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http://www.cairn.info/article.php?ID_REVUE=LS&ID_NUMPUBLIE=LS_104&ID_ARTICLE=LS_104_0123
2003/2 - n° 104
ISSN 0181-4095 | ISBN 2735109526 | pages 123 à 144
Le “français tchaté” :
un objet à géométrie variable ?
Isabelle Pierozak
Français émergents et contacts de langues, Université de Tours
Formation doctorale Langage et parole, Université d’Aix-Marseille I
Introduction
Cet article porte sur le français utilisé dans le cadre du tchat 1. Il repose
sur un corpus 2 d’environ 13000 alinéas (300 pages en simple inter-
ligne) dont voici un échantillon:
(1)
***Mode "+o topaze" by arlequin
***Cabranche is now known as Cabran
Brome: camille faut pas :)
Camille^: brome ahh... ok :) alors non jeculpabilise po :)
gilet: salut atous
gana: salut a tous
1. Le terme tchat est relativement polysémique: il désigne aussi bien le protocole infor-
matique, un secteur d’internet (au même titre que le web, par exemple), le disposi-
tif sociotechnique (réseau, serveur, canal, logiciel) (se) configurant (par) l’usage
social qui en est fait, ou le produit (c’est-à-dire les échanges). Nous avons adopté la
graphie tchat (vs chat). Ces deux graphies sont couramment utilisées, mais chat
s’accompagne généralement de guillemets, ou d’italiques, voire d’une glose, ren-
dus nécessaires par le problème homographique qui se pose en français.
2. Ce travail est issu d’une thèse en cours sous la direction de M.-C. Hazaël-Massieux,
intitulée: « Le français tchaté. Une étude en trois dimensions - sociolinguistique, syn-
taxique et graphique – d’usages IRC ». Le tchat étudié est lié au protocole spéci-
fique de l’IRC (« Internet Relay Chat », littéralement « bavardage relayé par inter-
net ») et non aux tchats que l’on trouve sur les sites web.
3. Le corpus a été recueilli à l’aide du logiciel anglophone Mirc, sur le « canal France »
(dit aussi « #france ») du réseau Undernet.
4. La caractéristique de “temps réel” nous semble devoir s’appliquer davantage à la
situation d’énonciation qu’aux échanges en eux-mêmes dont les temps de trans-
mission, par exemple, sont variables d’un tchateur à l’autre, etc. (cf. J. Anis 1998).
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6. Ces perturbations (au regard des conceptions pragmatiques engageant par exemple
les notions de tour de parole, paires adjacentes, etc.) seraient à comparer avec les
analyses de M. Marcoccia (à paraître), portant sur les fils discursifs des groupes de
discussion. Elles devraient être mises en rapport avec d’autres plans linguistiques,
par exemple syntaxique. Ainsi, l’éclatement de la structure conversationnelle est lié
entre autres à un fractionnement syntagmatique de l’énoncé (cf. infra).
7. La cohésion communautaire permet l’identification d’une variété au plan sociolin-
guistique. Néanmoins, il est intéressant de considérer ce qu’il en est au plan lin-
guistique (dont les limites seront rappelées infra), notamment lorsque les commu-
nautés sont essentiellement linguistiques.
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12. Voir M. Marcoccia (2000 : 241), pour qui les netiquettes témoignent d’une sociabili-
té « codifiée par des principes de savoir-vivre similaires à ceux qui ont été défendus
dans les traités de politesse, du XVIIe siècle à nos jours ». Modestie, discrétion, etc.
sont des notions que l’on retrouve dans nos entretiens avec des tchateurs.
13. Précisons encore autrement: ce n’est pas parce que les communautés, telles que
nous venons de les présenter, en appellent entre autres à l’existence de statuts hié-
rarchisés, à la présence d’habitués, etc. qu’elles ne sont pas essentiellement linguis-
tiques. Les éléments non linguistiques ne trouvent de sens qu’en regard de l’exis-
tence et du fonctionnement linguistique des communautés (ainsi, un habitué est un
tchateur ayant un certain volume d’échanges, en direction de différents tchateurs).
14. Ce n’est pas parce qu’on ignore l’identité sociale des tchateurs (ce qui est largement
inexact, comme on vient de le rappeler).
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15. Notre problématique s’inspire largement des travaux sur l’oral spontané, qui ont
développé la notion de macro-syntaxe. Il y aurait là, en tout état de cause, un débat
à mener, dont l’exposé argumenté constitue l’une des conclusions de l’étude syn-
taxique, menée dans notre thèse.
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16. Le pseudo « Gomez » a envoyé en deux fois, de manière contiguë, du texte sur le
canal, apparaissant sous la forme de deux alinéas, à chaque fois précédés automa-
tiquement de son pseudo. Notons que ce procédé interdit de considérer que chaque
alinéa correspond à un énoncé syntaxiquement autonome et complexifie par
ailleurs le comptage moyen du nombre de mots par énoncé.
17. Le site #40ans&+ (hébergé sur le serveur d’Undernet) est surtout fréquenté par des
Québécois qui utilisent la particule « la » beaucoup plus fréquemment que les tcha-
teurs français métropolitains.
18. « tekk », le pseudo destinataire, est également un élément structurant.
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19. Le profil identitaire des tchateurs semble bien correspondre aux intitulés identifi-
catoires des canaux
20. Ce type de comportement se rapproche du flood (nuisance consistant en l’envoi
répété, sur un bref laps de temps, de texte, parfois le même, notamment à des fins
publicitaires). Le flood peut être sanctionné par un op. Par ailleurs, le fractionne-
ment demande une certaine expérience (du moins de la rapidité et de la spontanéi-
té), il peut exclure des tchateurs moins habitués, et se voir également sanctionné par
un op pour cette raison (non explicitée, à la différence du flood).
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21. Le recours au standard est tout aussi ponctuel chez Rescator qui; dans un échange
thématiquement plus léger, écrit: « surtout si le mec c un fif c ca? »).
22. Cependant les diacritiques n’apparaissent jamais chez ce tchateur.
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1.4. Bilans
Ce qui de l’extérieur ressemble à une accumulation d’écarts hétéro-
gènes (qu’on les appelle « fautes d’orthographe », « oral », « abrévia-
tions », « écriture phonétique », etc.), renvoie de l’intérieur à des fonc-
tionnements qui relèvent de plusieurs logiques.
L’orthographe standard de « Baudelair » a sans doute à voir avec
le pseudo choisi par le tchateur 23 et avec sa représentation du poète.
Cette cohérence sociodiscursive individuelle caractérise l’être de langue
qu’est le tchateur et sa façon d’utiliser, d’une manière plus ou moins
caractérisante, les ressources à sa disposition.
On observe également une cohérence sociodiscursive partagée, lors
d’interactions comme dans l’exemple de mojenn et de Rescator. Ces
deux types de cohérence peuvent être plus ou moins convergentes,
d’où des variations locales plus ou moins importantes. Ainsi du point
de vue d’une lecture globale des textes, le jeu – au sens de “souples-
se” – dans les formes locales est en quelque sorte relayé, au plan de
la cohésion communautaire, par le jeu – au sens “ludique” du terme
– qui fait l’un des intérêts du tchat.
23. L’absence de « e » est probablement liée à la limite des neuf caractères autorisés pour
créer un pseudo, sur le serveur.
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24. On peut envisager une extension des ressources dans la francophonie, en particulier:
par exemple, un témoin résidant en France fait état de sa « découverte » et de son
utilisation du français québécois.
25. Cependant les étiquettes rappellent commodément que le linguiste se place à une
échelle sociolinguistique particulière. Ainsi, dans le corpus francophone de tchats
étudié, l’étiquette « variété » peut par exemple qualifier le français québécois.
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26. Il y aurait sans doute matière à enquêtes pour les sociolinguistes, étant donné la
mobilité des représentations. De plus, le fait suivant, souligné par F. Gadet (1996 :
22), pose question: « Il se pourrait […] que le flou actuel [en matière de variation
identifiée diastratiquement ou diaphasiquement] reflète une difficulté éprouvée par
les sciences du langage à prendre acte d’une modification de société, [consistant en
un] déplacement des acceptabilités sociales […]. »
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F. Gadet conclut dès lors, selon cette logique, que « le seul travail
utile consiste à explorer les dimensions proprement linguistiques de
la variation, et à décrire le fonctionnement et les contraintes de cha-
cun des traits variables dans chaque langue. » (Gadet, 1996 : 35).
27. On aurait donc un rapport inversement proportionnel entre les notions de cohé-
rence et de cohésion.
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28. « chaotique » ne signifie pas aléatoire. Une part de détermination est possible: prévisible
et imprévisible se combinent intimement. L’adjectif est lié ici à la théorie du chaos que
D. de Robillard (2001) propose d’importer dans le champ des sciences du langage.
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CONCLUSION
La problématique de la caractérisation revient à questionner la spé-
cificité linguistique de tel matériau par rapport à tel autre. Ce faisant,
nous sommes là dans le domaine des représentations, aussi bien
celles de la communauté linguistique que celles de la communauté
scientifique, représentations qui peuvent être sensiblement diffé-
rentes, d’une approche à l’autre (Branca-Rosoff, 1996).
Notre étude a voulu montrer que le français tchaté ne peut être
considéré comme une catégorie, si on entend par catégorie un
ensemble de traits linguistiques corrélés de manière simple à des
dimensions d’ordre externe. En effet, le dispositif sociotechnique du
tchat ne permet pas de distinguer entre dimensions externe et inter-
ne. De plus, les traits linguistiques sont indéterminés: on ne peut en
fournir une liste puisque que l’étude des fonctionnements sociolin-
guistiques montre que la cohérence, construisant la cohésion et
construite par elle, est localisée et mobile. Enfin, cette “variété” est
moins liée à une situation objectivable qu’à une relation interperson-
nelle subjective, baignée dans un tissu social, et redevable de diffé-
rents paramètres en liste ouverte, variablement mobilisés (voir
Blanchet 2000 : 119-124 sur variété, variation et variance). Aussi, le
français tchaté peut être considéré comme une catégorie seulement
si on l’aborde dans le cadre épistémologique de la complexité, tel
qu’il a été défini par E. Morin entre autres.
La caractérisation des ressources linguistiques que mobilise le
tchat ne saurait constituer une finalité de la recherche. Il faut dès lors
s’interroger sur la fonction de sa souplesse. Un élément de réponse
tient au fait que la flexibilité assure le fonctionnement social des com-
munautés essentiellement linguistiques que constituent les tchateurs.
Le français tchaté, objet à géométrie variable, est d’autant plus “mou-
vant” que les dimensions sociales et linguistiques s’y confondent, et
que la dimension sociale ne renvoie à aucun extérieur.
Ainsi, nous sommes persuadée, comme d’autres chercheurs du
domaine (cf. Crystal, 2001), que le français des tchats, peut contribuer
à alimenter le débat jamais clos, à la fois épistémologique, théorique
et méthodologique, qui traverse tout champ scientifique 29.
29. Le seul intitulé d’une récente journée d’étude, qui traduit, au passage, une évolu-
tion de la mentalité scientifique à l’endroit d’internet, en témoigne: « Internet
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RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES
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