cloîtrer plus

sévèrement que jamais leur grossesse, par leur manie


pendant

de façonner le crâne à la main ou avec des bandelettes, par


la constriction du maillot, le port superstitieux du béguin
ou de la calotte, les erreurs de régime, etc. Les mauresques

accusent quelques causes semi rationnelles, telles que le gar-

galisme : elles défendent de chatouiller leur enfant, parce

que, si on le fait rire avec excès au berceau, il deviendra


plus tard pleurnicheur, et, de suite, ee ses frères le prendront
iahhakmoub khaoutouh ». Elles disent aussi que les crises
de nleurerie qui sont causées par le mauvais œil font venir

les Frères. Mais, ordinairement, elles fournissent des raisons

pour nous moins naturelles. Elles poussent la personnification

jusqu'à rendre les gémeaux de l'enfant jaloux de lui. « Nés


d'une djânnia en même temps que lui, s'ils sont malvenus et

que l'enfant soit beau, ils l'envient ; ils s'agitent convulsive

ment dans le corps de celui-ci et, à certains moments,

l'étranglent et le font râler ». Ainsi une passion humaine tra


duit dans ce langage un vice de constitution. Une autre pas

sion est invoquée dans une expression courante que l'on appli
'

que à la femme dont l'enfant est sujet aux convulsions :


327 —

<e Elle s'est rendue coupable d'une foulée biha 'a/sa », dit-on ;
ce qui veut dire que la mère a marché sur quelqu'un de ces

Gens-là et que ceux-ci se vengent sur l'enfant par l'intermé


diaire des petits génies, ses congénitaux. La politesse la plus

élémentaire interdit de nommer « ses Frères » devant un

enfant : ce serait les provoquer ; ils répondraient à l'appel


sur-le-champ ; cette réserve prophylactique s'observe jusqu'à
ce que le petit ait atteint ses sept ans, et même jusqu'à la
puberté avec les sujets nerveux.

On attribue aux khaoua toutes les affections spasmodiques qui

se montrent dans l'enfance jusqu'à l'âge critique de l'adoles


cence, y compris celles que celle révolution peul provoquer,
comme la chorée. Les symptômes auxquels on les reconnaît

sont la convulsion générale ou partielle, le trisme, le hoquet,


la suffocation, le strabisme. Un malade observé était nettement

hydrocéphale. Lorsque les yeux révulsés cachent leurs pru

nelles et ne présentent que la cornée opaque, les mauresques

disent qu'ils regardent en dedans et l'enfant voit ses Frères.


L'ictère est une de leurs manifestations fréquentes-, un de leurs
uniformes. Un nourrisson sain, ee que n'approchent pas les
génies », venant à souffrir de la variole ou de la rougeole ou

de la fièvre, perd son immunité et leur devient accessible.

ee Quand ses Frères l'agitent extérieurement, disent les fem


mes, entendez quand le clonisme affecte les bras et les jambes,

la vie de l'égrotant sera longue ; mais si les Frères l'attaquent


à l'intérieur, c'est-à-dire <e s'ils le pétrissent et le pilent sour

dement », sans contraction violente des membres, avec seule

ment des palpitations du cœur, des râles d'étranglement et des


filets de bave, les parents doivent désespérer : on dit alors que
ses Frères sont embusqués en lui khamtin. Un apophthegme

de gynécée affirme que ee la nuit où ses Frères l'attaquent sera

celle où il doit mourir »


; on entend par là que les génies de
l'enfant l'entreprennent une semaine exactement avant de

l'achever, jour pour jour La durée de l'évolution du mal est

réglée par une observance temporelle, à laquelle s'astreignent

rituellement ces êtres conscients.

La thérapeutique préconisée contre eux a gardé son relent

d'antiquité. Le procédé en usage aux premiers symptômes

témoigne d'un naturalisme si naïf qu'il serait inconvenant de


328 —

lu formuler en français. Mater digilum indicem dextrae manus

in vaginam suam prius, débute in buccam pueri, scilicet su-


gendum, intromittit. Les vieilles femmes vont chercher le fu
seau de la ménagère et le brisent en deux au-dessus du visage

du malade. Elles font de même le geste de casser, sur le front


de l'enfant, le plat en terre où elles cuisent leurs galettes et qui
porte le nom de bon augure de iadjin bou ferh, casserole de
joie.
Elles appellent à leur secours les trois règnes de la nature,
ce que nous leur avons vu faire au chapitre des Amulettes
contre les différentes espèces de génies. Fréquemment, elles

placent au-dessus de la tête de l'enfant malade une bouteille


contenant une tige d'acier ou une barre de fer. Elles font
aussi tinter à son oreille leur mortier en cuivre qu'elles frap
pent avec son pilon : pratique de tradition immémoriale,
qu'elles emploient pour délivrer de ses ennemis la lune suc

combant dans l'éclipsé, et de ee ses Frères » l'enfant (ee beau


comme la lune », suivant le dicton), se débattant dans les con
vulsions.

Comme nous l'avons dit dans notre livre de l'Enfance (chap.


des Amulettes), la mère le confie aux soins de la bonne fée de
la Tiferfra, le génie de l'ombellifère que les botanistes appel
lent magydaris tomentosa. Elle en glisse une racine dans le
berceau après s'être assuré ee ses services » par un pacte solen

nel. Une mauresque de Médéa préconisait, en 1928, de l'assa-


fétida, une amande de pêche, du cresson, une graîne de cassie
et du musc ; le tout pilé et présenté en potion. Les Blidéens
employaient, vers 1910, pour le même office, l'ail, la rue et

l'assa-fétida : les esprits recteurs de ces plantes sont réputés

les ennemis des mauvais génies, qu'ils mettent en fuite à


l'aide de leurs gaz nauséabonds
Dans toute la Mettidja on suspend, en guise de talisman,
au-dessus du lit, sept ee chiens d'eau », dits kelb élma. On en

tend par ce terme divers petits animaux que l'on va chercher

dans les bassins des jardiniers : l'hydromètre, qui passe pour

le gardien de la pièce d'eau parce qu'il la parcourt sans cesse ;

la larve de moustique, miniature de dragon aux allures fan


tastiques ; la nymphe de cousin, avec ses deux trompes qu'elle

élève à la surface comme des périscopes ; le têtard, dans la


329 —

phase où il n'est que deux yeux guetteurs,


vedelle'
à son poste

d'observation ou godillant avec sa queue plumeuse ; autant

de substituts de la grenouille, laquelle est la reine des sources

et leur âme visible dans le folklore Mettidjien. Par les étran-

getés de leurs formes, de leurs mœurs, de leurs métamor


phoses, ces représentants de la faune aquatique ont mérité
d'être considérés comme des génies des eaux bienfaisantes et

opposés aux génies qui torturent l'enfance.


On a recours contre eux à la protection des génies domes
tiques. La mère brûle en l'honneur de ceux-ci, dans la cham

bre du malade et dans la cour centrale, les aromates qui conci

lient leur faveur : le benjoin, l'aloès, la coriandre, l'ambre ;


elle fait le tour de la maison, portant, avec un geste d'offrande,
la cassolette de terre d'où s'élèvent les parfums consacrés ; et

elle prie : « Nous sommes unis par les liens du voisinage :

ne nous faites pas de mal, nous ne vous en ferons pas. Nous


vous supplions au nom d'Allah 'Ires-Haut de délivrer cet en
fant ». Ainsi s'exprimait une femme des Oulad Sultan en

1910 (cf. mes Coutumes, Institutions, croyances, éd. 1913,


p. 46).
On portait souvent à cette époque les enfants souffrant de
leurs Frères à Bent Mordjana : c'était une sorcière en vogue

qui passait pour commander à des esprits familiers. Dans une

chambre hantée, qui était sa clinique, elle fumigeait et oignait

l'enfant avec ce qu'elle appelait le benjoin et l'eau des Bonnes


Personnes (djanui ou élmlah) ; ma et si le malade ne pouvait

se déplacer, elle expédiait, à domicile, comme nor pharmaciens,

dans de petites boîtes et des fioles, ces spécialités du monde

spirituel que la foi tenait pour héroïques.


Le même traitement était appliqué au mal des Frères dans
la Dâr éldjem'a ou Maison de réunion des Nègres. Mais, le
mépris des gens de couleur éveillant chez les indigènes les
scrupules religieux, nombre de Blidéens, qui se piquaient e<

fillah) », n'aimaient pas à voir


(ma'
de croire en Allah ter/din
cette, influence s'impaironiser chez eux : Affaire de Nègres,
ee

affaires de démons 'amr élouefan 'amr chitan, répétaient-ils.

Je ne veux pas que mon enfant ait des relations avec ces

gens-là, quand je serais sûr qu'ils tiennent en leurs mains la


vie du monde». Malgré les réactions puritaines, les maures-

33o —

ques avaient confiance dans ces choses de Nègres omour élouç-


d'

fan ; et la Savante Noire (on donne en effet Jjs nom 'Arifa à


la grande prêtresse de cette sombre chapelle), tout comme

Bent Mordjana, sa concurrente mondaine, comptait une nom

breuse clientèle de miraculés reconnaissants, qui, chaque an

née, à l'anniversaire de leur guérison, et jusqu'à leur puberté,


venaient lui apporter la oua'da, en français le tribut d'hom
mage et l'aveu de leur obligation.

Chaque coin du Maghreb a son sorcier supérieur, régnant

sur d'innombrables légions de génies, et immortel, ne se re

commandant pas d'une vogue passagère, mais d'une tradition


immémoriale : c'est le marabout guérisseur. A Blida, Sidi
Ali Gaïour est connu comme spécialiste du mal des Frères. Un
mercredi, la mère, son enfant dans les bras, tourne sept fois
autour de l'olivier sauvage proche du tombeau du saint ; elle
plante un clou dans son écorce et y attache un lambeau ar

raché aux langes. Elle porte ensuite son enfant à la guetta :

c'est une fosse sacrée où nul ne peut descendre s'il ne sacrifie.

Elle est creusée près d'un affleurement du rocher, au milieu

duquel se remarque une faille naturelle, où l'on veut voir

comme l'entrée d'une ruche, le porche d'un temple, ou l'ac


cès du monde souterrain et merveilleux où s'élèvent les palais

servant de casernes aux mahallas (troupes) du Seigneur. Le


petit malade est déposé ou fond de la guelta, au milieu des

plumes, becs el pattes des gallinacés précédemment immolés,


sur la boue de sang et de jaunes d'œufs qui tapissent cette
fosse aux sacrifices. Il
y reste exposé, comme le patient devant
le chirurgien ou comme un suppliant devant son dieu, le
temps qu'il faut pour immoler la bête qui lui sert de rançon,
une poule, si le malade est un garçon, un coq, s'il s'agit d'une
fille. Quand la débat longuement, on conçoit bon
victime se

espoir. Souvent les malades sont pris de convulsions pendant


l'immolation ; il faut y voir la main des génies, qui inter
viennent. Beaucoup meurent avant de sertir de l'enceinte sa

crée ; '( Ce terme leur était, fixé ! ». Le sort des autres se décide
dans les huit jours qui suivent.

La coutume recommande le marabout pour le mal des Frè


res : la religion lui préfère le taleb. Celui-ci met en œuvre les
vertus thérapeutiques des versets du Coran. Une de ses prati-

33i —

ques est passée dans le domaine populaire. Quand un enfant

tombe en convulsions (hommes et femmes s'entendent sur ce

point), il faut lui psalmodier trois fois aux oreilles l'appel que

le muezzin fait entendre du haut du minaret. L'origine de


cette technique fort répandue se trouve dans les livres. Ech-

charadji, dans son kitab élfaouid fi ccçalat ou él'aouaïd p. 10,


rapporte que le Prophète ordonnait de moduler à l'oreille
droite de l'enfant au berceau l'arfan. ou premier appel à ta

prière el à son oreille gauche Viqàma ou second appel, ajou


tant que celui qui le ferait ne souffrirait aucun mal du fait du
Chitan. La tradition attribue à ces formules la puissance d'un
exorcisme. Un directeur de mines, à qui ses ouvriers se plai
«

gnaient de rencontrer trop souvent des gnomes, leur conseilla


de prononcer l'adan à tout moment ; ils obéirent et ne virent,

plus rien (libr. cil.) ». J'ai entendu souvent les gens du peuple

à Blida dire que l'appel du muezzin chasse les génies mauvais

hors des limites pu il se fait entendre, comme les cloches in


versement appellent les démons ; quelques-uns prétendaient

que les paroles saintes brûlaient les mauvais génies partout où

elles pouvaient les surprendre. Pour rappeler à lui un homme

tombé en syncope, c'est-à-dire suivant la croyance maghré

bine envahi par un djann, le procédé le plus connu des illet


trés comme des lettrés, c'est de pousser à ses oreilles le cri du
muezzin ; il en esl de même pour la cure des convulsions

infantiles.
Mais cette thérapeutique coranique, commune à tous, pour

ainsi dire, s'explique bien diversement suivant les individus.

Si, en effet, nous considérons l'esprit dans lequel on l'ap


plique, nous trouvons deux théories. Les gens les plus évolués,
en général les hommes, en répétant l'adan islamique au che

vet d'un malade, croient mettre en fuite un démon ; ils opè


rent par voie d'expulsion. Au contraire, les âmes simples, les

femmes surtout, n'ont point l'intention d'exorciser ; elles mo

rigènent plutôt : en appelant à la prière l'esprit rebelle, elles

visent à le rappeler à ses devoirs. Ainsi une pratique identique

s'inspirede conceptions différentes.


En particulier, la superstition du « mal des Frères », qui
esl en train de disparaître évidemment, se présente à nous

dans la société actuelle, à quatre degrés de son évolution. Pour



332 —

les Maghrébins profondément imbus de la culture musulmane,


les Frères sont, comme bien d'autres maladies, des génies qui

envahissent notre organisme et qu'il faut traiter par l'exor


cisme comme leurs semblables. Pour d'autres, ce sont seule

ment des enfants des génies voisins, d'ordinaire des petits des
génies domestiques. Beaucoup de femmes voient en eux des
qarines de l'enfant, c'est-à-dire des petits génies nés en même

temps que lui d'une djânnia, qui elle-même est. la qarina, la


congénitale de leur mère, et qui, intimement liés à sa vie, dis
paraîtront avec lui. Dans cette opinion la croyance aux Khaoua
fusionne avec la croyance aux doubles de l'homme. Enfin,
dans l'esprit des vieilles mauresques, et ce sont celles-ci sans

doute qui conservent la tradition la plus pure, les Frères de


l'enfant ne sont pas ses connés, niais ils sont innés en lui : ce

sont des personnifications traditionnelles de ses organes vitaux,


que l'on qualifie, dans le langage des harems, d'anges, tant
qu'ils se comportent normalement et remplissent fidèlement
leurs services, mais qui deviennent des génies et même des
démons, appelés par euphémisme Frères, quand, pour une rai

son quelconque, ils manquent à leurs devoirs et jettent la per

turbation dans les fonctions qu'ils sont chargés d'assurer.


CONCLUSION

On parle de l'influence des astres sur l'homme : mais que

pensez-vous de celle de l'homme sur les astres ?

(Roud el akhiar, p. 102).

Comme je réunissais ces documents sur la ee maladie des


Frères », je reçus d'un indigène la lettre suivante : ee (Après les
compliments d'usage), sache que, le 2 Janvier dernier (1918),
mon fils Abdéltif souffrit d'un accès de fièvre qui lui faisait
pousser des gémissements rauques Le k, ses Frères le prirent

avec tant de violence que ses râles s'entendaient au loin et que

sa poitrine semblait se déchirer. Dans les moments où ses Frè


res le lâchaient, il se reprenait à babiller et à rire ; mais, quand
ils revenaient à l'attaque, son corps se couvrait de sueur. Des
jours des nuits, sans sommeil, sans nourriture, nous vécûmes
et

dans l'angoisse, fatiguant les tolba de qui nous sollicitions des


écritures (thérapeutiques), et transgressant même les limites
fixéespar Allah, car nous dépêchions des amies- pour consulter

les sorciers qui connaissent par la voie de l'incubation les re

mèdes des maladies et les devineresses qui en prédisent l'issue,


tant notre raison était aveuglée par le désespoir ! Enfin, le 9,
ses Frères le saisirent au cou et se mirent à l 'étrangler ; et son

agonie dura toute la journée jusqu'à dix heures du soir, où son

âme est sortie ».

Il était écrit que cet avis de décès serait la dernière pièce

que je verserais à mon dossier : la mort du petit Abdéltif


mit fin à mes études sur la maladie, comme sa naissance, quel

ques années auparavant, m'avait induit à écrire mon livre


sur l'Enfance. Fils d'un taleb blidéen avec qui j'étais lié
d'amitié, il m'avait servi de principal sujet d'observation.
Ses premiers ans m'avaient initié à la puériculture des indi-

334 —

gènes et sa santé débile m'avait fourni l'occasion de noter

leurs théories médicales. Lui disparu, les circonstances ne

devaient plus me permettre de me pencher à loisir sur le


berceau d'un nourrisson ni sur le lit d'un malade.

iMais les nombreuses remarques qu'il nous a suggérées et

que nous avons consignées dans ce livre nous ont semblé

former un syslème assez cohérent. En les résumant, nous

pouvons embrasser l'idée que les indigènes de l'Afrique du


Nord se font communément de la maladie : conception bizarre
pour nous, mais fort répandue parmi les peuplades des demi-

civilisés, et présentant à ce titre un intérêt ethnographique

général ; et d'autre part, conception marquant une date his


torique, car elle régnait absolument à l'époque de la con

quête ; elle s'est conservée jusqu'à nos jours dans les 'milieux
où notre influence n'a pas pénétré et elle recule devant nos

méthodes ; de sorte qu'elle se recommande à notre curiosité

par son caractère d'universalité, et, à un autre point de vue,


par la prochaine disparition même dont elle est menacée.

La première constatation qui ressort de notre enquête chez

les indigènes, c'est l'absence totale de tradition scientifique.


NIXe
.le n'ai trouvé, nulle part, jusqu'à la fin du siècle, en

Algérie, le moindre souvenir v avant de l'Ecole médicale arabe

qui brilla sur la fin du Moyen-Age. Jadis, sous l'influence


de Tlem-
mes préjugés classiques, j'interrogeai les lettrés de
cen ; ils nie renvoyèrent aux tolba d'Alger; ceux-ci me dési
gnèrent les foqaha du Maroc, qui finalement me vantèrent

les savants (oulainu) de Tunis ou les hnkama (les archiatres')

du Caire : j'en conclus que l'érudition médicale islamique


actuelle élait de la nalure du mirage, dont les prestiges

n'osent s'affirmer que de loin. Ni les grands médecins orien

taux, comme Avicenne el bhazès, malgré la ceunmunauté de


langue, ni les occidentaux, comme le Sévillan Avenzoar ou
le Corduhan Averrlioès, malgré la communauté de patrie,
n'étaient connus des musulmans barbaresques avant la con

quête française. Il ne survivaient plus qu'en dehors de leur


pays, sous, le déguisement de leurs noms européanisés. Et ils
n'étaient pas seulement bannis de la mémoire populaire, mais

reniés par les écrivains de l'Islam Eççaffouri, dans


: son

\ozhal cl madjalis, énumérant ee les Compagnons, les sa-


vants el les saints qui ont illustré le peuple de Mahomet »,

ne songe pas à faire une place à ces gloires profanes du


mahométisme. Il a fallu que nous montrions aux Croyants un

idéal nouveau, pour qu'ils les admettent parmi leurs grands

hommes. Si aujourd'hui les nationalistes d'Egypte, de Tuni


sie et d'Algérie les citent avec orgueil, c'est, seulement depuis
la dernière génération ; et c'est dans les manuels de nos lycées
que leurs admirateurs actuels ont appris leur existence et

se sont avisés de leur mérite. Encore leur popularité nais

sante et chancelante n'a-t-elle pas dépassé les barrières de la


lice politique.

Avec la lignée des grands médecins de la belle époque


tout vestige de la tradition grecque s'est perdu. Ce n'est pas

que ces héritiers de la pensée antique l'aient conservée dans


sa pureté. Les pères de la médecine moderne (Cf. Fernel
dans la préface de ses œuvres) ont protesté contre les supers

titions qu'ils y ont mêlées. Les Arabes eux-mêmes ont eu

conscience que dans leurs mains le dépôt dépérissait. « Si les


savants des siècles passés, a dit un critique, avaient su avoir

pour successeurs des êtres aussi grossiers que nous, ils auraient

recommandé à leur lit de mort d'ensevelir leurs livres avec

eux, ou, plutôt, il n'auraient jamais publié ce qu'ils portaient

dans leurs poitrines ». Roud el akhiar, p. 79. Mais, quoi qu'ils

aient subi, de plus en plus pesante, l'influence de leurs mi

lieux, ils ont prolongé longtemps dans des siècles de bar


barie le respect de l'instrument essentiel de la méthode Hippo-

cratique : ils ont toujours préconisé l'emploi de l'observation


et de l'expérience.
Les médicastres maghrébins répudient dédaigneusement ces

humaine, II bien évident, disenl-


procédés de la raison ee est

ils, que la médecine nous est venue d'Allah par la voie de


l'inspiration (ouahi) et de la suggestion (ilham) », comme l'a
dit Eççafouri dans son Nozhat el madjalis, II, p. 25 ». Que
nous parle-t-on de nous plier à la discipline des Grecs ? Us
nous ont emprunté leur doctrine. En effet, Dieu a révélé cet
art à Chît, le fils d'Adam et le second prophète de l'humanité ;

ou bien, d'après une, autre tradition, à Idris, le troisième

prophète, que les mécréants appellent Hermès Trismégiste ou

Mercure (Mozhat el, Mad.jalis, II, p. 2,5). R se transmit avec la


336 —

« lumière prophétique » jusqu'à Salomon qui en posséda

tous les secrets. C'est de la bouche de Salomon que les Ioniens


l'ont prise. « .Nous voyons dans l'histoire, lit-on dans le Rcud
el akhiar, p. 10, que l'ythagore reçut fa hikma, la philosophie

des sciences, de Salomon, fils de David, en Egypte... Il profita

ainsi du flambeau de la prophétie et occupa un


rang élevé
parmi les philosophes grecs... Platon a dit dans ses.Lois que
les prophètes et les connaissances qu'ils nous apportent sont

d'une nature inaccessible aux sages avec toute leur sagesse

et aux savants avec toute leur science ». C'est ce qu'Allah

lui-même a confirmé dans son livre sublime, parlant des in


fidèles et aussi des penseurs qui ne s appuyent pas sur la
Révélation : ee Ils ne savent pas de science certaine ; ils n'ont
que des opinions (IV, i50j ». Le mépris de l'investigation
scientifique à la base du dogme musulman. Combien
esl plus

sûres paraissent au croyant les communications du prophé-

tisme !
C'est sous l'influence de cette croyance que la théorie de
la maladie, que nous avons exposée s'est trouvée fondée sur

deux chapitres du Coran et que les idées que nous avons

développées prétendent toutes provenir de la tradition reli

gieuse.

Cependant, si elles se réclament, non sans raison, de la


.

tradition musulmane, on pourrait tout aussi bien les ratta

cher à la tradition payenne. Le dogme islamique, en effet,

se pique d'un certain libéralisme : intransigeant avec les théo

logies doctorales, il se montre indulgent aux mythologies fol


kloriques. A la différence du christianisme qui a refoulé tous

les Esprits dans le ciel ou dans l'enfer, il s'accommode de


ces demi-dieux sans prétention dont les croyances primitives

ont peuplé le monde. Comme de nos jours les nègres de


l'intérieur de l'Afrique deviennent musulmans sans cesser

d'être fétichistes, de même, sans doute, les Maures de l'épo


que romaine se sonl convertis le plus sincèrement du monde

en gardant leurs superstitions ancestrales. Du moins, on les


retrouve chez eux encore reconnaissables au vingtième siècle.

On a ramassé des as et des quadrans romains dans les sour

ces miraculeuses où les mauresques apportent des offrandes,

iciifs durs, couscous, parfums, el où leurs mères, s'il faut


337

les en croire, jetaient des sourdi et des rnouzounal avant ce

siècle de taharamit, c'est-à-dire d'avidité et d'incroyance. Elles


suspendent des lanières de leurs vêtements aux arbres chif

fonniers, comme nous voyons dans Virgile (En. XII, 769),


les naufragés suspendre leurs habits en ex-voto aux branches
de l'oléaster sacré de Laurente. Il est peu de fontaines aux

quelles on ne promette, comme Horace à la Fontaine de Ban-

dusie, le sang d'une poule ou d'un bouc :

Gelidos inficiet tibi rubro sanguine rivos.

Rref, les nymphes et les nayades antiques, sous différents


noms, surtout sous celui de Nanna Aïcha, veillent toujours
sur la prospérité et particulièrement sur la santé des habitantes
de l'Atlas et de leurs enfants.

De même, sous le nom d'oiseaux de la fatalité Tir élmenaîa,


les striges, effroi des matrones du Latium, rôdent le soir dans

les vallons de la Mettidja. Les petits indigènes et les mères les


chassent en leur criant : eeJ'ai du sel, dans mon sein ; nous

avons du feu dans notre venlre ! » Us ne comprennent plus

la raison de la vieille formule prophylactique ; mais Ovide


(Fastes, liv. VI) l'explique : c'est que ces oiseaux, démons ou

sorcières métamorphosées, dévorent les entrailles des enfants.

Carpere dicuntur lacieniia viscera rostris.

La notion du genius individuel latin s'est conservée très

nette. Je me souviens de mon étonnement, à une époque où


je professais les langues anciennes dans les collèges de l'Algé

rie, en constatant que mes élèves indigènes n'éprouvaient

aucune difficulté à comprendre l'indulgere genio de Perse,


le genium mero curare d'Horace, ou le genium defraudare
de Térenee, etc. Ils portaient en eux-mêmes la clef de ces

expressions ; et ils en enseignèrent certainement le sens pro

fond à leur professeur. Visitant le Théâtre romain de Phi-

lippeville, je m'arrêtai devant un buste portant la dédicace


Numini Constantini sanctissimi. Je lisais la traduction em
barrassée du catalogue : ee A la divinité ou à la puissance
ou à la majesté de Constantin », lorsqu'un jeune indigène

s'écria : ee A son génie, quoi ! » H est certain que devant


l'inscription classique Genio imperatoris que portent certai

nes statues anciennes, l'arabe illettré restera moins emprunté

22

338 —

que nos plus savants conservateurs, parce qu'il comprend

d'instinct ce que nous n'expliquons que par l'érudition. Si


nos musées, en effet, conservent les monuments de ce genre,
le folklore, ce musée populaire des antiquités morales et spi

rituelles du pays, a perpétué jusqu'à nos jours dans le cœur

de ses habitants la croyance qui les inspira autrefois à leurs


pères. 11 n'y a pas que le sol algérien qui puisse vanter ses

ruines ; la mentalité maghrébine possède aussi ses trésors ar

chéologiques. Qui sait les Julia Caesarea, les Thaniugas, les


Cuitcul invisibles qui dorment dans la poussière'
de son in
conscient ?
Le malheur est que le dépôt folklorique ne présente pas la
netteté de démarcation des stratifications géologiques. Il est

bien difficile d'y distinguer les caractéristiques d'un peuple

ou d'une époque. On se tromperait sans aucun doute en ne

voulant voir dans les superstitions étudiées que les restes d'un
héritage exclusivement romain Le génie personnel était con

nu de Mahomet sous le
de qarine, comme
nom nous l'avons
vu, el avant lui des Pharaons sous le nom de ka ; la chouette,

dans les annales préislamiques, joue un rôle aussi redoutable

que la strige, étant une sorte de lémure haineux, exactement

l'âme d'un mort réclamant vengeance ; le culte des divinités


des eaux et des arbres se pratiquait en Arabie comme partout.
Taba'
La a été identifiée : elle est en relation avec la Lamia
d'Horace et d'Apulée, sans doute ; mais elle ne rappelle pas

moins incontestablement la Ouezelyia des Ethiopiens ou la


Lililh des Juifs, si l'on en croit R. Basset (les Apocryphes
Frè-
Ethiopiens, IV) cl Ed. Doutté 'Magie et Religion). Les ee

ics », ces génies des membres, s'apparentent aux DU puériles

des Romains, à celle Iroupe de petites divinités de l'enfance


qui président à la formation, à l'éducation et au fonctionne
ment des divers organes d'un nouveau-né ; il est probable,

en effet ; mais qui nous dit qu'au lieu de venir du Nord ils
ne sont pus venus plutôt de l'Est et qu'ils ne descendent pas

tout directement des dieux préposés à la garde, des trente-six


pallies du corps humain que reconnaissait la vieille physiolo

gie égyptienne et qui palronaient autant de corporations de


médecins spécialistes sur les bords du Nil ? La vérité c'esl que

les crnyanci's que nous avons exposées appartiennent à plu-


3%
-
-

sieurs peuples ou à tous plutôt à la fois. 11 serait téméraire


de rechercher quel courant a apporté en Algérie des idées qui

apparaissent communes à toute l'humanité. Elles ne relèvent

pas de telle ou telle tradition particulière, mais de la grande

et anonyme tradition populaire, que l'on désigne sous le nom

de folklore universel.

Si cette tradition est universelle, elle doit, de quelque ma

nière, tenir à la constitution même de l'esprit humain ; et

il nous faut en chercher dans notre structure mentale la cause

première. En effet, il est à remarquer que c'est chose presque

impossible au commun des hommes de se représenter conti

nûment une force quelconque en action autrement que sous

la forme supposée d'un être vivant. L'abstraction théorique


ne satisfait pas notre imagination, mais la provoque au con

traire à lui prêter une figure concrète. Les sophistes, qui ont

éprouvé tous les ressorts de la logique, ont fourni aux stoï

ciens cet axiome : tout ce qui agit est, corps quiquiil fucit
corpus (Sénèque, Lettre à Lucilius CXVII).
est e< Tout ce qui

exerce empire sur le corps, ce qui le violenté est corps (id.


CVI) ». Nous voyons dans le même auteur (CN1II) que des
philosophes ont agité et soutenu cette proposition : <e Ions les
arts sont des animaux et encore toutes nos pensées et tout ce.
qu'embrasse notre esprit ». Cette idée a passé chez les phi

losophes arabes. Ibn Khaldoun la formule ainsi : ee Tout ce

qui existe se compose de matière el de forme (l;iluh el-ibcr,


p. 89) ». L'imagination populaire va plus loin : incapable
de supporter l'X inconnue qui représente l'essence des
choses pour le savant, elle lui substitue une entité plus

intelligible et plus commune, qu'elle conçoit par analo

gie sur le modèle, de son moi idéalisé. <e D'après cette con

ception, dit Freud (Totem el tabou, ch. IIIj, le monde serait

peuplé d'un grand nombre d'êtres spirituels, bienveillants


ou malveillants à l'égard des hommes, qui attribuent à ces

esprits et démons la cause de tout ce qui se produit dans la


nature et considèrent que ces êtres animent non seulement les
animaux et les plantes, mais même les objets en apparence

inanimés » Nous pouvons considérer comme une nécessité de


notre cerveau, comme une loi de notre psychologie,

la loi
ins-
de personnification, d'anthropomorphisme, —

ce besoin

34o —

tinctif que nous éprouvons d'expliquer les phénomènes de la


nature par des activités semblables à la nôtre. Les ethnogra

phes ont reconnu cette conception chez tous les peuples pri

mitifs, disparus ou encore existants, et sa réapparition inter


mittente ou sa survivance sporadique dans la masse ignorante
des peuples civilisés actuels.

Elle prédomine nettement dans la société indigène. En Eu

rope, comme l'a dit Frazer dans son Rameau d'or, l'esprit
scientifique est par rapport à la superstition comme cette cou

che de glace qui, aux premiers froids, couvre la surface des


eaux, pellicule fragile masquant l'abîme mouvant. En Afri
que, on ne connaît même pas ce givre superficiel. L'appareil
critique qui contrôle notre vie intellectuelle fait défaut : point

d'enseignement organisé perpétuant la méthode scientifique,


point de corps savant veillant sur les défaillances de la rai

son, pas même de clergé constitué pour réprimer les aberra

tions de la foi. Au contraire, les théories savantes et religieu

ses condamnent les méthodes objectives de la science humaine


et exaltent le sens interne. <e
L'intelligence, a dit Mahomet,
est une lumière qui brille dans le cœur et qui nous fait dis

tinguer le vrai et le faux (Roud el akhiar, p. l\2) ,,. Tous les


hommes jouissent de la faculté de la vision transcendantale :

ee De même, dit-on, que les yeux reçoivent l'image des choses

visibles quand leur surface n'est pas ternie par la rouille de


la maladie, de même nos esprits sont des miroirs où se reflè
tent les choses invisibles quand la rouille des passions ne les
ternit pas (Roud el akhiar, p. t\i) ». Cette vision intérieure

est plus sûre que l'autre : « Voir avec les yeux de son intelli
gence vaut mieux que de voir avec les yeux de son visage

(id. p. l\ï). » C'est la seule digne de l'homme : ee Ce n'est

pas vivre que de ne pas saisir avec la vue de son esprit ce

que l'on ne peut pas atteindre avec celle de ses yeux (id.) »

Les musulmans, plus que les autres hommes, sont éclairés


par la lumière intérieure. Le Prophète a dit : ee Tous les
membres de mon peuple des savants. Il
sont est écrit dans
l'Evangile que les mahométans sont les sages et les savants

de l'humanité (Nozhat el madjalis, p. 2o5) ». Le calife Ali


disait : ee Tenez grand compte des opinions émises par les
musulmans, car Dieu a placé la vérité sur leurs langues (Roud

3/n —

el akhiar, p. /|ij ». C'esl que ee la science n'est autre chose

que la foi (Aozhat el inad.jalis, p. (JeS) », et la possession de


la foi assure à l'homme la vision spirituelle qui lui permet

de distinguer l'invisible, comme nous distinguons les objets

matériels derrière un voile, derrière une gaze ou derrière


une vitre.

La hantise perpétuelle du monde des esprits ! C'est, grâce

à leurs théories religieuses el à leur tempérament aussi sans

doute, un trait frappant de la mentalité des Indigènes. On


pourrait y voir la raison profonde qui nous les fait paraître

souvent contemplatifs, imprévoyants, illogiques, bizarres. C'est


en tout cas, ce qui explique le caractère animiste de leur méde

cine. On peut remarquer si la religion leur impose la i-


que, (dix

sion des maladies exposées dans les deux sourates Àuxiliatrices,


l'énumération qui en est donnée par le Livre Saint n'est pas li
mitative ni exclusive. Un commentateur du Coran, Echcherbini
(sourate de l'Aube), dit qu'Allah
n'y a point cité toutes les af
fections possibles, mais seulement les plus mystérieuses, ee De
tout le mal qu'il a créé, il ne nous met, en garde que contre les
influences astrales, les souffleuses sur les nœuds et le mauvais

œil. Il a voulu mettre en saillie le mal que ces puissances peu

vent nous faire parmi les autres puissances malignes à cause de


leurs procédés sournois et parce que l'homme se voit atteint

de leurs coups sans savoir d'où ils lui v iennent et comme dans
la surprise d'une embuscade ». Cette note rationaliste aurait

ouvert la porte, à la médecine scientifique si nos indigènes n'a

vaient eu l'esprit naturellement et traditionnellement offusqué

par la superstition animiste.

Là où le goût du merveilleux domine, il exclut celui du vrai.

L'homme superstitieux ne voit rien dans la nature, parce qu'il

s'est mis hors des rapports de la nature ; du point de vue où

il se place, il n'aperçoit pas le réel, mais un monde imaginaire,


le monde spirituel, qui n'est autre que le monde qu'il s'est

forgé dans son esprit. Si son hypnose esl collective, la coutume

l'habituera de bonne heure au surnaturel. Il n'aimera à voir

que ce qui flatte sa manie. Et sa raison même, soutenant son

goût et le préjugé ambianj, ne se sentira satisfaite que d'argu


ments mystiques. Pour nous, il suffit qu'un fait présente
l'ap
parence du miracle pour qu'il nous soit suspect ; aux yeux de

34a —

nos maghrébins au contraire il comporte la certitude dans la


mesure où il met à l'épreuve leur crédulité. Un phénomène

n est vraiment expliqué pour eux que lorsqu'on l'a ramené à


une cause suprasensible.

Leur étiologie médicale doit plonger ses racines dans les


sphères invisibles pour être conforme à leur tradition, à leur
logique et à leur tour d'espril. On trouve sans doute dans leur
connaissance certaines notions de maladies positives ; mais elles

sont étrangères au milieu : débris d'.antiques croyances, infil-

l rations de civilisations-
voisines, survivances déracinées, idées
aberrantes, une poussière de formules et de pratiques empiri

ques que l'on ne voit pas cadrer avec leur mentalité et que l'on
ne saurait coordonner en corps de doctrine.
/ Leur système cohérent, vraiment indigène, repose sur un

principe que l'on retrouve dans diverses tribus nègres de l'Afri


que, chez qui toute maladie, toute mort suppose un crime dont
le griot est le juge d'instruction. On peut le formuler ainsi : ni

la mort ni la maladie ne sont choses naturelles ; l'accident ma

tériel lui-même masque une volonté meurtrière, car la vie seule

peut supprimer la vie. Au fond, l'homme a voulu croire à l'im


mortalité du corps avant de croire à la seule immortalité de
l'âme. D'après le dogme musulman, nous ne mourons pas

précisément ; nous sommes exécutés : Allah nous condamne

et le bourreau céleste, Israfil, nous lue. D'après la croyan

ce folklorique, nous ne mourons pas non plus, mais nous

sommes assassinés ; nous tombons victimes d'un ennemi

visible ou invisible. Cette croyance, bien vieille sinon primi


tive, se conserve dans la formule populaire : « N'était la tem-
rida (c'esl -à-dire le maléfice morbifique et morbifère des hom
mes el des génies i, les fils d'Adam ne connaîtraient jamais le
trépas » .

Les ennemis de la santé et de la v ie de l'homme appartien

nent aux trois règnes de la nature, aux minéraux, aux végé-

laux, aux animaux. Il n'est pas un coin de l'Afrique du Nord


qui n'ait sa pierre, sa grotte, son arbre, ses bêtes sacrées. Doi
vent-ils leur caractère religieux à la tradition ? Pas toujours.
Nous avons vu à Alger un palmier Auquel les mauresques of

fraient de l'encens perdre ses dévoles quand les chrétiens l'eu-

renl entouré d'une grille ; et dans la Mellidja un la-


champ

343 —

bouté, (oui profane, devenir maqam ou terre sainte et s'en

clore dans une huououaïla ou muretle de consécration. Blan


chissez un rocher à la chaux, nouez des chiffons à une plante,
sacrifiez à une source, vous en ferez des buts de pèlerinage. Si
vous demandez leur processus de sacralisation, l'on vous répond

que les Esprits sonl venus s'y établir, ee Joui endroit où vous

fmnigez se peuple de génies », disent les femmes. Mais elles

disent aussi : « 11 n'est pas un endroit sans ses génies », ce qui

fait de ces des puissances, non


génies point nomades, mais

immanentes, les âmes des choses. Tout corps brut recèle son

étincelle divine. Un objet quelconque, s'il s'isole et s'indivi

dualise, se personnifie aussitôt et se spiritualisc. Rien qu'en

fixant la matière, l'œil du maghrébin y provoque une théo-


phanie ; si bien que la nature entière est peuplée pour lui

d'intelligences que l'on peut, définir les doubles spirituels des


phénomènes physiques et qu'il nomme communément des gé

nies.

Parmi ces entités, animatrices de la vie universelle, figure


en ligne l'âme humaine, leur prototype. Dans
première ses

fonctions de magicienne, l'âme s'appelle la nefs, qui n'est au

tre chose que l'âme passionnelle. Celle-ci est douée d'un pou

voir égal à celui d'Allah ; elle se joue des lois du déterminisme


ou des arrêts du destin ; ce pouvoir n'a d'autres limites que

celles du désir et de l'imagination. Le principe de la force sou

veraine de la nefs, c'est la niïa, l'acte de volition et de foi,


l'émanation de la volonté confiante et consciente de sa toute

puissance. Le rayonnement magique de la nefs utilise les or

ganes du corps. Son action s'exerce sur le monde extérieur

par le regard, le souffle, la parole, le geste. Elle emploie toutes

les techniques de la sorcellerie, et ne s'en distingue guère

que parce qu'elle se passe d'intermédiaire, et qu'elle opère

par l'influx direct de la volonté magique sur les choses. De


nos jours ce sont surtout les femmes qui ee nouent ces sortilè

ges- » ; mais le prestige de cette magie directe se conserve assez

pour que les tolba la redoutent, et se déclarent incapables de la


combattre avec les ressources de leur art.

L'orthodoxie condamne sévèrement cette magie indogène,


dont la base est une orgueilleuse surestimation de nos facultés
psychiques, ee Celui qui croit, que le pouvoir magique appar-
tient à sa nefs et qu'il agit par sa puissance personnelle sur

la nature tombe dans la mécréance et encourt la peine de


mort » dit le commentateur du Coran Elkhazin (Sourate 11,
v- 96).

t Aussi les professionnels ont-ils soin de substituer à leurs nefs

des agents extérieurs. Le hakim dispose pour l'exécution de


ses desseins de génies indépendants qu'il a su attacher à son

service. Le sahhar ou sorcier proprement dit met en mouve

ment la classe des démons. L'iqqâch, dont la force réside dans


sa connaissance des textes coraniques, se vante d'être obéi j. ar

(les anges. Mais soumettre les Esprits à sa volonté est-ce moins

difficile que d'y plier les choses ? La nefs du magicien ne

trouve pas en eux, il


vrai, l'obéissance passive des éléments
est

se pliant automatiquement à la voix du créateur ; mais elle les

tient servilement assujettis à son ascendant. Le mot qui signifie

incantation azima exprime l'insistance de la volonté qui s'im

pose par tous les moyens humains depuis la sommation jus


qu'à la flatterie. La nefs procède par la douceur quand tlle iu

le peut par la force; mais, même quand elle descend à la prière,


comme il arrive au pèlerin devant la châsse d'un saint ou au
fidèle devant le mihrab de la mosquée, elle n'abdique jamais
absolument sa prétention primordiale à maîtriser la loi de cau
salité ; elle se flatte de corriger à ison gré le livre des destins,
pour y inscrire ses désirs et ses caprices à la place des décrets
éternels de son dieu.
Cette puissance ambitieuse ne pouvait manquer d'être per

sonnifiée. Elle l'a été sous plusieurs formes.


En tant qu'imagination créatrice, elle est le djinn inspira
teur des anciens poètes arabes. Mahomet y voyait un ee démon »
quand il parlait d'un auteur payen (R. Basset. La poésie arabe

antéislamique, p. 10) ; et il reconnaissait l'ange Gabriel ou

l'Esprit saint, quand il s'agissait d'un de ses panégyriques

(Elkhazin, commentaire de la sourate des Poètes). De nom

breuses légendes signalent les accointances du meddah magh


rébin avec les génies ; ceux-ci le fréquentent fraternellement

ou même le possèdent à la manière dont l'Esprit possède les


fems sacrés ; et c'est la raison pour laquelle les tombeaux de
certains poètes modernes, tels qu'Ibn Emsaïb, à Tlemcen (Cf.
Bel, La population musulmane de Tlemcen) et Sidi Lakhdar

345 —

ben Khloùf, dans la région de Pélissier, chez les Oulad Khloif


(information orale), sont des lieux de pèlerinage : le génie

poétique peut conférer la sainteté au même titre que les autres

génies.

Le second suppôt de la nefs porte le nom islamique de qai îne


qui embrasse deux acceptions : dans le sens populaire, le qarîne

représente le le compagnon, gaillard ou


principe vital ; il est

maladif, jovial ou mélancolique, etc., suivant le tempérament


de chacun, qui naît, vit et meurt avec nous ; dans la concep
tion savante, sous l'influence de la religion, il tend à person
nifier nos mauvais instincts en lutte dans notre for intérieur
avec les exigences de notre idéal moral.
Le djann désigné sous la périphrase de « Celui qui est en

nous », nous offre un autre visage de la nefs : il faut voir, sous

sestraits, cette partie de notre âme sensitive qui reste plongée


dans l'inconscient ; il préside à nos sympathies et antipathies
irraisonnées dans la vie pratique et sentimentale.

L'instinct sexuel donne naissance à un autre personnage du


même genre, mais d'une puissance plus terrible ; les livres
lui confèrent le titre de rouhani ou génie supérieur ; les fem
mes le redoutent et l'adorent sous le nom de ee Celui qui
es'

sur leur épaule ». Il a ses temples, les dancings-cliniques des


découchât et des marabouts ; ses rites dont le principal est la
saltation thérapeutique ; même son culte privé : encore de nos

jours la danse du ventre est, restée une danse sacrée là où elle

n'est pas un divertissement incompris ou un spectacle pour

touristes ; et certaines campagnardes dans l'intimité s'y livrent,


à la vieille mode, en guignant leur épaule gauche, où elles
voient traditionnellement trôner leur maître et seigneur.

Imagination créatrice, esprit vital, sentiment moral, faculté


affective, passion amoureuse, autant d'hypostases de notre

nefs, de notre conscient et inconscient, de notre nature


psy
chique pour les maghrébins, ou plutôt autant d'entités indi
vidualisées et d'embryons de mythes. Et leur physiologie

n'est pas moins riche en concepts de ce genre que leur psycho

logie. Si leur âme a ses personnifications, leur corps a ses

spiritualisations. Tout organe, tout membre, toute partie men

talement isolable de notre corps est le siège d'un animateur

d'essence surhumaine qui lui a été préposé.


346 —

Ces archées, si l'on s'en rapportait aux vieux auteurs arabes,


sérail des anges ; les indigènes de la Mettidja les appellent

ee les Frères » Ils ont probablement emprunté ce nom à une

apopblhegme de Mahomet, qui a dit à ses disciples : « Vos frè


res, les génies » (Eddamiri, article : Génie). Et ils ont eu re
cours pour former l'équipe organique de l'homme à la race

intermédiaire entre les Esprits du ciel et ceux de l'enfer à


cause du caractère ambigu et changeant des Esprits terrestres
qui leur permet également d'assurer notre santé dans leurs
bons moments et de la compromettre dans leurs mauvais.

Bref, notre système biologique est censé formé par une asso

ciation de génies constitués en phalanstère comme nous di


rions, ou plutôt, pour parler comme eux, organisés en com

munauté patriarcale ; et leur organisme leur paraît semblable

à ces vieilles fermes indigènes que l'on rencontrait naguère

dans les montagnes, où, sous l'administration de l'ancêtre ou


du père, vivaient sous le même toit tous les membres d'une
même famille faisant prospérer leur patrimoine par l'entente et

le travail, ou l'écornant et le ruinant quand l'un d'eux se dé


robait à la discipline et tombait dans l'inconduite.

Ainsi, la loi de personnification fait grouiller dans notre

corps les vagues déités de l'animisme, comme il en a peuplé

l'univers. Des homoncules d'essence spirituelle, des gnomes


imperceptibles ànos sens et formidables s'ont, un peu com —

me chez nous les microbes, —

les héros de la nosologie magh

rébine. C'est là une conception qui découle naturellement de


notre entendement et qui se retrouve en effet chez tous les peu
Et,'
ples. naturellement aussi, une autre nécessité constitutive

de notre esprit présidera à la thérapeutique correspondante :

la magie, qui est la seule médecine appropriée à un tel sys

tème, a élé rattachée par les maîtres qui en ont traité aux lois
de l'association des idées. L'association par ressemblance et

par contraste a donné naissance à la magie initiative ou ho-

mœopathique et l'association par contiguïté à la magie conta

gieuse ee Les hommes, a dit Frazer, l'auteur de cette identifi


cation, ont [iris par erreur l'ordre de leurs idées pour l'ordre
de la nalure ... Freud dit aussi dans son <e Totem et tabou » :

ei L'homme primitif extériorise sa propre organisation psy


chique». Comme dans l'étal primitif,

qu'ils n'en soient
-

34 7 -

jamais sortis ou qu'ils y soient retombés, peu importe, —


les
indigènes de l'Afrique du Nord ont remplacé l'observation par

l'apriorisme ; et dans les lois de la nalure ils n'ont voulu voir


que les lois psychologiques. Ils connaissent, pour l'avoir lue

dans leurs livres et entendue sur les lèvres de leurs savants,


l'antique assimilation du microcosme el du macrocosme : il
est certain que, selon leur conception, une étroite ressem

blance doit, exister entre la constitution de l'homme et celle

du monde ; seulement, ee n'est pas l'homme, quoi qu'ils en

disent, qui est une réduction de la nature, c'est plutôt la nature

telle qu'ils se la représentent qui est une projection agrandie

et multipliée à l'infini de l'âme humaine.


TABLE DES MATIÈRES

AVANT-PROPOS . .
• ■

;
7

Chapitre I. —
La Maladie devant la Théologie musulmane 23

Chapitre II. —
La Maladie et le Monde physique ,
. 33

Chapitre III. —
Le Mal et la Magie évocatoire : La Kahina 47

Chapitre IV. —
Le Mal et la Magie évocatoire (suite) : La
Medjnouna, le Boudali, lTqqach 63

Chapitre V. —
Le Mal et la Magie personnelle : L'Œil. ... 81

Chapitre VI. —
La Magie personnelle (suite) : Le Souffle 115

Chapitre VII. —
La Magie personnelle (suite) : La Parole 123

I. L'Incantation 126

IL La Prière.... •
••
127

III. Les Souhaits ■ ■


130

IV. La Malédiction.... ■-. 132

V. Les Présages. . . •
• ■
135

Chapitre VIII. —
La Magie personnelle : Le Geste 149

Chapitre IX. —
Les Génies niorjjifères : La Tt'ito'a 163

Chapitre X. —
Autres Génies auteurs de Maladies 185

Chapitre XL —
Thérapeutique de le Maladie-Génie 203

Chapitre XII. —
Celui qui est sur l'épaule 221

Chapitre XIII. —
En ee Ziara » • 245

Chapitre XIV. —
Un Marabout guérisseur 273
Chapitre XV. —
Le <e Qarine » 299

Chapitre XVI. —
Le u Mal des Frères > 313

CONCLUSION 333
Alger —
Typographie Jules Carbonel —
Alger
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