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Nepal

Le temps qui passe

Guy Cousteix - Karine Meckler


Guy Cousteix

Alpiniste, conférencier, cinéaste réalisateur indépendant.


Membre de la Société des Explorateurs Français.

Des 8000 de l’Himalaya aux sommets de l’Alaska, des


monastères du Tibet à ceux du Spiti, il rapporte, de
sa quinzaine d’expéditions et ses soixante séjours en
Himalaya, une trentaine de films et documentaires.

‘‘Népal Le temps qui passe’’ est son troisième ouvrage


sur l’Himalaya.
Nepal
Le temps qui passe

Guy Cousteix et Karine Meckler


1979.

Imaginez, l’Himalaya est encore terre réservée. Les premières expéditions «non-nationales»
débutent à peine. Ce sont des expéditions pour simples alpinistes pour la plupart, inconnus du
grand public. C’est aussi le temps des premiers trekkings. Des marcheurs isolés, les cohortes
organisées viendront après.

Tout est à découvrir, le pays est tel qu’il était il y a des siècles et des siècles. Kathmandu et ses
villes satellites ont le sixième de leur population actuelle. On marche au milieu de Kanthipath, les
rares taxis se détournent. Ring Road le boulevard de ceinture est bordé sur tout son parcours par
des rizières. Les centres religieux Pashupathinath, Swayambhunath, Bodhanath ne voient passer
que quelques visiteurs étrangers. Thamel est un embryon de rue où les magasins sont rares.

Printemps 1979. Deux expéditions sont sur place. L’une va au Dhaulagiri, l’autre à l’Annapurna.
Elles ont pour but de descendre ces sommets à ski. Guy est de la première, je suis de la seconde.
Fortunes diverses, drames pour les deux.

Guy et moi deviendrons des aficionados du Népal. Chacun avec son regard, sa sensibilité, son
ambition. Guy est cinéaste, membre de la Société des Explorateurs Français.
Avec Guy, aujourd’hui, nous portons sur le Népal un regard un peu apitoyé, un regard un peu
nostalgique, le regard de ceux qui l’ont vu vieillir. Mais aussi un regard plein d’espoir quand nous
le voyons secouer ses vieilles structures politiques.

Que sera demain le Népal ? Et nous, que serons-nous demain dans ce Népal en pleine mutation ?

Juillet 2009

HENRI SIGAYRET
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Patan Bakthapur

Inde Nepal
Sommaire

Un verre de prudence, de modération ou d’aventure ?


Adieu Eric, Jean-Louis, Pemba...
La montagne, les amis, la vie...
Balade Irlandaise
Kusum Kanguru
2009, ou trente ans après...
Népal d’hier et d’aujourd’hui
Visite de la ville
Patan
Bakthapur
Sites religieux importants autour de Kathmandu
Au risque d’y perdre son latin
Dakshinkali : offrandes et sacrifices
Le premier riz
Le mariage
La mort
Dolpo
Fête du Yaourt
Yersa Gombu
Hidden valley… La vallée cachée
Mustang
Khampas
En vue de Lo-Manthang
Phuwa
Un dernier retour sur le passé
Une chaleur à crever.
Klaxons, gaz d’échappements, poussière et, des deux cotés de la rue, des tas d’ordures colonisés
par des nuées de mouches. C’est notre premier contact avec le Népal et Kathmandu.
Adossé au mur, Eric a réussi à s’endormir, les tongs posées dans une flaque visqueuse où
bataillent des millions de bestioles nauséabondes. Jean-Louis gribouille des notes serrées dans
un carnet ; sur sa tête un chapeau enfoncé d’où dépasse un nez déjà rougi par le soleil.
Rien ne semble avoir de prise sur mes amis.

Nous sommes arrivés ce matin.


Partis de Chamonix sous la neige, la transition va s’opérer mais il faut un peu de temps.
Du trottoir en face, un type me regarde depuis un moment. À tous les coups il va traverser et me
demander, comme les autres, d’où je viens. L’inévitable avalanche de questions inquisitoriales.
Il est 11h du matin, nous poireautons depuis deux heures. Pemba nous a collés là avec un « je
reviens dans cinq minutes ». Je suis crevé, passablement désagréable.

« Namasté Baba »... Voilà, il a traversé la rue.


Planté devant moi, une assiette à la main, un petit seau de fer sur le bras, un bâton dans la main
gauche, vêtu de haillons safran, le front barré de traits blancs... Rien à dire ! Il a de la gueule.
- D’où viens-tu ?
- De loin, plus loin que Delhi. Et j’anticipe : « j’ai deux fils, ma maison est au pied du Mont
Blanc, je ne suis plus marié, je ne suis pas venu pour la Ganja, et je n’ai pas de dollars. »
Ce que l’on peut avoir l’air con de répondre comme ça quand l’on n’est pas à sa place.
Il sourit, se penche vers moi, triture dans son assiette, et repose sa question.
- D’où viens tu ? Où vas-tu ?
- Je viens de France, je vais sur une montagne.
- Tu ne sais pas d’où tu viens, et tu ne sais pas où tu vas?
Il rit, d’un bon rire communicatif, et, de l’index, m’applique quelque chose sur le front. Dans le fond
de ma poche, je cherche quelque monnaie. De la main, il arrête mon geste.
- Baba... ne t’égares pas, tu as une longue route à parcourir... détaches-toi, et reviens... un
homme est si peu de chose.

Jean-Louis a levé le nez de son carnet... le Sadhou lui pose à son tour le vermillon sur le front,
puis à Eric, et, délicatement, ajoute quelques pétales de fleurs...
« Laissez dormir votre ami, c’est un enfant... ». Un geste, un large sourire, et le flot mouvant du
quartier de Thamel l’a déjà avalé, dissout.

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Un verre de prudence, de modération ou d’aventure ?

Vivre une vie aventureuse… voilà un terme plaisant ! Mais qu’est ce que l’aventure ? Nous avions
entre 27 et 29 ans à l’époque. En 1979, gravir un ‘‘plus de 8 000’’ relevait encore d’un projet
d’envergure.
En ces premiers jours de mars, nous débarquions au Népal avec l’intention de gravir le Dhaulagiri,
en réaliser la première descente à ski. Expédition dirigée comme une entreprise, par un skieur dit
‘‘de l’impossible’’. Dans le même temps, une autre expédition s’attaquait à l’Annapurna, avec le
même objectif : skier à plus de 8 000m. L’on ne pouvait pas réellement parler de compétition mais
quand même…

Le but de ce récit n’est pas de décrire le déroulement de notre ascension. Il y a bien longtemps
que j’ai fait le tour de ce genre d’aventure. Qu’avions nous à recueillir ? Une gloire qui ne
concernait que notre propre égo ? La concrétisation de nos rêves d’alpinistes les plus fous ?
Mais au retour, une chose était certaine : des dettes à la banque. Celles de l’automne précédent,
consacré à gravir parois et couloirs de glace, du parc de Banff et Jasper, dans l’Ouest Canadien,
n’étant pas encore épongées.
Cette fois, nous nous attaquions avec un mélange d’excitation et de crainte, au redoutable
Dhaulagiri I (8176m), plongeant ainsi dans cet univers inconnu que nous appelions l’aventure.

Les semaines qui devaient suivre seraient déterminantes, mettant un terme aux interrogations que
je ne cessais de me poser: « Quoi faire pour ne pas gaspiller cette existence ? ».

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Adieu Eric, Jean-Louis, Pemba...

Mars 1979. L’expédition sur l’arête N-E du Dhaulagiri aurait pu réussir, malgré la mauvaise gestion
du temps et des hommes.
Le 11 mai, en compagnie d’Eric, nous installons un camp à 7600m. Epuisé par de longues semaines
de portage en altitude, je cède à Jean-Louis ma place dans la tente arrimée en pleine pente. Eric
en a dressé une seconde pour le reste de l’équipe à venir. Pour moi, le jeu est fini. Je n’irai pas au
sommet, il ne me reste plus qu’à regagner le col N-E.

Deux jours plus tard, la tempête frappe la montagne avec une force démentielle. Au col N-E, une
partie de nos tentes est emportée. Près de deux mètres de neige sont tombés à la fin de la nuit.
Pour ceux du dernier camp débute un enfer.

Pendant deux jours, nous restons sans nouvelles ; la montagne croule sous les avalanches. Une
première caravane de secours s’organise avec quatre Sherpas ; ils disparaissent dans la tranchée
de neige fraîche qu’ils ouvrent. Seize heures plus tard, ils font la jonction avec les survivants...
Vers minuit, nous retrouvons la caravane égarée sous le premier ressaut de l’arête.
Malgré la fatigue nous ne pouvons pas ne pas poser de questions. « Où sont Eric, Jean-Louis,
Pemba... » ?
Aucune réponse cohérente...
Pour l’un : « ils sont morts, là- haut... ».
Un autre nous questionne... « Eric, il est redescendu ? Une avalanche a emporté le camp... » !?!
Pemba aurait basculé dans le vide, arraché par le vent..

Face à tant d’incohérences nous avons posé des questions. Nous avons voulu en savoir plus...
comme les familles de nos amis, qui à notre retour du Népal, nous interrogeront. Nous avions tous
accepté la règle du jeu, ses risques, mais l’amitié a aussi sa règle...
Un peu d’humanité pour les fils, sœurs, frères...

A ce jour, les trois survivants du dernier camp sur le Dhaulagiri restent emmurés dans leurs silences.

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La montagne, les amis, la vie...

Dans le cercle de mes compagnons montagnards, le fonctionnement était assez simple. En fait,
j’avais rayé de mon vocabulaire l’expression ‘‘faire carrière’’, ayant la chance d’être un électron
libre menant sa barque sans s’être contraint à une occupation professionnelle dévorante.
Evidemment, un tel choix a un coût, qu’il faut payer cash : vie de famille, confort, avenir incertain...
Envisager un jour une paisible retraite aurait probablement fait hurler de rire mes amis. Je n’ai
aucun souvenir que nous eussions abordé ce genre de conversation.
De ces amis, il en reste si peu…

Grimper nous occupait six à sept mois de l’année. Le reste du temps, il fallait mettre les bouchées
doubles. Un boulot, voire deux simultanément, pour joindre les deux bouts.

L’argent ne fut jamais un barrage à nos projets. Nous pouvions réduire nos besoins au minimum,
pourvu que nous puissions débarquer à Kathmandu le moment venu.
A Chamonix, nous avions élu domicile au ‘‘National’’. Le bar était notre camp de base. Parfois
l’humeur, ou la compagnie, nous entraînaient au ‘‘Choucas’’, deux cent mètres en aval.
Nous colportions une image vaguement désordonnée. Les amis étaient sacrés, et notre passion
pour la montagne frisait l’innocence.

Pendant les périodes de mauvais temps, on nous retrouvait comme vendeurs, dans les magasins
de sport, ou comme manutentionnaires pour décharger les camions de viandes venant de Rungis.
Les nuits étaient turbulentes au ‘‘National’’, en compagnie de grimpeurs des quatre coins du
monde. Un chahut où personne n’entendait personne ; pourtant de nouvelles cordées se liaient,
élaboraient de nouvelles histoires à graver dans le granit. Si la météo ne laissait envisager aucune
amélioration, la bière aidant, des bagarres mémorables éclataient avec nos amis anglais ou
écossais, puisque nous les avions sous la main. Tout valsait... vaisselle, bouteilles, protagonistes,
dans les escaliers. Une fois dégrisés, il ne nous restait plus qu’à régler la note, et prendre un bon
savon par le patron, ce brave monsieur Simon.

Le lendemain, le beau temps revenu, M. Simon respirait... Nous avions rejoint les couloirs et
rochers de l’exceptionnel terrain de jeu du massif du Mont Blanc.

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Balade Irlandaise

Une fin d’après-midi, nous étions assis à notre table habituelle, avec Bertrand et Jean, quand nos deux gaillards sont
entrés. Tranquillement, nous préparions notre départ pour le lendemain. Direction : l’Alaska, avec le projet de gravir
l’éperon Cassin, sur la face sud du Mont Mac-Kinley.

- Salut Guy ! Je te présente Terry. Il cherche quelqu’un pour aller sur un sommet en Himalaya...
Notre homme est de taille moyenne, solide, cheveux en bataille, un dossier sous le bras ; un parfait représentant de
commerce. L’objectif : un sommet, jamais gravi, quelque part entre Kangtega et Thamserku, pas très loin de l’Everest...
- Jamais entendu parler... et puis nous partons demain pour…
- Non ! Non ! Ne répond pas tout de suite ! Je vais dîner à Argentière avec des amis. Prend ton temps, donne-moi
ta réponse dans la soirée.

Le voilà parti... Amusé par cette rencontre, Bertrand suggère qu’il passe une annonce dans le journal, Jean, plus radical,
qu’il aille se faire voir ailleurs. La soirée suit son cours. Vers les 23h, Jean me rappelle qu’avant d’aller me coucher, je dois
donner une réponse à l’Irlandais !

La 2CV de Bertrand gravit allègrement les quelques kilomètres qui nous séparent d’Argentière.
Ils sont là, une bonne tablée, quinze ou vingt. A juger de l’ambiance qui règne, ils n’ont pas dû sucer des glaçons !
« Guy, c’est formidable ! tu es venu, j’en étais sûr ! Voici le dossier ». Solennellement, Terry se lève et explique qu’en ma
compagnie, nous allons gravir une paroi vierge en technique alpine, réaliser la première association Franco-Irish, etc, etc...
Je suis assommé !

Vous me croirez si vous voulez, face à la tablée accrochée à ma réponse, la seule chose qui m’est venue à l’esprit, est :
« Et c’est pour quand ? ». Il m’embrasse. Voilà comment je me suis trouvé engagé à gravir la face nord du Kusum-
Kanguru.

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Kusum Kanguru

Mais d’abord, l’Alaska, le mont Mac-Kinley... tempêtes sur tempêtes... échec au pilier Cassin... Puis trois jours et trois
nuits passés sous le col, sans pouvoir redescendre. A sept dans un trou de rat misérable. Vraiment, l’impression de passer
des vacances dans un congélateur (– 40°C – 45°C...). Et au matin du troisième jour, comme dans la création, mais sans
jour de repos en prévision, sinon une vague éclaircie... avec deux de mes compagnons, nous filons, un peu comme des
voleurs, vers le haut. A 21h, nous étions au sommet... Gelures au visage, aux doigts... et heureux de rentrer à la maison.

Deux jours après mon retour, coup de fil de Terry ! Je l’avais totalement oublié !!!

- Hello Guy ! Bonnes nouvelles ! Je t’ai trouvé des chaussures neuves et un sac de couchage ! J’arrive à
Kathmandu le 15 septembre. Et toi ?
- Moi ?!!! Je te rappelle dès que j’ai trouvé un billet d’avion...

Voilà comment nous avons débarqué à Kathmandu, avec Roland qui découvrait le Népal. Au rendez-vous fixé chez la
Tibétaine, pas de Terry... Juste un bout de papier griffonné : « Je reste une semaine à Pokhara pour faire la fête. Je
rentrerai pour ton arrivée. »
Ainsi débutait une aventure peu commune, avec un type qui ne l’était pas moins. Terry a fini par rentrer, et nous avons pris
la route.

Je ne pense pas avoir jamais retrouvé un pareil compagnon ! Il fumait la marijuana à longueur de journée, buvait comme
ce n’était pas possible, mais sorti de cette débauche, l’autre Terry était un homme extrêmement cultivé, déterminé,
courageux, et excellent grimpeur en glace. Avocat en criminologie à Belfast, tous ses clients étant derrière les barreaux, il
jouait plutôt relâche, et pleinement !
Cela je ne l’ai découvert qu’au fil des jours...

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Voilà ce que je rumine dans la position inconfortable où nous allons passer la nuit à grelotter, pendus au-
dessus du vide, assis dans nos baudriers, jambes protégées par le sur-sac en goretex. Mon dieu, que
la nuit va être longue... J’ai mis au point une technique : je desserre la boucle du baudrier, libérant une
jambe, la rattache ensuite avant de faire de même pour l’autre. Cela occupe. Les ombres s’allongent,
recouvrent toute la paroi qui fuit sous nos pieds... 1000m d’un immense toboggan.

La nuit, l’esprit devrait se reposer... se reconstruire... mais en un flash, tu visualises la chute dans le
couloir. Pas de souci, Terry a été généreux en pitons pour l’amarrage de notre nid nocturne.
J’ai posé le réchaud sur le petit replat taillé à coup de piolet. Nous n’avons rien bu de la journée.
Dans la première partie du collecteur d’avalanches, j’étais devant. 60, 70 degrés d’une pente en bonne
glace. La suite, c’est Terry. Des goulottes à 80, 90 degrés...
Des échanges réduits au minimum nous évitent des malentendus…

Au camp de base, nous avons laissé Phu-Tsering, le sirdar, avec le cuisinier. Terry, dans son meilleur
anglais, lui a expliqué où se déroulerait notre seconde tentative : dans l’incroyable collecteur d’avalanches
que Doug Scott a baptisé ‘‘La roulette russe’’... L’invitant, si nous ne sommes pas de retour dans une
semaine, à plier le camp et rentrer dans son village.
Mon anglais est minable, mais j’avais compris. Il m’a fallu réconforter le sirdar, lui dire que nous
reviendrions. Phu Tsering était inquiet. Papa depuis une semaine, nous lui avions promis de prendre en
charge une partie des frais du banquet, de retour à Kumjung... Banquet où nous étions conviés.

- Guy ! Il s’appelle comment le sommet au fond ?


- Cho Oyu ! 8 201 mètres !
- Il est très beau ! On pourrait le réserver pour l’an prochain, n’est-ce pas ?
- Essayons de dormir, veux-tu ?

La suite ? Nous n’avons pas pu sortir au sommet, beaucoup trop dangereux. La descente ne fut pas une
mince affaire... la perte du réchaud nous a laissés deux jours sans boisson.
Quand notre bon Phu Tsering et le ‘‘cook’’ sont apparus sur la moraine, un grand thermos de thé à la main,
ils riaient comme des gamins. Je les ai embrassés.

Nous allions enfin oublier la montagne, passer à autre chose dans la vallée... ses bruits, ses odeurs,
l’autre vie quoi…

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2009, ou trente ans après...

C’est seulement alors que j’ai pris conscience que ce choix n’était pas le pire.
Le Sadhou avait raison...
Le gros de la route est désormais derrière moi. De temps à autre, je regarde, furtivement, par-
dessus mon épaule, vers la vieille boîte à images du passé... Je préfère chercher dans le futur ce
qu’il cache encore de sens à une vie... Trente années écoulées, depuis cette rencontre...

De ce douloureux premier contact avec le Népal, demeure cependant un bonheur... la générosité


des Sherpas et leur courage dans les situations les plus extrêmes. Je leur ai toujours accordé ma
pleine confiance, et je n’ai été que très rarement déçu.
Maintenant, j’aimerais vous faire partager quelques moments de vie de ce merveilleux pays, le
Népal. Merveilleux, et si pauvre...
Vous présenter tous les gens que j’aime là-bas. Impossible...

Je ne peux vraiment donner de conseils pour aborder le Népal si ce n’est : plongez, sans hésiter,
et à pieds joints dans les rues de Patan, et surtout, ne soyez pas pressés dans Bakthapur. Rôdez,
égarez-vous dans la vieille ville de Kathmandu, sans crainte... il y aura toujours quelqu’un pour
vous ramener sur le chemin.
Et si vous rencontrez un vieux Sadhou qui s’approche de vous, vous appelle ‘‘Baba’’, ne cherchez
pas à l’éviter. Laissez le saint homme enduire votre front, et allez, la tête pleine d’étoiles, aux pays
des mille dieux.
Si vous n’êtes pas familiarisé avec l’Hindouisme, personne ne vous en voudra ; par contre, le
Bouddhisme imprègne davantage l’esprit des hommes.

Maintenant, quittez Kathmandu.


Un ami français qui y réside m’a dit : « Si l’on vient dans ce pays et que l’on ne marche pas, que
l’on ne va pas dans ces vallées, ces merveilleuses montagnes du Népal, l’on n’a rien à y faire. »
Je serai plus indulgent.. Au-delà de Kathmandu, un autre monde existe.
Le peuple des collines vous attend, mais il vous faudra gagner la prodigieuse barrière himalayenne,
où vivent des populations blotties dans des vallées à plus de 4000m...

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Népal d’hier et d’aujourd’hui

Avant d’aborder les frontières actuelles du Népal, imaginons ces marches himalayennes, territoire de nombreux fiefs et
petits royaumes, s’élevant des plaines indo-gangétiques vers les prodigieux sommets de l’Himalaya.

Au XVIIIème siècle s’élabore la réunification du pays sous l’impulsion de Prithvi Narayan Shah le Grand. Homme d’Etat,
politicien avisé, il forgera en 25 années d’alliances, d’intrigues et de guerres, son rêve.
Ainsi débutait la dynastie des Shah.

Profitant d’intrigues de cour, et avec le concours des militaires qui lui étaient dévoués et des frères du roi, Jung Bahadur
du clan des Rana fait assassiner, en 1846, les nobles, les militaires et courtisans fidèles de l’entourage du monarque.
Désormais, celui-ci n’aura plus qu’un rôle honorifique, et le pouvoir des Rana s’établira au Népal pendant plus d’un siècle.

En 1951, soutenu par l’Inde, le roi Tribhuwan, appelé le père de la démocratie népalaise, met fin au régime des Rana et
rétablit la dynastie Shah.
A sa mort, son fils Mahendra Bir Bikram Shah interdit les partis politiques au profit du système du Panchayat. Ce système
est fondé sur un conseil élu par la population des 16 villes et des 4000 villages. Ces conseils communaux dépendent à
leur tour des 75 panchayats de districts. En 1972, au décès du roi Mahendra, son fils Birendra lui succède.

Les violentes émeutes de 1979 et de 1990, réprimées dans le sang à Kathmandu, furent le terreau de la rébellion et de dix
années de ‘‘la guerre du peuple’’. S’inspirant du mouvement naxaliste indien du Bengale et de celui des Maoïstes indiens,
les rebelles du Népal adoptèrent une stratégie d’encerclement des villes par les campagnes.
A partir de 1996 la guérilla s’intensifie, visant d’abord les forces de police dans les districts de Rolpa et de Rukum, puis
s’étendant aux autres districts du Népal.

Le 15 août 2008, le charismatique Prachandra, le chef de la Révolution du Peuple, est élu premier ministre de la Première
République du Népal.

Si l’on voulait faire aujourd’hui le bilan du Népal, on dirait qu’il reste un des derniers bastions marxiste-léniniste au
monde, avec l’effondrement de la monarchie et l’avènement de la 1ère République, sous l’impulsion du mouvement
révolutionnaire Maoïste.

22
Des années de corruption, d’instabilité politique, d’état d’urgence, ont laissé le pays criblé de dettes, son économie
touchant le fond, parmi les plus pauvres du monde.
Le mouvement maoïste était inévitable, la misère trop criarde, les gouvernements successifs pillant les caisses. En 1996,
quand la révolution débuta, avec ses groupes para militaire du CPNM ( Parti Communiste Maoïste Népalais) s’attaquant à
tout ce qui porte un uniforme et fait ‘‘sa petite loi’’, les campagnes l’ont accueilli favorablement.
Rapidement la police a été relevée par les militaires. Des zones entières, fermées aux ONG, ont connu des exactions
sans nom. Les journalistes népalais désireux de les dénoncer au monde, furent mis hors jeu par la police et l’armée. Les
prisons furent remplies d’hommes courageux, parmi lesquels les directeurs de la presse locale.
Par ailleurs on a assisté également à l’enlèvement de ces mêmes journalistes mais par les révolutionnaires. Ils furent alors
soumis à des pressions, endoctrinés, quand ils n’étaient pas sommairement exécutés.
Les chefs maoïstes édictèrent des mesures afin de mettre un terme à la prostitution et au trafic d’enfants. Ils souhaitaient
la mise en place d’un système d’auto-gestion de l’aide internationale faisant disparaître la plupart des ONG. Ils exigeaient
l’abolition de la monarchie, le départ immédiat du roi Gyanendra, soupçonné d’avoir commandité l’assassinat de son frère
le roi Birendra. Assassinat trop facilement attribué au prince héritier, une bonne partie de la famille royale y a perdu la vie.

Les années ont passé... Les Maoïstes qui n’ont jamais eu de relations avec leur voisin chinois, ont utilisé à leur tour la
terreur dans les campagnes pour recruter.
Aujourd’hui, le pays reste fragile, mais du moins la paix est revenue. Les Maoïstes avaient promis l’éradication de la
prostitution, mais nombreuses sont les jeunes femmes jetées dans les bordels qui fleurissent à chaque coin de rue de
Thamel…
Reste le bilan de 12 ans de guérilla : 13000 morts !

Si en 1979 le pays comptait 15 millions d’habitants et prenait appui sur un tourisme en pleine expansion, en 2009, la
population est d’environ 27 millions d’individus. Pas de travail, peu d’industries, et nul prêt de la banque mondiale pour
financer l’immense projet de l’Arun : vendre l’électricité aux indiens grâce aux puissants fleuves de l’Himalaya.
Sans ces montagnes, on ignorerait le Népal, qui connaîtrait le sort du Darfour ou du Bangladesh.
La douleur devrait marquer les visages de ses stigmates face à des lendemains sans futur. Et bien non ! Les Népalais ne
donnent pas cette image. Insouciant, avec ce sens de l’imprévoyance qui le caractérise, ce peuple occulte les situations
ingérables, dans l’anarchie et l’improvisation.

Ce pays semble aujourd’hui embarrassé par sa couleur politique. Cependant, il faut espérer le voir rejoindre, avec son
peuple attachant, de meilleurs horizons.

24
Visite de la ville

L’agglomération de Kathmandu surprend le voyageur. Des maisons imbriquées sans élégance,


des embouteillages, des tas d’ordures à demeure, nous avons une idée du décor...
A la recherche d’un bureau de change, d’une boutique d’équipement de randonnée, ou d’un hôtel
pas trop cher, on aboutit inévitablement à Thamel. Le quartier le plus bruyant de la ville, rendez-
vous des voyageurs. Le soir venu, les bars se concurrencent à coups de décibels, les taxis
chassent en meutes, et les conducteurs de rickshaws, les vendeurs à la sauvette de hachish,
abandonnent la place aux rabatteurs et aux prostituées.
Mais il y a la beauté de l’architecture du Durbar-square... Ses temples avec leurs marches
occupées par des marchands d’antiquités plus ou moins authentiques, plutôt moins que plus... Le
marchandage va bon train sous le regard de Garuda, le dieu oiseau qui veille sur l’ancien palais
royal.

A l’angle de Basantapur, on est happé dans la célèbre Freak Street. Là arrivaient jadis les
pèlerins... C’est là que conduisaient les chemins de Kathmandu.
Subsiste toujours l’ambiance chère aux nostalgiques des années 60, quand les hippies, imprégnés
de rêves, chantaient ce peuple souriant et accueillant, la marijuana et le haschich en vente libre...
Dans les volutes de fumée échappées des shiloms, le monde parfait... Oubliées les duretés de
l’existence, les religions trop strictes, au bénéfice de pratiques où s’entrelaçaient tantrisme et
bouddhisme. Hippies et voyageurs de tous poils réinventaient le monde, sous les yeux d’une Asie
qui découvrait un visage insoupçonné de l’Occident.

Cependant, un Kathmandu de rêve existe bien. S’écarter de quelques pas... et les ruelles offrent
des cours intérieures, des trésors cachés d’architecture médiévale. Dans le chaos, d’anciens
palais Rana dissimulent d’élégants jardins retirés du bruit et de la poussière.
Ne cherchez pas de plan de la vieille ville... ça n’existe pas ! A l’exception des quartiers récents,
aux avenues baptisées, les vieilles rues sont sans nom. Untel vous dira, j’habite Assan Tole. Tole,
c’est le quartier... Assan Tole fourmille d’une centaine de ruelles ramifiées, sans indications...
Il faut en appeler à la déesse de la Providence ! Et cheminer sans but précis. Se révèlera alors
l’extraordinaire héritage du vieux Kathmandu.

26
Patan

Poursuivons vers Patan, une des trois villes royales de la vallée. Dans le passé, la rivière Bagmati
séparait Patan de Kathmandu... aujourd’hui l’urbanisme a tout envahi.

Lalitpur est l’autre nom de Patan. J’aime, ça sonne bien. D’ailleurs, Lalitpur signifie la cité de la
beauté...

Il faut y venir tôt, le matin, quand la lumière caresse sa pierre, doucement... Alors dans la douceur
du quartier qui s’anime, on se glisse dans les légendes de Lalitpur...
N’est-il pas dit que l’Empereur Ashoka serait son fondateur ? Que le Bouddha lui-même y aurait
séjourné avec ses disciples ?

Une profusion de temples, et de beautés diverses, où réel et légendes se mêlent...

29
Bakthapur

Eloignée de Patan de quelques kilomètres, Bakthapur, troisième capitale de la vallée, est connue
aussi sous le nom de Badghaon, la ville de la dévotion. La légende affirme que le plan de la ville
est un mandala, au coeur duquel la cité serait incluse dans un triangle magique. Trois temples
dédiés à Ganesh, le dieu éléphant. L’Unesco a grandement contribué à la conservation de ces
beautés.

Bakthapur, jusqu’au XVIème siècle, dominait, politiquement et économiquement, le Népal. Au


XVIIIème siècle, après la réunification de petits royaumes par la puissance Gurka, le royaume de
Bakthapur s’est trouvé rattaché au Grand Népal, mais la ville a gardé une jalouse indépendance.

Un mal, semble-t-il insoluble, frappe la vallée de Kathmandu, n’épargnant ni Patan ni Bakthapur...


la pénurie d’eau.

Les puits quasiment à sec. L’approvisionnement se fait par camions-citernes. Jamais de colère, la
courtoisie est de règle, autant y aller avec le sourire, de toute façon demain, rien n’aura changé...

30
Sites religieux importants autour de Kathmandu

Le stupa de Bodhanath est le sanctuaire le plus grand, le plus représentatif. Vénéré par les
Bouddhistes de la vallée, du Népal et de tout l’Himalaya, il émerge au-dessus des toits des
maisons. Le regard pénétrant du Bouddha est peint sur les quatre versants de la tour surmontant
le dôme parfait du stupa.

Bodhanath, parcelle de la diaspora tibétaine, est également un haut lieu de la recherche


philosophique d’où rayonnent les différentes écoles diffusant la parole du Bouddha.
Si l’Hindouisme m’a toujours déstabilisé par sa complexité, ce n’est pas le cas du Bouddhisme.
Rien d’embrouillé, d’inextricable... trois règles : le Bouddha lui-même, la parole du Bouddha, le
respect dû à la communauté religieuse.

Si le stupa de Bodhanath, est exclusivement consacré aux Bouddhistes, il en est autrement de


Swayambhunath, également baptisé ‘‘Le temple des singes’’. Swayambhunath signifie ‘‘Celui qui
est né du lotus’’. Exemple vivant d’espoir pour notre humanité, en toute fraternité, mêlant certains
rites, se prêtant la place, Bouddhistes et Hindouistes cheminent autour du sanctuaire.

Budhanilkantha, malgré la consonance, n’a aucun lien avec le Bouddha. Il est dédié au dieu
hindou Vishnou, préservateur de la Vie. La tradition voulait qu’il soit interdit au roi du Népal de
contempler cette représentation de Vishnou, qui le ferait mourir.

33
Au risque d’y perdre son latin

Curieux mélange que la population Népalaise. Une multitude de langues, d’ethnies, de groupes divisés en castes, de
strates culturelles, font du Népal une mosaïque complexe, imperméable à toute généralisation.
Dans la vallée de Kathmandu, les Newar forment le groupe dominant. Leur société imbrique hindouisme et bouddhisme,
rendant difficile la perception des rites... Mais du moins touche-t-on au secret d’une entente rare, d’une tolérance
instinctive entre communautés religieuses différentes ! Jusqu’à présent, l’Hindouisme est religion d’Etat, pratiquée par
87% de la population, le reste vivant son Bouddhisme.

Bouddhistes et Hindouistes ont leurs propres fêtes, mais chaque communauté participe à celles de l’autre.
Il y a tellement de festivals et de fêtes que leur nombre dépasse la totalité des jours de l’année ! Alors, comment faire ?
Pour vous repérer, rien de plus facile ! Les Népalais n’ont pas moins de trois calendriers différents. Une telle complexité
que pour évoquer précisément un jour, il faut consulter 2 voire les 3 calendriers. Certains mois, tel jour est néfaste, on le
supprime ! Un autre mois, pour combler un vide lunaire, on vous collera deux jours identiques.
Il faut bien admettre qu’il y a de quoi y perdre son latin.

Dakshinkali : offrandes et sacrifices

Parfois les offrandes quotidiennes ne suffisent pas… Kali, la sanguinaire, a un besoin impérieux de sang.

Cliché, affreusement réducteur, d’un peuple vivant le sourire aux lèvres, tolérant et passif.
L’actuel Népal n’existe que par une sanglante réunification. Les Anglais ne s’étaient pas trompés en puisant dans les
ethnies Gurung et Tamang pour composer le prestigieux corps des Gurkas. Redoutables soldats, ils semaient la terreur
chez l’ennemi avec leur couteau à lame courbe, le Kuchri.

Pour rejoindre DakshinKali, à 20km, la plupart des habitants de Kathmandu vont en bus, ou en voiture. On vient à
DakshinKali, afin d’éloigner toutes les influences néfastes dont tout Népalais se croit menacé le mardi et le samedi !
Alors chacun implore Kali, apporte sa volaille ou une chèvre afin de la soumettre au couteau de l’officiant qui tranchera
la gorge de l’animal avant de le confier aux ébouillanteurs ou plumeurs, en fonction de l’espèce.

37
Le premier Riz

Le premier des trois événements majeurs de l’existence. Dès que l’enfant atteint son cinquième mois, la famille organise
La fête du premier Riz. Même si l’enfant n’est pas totalement sevré, il doit absorber sa première nourriture solide, en
présence d’un Brahmane. Une cérémonie peut réunir des centaines de personnes à la maison.

La mère enduit de vermillon et de safran le front de l’enfant, tandis qu’avec une pièce d’or, le père présente le riz, le dal, le
miel, le beurre, les légumes et d’autres aliments qui, désormais, deviendront le repas quotidien du petit enfant. Quelques
cadeaux, un peu d’argent complètent le rituel.

38
Le mariage

Aujourd’hui, les mariages d’amour sont plus fréquents, mais la majorité n’est qu’arrangements. La tradition veut que le
marié découvre sa promise le jour-même... La surprise peut être agréable comme la déception de taille !

Dans les milieux de bonne famille, où l’intérêt financier joue, le garçon rencontre sa belle. Si elle ne répond pas à son
goût, poliment, il fera savoir qu’il a un autre engagement...
Un fils de bonne famille peut recevoir quantité de propositions... à la condition que la belle soit rattachée à la même caste !
La mort

De tous les sites sacrés de la vallée de Kathmandu, Pashupatinath est le plus émouvant. Il règne
une atmosphère irréelle dans ce lieu au temps effacé. Et quand les toits de cuivre resplendissent,
que les façades séculaires se reflètent dans les eaux de la rivière Bagmati, on croit assister à une
fresque tout droit sortie de l’épopée du Râmâyana.

Pashupatinath, la cour des miracles... Le boutiquier côtoie le prêtre venu officier, le lépreux,
mendiant, fait un brin de causette avec l’agent de police. Une fanfare accompagne un corps vers
le bûcher, croisant sur sa route un groupe de touristes affolés ne sachant où donner de l’appareil
photo... perdant du coup toute pudeur envers la famille du défunt.
Mais dans cette kermesse sans cesse renouvelée, prient, méditent, les renonçants, ceux que
l’on admire pour leur ascèse, que l’on craint pour leurs pouvoirs. Drapés d’or et de rouge, le front
barré des couleurs distinctives de Shiva ou de Vishnu, ils roulent entre leurs doigts les grains de
leur ‘‘mala’’. Ce sont les Sadhous, les renonçants. Détachés de tout matérialisme, ils prient pour la
grandeur de Shiva et côtoient déjà les dieux, sur les rives d’un autre monde.

La crémation est un acte d’amour envers le défunt. Quand le corps terrestre sera consumé,
les cendres, livrées à la rivière Bagmati, iront rejoindre les eaux sacrées du fleuve Gange, le
fleuve Dieu, nourricier de l’Inde. La crémation est la route sacrée. Elle conduit à la prochaine
renaissance, ou à l’ultime libération.

Ce soir à Pashupatinath, la fête de Shivaratri célèbre la pleine lune de mai, fête de la fécondité.
De ces noces païennes, où se mêlent le feu et l’eau, s’élève le chant des prêtres. Les fidèles se
pressent sur les berges de la Bagmati par obéissance envers Shiva.
Les Hindouistes croient dans les temps cycliques… à l’éternel retour. La multiplication
d’évènements tragiques, ces dernières années, a rapproché ces hommes et ces femmes de leurs
dieux. 12 ans de guérilla et plus de13 000 morts. La famille royale assassinée, dont on a brûlé les
corps dans le sanctuaire de Pashupatinath, a donné lieu à des scènes d’hystéries ; des centaines
d’hommes se sont fait raser le crâne en signe de deuil. Aujourd’hui le roi, représentation divine, est
destitué, et le pays en est bouleversé.

Shiva semble avoir accéléré la roue du temps. La crainte s’est glissée dans le cœur des hommes
qui implorent le pardon de leurs fautes. Sous la lumière blafarde de la lune, sous un ciel immobile,
toute logique s’égare. Avons-nous seulement notre place dans ces lieux ?
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Les Sadhous prient pour la grandeur de Shiva

et côtoient les dieux sur les rives d’un autre monde


Dolpo

J’aime le bruit de la théière... Ce matin, tout est bon, beau... si reposant... La rumeur de Pokkara parvient à peine... L’air,
doux… Bref, l’impression d’être au paradis.
Damber Parajuli de Prestige Adventure a bien fait les choses ; le Fish Tail, planté au milieu du lac, est le lieu idéal pour
griffonner quelques impressions à chaud. Nous rentrons d’une longue, extraordinaire randonnée de plus de 60 jours.

Avec Bernard, nous sommes partis de Kathmandu à la mi-juillet, en pleine mousson. Il s’agissait d’aller chercher un vol à
Nepalganj, ville frontière avec les plaines indiennes. Sans illusions... Pourrions-nous seulement décoller ? Ciel bas, chargé
d’orages...
Une pluie battante occupa l’esprit et la conversation toute la soirée. Dans la moiteur de la chambre, je tarde à m’endormir,
et compte les géckos grimpant aux murs. Le groupe électrogène alimente les ampoules nues, accrochées dans le couloir,
sans permettre à la bière d’être suffisamment fraîche. La ‘‘clim’’ marche par intermittence, la température frise les 45°C.
Au fil de nos voyages vers Dolpo, ou vers l’Humla et le Tibet, nous avons toujours atterri dans cet hôtel, à l’autre bout de
la ville de Népalganj. Et sans jamais savoir combien de jours, nous demeurerions... Surtout, ne pas avoir de calendrier
impératif... A quelques exceptions, ce fut toujours ainsi.

Au matin, temps clair... Un appareil de la Yéti Airlines nous fait deux places au milieu d’un fatras de bagages, de sacs de
ciment et autres matériaux. Quelques dizaines de minutes et nous voici en vue de l’altiport de Dzuphal. Un éperon, une
corniche de terre battue, parsemée de caillasses.
Comme dans bien d’autres lieux du Népal, la dépose ne manque pas de piment. Depuis deux jours, notre équipe nous y
attendait, avec le reste du matériel.

En compagnie de Bernard, de deux Sherpas et six porteurs, nous projetons de gagner le nord du Dolpo, et de suivre la
frontière à proximité du col de Maryum. Nous obliquerons alors vers Karcha. De col en col, nous finirons bien par atteindre
le pied d’un rude rempart qui ferme l’accès à la Hidden Valley. La suite sera facile... le col du Dhamphus, au pied du
Dhaulagiri, et descente vers Marpha et la confortable vallée de la Kali Gandaki.
Ensuite, direction le Mustang, Lo Manthang pour les moissons, et la frontière du Tibet, si tout va bien...

Nous sommes le 20 juillet. Début octobre, il serait parfait d’être à Kathmandu.


Depuis trois mois, je marche. Du Ladakh au Zanskar, de la Nubra à la Marka, du Changtang au Karnakh, de Kathmandu à
Lhassa. Une année riche, humainement, et productive au plan cinématographique.
La machine est rôdée, il ne reste que 17 cols, à plus de 5000. Et je retrouverai ma maison d’Amilly où des travaux
m’attendent depuis deux ans...

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Dix-huit années me séparent de mon premier voyage au Dolpo.

A l’époque, le haut Dolpo était absolument interdit aux étrangers. L’attrait de l’interdit, suffisamment stimulant, nous
engagea sur les traces de l’écrivain Peter Mathiessen. Un séjour de six mois dans les hautes vallées, une brève incursion
à Shey Gompa, m’enthousiasmèrent au point d’avoir envie d’y revenir.
Dans son livre, Peter relatait la découverte d’une peinture représentant un Yéti femelle... Il se désolait de n’avoir pas eu
d’appareil photo sous la main. Ramener ce document étonnant ! Quand on sait que les histoires de Yéti se déroulent
essentiellement dans le Kumbu, au pied du mont Everest... Il n’en fallait pas plus pour me lancer dans cette aventure, qui
aux yeux de certains me fit passer pour un insensé.

Alors pour moi, remonter la piste, le long du torrent, c’est aussi remonter le temps...

Mais en m’acheminant vers ces hautes vallées, je ne peux m’empêcher d’être préoccupé. Que vais-je y retrouver ? Vais-je
seulement m’y retrouver ?
Visuellement, je crois que peu de choses peuvent changer dans ces hauts décors himalayens, ou imperceptiblement,
difficiles à déceler. L’éternité du haut Dolpo... un monde ancien, retiré, loin de tout.
Le principal bouleversement opéré est dû à la confrontation avec le monde extérieur, dès l’ouverture de cette région aux
randonneurs, en 1989. Le choc avec le monde moderne...
Le Dolpo s’entrouvre alors.

Curieusement, à l’exception des caravaniers de Dolpo, qui descendaient et côtoyaient les populations des vallées du sud,
les Dolpo-pa avaient rarement vu de Népalais venir chez eux, depuis les lointaines vallées de Pokhara, et encore moins
de Kathmandu. Ils découvraient avec étonnement qu’au-delà de ces montagnes les protégeant du reste du monde, il y
avait des hommes, au langage différent...
Ne parlons pas des rares voyageurs parvenus à se frayer une route jusque-là.

Que de bouleversements cela entraîna-t-il dans ces vallées perdues !

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Si certains jeunes quittèrent le village, charmés par le chants des sirènes citadines, d’autres populations vinrent se greffer
sur le bas-Dolpo. Des vagues de réfugiés Tibétains traversèrent la région, pour certaines s’y fixer.
L’augmentation, même peu sensible, de la population dans certaines zones peut prendre des proportions dramatiques...
Le mode de production de ces agriculteurs-pasteurs produit à peine de quoi tenir sept mois par an...
Il fallut bien combler la pénurie par l’astucieux système de l’échange de l’orge contre le sel avec le Tibet. Une mesure de
grains rapportait deux mesures de sel. Une partie de ce sel, indispensable à la vie, restait au Dolpo. L’excédent, très prisé,
était à son tour transporté vers le sud. Un profit en grains permettant juste de ne pas mourir de faim.

En arrivant avec Bernard à Shey Gompa, nous redécouvrons la modeste Gompa, située au pied de la Montagne de
Cristal, à deux jours du premier village. Seules quelques tentes de pasteurs, près d’un ruisseau, signalent la présence des
hommes. Ils passeront le court été dans ce fond de vallée.
A la lueur de la lampe frontale, la peinture du Yéti, haute d’une dizaine de centimètres émerge des ténèbres... Un Yéti
femelle faisant une offrande à Milarepa, le saint. Il avait séjourné plusieurs années, en méditation, seul dans une grotte, se
nourrissant exclusivement d’orties.
Le sentiment de retrouver un vieux copain…

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Fête du Yaourt

Les Dolpo-pa ont une notion tout à fait particulière de l’espace géographique où ils vivent. Les divinités résident
sur les montagnes qui les entourent. Cosmologiquement, leur monde tourne autour de l’axe du mont Méru
(Kailash). Les villages se protègent par des Latos, autels en pierre, juchés sur un promontoire dédié à la divinité
locale.

Dans la Gompa, les religieux sont divisés en deux groupes. A gauche : les Bon Po ; à droite : les Bouddhistes
Rnigmapa, ou école des Anciens. Pour la cérémonie du yaourt, le rituel mêle les pratiques magiques des
anciens cultes Bon, et celles du Bouddhisme Lamaïsme. Ensemble, ces hommes opposent leur arsenal
religieux aux maléfices, pour conjurer les malheurs d’un monde où l’homme est si vulnérable. Univers peuplé de
créatures surnaturelles, où le sacré est partout omniprésent. Il faut donc mélanger la farine d’orge et le beurre,
pour donner naissance aux tormas, gâteaux sacrificiels. De même avec le yaourt, richesse qui sera partagée
avec les Dieux.

Si les évènements extérieurs à leur monde les touchent peu, il en est un qui a profondément bouleversé leur
fragile économie : l’occupation du Tibet par la Chine, mettant en péril les échanges du grain contre le sel... Au
moindre incident sur le territoire occupé du Tibet, la Chine ferme hermétiquement le passage des cols vers le
plateau tibétain. Les Dolpo-pa se trouvent à nouveau privés de ces échanges du sel et des nouveaux trafics
développés par la Chine.

« Dans le temps, raconte un des


marchands bloqués depuis des jours
sous le col, nous allions chercher le sel.
Nous ramenions également des chèvres
en prévision des fêtes de Dasain.

Maintenant, nous ramenons surtout


de la bière, des DVD, des boîtes de
conserve, des médicaments, des
plastiques... Des tas de babioles qui ont
accentué le désir de consommation… et
même des revues porno. »
Yersa Gombu

Ce soir, nous sommes bel et bien perdus.


- Dinesh, est ce qu’il reconnaît la route ?
- Non ! Il dit que la dernière fois qu’il est venu dans le coin, il est passé de l’autre côté de la
vallée.
- Alors pourquoi n’a-t-il rien dit ? Bientôt il fera nuit... il n’y a même pas un replat pour
planter la tente ! Pourquoi ?
- La Yersa, Guy…

Et voilà ! Nous y sommes ! Si depuis ce matin nous faisons les Dahus, si les porteurs, tout
comme nos deux Sherpas, n’avancent pas et sont dispersés aux quatre coins de la montagne,
c’est pour la Yersa Gombu. J’aurais dû m’en douter.. Toi tu marches, paisible, confiant, mais nos
gaillards, eux, partent aux champignons ! Si encore ils m’avaient dit « donne nous un jour, on part
à la cueillette », pas de souci, tu sais à quoi t’en tenir..

Bref, c’est ainsi... Mais cette affaire de Yersa Gombu est assez étonnante… Il ne passe pas
un jour où on ne l’évoque. Plante singulière.. Un ver que les dieux sèment sur la terre, qui se
transforme en plante ! En réalité, un champignon, le Cordiceps, colonise une chenille. Seule une
pousse discrète émerge, à la surface du sol. La racine, coudée, s’enfonce à quelques centimètres
sous terre. On attribue à cette plante-animal bien des vertus. En particulier, celle d’être un
puissant aphrodisiaque, mais elle soignerait, aux dires des locaux, le cancer et toutes sortes de
maux.

Quoi qu’il en soit, le fait que ses vertus aphrodisiaques soient reconnues a suffit aux Chinois,
Coréen et Japonais pour chercher à se l’approprier à tout prix. Le problème est bien là !
Ces dernières années, le prix de la Yersa Gombu a atteint des sommets. D’une centaine de
dollars, il y a quelques années, la plante de bonne qualité atteint le prix de 1500$ le kg au
marché noir, à Kathmandu. Et entre 28 et 35 000$ à l’étranger. Les gens désertent les villages,
abandonnent cultures et bétail, pour parcourir les pentes des montagnes du Dolpo en quête de la
plante. Cette nouvelle ruée vers l’or, attire la convoitise, et des meurtres sont à déplorer...

D’autre part, un ramassage à outrance, face à la demande croissante, menace de disparition


cette espèce mystérieuse. Mais pour le Népalais, qui ramène quelques grammes ou centaines de
grammes de la montagne, l’aubaine ne se refuse pas.
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Hidden valley... La vallée cachée

Un épais brouillard baigne le fond de la vallée. L’humidité gagne... nous repousse vers la chaleur de la tente cuisine. De
toute façon, il n’y a plus rien à voir.
La tente cuisine... l’endroit idéal ! Toujours quelque chose à se mettre sous la dent, un paquet de biscuits, une tasse
de café ou de thé... Le réchaud fonctionne en permanence. J’aime son ronronnement. On peut rester des heures, là, à
attendre le dîner, ou rien de particulier... Mais pas ce soir ! Pour la dixième fois, nous ressortons les photos, la description
de Paulo Grobel pour accéder à la Hidden vallée. Un itinéraire, rarement emprunté, qui conduit quelque part entre le col
du Damphus et le col des Français. Il n’est pas question de se planter au départ, demain matin.
Avec Bernard nous rentrons d’une reconnaissance le long de la rivière, avec l’impression d’être dans le vrai. Il s’agit juste
de prendre le bon éperon à l’attaque.

Dinesh et trois porteurs peu chargés nous accompagnent. Une tente, trois jours de soupe et de biscuits, cela devrait faire
l’affaire. Sinon... souci ! Il faut interpréter infos et photos, le groupe a parcouru l’itinéraire dans l’autre sens... Alors… une
longue descente devient une très longue montée. Par contre, une montée difficile dans des pierriers croulants, devrait
être à notre avantage, une rapide descente. Nous arrivons au terme de notre longue traversée du Dolpo. Bernard est
confiant, paisible. Personnellement, je ne le suis pas du tout !

4h30, il fait nuit noire. Le camp est plié, le brouillard ne s’est pas levé. Un premier couloir est croisé. Nous prendrons le
suivant, conduisant sur un replat. Et, rapidement, nous buttons contre la montagne. A l’évidence, cela ne passe pas.
Je laisse les copains, et file à gauche en reconnaissance. Une étroite piste s’élève. Zut ! La photo de Paulo ne parlait
pas de ce côté... Le sentier monte bien mais, rapidement, les autres sont hors de portée de voix. Il faut redescendre les
chercher.

Le jour s’est levé, voilà maintenant deux heures que nous nous hissons dans des gazons de plus en plus raides. Interdit
de tomber ! Tiens, voilà que la suite n’est qu’une succession de dalles moussues, abruptes. Ça ne passe plus.
Navrante constatation : je me suis planté... Pas la bonne route, il faut redescendre ! Le moral en prend un coup !
Il aurait fallu patienter, attendre un peu que le jour se lève...
Mais, autre lueur... Les porteurs viennent de trouver deux bergers qui connaissent le sentier. L’un d’entre eux l’a suivi
pour récupérer un jeune yack égaré, de l’autre côté de la montagne.
S’il accepte de nous montrer la route ? Discutons le coût de la journée. Comme si cela était discutable !
Le nourrir, une place dans la tente... et nous voilà repartis.

52
Bernard allonge le pas. Les premiers 1100m sont très raides, dans des pentes
coupées de couloirs de schistes. Le brouillard s’est levé ; de notre perchoir la vue est
somptueuse, prodigieuse même. Devant, notre gaillard avance comme une brute.
La pente devient abrupte ; nous nous glissons entre de petites crêtes rocheuses.
Prudence... c’est pas un endroit pour des fantaisies. Ha ! Il s’est arrêté... Il était temps !
Je fais de même, complètement essoufflé.

Vers 14h, après avoir longé un ressaut de couleur fauve, nous la découvrons enfin...
Elle est bien là, la Vallée oubliée. Son fond encaissé où serpente le ruisseau comme
une ceinture d’argent. La descente n’est pas une mince affaire pour autant. Je
m’imagine Paulo et ses copains montant en sens inverse, exposés aux chutes de
pierres... Pas terrible le coin !

Puis une descente abrupte, où effectivement nous croisons des bouses de yack... Je
m’étonne toujours que des yacks puissent passer par de tels endroits... Une autre fois
où nous avions franchi le col du Tachi Lapsa, depuis la région du Kumbu, pour gagner
la vallée du Rolwaling, nous avions posé deux rappels dans l’éperon, sous le col. Là,
surprise : des bouses de yacks… et nous circulions encordés….

En arrivant au premier village, le lendemain, nous avions eu la réponse. Les hommes


descendaient des bêtes de 300kg, à bout de corde. Il y avait des pertes, mais le
commerce restait lucratif.

En attendant, nous prenons pied dans la Hidden Valley. Assis dans un parterre de
fleurs, nous constatons que le ruisseau cristallin aperçu de tout en haut est un violent
torrent à traverser. Quoi qu’il en soit, nous sommes presque au bout de nos peines.

Il y a si longtemps que je voulais parcourir cet itinéraire !

55
Mustang

Jadis, Lo-Mantang, capitale du Mustang, ne fut pour beaucoup qu’un mythe, issu de l’imagination
de voyageurs égarés sur le plateau Tibétain. L’hiver 1989, accidenté sur les pentes du Daulaghiri,
à 8000m, je profitais de ma convalescence pour me glisser dans ce Royaume interdit aux
occidentaux. De ce périple excitant, je ressortais ébloui.

1992, le Népal ouvrit ce joyau. Ce fut mon premier voyage officiel, suivi de trois documentaires.
Onze séjours dans cette région m’ont permis d’en explorer coins et recoins. Paysages et
populations changent radicalement du reste du Népal. Une contrée d’une richesse picturale
extraordinaire ; un monde minéral aux couleurs safran, ocre, bleu, vert, constellé de saligrams.

Mon ami Bernard Gachet a pris le chemin du retour, à la fin de la traversée du Dolpo. C’est avec
Karine, arrivée hier de Kathmandu, que se poursuit le voyage. Sonam l’attendait sur le petit
aérodrome de Jomoson. Sonam descend de ces Tibétains qui ont fuit les régions du Kam et de
l’Amdo devant l’avancée des troupes chinoises. Je l’ai connu alors que petit garçon il suivait pas
à pas sa mère au village de Marpha. Au fil des séjours, je me suis lié d’amitié avec sa famille.
C’est la seconde fois qu’il me suit en tant qu’assistant. Après avoir passé trois ans au monastère,
Sonam aimerait poursuivre ses études, et être médecin.

Pour la circonstance, mémé Tséring nous accompagne avec un cheval tout aussi vieux et fatigué
que lui. Comment décrire mémé Tsering… d’abord ‘‘mémé’’ en Tibétain c’est grand-père, terme
respectueux. Mémé est conducteur de caravanes à temps partiel, mystique à plein temps, un peu
roublard et terriblement sympathique pour le reste.

Nous allons désormais suivre le cours violent de la Kali Gandaki, qui deviendra la Mustang
Kola. Le torrent a creusé la faille la plus profonde au monde, entre les deux géants que sont les
montagnes Dhaulagiri et Annapurna. L’altitude moyenne des villages se situe à 2500m.

Les pentes des montagnes s’élancent, d’un seul jet, à près de 8200m d’altitude.

56
Si l’ouverture du Dolpo au tourisme a provoqué de violents bouleversements sur les populations,
celles du Mustang se plaisent à dire que ces événements glissent sur eux comme les gouttes
d’eau sur les plumes d’un oiseau.
Un jour, la route venant de Chine sera achevée... Les caravanes qui progressent dans le lit de la
rivière cèderont le passage aux jeeps et camions bruyants et polluants.

Dans chaque lieu où nous nous rendons, mémé Tséring a une histoire liée au saint
Padmasanbava, celui qui introduisit le Bouddhisme au Tibet.
Pour mémé, les ammonites, ces saligrams, sont des pierres envoyées par les dieux pour le
bienfait des hommes. Alors, le lieu est sacré, et le lit de la rivière également.

Rarement une région himalayenne a offert autant de diversités géologiques : une chaîne de
collisions, de chevauchements a provoqué la genèse de ces montagnes. Il y a 50 millions
d’années, le choc du sous-continent indien contre la plaque asiatique a déclenché ce
soulèvement. La fusion des roches métamorphiques a livré cette richesse : chlorite, micaschiste,
grenat, tourmaline…
Apparaissent des mollusques fossiles, vieux de 150 millions d’années. La mer Tétis, disparue,
évaporée... Coquillages et poissons n’ont pas eu à se hisser sur terre. Ils ont été élevés vers les
nuages, cristallisés, fossilisés.
L’Himalaya ! Véritablement, un livre à ciel ouvert...

Cette fois, la présence de Sonam revêt un autre aspect. Sonam nous guide sur les sites où les
Khampas avaient leurs magars, leurs campements. Sonam raconte comment son père a fui le
Tibet après le bombardement du monastère de Labrang.Des centaines de morts...
Son oncle a combattu dans les rangs du Tachikundo, la résistance tibétaine. Il est mort pendant
une attaque.

59
Khampas

C’est alors qu’en 1970, le Mustang est le théâtre de cette résistance Tibétaine. Les combattants,
venus des régions du Kham et de l’Amdo, refusent de déposer les armes, de céder au Dalaï-
Lama qui prône la non-violence. La CIA forma à l’extérieur ceux qui allaient devenir les cadres de
l’armée secrète, le Tachikundo. Les Khampas vont tenir tête à la puissante armée Chinoise.

Pendant des années, les campements et les grottes du Mustang furent leurs bases arrières,
d’où ils lançaient leurs attaques sur les convois militaires chinois. En 1974, suite aux premiers
accords amicaux entre la Chine et les Etats Unis, Mao-Tsé-Toung exige que l’aide militaire US soit
stoppée.

Lâchés par les Etats-Unis, volontairement mis à l’écart par l’Inde, totalement ignorés du reste du
monde, les Khampas se retrouvent seuls. Le Népal s’exaspère de ces soldats tibétains incontrôlés
qui, faute d’approvisionnement, pillent pour ne pas mourir de faim. Sous la pression de la Chine, le
Népal interviendra, portant le coup de grâce à la résistance.
Aujourd’hui, leurs fantômes hantent encore les ruines froides de leurs derniers combats.

Voyager à travers le pays de Lo, côtoyer ses habitants, l’art et l’architecture, c’est voyager au Tibet
avant l’invasion et les destructions chinoises.
Les falaises, percées de grottes, surplombant le village de Tramar, ne sont pas sans rappeler
celles de la Cappadoce, ou les somptueuses couleurs de Brice Canyon. Comme toujours,
l’histoire de ces grottes se perd dans la nuit des temps. Abris contre les envahisseurs ? Habitats
troglodytiques ? Lieux de cultes ? Sûrement tout cela... mais aucune fouille n’a apporté de réponse
quant à leur réel usage. Peu importe, les plus accessibles servent à entreposer le fourrage.

60
En vue de Lo-Manthang

Au XIVème siècle, le Mustang était parsemé de forteresses livrées aux petits seigneurs locaux.
L’un d’entre eux, Ama Pal, s’imposant par la force, devint le premier roi du Mustang. Il fit ériger
sa capitale, Lo-Manthang, au centre de la vallée de la prière. Mais il s’agit d’une époque où les
rois étaient sages, et savaient se contenter de quelques milliers de sujets et lopins de terres pour
exercer leur souveraineté.

Pour le voyageur qui arrive pour la première fois à l’inaccessible et secrète Lo-Manthang, cela
représente le plus souvent le but ultime du voyage. La ville est entourée de murailles, percées de
deux portes qui ouvrent sur un dédale de rues étroites.
L’odeur de l’encens et des lampes à beurre nous dit qu’enfin nous sommes arrivés au Pays des
Neiges.

Notre séjour à Lo-Manthang, sera, cette fois, de courte durée.


Nous voilà repartis dans le sillage mystique de mémé Tséring. Quatre jours aller-retour, depuis Lo-
Manthang, pour une balade vers la plus petite chapelle du Mustang, Lori Gompa.
La piste ne suit pas la logique habituelle. Elle se faufile par des crêtes abruptes, et de profonds
canyons. Témoignage d’une volonté de se couper du monde.

A Lori Gompa, trois enfants destinés aux ordres nous guident vers le sanctuaire le plus secret du
Mustang. Les peintures, d’une facture très ancienne, reflètent le cheminement spirituel de ceux qui
séjournèrent des années dans cette grotte, plongés dans de profondes méditations.

63
Phuwa

A Phuwa, Sonam me demande de faire une photo de lui à cet endroit, pour la famille…
« Voilà... c’est ici que les Khampas avaient leurs camps, et c’est ici que mon oncle est tombé. »
Sonam oscille entre sa religion, prônant tolérance et compassion, et la révolte... Elle gronde dans
son cœur.

Cinquante ans auparavant, aurait-il rejoint ces groupes de combattants ? Sans aucun doute !
Son oncle, moine, n’a pas eu d’autre choix que de quitter la robe rouge pour prendre les armes...
« Non… il n’aurait jamais pu redevenir moine… »

« Tu vois, derrière cette colline noire se trouve l’armée chinoise. Maintenant, je te demande de
rebrousser chemin ». Sonam nous a accompagnés jusque là. Nous sommes à deux heures de la
frontière tibétaine, dans cette vallée où patrouillent les gardes-frontières népalais. Inutile d’aller
plus loin. Notre voyage au pays de Lo s’arrête ici, au nord de Phuwa.
Le Tibet se trouve derrière ces collines... Si près, et si loin en même temps...

Devant ces grandioses décors, la beauté des champs d’orge couchés sous le travail de l’homme,
j’aime à croire que les nuages qui s’accumulent sur notre monde s’évanouiront, et que nous
passerons à travers la tempête.

Derrière ces montagnes se déroule une terrible tragédie. Un peuple meurt. Un peuple qui n’avait ni
pétrole ni richesse pour obtenir le soutien de l’Occident dans sa lutte contre la Chine.

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Un dernier retour sur le passé

Comme tous les après–midi, il pleut. La mousson durera un mois et demi, ou deux.
En me serrant contre le mur pour laisser passer le gros de l’averse, je suis à moitié entré dans une
petite échoppe, semblable à des tas d’autres dans ce quartier qui mène de Thahiti à l’avenue de
New Road. Nous sommes en juillet 1982. « Entrez ! Ne restez pas dehors ! »
Un homme est affairé, assis sur ses talons, sur un petit établi, un chalumeau à pétrole allumé
devant lui. Il est grand, maigre, les genoux au niveau du menton. Un immense sourire illumine son
visage quand il enlève sa cigarette de la bouche. Après avoir constaté que nous avions un niveau
en anglais sensiblement similaire, nous avons passé néanmoins un bon moment à discuter de la
pluie et du beau temps.
Une accalmie m’a remis sur la route, vers l’hôtel. Les choses auraient pu en rester là, comme c’est
souvent le cas.

Deux mois plus tard, je rentrai d’une épuisante ascension sur le Ngozumba-kang. L’échec à
7000m, près du sommet, une ambiance très tendue avec certains des membres de l’expédition, je
décidai de rester encore quelques mois pour me réconcilier avec moi-même, avant de repartir vers
les montagnes à la moindre occasion. Je consacrai ce temps précieux à arpenter les rues, me
remplissant de bruit, m’imprégnant de couleurs.

J’aurais pu passer devant, sans reconnaître la boutique, mais de l’intérieur on m’interpelle.


Passant la tête par l’entrée un peu basse, je reconnais l’homme qui m’avait gentiment offert un
abri alors qu’il tombait des trombes d’eau. Cette fois, il n’est pas seul. A gauche, un bébé dort dans
un couffin. Trois autres bambins jouent à imiter leur père. Avec grand sérieux, les garçons joignent
leurs mains, et nous nous saluons. Tout en buvant le thé parfumé à la cardamome, je lui dis que le
hasard fait bien les choses !
« Non monsieur, c’est Dieu qui a guidé vos pas. Je vous présente mes enfants, quatre garçons :
Madhu, Nirandjan, Shibu et Kamal. »

Effectivement si les dieux y étaient pour quelque chose, ils m’avaient guidé sur le pas de porte des
Pokharel, joailliers de leur état. Ils allaient désormais devenir ma seconde famille.

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L’encens, allumé par Madhu, se consume, emplissant la pièce. Le cérémonial prend
du temps, comme d’habitude. Je lui fais remarquer que nous sommes en retard…
mais commencer la journée sans avoir remercié Ganesh, Shiva, Parvati et tous les
autres serait impensable.
Voilà, il a fini de communiquer sa joie de vivre à la rue, aux voisins... Les volutes
odorantes glissent sur les vitrines, enveloppent le coffre fort... Nous pouvons peut-être
y aller ?
Non ! D’abord commander le thé, dire bonjour à l’ancien qui passe le matin dans le
quartier. De toute façon, stress et urgence ne font pas bon ménage, et n’entrent pas
dans la philosophie de Madhu.
Lui et les siens vivent dans un autre monde, à un rythme où désirs et regards portés
sur la société n’ont que peu de chose en commun avec nos préoccupations.

Madhu Pokharel était un de ces petits garçons qui s’appliquait à polir avec Nirandja,
son frère, un anneau de cuivre du temps où leur père était de ce monde.
Vingt-sept ans ont passé. Les enfants ont eu à leur tour des enfants. Ils ont accueilli
les miens comme des membres de leur propre famille. Le cycle de la vie s’est
poursuivi.

Aujourd’hui, la boutique sera fermée. Nous partons en voyage. Oh ! Pas loin, à cinq
kilomètres au nord de la ville. Nous allons chez le Baba. Madhu est heureux comme
l’enfant qu’il est resté.

Là-bas, nous boirons le lait bouilli avec du gingembre. Il y aura du yaourt frais. Le
Baba nous montrera ses dessins, tirés de sous son lit. Ensuite, il jouera du violon.
Nous serons heureux.

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Remerciements
Merci à Marie-Thérèse et Luc Boivin pour les corrections apportées au texte.

Merci à Kevin Moreau pour la conception et la maquette du livre, et pour la réalisation de la carte.

Merci à Henri Sigayret, Sherpasig pour les intimes, qui m’a fait l’amitié de préfacer ce livre.

Merci à Damber Parajuli de l’Agence Prestige Adventure pour la logistique au Népal.

Un grand merci à tous les Sherpas et les populations du Népal qui nous ont accueillis et aidés au
cours de ces trente années passées à parcourir ce merveilleux pays.

Une fraternelle pensée pour les frères Pokharel.

Crédits photos
Toutes les photos sont de Guy Cousteix et Karine Meckler sauf :

p. 7 et 2ème de couverture - Stéphane Cousteix

p. 9 - Bernard Gachet

www.guy-cousteix.com
www.auteurs-cineastes-conferenciers.com

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Karine Meckler

Docteur en pharmacie et passionnée par les populations


et par le monde Himalayen, elle parcourt l’Asie depuis
20 ans.

Depuis 1995, elle collabore à l’organisation et à la


réalisation sur le terrain de plusieurs documentaires
cinématographiques.
Regard porté sur trente années d’instants de vie, de sentiers foulés jusqu’aux prestigieux sommets de l’himalaya.
Dans ce pays, peuplé en majorité d’agriculteurs, la vie se calque sur le rythme des saisons, attendant la
générosité de la mousson.

Devenu un des derniers pays communistes au monde, le Népal subit, avec incertitude et espoir, ces nouveaux
gouvernants. Il place son destin entre les mains du divin et des Babas, ces sages qui du fond de leurs modestes
ashrams caressent leurs violons pour le plaisir des dieux afin de les réconcilier avec les hommes. Voilà comment
les Népalais composent avec leur quotidien.

Sur le bord de notre chemin la statue de Ganesh, le dieu bien-aimé, celui qui apporte la richesse et guide les
pas du voyageur, nous rappelle que le Népal ne se résume pas à Kathmandu. Il est temps de partir vers les
montagnes, loin des pluies de la mousson qui arrive du Bengale.

Quittons le monde de l’Hindouisme pour les terres Bouddhistes, vers ces hommes simples et généreux qui
peuplent les hautes vallées de Dolpo et du Mustang.

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