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C'est en Europe centrale que le problème national s'est posé avec le plus d'acuité au mouvement
ouvrier et marxiste au XIXe et au début du XXe siècle. S'il est au centre des débats à l'issue de la
révolution de 1905, qui fut le théâtre privilégié du soulèvement national dans l'Empire du tsar, le
problème national est toutefois relativement peu théorisé par les grandes figures du marxisme russe
et européen. Le problème national ne leur paraît pas déterminant dans le processus révolutionnaire,
même s'il est parfois l'élément central de la stratégie révolutionnaire des partis ouvriers. Ainsi
Lénine concédait-il à la décharge de l'internationalisme farouche de Rosa Luxemburg, hostile à
l'autodétermination de la Pologne, qu'il lui semblait « tout naturel que la lutte contre la petite
bourgeoisie polonaise aveuglée par le nationalisme ait contraint les sociaux-démocrates polonais
à forcer la note avec un zèle particulier ». Pour le marxisme, le problème national est donc plus
instrumental que fondamental, l'avènement du socialisme étant de nature à lui donner une solution
définitive. Cette distinction de principe fonde l'ambiguïté apparente des bolcheviks et des
communistes après leur accession au pouvoir : ils font du problème national un instrument privilégié
de la consolidation de leur autorité tout en le proclamant définitivement résolu par l'établissement
des régimes socialistes. Dans les années 1980 toutefois, les autorités soviétiques et est-européennes
reconnaissaient la persistance, voire l'aggravation du problème national dans les pays socialistes et
examinaient à nouveau les fondements de leur politique et de l'organisation de l'État dans ce
domaine.
Au tournant du siècle, comme le constate Otto Bauer en 1907, « dans tous les États du centre-
Europe, la position du parti ouvrier social-démocrate envers les questions nationales se situe au
centre des débats » et c'est alors seulement que le marxisme élabore une théorie de la nation et de
son rôle dans le processus révolutionnaire. Mais ces débats sont alors indissociablement théoriques
et pratiques : l'exacerbation des revendications nationales en Pologne, dans l'Empire austro-
hongrois et dans l'Empire du tsar impose au mouvement ouvrier d'inscrire le problème national dans
sa stratégie révolutionnaire, et l'absence de théorisation du problème dans l'œuvre de Marx le
contraint à faire œuvre créative.
Nation et nationalité
Marx et Engels n'ont pas théorisé le problème national et ne lui ont consacré que des écrits de
circonstance, si bien que le concept même de nation est dans leur œuvre empreint d'une ambiguïté
fondamentale : « On a, en outre, reproché aux communistes de vouloir abolir la patrie, la
nationalité. Les travailleurs n'ont pas de patrie. On ne peut leur retirer ce qu'ils n'ont pas », lit-on
dans Le Manifeste. Marx poursuit dans L'Idéologie allemande : « La nationalité du travailleur n'est
pas française, anglaise, allemande. Elle est le travail, le libre-échange, le trafic de soi-même. Son
gouvernement n'est pas français, anglais, allemand, c'est le capital. » Mais, tout en affirmant
l'internationalisme ontologique du prolétariat, Marx dénonce son aliénation à l'égard de la nation et
l'invite à se l'approprier : « Le prolétariat doit [...] se constituer lui-même en tant que nation. Par cet
acte, il est encore sans doute national, mais nullement au sens de la bourgeoisie. » La nation, dont le
rôle historique est tenu pour fondamental, n'est nullement condamnée par la révolution communiste.
La satisfaction des aspirations nationales est au contraire une condition indispensable au triomphe
de l'internationalisme prolétarien : « Sans l'autonomie et l'unité rendue à chaque nation, ni l'union
internationale du prolétariat ni la tranquille et intelligente coopération de ces nations pour des fins
communes ne sauraient s'accomplir », écrit Engels en 1893, au sujet de la Pologne et de l'Irlande
en particulier.
Ni Marx ni Engels, beaucoup plus prolixe sur la question nationale, n'ont tenté de définir le concept
de nation. Ils lui ont donné l'acception héritée de la Révolution française et communément admise
au XIXe siècle et l'ont volontiers confondue à l'État ou à la société civile, comme l'observe George
Haupt. Comment concilier le fait national et la lutte des classes ? Leurs écrits ne comportent aucune
réponse théorique ou pratique à la question qui divise le mouvement socialiste européen dès la fin
du XIXe siècle. Si ses dirigeants conçoivent diversement la prise en compte du problème national
dans le processus révolutionnaire, tous conviennent, semble-t-il, que la révolution doit réconcilier le
prolétariat et la nation et reconstituer l'unité nationale. Certains en revanche contestent à Otto
Bauer l'idée que l'avènement du socialisme « aura pour conséquence une différenciation croissante
des nations [...], une accentuation de leurs particularités, une démarcation plus nette entre les
caractères nationaux ». Mais aucun ne conteste que le socialisme est l'affirmation de la nation
réunifiée par le triomphe du prolétariat et non sa négation, que « seul le socialisme démocratique
peut impliquer toute la population dans la communauté nationale de culture ». Rosa Luxemburg
elle-même, qui s'illustre par son hostilité farouche à l'exercice du droit des peuples à
C'est à Otto Bauer que le marxisme doit la première tentative de définition du concept de nation.
Dans La Question des nationalités et la social-démocratie, publiée en 1907 à Vienne, il conçoit les
nations comme « des communautés de caractère issues de communautés de destin ». Karl Kautsky
récuse la notion de caractère national, qui ne recouvre à son avis aucune réalité tangible, et lui
préfère celle de communauté de langues : « Le rôle puissant de la langue dans la vie sociale peut
nous faire comprendre pour une bonne part la force du sentiment national. À l'inverse, la
communauté de caractère national dont personne ne sait bien à quoi elle ressemble et qui en
pratique n'influence pas sensiblement notre vie collective ne nous explique rien ». La communauté
de langue, contrairement à la communauté de caractère, distingue selon Karl Kautsky les nations qui
vivent dans des conditions matérielles semblables et réunit en revanche les classes sociales
antagonistes et les éléments géographiquement épars d'une même nation. Car d'une part, « là où à
l'intérieur d'une nation apparaissent de grandes différences entre les classes, se dessinent aussi des
différences culturelles beaucoup plus profondes que nombre de celles qui existent entre les
nations » et « l'appartenance à une même classe constitue souvent le fondement d'une communauté
de culture entre les membres d'une même classe appartenant à des nations différentes », mais,
d'autre part, « là où la nation entière vit dans des conditions identiques, elle développera un
caractère national » alors que « plus les conditions dans lesquelles vivent les membres d'une même
nation seront diversifiées, moins il sera question d'un tel caractère national ». Seul le critère
linguistique peut définir « une nation moderne comme la nation allemande dont le territoire englobe
des régions si variées [...] et, à l'intérieur de cette nation, les distinctions sociales les plus grandes ;
ici le semi-féodalisme [...] et là le capitalisme à son stade de développement le plus élevé [...] ; ici des
villes comptant des millions d'habitants comme Vienne et Berlin et là des régions coupées du
monde. Sans compter la diversité des classes et des métiers ». Ainsi Karl Kautsky, qui refuse aux
petites nations le droit à l'autodétermination et au séparatisme, revendique-t-il le droit à la
réunification pour la nation allemande : « L'indépendance [...] c'est le rassemblement de toutes les
parties de la nation en un organisme d'État commun », écrit-il en 1909.
S'il s'exprime en faveur de Karl Kautsky contre Otto Bauer, auquel il reproche d'emblée le
psychologisme de sa théorie de la nation, Lénine délègue à Staline le soin de trancher le débat
théorique qui divise le mouvement socialiste européen. Dans un long article paru en 1913 dans la
presse du Parti ouvrier social-démocrate de Russie (P.O.S.D.R.) et intitulé Le Marxisme et la
question nationale, Staline réalise une forme de synthèse des théories de Bauer et de Kautsky : « La
nation est une communauté humaine stable, historiquement constituée, née sur la base d'une
communauté de langue, de territoire, de vie économique et de formation psychique qui se traduit
dans une communauté de culture. » L'absence d'un seul de ces éléments constitutifs de définition
prive une communauté humaine de tout caractère national, selon Staline. Ainsi, à défaut de
territoire d'un seul tenant, une communauté ne revêt pas de caractère national et il serait vain
d'envisager l'unification des nations géographiquement dispersées. Alors qu'Otto Bauer invoquait la
diversité des langues parlées par les juifs d'Europe centrale pour écarter tout critère linguistique de
la définition de la nation, Staline au contraire invoque cet argument pour contester le caractère
L'acception stalinienne du concept de nation pêche en fait bien davantage que celle d'Otto Bauer par
excès de psychologisme. Car celui-ci n'utilise pas la notion de « formation psychique » qu'emploie
Staline, même s'il concède que les nations sont non seulement des « communautés de culture »,
mais aussi des « communautés de nature ». Mais, dans l'œuvre de Bauer, la nation est une formation
historique en devenir : le « caractère national n'est rien d'autre que le sédiment de processus
historiques passés, qui sera transformé à son tour par des processus historiques à venir » et « la
particularité d'une nation donnée, ce qui la différencie des autres, c'est la particularité de son
histoire ». La stabilité, qu'introduit Staline dans sa propre définition, est étrangère au caractère
national tel que l'entend Otto Bauer : « La communauté de caractère unit les membres d'une nation
au cours d'une période donnée, mais elle n'unit en aucune manière la nation contemporaine à ses
ancêtres d'il y a deux ou trois millénaires. » Staline, au contraire, ne conteste pas que les nations
soient des « communautés humaines historiquement constituées », mais tient de toute évidence pour
achevés leur processus de formation et pour stabilisées leurs caractéristiques psychiques.
L'acception stalinienne du concept de nation est particulièrement restrictive, mais les marxistes
n'accordaient généralement le qualitatif national qu'avec une grande parcimonie. La nation est en
effet considérée comme le stade le plus achevé qu'ait atteint l'humanité dans un processus qui doit
la conduire de la tribu à l'internationalisation des échanges. Friedrich Engels opposait les
nations aux nationalités, les unes consacrées par la révolution et instrument du progrès des sociétés
humaines, les autres condamnées par la révolution et obstacles au progrès. L'aspiration légitime des
premières à l'indépendance ne saurait se confondre avec le « principe des nationalités » que
revendiquent les peuples d'Europe centrale. Seuls les « peuples historiques de l'Europe », c'est-à-
dire les peuples allemand, français, britannique, italien, sont des nations au sens propre, « les
multiples petites reliques de peuples » d'Europe centrale, Serbes, Croates, Ruthènes, Slovaques,
Tchèques et Slovènes, ne sont que des ethnies ou des nationalités dont les intérêts sont contraires à
ceux des premiers : « “Le” principe des nationalités, écrit-il en 1866, laisse totalement intact la
grande question du droit à l'existence nationale pour les peuples historiques de l'Europe. Bien plus,
s'il y touche, c'est pour le mettre à mal. Le principe des nationalités pose deux types de questions.
Tout d'abord, le problème des frontières entre ces grands peuples historiques et, d'autre part, des
questions relatives au droit à l'existence nationale indépendante de ces multiples petites reliques de
peuples qui, après avoir figuré pendant un temps plus ou moins long sur la scène de l'histoire, ont
été finalement intégrées dans l'une ou l'autre des nations plus puissantes que leur vitalité supérieure
rendait capables de surmonter des obstacles plus grands. »
Selon Marx et Engels, les peuples slaves enrégimentés dans les armées impériales ont largement
contribué à l'échec de la révolution de 1848 en Europe centrale. La lutte révolutionnaire revêt donc
un caractère national, la révolution incarnée par la nation allemande doit triompher de la contre-
révolution incarnée par les peuples slaves : « Les Slaves – rappelons une fois encore que nous avons
toujours fait ici une exception pour les Polonais – furent toujours les instruments principaux des
contre-révolutionnaires. Réduits chez eux en esclavage, ils furent à l'étranger les oppresseurs de
toutes les nations révolutionnaires, aussi loin que s'exerçait l'influence slave. » Hostiles au
« cosmopolitisme naïf », selon l'expression d'Otto Bauer, du mouvement ouvrier, ils affirment au
Otto Bauer considère comme Marx et Engels que le développement du capitalisme est indispensable
à la formation des nations. Mais il estime en revanche que le développement du capitalisme en cours
dans les États d'Europe centrale et, en particulier dans l'Empire austro-hongrois, favorise « le réveil
des nations sans histoire » et leur donne un caractère révolutionnaire dont Friedrich Engels les
jugeait irrémédiablement dépourvues. Le développement même tardif du capitalisme en Autriche-
Hongrie a fait des peuples serbe, croate, slovène, tchèque, ruthène, roumain des nations à part
entière, il est la raison objective de l'exaspération des revendications nationales à la fin du
e
XIX siècle : « La querelle nationale qui fait trembler les fondements de l'État est l'un des
phénomènes pathologiques douloureux que provoque le capitalisme à son arrivée dans le corps de la
vieille société. La question autrichienne des nationalités n'est qu'un petit, un minuscule fragment de
la grande question sociale à laquelle l'essor du capitalisme confronte tous les peuples de l'aire
culturelle européenne. » Cependant, si Otto Bauer affirme que l'industrialisation a rendu aux
peuples sans histoire le caractère national que Friedrich Engels leur déniait, il ne leur reconnaît pas
davantage le droit à l'indépendance.
Dans l'œuvre de Marx et Engels, le problème national est exclusivement conçu comme le produit et
non pas comme le facteur explicatif du développement historique des sociétés humaines. Les conflits
nationaux seraient le fruit de l'exploitation capitaliste des peuples les moins avancés par la
bourgeoisie des nations modernes, voire plus simplement encore une manifestation de la lutte de
la civilisation contre la barbarie. Marx et Engels n'ont pas pensé le problème national dans la société
socialiste. Tout au plus ont-ils exprimé l'assurance naïve que son règlement irait alors de soi et que
les conflits nationaux s'éteindraient d'eux-mêmes lorsque le prolétariat aurait définitivement
triomphé. « Le jour où tombe l'antagonisme des classes au sein de la nation, tombe également
l'hostilité entre les nations », proclament-ils dans Le Manifeste. Face à la résurgence du problème
national sur le continent européen dès la fin du XIX siècle, le marxisme ne peut plus nier la
spécificité de la question nationale qui se pose à lui de façon immédiate, pratique, stratégique, en
termes d'organisation notamment. Il lui faut se déterminer face aux revendications autonomistes ou
À défaut d'identité entre les frontières politiques et les frontières nationales, elles-mêmes souvent
inexistantes tant les communautés nationales sont inextricablement mêlées dans cette région du
monde, le mouvement social-démocrate, à la recherche de son unité, est contraint d'inventer un
mode d'organisation spécifique et adéquat dans les grands États multinationaux, auprès de peuples
sans État national, comme le peuple polonais, et face au morcellement extrême des États et à la
multiplicité des communautés nationales dans la région des Balkans. Le Parti social-démocrate
autrichien est le premier auquel la question nationale se pose en termes d'organisation, et son
expérience est une leçon pour l'ensemble du mouvement social-démocrate d'Europe centrale et
orientale : au congrès de Vienne-Wimberg, en 1897, il se scinde en fonction des clivages nationaux
et, désormais constitué de six partis fédérés – allemand, tchèque, slovène, polonais, italien,
ukrainien –, il ne se réunit plus en congrès fédéral après 1905. La social-démocratie autrichienne n'a
pas choisi de se doter d'une structure fédérale, celle-ci lui a été imposée par les velléités
indépendantistes de ceux de ses membres qui ne se reconnaissaient pas dans la direction allemande
du parti. « Lorsque la division nationale du parti fut décidée au congrès de Wimberg, écrit Otto
Bauer, on s'imaginait sans nul doute la répartition des fonctions de telle manière que la social-
démocratie autrichienne demeurât un parti unique simplement subdivisé en groupes nationaux. »
Cependant, les clivages s'accentuent à mesure que s'éveillent « les nations sans histoire » et la
fédération devient confédération : « De plus en plus, les organisations social-démocrates de chacune
des nations apparaissent comme des partis indépendants, et le parti global comme une alliance de
partis indépendants », ajoute-t-il en 1907.
Partisan de l'unité du Parti social-démocrate autrichien, Otto Bauer déclare : « Il faut d'abord réfuter
l'idée que nous devons garantir aux ouvriers de chaque nation l'autonomie dans le parti, parce que
nous aspirons à l'autonomie nationale dans l'État. » Lénine et les dirigeants du Parti ouvrier social-
démocrate de Russie ne raisonnent pas autrement : ils s'opposent vigoureusement à la fédéralisation
du parti que revendiquent le Bund et certains sociaux-démocrates caucasiens ainsi qu'à
l'indépendance du Parti social-démocrate ukrainien. Selon le programme du P.O.S.D.R. adopté en
1903 lors de son IIe congrès, « la fusion complète du prolétariat de toutes les nationalités en un seul
parti russe » est le seul principe d'organisation qui puisse fonder l'unité du mouvement
révolutionnaire. Ce principe s'impose contre la volonté du Bund (l'Union générale des ouvriers juifs
de Lituanie, Pologne et Russie créée en 1897), qui se retire du P.O.S.D.R. dont il réclamait la
réorganisation sur le modèle du Parti social-démocrate autrichien. Convaincus de la nécessité
historique de l'assimilation des ouvriers juifs de l'Empire au prolétariat russe, le P.O.S.D.R. conteste
la spécificité de leurs intérêts en dépit des pogromes de la fin du XIXe siècle et leur refuse le droit à
une organisation représentative autonome au sein du mouvement ouvrier. Le problème de l'unité du
mouvement ouvrier est aussi posé en Ukraine où un Parti social-démocrate ukrainien indépendant
du P.O.S.D.R. est constitué en 1906. Le P.O.S.D.R. demeure intransigeant ; lors de son IVe congrès, il
déclare « indispensable de prendre les mesures les plus énergiques pour aboutir à une rapide fusion
de tous les partis socialistes nationaux de Russie en un seul parti social-démocrate russe ». Ce mot
d'ordre inspire la création d'une antenne du P.O.S.D.R. en Ukraine qui, sans audience auprès de la
population ukrainienne, organise néanmoins au lendemain de la révolution d'Octobre la prise du
pouvoir par les bolcheviks. En 1913, Lénine presse les sociaux-démocrates ukrainiens de rejoindre le
P.O.S.D.R. en argumentant que « l'existence de l'Ukraine libre n'est possible qu'à la condition que
les prolétaires grands-russes et ukrainiens agissent en plein accord ». À ses yeux, les sociaux-
Dans la région des Balkans, le mouvement social-démocrate, confronté à la dispersion des nations et
des États, conjugua ses forces en 1910 au sein d'une organisation fédérative, la Fédération social-
démocrate des Balkans, où se retrouvaient les partis sociaux-démocrates de Serbie, de Bulgarie, de
Grèce et de Roumanie et qui survécut à la Première Guerre mondiale. Les marxistes polonais,
confrontés au partage de la Pologne et au démembrement de l'État polonais, choisirent de lier leur
combat à celui des marxistes russes et le destin des ouvriers polonais à celui du prolétariat russe. Ils
constituèrent, à la différence du Parti socialiste polonais, qui couvrait tout le territoire historique de
la Pologne démembrée et dont ils se séparèrent dès 1893, une organisation circonscrite au territoire
polonais annexé par la Russie et s'unirent en 1899 aux sociaux-démocrates lituaniens pour former le
Parti social-démocrate du royaume de Pologne et de Lituanie. Rosa Luxemburg, qui en fut l'une des
figures historiques, condamnait le « social-patriotisme » de ses adversaires socialistes polonais en
ces termes : « Si les Polonais des trois parties occupées s'organisaient selon le principe des
nationalités pour la libération étatique de la Pologne [...], la porte serait ouverte aux luttes
nationales et aux organisations nationales. À la place de l'organisation des travailleurs en fonction
des données politiques et étatiques, on rendrait hommage au principe de l'organisation selon la
nationalité, procédé qui tourne souvent mal dès le départ. À la place de programmes politiques
conformes aux intérêts de classe, on élaborerait des programmes nationaux. Le sabotage du combat
politique unitaire mené par le prolétariat de chaque État serait consacré dans son principe par une
chaîne de luttes nationales stériles. »
En vertu du principe que le prolétariat ne peut triompher que s'il s'affranchit des luttes nationales
pour se consacrer tout entier à la lutte des classes dans le cadre des grands États capitalistes, Rosa
Luxemburg s'insurge contre « le droit des nations à l'autodétermination » qui est conçu dans le
programme adopté par le IIe congrès du P.O.S.D.R. en 1903 comme la solution exclusive au
problème national. « L'expression “le droit des peuples à disposer d'eux-mêmes” [...] ne fournit
aucune indication pratique de solution à la question nationale. [...] La seule conclusion que l'on
puisse tirer de cette expression pour la praxis quotidienne de la classe ouvrière est de considérer
comme le devoir de chacun de combattre toute manifestation d'oppression nationale », écrit-elle. Or
c'est précisément en ces termes que Lénine conçoit le principe d'autodétermination qu'il revendique
jusqu'à la révolution d'Octobre pour les peuples de l'Empire. Il ne s'agit nullement de consacrer les
divisions et antagonismes nationaux, ni d'œuvrer au démembrement de l'Empire, mais au contraire
d'en consolider les fondements en réconciliant les peuples colonisés au peuple russe. Car le
problème national résulte essentiellement pour Lénine de la domination du peuple russe sur les
autres peuples de l'Empire. L'éradication du nationalisme grand-russe, qui nourrit leurs aspirations
indépendantistes, devrait les apaiser : « C'est ce poison du nationalisme grand-russe qui intoxique
l'atmosphère politique de la Russie tout entière. Malheur au peuple qui, en asservissant d'autres
peuples, renforce la réaction dans toute la Russie. » Il faut, selon Lénine, reconnaître le droit des
nations à l'autodétermination non pas pour qu'elles en usent, mais au contraire afin qu'elles
n'éprouvent plus le besoin d'en jouir. Dans le pire des cas, la formation d'États indépendants est un
Confrontée aux querelles nationales et aux conflits frontaliers qui agitent en permanence l'Europe
centrale dans l'entre-deux-guerres, la IIIe Internationale n'a pas arrêté une position de principe de
nature à lui donner une ligne de conduite homogène et cohérente dans ce domaine. Les débats
théoriques qui agitaient le mouvement social-démocrate avant la Première Guerre mondiale n'ont
plus cours et les décisions du mouvement communiste international sont entièrement déterminées
par les enjeux stratégiques de la lutte contre les démocraties libérales et les États qui leur sont
alliés, puis contre la menace fasciste en Europe et dans les dépendances coloniales. Ainsi la politique
de la IIIe Internationale face à la question nationale est-elle l'objet de revirements successifs et les
solutions qu'elle impose aux différends entre partis communistes européens n'obéissent-elles dans
ce domaine à aucune règle fixe et sont souvent même empreintes d'une ambivalence irréductible.
Dès sa création, en septembre 1919, et jusqu'en 1935, la IIIe Internationale s'efforce de porter la
lutte contre les démocraties libérales dans leurs possessions coloniales. En 1920, face à l'échec du
mouvement révolutionnaire sur le continent européen, elle se tourne vers les peuples d'Orient et les
invite à relayer le prolétariat européen défaillant. La question nationale se réduit alors dans le cadre
d'une stratégie anti-impérialiste à la question coloniale : parmi les vingt et une conditions que le IIe
congrès de l'Internationale impose aux organisations candidates à l'adhésion figure seulement dans
ce domaine l'obligation de combattre la domination coloniale et de « nourrir au cœur des travailleurs
[...] des sentiments véritablement fraternels vis-à-vis de la population laborieuse des colonies et des
nationalités opprimées ». Lorsqu'au cours de l'été de 1920 l'échec de l'Armée rouge devant les
remparts de Varsovie dissipe les derniers espoirs que les bolcheviks fondaient dans la propagation
de la révolution en Europe, le comité exécutif de la IIIe Internationale convoque, à l'initiative de la
direction du Parti communiste russe, un congrès des peuples opprimés d'Orient qui se tient à Bakou
au mois de septembre et auquel participent les représentants de près de quarante nationalités. Deux
participants sur trois sont communistes, les autres sont « des représentants d'organisations
révolutionnaires nationales et des personnalités sans parti, à tendances anti-impérialistes ». Au
cours des débats s'opposent deux conceptions des mouvements de libération nationale dans les
colonies : les dirigeants de l'Internationale situent en Europe l'épicentre du mouvement
révolutionnaire et n'escomptent des mouvements de libération nationale dans les empires coloniaux
qu'un appui tactique au prolétariat européen momentanément défaillant ; les communistes
musulmans tel Turar Ryskoulov, délégué kazakh du Turkestan, estimaient en revanche que
l'émancipation nationale des peuples colonisés constituait en elle-même une perspective
révolutionnaire. Le Tatar Sultan Galiev avait exposé leurs vues en mars 1918, lors d'un congrès
régional du Parti communiste russe à Kazan : « Tous les peuples musulmans colonisés sont des
peuples prolétariens et, puisque toutes les classes de la société musulmane ont été autrefois
opprimées par les colonialistes, toutes ont droit au titre de prolétaire. [...] On peut donc affirmer que
le mouvement national dans les pays musulmans a le caractère d'une révolution socialiste. » La
notion de peuples prolétaires est étrangère à la pensée des dirigeants de l'Internationale qui ne
conçoivent pas que la révolution mondiale puisse ne pas être dirigée par le prolétariat européen :
« Il est clair, déclare Lénine lors du congrès de Bakou, que seul le prolétariat de tous les pays
avancés peut assurer la victoire définitive ; et nous, les Russes, nous entreprendrons une œuvre que
parachèvera le prolétariat anglais, français ou allemand ; mais nous nous rendons compte qu'ils ne
Jusqu'en 1935, la IIIe Internationale œuvre en Europe centrale au démembrement des États favorisés
par les traités de paix consécutifs à la Première Guerre mondiale et alliés de la France, qu'il s'agisse
du royaume des Serbes, des Croates et des Slovènes, de la Pologne ou de la Tchécoslovaquie unis
dans « l'Entente ». Le problème national en Europe centrale est alors conçu dans cette seule
perspective par les dirigeants du mouvement communiste international. Or, au lendemain de la
guerre, les Partis communistes tchécoslovaque, yougoslave et polonais revendiquent l'intégrité
territoriale des États concernés. Le Parti communiste polonais refuse, sous couvert de ce que la
direction de l'Internationale qualifie de « nihilisme national », l'autonomie de la Galicie occidentale
que revendiquent les communistes ukrainiens : le programme adopté en 1918 par le Parti
communiste des ouvriers polonais affirme que « au moment où la révolution socialiste internationale
sape les fondements du capitalisme, le prolétariat polonais récuse tous les slogans en faveur de
l'autonomie, de l'autodétermination et de l'auto-administration que justifie le système politique du
capitalisme... Pour les partisans de la révolution socialiste internationale, la question des frontières
ne se pose pas ». Les communistes polonais s'efforcent par ailleurs de mobiliser, mais en vain,
contre l'offensive militaire conduite par le maréchal Pilsudski contre la Russie soviétique et de se
rallier au gouvernement révolutionnaire provisoire, instauré à Bialistok par les bolcheviks lors de la
contre-offensive du mois d'août ; ils s'aliénèrent une large part de leur base militante. Le secrétaire
général du Parti communiste tchécoslovaque, Bohumir Smeral, fidèle à la conception austro-
marxiste de la question nationale et convaincu que les peuples tchèque et slovaque forment une
seule nation tchécoslovaque, admet tout au plus l'autonomie culturelle des peuples de
Tchécoslovaquie dans le cadre d'un État unitaire et s'oppose aux aspirations séparatistes des
populations hongroises que l'instauration du régime dictatorial de l'amiral Horthy en Hongrie rend
illégitime dans la mesure où « le séparatisme ne mérite d'être soutenu que s'il renforce la position
de la démocratie et du socialisme ». Dès 1923, l'Internationale condamne ces positions respectives :
S'ils exigent jusqu'en 1935 des partis membres la reconnaissance aux minorités nationales du « droit
à l'autodétermination jusqu'à la sécession », les dirigeants de l'Internationale précisent que « le
droit de sécession ne doit pas être entendu comme une obligation, comme un devoir ». Ils
condamnent le séparatisme et récusent les mots d'ordre en faveur de l'autonomie territoriale car,
estiment-ils, la solution au problème national ne peut être apportée que par la révolution socialiste.
À moins cependant que l'autonomie ne soit revendiquée par un mouvement de masse. Or le VIIe et
dernier congrès de la IIIe Internationale qui se tient en septembre 1935 renonce à la reconnaissance
du droit à l'autodétermination au profit de l'intégrité territoriale des États menacés par les
ambitions annexionnistes de l'Allemagne nazie, mais il met en garde par ailleurs les partis
communistes contre « une attitude de mépris à l'égard de la question de l'indépendance nationale et
des sentiments nationaux des larges masses de la population, une attitude qui favoriserait le succès
des campagnes chauvines du fascisme » auprès des minorités allemandes des Sudètes en
particulier. L'ambiguïté et l'opportunisme de la position de l'Internationale vis-à-vis de la question
nationale persistent et les partis membres interprètent différemment ses directives : alors que le
Parti communiste tchécoslovaque se prononce depuis 1934 « pour la défense de l'indépendance
nationale tchèque [...] et l'union fraternelle de toutes les nations de Tchécoslovaquie » et s'aliène en
fait l'électorat allemand des Sudètes par son intransigeance vis-à-vis de ses aspirations nationales, le
Parti communiste yougoslave veille, tout en refusant le droit du peuple croate à l'indépendance, à ne
pas heurter le sentiment national des peuples de l'État yougoslave et se garde des tentations
jacobines. En 1938, Edouard Kardelj écrit : « La classe ouvrière ne peut pas vouloir la liquidation de
quatre ou cinq nationalismes pour finir par en créer un nouveau, le nationalisme yougoslave. [...] La
conscience de l'unité peut voir le jour même dans le cadre du maintien de langues et de cultures
diverses, de même que, inversement, une langue commune ne suffit pas à créer elle-même une
conscience de l'unité. » Quant au Parti communiste polonais, dissous en 1938 par le comité exécutif
de l'Internationale, il faisait les frais des perspectives de la diplomatie soviétique, de ses visées
annexionnistes autant que de l'alliance en préparation avec l'Allemagne nazie.
En Asie centrale, la révolution d'Octobre est le fait des populations russes, fonctionnaires de l'État,
soldats, ouvriers, commerçants et propriétaires terriens dont les intérêts sont fort éloignés de ceux
des populations indigènes. Selon Hélène Carrère d'Encausse, la révolution de 1917 y est
essentiellement celle des « petits blancs » en lutte contre le pouvoir central autant qu'envers les
populations musulmanes. En septembre 1920, lors du congrès de Bakou, le délégué turkestanais,
Narboutabekov, déclare que « les masses ouvrières du Turkestan ont à lutter sur deux fronts : ici
contre les mullahs réactionnaires, là contre les tendances étroitement nationalistes des Européens »,
et adjure la direction du Parti communiste russe : « Débarrassez-vous de vos colonisateurs
travaillant sous le masque du communisme ! » À la veille de la révolution d'Octobre, le P.O.S.D.R. ne
comptait dans ses rangs que quelques dizaines de militants musulmans, et le comité du parti fondé à
Kazan au printemps de 1917 était exclusivement composé de Russes. En Azerbaïdjan, les sociaux-
démocrates musulmans se retrouvaient dans le parti Hümmet constitué en 1905, ailleurs dans les
partis héritiers du mouvement nationaliste et moderniste djadid. Le communisme musulman n'avait
donc pas de lien organisationnel avec le communisme russe avant la révolution d'Octobre et s'est
efforcé jusqu'en 1920 de préserver son autonomie. Sultan Galiev et Mullah Nur Vahitov, qui ont
adhéré au Parti bolchevik en octobre 1917 et sont respectivement responsable depuis le mois de
décembre 1917 de la section musulmane du Commissariat du peuple aux nationalités que dirige
Staline et président du Commissariat central aux affaires musulmanes constitué en janvier 1918 au
sein du Narkomnats, fondent au printemps de 1918 un Parti socialiste communiste musulman, fidèle
au programme du Parti bolchevik dont il adopta les statuts, mais qui revendique son autonomie.
Cette tentative fait long feu et le Parti russe des communistes musulmans réintègre le Parti
bolchevik dès le mois de novembre 1918. Pour contrer ces velléités, le Parti bolchevik ouvre ses
rangs à l'adhésion de militants musulmans au Turkestan, mais il favorise ainsi l'expression des
revendications nationalistes pantouraniennes en son sein : en 1920, l'organisation turkestanaise du
Parti communiste russe se proclame Parti communiste turc indépendant et prétend exclure les
militants russes de ses rangs. Cette démarche n'a pas plus de succès que la précédente : le comité
central du Parti communiste russe réplique au printemps de 1920 que « le Parti communiste du
Turkestan n'est qu'une organisation régionale du Parti communiste russe » et procède dans ses
rangs à une vaste purge des éléments nationalistes, qui aboutit à l'exclusion de Sultan Galiev en
1923. Celle-ci consacre, selon Alexandre Bennigsen et Chantal Lemercier-Quelquejay, « la rupture
entre les bolcheviks, tous solidaires pour une fois, et les révolutionnaires musulmans [...], la rupture
entre Staline et ceux des communistes musulmans qui espéraient utiliser la révolution d'Octobre
pour satisfaire leurs propres aspirations nationales ». Car Sultan Galiev associait étroitement
révolution socialiste et émancipation de la domination coloniale des Russes et, plus généralement,
des Européens sur les territoires musulmans ; il préconisait l'unité du mouvement révolutionnaire en
Asie centrale, socialistes, nationalistes et toutes catégories sociales confondus, tous étant également
exploités par l'Occident. Il revendiquait enfin le respect dans le processus révolutionnaire du
En Transcaucasie, avant la révolution d'Octobre, le Parti bolchevik est dirigé de Tiflis où siège sa
direction régionale. Mais, en 1918, elle en est chassée par le pouvoir menchevik, qui proclame
l'indépendance de la Géorgie, et se réfugie jusqu'en juin 1919 dans la région du Terek, alors qu'à
Bakou les bolcheviks qui occupent le pouvoir au printemps de 1918 revendiquent leur autonomie vis-
à-vis du comité régional. Ce différend ne recouvre que partiellement les divisions nationales en
Transcaucasie : les Arméniens, tels Stéphan Chahoumian ou Anastase Mikoyan, sont nombreux
parmi les bolcheviks de Bakou. En janvier 1920, la direction du Parti communiste russe leur donne
raison, mais les organisations du parti qui sont formellement constituées en 1920 dans chacune des
trois républiques soviétiques d'Azerbaïdjan, de Géorgie et d'Arménie sont soumises à l'autorité d'une
instance régionale, le bureau caucasien puis le comité régional transcaucasien à partir de 1922. Le
violent conflit qui oppose en 1922 la direction caucasienne du P.C.R., conduite par Serge
Ordjonikidzé, à la direction du Parti communiste de Géorgie – les protagonistes en viennent aux
mains – provoque l'intervention virulente de Lénine contre le « chauvinisme grand-russe » de l'une
et contre l'accusation de nationalisme portée contre l'autre.
Si Lénine consent en janvier 1918 à la création dans le parti de sections juives qui sont tolérées
jusqu'en 1929, alors qu'il refusait au début du siècle l'autonomie du Bund au sein du P.O.S.D.R.,
c'est qu'il espère favoriser ainsi l'adhésion au parti dans une communauté où les mouvements
politiques concurrents sont particulièrement influents.
En 1923, néanmoins, la direction du Parti communiste russe préconise l'« indigénisation » des
cadres et le recrutement de militants parmi les citoyens non russes de l'Union. Le Parti communiste
Au lendemain de la révolution d'Octobre, le fédéralisme est conçu par les bolcheviks comme une
arme contre les aspirations indépendantistes des peuples sous domination russe, comme une
concession tactique provisoire et non pas comme un modèle d'organisation de l'État ou une fin en
soi. Le conflit qui oppose Lénine à Staline en 1922 concerne davantage les modalités de
l'instauration de l'État fédéral que ses fondements théoriques. Lénine ne revendique l'autonomie
territoriale au sein de l'État soviétique que pour mieux combattre les aspirations nationalistes (c'est-
à-dire comme un moyen détourné de parfaire l'unité de l'État soviétique). Staline, à cet égard,
parachève son œuvre et réalise sa volonté.
Lénine et Staline
Dès avant la révolution d'Octobre, Lénine prend soin de distinguer le renversement de l'État
bourgeois que les marxistes se fixent pour objectif et le démembrement de l'État auquel ils doivent
s'opposer. Dans L'État et la Révolution, écrit pendant l'été de 1917, Lénine affirme ainsi que « les
principes du fédéralisme découlent des conceptions petites-bourgeoises de l'anarchisme. Marx est
centraliste. [...] Seuls des gens imbus d'une “foi superstitieuse” petite-bourgeoise de l'État peuvent
prendre la destruction de la machine d'État bourgeoise pour la destruction du centralisme. [...] Marx
emploie intentionnellement cette expression : “organiser l'unité de la nation”, pour opposer le
centralisme prolétarien conscient, démocratique, au centralisme bourgeois, militaire,
bureaucratique ». Or, au lendemain de la révolution d'Octobre, l'État russe est immédiatement
démembré par les puissances étrangères et les mouvements révolutionnaires qui s'emparent du
pouvoir dans les régions périphériques : le traité de Brest-Litovsk du 3 mars 1918 retire au pouvoir
soviétique le contrôle des territoires ukrainiens, baltes et finlandais qui proclament leur
indépendance par la suite ; en Transcaucasie, trois républiques indépendantes sont proclamées au
printemps de 1918 ; l'Asie centrale, l'Extrême-Orient, le bassin de la Volga et le Caucase
septentrional échappent largement au contrôle de l'État soviétique jusqu'en 1922. L'affirmation du
droit des peuples à l'autodétermination est, pour le Parti communiste russe, un instrument privilégié
dans la conquête du pouvoir face au gouvernement provisoire, qui l'accorde lorsqu'il y est contraint
mais n'en reconnaît pas le principe, puis aux forces contre-révolutionnaires qui en refusent à la fois
le principe et l'exercice : consacré par Les Thèses d'avril énoncées par Lénine à son retour d'exil au
printemps de 1918, puis par la Déclaration des droits des peuples de Russie adoptée par le pouvoir
bolchevik le 2 novembre 1917 et par la Déclaration des droits du peuple travailleur et exploité
approuvée par le congrès panrusse des soviets au mois de janvier 1918 et repris dans la Constitution
de la République socialiste fédérative soviétique russe (R.S.F.S.R.) du mois de juillet, le droit des
peuples à disposer d'eux-mêmes est conçu dès lors par le mouvement communiste comme une
incitation à l'établissement de liens fédéraux entre la Russie soviétique et les anciennes colonies de
l'Empire et non pas comme une incitation à l'exercice du droit de sécession. L'établissement de liens
fédéraux doit être libre et délibéré, et non pas contraint ou forcé – c'est en fait la seule concession
que les bolcheviks font aux peuples de la périphérie – et la « fédération des nations » s'impose
comme un détour obligé, comme « une étape vers l'unité consciente et plus étroite des travailleurs
qui auront appris volontairement à s'élever au-dessus des conflits nationaux [...], une étape vers la
fusion volontaire », selon Lénine qui s'exprime en ces termes au printemps de 1918. En temps de
guerre civile, en effet, l'indépendance des territoires périphériques n'est plus seulement contraire
aux intérêts historiques du prolétariat, elle revêt un caractère immédiatement contre-
révolutionnaire non seulement parce qu'elle est assumée par les représentants de la bourgeoisie
nationale, mais parce qu'elle porte gravement atteinte aux intérêts de l'État soviétique en le privant
des ressources économiques qui lui sont indispensables ; « la réunification en un seul État des
différentes républiques soviétiques » est par ailleurs « leur seule voie de salut contre les cabales
impérialistes et la domination nationale », selon le Xe congrès du parti. Avant la révolution
d'Octobre, les bolcheviks estimaient la formation de grands États unitaires indispensable au progrès
L'État fédéral ne peut être édifié, selon Lénine, que sur la base de « la libre union de nations
libres », c'est-à-dire qu'il ne doit pas heurter le sentiment national des peuples invités à s'unir en son
sein. Le droit de sécession reconnu aux républiques fédérées par la Constitution de la R.S.F.S.R.,
puis par les trois Constitutions successives de l'U.R.S.S., représente pour Lénine un artifice
juridique, un procédé oratoire de nature à dissuader les peuples unis d'en revendiquer l'exercice. En
1922, Lénine reproche à Staline non pas le caractère centralisateur de son projet constitutionnel,
mais le rythme accéléré, hâtif qu'il entend donner à sa réalisation au risque de nourrir les velléités
d'indépendance : ainsi Lénine exige-t-il et obtient-il qu'à l'expression l'« entrée formelle » des
républiques périphériques dans la république de Russie utilisée par Staline dans le projet
constitutionnel qu'il dépose en décembre 1922 soit substituée dans le texte constitutionnel adopté
en janvier 1924 « leur réunion formelle avec la R.S.F.S.R. dans l'Union des républiques soviétiques »
qui traduit leur égalité juridique. Selon Richard Pipes : « En fin de compte, le programme national
de Lénine se limitait à une question de comportement individuel : il faisait dépendre la solution des
problèmes complexes d'un État multinational du tact et de la bonne volonté des autorités
communistes. » Dans le même souci, Lénine s'oppose à l'aile gauche du parti qui suggère de
reconnaître le droit d'autodétermination au seul prolétariat des peuples de l'Union et de le refuser
aux bourgeoisies nationales supposées qui, à leurs yeux, se sont emparées du pouvoir dans la
plupart des territoires périphériques au lendemain de la révolution d'Octobre. Lénine envisageait
même en 1922 de restreindre les prérogatives du pouvoir fédéral aux relations diplomatiques et à la
politique de défense et de restituer aux républiques fédérées la plénitude de leurs compétences dans
tous les autres domaines afin de lutter contre la domination grand-russe dans l'appareil d'État, dans
la mesure toutefois où l'autorité du parti s'imposerait à tous et garantirait l'unité du système
Les territoires nationaux constitutifs de l'Union soviétique n'ont pas tous le même statut
d'autonomie. La Constitution fédérale fonde notamment sur le niveau de développement national
reconnu aux peuples de l'Union la hiérarchie des statuts des territoires nationaux qui leur sont
attribués, république fédérée, république autonome ou région autonome. Dans la philosophie
S'il s'élève avec véhémence contre la russification imposée dans les républiques périphériques par
l'appareil du parti au lendemain de la révolution, Lénine avait en revanche exprimé avant guerre sa
conviction que l'assimilation des minorités nationales à la nation dominante participait du progrès
économique et politique, pourvu qu'elle ne soit pas contrainte, mais procède comme naturellement
de la multiplication des échanges et du développement de la production : « Quant au prolétariat, loin
d'aspirer à défendre le développement national de toute nation, il met au contraire les masses en
garde contre de telles illusions, préconise la liberté la plus complète des échanges capitalistes et
salue toute assimilation des nations, excepté l'assimilation par la contrainte ou celle qui s'appuie sur
des privilèges », écrit-il en 1913. Le mouvement ouvrier doit mener « le combat contre tout joug
national » et non pas « pour tout développement national, pour la “culture nationale” en général »,
ajoute-t-il alors. Lénine exprime dans l'ensemble de son œuvre une aversion profonde pour le
cloisonnement géographique et social qui fait obstacle aux échanges économiques et culturels, au
brassage des populations qu'il juge indispensable au progrès de la civilisation. Or les minorités
nationales, et plus particulièrement les petites minorités, entretiennent ce cloisonnement en
cultivant leurs spécificités : « Quiconque n'a pas sombré dans les préjugés nationalistes ne peut pas
ne pas voir dans ce processus d'assimilation des nations par le capitalisme un immense progrès
historique, la destruction de la routine nationale des différents coins perdus, notamment dans les
pays arriérés tels que la Russie. » C'est donc contre la russification forcée et non contre la
russification en tant que telle que Lénine mène sa dernière bataille en 1922. S'il intervient alors
Ainsi le pouvoir soviétique s'efforce-t-il de favoriser l'assimilation des minorités nationales au peuple
russe par la promotion et la multiplication de leurs cultures nationales, ce qui explique l'ambivalence
de la gestion du problème national en U.R.S.S. dans l'entre-deux-guerres : dans le souci de
consacrer l'égalité juridique des peuples de l'Union mais aussi de les diviser lorsque leur
rapprochement menace l'intégrité de l'État soviétique, le pouvoir donne à de nombreuses peuplades,
voire communautés tribales, une langue nationale écrite. Il contrarie ainsi la formation en cours
d'une communauté culturelle pantouranienne ou panislamique dans la région du Caucase
septentrional, dans le bassin de la Volga et en Asie centrale, en dotant notamment le Daghestan de
plus de dix langues officielles et en attribuant une langue officielle aux Bachkirs, aux Tadjiks, aux
Kirghizes et aux Karakalpaks qui étaient respectivement en voie d'intégration culturelle aux Tatars,
aux Ouzbeks et aux Kazakhs. Les autorités s'enorgueillissent aujourd'hui encore d'avoir élevé plus
d'une cinquantaine de dialectes au rang de langue littéraire, gratifié d'une langue propre une
douzaine d'ethnies qui en étaient dépourvues avant la révolution et d'avoir ainsi érigé plus d'une
soixantaine de communautés ethniques en nationalités. Le progrès de la culture et par conséquent
l'alphabétisation étaient pour Lénine et ses zélateurs des agents privilégiés de l'édification de la
Jusqu'en 1934, l'historiographie soviétique justifiait les exhortations de Lénine à la tolérance envers
le « nationalisme défensif » des peuples opprimés sous l'Empire par une condamnation absolue de la
politique tsariste vis-à-vis des nationalités. La condamnation en 1934 des travaux de l'historien
Mikhaïl Pokrovski procède au contraire de la réhabilitation du rôle historique du peuple russe que
promeut dorénavant le pouvoir soviétique : à partir de 1935, l'historiographie officielle prétend que
la formation de l'Empire a préservé les peuples colonisés de la domination incomparablement plus
néfaste exercée par d'autres puissances coloniales et, à partir de 1940, que la colonisation russe a
eu le mérite de les associer au mouvement révolutionnaire animé par le peuple russe. Au panthéon
de l'historiographie officielle, les figures héroïques des soulèvements contre la domination impériale
cèdent la place aux architectes de l'État russe. Alors que le peuple russe recouvre un rôle historique
positif que la « Grande Guerre patriotique » consacre par ailleurs, les revendications nationales des
autres peuples de l'Union revêtent un caractère contre-révolutionnaire, antisoviétique. Le pouvoir
soviétique a manifesté dès l'origine sa défiance vis-à-vis de certains peuples de l'Union dont il ne put
vaincre la résistance qu'à l'issue de plusieurs années de luttes acharnées : ainsi, par exemple, le
peuple kalmouk fut-il tenu à l'écart de la conscription obligatoire jusqu'en 1927. Pendant la Seconde
Guerre mondiale, alors que le mouvement communiste s'illustrait en Yougoslavie par son rôle dans
la réconciliation des peuples yougoslaves face à l'ennemi commun, le pouvoir soviétique déportait
des peuples entiers qu'il considérait coupables dans leur ensemble de collaboration avec l'ennemi :
les nations ainsi condamnées étaient essentiellement ces petits peuples du Caucase septentrional
constamment en lutte contre un pouvoir central incapable de leur imposer son autorité.
Depuis la mort de Staline et jusqu'au début des années quatre-vingt, les autorités soviétiques elles-
mêmes ont entrepris d'accélérer le processus d'assimilation et ont parfois même prétendu d'ores et
déjà réalisée la formation d'une communauté politique exclusive de toute distinction nationale.
Staline envisageait la fusion des nations longtemps seulement « après l'instauration de la dictature
du prolétariat dans le monde entier » et non pas « à l'époque du socialisme dans un seul pays ». En
1961, au contraire, le pouvoir soviétique proclame son intention d'œuvrer à l'élimination des
différences nationales en U.R.S.S. et prétend par ailleurs qu'elle procédera nécessairement de
l'avènement prochain du communisme dans un seul pays. Nikita Khrouchtchev déclarait à la tribune
du XXIIe congrès du P.C.U.S. : « D'aucuns déplorent la disparition progressive des distinctions
nationales. Nous leur rétorquons que les communistes ne préserveront ni ne perpétueront les
différences nationales ». Et, selon le programme du parti adopté par le même congrès :
« L'édification [en cours] du communisme représente dans le développement des relations
nationales en U.R.S.S. une étape nouvelle au cours de laquelle les nations se rapprocheront jusqu'à
leur unité absolue. » Dès le début des années soixante-dix, Leonid Brejnev retrouvait les accents de
son prédécesseur et estimait comme lui réalisée l'union des peuples d'U.R.S.S. en une communauté
politique unique : « La formation d'une communauté sociale et internationale sans précédent, c'est-
à-dire le peuple soviétique, est devenue une caractéristique importante du socialisme développé
dans notre pays, un indice de l'homogénéité croissante de la société soviétique [...]. Cela signifie que
les traits communs à la cosmogonie, au caractère et au comportement du peuple soviétique, qui sont
indépendants des distinctions nationales et sociales, prennent progressivement une importance
décisive dans notre pays », affirmait-il en 1977. De telles déclarations sont toutefois tempérées par
le plaidoyer en faveur de « l'épanouissement des cultures nationales » et ne traduisent jamais une
politique cohérente ni constante : tout en célébrant la formation du « peuple soviétique », Leonid
Brejnev s'élevait contre ceux qui proposaient d'« introduire dans la Constitution [de 1977] le concept
La direction du mouvement communiste yougoslave a affirmé avec plus de détermination, mais sans
en lever l'ambiguïté, le dessein de fonder l'intégrité de l'État sur l'union des nations qu'il fédère.
Convaincue de la parenté étroite des peuples slaves du Sud et investie du mérite de leur
réconciliation au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, elle recourt dès 1953 au système
autogestionnaire contre les particularismes nationaux : « L'autogestion, écrit alors Edouard Kardelj,
est l'élément nouveau créateur d'une communauté socialiste d'un nouveau type dans laquelle la
langue et la culture nationales deviennent des éléments secondaires. » Afin de promouvoir la
formation d'une seule et unique communauté politique en Yougoslavie, les autorités donnent à partir
de 1961 aux citoyens la possibilité lors des recensements de population d'exprimer leur
appartenance à la communauté yougoslave plutôt qu'à telle ou telle communauté nationale, en se
déclarant « yougoslave » ; si quelque trois cent mille personnes seulement se reconnurent telles en
1961 et moins encore en 1971, ce fut le cas de plus d'un million deux cent mille citoyens recensés en
1981, ce dont la Ligue communiste yougoslave se félicita officiellement comme d'une grande victoire
sur les particularismes nationaux. Les velléités de fusion des nations et nationalités de Yougoslavie
en une seule nation yougoslave suscitèrent néanmoins l'hostilité virulente d'une grande partie de
l'élite dirigeante et furent officiellement dénoncées dès 1964 par le VIIIe congrès de la Ligue
communiste : « L'idée fausse que nos nations sont devenues obsolètes au cours du développement
de notre société socialiste et qu'il est nécessaire de créer une nation yougoslave unifiée est
l'expression d'un centralisme bureaucratique. » La direction du Parti communiste tchécoslovaque
affirme au contraire sans réserve l'unité des peuples tchèque et slovaque : bien que la Constitution
du 27 octobre 1968 interdise toute tentative de « dénationalisation » des peuples et minorités de
Tchécoslovaquie, Gustáv Husák, alors secrétaire général du parti après avoir été emprisonné dans
les années cinquante pour son particularisme slovaque puis l'un des promoteurs de la fédéralisation
de l'État tchécoslovaque, déclarait en 1971 : « Nous devons inculquer une conscience commune aux
nationalités de Tchécoslovaquie, une conscience tchécoslovaque unique. »
En Yougoslavie, les frontières intérieures furent tracées de telle sorte qu'à chaque nation soit
attribuée une république fédérée ou une province autonome. Les autorités inventèrent même
l'existence d'une nation musulmane pour justifier la création, dans un souci d'équilibre politique
interne à la fédération, d'une république fédérée de Bosnie-Herzégovine. La loi sanctionne
d'ailleurs depuis 1971 la formation de cette nation musulmane en autorisant les citoyens
yougoslaves à se déclarer musulmans « au sens ethnique » du terme lors des recensements de
population. En Roumanie, au contraire, le découpage de la région autonome attribuée en 1952 à la
La « fusion des nations » équivaut généralement pour le pouvoir communiste à l'assimilation des
minorités nationales à la nation dominante dont elle consacre l'hégémonie dans l'État et la société :
si les autorités yougoslaves ont veillé à circonscrire la place de la nation serbe en Yougoslavie, les
dirigeants soviétiques ont au contraire attribué au peuple russe un rôle privilégié parmi les peuples
d'U.R.S.S. Au toast porté par Staline en 1945 au peuple russe qu'il distinguait alors comme « la
nation dirigeante [...], conductrice de l'U.R.S.S. parmi tous les peuples de notre pays » et auquel il
attribuait le mérite essentiel de la victoire, fait écho le discours prononcé par Leonid Brejnev en
1981 : « L'énergie révolutionnaire, l'abnégation, le dévouement et le profond internationalisme du
peuple grand-russe lui ont légitimement acquis le respect sincère de tous les peuples de notre patrie
socialiste. »
Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, le tracé des frontières en Europe centrale et orientale
ne fut nullement établi dans la perspective du règlement de la question nationale. Les frontières
nationales recouvrent aujourd'hui davantage qu'avant guerre les frontières ethniques
essentiellement en raison de l'extermination de la plupart des quatre millions de juifs qui peuplaient
la région dans les années trente, ainsi que du rapatriement et de l'expulsion des minorités
allemandes (13 millions de réfugiés au total) dans l'immédiat après-guerre : le déplacement vers
l'ouest des frontières polonaises a laissé en U.R.S.S. deux millions de citoyens polonais mais quatre
mille Allemands seulement en territoire polonais sur les deux millions cinq cent mille qui peuplaient
la Poméranie avant guerre ; les traités de paix ont aliéné un quart de la population magyare à la
Hongrie, dont deux millions peuplent la Roumanie qui, dessaisie de la Bessarabie, a elle-même laissé
près de deux millions de Roumains en territoire soviétique (ceux-ci peuplent depuis lors la
république fédérée de Moldavie créée en 1944). Cependant, afin de mettre un terme définitif aux
conflits de souveraineté et aux revendications nationales entre les États du bloc socialiste, le pouvoir
soviétique a imposé le principe de l'intangibilité des frontières héritées de la Seconde Guerre
mondiale : dès le début des années soixante-dix, tous les États du bloc sont liés par un réseau de
traités bilatéraux d'amitié, de coopération et d'assistance mutuelle qui proscrivent toute
revendication irrédentiste ; l'intangibilité des frontières est par la suite sanctionnée par les traités
de paix conclus à la même époque entre l'Allemagne fédérale et la plupart des États socialistes ; elle
est enfin consacrée, à l'initiative des pays socialistes, par l'acte final de la conférence d'Helsinki en
1975. Les autorités du pacte de Varsovie considèrent en effet que « la stabilité des frontières est
un préalable fondamental à une paix durable en Europe » et se prévalent d'avoir mis fin aux conflits
incessants qui opposaient les États d'Europe centrale avant l'instauration des régimes communistes
et dont la question nationale était toujours l'objet. Car l'intangibilité des frontières ne se réduit pas à
leur stabilité ; elle signifie en outre que les frontières entre États prédominent sur les frontières
ethniques ou linguistiques et qu'elles ont valeur de frontières nationales. Le principe de
l'intangibilité des frontières, qui interdit l'ingérence d'un État dans les affaires intérieures d'un État
Le statu quo territorial préside aussi au règlement des conflits nationaux au cœur même des États
socialistes et, en particulier, des États fédéraux : en U.R.S.S., parmi les peuples massivement
déportés à la fin de la Seconde Guerre mondiale, seuls les Tatars de Crimée ne recouvrèrent pas
l'autonomie nationale qui leur était concédée dans leur région d'origine avant guerre, bien qu'elle
fût restituée aux peuples kalmouk, karatchaï, balkar, tchétchène et ingouche. Alexandre Nekritch
explique ainsi cette différence de traitement : en retournant sur leurs terres dès leur réhabilitation
en 1956, ceux-ci créèrent une situation de fait que le pouvoir central se contenta d'entériner, alors
que les Tatars, qui n'eurent pas le même empressement, exigeaient la restitution de terres occupées
par d'autres et l'autonomie d'une région attribuée à la république d'Ukraine depuis leur déportation.
Bien qu'en janvier 1989 il en ait retiré l'administration aux autorités azerbaïdjanaises pour la confier
à une commission du comité central du Parti communiste de l'Union soviétique, le pouvoir central a
refusé aux Arméniens le changement de statut territorial de la région autonome du Haut-Karabagh
en république d'Azerbaïdjan. En Yougoslavie, les dirigeants de la république de Serbie n'ont pas
obtenu la suppression des républiques autonomes de Voïvodine et du Kossovo, revendiquée à
l'initiative du premier secrétaire de la Ligue communiste de Serbie, Svobodan Milosevitch, bien que
la révision constitutionnelle du 28 mars 1989 ait dessaisi les autorités régionales d'une partie de
leurs prérogatives.
La question nationale a toutefois été l'objet ou le prétexte de certaines crises graves entre pays
socialistes, en violation du principe de l'intangibilité des frontières territoriales. Après la Seconde
Guerre mondiale, les Partis communistes bulgare et yougoslave s'employèrent au règlement de la
question macédonienne : partagée entre la Bulgarie et la Yougoslavie, la Macédoine devait être
réunifiée et accéder à l'autonomie dans le cadre d'une fédération balkanique associant les deux
États. L'exclusion par le Kominform du Parti communiste yougoslave en 1948 mit un terme définitif
à ces négociations et fut le prétexte au déclenchement d'une virulente campagne d'accusation
portée par la Bulgarie, l'Albanie et la Hongrie contre la politique menée par l'État yougoslave envers
ses minorités nationales : alors que la Bulgarie rompait tous les liens culturels établis entre les
Macédoniens de Bulgarie et de Yougoslavie, la direction du Parti communiste albanais exhortait les
Parce qu'il ne bénéficie que d'une souveraineté limitée au sein du bloc socialiste, le pouvoir a tenté
dans les démocraties populaires, lors de chaque crise politique depuis 1948, de réconcilier l'État
et la nation. Aux revendications nationales de la société civile font écho dans de telles circonstances
l'affirmation par les autorités de la renaissance nationale et leurs exhortations à la réconciliation
nationale. La république populaire de Pologne est exemplaire à cet égard : dès 1948, le secrétaire
général du Parti communiste polonais, Wladislaw Gomulka, dénonçait le nihilisme national du Parti
communiste et de la fraction luxemburgiste du mouvement socialiste polonais avant guerre et
revendiquait au contraire « la glorieuse tradition de lutte pour l'indépendance qui fut celle du Parti
socialiste polonais » et fut incarnée par Joseph Pilsudski ; à la veille de l'intervention des troupes
soviétiques en Hongrie en octobre 1956, il déclarait encore qu'au sein du camp socialiste « chaque
pays doit être pleinement indépendant et le droit de chaque nation à un gouvernement souverain
dans un pays indépendant doit être pleinement et mutuellement respecté » ; en 1968, l'élite au
pouvoir, en proie aux luttes intestines qui opposaient les « partisans », c'est-à-dire d'anciens
résistants de l'intérieur, aux « moscovites », c'est-à-dire ceux qui avaient trouvé refuge en U.R.S.S.
pendant la guerre et dont les premiers contestaient l'ardeur patriotique et suspectaient les origines
— Roland LOMME
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