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ET ANTHROPOPHAGIES
Connexions artistiques et esthétiques
Brésil-Europe
ÉDITIONS MIMÉSIS
raChel CeCília de oliVeira
L’EXPÉRIENCE DU “S” OU COMMENT VIVRE
LA DIFFÉRENCE*1
* Ce texte est la refonte de deux articles : COSTA, Rachel. Após o fim da arte eu-
ropeia : uma análise decolonial do pensamento sobre a produção artística. DOIS
PONTOS (UFPR) DIGITAL, v. 15, p. 89-98, 2018, et COSTA, Rachel. « A equi-
vocidade da crítica », RAPSÓDIA (USP), v. 11, p. 171-182, 2017. C’est donc
une sorte de consolidation des bases ontologiques d’une recherche décoloniale
qui vise à proposer un nouveau mode de discours sur l’art brésilien et, peut-être,
latino-américain.
152 Modernismes et anthropophagies
4 Bruno Latour, Nous n’avons jamais été modernes, Paris, La Découverte, 1991.
156 Modernismes et anthropophagies
5 Larry Shiner, dans le livre The Invention of Art, montre comment le concept d’art
utilisé d’une façon donnée a été créé entre les XVIIe et XVIIIe en Europe avec l’ob-
jectif de différencier l’art de l’artisanat et de l’artefact. Larry Shiner, The Invention
of Art : a cultural history. Chicago : The University of Chicago Press, 2001.
6 Le texte initial ayant été modifié par son auteur pour l’édition portugaise, les ci-
tations du présent article sont tirées de cette version : Metafísicas canibais, São
Paulo : Cosac Naify, 2015. Cf. Eduardo Viveiros de Castro, Métaphysiques canni-
bales (2002-2009), trad. Oira Bonilla, Paris, PUF, coll. « MétaphysiqueS », 2014.
7 Eduardo Viveiros de Castro : « […] supposer que tout discours “européen” sur les
peuples de tradition non-européenne ne sert qu’à illuminer nos “représentations
de l’autre” est faire d’un certain post-colonialisme théorique la manifestation la
plus perverse de l’ethnocentrisme », Metafísicas canibais, op. cit. p. 21.
R.C. de Oliveira – L’expérience du “s” ou comment vivre la différence* 157
amérindienne8, car son but n’est pas de montrer aux amérindiens ce qu’ils
pensent, mais produire une image de nous-mêmes que nous ne sommes pas
capables de reconnaître. En ce sens, sa proposition est un exercice perma-
nent de décolonisation de la pensée. « L’adjectif “permanent” signifie, par
conséquent, que la pensée a une tendance naturelle au colonialisme ; l’iner-
tie de la pensée la conduit à s’accommoder des solutions miraculeuses,
avec des schémas faciles, mécaniques, rigides, un certain colonialisme in-
trinsèque à toute pensée9 ». De cette façon, l’exercice de constante décolo-
nisation veut trouver des espaces qui permettent de percevoir le modèle de
pensée occidental comme un modèle parmi d’autres possibilité et, à partir
de cette constatation, envisager et créer des scénarios pour les partitions de
ce même modèle jamais imaginées auparavant.
Les concepts de perspectivisme et de multiculturalisme configurent, res-
pectivement, l’épistémologie et l’ontologie de ce que Viveiros de Castro
appelle la pensée amérindienne. Les régimes ontologiques amérindiens les
plus connus donnent une fonction inverse des concepts de corps et âme.
Tandis que, dans la pensée occidentale, l’âme est ce qui distingue l’être
humain et le corps ce qui nous rapproche les uns des autres, pour les amé-
rindiens, l’âme est la caractéristique commune partagée par plusieurs êtres
(humains et non humains), et le corps ce qui nous distingue d’un sujet
comme tel10. Cette hypothèse est claire dans un extrait de Lévi-Strauss cité,
de façon répétée, par Viveiros :
Savoir si les espagnols avaient ou non une âme était une question inu-
tile pour les amérindiens, car c’est une caractéristique commune entre les
êtres et les objets. Si un instrument musical a une âme, pourquoi pas les
espagnols ? Dans la plupart des mythes amérindiens, tous les êtres, en un
moment originaire, étaient humains, c’est-à-dire que l’âme est similaire
8 Les peuples amérindiens sont des habitants des terres basses sud-américaines, de
l’Alaska à la Terre du Feu.
9 Cleber Lambert & Larissa Barcellos. Entrevista com Eduardo Viveiros de Castro.
Primeiros Estudos, São Paulo, n. 2, 2012, p. 255.
10 Metafísicas canibais, op. cit., p. 21.
11 Lévi-Strauss, Race et histoire, cité par Viveiros de Castro, Metafísicas canibais,
op. cit. p. 14-15.
158 Modernismes et anthropophagies
chez tous les êtres habitant le monde actuel, faisant que le monde est habité
par une série d’espèces qui possèdent un même fondement originel12. Mais
savoir si leurs corps étaient semblables au nôtres, c’est-à-dire, s’ils sont
mortels ou pas, leur permet de les distinguer des autres êtres qui composent
le monde multiple des amérindiens. Selon Viveiros de Castro, même après
le complexe mouvement de spéciation, à savoir la constitution d’un élé-
ment corporel propre, demeure un substrat humain primordial partagé par
des différentes espèces. Cela signifie que l’humanité n’est pas le privilège
d’une espèce, mais est une caractéristique partagée par de nombreuses
espèces, supplantant la compréhension de ce qu’est être humain utilisée
par l’Occident. Par ailleurs, le corps est un attribut spécifique qui doit être
cultivé et modelé continuellement sous peine de perdre cette spéciation par
identification avec le substrat humain primordial d’une espèce différente13.
Tandis que le corps, dans l’Occident contemporain, est une unité biolo-
gique de base partagée par tous du seul fait d’être de la même espèce, pour
les amérindiens, le corps est une construction permanente qui exige des ac-
tions pour qu’il corresponde au corps de l’espèce en question. Dans le cas
d’une négligence dans la construction de la corporalité, il est possible que
la personne cesse de s’identifier avec son espèce de naissance et commence
à s’identifier avec une autre espèce14. Il existe plusieurs récits dans les-
quels un amérindien croise un groupe d’animaux, par exemple un groupe
de tapirs, et, au lieu de les voir comme des tapirs, l’amérindien les voit
comme humains. Lorsque cela arrive, la personne en question ne s’identifie
plus comme amérindien, elle s’identifie désormais avec les tapirs, et il faut
le travail du chaman pour inverser le processus15. Le chamanisme est la
capacité de certains individus à entrecroiser les différences corporelles, en
agissant comme une sorte de diplomate entre les amérindiens et les autres
espèces. Cela signifie qu’il exprime une capacité qui établit les relations
entre les espèces, non comme une relation entre sujet et objet, de la façon
exprimée par l’épistémologie moderne, mais en tant qu’une relation entre
sujets16. Ainsi, tout ce qui possède « âme-corps », « corps-âme », est un
sujet et a un point de vue, aussi le perspectivisme constitue l’épistémologie
des amérindiens.
S’il y a plusieurs natures, par conséquent, le monde est composé par une
multiplicité de points de vue. Chaque point de vue est un centre d’inten-
tionnalité, c’est-à-dire, saisit les autres conformément à son propre mode de
percevoir le monde. Au contraire du relativisme instantanément évoqué, le
perspectivisme ne s’oppose pas à l’universalisme. Ce qui distingue le pers-
pectivisme du multiculturalisme est l’absence d’une chose en soi comme
référence, même inaccessible. Dans la multinature, il y a des multiplicités
relationnelles, pas d’entités diversement perçues. C’est comme une traduc-
tion : on utilise le référentiel d’une langue ou de l’autre, mais il n’y a pas de
substance à laquelle les langues font référence. Le problème du perspecti-
visme n’est pas de trouver le référentiel commun aux choses qui semblent
(visuellement) différentes, comme dans le cas du multiculturalisme, mais
d’éviter l’équivoque en imaginant que ce que le jaguar comprend comme
bière ne soit pas la même chose que ce que je comprends comme bière.
C’est une épistémologie unique pour des ontologies variables.
sur une activité vide, qui n’a pas, dans sa praxis empirique, dans l’activité
critique proprement dite, des exemples qui permettent de la voir au-delà
d’un espace de tentatives et erreurs, en tombant, plusieurs fois, sur des
descriptions et de la biographie. La critique de la critique exprime cet état
pérenne de « crise ». Déjà en 1936, Lionello Venturi, dans son Histoire de
la Critique d’art, attribue cette situation à la déconnexion entre esthétique,
histoire et critique, c’est-à-dire, entre les différentes facettes qui composent
la relation entre le public et l’œuvre d’art. Cette déconnexion indique la
concrétisation des disciplines jusqu’à l’absence de rapport entre ce qui lui
donne origine et fondement théorique, entre théorie et praxis.
Ainsi, la « crise » qui accompagne la critique peut être perçue comme
une sorte d’effet collatéral de la structure de la pensée d’où elle vient. Le
caractère subjectif et fermé sur le sujet de la philosophie kantienne est le
premier symptôme de ce scénario. En même temps que Kant établit la nais-
sance de la critique en raison du dépassement d’une notion technique de
l’art et, par conséquent, d’une esthétique prescriptive, il le fait en négli-
geant l’objet, en d’autres termes, en transformant le jugement en un forma-
lisme concernant le sujet, lequel n’est motivé que par un élément extérieur.
Cela fait que de la critique naît la possibilité de la discussion mais sans une
orientation pour guider sa réalisation.
Dans ce contexte, la praxis deS critiqueS se heurte à deux difficultés
principales : la tentative de recherche de la vérité de l’expérience par le
débat, malgré la compréhension de l’impossibilité d’accéder au noume-
non ; et la tentative de couvrir le phénomène, sans tomber dans le relati-
visme. Les deux difficultés sont dépassées par Kant dans sa théorie, mais
il le fait formellement. La critique naît avec une tâche pour laquelle elle
ne dispose pas des instruments nécessaires. En raison de la structure de la
métaphysique qui fonde la critique, la « crise » finit par devenir l’autre côté
de la pensée dont Latour affirme qu’elle peut accéder aux mêmes erreurs
opposées, c’est-à-dire que la « crise » est fruit d’une attention, postérieure,
sur l’objet, laquelle conduit à la compréhension des limitations et des dif-
ficultés apportées par celui-ci. De cette façon, la critique d’art présuppose
une tâche qui contredit la structure de la pensée qui la fonde, c’est-à-dire
que pour sortir de la crise, il faut dépasser la dualité sujet/objet. C’est en ce
sens que la pensée amérindienne permet d’envisager une sortie pour cette
dualité qui maintient la critique dans un perpétuel état de crise.
Bertrand Prévost défend, comme Larry Shiner, que l’art est l’espace pri-
vilégié de survie le plus internalisé de la métaphysique qui fonde notre
culture. Depuis la Renaissance, c’est-à-dire depuis le moment où l’œuvre
commence à être comprise comme un rempart de la visibilité, en opposition
R.C. de Oliveira – L’expérience du “s” ou comment vivre la différence* 165
[…] connaître est “personnifier”, prendre le point de vue de ce qui doit être
connu. Ou plutôt, de celui ; car la question est connaître le “qui des choses”
(Guimarães Rosa), savoir indispensable pour répondre intelligemment à la
question du “pourquoi”. La forme de l’autre est la personne26.
le même chemin peut être réalisé quel que soit le point de départ. Bien au
contraire, les chemins sont aussi incongrus que les natures dont ils éma-
nent. Par conséquent, l’équivoque est la certitude et la fiction l’outil de rap-
prochement la plus propice pour la tâche en question. C’est la critique d’art
en tant que création de mondes possibles, en tant que processus d’expéri-
mentation de l’imagination originaire d’une relation établie préalablement
entre des natures différentes, dans laquelle des idées, comme explication,
définition, vérité et certitude, se montrent inutiles. Il y a une tentative de
saisir le point de vue de la nature de l’expérimentateur le mode comme
la relation se produit, ce qui transforme la virtualité de la relation en une
actualité possible, c’est-à-dire, en critiqueS.
De cette façon, la notion d’équivoque doit être travaillée comme pré-
supposé comportemental établissant la fiction comme base de la relation.
En ce sens, la tâche de la critique est de traduire un soi possible en un soi
virtuel, c’est-à-dire, créer de la fiction, des mythes, en ayant le principe
de l’équivocité comme principe créateur d’une sorte de troisième marge
virtuelle qui donne place pour changer la perspective.
Je propose une lecture des arts à la lumière des mondes où ils ont été, sont
et seront cultivés, et non le contraire. Avec le perspectivisme amérindien et
l’argumentation établie jusqu’à présent, je crois qu’il est possible de trans-
former le monde d’art en systèmeS deS artS. Pour cela, les fondements de
la relation entre sujets et œuvres d’art, et entre les sujets qui composent les
mondes des artS, ne peuvent pas être assumés seulement par la perspective
dominante. Donc, l’utilisation du perspectivisme en tant que fondement
métaphysique des arts rend possible l’établissement d’autres relations non
déterminées par le système des arts euro-nord-américain. L’avantage de
cette substitution est dans le fait que, selon les lunettes choisies, le monde
amérindien est peuplé et composé par des êtres variés, extrêmement divers
dans leur nature, c’est-à-dire, le modèle laisse place à la multiplicité des
peuples et, conséquemment, à la multiplicité des arts, non seulement au
sein du système des arts, mais plus largement. Le Brésil et l’Amérique la-
tine ne s’insèrent pas seulement géographiquement dans ce contexte, bien
au contraire ; en tant que peuple, culture et production artistique, ils exigent
la reconfiguration des lunettes par lesquelles les arts sont compris. Cela
apparaît d’une façon unique dans le témoignage suivant :
Ernesto Neto, lors du montage de son exposition en France, a été surpris par
la question d’une finlandaise, qui faisait une recherche universitaire sur l’art bré-
silien : « Comment vous sentez-vous en travaillant en Occident ? ». Il a ainsi
découvert que le Brésil n’était pas considéré comme étant un pays occidental.
Je me souviens aussi de ma découverte de notre existence hors de l’Occident.
172 Modernismes et anthropophagies
C’était en 1989, je venais de rentrer d’Afrique, où j’avais entendu les gens qui
disaient « là-bas, en Occident », comme une terre distante. Je me suis dit : on
n’emploie jamais cette expression au Brésil ; cela doit être un signe de ce que
nous ne nous posons pas la question de notre place dans le monde, en l’imaginant
tout à fait au centre de la civilisation occidentale. Donc, j’ai ouvert le magazine
français Art Press ; et j’y ai trouvé un article réunissant des entretiens avec cinq
artistes non-occidentaux. L’un d’eux était Cildo Meireles. Ce fut un tremblement
de terre identitaire. Pourquoi personne ne m’avait appris cette leçon à l’école ?36
Références :