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Enfance de Nathalie Sarraute.

Second chapitre étudié


1er temps, p. 206-209. Le rejet de tout lyrisme ?

Dès que la maîtresse nous a dit d’inscrire sur nos carnets “Mon premier
chagrin”, il n’est pas possible que je n’aie pas pressenti… je me trompais
rarement… que c’était un “sujet en or”... j‘ai dû voir étinceler dans une
brume lointaine des pépites… les promesses de trésors...

J’imagine qu’aussitô t que je l’ai pu, je me suis mise à leur recherche. Je


n’avais pas besoin de me presser, j’avais le temps devant moi, mais j’avais
hâ te de trouver… c’est de cela que tout allait dépendre… Quel chagrin ?

- Tu n’as pas commencé par essayer, en scrutant parmi tes chagrins…

- De retrouver un de mes chagrins ? Mais non, voyons, à quoi penses-tu


? Un vrai chagrin à moi ? vécu par moi pour de bon… et d’ailleurs, qu’est-ce
que je pouvais appeler de ce nom ? Et quel avait été le premier ? Je n’avais
aucune envie de me le demander… ce qu’il me fallait, c’était un chagrin qui
serait hors de ma propre vie, que je pourrais considérer en m’en tenant à
bonne distance… cela me donnerait une sensation que je ne pouvais pas
nommer, mais je la ressens maintenant telle que je l’éprouvais… un
sentiment…

- De dignité, peut-être… c’est ainsi qu’aujourd’hui on pourrait


l’appeler… et aussi de domination, de puissance…

- Et de liberté… Je me tiens dans l’ombre, hors d’atteinte, je ne livre


rien de ce qui n’est qu’à moi… mais je prépare pour les autres ce que je
considère comme étant bon pour eux, je choisis ce qu’ils aiment, ce qu’ils
peuvent attendre, un de ces chagrins qui leur conviennent…

- Et c’est alors que tu as eu cette chance d’apercevoir… d’où t’est-il


venu ?
- Je n’en sais rien, mais il m’a apporté dès son apparition une certitude,
une satisfaction… je ne pouvais pas espérer trouver un chagrin plus joli et
mieux fait… plus présentable, plus séduisant… un modèle de vrai premier
chagrin de vrai enfant… la mort de mon petit chien… quoi de plus imbibé de
pureté enfantine, d’innocence.
-
Aussi invraisemblable que cela paraisse, tout cela je le sentais…

- Mais est-ce invraisemblable chez un enfant de onze, presque douze


ans… tu étais dans la classe du certificat d’études.

- Ce sujet a fait venir, comme je m’y attendais, plein d’images, encore


succinctes et floues, de brèves esquisses… mais qui promettaient en se
développant de devenir de vraies beautés… Le jour de mon anniversaire, oh
quelle surprise, je saute et bats des mains, je me jette au cou de papa, de
maman, dans le panier une boule blanche, je la serre sur mon cœur, puis
nos jeux, où donc ? mais dans un grand beau jardin, prairies en fleur,
pelouses, c’est celui de mes grands-parents où mes parents et mes frères et
sœurs passent les vacances… et puis viendra l’horreur… la boule blanche se
dirige vers l’étang…

- Cet étang que tu avais vu sur un tableau, bordé de joncs, couvert de


nénuphars…

- Il faut reconnaître qu’il est tentant, mais voici quelque chose d’encore
plus prometteur… la voie ferrée… nous sommes allés nous promener de ce
cô té, le petit chien monte sur le remblai, je cours derrière lui, je l’appelle, et
voici qu’à toute vitesse le train arrive, l’énorme, effrayante locomotive… ici
pourront se déployer des splendeurs…

2ème temps, p. 210-214. A la recherche du mot juste.


Les mots parmi lesquels je me suis posée ne sont pas mes mots de tous
les jours, des mots grisâ tres, à peine visibles, assez débraillés… ces mots-ci
sont comme revêtus de beaux vêtements, d’habits de fête… la plupart sont
venus de lieux bien fréquentés, où il faut avoir de la tenue, de l’éclat… ils
sont sortis de mes recueils de morceaux choisis, des dictées, et aussi…

- É tait-ce des livres de René Boylesve, d’André Theuriet ou déjà de


Pierre Loti ?

- En tout cas ce sont des mots dont l’origine garantit l’élégance, la


grâ ce, la beauté… je me plais en leur compagnie, j’ai pour eux tous les
égards qu’ils méritent, je veille à ce que rien ne les dépare… S’il me semble
que quelque chose abîme leur aspect, je consulte aussitô t mon Larousse, il
ne faut pas qu’une vilaine faute d’orthographe, un hideux bouton les
enlaidisse. Et pour les relier entre eux il existe des règles strictes
auxquelles on doit se conformer… si je n’arrive pas à les retrouver dans ma
grammaire, si le moindre doute subsiste, il vaut mieux ne pas y toucher, à
ces mots, en chercher d’autres que je pourrai placer dans une autre phrase
où ils seront à une place appropriée, dans le rô le qui leur convient. Même
mes mots à moi, ceux dont je me sers d’ordinaire sans bien les voir,
lorsqu’ils doivent venir ici acquièrent au contact des autres un air
respectable, de bonnes manières. Parfois je glisse ici ou là un mot rare, un
ornement qui rehaussera l’éclat d’ensemble.

Souvent les mots me guident dans mes choix… ainsi dans ce premier
chagrin, “le bruissement sec” des feuilles d’automne que nous froissions en
courant, en nous roulant dessus, mon petit chien et moi, m’ont fait, après
avoir hésité, préférer pour nos jeux dans le jardin de mes grands-parents
l’automne au printemps…

- Pourtant “les pousses tendres et les bourgeons duveteux” étaient


bien séduisants…

- L’automne l’a emporté et je ne l’ai pas regretté.. N’y ai-je pas trouvé
“la douceur des rayons d’un soleil pâ le, les feuilles d’or et de pourpre des
arbres”...
Derrière la porte fermée de ma chambre, je suis occupée à ce qu’il peut
y avoir au monde de plus normal, de plus légitime, de plus louable, je fais
mes devoirs, en ce moment il se trouve que c’est un devoir de français. Je
n’en ai pas choisi le sujet, il m’a été donné, même imposé, c’est un sujet fait
pour moi, à la mesure d’un enfant de mon â ge… il m’est permis de
m’ébattre à l’intérieur de ses limites, sur un terrain bien préparé et
aménagé, comme dans la cour de récréation ou bien aussi, puisque ces
ébats s’accompagnent de grands efforts, comme dans la salle de
gymnastique.

Maintenant arrive le moment de concentrer toutes mes forces pour le


grand bond… l’arrivée du train, son vacarme, sa vapeur brû lante, ses
énormes yeux qui brillent. Et puis, quand le train est passé, entre les rails la
touffe de poils blancs, la flaque de sang…

Mais cela, je me retiens d’y toucher, je veux laisser les mots prendre
tout leur temps, choisir leur moment, je sais que je peux compter sur eux…
les derniers mots viennent toujours comme poussés par tous ceux qui les
précèdent…

Dans l’obscurité de la salle de cinéma de la rue d’Alésia, tandis que je


regarde passer je ne sais plus quel film muet, accompagné d’une agréable,
excitante musique, je les appelle, je les rappelle plutô t, ils sont déjà venus
avant, mais je veux les revoir encore… le moment est propice… je les fais
résonner… faut-il changer celui-ci de place ? … j’écoute de nouveau…
vraiment la phrase qu’ils forment se déroule et retombe très joliment…
encore peut-être un léger arrangement… et puis ne plus l’examiner, je
risquerais de l’abîmer… il faut seulement s’efforcer de la conserver telle
qu’elle est, ne pas en perdre un mot jusqu'au moment où je l’écrirai sur ma
copies déjà mise au net, en allant à la ligne pour bien la faire ressortir dans
toute sa beauté, en la faisant suivre du point final.

Il ne me restera plus qu’à tracer à bonne distance de la dernière ligne


un trait bien droit et net avec ma plume très propre et ma règle.
- Jamais au cours de toute ta vie aucun des textes que tu as écrits ne t’a
donné un pareil sentiment de satisfaction, de bien-être…

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