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MODERNISMES

ET ANTHROPOPHAGIES
Connexions artistiques et esthétiques
Brésil-Europe

Sous la direction de Rodrigo Duarte,


Pedro Hussak et Jacinto Lageira

ÉDITIONS MIMÉSIS
raChel CeCília de oliVeira
L’EXPÉRIENCE DU “S” OU COMMENT VIVRE
LA DIFFÉRENCE*1

Ce texte est en partie le résultat d’une recherche commencée en 2015 en


vue de penser l’esthétique et la philosophie de l’art à partir de la perspective
de la production artistique et théorique brésilienne et latino-américaine.
Cet objectif m’a conduit à prendre conscience, à m’opposer et à question-
ner la compréhension traditionnelle de l’existence de canons dans ce que
l’on considère le « grand art », car je propose une critique de la structure du
discours normalisateur et régulateur qui entremêle la production artistique
ainsi que le système qui la soutient. Il existe une hégémonie européenne
et nord-américaine dans la compréhension des traditionnels Beaux-Arts,
encore en vigueur comme mécanisme organisationnel des institutions, des
instances financières et de la façon de penser le sujet en Amérique latine.
Cela en raison d’une incorporation tacite – pas nécessairement de contenu
– de la structure sur laquelle il est fondé. Je développe ainsi philosophique-
ment ce que Joaquín Torres Garcia, artiste visuel uruguayen, a proposé, en
1935, avec ce qu’il appelle « L’École du Sud » et sa carte à l’envers.

* Ce texte est la refonte de deux articles : COSTA, Rachel. Após o fim da arte eu-
ropeia : uma análise decolonial do pensamento sobre a produção artística. DOIS
PONTOS (UFPR) DIGITAL, v. 15, p. 89-98, 2018, et COSTA, Rachel. « A equi-
vocidade da crítica », RAPSÓDIA (USP), v. 11, p. 171-182, 2017. C’est donc
une sorte de consolidation des bases ontologiques d’une recherche décoloniale
qui vise à proposer un nouveau mode de discours sur l’art brésilien et, peut-être,
latino-américain.
152 Modernismes et anthropophagies

L’œuvre dénommée Le nord est le sud représente l’invitation de l’artiste


à revenir sur la position de dépendance de l’Amérique latine par rapport
aux pays européens, tout en produisant quelque chose devant être toujours
considérée comme art par le système, c’est-à-dire que son intention n’était
pas de supprimer l’influence européenne mais de se l’approprier de façon
autonome, en la liant à d’autres influences, principalement celle des Noirs,
et des Amérindiens — des peuples originaires de l’Amérique.
Depuis lors, l’invitation est acceptée par de nombreux artistes bien
qu’elle ne propose pas beaucoup la reconfiguration de la structure philo-
sophique, théorique et historique qui accompagne et finit par fonder cette
production. Ce qui a fait que de grands artistes devenaient des exemples
caricaturaux des influences locales, comme cela s’est passé avec Frida
Kahlo et les muralistes mexicains. En prenant le « discours », tel que le
comprend Foucault, cela constitue un système structurant de l’imaginaire
social, lequel exerce pouvoir et contrôle. Ces discours ont des effets et des
causes pour des constructions dont les règles doivent être connues. Dans ce
contexte, le philosophe présente comment l’histoire transforme des docu-
ments en monuments. Le problème est le genre de document transformé en
monument par le Brésil.
Un artiste représentant des amérindiens, Marcos Tupã, jette un regard
sur la structure colonialiste qui configure une grande partie des monuments
brésiliens. En 2013, il avait recouvert de couleur rouge le Monument aux
Bandeirantes, à São Paulo.
R.C. de Oliveira – L’expérience du “s” ou comment vivre la différence* 153

Les « Bandeirantes » furent envoyés par la couronne portugaise pour


exploiter l’intérieur du Brésil à la recherche de ses richesses. Ils sont deve-
nus les principaux responsables de l’esclavage et de l’extermination des
peuples habitant ces terres. Dans un texte écrit pour la Revista Fórum,
Marcos Tupã affirme : « Ce monument, pour nous, représente la mort. Et
pour nous, l’art est autre chose. Il ne sert pas pour contempler des pierres,
mais pour toucher des corps et des esprits. Pour nous, l’art est le corps
transformé en vie et liberté, et on a réalisé cela dans cette intervention1. »
Avec ces taches rouges sur un monument situé dans une partie noble
et animée de la ville de São Paulo, devient visible ce qui est déjà connu
théoriquement mais demeure une chose positive par le discours normali-
sant et régulateur. La compréhension de ce que l’action des Bandeirantes
a été inhumaine est un lieu commun ; cependant, la populations brési-
lienne et latino-américaine, en général, ne la voit pas comme exécrable.
L’extermination des amérindiens est connue et, malheureusement, recon-
nue comme nécessaire pour le processus de civilisation et pour le progrès
de l’humanité selon les critères et catégories de la civilisation occidentale.
Cela est clair dans le fait que l’intervention sur la sculpture en honneur
des responsables du génocide amérindien a été effacée très rapidement, en
laissant très peu de traces de l’action. Cet effacement représente le refus de
la reconfiguration de la place du colonisé et de la structure de la pensée sur
la façon dont elle est produite et expérimentée. Il s’agit d’une sorte d’expé-
rimentation contemporaine de l’idée de servitude volontaire d’Étienne de
la Boétie. Comme le font remarquer les études décoloniales, là est la diffé-
rence entre colonisation et colonialisme, le second étant la représentation
du pouvoir invisible de la situation de soumission du colonisé aux struc-
tures normatives et régulatrices établies, tandis que le premier se rapporte
à l’action dominatrice et législative dans l’exercice de pouvoir sur l’autre.
Il faut donc comprendre l’invisible qui constitue le discours sur l’art,
puisqu’il structure autant son système que sa philosophie, sa théorie et son
histoire dans l’Occident. Le pouvoir du discours se montre dans la sou-
mission de toute autre manifestation artistique aux impératifs de la struc-
ture formelle de l’art européen, le musée étant son principal outil, car il
détermine à travers l’expérience et son caractère institutionnel les manières
d’agir et de penser par rapport à l’art. Il est important de comprendre que le
discours régulateur et normalisateur sous-jacent au système et à la structure

1 Marcos Tupã, « Monumento às Bandeiras homenageia aqueles que nos massaca-


ram », dans : https ://revistaforum.com.br/noticias/monumento-as-bandeiras-ho-
menageia-genocidas-que-dizimaram-nosso-povo-diz-lideranca-indigena/
154 Modernismes et anthropophagies

théorique qui l’accompagne maintient la nature oppressive et déroutante


de l’art européen et nord-américain, car cette nature établit l’art comme le
destin historico-théologique ou universel humain, ce qui empêche la plura-
lité d’exister vraiment. Cela peut être perçu dans l’emploi des concepts qui
structurent ce système au singulier.
Il est important de souligner que, en parlant de production artistique
brésilienne, je ne souhaite pas chercher l’identité ou l’essence définissant
ce qu’elle serait. Au contraire, mon intention n’a rien à voir avec le natio-
nalisme replet d’« ufanisme » [de l’espagnol ufano, patriotisme excessif]
caractéristique des recherches identitaires du XXe siècle. Elle se fonde sur
un postulat deleuzo-guattarien ou, comme dit Eduardo Viveiros de Castro,
un postulat conceptualisé par ces philosophes, mais qui constitue les liens
entre les peuples originaires du Brésil : la différence ; ou plutôt : la « dif-
féronce »2. Cela signifie penser les réseaux de relations qui forment la pro-
duction artistique brésilienne en ayant la différence pour fondement en ce
qui concerne les liens entre les acteurs qui la composent, et aussi en ce qui
concerne la relation entre nos réseaux et les autres existants. Tout cela a
provoqué le questionnement constant des philosophies, des théories et des
histoires utilisées dans la construction d’une pensée avec ce scénario. Par
conséquent, mon but est de critiquer les fondements ontologiques et épis-
témologiques dominants pour mettre en évidence d’autres manifestations,
même dans l’art occidental. En d’autres termes, je montrerai que l’art bré-
silien n’est pas déconnecté du système de l’art, mais il ne se limite pas à la
normalisation et à la régulation européenne et nord-américaine.

Les natures multiples de l’art

En vue de l’absence d’un pluralisme réel dans le système régulateur


des arts, la relation entre le public et les œuvres d’art est biaisée. Dans
le concept de multiculturalisme3, souvent utilisé comme outil du système,
il est clair que, bien que le concept donne une place à la diversité, il ne
retire pas l’Europe, et plus récemment les États-Unis, du lieu de réfé-
rence de la production artistique. Je cherche à trouver des brèches, des
lumières au bout du tunnel et, parfois, des éclaircissements sur le problème

2 Jeu de mots d’Eduardo Viveiros de Castro pour désigner la différence dans la


façon dont les Amérindiens la comprennent.
3 Sur ce sujet, voir : Rachel Costa « Após o fim da arte europeia : uma análise
decolonial do pensamento sobre a produção artística », DOIS PONTOS (UFPR)
DIGITAL, v. 15, p. 89-98, 2018.
R.C. de Oliveira – L’expérience du “s” ou comment vivre la différence* 155

de l’éloignement esthétique qui caractérise la relation entre le public et la


production artistique visuelle aussi bien en ce qui concerne le grand abîme
créé, faudrait-il dire, de façon délibérée, par le modernisme qui concerne
le fait, pour les arts visuels, de ne pas avoir une insertion dans la culture
brésilienne ou latino-américaine qui ne se passe que de haut en bas, c’est-à-
dire, comme un produit importé, en étant apporté pour et par les élites, sans
jamais rompre vraiment cet espace d’arrivée. L’éloignement esthétique a
donc un caractère double : il est le fruit de la production artistique mais
aussi du colonialisme ; il est la conséquence de l’hégémonie d’un discours
normalisateur et régulateur qui ne convient pas au tissu social qu’il norma-
lise et régule lui-même.
Dans ce scénario, j’utilise l’idée de la différence deleuzo-guattarienne
et son application, et la resignification développées par Viveiros de Castro
comme instrument pour penser le problème. Ce choix est dû au fait que
cette conjonction veut dépasser les clés de la lecture produite par une série
de théories contemporaines, en mettant en échec les bases de la métaphy-
sique qui constituent la philosophie et, par conséquent, dépasser le fonde-
ment kantien-hégélien de l’esthétique. Il prétend les dépasser, car la néga-
tion de l’organisation essentialiste et destinée à la recherche de la vérité
éternelle et immuable configurée par la relation entre le sujet et l’objet qui
caractérise non seulement l’esthétique, mais la métaphysique occidentale,
finit par tomber dans des erreurs très semblables à celles de la proposition
à laquelle elle a donné lieu. Bruno Latour, dans Nous n’avons jamais été
modernes4, met en évidence ce scénario en montrant comment le projet
métaphysique de la modernité, lequel accompagne la philosophie depuis
le XVIIe siècle, présente de graves contradictions internes indiquées par
les théories contemporaines susmentionnées, bien qu’aucune d’elles n’ait
réussi à dépasser la trame engendrée par cette structure de pensée.
Plusieurs théories contemporaines mettent en évidence les contradic-
tions, apportent les inconsistances, mais n’arrivent pas à proposer un
modèle qui n’ait pas cette métaphysique pour base. Dépasser cette limite
est l’objectif d’Eduardo Viveiros de Castro. En élucidant cette question,
j’utiliserai sa thèse du perspectivisme et du multinaturalisme amérindiens.
Je pense qu’elle peut servir comme une paire de lunettes différente, déco-
loniale, pour lire et interpréter le contexte de l’art contemporain, et qu’elle
laisse une place à de nouveaux chemins. En d’autres termes, les concepts de
perspectivisme et multinalturalisme indiquent des chemins qui permettent
de penser l’art au-delà des limites de l’art européen et nord-américain. Je

4 Bruno Latour, Nous n’avons jamais été modernes, Paris, La Découverte, 1991.
156 Modernismes et anthropophagies

n’ai pas l’intention d’affirmer que la position d’Eduardo Viveiros de Castro


soit une solution à ce problème, puisque je serai prise par le même piège
de l’universalité ou de la vérité des théories. Toutefois, elle permet d’en-
visager les lacunes du multiculturalisme et inaugure une autre possibilité
interprétative. Viveiros ne propose pas une théorie de l’art, mais il remet
en cause le modèle moderne de construction de la pensée occidentale qui
sert de référence pour toutes ses manifestations culturelles, bien qu’elles
soient différentes entre elles5. Ainsi, la thèse de Viveiros de Castro peut être
comprise comme une hypothèse d’analyse qui met en question les bases
des études culturelles nord-américaines, lesquelles ont été adoptées par la
majorité des sciences humaines et sociales dans les dernières décennies.
Le titre de son livre, Métaphysiques cannibales, contient la thèse cen-
trale, à savoir la tentative d’utiliser la structure de la pensée amérindienne
pour parler de nous-mêmes. En employant le terme « métaphysique » au
pluriel, Viveiros de Castro met en échec l’argument d’une essence méta-
physique universelle et laisse place à la coexistence de plusieurs images
de la métaphysique, plusieurs significations du monde structurant des
manières de penser distinctes. Cela est dû au fait que « […] la métaphy-
sique occidentale est vraiment la fons et origo de tous les colonialismes —
interne (intraspécifique), externe (interspécifique), et si cela était possible,
éternel (intemporel)6 ».
Les concepts conçus par Viveiros de Castro pour se référer à la pensée
amérindienne montrent la non transposabilité des partitions ontologiques
qui nourrissent l’épistémologie d’origine occidentale, une fois que les dis-
tinctions classiques utilisées pour comprendre la pensée des autres peuples
ne peuvent y être appliquées. Cependant, ces catégories sont notre maté-
riau, en tant que participants de la culture occidentale, pour rendre la pen-
sée amérindienne imaginable7. Ce qui a été fait par Viveiros de Castro est
une reconfiguration de ces concepts en les structurant à partir de la logique

5 Larry Shiner, dans le livre The Invention of Art, montre comment le concept d’art
utilisé d’une façon donnée a été créé entre les XVIIe et XVIIIe en Europe avec l’ob-
jectif de différencier l’art de l’artisanat et de l’artefact. Larry Shiner, The Invention
of Art : a cultural history. Chicago : The University of Chicago Press, 2001.
6 Le texte initial ayant été modifié par son auteur pour l’édition portugaise, les ci-
tations du présent article sont tirées de cette version : Metafísicas canibais, São
Paulo : Cosac Naify, 2015. Cf. Eduardo Viveiros de Castro, Métaphysiques canni-
bales (2002-2009), trad. Oira Bonilla, Paris, PUF, coll. « MétaphysiqueS », 2014.
7 Eduardo Viveiros de Castro : « […] supposer que tout discours “européen” sur les
peuples de tradition non-européenne ne sert qu’à illuminer nos “représentations
de l’autre” est faire d’un certain post-colonialisme théorique la manifestation la
plus perverse de l’ethnocentrisme », Metafísicas canibais, op. cit. p. 21.
R.C. de Oliveira – L’expérience du “s” ou comment vivre la différence* 157

amérindienne8, car son but n’est pas de montrer aux amérindiens ce qu’ils
pensent, mais produire une image de nous-mêmes que nous ne sommes pas
capables de reconnaître. En ce sens, sa proposition est un exercice perma-
nent de décolonisation de la pensée. « L’adjectif “permanent” signifie, par
conséquent, que la pensée a une tendance naturelle au colonialisme ; l’iner-
tie de la pensée la conduit à s’accommoder des solutions miraculeuses,
avec des schémas faciles, mécaniques, rigides, un certain colonialisme in-
trinsèque à toute pensée9 ». De cette façon, l’exercice de constante décolo-
nisation veut trouver des espaces qui permettent de percevoir le modèle de
pensée occidental comme un modèle parmi d’autres possibilité et, à partir
de cette constatation, envisager et créer des scénarios pour les partitions de
ce même modèle jamais imaginées auparavant.
Les concepts de perspectivisme et de multiculturalisme configurent, res-
pectivement, l’épistémologie et l’ontologie de ce que Viveiros de Castro
appelle la pensée amérindienne. Les régimes ontologiques amérindiens les
plus connus donnent une fonction inverse des concepts de corps et âme.
Tandis que, dans la pensée occidentale, l’âme est ce qui distingue l’être
humain et le corps ce qui nous rapproche les uns des autres, pour les amé-
rindiens, l’âme est la caractéristique commune partagée par plusieurs êtres
(humains et non humains), et le corps ce qui nous distingue d’un sujet
comme tel10. Cette hypothèse est claire dans un extrait de Lévi-Strauss cité,
de façon répétée, par Viveiros :

Dans les Grandes Antilles, quelques années après la découverte de l’Amé-


rique, pendant que les Espagnols envoyaient des commissions d’enquête pour
rechercher si les indigènes possédaient ou non une âme, ces derniers s’em-
ployaient à immerger des blancs prisonniers afin de vérifier par une surveil-
lance prolongée si leur cadavre était, ou non, sujet à la putréfaction11.

Savoir si les espagnols avaient ou non une âme était une question inu-
tile pour les amérindiens, car c’est une caractéristique commune entre les
êtres et les objets. Si un instrument musical a une âme, pourquoi pas les
espagnols ? Dans la plupart des mythes amérindiens, tous les êtres, en un
moment originaire, étaient humains, c’est-à-dire que l’âme est similaire

8 Les peuples amérindiens sont des habitants des terres basses sud-américaines, de
l’Alaska à la Terre du Feu.
9 Cleber Lambert & Larissa Barcellos. Entrevista com Eduardo Viveiros de Castro.
Primeiros Estudos, São Paulo, n. 2, 2012, p. 255.
10 Metafísicas canibais, op. cit., p. 21.
11 Lévi-Strauss, Race et histoire, cité par Viveiros de Castro, Metafísicas canibais,
op. cit. p. 14-15.
158 Modernismes et anthropophagies

chez tous les êtres habitant le monde actuel, faisant que le monde est habité
par une série d’espèces qui possèdent un même fondement originel12. Mais
savoir si leurs corps étaient semblables au nôtres, c’est-à-dire, s’ils sont
mortels ou pas, leur permet de les distinguer des autres êtres qui composent
le monde multiple des amérindiens. Selon Viveiros de Castro, même après
le complexe mouvement de spéciation, à savoir la constitution d’un élé-
ment corporel propre, demeure un substrat humain primordial partagé par
des différentes espèces. Cela signifie que l’humanité n’est pas le privilège
d’une espèce, mais est une caractéristique partagée par de nombreuses
espèces, supplantant la compréhension de ce qu’est être humain utilisée
par l’Occident. Par ailleurs, le corps est un attribut spécifique qui doit être
cultivé et modelé continuellement sous peine de perdre cette spéciation par
identification avec le substrat humain primordial d’une espèce différente13.
Tandis que le corps, dans l’Occident contemporain, est une unité biolo-
gique de base partagée par tous du seul fait d’être de la même espèce, pour
les amérindiens, le corps est une construction permanente qui exige des ac-
tions pour qu’il corresponde au corps de l’espèce en question. Dans le cas
d’une négligence dans la construction de la corporalité, il est possible que
la personne cesse de s’identifier avec son espèce de naissance et commence
à s’identifier avec une autre espèce14. Il existe plusieurs récits dans les-
quels un amérindien croise un groupe d’animaux, par exemple un groupe
de tapirs, et, au lieu de les voir comme des tapirs, l’amérindien les voit
comme humains. Lorsque cela arrive, la personne en question ne s’identifie
plus comme amérindien, elle s’identifie désormais avec les tapirs, et il faut
le travail du chaman pour inverser le processus15. Le chamanisme est la
capacité de certains individus à entrecroiser les différences corporelles, en
agissant comme une sorte de diplomate entre les amérindiens et les autres
espèces. Cela signifie qu’il exprime une capacité qui établit les relations

12 E. Viveiros de Castro, A inconstância da alma selvagem e outros ensaios de an-


tropologia, São Paulo, Cosac & Naify, 2002, p. 354-355.
13 Metafísicas canibais, op. cit., p. 40-41.
14 A inconstância da alma selvagem, op. cit., p. 351.
15 E. Viveiros de Castro : « Mais l’accent amérindien placé sur la construction
sociale du corps ne peut pas être compris comme culturalisation d’un substrat
naturel, mais il peut être compris comme production d’un corps distinctement
humain, à savoir, naturellement humain. Tel processus semble exprimer moins la
volonté de “désanimaliser” le corps par sa marque culturelle que de particulariser
un corps encore trop générique en le différenciant des corps d’autres collectifs
humains ainsi que d’autres espèces. Le corps, en étant le lieu de la perspective dif-
férenciante, doit être différencié au maximum pour l’exprimer complètement. », A
inconstância da alma selvagem, op cit., p. 388.
R.C. de Oliveira – L’expérience du “s” ou comment vivre la différence* 159

entre les espèces, non comme une relation entre sujet et objet, de la façon
exprimée par l’épistémologie moderne, mais en tant qu’une relation entre
sujets16. Ainsi, tout ce qui possède « âme-corps », « corps-âme », est un
sujet et a un point de vue, aussi le perspectivisme constitue l’épistémologie
des amérindiens.

Tandis que notre cosmologie constructionniste peut être résumée dans la


formule saussurienne : le point de vue crée l’objet – le sujet étant la condition
originaire fixe d’où émane le point de vue –, le perspectivisme amérindien pro-
cède selon le principe que le point de vue crée le sujet ; le sujet sera celui qui
se trouve activé ou “agencé” par le point de vue17.

Les concepts de nature et culture ont aussi la fonction inverse dans la


comparaison entre les occidentaux et les amérindiens, car tandis que le
multiculturalisme voit l’unité de la nature et la multiplicité des cultures,
le multinaturalisme comprend la multiplicité de natures et l’unité de la
culture18. Cela peut être perçu par la pluralité des corps susmentionnée, car
ce qui serait universel et immuable en Occident est pour les amérindiens
un projet, une spéciation qui doit être cultivée afin de la maintenir iden-
tique. Aussi, il n’y a pas une seule nature partagée par toutes les espèces,
mais plutôt une pluralité de natures qui ont en commun l’âme. Par contre,
la culture est une maxime partagée entre plusieurs natures19, elles « repré-
sentent » le monde de la même façon, mais le monde vu par chacun est
différent. Je mets « représentation » entre guillemets car, dans la perspec-
tive occidentale, elle se réfère à une apparence multiple d’un seul référen-
tiel, alors que pour les amérindiens la structure de la culture est unique et

16 A inconstância da alma selvagem, op cit., p. 357-361.


« Les artefacts possèdent cette ontologie singulièrement ambiguë : ils sont choses
ou objets, mais pointent nécessairement ver une personne ou un sujet, car ils sont
comme des actions figées, des incarnations matérielles d’une intentionnalité non-
matérielle. Et, ainsi, ce que l’on appelle “nature” peut très bien être la “culture”
des autres », Metafísicas canibais, op. cit., p. 53.
17 A inconstância da alma selvagem, op. cit., p. 373.
18 Metafísicas canibais, op. cit. : « La “culture” ou le sujet serait ici la forme de
l’universel, la “nature” ou l’objet, la forme du particulier », p. 43.
19 « Il est clair que le débat détruit la notion de nature comme un concept universel
couvrant le globe entier, pour le compte duquel les anthropologues ont le triste
et limité devoir d’ajouter quoi que ce soit restant de la diversité sous l’ancienne
et essoufflée notion de ‘culture’”. Bruno Latour. “Perspectivismo : “tipo”
ou “bomba” ?. Primeiros Estudos, São Paulo, n. 1, p. 177. Cf. Bruno Latour,
« Perspectivism, type or bomb ? », Anthropology today, 25, (2), avril 2009,
pp. 21-22.
160 Modernismes et anthropophagies

le référentiel multiple. Cependant, comme le référentiel est multiple, ne


reste en vigueur que la structure de la culture, non son contenu. L’exemple
suivant montre cela : pour chaque espèce, il y a une proie ; néanmoins, ce
que l’améridien considère comme proie est différent de ce qu’un jaguar
voit comme proie. Les places sont les mêmes, mais les relations sont dif-
férentes. Viveiros de Castro l’illustre avec ce que serait de la bière pour
les amérindiens et pour les jaguars : chaque espèce a une boisson préférée,
mais cette boisson change selon chaque espèce, la bière, pour les premiers,
est du cauim, pour les derniers, du sang20.

Cette inversion, peut-être excessivement symétrique afin d’être plus spécu-


lative, doit se dédoubler en une interprétation phénoménologiquement riche des
notions cosmologiques amérindiennes, capable de déterminer les conditions de
constitution des contextes qui pourraient s’appeler « nature » et « culture ».
Recombiner, donc, pour ensuite désubstantialiser, car les catégories de Nature
et Culture, dans la pensée amérindienne, non seulement ne se subsument pas
aux même contenus, mais n’ont pas non plus le même statut que leurs analo-
gues occidentaux ; elles ne signalent pas des régions de l’être, mais plutôt des
configurations relationnelles, des perspectives mobiles, en somme : des points
de vue21.

S’il y a plusieurs natures, par conséquent, le monde est composé par une
multiplicité de points de vue. Chaque point de vue est un centre d’inten-
tionnalité, c’est-à-dire, saisit les autres conformément à son propre mode de
percevoir le monde. Au contraire du relativisme instantanément évoqué, le
perspectivisme ne s’oppose pas à l’universalisme. Ce qui distingue le pers-
pectivisme du multiculturalisme est l’absence d’une chose en soi comme
référence, même inaccessible. Dans la multinature, il y a des multiplicités
relationnelles, pas d’entités diversement perçues. C’est comme une traduc-
tion : on utilise le référentiel d’une langue ou de l’autre, mais il n’y a pas de
substance à laquelle les langues font référence. Le problème du perspecti-
visme n’est pas de trouver le référentiel commun aux choses qui semblent
(visuellement) différentes, comme dans le cas du multiculturalisme, mais
d’éviter l’équivoque en imaginant que ce que le jaguar comprend comme
bière ne soit pas la même chose que ce que je comprends comme bière.
C’est une épistémologie unique pour des ontologies variables.

La nature ne serait plus une espèce de dénominateur commun maximum


des cultures (un maximum qui est un minimum, une humanitas minima), une

20 Metafísicas canibais, op. cit., p. 44-55.


21 Ibidem, p. 349.
R.C. de Oliveira – L’expérience du “s” ou comment vivre la différence* 161

sorte de fond de ressemblance obtenu par la suppression des différences afin


de constituer un sujet constant, un émetteur-référant stable des sens culturels
variables (comme si les différences n’étaient pas également naturelles !). Elle
deviendrait quelque chose semblable au plus petit commun multiple des dif-
férences – plus fort que les cultures, non plus faible qu’elles –, ou quelque
chose comme l’intégration partielle des différentes configurations relation-
nelles qu’on appelle “cultures”. Le minimum est, dans ce cas, la multiplicité
commune à l’humain — humanitas multiplex. La dite nature ne serait plus une
substance auto-semblable située en quelque lieu naturel privilégié (le cerveau,
par exemple), et assumerait elle-même le statut d’une relation différentielle,
disposée entre les termes qu’elle “naturalise […]. Si la culture est un système
de différences, comme disaient les structuralistes, donc la nature l’est-elle
aussi : des différences de différences22.

Donc, les concepts de perspectivisme et multinaturalisme permettent


d’envisager une façon différente d’aborder la pluralité. Il est clair que le
concept de multiculturalisme maintient la structure métaphysique moderne
en ne pluralisant que l’apparence, sans laisser une place pour penser la
constitution d’autres mondes d’art, d’autres modes de faire et de penser
l’art. L’aperçu de cette possibilité apparaît dans la théorie explorée par
Viveiros de Castro, car si ce qui est considéré comme unitaire se multi-
plie à travers des relations, il n’est pas possible de penser qu’à une seule
et universelle structure comme l’essence de l’art. Dans la logique de la
pensée amérindienne, l’art ne peut pas être pensé comme une représen-
tation transformée en corps, c’est-à-dire, comme un sens incorporé, car
tant « l’âme » que le « corps » ne sont susceptibles de changements. L’art
peut être pensé en tant qu’une « monstration », car les « deux côtés » se
comportent comme des axes relationnels autonomes rapprochés par l’épis-
témologie perspective.
Il serait correct d’affirmer qu’il existe une production artistique dans toutes
les cultures, car l’idée de culture est unitaire. Cependant, ce que l’œuvre d’art
de chaque culture dévoile est une nature différente, un monde différent. Et
elle ne doit pas occuper la même place ou avoir des caractéristiques simi-
laires, ou jouer le même rôle dans des natures distinctes. Il n’y a pas d’uni-
versalité de référence, il n’y a que le perspectivisme, lequel comprend une
relationnalité possible – avec des équivoques – à une autre nature.
À cet égard, la proposition de Viveiros de Castro permet de voir les
problèmes de la normalisation et de la régulation acceptés comme lieu
commun dans le système des arts. Elle laisse place pour des brèches dans
le modèle du monde de l’art qui nous entoure. Si on comprend l’art par le

22 Viveiros de Castro, « O nativo relativo », MANA 8(1) :113-148, 2002, p. 120-121.


162 Modernismes et anthropophagies

biais de la multinature, le pluralisme prend des formes rhizomatiques, ce


qui exige, comme dans le cas du terme « métaphysique » dans le titre du
livre de Viveiros, de mettre au pluriel les termes : artS, théorieS deS artS,
histoireS deS artS, crtiqueS deS artS, philosophieS deS artS.

Les équivoques du pluralisme

Il existe un scénario insuffisant se référant aux possibilités mises en évi-


dence par une grande partie des théories pour penser actuellement l’art et
la critique de l’art. Après le modernisme, une véritable vague de tentatives
capables d’envisager ce nouveau scénario artistique a été produite. La plu-
part de ces théories sont des dérivations, amplifications ou relativisations
des modèles kantien et hégélien, lesquels sont les fondements de ce que
nous comprenons par esthétique en philosophie. Néanmoins, la production
artistique a changé structurellement en provoquant une constante sensation
d’insatisfaction à l’égard des résultats obtenus par ces théories, en raison de
l’inadéquation du modèle au projet. Adorno, dans « Introduction première
à la Théorie esthétique », annonce la nécessité de placer l’art proprement
dit comme lieu de départ pour l’esthétique. Selon lui, Hegel et Kant ont été
les derniers capables d’écrire sur l’esthétique sans comprendre l’art, car
l’art actuel ne peut pas être soumis à des philosophies totalisantes, c’est-
à-dire qu’il est nécessaire de construire un mode de penser l’art en partant
de la propre production artistique, laquelle exige la constitution d’une base
différente de celle établie par l’art traditionnel.
En assumant l’existence des mondeS deS artS, il est urgent de penser
quel genre de relation peut être établi entre les divers mondes, entre les
divers arts et entre le public et toute cette pluralité. C’est en ce sens que
s’impose une discussion décoloniale sur la critique d’art, car il faut penser
les façons de promouvoir la relation dans une ambiance plurielle, sinon la
pluralité n’est pas effectuée. Des nombreux mondes ont toujours existé ;
la différence actuelle est la possibilité et, plusieurs fois, la nécessité de
les mettre en rapport les uns avec les autres. Cela implique de créer des
chemins pour fonder un discours sur leS artS permettant l’existence de ces
pluralités qui en sont issues. Ainsi, penser la critique d’art est urgent une
fois qu’elle crée l’intersubjectivité, construit des liens entre les mondes et
permet l’exercice de la pluralité. Cependant, la façon dont elle est tradition-
nellement travaillée empêche cet exercice.
Dans le livre Métaphysiques cannibales, Viveiros de Castro, en ajoutant
la « s » au terme « métaphysique », fait, avec la métaphysique, ce que je
R.C. de Oliveira – L’expérience du “s” ou comment vivre la différence* 163

propose pour l’art. Pour ce faire, il réalise, avec la pensée amérindienne,


ce que Deleuze et Guattari appellent philosophie. Viveiros part du concept
philosophique de mythe en le subvertissant pour transformer la philosophie
entre plusieurs mythes existants. Ainsi, la philosophie est comparable au
mythe ou, plus spécifiquement, la philosophie devient une sorte de trans-
formation moderne du mythe. C’est comme une sorte de mutation interne
du mythe d’une région particulière du monde qui est devenue la référence
du monde actuel, c’est-à-dire, l’Europe. De cette façon, il compare structu-
rellement la philosophie occidentale et la pensée amérindienne, ou mieux,
il fait ce que Lévi-Strauss propose en partant de la différence pour établir
une structure. Ce qui distingue sa proposition est l’alliance réalisée entre
le structuralisme de Lévi-Strauss et le post-structuralisme de Deleuze et
Guattari, en dépit de ce que les derniers mettent en lumière dans la pre-
mière partie de L’Anti-Œdipe. Ils se rejoignent à partir de la compréhen-
sion de la différence comme base de la comparaison entre les propositions,
en renonçant à l’idéalisme kantien auquel arrive le structuralisme et qui
configure l’une des principales sources de critiques de Deleuze et Guattari.
C’est une sorte de manifeste contre l’état de la pensée en même temps
qu’une proposition vers sa plurivocité. L’emploi du mot « plurivocité » n’est
pas fortuit, puisqu’il s’agit d’une allusion aux différentes voix qui composent
le monde. De cette façon, lorsque j’utilise Viveiros de Castro comme réfé-
rence, mon but n’est pas anthropologique, mais plutôt de penser comment
le monde amérindien rend discutables les circonstances et les questions qui
nous gênent à propos de ce que nous appelons art, mais pour lesquelles nous
n’avons pas les instruments adéquats. « Car du point de vue d’une contre-
anthropologie multinaturaliste, il s’agit de lire les philosophes à la lumière de
la pensée sauvage, et non le contraire : il s’agit d’actualiser les innombrables
devenirs-autrui qui existent comme virtualités de notre penser23 ».
Je pense donc le scénario deS artS et de ses critiqueS à partir de la lo-
gique et de la structure de la pensée amérindienne, c’est-à-dire, je fais ce
que Viveiros de Castro propose, mais avec l’accent particulier pour cette
activité quelque peu controversée, née de la nécessité et de l’universalité
subjective du jugement établi par Kant, et qui a une histoire marquée par
le mot « crise ». La constante et éternelle « crise » deS artS et de leurs
critiqueS a été attestée et dévoilée depuis le déclin de l’idéalisme dans sa
relation avec la production artistique, encore à la fin du XIXe siècle. Le
célèbre poème de Baudelaire « Perte d’auréole » en est un symptôme. Il y
a plus d’un siècle que les verdicts sur la critique d’art projettent la lumière

23 Metafísicas canibais, op. cit., p. 96.


164 Modernismes et anthropophagies

sur une activité vide, qui n’a pas, dans sa praxis empirique, dans l’activité
critique proprement dite, des exemples qui permettent de la voir au-delà
d’un espace de tentatives et erreurs, en tombant, plusieurs fois, sur des
descriptions et de la biographie. La critique de la critique exprime cet état
pérenne de « crise ». Déjà en 1936, Lionello Venturi, dans son Histoire de
la Critique d’art, attribue cette situation à la déconnexion entre esthétique,
histoire et critique, c’est-à-dire, entre les différentes facettes qui composent
la relation entre le public et l’œuvre d’art. Cette déconnexion indique la
concrétisation des disciplines jusqu’à l’absence de rapport entre ce qui lui
donne origine et fondement théorique, entre théorie et praxis.
Ainsi, la « crise » qui accompagne la critique peut être perçue comme
une sorte d’effet collatéral de la structure de la pensée d’où elle vient. Le
caractère subjectif et fermé sur le sujet de la philosophie kantienne est le
premier symptôme de ce scénario. En même temps que Kant établit la nais-
sance de la critique en raison du dépassement d’une notion technique de
l’art et, par conséquent, d’une esthétique prescriptive, il le fait en négli-
geant l’objet, en d’autres termes, en transformant le jugement en un forma-
lisme concernant le sujet, lequel n’est motivé que par un élément extérieur.
Cela fait que de la critique naît la possibilité de la discussion mais sans une
orientation pour guider sa réalisation.
Dans ce contexte, la praxis deS critiqueS se heurte à deux difficultés
principales : la tentative de recherche de la vérité de l’expérience par le
débat, malgré la compréhension de l’impossibilité d’accéder au noume-
non ; et la tentative de couvrir le phénomène, sans tomber dans le relati-
visme. Les deux difficultés sont dépassées par Kant dans sa théorie, mais
il le fait formellement. La critique naît avec une tâche pour laquelle elle
ne dispose pas des instruments nécessaires. En raison de la structure de la
métaphysique qui fonde la critique, la « crise » finit par devenir l’autre côté
de la pensée dont Latour affirme qu’elle peut accéder aux mêmes erreurs
opposées, c’est-à-dire que la « crise » est fruit d’une attention, postérieure,
sur l’objet, laquelle conduit à la compréhension des limitations et des dif-
ficultés apportées par celui-ci. De cette façon, la critique d’art présuppose
une tâche qui contredit la structure de la pensée qui la fonde, c’est-à-dire
que pour sortir de la crise, il faut dépasser la dualité sujet/objet. C’est en ce
sens que la pensée amérindienne permet d’envisager une sortie pour cette
dualité qui maintient la critique dans un perpétuel état de crise.
Bertrand Prévost défend, comme Larry Shiner, que l’art est l’espace pri-
vilégié de survie le plus internalisé de la métaphysique qui fonde notre
culture. Depuis la Renaissance, c’est-à-dire depuis le moment où l’œuvre
commence à être comprise comme un rempart de la visibilité, en opposition
R.C. de Oliveira – L’expérience du “s” ou comment vivre la différence* 165

au caractère rituel de la production médiévale, la relation entre sujet et


objet organise la pensée sur elle. Cette séparation établit le caractère maté-
riel, substantialisé, de l’objet expérimenté. Toute l’esthétique kantienne est
fondée sur le modèle de la représentation, dans le cas de l’omniscience
d’un sujet agent qui se lie avec un objet patient.
Toutefois, la production et, conséquemment, l’expérience artistique
contemporaine a peu de rapport avec la configuration cristallisée à partir
de la Renaissance. Elle rend impossible la substantialisation de l’art en
mettant en échec la nature d’objet de l’œuvre d’art. Cette impossibilité
met en lumière la situation de la susmentionnée critique d’art, puisqu’elle
questionne la structure qui la fonde. La pensée occidentale contemporaine
propose des solutions biaisées pour ce problème, car elles maintiennent
le régime représentatif fondé sur la visibilité et sur le sujet en tant qu’élé-
ment moteur de l’action. En ce sens, les tentatives comme celle de Jacques
Rancière dans Le Partage du sensible24 ou de Nicolas Bourriaud dans
Esthétique relationnelle25 relativisent la dualité sujet et objet avec des com-
préhensions de l’idée de l’expérience qui prennent en compte le caractère
sensible de l’objet, mais n’arrivent pas à proposer une relation qui s’éloigne
du caractère idéaliste devant être dévoilé par celui qui expérimente. En
rejoignant ce scénario, on trouve la théorie de l’interprétation comme base
de la critique et de l’expérience esthétique, car elle garde le caractère repré-
sentatif de la métaphysique traditionnelle. Ne change que la façon dont
l’expérience est traitée. Ainsi, la fin de la représentation dans l’art pose des
soucis quant à la participation, c’est-à-dire, la façon dont l’expérience, au
sens strict, et la critique, au sens large, se déroulent. Cependant, la dualité
sujet/objet présuppose une relation entre substances hétérogènes, ce qui
empêche l’établissement d’un lien proprement dit. Bien qu’il y ait de la
participation, le présupposé de la relation est faux.
Prévost a trouvé, dans la théorie de Viveiros de Castro, la place concep-
tuelle nécessaire pour dépasser la dualité de l’expérience. Il prétend dés-
objectiver, désubstantialiser l’image sans perdre sa singularité plastique.
Comment pouvons-nous parler d’art sans perdre la substance ? La réponse à
cette question dans le contexte de la pensée amérindienne est : la comprendre
en tant que rapport. Cependant, la façon dont Prévost analyse ce point n’est
pas réussie. Le perspectivisme qui se trouve à la base de sa proposition
n’existe que théoriquement. D’autre part, le but des penseurs contempo-
rains, comme Pedro Niemeyer Cesarino et Alexandre Nodari, est de mettre

24 Jacques Rancière, Le Partage du sensible, Paris, la fabrique éditions, 2000.


25 Nicolas Bourriaud, Esthétique relationnelle, Dijon, Les Presses du réel, 1998.
166 Modernismes et anthropophagies

en œuvre le perspectivisme en cherchant à désarticuler, et non proprement à


déconstruire, puisqu’il encadre la proposition à l’encontre de la construction
moderne, la logique du régime esthétique contemporain. C’est en utilisant
le concept de personne des amérindiens que ce régime peut être désarticulé.

[…] connaître est “personnifier”, prendre le point de vue de ce qui doit être
connu. Ou plutôt, de celui ; car la question est connaître le “qui des choses”
(Guimarães Rosa), savoir indispensable pour répondre intelligemment à la
question du “pourquoi”. La forme de l’autre est la personne26.

Le concept de personne est en rapport direct à celui de corps. Pour les


amérindiens, comme dit précédemment, les corps ne sont pas l’unité bio-
logique de base, car il n’existe pas un être du corps [ser do corpo], mais un
se trouver du corps [estar do corpo], car le processus de production de la
corporalité est constant. Ce qui distingue le multinalturalisme est l’absence
d’une chose en soi en tant que référence, même inaccessible. Dans la mul-
tinature, il y a des multiplicités relationnelles, non des entités perçues de
façons différentes27. Cela signifie qu’il n’y a pas d’opposition entre l’appa-
rence et l’essence, car le corps n’est pas l’extériorité qui se réfère à une
essence, mais il est la transformation de sa propre extériorité en corps.
Dans une ontologie de la multinature, la perspective constitue l’épis-
témologie, car il n’y a pas d’unité de base, aussi les rapports sont les
prémices de la construction de ce monde. Ainsi, le monde est composé
par une multiplicité de points de vue. Chaque point de vue est un centre
d’intentionnalité qui saisit les autres selon sa propre façon de percevoir le
monde28. C’est en ce sens que, comme cela a été dit, le perspectivisme n’a
pas de représentation. « Un masque n’est pas d’abord ce qu’il représente,
mais ce qu’il transforme, c’est-à-dire choisit de ne pas représenter29. » Une
représentation demande une relation avec l’esprit, qui serait différente dans
des corps semblables. D’autre part, un point de vue est un lieu occupé par
l’esprit qui présente sa différence dans la singularité des corps, dans la
différence qui fonde son existence. Ce scénario qualifie une façon d’être

26 Metafísicas canibais, op. cit., p. 50.


27 « En paraphrasant le passage connu de Deleuze sur le relativisme (1988 :30), on
dira donc que le multinaturalisme amazonien n’affirme pas une variété de natures,
mais la naturalité de la variation, la variation comme nature », ibid., p. 69.
28 « Les perspectives de chaque espèce doivent être maintenues minutieusement
séparées, car elles sont incompatibles. », ibid., p. 63.
29 Lévi-Strauss, 1979 : 144, cité par Viveiros de Castro, Metafísicas canibais, op.
cit., p. 244-245.
R.C. de Oliveira – L’expérience du “s” ou comment vivre la différence* 167

où l’échange, non l’identité, caractérise une valeur fondamentale. C’est la


perspective d’un monde, non sur le monde.
Ainsi, il rend impossible l’adéquation de la métaphysique de la création
et de l’individu caractéristiques de l’art occidental. Le but du perspecti-
visme n’est pas de trouver le référentiel commun aux choses qui semblent
(visuellement) différentes, ce qui est le cas du relativisme, mais de minimi-
ser l’équivoque en imaginant que ce que le jaguar comprend comme bière
n’est pas la même chose que ce que je comprends comme bière30. Les amé-
rindiens ont une compréhension fractale du sujet, composée par la position
relationnelle établie á partir d’où il se trouve31.
Le régime esthétique passible d’être supposé à partir de la pensée amé-
rindienne va à l’encontre du régime esthétique occidental et de ses nom-
breuses critiques, lesquelles n’arrivent pas à dépasser les limites, même si
amplifiées, de la logique moderne. Dans ce nouveau régime, la forme est
relationnelle et non-matérielle, donc la relation devient le sujet. Une image
est le lieu, le croisement des points de vue. L’image même est un point de
vue. De cette façon, l’image amérindienne possède une relation indicative,
elle est représentante, non une représentation. Quand Viveiros de Castro
initie les Métaphysiques cannibales en se référant au titre de son livre ima-
ginaire, L’Anti-Narcisse. De l’anthropologie comme science mineure32,
il propose une lecture non-représentative de l’autre, qui n’est pas fondée
sur le présupposé de la visibilité et de la ressemblance. Son intention était
d’écrire un livre pour la métaphysique occidentale et pour l’anthropologie
correspondant à ce que le livre de Deleuze et Guattari L’Anti-Œdipe a pré-
tendu être pour la psychanalyse. Dans cette perspective, l’image vue à partir
de la pensée amérindienne configure une sorte d’anti-narcisse de l’origine

30 « En nous voyant comme non-humains, c’est eux-mêmes – et à leurs respectifs


congénères – que les animaux et les esprits voient comme des humains : ils se
voient comme (ou deviennent) des entités anthropomorphes quand ils sont dans
leurs propre maisons ou villages, et ils expérimentent leurs propres habitudes et
caractéristiques sous l’apparence culturelle – ils voient leur aliment humain (les
jaguars voient le sang comme bière de maïs, les vautours voient les vers de la
viande pourrie comme poisson grillé, etc. », ibid., p. 44-45.
31 « […] le multinaturalisme perspectiviste est une transformation en double torsion
du multiculturalisme occidental. Il signale le croisement d’un seuil ou limite, un
seuil sémiotico-historique qui est seuil de traduisibilité et d’équivocité ; un seuil,
justement, de transformation perspective », ibid., p. 69. Selon Pedro de Niemeyer
Cesarino, la formulation analytique de ce problème est l’un de plus grandes
contributions de Viveiros de Castro.
32 Un genre de projet futur jamais réalisé et, qui sait, peut-être irréalisable.
168 Modernismes et anthropophagies

de la peinture33, en reprenant le discours de Leon Battista Alberti. Dans le


deuxième livre De la peinture, Alberti affirme qu’elle est issue du mythe de
Narcisse. Au fur et à mesure que Narcisse tombe amoureux de son image
réfléchie dans un lac, cette affirmation évoque la dimension projective de
l’imitation. Prévost montre que cette dimension projective fonde la relation
sujet-objet de la production artistique jusqu’au modernisme, en étant le
perspectivisme amérindien le contraire, car il ne constitue pas de projection
du sujet pour l’extérieur, il n’y a pas un présupposé anthropocentrique. En
parlant de Deleuze, l’image est une multiplicité intensive, c’est-à-dire, un
point dans le système de relations qui est mis à jour constamment, selon
la façon dont elle se lie. Cette façon de comprendre la production visuelle
permet de penser la critique d’art d’une autre perspective — en profitant
de l’ambiguïté que le terme a reçu jusqu’à présent. Il permet de penser,
comme j’ai dit auparavant, les critiqueS deS artS.
Dans ce contexte, l’équivocité s’établit comme présupposé de la struc-
ture amérindienne de pensée, ce qui la place dans une position contraire à
celle de la métaphysique occidentale, laquelle a l’analogie comme présup-
posé. Si le but n’est pas de découvrir la référence qui établit la différence,
il n’est donc pas possible de penser à partir de l’identité et de la ressem-
blance. Cela exige de choisir un genre de référence pour l’établissement
des relations et cette référence est le principe de l’équivocité. Ce principe
est nécessaire, car les amérindiens vivent dans un monde peuplé d’êtres où
l’idée d’humanité se distingue de celle d’être humain34.
Dans un monde où les natures sont diverses, l’équivocité est une ga-
rantie ; la multiplicité intensive se pose comme référence. Le monde est
constitué par une trame rhizomatique où il n’existe pas de référentiel, c’est-
à-dire, l’équivocité guide les relations où des réalités entièrement diffé-
rentes et indépendantes cohabitent et se lient. Néanmoins, il ne s’agit pas
de la configuration de l’équivoque comme fonctionnement des relations,
car si c’était ainsi, elle ne ferait que changer de position. On saute de la
présupposition de la vérité à la présupposition de l’erreur. Le principe de
l’équivocité a son fondement dans l’impossibilité d’assumer entièrement le

33 Je comprends la peinture comme construction imagétique.


34 « L’ethnographie de l’Amérique indigène contient un trésor de références à une
théorie cosmopolitique qui imagine un univers peuplé par différentes sortes
d’agentivités ou d’agents subjectifs, humains et non-humains – les dieux, les ani-
maux, les morts, les plantes, les phénomènes météorologiques, plusieurs fois aussi
les objets et les artefacts –, tous munis d’un même ensemble de base de disposi-
tions perceptives, appétitives et cognitives, ou, en bref, d’un “âme semblable”. »
Viveiros de Castro, Metafísicas canibais, op. cit., p. 43.
R.C. de Oliveira – L’expérience du “s” ou comment vivre la différence* 169

point de vue de l’autre ou de le concevoir par analogie. En vue de la diffé-


rence de la nature de l’autre, la seule garantie existante est l’erreur comme
façon de comprendre cette nature. Cependant, comme le dit Alexandre
Nodari, l’équivocité n’est pas ce qui empêche la relation, elle est ce qui
la fonde et la propulse en ayant ainsi une base sur laquelle la relation sans
référentiel s’établit. Dans cette perspective, il est possible de comprendre
la multiplicité du monde amérindien comme un processus de traduction
continue. Et traduire est travailler sur l’équivoque.
Le travail deS critiqueS deS arteS s’inscrit parfaitement dans ce scéna-
rio. Si on comprend l’univers des oeuvres deS artS et les être humains qui
s’y lient comme étant des multiplicités intensives fondées sur la multi-
naturalité et sur le perspectivisme, l’équivocité s’établit comme un mode
de rapprochement passible de retirer leS critiqueS deS ARTs du perpétuel
état de crise. Pour parler comme Deleuze et Guattari, ce que les critiqueS
doivent traduire est un soi possible en un soi virtuel, c’est-à-dire, elles ne
doivent pas travailler à partir de critères de réalité et de vérité, ou d’autres
critères métaphysiques qui entourent le concept de possibilité, mais plu-
tôt créer des virtualités qui, même sans être effectivement, ont les effets
de l’être. À partir de cette construction philosophique-argumentative, la
langue portugaise se montre propice, car le verbe « être » exprime cette
contingence. Ainsi, faire des critiqueS deS artS est créer des fictions,
construire une sorte de « comme si c’était » la réalité sans le caractère
péjoratif qui, en général, accompagne ce genre de stratégie. Pour cela, il
faut comprendre l’œuvre d’art comme un genre d’ego fictionnel, mais un
ego qui n’habite pas dans le monde limité de l’humanité occidental. Un
ego fictionnel appartenant à un monde peuplé d’êtres qui ont des fictions
de natures différentes, chaque œuvre d’art étant l’un de ces êtres. C’est
établir une sorte de multinature à partir des créations des êtres humains.
Ainsi que l’a démontré Alexandre Nodari, le soi actuel n’est qu’une po-
sition relationnelle dans un réseau d’autres soi possibles. De la même
façon, l’expérience avec l’œuvre d’art est une position relationnelle dans
un réseau d’approches possibles. L’analyse par comparaison de la méta-
physique occidentale réalisée par Viveiros de Castro et son application
pour penser la production artistique ici présentée permettent de visualiser
sa dynamique et comprendre dans quelle mesure la crise deS critiqueS en
est un symptôme.

[Le] processus de mise en parallèle exige un effort conceptuel délibéré, car


les points de vue en question sont orientés, le plus souvent, d’une manière per-
pendiculaire (at cross purposes, dirait-on en forme de calembour, en anglais),
170 Modernismes et anthropophagies

et que le point où ils se croisent n’est pas un lieu géométrique de la nature


humaine, mais plutôt une croisée d’équivocité35.

Est-ce une reconceptualisation de la comparaison que de comprendre ce


terme dans le sens d’une traduction de l’observation dans l’univers concep-
tuel dont nous disposons ? Le perspectivisme est la présupposition d’une
altérité référentielle entre des concepts homonymes, c’est-à-dire qu’il est la
présupposition de l’équivoque comme garantie.
L’équivoque n’est pas quelque chose qui doit être défait, mais il doit
être intensifié. À première vue, en ayant comme base la logique de la méta-
physique occidentale, l’image mentale produite par cette idée est celle de
l’impossibilité de la communication. L’équivoque représente, de ce point
de vue, la réussite de la crise de la critique, la réussite de la subjectivation
complète des êtres humains, de son incapacité à engendrer l’intersubjec-
tivité. Cela est dû à la dynamique de l’identité, à la tentative constante
de la métaphysique occidentale de transformer l’autre en moi-même. Par
ailleurs, du point de vue des amérindiens, la présupposition de l’équivoque
rend différent le fondement de la diversité des parties. Sa présupposition
fait que les parties ne se lient pas en cherchant les proximités, mais en cher-
chant des façons de contourner la garantie de l’équivoque. Dans cette pers-
pective, le bon sens n’existe pas, car l’incommensurabilité entre les parties
justifie la comparaison. Ainsi, l’équivoque présente un débordement d’in-
terprétations et non leur faille. Il est le maintient des perspectives et non
leur annulation en faveur d’une d’elles. L’erreur ou la tromperie n’existent
que dans le même jeu de langage, car l’opposé de l’équivoque n’est pas
la vérité, mais l’univoque. Le problème se trouve dans la recherche d’un
univoque derrière l’équivoque. Cela signifie que l’équivoque fonctionne
comme un dispositif d’objectivation, comme la forme de la positivité rela-
tionnelle de la différence.
En établissant le principe de l’équivocité comme base pour leS critiqueS
et pour les artS, je ne suppose pas qu’une expérience soit imaginée, mais
qu’une imagination soit expérimentée. Quand on comprend chaque nature
comme étant différentes entre elles, la dimension fictionnelle implique la
relation et la dimension mythologique implique le récit. Au lieu de suppo-
ser l’erreur à cause du manque de ressemblance des deux parties en ques-
tion, c’est-à-dire, du récepteur et de l’œuvre d’art, un horizon fictionnel est
créé à partir du point de vue de celui qui expérimente, lequel sera différent
pour chaque partie. Ainsi, la relation n’est pas une voie à double sens où

35 Metafísicas canibais, op. cit., p. 72.


R.C. de Oliveira – L’expérience du “s” ou comment vivre la différence* 171

le même chemin peut être réalisé quel que soit le point de départ. Bien au
contraire, les chemins sont aussi incongrus que les natures dont ils éma-
nent. Par conséquent, l’équivoque est la certitude et la fiction l’outil de rap-
prochement la plus propice pour la tâche en question. C’est la critique d’art
en tant que création de mondes possibles, en tant que processus d’expéri-
mentation de l’imagination originaire d’une relation établie préalablement
entre des natures différentes, dans laquelle des idées, comme explication,
définition, vérité et certitude, se montrent inutiles. Il y a une tentative de
saisir le point de vue de la nature de l’expérimentateur le mode comme
la relation se produit, ce qui transforme la virtualité de la relation en une
actualité possible, c’est-à-dire, en critiqueS.
De cette façon, la notion d’équivoque doit être travaillée comme pré-
supposé comportemental établissant la fiction comme base de la relation.
En ce sens, la tâche de la critique est de traduire un soi possible en un soi
virtuel, c’est-à-dire, créer de la fiction, des mythes, en ayant le principe
de l’équivocité comme principe créateur d’une sorte de troisième marge
virtuelle qui donne place pour changer la perspective.
Je propose une lecture des arts à la lumière des mondes où ils ont été, sont
et seront cultivés, et non le contraire. Avec le perspectivisme amérindien et
l’argumentation établie jusqu’à présent, je crois qu’il est possible de trans-
former le monde d’art en systèmeS deS artS. Pour cela, les fondements de
la relation entre sujets et œuvres d’art, et entre les sujets qui composent les
mondes des artS, ne peuvent pas être assumés seulement par la perspective
dominante. Donc, l’utilisation du perspectivisme en tant que fondement
métaphysique des arts rend possible l’établissement d’autres relations non
déterminées par le système des arts euro-nord-américain. L’avantage de
cette substitution est dans le fait que, selon les lunettes choisies, le monde
amérindien est peuplé et composé par des êtres variés, extrêmement divers
dans leur nature, c’est-à-dire, le modèle laisse place à la multiplicité des
peuples et, conséquemment, à la multiplicité des arts, non seulement au
sein du système des arts, mais plus largement. Le Brésil et l’Amérique la-
tine ne s’insèrent pas seulement géographiquement dans ce contexte, bien
au contraire ; en tant que peuple, culture et production artistique, ils exigent
la reconfiguration des lunettes par lesquelles les arts sont compris. Cela
apparaît d’une façon unique dans le témoignage suivant :

Ernesto Neto, lors du montage de son exposition en France, a été surpris par
la question d’une finlandaise, qui faisait une recherche universitaire sur l’art bré-
silien : « Comment vous sentez-vous en travaillant en Occident ? ». Il a ainsi
découvert que le Brésil n’était pas considéré comme étant un pays occidental.
Je me souviens aussi de ma découverte de notre existence hors de l’Occident.
172 Modernismes et anthropophagies

C’était en 1989, je venais de rentrer d’Afrique, où j’avais entendu les gens qui
disaient « là-bas, en Occident », comme une terre distante. Je me suis dit : on
n’emploie jamais cette expression au Brésil ; cela doit être un signe de ce que
nous ne nous posons pas la question de notre place dans le monde, en l’imaginant
tout à fait au centre de la civilisation occidentale. Donc, j’ai ouvert le magazine
français Art Press ; et j’y ai trouvé un article réunissant des entretiens avec cinq
artistes non-occidentaux. L’un d’eux était Cildo Meireles. Ce fut un tremblement
de terre identitaire. Pourquoi personne ne m’avait appris cette leçon à l’école ?36

Je me suis rendue compte de cette perspective en demandant à un nord-


américain et à un allemand s’ils pensaient que le Brésil faisait partie de
l’Occident. Le retour a été unanime et aucun des deux n’ont pris du temps
pour y penser car, selon eux, la réponse était évidente. J’ai essuyé le même
tremblement de terre identitaire décrit para Vianna. Je souhaite, avec ce
texte, exprimer une rotation de point de vue, à savoir : de la conscience
de l’aspect colonialiste et de la recherche au Brésil et en Amérique la-
tine. Dans le cas des arts, le discours normalisant et régulateur se base sur
l’art classique européen et dans l’art moderne euro-nord-américain. Luiz
Marques, historien à la UNICAMP, exprime cela clairement :

Il est possible que la plupart des collègues brésiliens ne partagent proba-


blement pas ce point de vue. Il est compréhensible que quiconque se consacre
à l’histoire des arts figuratifs au Brésil tende à valoriser son objet d’étude et à
lui attribuer une plus grande importance historique et esthétique. À l’exception
de cas spécifiques (Aleijadinho, quelques œuvres de Amoedo, Di, dessinateur
des années 1920, Portinari, portraitiste, Goeldi…), l’histoire de l’art figuratif
au Brésil, particulièrement la peinture, ne semble pas, à mon avis, montrer
d’ampleur sûre hors du domaine de l’histoire locale37.

Le système des arts au Brésil cohabite avec l’adoption illimitée d’un


point de vue incompatible avec la production artistique locale elle-même.
Je ne me réfère pas aux autres manifestations artistiques traditionnellement
considérées comme artisanats, comme c’est le cas des productions amérin-
diennes, noires, et des traditions locales, en général comprises comme étant
une forme de folklore. On peut donc dire qu’il est impossible de travailler

36 Hermano Vianna, “Não somos ocidentais ! — que ótimo !” :


http ://palaciolauroarrudacamara.blogspot.com/2012/08/nao-somos-ocidentais-
-que-otimo.html ?m=0
37 L. Marques, 2013, p. 2, dans Luiz Marques, Claudia Mattos, Mônica Zielinsky e
Roberto Conduru, « Existe uma arte brasileira ? », Perspective [Online], 2 | 2013.
URL : http ://journals.openedition.org/perspective/5543 ; DOI : 10.4000/
perspective.5543
R.C. de Oliveira – L’expérience du “s” ou comment vivre la différence* 173

avec des théories et historiographies traditionnelles de l’art pour faire face au


monde contemporain brésilien et, même si je n’ai pas développé la question,
j’étends même mon affirmation à toute l’Amérique latine.
Remettre en question le mythe de l’art européen et sa structure normali-
sante et régulatrice hégémonique, ainsi que ses conséquences, et présenter
un autre biais d’approximation possible, me semble la façon la plus saine
et cohérente de garantir la compréhension et l’existence de la production
artistique brésilienne et latino-américaine, du passé et du présent. Les
peuples ont une constitution multiple, laquelle exige la supposition de la
différence pour qu’ils puissent même exister. De cette façon, le discours
sous-jacent de la façon de traiter l’art copie le modèle euro-nord-améri-
cain, lequel n’est pas appliqué à d’autres modes de vie. Les modes de vie
amérindiens sont fondés sur le lien entre l’art et la vie, de la même façon
que le corps ne se sépare pas de l’âme et l’âme ne se sépare pas du corps.
Les modes de vie brésiliens et latino-américains, eux aussi, ne sont pas
fondés seulement par le mode de vie européen et nord-américain. Pour
un art brésilien et latino-américain, il est impératif, donc, de remettre en
question le mythe de l’art européen, lequel est renforcé par la parole de
Ailton Krenak, penseur amérindien, sur une exposition à l’organisation de
laquelle il a participé :

La nature de l’art est d’être transformatrice. Ce que je vois est la limita-


tion de l’idée d’art consacrée par l’Occident. Dans la cosmovision indigène,
il n’existe pas de séparation entre vivre et faire tout autre chose. Il n’y a pas
d’artiste. Ce qui me préoccupe est la tendance croissante de ce que l’approche
de cette création appelée « art indigène » en arrivera au point de perdre son
identité et où il commencera à y avoir des artistes. Je ne suis pas un artiste. Et
je ne ferais pas de liste de personnes qui seraient des artistes. Quand on a fait
« Mira ! », on a réunit des œuvres de différentes personnes, différentes cultures,
mais on n’a appelé personne « les artistes ». De la même façon, à la Biennale
de cinéma, on a évité d’appeler les gens des cinéastes. Le catalogue les appelle
réalisateurs. Ils sont réalisateurs. Ils ont fait ça. Il n’y a personne qui affirme
qu’ils auront une carrière professionnelle en réalisant des films. Ces personnes
chassent, pêchent, préparent le sol et plantent, font des maisons et éventuelle-
ment l’un ou l’autre ont fait des films38.

38 Damiana Bregalda Jaenisch, « Poéticas e políticas da relação : apontamentos a


partir da ação de Ailton Krenak na assembleia constituinte e seu deslocamento
para espaços de arte contemporânea », Iluminuras, Porto Alegre, v. 18, n. 43,
p. 215-239, jan/jul, 2017. Entretien avec Ailton Krenak, octobre 2016.
174 Modernismes et anthropophagies

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