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Amalvi Christian. De Vercingétorix à Astérix, de la Gaule à De Gaulle, ou les métamorphoses idéologiques et culturelles de
nos origines nationales. In: Dialogues d'histoire ancienne, vol. 10, 1984. pp. 285-318;
doi : https://doi.org/10.3406/dha.1984.1629
https://www.persee.fr/doc/dha_0755-7256_1984_num_10_1_1629
plus importantes qui ont agité le monde politique et culturel. Notre travail
propose ainsi, sans souci d'exhaustivité, non seulement d'analyser le discours
et l'iconographie scolaires (manuels, livres de prix et de lecture) sur Vercin-
gétorix et ses compatriotes, mais aussi d'étudier les conditions historiques,
politiques et culturelles qui président à la transmission des connaissances ;
il tend enfin à dégager, si possible, l'articulation éventuelle entre un savoir
scientifique, un mythe littéraire et la vulgarisation scolaire de ce savoir et
de ce mythe à un moment donné. Autrement dit, avant de se pencher sur
les images familières de nos vieux manuels, il convient de s'interroger, en
amont, sur la genèse et les structures du mythe à l'époque contemporaine,
et de tenter de reconstituer la «voie royale» qui mène du mythe
romantique à l'histoire mythologique de Lavisse et de ses épigones. Notre propos,
il est vrai, - et nous nous en excusons - revêtira moins l'aspect robuste et
efficace des inusables voies romaines, que l'apparence plus touffue, plus
désordonnée, phis buissonnière des sinueux sentiers gaulois.
Le mythe gaulois se révèle à l'étude aussi tortueux que les chemins
du même nom : quelles que soient les facettes abordées - littéraires, histo-
riographiques - et indépendamment de ses interprétations partisanes, il
semble se caractériser par un mélange d'ambiguïtés, de contradictions et
en même temps de certitudes ; tous ces éléments complexes finissent
d'ailleurs par constituer un écheveau difficile à démêler...
dans le baptistère de Reims, lorsque «le fier Sicambre adore ce qu'il a brûlé
et brûle ce qu'il a adoré», ne se développe qu'avec l'avènement providentiel
des grands Capétiens du XIHe siècle (Philippe-Auguste, Saint-Louis, Philippe-
le-Bel), et ne s'épanouit enfin qu'avec la mission de «Jeanne la bonne
Lorraine», martyre de la patrie sauvée : c'était le point de vue de Charles de
Gaulle et du duc de Lévis-Mirepoix (9), dans une certaine mesure réactualisé
aujourd'hui par Pierre Chaunu (10).
Mais ce problème du patriotisme gaulois ne se pose pas seulement
en termes politiques - la France est-elle la fille aînée exclusive de l'Eglise
et de la Monarchie, peut-elle invoquer une légitimité nationale qui leur
préexiste ? -, il renvoie à une autre ambiguïté de taille, que résume la
querelle entre celtomanes et romanistes. Ceux-là refusent de laisser enfermer
la Gaule dans une alternative sans issue : la barbarie sous le joug
germanique ou la civilisation sous la férule romaine : derrière Arbois de Jubainville
et Camille Jullian (11) ils ne cessent de marteler que la conquête romaine
a tué dans l'oeuf une civilisation originale qui était viable. Ceux-ci,
sensibles à l'euvre de Fustel de Coulanges, répètent au contraire que la vieille
Gaule, seule, était incapable de parvenir à l'âge adulte et de soutenir le
choc germanique : «Puisque la Gaule était vouée par ses factions à subir
la loi ou de ses voisins de l'Est ou de des voisins du Midi, mieux valait que
le maître lui vînt de la Méditerranée» (12). Les premiers perçoivent, par
analogie, dans la victoire de 1918 la confirmation de leurs thèses : dans la
mesure où un peuple que l'on disait, à l'image de ses ancêtres, frivole,
divisé et dégénéré, a su vaincre la meilleure armée du monde et reconquérir
le Rhin gaulois, pourquoi nos aïeux n'auraient-ils pu tenir tête à tous leurs
agresseurs, de l'Est comme du Midi ? A quoi les seconds répliquent que, si
la France a pu vaincre l'Allemagne en 1918, c'est précisément parce qu'elle
a su, comme jadis les Gaulois, se mettre à l'école de son vainqueur et tirer
profit de ses méthodes rationnefles et scientifiques.
Les interprétations divergent également, lorsqu'il s'agit
d'apprécier la religion gauloise ; la plupart des catholiques et des libéraux (pour
des raisons contradictoires étudiées plus loin) jugent sévèrement les rites
païens et sanglants des druides ; mais Frédéric Le Play, le célèbre
théoricien catholique d'un retour à une société patriarcale dominée par une élite
cléricale et militaire, a décrit l'apogée de ce système social non seulement
dans le XlIIe siècle de Saint-Louis - ce qui est classique -, mais aussi - ce
qui est plus original -, dans la Gaule des druides (13): Eugène Sue décrit
de son côté avec enthousiasme, dans les Mystères du Peuple, «la
République des Gaules, fédération démocratique de tribus gouvernées par des chefs
élus.Eclairées par des druides savants, réglant pacifiquement leurs différends,
les populations gauloises connaissaient la prospérité économique et
jouissaient d'un haut degré de culture» (14).
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des mérites des Germains qu'il en avait formé une garde. Elle se composait
de trois cents guerriers d'élite qui le suivaient partout» (35). C'est d'ailleurs
à ces cavaliers germains que l'on attribue parfois le mérite de la victoire
d'Alésia.
Dans tous ces ouvrages, il va de soi que le patriotisme gaulois existe
et que Vercingétorix est son prophète. On peut lire, par exemple, dans une
imitation du Tour de h France par deux enfants (lui-même très favorable
au chef arverne (36)), Jean Felber, ce vibrant éloge : «Nous admirons
Vercingétorix et nous l'aimons, parce que nous trouvons en lui des sentiments
qui sont les nôtres, parce qu'il a bien aimé sa patrie, qu'il a voulu
l'affranchir du joug de l'étranger, parce qu'il est mort pour l'indépendance de cette
terre de Gaule qui est aujourd'hui la France» (37).
Certains pédagogues nationalistes vont plus loin encore dans l'éloge du
patriotisme gaulois et, pour mieux dénigrer et rabaisser l'ancienneté de la
Germanie, célèbrent dans la Gaule l'aînée des nations européennes : «La
France est une patrie ancienne. Vois avec quel orgueil (petit Français) les
Allemands se réclament des Anciens Germains, comme ils font sonner les
luttes que ceux-ci ont soutenues contre les Romains !... (Mais) on parlait
des Gaulois tes ancêtres bien avant qu'on parlât des Germains. Ils avaient
envahi l'Italie, envahi la Grèce, ils avaient pénétré jusqu'au coeur de l'Asie
Mineure pour s'y fixer, de longs siècles avant que l'on sût seulement qu'il
existait des Germains. Aucun pays du nord, ni l'Allemagne, ni l'Angleterre,
ni la Suède, ni le Danemark, ni la Pologne, ni la Bohême, ni la Hongrie, ni
la Russie ne remonte dans l'histoire aussi haut que toi» (38).
Enfin dans ces livres de prix la défaite du chef arverne à Alesia ne
sonne pas nécessairement - comme dans la plupart des manuels officiels -
la fin de l'indépendance gauloise. On valorise les révoltes gauloises pour
mieux démontrer que le patriotisme était enraciné au coeur des peuples
gaulois, inhérent à sa nature : «sanglante et mutilée, la Gaule s'agitait
encore» (39).
On relève, il est vrai, dans la seconde catégorie de livres de prix, des
éloges aussi dithyrambiques de l'épopée de Vercingétorix ; ce qui distingue
ces ouvrages des précédents, c'est la conviction que la défaite de la Gaule
face à Rome était fatale : les Gaulois, malgré leur vaillance, leur héroïsme,
n'étaient pas encore parvenus à la conscience supérieure du patriotisme,
qui est le propre des peuples civilisés, même s'ils étaient sur la bonne voie :
la civilisation gauloise tuée par la conquête romaine n'en était encore qu'à
l'état d'ébauche ; il lui manquait encore l'essentiel pour atteindre la maturité.
Corréard ne cesse de le répéter, tout en admirant l'épopée du héros arverne :
«Les différentes races de la Gaule chevelue, au premier siècle avant
l'ère chrétienne (...), étaient dans un état intermédiaire entre la barbarie
et. la civilisation (...). Une industrie, un art, une poésie commençaient à se
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développer. Mais cette civilisation naissante, qui est déjà beaucoup au prix
de la sauvagerie des tribus germaniques de la rive droite du Rhin, est peu de
chose à côté de la brillante civilisation importée par les Romains et par les
Grecs dans le bassin de la Méditerranée (...)• En réalité, il leur manquait
une condition essentielle de la grandeur des peuples : les Gaulois n'avaient
pas l'esprit de discipline, ils ne savaient ni obéir, ni subordonner leur intérêt
personnel ou celui de leur parti à un intérêt plus général. L'absence de cette
vertu sociale que les Romains possédaient à un si haut degré et qui se trouve
si profondément empreinte dans leur organisation domestique, politique,
militaire, a arrêté le développement original du génie celte. L'ancienne Gaule
a péri surtout faute de discipline (...) Malheureusement (le) dévouement (de
Vercingétorix) a été en pure perte (...) La Gaule, par ses divisions et son
anarchie, était depuis longtemps condamnée à devenir la proie d'une nation mieux
organisée et plus unie. Le triomphe de Rome sur les Gaulois est en définitive
celui de la civilisation sur la barbarie. Cette remarque n'enlève rien à
l'admiration et à la reconnaissance que nous devons avoir pour Vercingétorix. On
peut se réjouir de la victoire sans jeter la pierre au vaincu. (...) La comparaison
d'Arc*
entre Vercingétorix et Jeanne entre la fédération d'une partie des Etats
Gaulois et le soulèvement national et religieux du XVe siècle, n'est guère
plus exacte (...) Nous nous sommes efforcé de montrer que le sentiment
patriotique, tel qu'il se manifesta pendant la guerre de Cent Ans, était inconnu
des Gaulois du 1er siècle avant Jésus-Christ» (40).
Dans ces conditions la Gaule n'avait pas à regretter son indépendance,
puisqu'«elle reçut de ses vainqueurs, en échange de l'indépendance qu'elle
avait perdue, les bienfaits de la civilisation» (41).
La Gaule est-elle le berceau de notre glorieuse patrie ou l'état inférieur
et honteux de l'histoire de France, les Gaulois avaient-ils élaboré avant la
conquête une civilisation originale qui méritait de vivre ou n'étaient-ils
guère plus avancés que les «sauvages» d'Afrique qui ont besoin d'un tuteur
éclairé pour accéder à l'âge adulte ? Autant de questions capitales qui
suscitent des réponses divergentes : le mythe gaulois ne serait-il qu'une
mosaïque de contradictions ? Pas tout à fait : à côté de ces zones balayées
par le doute, l'espace gaulois comporte aussi de vastes champs de
certitudes...
naient les causes de cette longue et cruelle domination que la durée des
siècles n'eut pas la puissance d'apaiser ? C'est qu'alors comme en 1792, les
nobles gaulois après la défaite de l'illustre Vercingétorix par César, eurent
l'infamie d'aller prendre place dans le Sénat romain. Le peuple resta seul
pour reconquérir la patrie perdue et pour empêcher notre tradition
républicaine de disparaître. Soyons fiers, prolétaires de nos jours, de la force
d'âme et d'énergie de nos illustres ancêtres ; ils ne laissèrent jamais en repos
nos vainqueurs (...) C'est que les Gaulois voulurent toujours la République.
Mais ils ne fondèrent jamais que des Républiques fédératives, en attendant
la grande République qui préside aujourd'hui aux destinées de notre chère
patrie». (49).
En 1910 encore, dans la grande tradition démocratique d'Eugène
Sue et de Perrens, un auteur dramatique polonais, M. Rey, fait d'Etienne
Marcel la réincarnation de Vercingétorix : Etienne Marcel, drame du temps
de la révolution de Paris en l'an 1357(50).
Cette vision d'une Gaule républicaine s'est naturellement transmise
sans grand changement à l'enseignement primaire avec les réformes
scolaires de Jules Ferry, consécutives à l'avènement de la République
«opportuniste» à partir de 1879. Les pédagogues républicains n'ont cependant
pas créé ex nihilo le culte de Vercingétorix et de «nos ancêtres les
Gaulois» à l'école publique ; celui-ci, grâce notamment au Second Empire (51),
préexistait à la République. Le rôle exact des républicains a consisté à
replacer les Gaulois à leur vraie place dans la chronologie historique et à leur
attribuer la signification populaire et démocratique donnée par les
historiens et écrivains libéraux étudiés plus haut. Dans les manuels du primaire
les Gaulois étaient en effet jusque vers 1880 refoulés hors du sanctuaire
de l'histoire de France qui débutait avec la conquête franque et le baptême
de Clovis, dans une sorte de bref prologue ; cet extrait du livre de Magin
(1870) le montre clairement : «Notre récit commence à Clovis qui fut le
véritable fondateur de la monarchie. Une introduction qui précède le récit
présente des notions générales sur (...) l'histoire de la Gaule depuis les temps
les plus anciens jusqu'à l'établissement des Francs» (52).
Désormais les programmes commencent avec la Gaule indépendante
et sacrent Vercingétorix premier héros de notre histoire. Cette modification
en apparence anodine est lourde de conséquences politiques ; elle implique
la fin de l'identification de la France avec la monarchie et avec la religion
catholique ; elle substitue en quelque sorte à la sainte Trinité
France-monarchie-catholicisme une Trinité laïque et démocratique Gaule-nation-Ré-
publique. La promotion de Vercingétorix comme premier héros national
a d'autres effets : il est d'abord considéré comme le premier promoteur de
l'unité nationale. Bonnemère lui attribue par exemple ces paroles
prophétiques : «Je veux - dit-il bien des fois ~ faire de nos peuplades une nation
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compacte. Lorsque les Gaules seront unies, l'univers entier ne pourra leur
résister. C'est, mes chers amis, cette déclaration, si nette et si précise,
qu'aucun chef n'avait jamais encore formulée, qui doit nous rendre chère à tous
la mémoire de Vercingétorix» (53).
Le grand dessein du chef gaulois confère ainsi à toute l'histoire de
France une continuité, une finalité linéaires qui transcendent clivages et
révolutions politiques, et donnent de la nation une image oecuménique :
«De Vercingétorix, l'un de ses premiers héros, aux morts de la défense
nationale, quelle incomparable suite de martyrs, de combattants glorieux ou
obscurs, royauté, noblesse, tiers-état, ont travaillé avec des mérites divers
à créer son unité politique !» proclame l'auteur d'un Manuel d'instruction
civique (54), tandis qu'un autre invite à commencer «à ce premier Français ,
ainsi qu'on l'a nommé, la revue des grands hommes qui se dressent, à travers
les siècles, sur la voie sacrée de notre histoire» (55).
Voilà donc Vercingétorix promu à gauche non seulement premier
héros de la galerie des hommes illustres de notre histoire, mais aussi modèle
et matrice des figures emblématiques du patriotisme national. En 1882
par exemple le célèbre thuriféraire de Jeanne d'Arc, Joseph Fabre, associe
«la libératrice de la France» au libérateur malchanceux de la Gaule :
«Vercingétorix et Velléda, martyrs en qui s'incarna jadis la patrie, voici que Jeanne
va vous rejoindre, la dernière et la plus grande d'une trinité glorieuse. Héros
de notre vieille Gaule, le 30 mai 1431, nous dûtes vous lever de votre
poussière, pour regarder mourir l'héroïne de notre vieille France !» (56).
En 1888, Vercingétorix figure également en bonne place parmi les
Héros et martyrs de la &'£erře(Savonarole, Etienne Dolet, Jean Huss, etc.),
campé en précurseur de Gambetta (57). Cette dernière référence nous
rappelle qu'au début de la Troisième République le nationalisme, perçu comme
l'héritage des Soldats de l'An II, de «la Grande Nation» et du Comité de
Salut public, est profondément ancré à gauche, et s'incarne dans des
personnalités républicaines de premier plan (Victor Hugo, Gambetta,
Clemenceau...) ; il constitue même un des fondements essentiels de l'esprit et de
l'idée républicains. L'interprétation patriotique de l'épopée du chef arverne
ne relève donc pas, du moins à cette époque, des valeurs mythologiques
que véhicule la mémoire collective de la nation toute entière, mais des seules
certitudes idéologiques du «peuple de gauche». Or, en 1950, un sondage
de 1TFOP révèle que Vercingétorix possède alors une connotation plutôt
droitière, conservatrice, tout en conservant l'image du patriote intransigeant,
du vieux jacobin que lui décernait la République trois quarts de siècles
auparavant (58) : analyser le passage des certitudes partisanes aux certitudes
nationales relatives à «nos ancêtres les Gaulois», c'est donc en quelque
sorte saisir schématiquement comment le nationalisme a glissé de la gauche
et de l'extrême-gauche à la droite et à l'extrême-droite, et constater à quel
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Elle débute ce qui en 1894, n'était pas évident à droite, par un vibrant
hommage à Vercingétorix, sacré rassembleur des Gaulois et premier artisan de
l'unité nationale : «Les Gaulois se ruèrent les uns contre les autres, et il fallut
pour les réunir durant quelques jours en un seul peuple, l'étonnant génie de
ce Vercingétorix envers qui nous ne saurions jamais témoigner une assez
vive gratitude. Qui n'aime pas ce grand homme n'a pas une âme grande.
Mais, si haut que fût ce coeur, et si puissant que fût le suprême effort de
ce peuple à l'agonie, il était trop tard pour sauver une patrie si longtemps
divisée. La Gaule périt» (61). La voie de l'unité est néanmoins tracée ;
Clovis par la grâce de la conquête et du baptême va métamorphoser la Gaule
païenne en France chrétienne ; «Clovis auquel il convient de ne pas mesurer
la gloire (...), Clovis qui réunit enfin toute la Gaule sous le sceptre d'un petit
chef de clan barbare (...), Clovis enfin qui mit sur le paganisme germain la
force triomphante de son pied puissant et l'écrasa. Le jour où Clovis entra
dans le baptistère de Reims, le jour où l'eau libératrice toucha ce front,
c'en était fait, et la grande France était créée» (62).
En 1902, Henri Guerlin valorise encore plus la complémentarité de
nos deux héros : «Clovis préparait la France de Charlemagne, de Louis XIV
et de Napoléon, ou plutôt il continuait cette patrie qui avait eu un instant
conscience d'elle-même en un frémissement unanime autour de
Vercingétorix, et qui n'avait point cessé d'exister» (63). Mais, dira-t-on> pourquoi
les catholiques, à l'aube du XXe siècle, manifestent-ils un tel nationalisme,
sentiment inconnu d'eux une décennie auparavant : c'est, comme l'a
démontré Raoul Girardet (63bis), parce qu'avec l'aventure boulangiste, puis
l'affaire Dreyfus, le nationalisme a basculé à droite. Or, l'image de
Vercingétorix a constitué dans l'arsenal boulangiste une arme de propagande
efficace semble-t-il (64). Dans les premières années du XXe siècle les
militants de l'Action française, auxquels rien de ce qui est national et français
n'était étranger, ne dédaignent pas de se réclamer eux aussi des Gaulois.
Ainsi en 1906, le jeune Georges Bernanos, alors fougueux partisan de Maur-
ras, écrit à un correspondant : «J'admire de tout mon coeur ces vaillants
de l'Action française (les Camelots du Roi), ces vrais fils de Gaule...» (65).
Le premier conflit mondial ne fait qu'accentuer le glissement nationaliste
des Gaulois et de Vercingétorix. La biographie proprement délirante - tant
par son style que par ses idées - que le publicisté Bernard Hallet lui consacre,
en 1929, en témoigne : «Vercingétorix, l'homme au sacrifice inutile et
douloureux, me paraît être assez le Christ sanglant du patriotisme de chez nous
(...) Il y a deux hommes en lui : le politique habile qui harangue les tribus
et les rallie par la parole à une cause d'union nationale presque, - et déjà...
Ily a enfin le chef militaire qui mène les troupes qu'il a ralliées lui-même,
au combat de libération du territoire (...). Toute proportion sauvegardée...
il n'y a pas loin, il n'y a presque aucune distance entre le «Oui, tous autour
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3* 2S MAI 192S
à. 20*45,_
Récupération de l'image : de Vercingétorix à Clovis
DIALOGUES D'HISTOIRE ANCIENNE 309
de moi !» que ce Chantecler des Gaules envahies par les légions de César
criait aux tribus déchirées par la guerre civile, et les ralliements divers criés
autour du Panache Blanc d'Henri IV ou de la cocarde tricolore des jours
tragiques de la Convention (...)■ Vercingétorix n'appartient à aucun parti.
Il est national. Voilà pourquoi l'examen de son oeuvre inspire le dégoût
profond des partis politiques. Il restera pour tous le mystère dans lequel
on vient puiser une ferveur nouvelle pour des élans de patriotisme
religieusement vrais et purs. De même que les dieux. Dieu lui-même, sont les im-
pollus magnifiques, les adorés à l'abri des haines jalouses de leurs
adorateurs, des ambitions fratricides de leurs amants, des révoltes intestines de
leurs sujets, de même Vercingétorix reste au-dessus des partis glapissants,
dominant les inutiles et les bavards de son ombre dressée comme un
reproche silencieux au promontoire de la vertu civique, défiant les impatients
et les ardents de son exemple inégalable. D'autres ont été les prophètes ou
les prêtres du patriotisme de chez nous. Je crois avoir établi qu'il en avait
été le Père incontestablement. Mais je terminerais ces pages par une
sensation de bonheur, si je savais que j'ai aidé à saisir combien il en avait été le
Dieu vivant» (66).
Bref selon notre auteur dès 1929 «C'est (Vercingétorix) qu'il nous
faut !», un Vercingétorix qui a «pris du galon» : nous n'avons plus affaire
au prophète, mais au sauveur lui-même, un sauveur botté et casqué, attendu
et espéré, comme le Messie, qui hait les partis et prétend incarner à lui tout
seul les aspirations populaires. On comprend mieux à présent pourquoi la
Légion française des combattants l'a pris pour référence lors de sa
cérémonie de Gergovie. Pour l'heure, la connotation «musclée» accolée à l'épopée
du chef arverne rejaillit sur la littérature scolaire . Dans les manuels
catholiques postérieurs à 1918 on associe désormais, dans une même gloire,
Gaulois et Poilus. La métamorphose est encore plus radicale dans les livres de
prix où, loin du discours démocratique et républicain des années 1880,
Vercingétorix apparaît comme le modèle du chef à poigne dont la France
aurait bien besoin pour rétablir sa cohésion nationale menacée par les
intérêts partisans : «Grand et fort, il avait l'oeil bleu, le regard froid, le geste
énergique et sobre. D parlait sans fanfaronnade, en homme résolu, et son
discours produisait sur tous une impression profonde... Sur ses lèvres, les
décisions se succédaient dans un ordre rapide et précis, découvrant un vaste
dessein. Il ne parla pas longtemps ; mais, quand il eut parlé, il sembla à
tous qu'il ne restait rien à dire ; et ces mêmes hommes qui tout à l'heure
étaient en pleine confusion se sentirent soudain d'accord (...) - Bien parlé !
criait-on. L'âme d'un grand chef est en lui ! qu'il soit le grand chef, le chef
surpême de toutes les tribus !» (67).
D'autre part, à l'époque de l'apogée de l'empire colonial français,
la nécessité rétrospective de la conquête de la Gaule et le caractère bien-
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* *
*
Christian AMALVI
DIALOGUES D'HISTOIRE ANCIENNE 313
NOTES
pter l'histoire de France à partir de l'accession d'un roi chrétien qui porte le nom des
Francs». Leopold Sédar Senghor déclare dans son Discours de réception à l'Académie
française : «Pour le duc de Lévis-Mirepoix, la Nation française naît avec les Capétiens.
Auparavant, c'étaient les «préliminaires de la France». Ceux-ci débutaient avec
«l'héritage gallo-romain», Le Monde, 30 mars 1984, p. 15.
10. Pierre CHAUNU, La France, Paris, Robert Laffont, 1982.
11. Voir en particulier Paul GERBOD, «L'enseignement supérieur français à la
découverte des Gaulois (1890-1940)», Actes du colloque de Clermont-Ferrand, op.
cit., p. 367-75.
12. Léon BERARD, Discours de réception à l'Académie française, 4 mars 1938 ;
cité par Albert Grenier, Camille Jullian : un demi-siècle de science historique et de
progrès français, 1880-1930, Paris, Albin Michel, 1944, p. 171.
13. Frédéric LE PLAY, Correspondances de l'Union de la paix sociale,
correspondance n° 4 : la question sociale et l'Assemblée, réponse aux questions des députés
membres de l'Union, Tours : Marne, Paris : Dentu, 1873, p. 20.
14. Anne-Marie THIESSE, «Un roman/manuel d'histoire plébéienne : les
mystères du peuple d'Eugène Sue», Enseigner l'histoire : des manuels à la mémoire, textes
réunis par Henri Moniot , Berne, Peter Lang, 1984, p. 31-32.
15. Sur cette cérémonie, voir Antoinette EHRARD, «Vercingétorix contre Ger-
govie», Actes du colloque de Clermont-Ferrand, op. cit., p. 307-317. La Bibliothèque
Nationale conserve plusieurs affiches relatives à l'organisation de cette
commémoration conservées sous les cotes :
Rés. Gr. fol. La 42 80 (VI, 16-20 ter et 46)
Rés. Gr. fol. La 42 80 (suppl. 76, 77, 364) et une affiche illustrée par Moles :
«De la souche du chêne abattu, la France, pousse un rejet verdoyant : la légion» : Est.
[Moles rouleau.
Deux autres affiches de propagande de Vichy utilisent également les Gaulois :
une affiche illustrée par Raoul Auger (avril 1944) met en scène Vercingétorix à cheval
au milieu de ses troupes (prêt à repousser les Anglo-Saxons ?) Est. [Qb mat 1 (1944) ;
une affiche d'Eric Castel en faveur des Chantiers de jeunesse (s. d.) montre un Gaulois
la main sur l'épaule d'un jeune en uniforme des Chantiers : Re's. Gr. fol. La 42 80 (suppl.
370).
16. L'affiche publicitaire annonçant la parution de Y Appel, «grand quotidien
de combat pour l'épuration de la France et la défense du peuple», dirigé par Pierre
Costantini, est en tout cas orné d'un Gaulois qui sonne de la trompe : Est. [Vinci gr.
rouleau.
16bis. E. POGNON, op. cit., p. 14.
17. Voir Alice GERARD, «La vision de la défaite gauloise dans l'enseignement
secondaire entre 1870 et 1914», Actes du colloque de Qer mont -ferrand, op. cit., p.
357-65.
DIALOGUES D'HISTOIRE ANCIENNE 315
18. Georges DURUY, fils de Victor Duruy écrit dans sa Petite Histoire
populaire de la France, Paris, Hachette 1881, p. 1 : «Les frontières de la Gaule étaient donc
naturelles, puisqu'elles étaient formées par des montagnes, des mers et un grand fleuve.
C'était un précieux avantage, car un pays qui a des frontières naturelles est comme une
propriété entourée de murs. On n'y pénètre pas aisément. On y goûte plus facilement
les bienfaits de la paix et de l'indépendance. C'est un grand malheur pour nous d'avoir
perdu cette frontière du Rhin que possédait la Gaule. Nous n'avons plus comme nos
ancêtres un fleuve large et profond pour nous protéger contre l'Allemagne».
19. H. GUILLEMAIN et l'abbé LE STER, Histoire de France, cours élémentaire,
Paris, l'Ecole, 1934, p. 5.
20. Edgar ZEVORT et E. BURLE, L'Histoire nationale racontée aux enfants,
(...), Paris, Picard-Bemheim, 1886, p. 5.
21. H. GUILLEMAIN et l'abbé LE STER, Histoire de France, cours
préparatoire, Paris, L'Ecole, 1934, p. 7-8.
22. H. GUILLEMAIN, et l'abbé LE STER, Histoire de France, cours élémentaire,
Paris, l'Ecole, 1934, p. 5-8.
23. Ernest LA VISSE, Récits et entretiens familiers sur l'histoire de France
jusqu'en 1328, Paris, A. Colin, 1884, p. 15.
24. G. DURUY, op. cit., p. 10.
25. E. ZEVORT et E. BURLE, op. cit., p. 6.
26. Aubin AYMARD, Histoire de France, premier livre, cours élémentaire 1ère
année, Paris, Hachette, 1933, p. 6-7 (Cours Gauthier-Deschamps).
27. Voir Eugen WEBER, La fin des terroirs ; la modernisation de la France
rurale 1870-1914, Paris, Fayard - Edition Recherches, 1983.
28. H. GUILLEMAIN et l'abbé LE STER, op. cit., p. 10.
29. Gustave HERVE et Gaston CLEMENDOT, Histoire de France, cours
élémentaire et moyen, Paris, Bibliothèque d'éducation, 1904, p. 10-13.
30. G. BELEZE, L'Histoire de France mise à la portée des enfants, Paris, De-
lalain, 1841, p. 5 ; «La religion que (les druides) enseignaient n'était qu'un mélange
d'erreurs grossières et de coutumes barbares. (...) Les druides ne se contentaient pas
toujours pour leurs dieux du sang des troupeaux. Il n'est que trop certain que, dans
les grandes calamités publiques, ou avant d'entrer en campagne, ils avaient introduit
l'exécrable usage des sacrifices humains».
31. Madame de SAINT-OUEN, Histoire de la France, depuis l'établissement
de la monarchie jusqu'à nos jours, Paris, L. Colas, 1827, p. 2-3.
32. Dans le manuel d'Aubin AYMARD, op. cit., p. 3, une illustration montre
un «druide ou prêtre gaulois (qui) instruit Vercingétorix».
33. H. GUILLEMAIN et l'abbé LE STER, op. cit., p. 9.
34. Trois ouvrages importants réagissent contre le romanisme excessif de
l'enseignement secondaire : Les Gaulois nos aïeux, 3e édition, Tours Marne, 1885 de MO-
REAU-CHRISTOPHE ; Les aventures d'un jeune Gaulois au temps de César, Paris,
Hachette 1882 de F. MAHON ; L'anneau de César, Paris Hetzel, 1893 d'Alfred RAM-
BAUD.
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49. Martin NAD AUD, Mémoires de Léonard, ancien garçon maçon ; édition
établie et commentée par Maurice Agulhon, Paris, Hachette, 1976, p. 59-60. Selon
M. Agulhon «Martin Nadaud avait puisé (cette théorie simpliste) dans la lecture d'Henri
Martin, historien alors fort en vogue parmi les républicains et libre-penseurs». Ce n'est
sans doute pas non plus une coïncidence si une des principales figures républicaines de
Lyon, Francisque Greppo, a publié en 1886 : Les Gloires historiques de l'ancienne
France : Vercingétorix, le grand patriote, défenseur des Gaules.
50. Miecislas RE Y, Etienne Marcel : drame du temps de la révolution de Paris
de l'an 1357, traduction de Ladislas Mickiewicz, Cracovie et Paris, 1910.
51. Voir notamment l'ouvrage, de sensibilité bonapartiste, de Théodore Henri
BARRAU : La Patrie, description et histoire de la France, livre de lecture et d'étude
destiné aux établissements d'instruction publique, nouv. édition, Paris, Hachette,1870,
p. 147 : «Alise vit les dernières convulsions de notre antique nationalité expirante».
52. A. MAGIN, Histoire abrégée depuis les temps les plus anciens jusqu'à nos
jours, nouv. édition, Paris, Delagrave, 1870, avertissement.
53. E. BONNEMERE, op. cit., p. 56-57.
54. Emmanuel VAUCHEZ, Manuel d'instruction civique, Paris, Hachette, 1885,
p. 28.
55. HUBAULT et MARGUERIN, Les Grandes époques de la France des origines
à la révolution, 4e édition, Paris, Delagrave, 1879, p. 2.
56. Joseph FABRE, Jeanne d'Arc, libératrice de la France, Paris, Delagrave,
1882, p. 156-57.
57. Albert MONTHEUIL, Héros et martyrs de la liberté, Paris, Picard et Kaan,
1888, p. 46.
58. Deux enquêtes de l'IFOP sur les hommes représentatifs de l'histoire de
France, menées sous la direction de Jean Stoetzel en juin 1948 et octobre 1949, Psyché,
février 1950, p. 135-147.
59. Vercingétorix ne figure pas, par exemple, dans Les Hommes célèbres de la
France de Louis DUMAS, 2e édition, Tours, Marne, 1883.
60. Firmin de CROZE, Clovis : le berceau de la France, Limoges, Barbou, 1898,
p. 9.
61.(LéonGAUTIER),Peříře histoire de la grande France par Christian Defiance,
Paris, Dumoulin, 1894, t. 1 : depuis les origines jusqu' à Charlemagne, p. 21.
62. (Léon GAUTIER), op. cit. p. 25.
63. Henri GUERLIN, Nos origines nationales, Tours, Marne, 1902, p. 12.
63bis. Raoul GIRARDET, Le nationalisme français : 1871-1914, Paris, A. Colin,
1966.
64. Le député Maxime Lecomte raconte, dans Le Boulangisme dans le Nord,
que «comme image boulangiste, le jeu des quatre as obtient un certain succès. On
conserve soigneusement, dans les campagnes, l'as de pique, l'as de coeur, l'as de trèfle
(Bonaparte, Jeanne d'Arc, Vercingétorix) et l'as de carreau (le général Boulanger)» ;
cité par Pierre GUIRAL et Guy THUILLIER, La vie quotidienne des députés en France
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de 1871 à 1914, Paris, Hachette, 1980, p. 59-60. Ce jeu des quatre as est reproduit
dans A. MALET et J. ISAAC, Histoire contemporaine depuis le milieu du XIXe
siècle, classes de philosophie-mathématiques, Paris, Hachette, 1930, p. 353.
65. Georges BERNANOS, Lettre à l'abbé Lagrange (1906) citée dans le
catalogue de l'exposition Georges Bernanos organisée par la Bibliothèque Nationale, Paris
1978, p. 58, n° 61. De son côté, l'organe du catholicisme libéral Le Correspondant
a salué, le 25 février 1902, la parution du Vercingétorix de Camille JULLIAN (bien
que son auteur soit protestant) : «C'est le coeur plein de gratitude que nous prenons
la plume pour signaler aux lecteurs de cette Revue, qu'inspira toujours un patriotisme
pur et raisonné, la belle étude que M. Jullian vient de consacrer au plus ancien héros
de l'indépendance nationale, Vercingétorix».
66. Bernard HALLET, Vercingétorix, Paris, Argo, 1929, p. 16-20, 184-86.
67. Maurice MOREL, Vercingétorix, Paris, F. Nathan, 1937, p. 18-20. Voir
aussi : Gailly de Taurines, Vercingétorix, Paris, Larousse, 1933 et Héron de Villefosse,
Vercingétorix , Paris , Grùnd ,1937.
68. Jacques BAINVILLE, Petite histoire de France, imagée par Job, Tours,
Marne, 1928, p. 8, 11.
69. P. JALABERT, Vive la France, Paris, F. Nathan, (1942), p. 17-18.
70. Jean LECUIR, «Enquête : les héros de l'histoire de France», L'Histoire,
avril 1981, n° 33, p. 110.
71. J. LECUIR, op. cit., p. 109.
72. Maurice LEMOINE, Leurs ancêtres les Gaulois : le mal antillais, Paris, J.C.
Simoën, 1979, couverture.
73. Lépold SEDAR SENGHOR, op. cit., p. 15.
74. Fabien GRUHIER, «On se bat toujours pour Alésia», Le Nouvel
Observateur, 20 janvier 1984, p. 40^1.
75. Michel ROUCHE, «La violence des Gaulois», l'Histoire, janvier 1981, n°
30, p. 38-45.
76. André FERMIGIER, «Nos ancêtres les Gaulois», Le Monde, 10 juillet 1980
et Réponse à la lettre d'un défenseur de la culture celte, Le Monde, 21 août 1980.
77. Le Monde-Dimanche, 7 décembre 1980.