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Adler Alfred. L'Ethnologie marxiste : vers un nouvel obscurantisme ?. In: L'Homme, 1976, tome 16 n°4. pp. 118-128;
doi : https://doi.org/10.3406/hom.1976.367689
https://www.persee.fr/doc/hom_0439-4216_1976_num_16_4_367689
par
ALFRED ADLER
Meillassoux s'était fait connaître, il y a plus de dix ans, par une monographie
d'anthropologie économique consacrée aux Gouro de Côte-d' Ivoire. Saluant ce
travail comme un « tournant dans l'histoire de l'anthropologie », Terray en
félicitait l'auteur auquel il attribuait le mérite d'avoir le premier entrepris la tâche
« d'annexer le domaine réservé de l'anthropologie sociale au champ d'application
du matérialisme historique » (E. Terray, Le Marxisme devant les sociétés «
primitives », Paris, Maspero, 1969 : 173). Cette entreprise d'annexion est désormais
chose faite, si j'en juge par ces lignes que Meillassoux a publiées ou laissé publier
sur la jaquette de son dernier livre : « A partir d'une analyse en profondeur de la
production et de la reproduction dans les sociétés agricoles d'auto-subsistance,
l'ouvrage apporte à la fois une théorie du mode de production domestique, les
éléments d'une critique radicale de l'anthropologie classique et structuraliste et les
bases d'une critique constructive de la théorie du salaire de Marx » ; et, plus loin,
on lit encore : « [Cet essai... renouant] avec la démarche active et créative de Marx
et d'Engels, représente une nouvelle contribution au progrès contemporain du
matérialisme historique. » En dehors de la théorie marxiste du salaire qui occupe
la deuxième partie du livre, ce programme, qui reste néanmoins considérable, est
rempli par la première partie qui comprend 135 pages. Ne voulant me placer que
sur le terrain de l'ethnologie, je m'en tiendrai à cette première partie qui suffit
amplement à alimenter la polémique et je laisse à d'autres, plus compétents que
moi et peut-être que Meillassoux lui-même, le soin d'examiner si l'exploitation de
la communauté domestique est la visée de l'impérialisme ou si notre théoricien
n'aurait pas oublié quelques médiations qui auraient rendu son propos moins
simpliste. Contentons-nous de discuter ethnologie. Je ne ferai pas assaut d'érudition
marxienne et je ne participerai pas à un concours de citations des textes sacrés.
Je n'ai dans ma manche aucune référence inédite pour damer le pion à quiconque
et il m'est complètement indifférent de savoir si Meillassoux est un marxiste
authentique ou primaire, s'il est plus matérialiste ou moins dialectique que tel
autre de ses collègues. Ce n'est pas à la pensée Marx-Engels que je confronterai sa
théorie du mode de production domestique, mais aux données ethnographiques.
s'il est une donnée naturelle sur laquelle les hommes n'ont pas prise ». Estimant,
sans doute, avoir suffisamment réfuté le structuralisme avec ce contresens énorme,
Meillassoux se contente ensuite de mentionner Godelier, qui se réclame «
obstinément du marxisme » mais reste « fidèle à ses options structuralistes » (son crime,
horresco referons, est de faire de la parenté quelque chose qui est à la fois
superstructure et infrastructure), et d'extraire du Kinship and Marriage de Robin Fox
(cité, je suppose, comme tenant du fonctionnalisme) la simple formule : « Les
parents du premier degré ne s'accouplent pas. » Après cette brévissime et
rigoureusement insignifiante revue des thèses à ses yeux « classiques » sur la
prohibition de l'inceste, il nous assène hardiment que l'universalité de cette prohibition
est des plus douteuses. Soit, mais avec quels arguments ? Voici d'abord sa
définition : « Si l'on entend par ' inceste ' [pourquoi ces guillemets ? A. A.] la
copulation entre rejetons de mêmes géniteurs et entre géniteurs et rejetons sans même
étendre cette notion aux parents classificatoires, on constate qu'il s'agit d'une
pratique connue et parfois institutionnalisée dans un certain nombre de sociétés »
(p. 26). Et de citer pêle-mêle Hawaïens, dynasties pharaoniques, Azandé et
Mbuti. Aucun de ces exemples n'est probant, mais je voudrais donner une idée du
sérieux de Meillassoux en prenant le seul cas des Mbuti (des Pygmées de la forêt
congolaise) chez lesquels, à l'en croire, mères et fils copuleraient
allègrement.
Reportons-nous donc à l'ouvrage auquel Meillassoux se réfère, Wayward
Servants de Colin Turnbull (London, Eyre and Spottiswood, 1965). Nous y lisons
d'abord ceci : « Le seul moment où la parenté biologique devient un facteur
important de la discussion est quand il s'agit de sexe et de mariage. Les liens de
parenté sont formulés et retracés par les ' ventres ' (stomachs) dont les personnes
en cause sont issues. Les individus apparentés par les ventres de leur mère et de
la mère de leur père ne peuvent pas se marier ni avoir de relations sexuelles
extramaritales. Ceci est la seule et unique règle de prohibition de l'inceste affirmée et
observée ; bien que la mémoire généalogique soit courte et ne remonte jamais
au-dessus de deux générations, elle suffit à empêcher les mariages entre cousins du
premier degré » (p. m). Où donc voyons-nous un inceste entre mère et fils chez
les Mbuti ? Sans doute Meillassoux aura-t-il mal lu le passage suivant où
Turnbull de toute évidence parle des attitudes de parenté : « II m'a été impossible
de découvrir un seul cas d'inceste admis entre personnes plus proches que des
cousins du premier degré, mais il y a une évidente réserve entre frères et sœurs,
aucune entre fils et mères, un peu entre pères et filles [. . .] Le degré de liberté entre
fils et mères peut être perçu dans le fait qu'une mère donne des forces à ses enfants,
s'ils sont malades, en dormant dans le même lit qu'eux. Ceci se fait parfois entre
une mère et son fils adulte, aussi longtemps qu'il n'est pas marié, sans provoquer
le moindre commentaire» (p. 112). Que la culture mbuti autorise une telle proximité,
une telle intimité dans les rapports entre mère et fils, cela demande assurément
explication et où la trouver si ce n'est dans les modalités particulières selon
lesquelles les Mbuti appliquent les règles de prohibition de l'inceste ? En outre,
Turnbull nous dit plus loin que l'inceste compte au nombre des fautes les plus
graves dont la sanction n'est rien de moins que le bannissement qui voue le coupable
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à une mort prochaine dans la solitude de la grande forêt (p. 190). Incapable, et
pour cause, de fournir un seul exemple bien attesté de société sans règle de
prohibition de l'inceste, Meillassoux propose à l'appui de sa thèse un argument peu
banal. C'est la pudibonderie des ethnologues comme celle des missionnaires et des
administrateurs coloniaux qui censurerait toutes les informations dans ce domaine.
Voici donc le moralisme chrétien au secours des préjugés théoriques des fonction-
nalistes et des structuralistes pour nous laisser dans l'ignorance de pratiques
devant lesquelles nous nous voilerions la face comme devant les sacrifices humains
et le cannibalisme. Saluons donc le courage éthique et intellectuel de Meillassoux
et passons à la suite qui nous conduit de l'indifférence à l'inceste (« dans les
sociétés où la régulation matrimoniale et les rapports de filiation sont peu
développés ») à « l'attirance si forte qu'il a fallu toutes les ressources du terrorisme
religieux pour le combattre à mesure que les conditions sociales (élargissement
des groupes domestiques) en facilitaient la pratique ». Or, qui dit terrorisme dit
pouvoir et c'est ainsi que l'anthropologie se trouve enrichie d'une théorie de la
prohibition de l'inceste à laquelle personne, je crois, n'avait pensé, une théorie
politique. En effet, pour Meillassoux, « l'inceste est une notion morale produite
par une idéologie liée à l'élaboration du pouvoir dans les sociétés domestiques
comme un des moyens de maîtrise des mécanismes de la reproduction » (p. 28).
En somme, si l'on comprend bien, l'inceste est « inutile » ou, en d'autres termes,
a un rendement théorique nul parce qu'il n'est pas universel (d'où une notion
morale tirerait-elle ce caractère d'universalité ?) ; s'il n'est pas universel, il ne
peut servir de principe explicatif des systèmes de parenté et de mariage qui sont
des codes sociaux contingents (liés à des phases particulières du développement
des sociétés) relatifs à la reproduction humaine, seul facteur universel — avec les
rapports de production — de toute formation sociale. La prohibition de l'inceste
ne prend de l'importance que lorsqu'elle revêt une fonction politique aux yeux de
ceux qui entendent contrôler « les mécanismes de la reproduction » et, partant, les
rapports de parenté et règles de mariage qui, comme elle, relèvent des
superstructures. Ne reculant pas devant les conséquences de ce raisonnement, Meillassoux
ira jusqu'à opposer les sociétés où prédominent les rapports de parenté, c'est-à-
dire celles à mode de production domestique, aux sociétés de chasseurs collecteurs
constituées de hordes où prédominent, nous dit-il, « des rapports d'adhésion ».
Bien sûr, les hordes possèdent un vocabulaire de la parenté, mais « il est
improbable que les termes génériques employés par les membres d'un tel groupe pour
se désigner mutuellement soient associés à des liens efficaces de consanguinité qui
occupent une place si réduite au regard des rapports d'adhésion. Il est improbable
qu'il s'agisse a priori de termes de parenté, si l'on entend par là ceux qui
s'établissent par la filiation » (p. 35). Alors, les termes de parenté, c'est quoi, se
demande-t-on avec anxiété ? « Ils se situent plus vraisemblablement », répond
Meillassoux, « au recoupement de catégories plus générales d'âge et de sexe et
de catégories fonctionnelles, liées à la participation aux activités de production
(enfants non producteurs, adultes et vieux) et aux accouplements ». Sur quoi se
fondent ces jugements de probabilité et de vraisemblance? Comment se fait -il que
dans tout système de parenté (y compris dans les sociétés à hordes) Ego peut
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avoir des pères et des grands-pères plus jeunes que lui? Comment —- l'on s'excuse
d'avoir à rappeler ce « b-a ba » — se fait-il qu'on distingue les cousins croisés des
parallèles ? A toutes ces questions élémentaires on attendra en vain un tout petit
commencement de réponse.
Laissons donc les problèmes de la parenté qui, manifestement, sont le cadet
des soucis de notre auteur1 et voyons ce qui est pour lui fondamental : le mode de
production. MeiUassoux oppose l'économie agricole à celle de chasse et de cueillette
en reprenant une suggestion de Marx qui permettrait, nous dit-il, « de distinguer
deux types primaires d'économie agreste, selon que la terre est objet de travail ou
moyen de travail » (p. 31). La terre du chasseur-cueilleur est objet de travail
parce qu'elle est, si l'on peut dire, inerte : elle ne reçoit aucun investissement
préalable d'énergie humaine et l'activité productrice ne consiste qu'à y prélever ce
qui s'y trouve d'utile (miel, viande ou noix) sans modifier le milieu. La répétition
d'activités dont le résultat est immédiatement sensible, produisant un « rendement
instantané » et ne nécessitant ni accumulation ni stockage, la fluidité de groupes
réduits qui se font et se défont au gré d'accidents variés (effectifs, ressources,
guerres et autres aléas), ces facteurs expliqueraient que ces sociétés d'économie
de « ponction » n'accordent d'importance ni aux rapports de filiation qui
structurent le temps social ni aux règles de résidence qui structurent l'espace social.
Ces déterminations appartiendront aux sociétés agricoles à mode de production
domestique pour lesquelles la terre est moyen de travail. Si, au lieu de se servir
de ces oppositions de base, dont certaines sont évidentes et d'autres beaucoup
moins, pour pourfendre les théories de la parenté, MeiUassoux s'était interrogé sur
les problèmes de l'espace et du temps dans les civilisations de chasseurs et les
civilisations agricoles et agro-pastorales (voir, par exemple, pour l'Australie
l'ouvrage déjà cité d'Elkin et les belles pages de Lévi-Strauss dans le chapitre
« Temps retrouvé » de La Pensée sauvage), il aurait fait œuvre d'ethnologue tout
en étant fidèle à son programme de mise au jour des modes primitifs de production.
Mais son point de vue réducteur, économiste, l'a conduit à cette opposition
« marxiste » de la terre comme objet et de la terre comme moyen, qui lui a joué un
mauvais tour. Elle est si étrange, si mal venue qu'on s'étonne de la voir attribuer
1. J'avoue pourtant que de la part d'un ethnologue professionnel, fût-il marxiste, une
telle passion d'incompréhension à l'égard des problèmes de parenté constitue à mes yeux
une énigme. On a vu, à propos de l'inceste, avec quelle désinvolture il traitait les faits mbuti.
Mais que n'a-t-il simplement ouvert l'ouvrage de A. P. Elkin, Les Aborigènes d'Australie
(Paris, Gallimard, 1967), grâce auquel il aurait pu se faire une petite idée de ce qu'il en est
de la place des rapports de parenté chez ces purs chasseurs-collecteurs. Parmi d'innombrables
pages, je citerai celle-ci : « Les obligations liées à la parenté déterminent le comportement
d'un individu depuis sa tendre enfance jusqu'à son dernier jour, et elles conditionnent tous
les faits et gestes de sa vie (les conversations, les visites, l'installation dans les campements),
les grands moments de son existence (l'enfantement, l'initiation, le mariage, la maladie et
la mort) et aussi les disputes et les combats » (p. 180). Par ailleurs, MeiUassoux n'a décidément
pas de chance, les groupes d'âge qui devraient, selon lui, associer des individus de même
niveau généalogique (correspondant à la même étape du cycle de vie productive) sont établis
chez les Australiens en fonction des générations alternées : j'appelle le père de mon père
frère aîné et le fils de mon fils frère cadet.
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