Вы находитесь на странице: 1из 23

Cet article est disponible en ligne à l’adresse :

http://www.cairn.info/article.php?ID_REVUE=LS&ID_NUMPUBLIE=LS_104&ID_ARTICLE=LS_104_0123

Le “français tchaté” : un objet à géométrie variable ?

par Isabelle PIEROZAK

| Maison des sciences de l'homme | Langage & société

2003/2 - n° 104
ISSN 0181-4095 | ISBN 2735109526 | pages 123 à 144

Pour citer cet article :


— Pierozak I., Le “français tchaté” : un objet à géométrie variable ?, Langage & société 2003/2, n° 104, p. 123-144.

Distribution électronique Cairn pour Maison des sciences de l'homme.


© Maison des sciences de l'homme. Tous droits réservés pour tous pays.
La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des
conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre
établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière
que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur
en France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit.
5-Pierozak 19/07/2007 10:22 Page 123

Le “français tchaté” :
un objet à géométrie variable ?

Isabelle Pierozak
Français émergents et contacts de langues, Université de Tours
Formation doctorale Langage et parole, Université d’Aix-Marseille I

Introduction
Cet article porte sur le français utilisé dans le cadre du tchat 1. Il repose
sur un corpus 2 d’environ 13000 alinéas (300 pages en simple inter-
ligne) dont voici un échantillon:
(1)
***Mode "+o topaze" by arlequin
***Cabranche is now known as Cabran
Brome: camille faut pas :)
Camille^: brome ahh... ok :) alors non jeculpabilise po :)
gilet: salut atous
gana: salut a tous

1. Le terme tchat est relativement polysémique: il désigne aussi bien le protocole infor-
matique, un secteur d’internet (au même titre que le web, par exemple), le disposi-
tif sociotechnique (réseau, serveur, canal, logiciel) (se) configurant (par) l’usage
social qui en est fait, ou le produit (c’est-à-dire les échanges). Nous avons adopté la
graphie tchat (vs chat). Ces deux graphies sont couramment utilisées, mais chat
s’accompagne généralement de guillemets, ou d’italiques, voire d’une glose, ren-
dus nécessaires par le problème homographique qui se pose en français.
2. Ce travail est issu d’une thèse en cours sous la direction de M.-C. Hazaël-Massieux,
intitulée: « Le français tchaté. Une étude en trois dimensions - sociolinguistique, syn-
taxique et graphique – d’usages IRC ». Le tchat étudié est lié au protocole spéci-
fique de l’IRC (« Internet Relay Chat », littéralement « bavardage relayé par inter-
net ») et non aux tchats que l’on trouve sur les sites web.

© Langage et société n° 104 – juin 2003


5-Pierozak 19/07/2007 10:22 Page 124

124 ISABELLE PIEROZAK

***Mode "-o arlequin" by arlequin


***Signoff: amine-- (mIRClic v 2.1, script en francais non agressif,
Clic@itr.qc.ca)
Brome: salut gilet, gana :)
gilet: pc_land t'es par ici?
gana: je vien d'entrer
Camille^: efficace et silencieux comme on l'aime le patchwork
Mia-: cam patchwork?
Brome: gana : d'entrer ou? sur #france?
Camille^: mia oui le couvre lit, la serpillere mutlicolore
***DESPOTES is now known as Nounours
Nounours: re a tous
Nounours: je suis al
Camille^: nouuuuurs;)
Mia-: cam ah voui... toujours aussi affectionnées les relations entre vous je
vois
Rescator: pour les quebecois -> serpillere=moppe
fripouill: salut tout le monde Y-a-til un canal pour la Guadeloupe ou la
Martinique?
Camille^: mia euhhhhh glaciales voire inexistantes :)) over and out koua
***agooooy is now known as purrple
Brome: merci pour le vocabulaire rescator :)
gilet: je cherhce FA_PREMIER_LEAGUE_STARS
topaze: fripouill tu compte aller a la guadeloupe?
topaze: gilet te peux chercher sans caps svp
(texte recueilli le 30/08/99 3).

Sans entrer dans le détail du dispositif sociotechnique, il nous faut


préciser quelques aspects, qui sont intervenus dans l’élaboration du
corpus.
Le canal constitue, un peu à l’image du groupe de discussion, une
“unité de lieu” où vont défiler en permanence, plus ou moins rapi-
dement, les échanges de tchateurs “actifs” (c’est-à-dire produisant du
texte), connectés “simultanément” (c’est-à-dire en situation de temps
réel) depuis n’importe quel endroit 4. Les canaux, identifiés par un
terme géographique, générationnel, thématique, etc. sont d’impor-

3. Le corpus a été recueilli à l’aide du logiciel anglophone Mirc, sur le « canal France »
(dit aussi « #france ») du réseau Undernet.
4. La caractéristique de “temps réel” nous semble devoir s’appliquer davantage à la
situation d’énonciation qu’aux échanges en eux-mêmes dont les temps de trans-
mission, par exemple, sont variables d’un tchateur à l’autre, etc. (cf. J. Anis 1998).
5-Pierozak 19/07/2007 10:22 Page 125

LE “FRANÇAIS TCHATÉ” : UN OBJET À GÉOMÉTRIE VARIABLE ? 125

tance variable en nombre de connectés, d’existence plus ou moins


durable et sont définis selon divers modes réglant entre autres l’accès
(en fonction par exemple d’un nombre de connectés à ne pas dépas-
ser). La fenêtre principale du canal correspond à une sphère publique
d’échanges, ouverte à tous les connectés au canal. Des échanges à
caractère privé peuvent avoir lieu en parallèle (dans autant de
fenêtres distinctes) auxquels n’ont accès que les connectés engagés
dans ces échanges décidés à leur initiative.
Dans l’exemple précédent, les alinéas précédés de « *** » corres-
pondent à des alinéas générés automatiquement. Les autres alinéas
correspondent au texte envoyé sur le canal par le tchateur dont le
pseudonyme (fréquemment désigné par les termes pseudo ou nick)
apparaît automatiquement en position initiale (suivi de « : »). La men-
tion du pseudo du destinataire, généralement en début d’alinéa après
les deux-points, est en revanche laissée à l’initiative du destinateur.
Nous avons choisi d’étudier les échanges publics sur des canaux
importants, d’accès aisé, existant depuis plusieurs années et sur les-
quels les tchateurs s’expriment en français. De tels canaux corres-
pondent à un profil généraliste plutôt que thématique. Nous avons
retenu quatre canaux géographiques (#belgique, #france, #québec et
#suisse) et deux canaux générationnels bien contrastés (#40ans&+ et
#ados). Le corpus comprend six fois cinq extraits, ce qui représente
un peu moins de 30 heures d’enregistrements (retravaillés en fonc-
tion de la sélection de certaines indications techniques, générées
automatiquement 5). Ces extraits ont été choisis afin de présenter un
matériau diversifié du point de vue de comportements comme l’insé-
curité ou la stigmatisation. Dans l’exemple 1) l’explicitation (relati-
vement rare) de « pour les quebecois -> serpillere=moppe » est à ce
titre intéressante.
Dans un tel corpus, les phénomènes que l’on trouve intuitivement
“remarquables” sont nombreux et de différents ordres. Nous allons

5. Dans l’extrait supra apparaissent en particulier des changements de pseudos et de


statuts, sur lesquels nous reviendrons. Le mode « +o » signifie que le tchateur accè-
de au statut envié d’opérateur (qui, approximativement, joue le rôle de modéra-
teur/animateur du canal); le mode « -o » signifie, à l’inverse, le retrait de ce statut.
Ici, « topaze » devient « op » grâce à « arlequin » et op se « désope » quelques ali-
néas plus loin.
5-Pierozak 19/07/2007 10:22 Page 126

126 ISABELLE PIEROZAK

traiter principalement de phénomènes syntaxiques et graphiques:


des fils conversationnels qui semblent “perturbés”, par rapport à
ceux des échanges en face-à-face 6, et d’écarts par rapport à l’ortho-
graphe standard (repère évidemment commode lorsqu’il s’agit
d’écrit). Il s’agira à partir de là de réfléchir sur la notion de français
tchaté, questionnée sous l’angle de la problématique de l’identifica-
tion registrale, à quoi nous substituons la description alternative
“d’objet à géométrie variable”.
La notion de français tchaté sera d’abord présentée en partant à la
fois de faits linguistiques et des processus linguistiques qui les sous-
tendent. Nous nous référerons pour cela à une sociolinguistique
d’inspiration fonctionnelle. Puis la perspective sera élargie au débat
épistémologique sur la caractérisation/désignation/identification.
En effet, que l’on parle de français, de français parlé, ou comme ici de
français tchaté, cet étiquetage commode n’est jamais neutre. Il sup-
pose la possibilité d’isoler une langue, une variété, un registre, un
niveau de langue, style, genre, etc 7.

1. UNE ÉTUDE PLURIDIMENSIONNELLE

1.1. Les communautés essentiellement linguistiques des tchateurs


Les tchateurs sont structurés socialement en communautés (voir les
recherches anglophones pionnières de Reid 1991, ou plus récemment,
de Kollock et Smith (eds.) 1998, ou encore, l’ouvrage bien connu de
Rheingold, 1993). À l’instantanéité des tchats, morceaux de discours
éphémères en permanent défilement, correspond une “sédimentation
communautaire”. Une communauté – qui se fonde sur une mémori-
sation collective et individuelle du personnage discursif de chaque

6. Ces perturbations (au regard des conceptions pragmatiques engageant par exemple
les notions de tour de parole, paires adjacentes, etc.) seraient à comparer avec les
analyses de M. Marcoccia (à paraître), portant sur les fils discursifs des groupes de
discussion. Elles devraient être mises en rapport avec d’autres plans linguistiques,
par exemple syntaxique. Ainsi, l’éclatement de la structure conversationnelle est lié
entre autres à un fractionnement syntagmatique de l’énoncé (cf. infra).
7. La cohésion communautaire permet l’identification d’une variété au plan sociolin-
guistique. Néanmoins, il est intéressant de considérer ce qu’il en est au plan lin-
guistique (dont les limites seront rappelées infra), notamment lorsque les commu-
nautés sont essentiellement linguistiques.
5-Pierozak 19/07/2007 10:22 Page 127

LE “FRANÇAIS TCHATÉ” : UN OBJET À GÉOMÉTRIE VARIABLE ? 127

habitué 8 – se trouve à l’origine de l’élaboration d’un véritable “capi-


tal sociodiscursif” permettant aux tchateurs de se reconnaître, en
dehors même de leur pseudonyme, lequel peut faire l’objet de varia-
tion et de changement (Pierozak, à paraître a) 9. Une communauté se
limite généralement à un canal et comprend au plus – même pour les
plus gros canaux étudiés – quelques dizaines d’habitués.
Dans une perspective sociolinguistique, l’on ne s’étonnera guère
du fait que le social émerge du discours et réciproquement. Si l’on
cherche à préciser ce que l’on entend ici par social, il faut reconnaître
que le tchateur néophyte ne sait pas a priori à qui il a affaire, en termes
classiquement sociologiques du moins (il ignore le sexe, l’âge… de
ses correspondants). Les habitués d’un canal peuvent néanmoins
acquérir ces informations au fil des tchats ; leur fiabilité se vérifie
dans la durée, au long des interactions croisées entre membres d’une
même communauté. Toutefois, la dimension sociale renvoie essen-
tiellement au dispositif sociotechnique du tchat, organisé en statuts
liés à la fois aux compétences techniques des tchateurs et à leurs com-
pétences sociolinguistiques. Les ops 10 s’opposent aux non-ops, et la
catégorie des ops est elle-même diversifiée et hiérarchisée en diffé-
rents statuts allant de l’op fondateur du canal à l’op en quelque sorte
“stagiaire”, dont le statut non permanent dépend des ops, de niveau
hiérarchique plus élevé 11. Des règles plus ou moins explicites – dont

8. Dans un autre cadre, celui des groupes de discussion, cf. F. Cusin-Berche et


F. Mourlhon-Dallies (2000).
9. Le pseudonyme est généralement stable, mais il peut varier à l’initiative du tcha-
teur, pour des raisons ludiques, et son changement n’est pas anodin (et reste moti-
vé). Un problème est celui du “vol”, correspondant à une usurpation d’identité, si
le propriétaire du pseudonyme n’a pas pris la précaution de le protéger en s’enre-
gistrant auprès d’un serveur de pseudonymes, qui correspond à une sorte d’acte de
naissance et de reconnaissance simultanée de propriété.
10. Ce terme vient de « operator » ou « opérateur ». Il désigne le modérateur d’un canal,
qui a le devoir plus ou moins implicite d’animer le canal, et la possibilité explicite
de sanctionner positivement ou négativement le comportement de tchateurs (les-
quels peuvent devenir op à leur tour ou être exclus du canal pour une durée
variable).
11. Selon les canaux, liés à différents réseaux de serveurs, les hiérarchies peuvent être
diversement organisées. Globalement, le niveau hiérarchique d’un op dépend en
particulier de son type d’“access” au robot gérant le canal. Plus cet accès est com-
plet, plus l’op est de niveau élevé. Par un exemple, le “founder” d’un canal, le seul
à avoir un accès complet, est dit de “level 500”.
5-Pierozak 19/07/2007 10:22 Page 128

128 ISABELLE PIEROZAK

il est par exemple question dans la nétiquette du canal France 12 –


organisent la mobilité sociale (ascendante comme descendante). Dès
lors, si les communautés sont ici plus que jamais linguistiques, le dis-
cours est du même coup plus que jamais social. Nous serions tentée
de dire que nous n’avons pas affaire à des communautés linguis-
tiques “ordinaires” – s’il en existe – et qu’il s’agit là, de communau-
tés essentiellement linguistiques 13 qui surinvestissent le matériau lin-
guistique.
Le sentiment premier d’une grande variation, confirmé par nos
enquêtes, est sans doute lié à ce privilège symbolique accordé au lan-
gage (au-delà même du caractère objectivable car visuographique de
l’écrit, qui y contribue aussi indéniablement). Certes, le discours est
toujours investi de manière plurielle. Simplement, dans le cas des
tchats, tout – y compris l’identitaire (au sens le plus large) – passe par
le matériau linguistique discursif (Pierozak, 2000).
C’est pourquoi il n’est guère tenable, d’étudier le corpus, en isolant
seulement des paramètres variationnels, selon une perspective corré-
lationniste 14. Il faut attendre, en effet, d’un matériau surinvesti qu’il
relève de logiques dont le fonctionnement est lui aussi important à
saisir. Nous prenons donc également en compte les processus – ou
fonctionnements – qui sous-tendent les faits linguistiques et qui en
rendent compte. Notre hypothèse est que le français tchaté serait en
partie le produit d’un jeu qui consiste (surtout pour les jeunes tcha-
teurs) à s’entraîner à la sociabilité dans (et par) le développement
d’une compétence sociolinguistique. Non seulement, la communau-
té serait structurée par le jeu, mais la langue serait le lieu où ce jeu se

12. Voir M. Marcoccia (2000 : 241), pour qui les netiquettes témoignent d’une sociabili-
té « codifiée par des principes de savoir-vivre similaires à ceux qui ont été défendus
dans les traités de politesse, du XVIIe siècle à nos jours ». Modestie, discrétion, etc.
sont des notions que l’on retrouve dans nos entretiens avec des tchateurs.
13. Précisons encore autrement: ce n’est pas parce que les communautés, telles que
nous venons de les présenter, en appellent entre autres à l’existence de statuts hié-
rarchisés, à la présence d’habitués, etc. qu’elles ne sont pas essentiellement linguis-
tiques. Les éléments non linguistiques ne trouvent de sens qu’en regard de l’exis-
tence et du fonctionnement linguistique des communautés (ainsi, un habitué est un
tchateur ayant un certain volume d’échanges, en direction de différents tchateurs).
14. Ce n’est pas parce qu’on ignore l’identité sociale des tchateurs (ce qui est largement
inexact, comme on vient de le rappeler).
5-Pierozak 19/07/2007 10:22 Page 129

LE “FRANÇAIS TCHATÉ” : UN OBJET À GÉOMÉTRIE VARIABLE ? 129

manifeste et elle en deviendrait en quelque sorte l’enjeu principal. Le


français tchaté serait le produit d’une “ludogenèse” (Pierozak, 2003).
Ainsi, ce français n’est pas seulement un conglomérat d’emprunts
“registraux”, tel qu’il apparaît à des descripteurs extérieurs aux com-
munautés des tchateurs lorsqu’ils font le choix épistémologique de
l’explication (vs compréhension). Là où ces chercheurs pourraient ne
voir que des onomatopées empruntées à la bande-dessinée, des abré-
viations comme on en observe dans la prise de notes, ou des phéno-
mènes d’étendue variable suggérant l’oral spontané, la perspective
compréhensive permet de considérer les continuités entre ces
emprunts présumés, de saisir leur manière de cohabiter, de penser
les phénomènes en termes de compétences sociolinguistiques des
communautés étudiées.
Sur le plan linguistique, nous décrivons un certain type d’énoncé,
désigné sous l’expression d’“énoncé fractionné”, ainsi que des phé-
nomènes graphiques comme l’usage du syllabogramme « c », des
allongements et des cas de fusions. Dans chaque cas, nous essayons
de montrer jusqu’où ces usages participent d’une caractérisation,
relativement stable, de l’objet “français tchaté” sous l’angle de la pro-
blématique registrale. Dans le paragraphe conclusif 1.4., nous verrons
qu’une construction non partielle, c’est-à-dire “complexe”, de cet
objet doit être à la fois stable et instable (nous retrouvons alors la lec-
ture ludogénétique).

1.2. D’un point de vue “syntaxique”15


Le “fractionnement syntagmatique” fait partie des phénomènes qui
émergent lorsqu’on étudie la façon dont se structurent les énoncés
des tchats. Ce procédé, lié au dispositif sociotechnique du tchat,
consiste à structurer la chaîne syntagmatique d’un énoncé en utili-
sant plus d’un alinéa (généralement trois). En voici deux exemples:
le premier concerne un fractionnement engageant une analyse syn-
taxique de la rection verbale. Le second intervient à un niveau macro-

15. Notre problématique s’inspire largement des travaux sur l’oral spontané, qui ont
développé la notion de macro-syntaxe. Il y aurait là, en tout état de cause, un débat
à mener, dont l’exposé argumenté constitue l’une des conclusions de l’étude syn-
taxique, menée dans notre thèse.
5-Pierozak 19/07/2007 10:22 Page 130

130 ISABELLE PIEROZAK

syntaxique (au sens de Claire Blanche Benveniste et al. 1990). Ce


second type est beaucoup plus fréquent que le premier:
Gomez: oui mais on recommencait
Gomez: a 0
(extrait de #suisse 16)

abeneuneu: ah moi aussi


abeneuneu: j'aime les tits chiens
abeneuneu: ils font de tres bonns cibles :)
(extrait de #belgique)

Au contraire l’extrait suivant, conserve le format d’un seul alinéa.


On y observe entre autres un “parallélisme structurateur” qui repo-
se sur la répétition d’un segment (ici, le segment la 17):
angie45: moi aussi la c le temps de dejeuner ici la tekk a +tard :)) (extrait de
#40ans&+ 18)

Ce segment la, répété deux fois (d’où le terme de « parallélisme »),


permet lui aussi d’isoler, en l’absence de toute ponctuation, trois
séquences, co-présentes dans le même alinéa.
Le fractionnement peut donc être considéré comme un procédé
faisant varier les possibilités de structuration du discours. Il se carac-
térise par les trois éléments suivants. (1) Il y a envoi du texte sur le
canal à une frontière syntagmatique: c’est justement en cela que le
procédé permet de distinguer certains des syntagmes ou des
séquences de l’énoncé (supérieures au syntagme et de niveau macro-
syntaxique). (2) Tous les alinéas ne sont pas syntaxiquement auto-
nomes. (3) Enfin, généralement, il n’y a pas d’alinéas, externes à
l’énoncé étudié, qui soient intercalés (le tchateur produit donc les ali-
néas fractionnés de manière continue et rapide).

16. Le pseudo « Gomez » a envoyé en deux fois, de manière contiguë, du texte sur le
canal, apparaissant sous la forme de deux alinéas, à chaque fois précédés automa-
tiquement de son pseudo. Notons que ce procédé interdit de considérer que chaque
alinéa correspond à un énoncé syntaxiquement autonome et complexifie par
ailleurs le comptage moyen du nombre de mots par énoncé.
17. Le site #40ans&+ (hébergé sur le serveur d’Undernet) est surtout fréquenté par des
Québécois qui utilisent la particule « la » beaucoup plus fréquemment que les tcha-
teurs français métropolitains.
18. « tekk », le pseudo destinataire, est également un élément structurant.
5-Pierozak 19/07/2007 10:22 Page 131

LE “FRANÇAIS TCHATÉ” : UN OBJET À GÉOMÉTRIE VARIABLE ? 131

Les fractionnements syntagmatiques sont observables sur tous les


canaux géographiques, mais leur emploi oppose nettement les
canaux générationnels: #40ans&+ utilise très peu le procédé, en com-
paraison avec #ados. Ce phénomène doit être mis en rapport avec les
études statistiques sur les habitudes des tchateurs 19. Plus le tchateur
est jeune, plus il est fidèle aux canaux fréquentés; la cohésion relati-
vement importante chez les jeunes est à l’origine de procédés lin-
guistiques spécifiques – liés ici au média – mais observables dans
d’autres situations (voir infra la vernacularisation).
Par ailleurs, nous avons constaté que le fractionnement syntag-
matique est régulièrement utilisé un habitué, et qu’il est alors utilisé
de manière concomitante par les différents tchateurs qui interagis-
sent. Ainsi une stratégie individuelle a des conséquences, au niveau
collectif. Fractionner son discours en plusieurs envois permet d’occu-
per la fenêtre du canal, ce qui entraîne une plus grande visibilité.
Mais, cela perturbe aussi le flux des échanges. On attendrait plutôt
une alternance, alors même que ces échanges ont du mal à s’organi-
ser les uns à la suite des autres parce qu’interviennent des perturba-
tions multiples. Elles sont causées par le temps de réaction des tcha-
teurs qui, de surcroît, échangent régulièrement dans plus d’une
fenêtre, par le temps de frappe, ainsi que par le temps que prend
l’envoi du texte tapé au serveur. Le fractionnement se rajoute à ces
perturbations et modifie le rythme discursif. Comme la synchroni-
sation discursive est nécessaire au bon fonctionnement des échanges,
le procédé de fractionnement se généralise sur le tchat concerné.
Le fractionnement résulte donc de plusieurs éléments d’ordre
individuel, collectif et médial qui se conjuguent S’il ne fallait craindre
le mauvais jeu de mots, nous pourrions parler de “serial tchateurs”,
parfois sanctionnés pour ce qui s’apparente à un “délit” discursif 20.

19. Le profil identitaire des tchateurs semble bien correspondre aux intitulés identifi-
catoires des canaux
20. Ce type de comportement se rapproche du flood (nuisance consistant en l’envoi
répété, sur un bref laps de temps, de texte, parfois le même, notamment à des fins
publicitaires). Le flood peut être sanctionné par un op. Par ailleurs, le fractionne-
ment demande une certaine expérience (du moins de la rapidité et de la spontanéi-
té), il peut exclure des tchateurs moins habitués, et se voir également sanctionné par
un op pour cette raison (non explicitée, à la différence du flood).
5-Pierozak 19/07/2007 10:22 Page 132

132 ISABELLE PIEROZAK

Le terme serial est à rapprocher du fractionnement syntagmatique de


l’énoncé, se présentant en une série d’alinéas entre lesquels d’autres
peuvent s’intercaler.
Avant de considérer le plan graphique, on peut s’arrêter sur un
dernier élément. À examiner l’extrait de corpus supra, l’énoncé écrit
standard (« Sujet-Verbe-Objet ») paraît quasiment évacué du français
tchaté. Au moins à première vue, l’énoncé de base des tchats peut
être rapproché de l’oral spontané ordinaire que M.-A. Morel (1998)
analyse en « préambule-thème-(postrhème) ». Cependant l’usage du
standard est bien réel, même s’il est généralement lié à des circons-
tances énonciatives particulières. Par exemple, sur #france, un habi-
tué, « mojenn », échange simultanément avec deux autres habitués,
« Rescator » et « Mia », sur deux sujets distincts. Dans un premier
échange qui concerne la mort de la mère de Rescator, les deux tcha-
teurs adoptent un style standard (mojenn: « j'espère que tu te remets
de cette épreuve »), témoignant même d’une tendance à l’hypercor-
rection (Rescator: « il semblerait alors que j'ai prises les bonnes deci-
sions » 21). Un second échange, au même moment, avec Mia-, porte
sur un tiers qualifié de « pot de colle »: le discours de mojenn est alors
non standard (« pis moi il m'a collé 10 mins... le temps que tu prennes
la relève »).

1.3. D’un point de vue graphique


Au plan graphique, le discours de Rescator manifeste également une
variation sensible 22 en fonction des thématiques évoquées: « il sem-
blerait alors que j'ai prises les bonnes decisions » vs « surtout si le mec
c un fif c ca? », avec l’usage remarquable du syllabogramme « c ».
On peut s’arrêter sur l’usage de « c », stéréotype en passe de se
généraliser, si l’on en croit nos enquêtes réalisées auprès de jeunes qui
pour la plupart ne pratiquent pas le tchat. Un même scripteur peut
très bien faire usage des formes « c » et « c’est », en parallèle. L’op
« Camille^ » (sur #france) emploie la « forme brève » (« c ») dans les
énoncés à destination des habitués et la « forme longue » (« c’est »)

21. Le recours au standard est tout aussi ponctuel chez Rescator qui; dans un échange
thématiquement plus léger, écrit: « surtout si le mec c un fif c ca? »).
22. Cependant les diacritiques n’apparaissent jamais chez ce tchateur.
5-Pierozak 19/07/2007 10:22 Page 133

LE “FRANÇAIS TCHATÉ” : UN OBJET À GÉOMÉTRIE VARIABLE ? 133

lorsqu’il s’agit de sanctionner un indésirable (en le chassant du


canal). « Brome » s’adressant à « Camille^ » lors du même tchat, uti-
lise la forme « c » puis, lorsqu’il accède au statut d’op, la forme
« c’est ». Dans cet exemple, les tchateurs jouent en tant qu’op le rôle
d’“arbitres linguistiques”.
Les allongements graphiques, qui consistent à répéter (au delà du
doublement) le même graphème, concernent surtout les pseudos des
habitués et s’observent essentiellement à l’ouverture et à la clôture
des échanges (c’est-à-dire à l’arrivée et au départ d’un habitué). Ces
procédés font partie des rituels de salutation puisqu’ils permettent
d’évaluer et d’afficher indirectement un statut vis-à-vis de la com-
munauté: plus le tchateur est salué, plus il est fait usage d’allonge-
ments… et plus il est “important”. Voici un exemple, concernant
« ChtiDiaPS », salué à son arrivée sur le canal Belgique (et qui répond
de la même façon):
***ChtiDiaPS has joined channel #belgique
Albe: chti diappppppppppp
ChtiDiaPS: 'jour tout le monde
Quam-DoDo: ChtiDiaPS kikouuuuuuuuu
MegaOtcho: chtiiiiii
ChtiDiaPS: cargoloup kissssss si t'es la op nous egoiste;))))
ChtiDiaPS: elbauhhhhhhhhhhhh
ChtiDiaPS: quamquam kissssssssssss
MegaOtcho: diaps ta pas un w de reserve
ChtiDiaPS: megatotvhooooooooo
MegaOtcho: cargo est pas la :(
Quam-DoDo: kiss oui ChtiDiaPS !!!!!!!!!!!!!!!!!!
Albe: <ChtiDiaPS> elbauhhhhhhhhhhhh => c moua ca?
ChtiDiaPS: albeuh sorry oui :)))))))))
Albe: mouarf
Albe: po graff

Ainsi la forme linguistique fait sens. Elle est investie de valeurs


selon des représentations plus ou moins conscientes, et selon la défi-
nition de la situation que l’interaction suppose pour chacun des par-
ticipants. Dans ces communautés essentiellement linguistiques, les
tchateurs analysent en permanence le discours comme en témoi-
gnent leurs réflexions épilinguistiques et métalinguistiques fré-
quentes.
5-Pierozak 19/07/2007 10:22 Page 134

134 ISABELLE PIEROZAK

À la différence de ces exemples qui relèvent au moins en partie


d’un fonctionnement énonciatif, les fusions graphiques sont plutôt
liées à des contraintes syntaxiques. Ces fusions consistent à supprimer
l’espace blanc, et parfois des graphèmes (comme le « e » dit muet).
Elles s’observent entre prépositions, déterminants et noms (« dla
radio », « levin », « lcoeur »). On les remarque également souvent entre
pronoms (« jtel dit »), entre pronom et verbe (« jpense »), que la forme
soit négative ou non (« jtai pas sonné »). Ce dernier type de fusion
pourrait venir à l’appui de l’hypothèse syntaxique du pronom comme
préfixe verbal (voir les analyses de C. Blanche-Benveniste). Plus lar-
gement, ces fusions témoignent de la “fragilité” relative de certains
segments dans la chaîne verbale. Et cette fragilité a d’autant plus de
conséquences que du point de vue des conditions d’énonciation, le
français tchaté est un français “sous stress”, surtout lorsque les habi-
tués mènent des échanges dans plusieurs fenêtres à la fois.

1.4. Bilans
Ce qui de l’extérieur ressemble à une accumulation d’écarts hétéro-
gènes (qu’on les appelle « fautes d’orthographe », « oral », « abrévia-
tions », « écriture phonétique », etc.), renvoie de l’intérieur à des fonc-
tionnements qui relèvent de plusieurs logiques.
L’orthographe standard de « Baudelair » a sans doute à voir avec
le pseudo choisi par le tchateur 23 et avec sa représentation du poète.
Cette cohérence sociodiscursive individuelle caractérise l’être de langue
qu’est le tchateur et sa façon d’utiliser, d’une manière plus ou moins
caractérisante, les ressources à sa disposition.
On observe également une cohérence sociodiscursive partagée, lors
d’interactions comme dans l’exemple de mojenn et de Rescator. Ces
deux types de cohérence peuvent être plus ou moins convergentes,
d’où des variations locales plus ou moins importantes. Ainsi du point
de vue d’une lecture globale des textes, le jeu – au sens de “souples-
se” – dans les formes locales est en quelque sorte relayé, au plan de
la cohésion communautaire, par le jeu – au sens “ludique” du terme
– qui fait l’un des intérêts du tchat.

23. L’absence de « e » est probablement liée à la limite des neuf caractères autorisés pour
créer un pseudo, sur le serveur.
5-Pierozak 19/07/2007 10:22 Page 135

LE “FRANÇAIS TCHATÉ” : UN OBJET À GÉOMÉTRIE VARIABLE ? 135

Apparemment, le tchat n’a donc que peu d’identité linguistique


et il fonctionne en exploitant toutes sortes de ressources discursives,
de manière plus ou moins originale 24 en fonction des choix indivi-
duels des tchateurs et des conventions (un discours standard appa-
raît lors d’échanges sur un sujet grave, etc.). Si linguistiquement on
peut parler d’une variété ou d’un registre, c’est à partir de cette
double utilisation, qui crée des repères valables de façon locale, bien
qu’engageant à chaque fois la cohésion communautaire (cf. l’exemple
de « Brome » et « Camille^ »).
Dès lors, la cohésion ne signifie pas irrégularité (comme dans le
cadre de la vernacularisation décrite par Manessy, 1993, 1995), mais
plutôt localisation de la régularité, cette localisation n’étant pas elle-
même figée une fois pour toute. Le français tchaté serait donc à « géo-
métrie variable »
Et il en va ainsi, plus largement, de toute variété, registre, langue…
lorsque l’analyse est pleinement sociolinguistique.

2. UNE QUESTION ÉPISTÉMOLOGIQUE

La question de la catégorisation en variété, registre ou niveau de


langue est posée de manière récurrente en sciences du langage. De
nombreux travaux en témoignent, particulièrement en sociolinguis-
tique. Nous n’en donnerons qu’un rapide aperçu et nous nous inté-
resserons surtout à ce qu’ils impliquent. Par ailleurs nous considérons
que, quel que soit l’ordre de grandeur envisagé – “langue” “variétés”
de cette langue, “registres”, “styles” “niveaux de langue” 25 – le pro-
blème posé est à chaque fois de même nature (Blanchet, 2000 : 119-124).

2.1. Poser les problèmes


Lorsqu’on veut corréler des traits linguistiques avec la dimension
sociale, indépendamment de leur fonctionnement sociolinguistique

24. On peut envisager une extension des ressources dans la francophonie, en particulier:
par exemple, un témoin résidant en France fait état de sa « découverte » et de son
utilisation du français québécois.
25. Cependant les étiquettes rappellent commodément que le linguiste se place à une
échelle sociolinguistique particulière. Ainsi, dans le corpus francophone de tchats
étudié, l’étiquette « variété » peut par exemple qualifier le français québécois.
5-Pierozak 19/07/2007 10:22 Page 136

136 ISABELLE PIEROZAK

plus complexe, on rencontre divers obstacles. La synthèse de travaux


francophones et anglophones réalisée par F. Gadet (1996) en atteste à
l’évidence. Ainsi, d’un côté, les catégorisations des membres des com-
munautés linguistiques montrent des points de convergence certains,
ce qui est remarquable étant donné l’ensemble hétérogène que consti-
tue toute communauté 26. D’un autre côté, les points d’ancrage de cette
catégorisation demeurent inaccessibles. Au-delà même de l’habituel-
le question de savoir si c’est la langue qui sert à catégoriser la société,
ou l’inverse, ou les deux en même temps, trois problèmes se posent:
Tout d’abord, il est plus facile d’associer les continuums linguis-
tique et extralinguistique à leurs deux extrémités qu’en leur milieu.
Ensuite, les traits linguistiques ne sont jamais étanches d’une variété
à l’autre. Enfin, l’existence de la variation inhérente (ou “intrin-
sèque”) vient limiter la pertinence des corrélations.
En fait, ce type d’approche fait comme si le jeu de la variation
autorisait, pour un “même” discours, diverses “variantes”. Pourtant,
il n’y a pas équivalence entre ces variantes supposées. Par ailleurs,
l’autre problème, qui se pose dans ce cadre, est la coexistence, dans
un discours donné, de variantes hétérogènes qui n’ont pas un poids
identique, et pour lesquelles l’appréciation du locuteur s’avère en
fait tout autant qualitative que quantitative. S. Branca-Rosoff (1999a
et b) montre ainsi que le choix des traits étudiés par D. Biber (1988),
dans une perspective d’analyse quantitative de la variation, se heur-
te au fait que des traits quantitativement mineurs sont également, et
« tout autant », classants pour les locuteurs, dont la perspective est
qualitative.
On comprend ainsi les refus de catégoriser, régulièrement réitérées
depuis les années soixante-dix:
Y a-t-il même “des” registres? N’y aurait-il pas plutôt une ample tessiture
registrale située sur un continuum linguistique insécable? (Paquette in Bédard
et Maurais, 1983 : 379).

26. Il y aurait sans doute matière à enquêtes pour les sociolinguistes, étant donné la
mobilité des représentations. De plus, le fait suivant, souligné par F. Gadet (1996 :
22), pose question: « Il se pourrait […] que le flou actuel [en matière de variation
identifiée diastratiquement ou diaphasiquement] reflète une difficulté éprouvée par
les sciences du langage à prendre acte d’une modification de société, [consistant en
un] déplacement des acceptabilités sociales […]. »
5-Pierozak 19/07/2007 10:22 Page 137

LE “FRANÇAIS TCHATÉ” : UN OBJET À GÉOMÉTRIE VARIABLE ? 137

« Linéaire, scalaire, statique et figée », écrivait D. François (1976) pour carac-


tériser cette notion [de niveau de langue]. On pourrait ajouter: homogénéisan-
te, dichotomique, rigide, monolithique, monotone, simpliste… (Gadet, 1996 : 35).

F. Gadet conclut dès lors, selon cette logique, que « le seul travail
utile consiste à explorer les dimensions proprement linguistiques de
la variation, et à décrire le fonctionnement et les contraintes de cha-
cun des traits variables dans chaque langue. » (Gadet, 1996 : 35).

2.2. Traits et fonctions


Les sociolinguistes qui travaillent sur des situations plurilingues
(donc sur des matériaux particulièrement hétérogènes et instables)
prennent aussi en compte les processus qu’engagent les traits linguis-
tiques et les représentations qui y sont associées. Cela apparaît très
nettement dans la position de P. Blanchet:
Variété et variation doivent toujours être pensées conjointement: il n’y a
jamais l’une sans l’autre. L’oubli de la polarité variation est à l’origine des cari-
catures de la variabilité en termes de dialectes, niveaux ou registres de langue pré-
tendument pratiqués de façon déterministe et homogène. L’oubli de la polari-
té variété conduit à une vision éclatée, totalement hétérogène, des pratiques de
variabilité, et les réduit à de prétendues « variantes libres », négligeant les
aspects collectifs, les effets symboliques et la diversité des appartenances ethno-
sociolinguistiques. (Blanchet, 2000 : 123-124).

Les études sur les situations franco-créolophones sont à cet égard


riches d’enseignements. La créolistique française traite à travers une
approche fonctionnelle, prenant en compte la dimension des repré-
sentations, tant de la genèse des créoles français, au plan diachronique,
que des contacts de langues, au plan synchronique. D’autres réflexions
vont dans le même sens. Ainsi, J.-B. Marcellesi voit le corse comme
une langue polynomique liée à un processus d’individuation:
En réalité il est vain de s’attarder à des discussions intralinguistiques tradi-
tionnelles [concernant la langue corse…] c’est le cas où on voit qu’une commu-
nauté socio-historique qui pour des raisons qui lui sont propres éprouve le
besoin de se différencier, se construit sa propre identité à partir de différences
parfois mineures. […] Ce processus [d’individuation] ne touche pas de maniè-
re uniforme tous les éléments du système linguistique. Il se focalise sur un cer-
tain nombre d’indicateurs d’individuation (démarcatifs) auxquels est conférée
une grande valeur symbolique et qui, même quand ils sont peu importants au
niveau linguistique, peuvent être fétichisés. (Marcellesi, 1984 : 311-312)
5-Pierozak 19/07/2007 10:22 Page 138

138 ISABELLE PIEROZAK

De même, à propos du français en Afrique, G. Manessy met en


avant le processus de vernacularisation:
[chaque français vernaculaire] a pour ses locuteurs une spécificité, difficile à
atteindre par les techniques habituelles de la linguistique (ce qui explique qu’il
soit généralement décrit négativement, comme intervalle entre des variétés
repérables), mais qui joue certainement un rôle décisif dans la cohésion de toute
communauté. (Manessy, 1993 : 413)

Ces citations posent bien le problème du rapport entre la cohésion


sociolinguistique, au niveau de laquelle la spécificité de la variété
n’est généralement pas problématique, et la description linguistique
de cette variété dont la caractérisation pose question. C’est ce
qu’expriment les notions de cohérence vs cohésion proposées par de
Robillard (1993), qui distingue et articule une conception sémiolinguis-
tique de la langue (domaine de la cohérence) à une conception socio-
linguistique (domaine de la cohésion). G. Manessy, J.-B. Marcellesi,
L.-F. Prudent ou D. de Robillard soulignent tous les limites du cri-
tère de cohérence linguistique. Inversement, ils reconnaissent tous
l’importance de la cohésion dans l’existence d’une variété, surtout en
situation de contacts de langues. La vernacularisation (Manessy 1993,
1995), correspondrait ainsi à une forte cohésion et une faible cohé-
rence (à l’inverse de la véhicularisation)27.
Dans cette mouvance, notre description du tchat s’est attachée aux
fonctionnements sociolinguistiques. Elle doit beaucoup aux analyses
d’inspiration fonctionnelle évoquées plus haut. Le terme ludogenèse (cf.
supra) fait ainsi écho au paradigme en « o-genèse » de L.-F. Prudent.
Pour autant, il ne s’agit pas de suggérer que le français tchaté serait un
nouveau créole mais seulement de souligner qu’on pourra raisonna-
blement en décrire la genèse, comme on cherche à le faire pour les
créoles. La genèse du français on line engage selon nous des processus
que l’on peut ramener, mutatis mutandis, aux deux étapes dégagées par
R. Chaudenson, en matière de créolisation, complétées, au plan social,
par l’hypothèse sociogénétique de L.-F. Prudent (Pierozak, 2003).
L’intérêt du français tchaté est de montrer la complexité des rap-
ports, aussi bien quantitatifs que qualitatifs, qu’entretiennent la cohé-

27. On aurait donc un rapport inversement proportionnel entre les notions de cohé-
rence et de cohésion.
5-Pierozak 19/07/2007 10:22 Page 139

LE “FRANÇAIS TCHATÉ” : UN OBJET À GÉOMÉTRIE VARIABLE ? 139

rence et la cohésion: à mesure que la cohésion croît (c’est-à-dire que le


jeu de la sociabilité fonctionne), la cohérence peut se réduire. Plus
exactement, elle se “localise”, mais en gagnant en sens. Par exemple,
et par opposition au « c » intégratif, le « c’est » exclusif dont
« Camille^ » use ponctuellement fait immédiatement sens auprès des
membres de la communauté, qui ont appris au cours des interactions
à identifier la façon dont ce tchateur exploite cette ressource dispo-
nible. Dans les rapports entre cohérence et cohésion, la dimension
qualitative, en plus de la dimension simplement quantitative, paraît
donc essentielle.

2.3. Tirer les conséquences


Les auteurs qui réfléchissent sur les notions problématiques de varié-
té, registre, etc. sont amenés à traiter du plan épistémologique. Ainsi,
pour reprendre le texte introducteur du volume n° 87 de Langage et
société, “Types, modes et genres”, S. Branca-Rosoff choisit d’organiser
son exposé en deux grands points, lisibles au plan épistémologique:
les « typologies universalistes », « sort[ant] de l’empiricité » (1999a:
7), s’opposent aux « genres sociaux empiriques » « thématis[ant]
l’impossibilité d’établir des catégorisations a priori » (1999a: 17).
F. Gadet, citée supra, soulève également la question fondamenta-
le de la conception de la langue. Critiquant les conceptions qui la
définissent uniquement par des traits linguistiques stables (cf. les
problèmes posés supra), l’auteur défend une conception assouplie:
« Quel que soit le locuteur, son usage de la langue manifeste de
l’hétérogène, de l’inattendu, de l’instable, de l’imprévisible, de
l’éphémère, plutôt que du prévisible, de l’homogène et du monoto-
ne » (1996 : 32). Tirer les conséquences d’une telle conception amène
à mettre en perspective le problème de la variation inhérente:
Il s’agit là d’une variation radicale à laquelle on ne peut trouver aucune
« explication », ni dans l’extra-linguistique, ni en faisant appel aux notions de
« code-switching » ou de « code-mixing », qui n’auraient guère de sens ici [et
l’auteur ajoute en note à cet endroit:] Il n’empêche qu’il y a là un réel problème, car
les points où se produit le « code switching » ou le « code-mixing » ne sont pas davanta-
ge prévisibles grâce à des facteurs extérieurs à la langue. [nous soulignons] (Gadet,
1996 : 32)
5-Pierozak 19/07/2007 10:22 Page 140

140 ISABELLE PIEROZAK

Pourtant selon une conception assouplie, l’imprévisible n’est plus


un problème. Le prévisible et l’imprévisible cohabitent d’une façon
qui nous conduit à la notion de complexité, au sens d’E. Morin, 1977-
2001 ou d’A. Moles, 1995.
L’organisation de la variation linguistique (au sein d’un paradig-
me en dia… -chronique, -topique, -stratique, -phasique, ou par rapport à
d’autres critères, plus affinés ou plus ponctuels, si l’on considère en
particulier le plan micro de l’interaction) n’est sans doute pas pos-
sible, passé un certain seuil d’analyse. Si « ce qui est fondamental,
c’est la variabilité », alors la langue, dans sa variabilité constitutive,
fonctionne selon un jeu chaotique de variables appartenant à une
liste ouverte 28. Reste la question, régulièrement posée, du seuil à par-
tir duquel l’on pourrait parler de variété ou de registre. Et il semble
que ce seuil s’évalue généralement en termes quantitatifs (tel maté-
riau est plus ou moins variable): or, nous avons montré qu’il fallait
également tenir compte de la dimension qualitative.
De ces réflexions, nous retenons que nous sommes face à des
notions souples, fonctionnant à un niveau empirique, que le linguis-
te s’épuise généralement à vouloir réduire, cerner, définir. L’enfer est
pavé de bonnes intentions et en l’occurrence, le linguiste cherche à
s’orienter dans l’enfer de la variation (Encrevé, 1976 : 11). En même
temps qu’il est convaincu que la langue est variation, il ne peut
s’empêcher d’isoler les paramètres variationnels, à moins qu’il ne
choisisse de considérer les représentations et les fonctionnements
sociolinguistiques au sein de la communauté linguistique considérée.
Cette difficulté est liée à l’inscription de la recherche dans le para-
digme épistémologique positiviste. Dans ce cadre, on représente
l’objet étudié sous formes de règles, et lorsque ces règles ne suffisent
pas, il est supposé que sa complexité en demande un plus grand
nombre, dont il faut saisir le fonctionnement hiérarchisé. Selon nous,
les catégorisations en variété, registre, etc. gagneraient à être abordées
à partir d’un positionnement épistémologique explicite: sauter le pas
épistémologique de la complexité permettrait de considérer autrement
ce qui apparaît encore comme une limite irréductible de la recherche.

28. « chaotique » ne signifie pas aléatoire. Une part de détermination est possible: prévisible
et imprévisible se combinent intimement. L’adjectif est lié ici à la théorie du chaos que
D. de Robillard (2001) propose d’importer dans le champ des sciences du langage.
5-Pierozak 19/07/2007 10:22 Page 141

LE “FRANÇAIS TCHATÉ” : UN OBJET À GÉOMÉTRIE VARIABLE ? 141

CONCLUSION
La problématique de la caractérisation revient à questionner la spé-
cificité linguistique de tel matériau par rapport à tel autre. Ce faisant,
nous sommes là dans le domaine des représentations, aussi bien
celles de la communauté linguistique que celles de la communauté
scientifique, représentations qui peuvent être sensiblement diffé-
rentes, d’une approche à l’autre (Branca-Rosoff, 1996).
Notre étude a voulu montrer que le français tchaté ne peut être
considéré comme une catégorie, si on entend par catégorie un
ensemble de traits linguistiques corrélés de manière simple à des
dimensions d’ordre externe. En effet, le dispositif sociotechnique du
tchat ne permet pas de distinguer entre dimensions externe et inter-
ne. De plus, les traits linguistiques sont indéterminés: on ne peut en
fournir une liste puisque que l’étude des fonctionnements sociolin-
guistiques montre que la cohérence, construisant la cohésion et
construite par elle, est localisée et mobile. Enfin, cette “variété” est
moins liée à une situation objectivable qu’à une relation interperson-
nelle subjective, baignée dans un tissu social, et redevable de diffé-
rents paramètres en liste ouverte, variablement mobilisés (voir
Blanchet 2000 : 119-124 sur variété, variation et variance). Aussi, le
français tchaté peut être considéré comme une catégorie seulement
si on l’aborde dans le cadre épistémologique de la complexité, tel
qu’il a été défini par E. Morin entre autres.
La caractérisation des ressources linguistiques que mobilise le
tchat ne saurait constituer une finalité de la recherche. Il faut dès lors
s’interroger sur la fonction de sa souplesse. Un élément de réponse
tient au fait que la flexibilité assure le fonctionnement social des com-
munautés essentiellement linguistiques que constituent les tchateurs.
Le français tchaté, objet à géométrie variable, est d’autant plus “mou-
vant” que les dimensions sociales et linguistiques s’y confondent, et
que la dimension sociale ne renvoie à aucun extérieur.
Ainsi, nous sommes persuadée, comme d’autres chercheurs du
domaine (cf. Crystal, 2001), que le français des tchats, peut contribuer
à alimenter le débat jamais clos, à la fois épistémologique, théorique
et méthodologique, qui traverse tout champ scientifique 29.
29. Le seul intitulé d’une récente journée d’étude, qui traduit, au passage, une évolu-
tion de la mentalité scientifique à l’endroit d’internet, en témoigne: « Internet
5-Pierozak 19/07/2007 10:22 Page 142

142 ISABELLE PIEROZAK

RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES

ANIS J. (ss la dir.) (1999), Internet, communication et langue française, Paris, Hermès
Sciences Publications.
— (1998), Texte et ordinateur. L’écriture réinventée? Paris, Bruxelles, De Boeck
Université, (coll. « Méthodes en Sciences Humaines »).

BEDARD É. et J. MAURAIS (ss la dir.) (1983), La norme linguistique, Québec/Paris,


Conseil de la langue française/Le Robert.

BIBER D. (1988), Variation across speech and writing, Cambridge, Cambridge


University Press.

BLANCHE-BENVENISTE C. et alii (1990), Le français parlé: études grammaticales, Paris,


CNRS (coll. « Sciences du langage »).

BLANCHET P. (2000), La linguistique de terrain. Méthode et théorie. Une approche ethno-


sociolinguistique, P.U. de Rennes (coll. « Didact Linguistique »).

BOYER H. (éd.) (1996), Sociolinguistique: territoire et objets. Lausanne-Paris,


Delachaux et Niestlé.

BRANCA-ROSOFF S. (1999a), « Types, modes et genres: entre langue et discours »,


Langage et société, n° 87: 5-24.
— (1999b), « Des innovations et des fonctionnements de langue rapportés à
des genres », Langage et société, n° 87: 115-129.
— (1996), « Les imaginaires des langues », in H. Boyer (éd.), Sociolinguistique:
territoire et objets: 79-114.

CALVET L.-J. (1999), Pour une écologie des langues du monde, Paris, Plon.

CHAUDENSON R. (1992), Des îles, des hommes, des langues. Essai sur la créolisation
linguistique et culturelle, Paris, L’Harmattan.

CHAUDENSON R., R. MOUGEON et É. BENIAK (1993), Vers une approche panlectale


de la variation du français, Paris, Didier Erudition (coll. « Langues et déve-
loppement »).

CRYSTAL D. (2001), Language and the Internet, Cambridge, Cambridge University


Press.

comme terrain de re-connaissance pour les sciences du langage? » (F. Mourlhon-


Dallies, SYLED-CEDISCOR, Paris III, le 02-07-02).
5-Pierozak 19/07/2007 10:22 Page 143

LE “FRANÇAIS TCHATÉ” : UN OBJET À GÉOMÉTRIE VARIABLE ? 143

CUSIN-BERCHE F. et F. MOURLHON-DALLIES (2000), « Le débat autour des OGM


sur internet: entre parole citoyenne et parole savante », Les Carnets du
CEDISCOR, n° 7: 113-126.

FRANÇOIS D. (1976), « Sur la variété des usages linguistiques chez les adultes »,
La Pensée n° 190.

FREI H. (1993 [1929]), La grammaire des fautes, Genève-Paris, Slatkine.

GADET F. (1996), « Niveaux de langue et variation intrinsèque », Palimpsestes,


n° 10: 17-40.
— (1997), Le français ordinaire, Paris, Colin (coll. « U série « Linguistique » »).

HAZAËL-MASSIEUX M.-C. (1993), Écrire en créole. Oralité et écriture aux Antilles,


Paris, L'Harmattan.

KOLLOCK P. et M. SMITH (eds.) (1998), Communities in Cyberspace, London,


Routledge.

LABOV W. (1976 [1972]), Sociolinguistique, Paris, Minuit (coll. « Le sens commun »).

MANESSY G. (1993), « Vernacularité, vernacularisation », in D. de Robillard et


M. Beniamino, Le français dans l’espace francophone, Tome I, Paris, Champion:
407-417.
— (1995), Créoles, pidgins, variétés véhiculaires. Procès et genèse, Paris, CNRS
Editions (coll. « Sciences du langage »).

MARCELLESI J.-B. (1984), « La définition des langues en domaine roman: les ensei-
gnements à tirer de la situation corse », Actes du XVIIème Congrès
International de Linguistique et Philologie Romanes (Aix-en Provence,
29/08-03/09/83), Publications Université de Provence, Sociolinguistique des
langues romanes, vol. n° 5: 309-314.

MARCOCCIA M. (2000), « La sociabilité sur Internet: réflexions sur une “révolu-


tion informationnelle” », in D. Bourg, J.M. Besnier (éds), Peut-on encore croi-
re au progrès? Paris, P.U.F.: 229-253.
— (à paraître, 2003), « On-Line Polylogues: Conversation Structure and
Participation Framework in Internet Newsgroups », Journal of Pragmatics
(numéro spécial, édité par C. Kerbrat-Orecchioni).

MARTINET A. (1989), Fonction et dynamique des langues, Paris, Colin.


5-Pierozak 19/07/2007 10:22 Page 144

144 ISABELLE PIEROZAK

MOLES A. A. (1995), Les Sciences de l’imprécis, Paris, Seuil.

MOREL M.-A. et L. DANON-BOILEAU (1998), Grammaire de l’intonation. L’exemple


du français, Gap/Paris, Ophrys (coll. « Bibliothèque de faits de langues »).

MORIN E. (1977-2001), La méthode, Paris, Seuil (coll. « Points »), 5 tomes.


— (1990), Introduction à la pensée complexe, Paris, ESF éd. (coll. « Commu-
nication et complexité »).

PIEROZAK I. (2000), « Approche sociolinguistique des pratiques discursives en


français sur internet: « ge fé dais fotes si je voeux » », Revue Française de
Linguistique Appliquée, volume V - fascicule I : 89-104.
— (2003), « Contacts de langues sur internet: collisions/collusions? L’exemple
des échanges en temps réel en français », in J. Billiez, M. Rispail (éds),
Contacts de langues: modèles, typologies, interventions, Paris, L’Harmattan (coll.
« Espaces discursifs »):177-189.
— (à paraître a), « La variation à la marge sur internet: pseudos et (re)présen-
tations », Cahiers du Français Contemporain.

PRUDENT L.-F. (1993), Pratiques langagières martiniquaises: genèse et fonctionnement


d’un système créole, Thèse de Doctorat d’Etat, Université de Rouen, 3 tomes.

REID E. (1991), Electropolis : Communication and Community on Internet Relay Chat,


Honours thesis, University of Melbourne (Department of History), dispo-
nible, dans une version remaniée, à l’adresse suivante: http://www.alu-
luei.com/

RHEINGOLD H. (1995 [1993]), Les communautés virtuelles, Paris, Ed. Addison-


Wesley (coll. « Mutations technologiques »).

ROBILLARD D. de (1993), Contribution à un inventaire des particularités lexicales du


français de l’île Maurice, Vanves, EDICEF/AUPELF (coll. « Universités fran-
cophones »).
— (2001), « Peut-on construire des “faits linguistiques” comme chaotiques?
Réflexions pour amorcer le débat », Marges Linguistiques, n° 1 (disponible à
l’adresse suivante: http://www.marges-linguistiques.com): 163-204.

Вам также может понравиться