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Catharsis

Cela faisait maintenant plus d'une heure que j'étais sur le plateau.
Il n'en finissait plus leur enregistrement. J'avais les yeux qui me
piquaient à force de ne pas les regarder leurs projecteurs avides de
rétines et leurs caméras à l'affut du moindre battement de cil qui
aurait fait de la poignée d'auteurs réunis pour la bonne cause de la
promotion du dernier tome de leurs oeuvres complêtes autre chose que
des momies. Si en plus ça continuait comme cela je n'aurais pas le
temps de me faire démaquiller avant de partir, et j'avais un avion à
prendre. Cela m'était déjà arrivé un coup pareil l'année dernière,
dix kilos de fond de teint et de poudre sur la figure. Pendant tout
le vol mon voisin m'avait regardé d'un drôle d'air...
Il allait falloir une fois de plus que je leur en parle de mon
bouquin, comme si on pouvait parler de ce qu'on a écrit, ils n'ont
qu'à le lire finalement. C'est déjà fatigant d'écrire, ça vous
mobilise de la tête aux pieds et si après il faut passer son temps à
en parler! Ils ne savent pas qu'une fois que c'est terminé on pense à
autre chose, on n'a plus envie d'y revenir. Fermé le livre, fini, N-
I- NI! Mais non, promotion que cela s'appelle, pas moyen d'y couper,
de refuser. Le petit doigt sur la couture du pantalon pour répondre
aux convocations de l'attachée de presse qui s'arrange toujours pour
vous donner des trucs impossibles avec des horaires à la con, des
émissions où vous vous demandez tellement ce que vous faites que vous
finissez toujours par raconter n'importe quoi. L'astuce c'est de le
faire d'un air entendu, voire goguenard, alors en général ça prend.
L'ennui c'est qu'après on vous redemande. Remarquez que si on ne vous
redemandait pas c'est vous qui seriez bien embêté, parce qu'il faut
bien vivre...

En fait je me disais ça parce qu'il fallait que je déculpabilise.


Parce que ce genre d'émission finalement cela me chatouillait quand
même l'ego, et de façon assez agréable en plus. J'avais pour une fois
l'impression d'exister, et pas seulement pour moi, un peu pour les
autres. Et puis j'y puisais des forces pour reprendre la plume ce qui
est toujours difficile quand on ressent le grand vide qui suit la fin
de chaque livre, au moment où on se la pose, la question essentielle,
la question fondamentale, celle qui se résume … cette phrase
cruciale: "Mais qu'est-ce que je vais bien encore pouvoir leur
raconter aux lecteurs?" Alors le dialogue cela aide. Justement il
m'aidait l'interviewer, c'était à mon tour de passer sur son gril. A
l'aide Saint Laurent, saint patron des rotisseurs et des rôtis! Il me
poussait dans mes ultimes retranchements avec toutes ses questions.
Pas facile avec lui, un vrai pro, en plus il avait fait l'effort de
le lire lui mon livre, pas comme certains. Difficile dans ces
conditions de la lui faire, trop rusé le bonhomme, malin comme un
singe, et perspicace avec ça! D'autant plus qu'il était en train de
toucher du doigt quelque chose qui me turlupinait depuis des années.
Une question pour laquelle je n'avais pas encore trouvé la réponse.
Il allait falloir encore que je biaise sans qu'il s'en aperçoive,
manoeuvre particulièrement osée avec ce redoutable. Et pourtant je
pouvais difficilement être sincère parce que franchement je ne savais
pas. Cela faisait des années que je la cherchais la raison profonde
de mon malaise et toujours rien, le vide total, que dis-je le bide
total. Ce n'était pas le doigt finalement qu'il avait mis dessus,
mais le pied, et il s'y essuyait allègrement sur mon problŠme, il
m'enfonçait bien profond. Il allait falloir que je mobilise
sérieusement mes défenses.

-"Mais comment pouvez vous expliquer le fait que vous abordez


des thèmes relativement sérieux, j'oserais même dire assez peu
souriants, avec un langage des plus légers, en le prenant presque sur
le ton de la plaisanterie. Vous ne croyez pas que vous prenez le
risque de dérouter le lecteur, de manquer de crédibilité vis à vis du
public?"

On ne peut pas dire qu'il m'avait loupé, en plein dans le mille de


mes doutes et de mes interrogations. J'avais deux solutions pour lui
répondre et essayer de ne pas paraître trop idiot. La première
c'était de jouer au sérieux, au posé, d'invoquer la technique
d'écriture et des tas de choses qui éventuellement pouvaient en
découler. Là dessus je savais être intarissable, s'il ne me coupait
pas je la lui bloquais pour dix bonnes minutes la parole. Mais
c'était quand même un peu trop facile, ça manquait de panache,
d'élégance, je leur devais quand même autre chose. Il n'était pas si
mal le plateau, en plus ils n'étaient pas forcés de m'inviter, je
pouvais quand même faire un effort, ne serait-ce que par
reconnaissance. Pas question de m'en sortir platement, de m'en sortir
par ce qui pour moi n'était que des banalités sinon du verbiage. Il
me fallait faire différamment, me diriger ailleurs que sur les
sentiers battus et rebattus de l'habitude. Pour une fois je ne
laisserai pas les autres, les critiques surtout, s'interroger sur le
sens caché de mes dires et trouver des clés là où je n'avais même pas
mis de serrurre. Non il me fallait donner dans l'original si ce n'est
le grandiose. Il y avait un truc que j'utilisais assez peu souvent
mais dont à deux ou trois reprises j'avais pu mesurer l'efficacité
redoutable: le souvenir d'enfance. A condition de ne pas en abuser,
le souvenir d'enfance cela vous a un petit côté sympathique qui
désarme toute critique dans l'oeuf et qui, implicitement, fait large
part à l'indulgence souriante, à la compréhension sans
condescendance. C'est l'arme absolue, totalement imparable. Ce qu'il
y a de plus extraordinaire c'est qu'il peut être vrai ou inventé de
toutes pièces, personne ne va aller le contrôler votre souvenir
d'enfance. C'est du sûr et du confortable. Avec un truc pareil vous
pouvez étayer n'importe quel argumentaire de la façon la plus
satisfaisante qui soit. Alors je commençais à enrouler, tranquille,
comme un cycliste musant sur le plat avant d'attaquer la côte, je
l'amenais mon souvenir. J'en avait un en réserve, un qui ne ferait
pas mal dans le tableau. Pour l'instant, j'en étais aux "Vous voyez,
vous comprenez" je prenais mon temps pour attaquer le "tenez ça me
rappelle" pas la peine de se presser, j'évoluais tranquille sur les
larges routes de la facilité. Pour l'instant: mise en train, les
mains en haut du guidon, aux cocotes comme aurait dit feu Antoine
Blondin.

Pendant que je parlais, attaquant ainsi des préliminaires qui ne


m'avaient rien fait, je me disais que mon souvenir, j'allais
l'introduire par le biais de la blessure secrète. En plus je leur
donnais un scoop: la blessure secrète, vous vous rendez compte, de
l'inédit, on pensait pas qu'il pouvait être atteint comme ça celui-
là! Divine surprise! Allez, c'était le moment, je me lançais. A
leurs mines je voyais qu'elle commençait à prendre ma béarnaise en
dépit de l'extrème complexité de la recette, ils s'accrochaient,
c'était bon signe. Pas de doute, comme chef, je commençais à avoir la
main! Le regard légèrement tourné vers le ciel, ou plutôt vers les
cintres du plateau, j'évoquais ce professeur de français-latin-grec
qui, à l'occasion d'un relevé de notes trimestrielles, m'avait un
beau jour gratifié d'une petite appréciation aux conséquences
terribles. Il ne l'avait certainement pas voulue vacharde sa sentence
car en dépit de la différence d'âge, j'étais alors en quatrième et
lui proche de la retraite, nous entretenions les meilleures relations
du monde, mais l'effet en fut désastreux. Je crois même, maintenant
que j'y suis, qu'il y avait mis comme un regard complice dans sa
fichue appréciation. Seulement un regard sur un carnet ça ne se voit
pas forcément, c'est tellement opaque un carnet. Et puis ce trimestre
là, mises à part les matières que me dispensait ce cher Monsieur K,
matières qui m'étaient naturellement favorables, le contexte général
n'était pas du meilleur cru. De la discipline aux mathématiques, je
ne pouvais me défaire d'un penchant systématique pour la révolte.
Révolte devant les combinaisons absurdes de chiffres et de lettres
couramment appelées Algèbre, un sinistre machin sinistrement proposé
à notre absence de sagacité par un professeur acariatre. Révolte
encore devant un ordre établi par une bande d'ensoutanés à l'esprit
des plus étroit. Sans aller jusqu'à dire que j'étais son chouchou,
situation à laquelle je n'étais guère moralement prédisposé, Monsieur
K semblait assez satisfait de mes prestations tout en se gaussant
ironiquement de cette espèce de frivolité insouciante qui me collait
à la peau. N'y voyant absolument pas malice, ce bon Monsieur K
m'avait donc gratifié, en guise d'appréciation trimestrielle, d'un
seul mot, mais d'un mot qui allait avoir les conséquences les plus
terribles sur mon avenir: "PRIMESAUTIER".

Lorsque chez vous vos parents sont assaillis par cette étincelante
apostrophe, deux réactions sont possibles, deux réactions qui
dépendent essentiellement du contexte socio-culturel auquel vous
faites généralement référence. Soit ils se précipitent sur le premier
dictionnaire qui d'aventure passe à leur portée, soit, et c'est plus
grave, ils se précipitent sur la première paire de claques qui, elle
aussi, comme par un effet aussi pernicieux que malencontreux du
hasard, passe trop près de leurs mains avides. Il va sans dire que
j'eus droit à cette seconde version, mais avec un bis: en ce funeste
samedi que je n'oublierai jamais, ils étaient tous les deux à la
maison à l'heure terrible du facteur. Cette sanction effroyable d'une
légèreté de lêtre que certains qualifièrent plus tard, mais bien plus
loin à l'est, d'insoutenable, allait laisser en moi des traces
indélébiles. J'expliquais donc à mon interlocuteur cette aventure
quand je pris soudain conscience d'un énorme vertige qui s'emparait
de moi, comme pour me submerger, m'engloutir dans un océan de
perplexité. Sans le savoir et dans l'unique but de faire un bon mot,
un mot d'auteur comme on dit, je venais de mettre le doigt sur le
fait fondamental qui avait conditionné depuis des années et sans que
je m'en aperçoive, l'essentiel de ma vie littéraire: une vraie
catharsis, sans divan et en public en plus! Je ne m'étais jamais
apesenti sur l'importance de ce traumatisme, considérant qu'il ne
fallait voir là que quelque anecdote enfantine vaguement susceptible
un jour de faire rire. Il y avait pourtant dans les évênement de
cette fin de trimestre l'explication de tout ce que j'avais pu faire
depuis, le manuel d'utilisation du moteur en quelque sorte. Cette
sanction si tant est qu'elle en fut une de ma légèreté n'avait eu
finalement pour conséquence que de la revendiquer encore plus haut et
encore plus fort. Dès cet instant je me drapais de cette légèreté
comme d'un étendar. Elle seule était capable d'être le véhicule, le
truchement par lequel allaient passer, depuis cet épisode fatal,
l'ensemble de mes émotions. C'est elle qui me fit supporter, j'étais
maintenant à même de m'en rendre compte, ces longues années qui
auraient normalement dues être si tristes quand de l'au delà des
hauts murs du collège nous parvenaient les bruissements payens d'un
Montparnasse non encore dénaturé.

Les souvenirs refluaient, me sumergeaient en quittant le plateau


après cette prestation dont la fin fut quand même un peu confuse.
J'avais eu trop de mal à les endiguer les souvenirs. Je n'en avais
pas tellement envie non plus. Cela faisait des années que j'avais
voulu oublier tout cela, cette période non pas triste, mais quelque
peu carcérale par rapport à ce que j'avais connu par la suite à
savoir les longues perspectives de liberté qu'offrait encore le
Quartier Latin avant les premiers soubressauts de Mai soixante-huit.
Vertigineuse elle était cette liberté. Dangeureusement grisante,
glissante aussi. Sages libertinages au Jardin du Luxembourg (de
préférence sous la statue de José-Maria de Heredia) cures de Marx
Brothers à l'Actua-Champo, visite aux copains de médecine, visite aux
copains restés en lettres (les idiots, cela ne leur avait pas suffi
toutes ces années de collège, ils persistaient encore et encore dans
les mêmes matières), petits bridges à la fac de Droit au lieu
d'assister aux cours. La vie commençait, les amours aussi, belles
comme l'insouciance enfin considérée comme une conquête, un acquis
social enfin reconnu. La cage du collège s'était ouverte, finies les
soumissions sans fin à un règlement castrateur, balayées les messes
hebdomadaires obligatoires, envolés les condisciples qui en dépit
d'un premier léger relachement de la discipline avaient gardé en eux
la blouse noire du primaire, et à l'extérieur leur éternelle goutte
au nez. Certains conservaient encore et toujours les mêmes doigts
dont les ongles noircis, donnaient à leurs extrémités dactyles
l'apparence d'une charnière au delà de laquelle s'ouvrait un monde
extérieur qu'ils ne savaient appréhender, leur imagination s'arrêtant
brusquement aux seules limites d'un corps dont ils ne savaient que
faire. Finies les confessions hebdomadaires que j'avais choisi
d'effectuer auprès de "Gratte-Couilles" parce qu'il était sourd comme
un pot, qu'on pouvait lui raconter n'importe quoi et qu'un seul
regard angélique de notre part suffisait à rassurer sur le fait que
nous n'avions pas commis d'impuretés.

Etre primesautier dans une telle ambiance relevait certes de la


performance. Je n'en eut guère conscience tout le temps où j'ai
trainé mon ennui dans le Collège triste. Je crois finalement que je
m'en foutais, je tenais le coup grâce à l'image du même établissement
qu'Anatole France avait donnée dans le Livre de Pierre. Je savais
peut-être que moi aussi, un jour ou l'autre je pourrai le considérer
de la même manière. Je me disais que c'était toujours pareil, qu'en
près d'un siècle peu de choses avaient changé. Que nous nous moquions
toujours avec la même cruauté vengeresse de ceux qui nous
opprimaient, que les rires comme les sourires avaient toujours les
mêmes origines. Que cette classe de Quatrième où sévissait le
délicieux Monsieur K, un des rares dont j'aime à évoquer le souvenir,
était celle là même qu'il avait décrite le cher Anatole, avec ses
gradins et ses tables repeintes chaque année d'une épaisse couche de
noir grafité, noble matériau ayant permis l'éclosion de multiples
vocations de sculpteurs maintenant oubliées. C'est qu'il était
sacrément mal vu l'Anatole au Collège, il avait trop mal tourné.
Pourtant c'était Monsieur K qui me l'avait fait découvrir. Ces
escapades clandestines dans les livres à ne pas lire, pour
sulfureuses qu'on les suppose, elles vous ouvrent la porte d'autres
merveilleux, elles entrainent à l'apesanteur, légères comme le péché,
aériennes comme l'envie. On ne se défait finalement pas d'une telle
éducation Un jour ou l'autre elle revient à la surface, vous surprend
au moment où vous vous y attendez le moins. Entre temps elle a déjà
conditionné l'essentiel de votre vie. Un jour révélé, un autre
ressurgi, le garçon primesautier a su réapparaître sans que je m'en
rende compte, je ne savais pas jusqu'à aujourd'hui qu'il continuait à
vivre en moi, au plus profond de mon être. Cela faisait donc des
années que je primesautais les ruisseaux sans même m'en rendre
compte, un peu comme Monsieur Jourdain. Voilà donc pourquoi on avait
tant de mal à me prendre au sérieux. Et bien tant pis, je vais
continuer à primesauter, et à pieds joints encore, des bonds à
atterrir dans les flaques et à asperger tout le monde. Comme il
serait beau le monde si du jour au lendemain on se mettait tous à
primesauter ensemble!

Graces soient rendues au souvenir de Monsieur K qui m'a ressauté à la


figure au détour d'un livre qu'il n'aura même pas lu, lui qui avait
si bien su me comprendre et m'aimer à sa manière.

La Machine

La machine

Ils avaient déjà passé presque toute la matinée au Salon. Ils les
regardaient les machines, les jaugeaient, les disséquaient, et sans
cesse ils revenaient au même endroit, sans mot dire, pensifs. Ils y
déjeunèrent au salon, avec des clients, tous des anciens, parce qu'il
y en avait de moins en moins des clients. Les derniers ils étaient
même partis, parfois sans payer, mais c'était surtout parce qu'eux
aussi on ne les avait pas payés. Qu'est-ce qu'on pouvait bien y
faire! En pleine évolution les Arts dits graphiques. Une évolution
pareille ça vous secouait toute une corporation. Du coup il y en
avait qui tombaient. Le train allait si vite que personne ne pouvait
les aider à remonter. Il y avait aussi ceux qui avaient préféré
s'arrêter à la dernière gare, en espérant une ultime correpondance,
en directions des petits travaux, ces commandes résiduelles que ceux
qui savaient et qui avaient ancrée au plus profond d'eux mêmes la
tradition de cette riche culture ouvrière, appelaient: les travaux de
ville ou mieux encore, les bilboquets. Un truc que plus personne ne
voulait faire, le tortillard de la qualité et du travail à
l'ancienne. Il y en avait qui espéraient encore le prendre, mais à
voir l'herbe qui poussait sur la voie, ils risquaient d'attendre bien
longtemps. Parce que cette fois c'était la voie ferrée qui était
pourrie, disjointes les traverses foutaient le camp, il n'y avait
plus de ballast et les rails rouillaient: il n'y en avait plus des
trains, depuis longtemps déjà. Il fallait vraiment n'avoir rien
compris pour persister à attendre.

En fait s'ils étaint venus là, dans ce salon, c'était pour


comprendre. Pourquoi? Depuis longtemps ils avaient dépassé
l'amertume. Il ne leur restait plus qu'une curiosité intense pour
comprendre ce qu'allait bien pouvoir être la suite. Celle des autres
car la leur maintenant ce n'était plus la peine d'en parler. Pour le
père surtout, car le fils il se dirigeait déjà vers autre chose. Mais
comme il avait travaillé avec son père durant ses études, il ne
pouvait pas ne pas être solidaire. Lui aussi il voulait comprendre,
voir. Il voulait aussi témoigner le dire à tous que son père,
finalement, il était resté un des derniers. Comme un commandant à la
passerelle de son navire en train de couler. Il le savait depuis
longtemps le père qu'il y avait une voie d'eau dans les fonds, mais
il ne voulait pas inquiéter l'équipage. Jusqu'au dernier moment il a
fait bonne figure, jusqu'à tout à l'heure, quand il a compris que
tout le monde avait pu s'embarquer sur les chaloupes, il avait alors
officialisé la fin de son monde. L'orchestre ne jouait plus, le
Titanic pouvait couler

"Tu vois" avait-il dit "mon métier c'est fini, maintenant c'est
foutu"

Et puis cela avait été tout, cela avait suffi. Il n'y avait plus rien
d'autre à dire tellement c'était vrai, tellement c'était évident. Il
ne lui restait plus au père que son intense curiosité pour l'après.
Comment ils allaient faire maintenant sans la machine, sans sa force
mécanique au service de l'intelligence humaine. Et puis qui allait le
remplacer l'homme maintenant, un autre? Moins fin, moins délicat,
moins amoureux d'un métier qui tirait sa gloire de ce corps à corps
entre l'homme et une mécanique géniale ou alors un continuateur
fidàle à l'esprit, à la lettre à laquelle il fallait tant s'attacher.

Mais c'est de la machine qu'il il vaut mieux parler, lui faire


l'ultime honneur de la décrire cette superbe absente des salons
professionnels présents et à venir, de la décrire avec des mots, des
mots qu'elle aurait aimés cette superbe victime de ce qu'il y a de
plus nauséabond dans le progrès: l'assassinat du rève. C'était la
machine à transmuer l'écrit en prêt à imprimer, c'était la machine
qui restituait la parole de l'homme en parole du livre. Une alchimie
à elle toute seule. Elle prenait les mots et par une eucharistie des
plus payennes, une transsubstantiation de la matière au sein d'un
creuset igné, vous en faisait du plomb. Mais du plomb avec des
reliefs, des pleins et des creux, toutes sortes de choses qui
laissaient sur le papier la double empreinte du génie des hommes: les
créateurs et puis les alchimistes. On ne la voyait pas la machine,
elle s'imposait à vous, à la fois légère et massive, aérienne et
dense. Seule, au repos, elle vous apparaissait comme un piano à queue
dans une salle de concert, posée sur son socle de fonte, simple
pilier à quatre pieds sur lequel reposait son génie. Pleine de roues
dentées ou non, d'exentriques, de courroies de cuir patiné elle
recelait en son coeur la matière en fusion, le magma de la future
connaissance. Dans un bruit de clavecin disloqué, elle faisait
jaillir les lignes entières, prélude essentiel au miracle de
l'impression.

Il y avait d'abord un clavier, mais pas un de ces ridicules claviers


de machine à écrire, un clavier, un vrai, avec des touches, des
vraies elles aussi, reliées à des tringles et à tout un tas de trucs
compliqués. Enfin soyons clairs, un clavier avec des touches. D'un
côté les majuscules (dites capitales), de l'autre les minuscules
(dites bas de casse). Quand vous appuyez dessus ça se complique car
le miracle commence. La touche à peine caressée fait descendre une
pièce de cuivre, appelée matrice, dont la gravure en creux correspond
à la lettre demandée. La matrice est rangée dans un magasin
trapézoïdal incliné à plus de soixante degrés, situé au dessus du
clavier. C'est de là qu'elle arrive quand on l'appelle. S'il vous
plait, descendez, on vous demande! Voilà j'arrive...L'ensemble des
matrices correspondant à un type de caractère et à une taille donnée,
se dénomme une police. Donc une matrice est descendue quand on lui a
demandé, c'est bien. Elle vient se ranger dans ce que l'on appelle un
composteur, toujours au dessus lui aussi du clavier, juste sous les
yeux de l'opérateur.

Il faut bien comprendre à ce moment précis de l'explication, que


l'opérateur se doit d'être un artiste. Comme un virtuose, ses mains
courent sur le clavier, elles volent serait certainement plus exact.
L'ensemble des doigts doit être en action étant donné la vastitude du
dit clavier. Sa sensibilit‚ est telle qu'il faut jouer vite mais
pianissimo. Bannis, les forte! A exclure les crescendo et autres
sforzando! Il faut effleurer à peine la touche, sans cela ce sont
plusieurs matrices de la même lettre qui descendent et ça, ce n'est
pas bien, ça ne se fait pas, ça ne se doit pas, c'est une faute de
goût, pire une faute contre l'esprit... une pratique
grossière...totalement hors de propos avec la finesse requise par la
profession...

Donc l'opérateur fait tomber ses matrices depuis son clavier. A


chaque fin de mot, il fait tomber ce que l'on nomme un espace.
L'espace qui sert quant à lui pour tous les types de caractŠres
quelle que soit leur taille, ne réside donc pas dans un magasin
spécifique, mais dans un logement réservé à cet effet, toujours au
dessus du clavier. Lorsque le composteur a été rempli de matrices et
d'espaces, une ligne a donc été constituée. Sa longueur ( ou
justification) peut varier à la demande, il suffit de la déterminer à
l'avance. Pour que les lignes soient bien égales, ce qui doit varier
c'est donc l'espace qu'il y a entre les mots. C'est en effet la seule
possibilit‚ que l'on aie. Pas la peine de chercher autre chose, il
n'y a pas d'autre solution. Alors pour cela l'homme a du une fois de
plus faire preuve d'astuce, on peut même dire de génie. On aurait pu
croire en effet que l'espace, tout comme la matrice aurait pu avoir
une valeur égale en épaisseur. Et bien non! Tout simplement parce que
cela n'aurait pas arrangé nos affaires parce que si l'espace à
remplir est de largeur variable, la pièce dénommée espace elle aussi,
doit être pareillement d'épaisseur variable sans ça tout serait
fichu. Pour arriver à ce résultat, notre espace va donc se composer
d'une partie fixe dans laquelle va coulisser une partie mobile. Grâce
à ce stratagème, en raison de l'épaisseur variable de la partie
mobile qui est plus épaisse en bas qu'en haut, une fois que celle-ci
va se trouver, par un artifice dont il est inutile que je vous conte
la géniale finesse, repoussée vers le haut. L'espace viendra alors
écarter les matrices de cuivre... Et l'ensemble de remplir
harmonieusement le composteur en sa totalité: le moule de la ligne,
maintenant parvenue à sa longueur prévue, est donc prêt.

La deuxième partie du miracle va pouvoir s'accomplir.

C'est l'instant que choisit l'opérateur pour lancer véritablement sa


machine en action. S'il a eu jusque là voix prépondérente au chapitre
en tapant son texte sur le clavier, d'un seul geste il va libérer le
génie fusionnel de la machine et initier l'extraordinaire cascade
d'évènements qui vont se succéder. Il pose délicatement sa main
droite sur une poignée sise au delà des touches, une poignée d'acier
tellement polie qu'elle en est luisante, il l'enfonce puissamment
vers le bas ce qui, par le principe de la bascule, propulse
l'ensemble composteur-matrices-espaces vers le haut. La machine s'en
empare, elle ne le lachera plus avant d'en avoir extrait les mots. Un
premier bras se saisit de ce moule de ligne et l'amène au regard
d'une large roue d'acier crantée. Par un jeu d'engrenages cette roue
entre dans une rotation qui pourrait paraître folle si elle n'était
mécaniquement contrôlée. Pour l'instant elle sert d'intermédiaire
entre le moule de ligne et la bouche du creuset où se trouve le plomb
en fusion. L'impulsion donnée par une curieuse roue excentrique
placée à cette effet sur le coté de la machine pour en gérer le
cycle, fait basculer le creuset qui, au travers une fenêtre ménagée
dans la roue d'acier crantée, lache un jet de plomb pour prendre
l'empreinte du moule. Ca y est la ligne est faite. Il reste à la roue
dentée dans laquelle la ligne toute neuve reste encore prisonnière à
continuer une giration qui va mettre cette ligne de plomb en présence
de différents couteaux qui vont la raboter, l'ébarber avant qu'elle
ne soit éjectée, encore brûlante, pour venir rejoindre ses compagnes
précédemment composées.

Il est bien évident que si l'on s'arrêtait là la machine ne serait


pas parfaite, elle n'aurait rempli que la moitié de sa mission. Parce
qu'il va falloir en faire d'autres des lignes, des tas! C'est il y en
a dans un livre, des lignes!

Alors elle reprend son élan, elle continue toute seule la machine,
parce que pendant tout ce temps, l'opérateur, lui, il continue à
opérer. Il continue à les faire tomber dans le composteur ses petits
moules en cuivre et ses petits espaces en caressant son cher clavier.
D'un seul coup, toujours commandé par cette géniale roue excentrique,
un bras descend du haut de la machine pour, avec un grand "Clac"
s'emparer de l'ensemble matrices-espaces qui vient de servir, il
l'enmène en haut, tout en haut, à près de deux mètres au dessus du
sol et envoie tout cela sur une sorte de réglette reliée à une vis
sans fin. Il y a encore là intervention d'une trouvaille comme seul
le génie humain est capable et encore, dans les grandes occasions
uniquement...et là, c'en était une! Les matrices de cuivre comportent
des encoches, un peu comme des clés, elles partent avec les espaces
le long de la réglette, entrainées par la vis sans fin. Les espaces
tombent en premier dans leur logement pour pouvoir resservir au plus
vite. Une fois arrivée à l'endroit où la r‚glette comporte les crans
correspondants aux siens, la matrice n'étant plus soutenue, tombe, et
comme par hasard, juste à point pour se glisser dans l'étroit petit
canal qui lui était réservé dans le magasin ( vous vous souvenez, le
magasin, mais si! Voyons! Le machin trapézoïdal incliné qui se touve
bien au dessus du clavier et dont on a parlé au début! Vous n'alliez
quand même pas l'oublier celui-là! ). La matrice est alors disponible
pour une autre mission. Elle redescendra quand on la redemandera.

Jusque là, si vous m'avez bien suivi, ce n'est pas la peine que je
recommence.

C'est beau n'est-ce pas! Toute cette mécanique au service de


l'esprit, au service du creuset dans lequel les mots viennent se
fondre pour en ressortir étincelants avec tout leur poids et leur
densité métallique. Mais rien de tout ceci ne pourrait se faire sans
l'intervention de l'homme, de l'Opérateur. Dans le métier, c'est un
seigneur. Sa machine il la connait de fond en comble, jusqu'à la
moindre courroie, un peu comme les anciens cheminôts connaissaient
leur locomotive. Il en pressent les défauts et partant trouve la
façon d'y remédier. On n'a jamais vu de machine laissée à l'abandon,
elles sont toujours parfaitement entretenues, en raison, même si on
ne le dit pas, même si l'on refoule ce sentiment au plus profond de
son être, de l'amour qu'on leur porte. Portant en général cravate à
la ville, l'opérateur commence son approche en revêtant son habit de
lumière. Cet habit, c'est la cote bleue, celle à bretelles, ces
bretelles qui viennent se croiser sur le bas du dos. Quand il
s'installe devant son clavier, après que le creuset eut chauffé pour
que le plomb atteigne sa température de fusion, attente magique,
permettant à l'homme de prendre la totale dimension de sa tâche,
quand donc l'opérateur s'installe, il le fait avec les mêmes gestes
qu'un pianiste virtuose devant son Stenway.

A l'instant où j'entends me lancer dans ce genre de comparaison, je


m'aperçois que je ne vous ai pas dit le nom de cette merveille, de
cette reine des machines, de la machine des rois: la linotype.

Maintenant que vous le savez, je reprends. Il n'y a pas beaucoup de


fabricants pour des machines de ce genre, les américains et les
italiens surtout. Il n'y a guère eu que les russes à se lancer dans
l'aventure, mais, c'est comme pour le Concorde, ils ont copié. Deux
marques se détachent: la Linotype et l'Intertype, exactement comme
pour le piano (vous remarquerez la persistance insistante de la
comparaison), Stenway et Beeschtein ... avec Bosendhorfer comme
outsider c'est vrai et puis dans ce cas précis moi je préfère
l'outsider, surtout pour les graves, des graves qui sont si
veloutés... mais, pardon,... je m'égare. Chaque opérateur donc, un
beau jour, a fait son choix, une fois pour toute. Irréversible le
choix, complètement subjectif, d'une partialité totale. Même s'il
arrive par la suite à l'opérateur de travailler sur l'autre marque,
il ne lui trouvera que des défauts. La fidélité restera toujours
une des caractéristiques de ce métier.

A ce point de ma description il faut quand même que j'aborde le


chapitre de l'énergie, pas celle de l'opérateur, on sait tous que
pour ce qui est de l'énergie ceux qui pratiquent les métiers de
l'imprimerie n'en manquent pas. Non, je veux parler de l'énergie
nécessaire à mouvoir la machine et à opérer l'alchimie de la fusion
du plomb. Je sais bien que parler d'énergie après toutes les choses
extraordinaires que l'on vien de dire sur la machine peut paraître
trivial. Que c'est de la cuisine! Eh bien pour commencer cela y
ressemble à la cuisine! Parce que pour l'énergie, il y a soit le tout
électrique, ou alors le mixte. Oui, comme dans une cuisinière, au gaz
et à l'électricité. D'accord, la machine ne peut être mise en
mouvement que par un moteur électrique, qui en tournant va entrainer
toutes les courroies, les roues, poulies et engrenages divers qui la
font vivre. Mais le creuset? Le creuset, il fut un temps où il
fonctionnait au gaz, mais oui, au gaz, comme celui qu'il y a à tous
les étages dans les bonnes maisons, comme celui qui fait pfuittt dans
les tuyaux de plomb et qui ne sent pas bon, comme celui qui fait boum
dans d'autres maisons, ( mais ça, ce n'est jamais la faute de Gaz de
France...enfin, c'est eux qui le disent, parce qu'à nous, on ne la
fait pas...). Mais avec le gaz, il y a eu des histoires, pas drôles
d'ailleurs, des boum notamment, et puis aussi des asphyxies alors on
est passé au tout électrique, comme cela on avait encore un peu plus
l'occasion de se prendre de sacrées chataignes, chose qui n'était
point rare. Il y avait, dans les années soixante, un façonnier près
de la porte d'Orléans, un façonnier c'est un artisan linotypiste qui
travaille pour les imprimeurs. Dans son atelier coincé entre une
salle de boxe et une poissonnerie (les ateliers des façonniers ont
toujours eu, je ne sais pourquoi, des localisations particulièrement
introuvables et farfelues) il avait trois machines, c'était des
Intertypes, je crois, le modèle avec quatre magasins et sur les trois
deux avaient un creuset qui marchait au gaz. Il lui fallait
travailler comme un fou parce qu'il avait un livre à faire et qu'il
avait pris du retard en faisant d'autre petits travaux, de ceux qui
sont toujours urgents, de ceux qui auraient toujours dus être
terminés la veille. Travailler comme un fou, pour un façonnier,
c'était la norme, mais il y avait des jours où ils ‚taient plus fous
que d'autres. Ce jour là en était un. Au lieu de rentrer chez lui le
soir, en même temps que son fils qui travaillait avec lui, il est
resté la nuit pour finir. On n'a jamais su ce qui s'était passé,
toujours est-il qu'on le retrouva au petit matin, asphyxié à cause du
creuset à gaz qui s'était éteint. Comme sa machine était arrêtée, on
peut supposer qu'il s'en était apercu suffisamment tôt pour stopper
le moteur électrique et éviter ainsi l'explosion mais trop tard pour
avoir la force de se trainer pour fuir le piège qu'était devenu son
atelier. Je crois que c'est cet accident qui a du décider de
l'abandon du gaz. C'est sa femme qui a continué l'affaire. On
travaillait en famille chez eux. Elle a longtemps constitué une
figure chez les façonniers, une terrible, une solide, maintenant tout
juste une légende. Il y en a eu d'autres, bien d'autres qui ont aussi
laissé des traces, comme L. dont les machines consommaient autant de
plomb que de Sylvaner. Ce qu'il y avait d'admirable c'est que tout le
monde se connaissait dans la corporation. Ils avaient tous travaillé
ensemble à un moment ou à un autre, dans la presse ou dans les
grosses imprimeries. Ils disaient presque tous qu'ils la regrettaient
la presse, à cause de la retraite, mais ce n'était pas si vrai que
ça; ils l'aimaient trop leur liberté les fa‡onniers, et puis là, les
machines elles étaient à eux. C'était possessif un façonnier,
exclusif dans l'amour de son métier comme dans celui de sa machine.

Alors vous comprenez maintenant que vous êtes au courant, que vous
savez aussi qu'aujourd'hui ce sont les ordinateurs qui font tout, que
le père et le fils que nous avons laissés tout … l'heure au salon des
Arts graphiques, ils ne pouvaient rien y faire. Et puis ils
n'allaient pas pleurer quand même.

C'était mon père...

Il y a quelques années encore, quand en passant dans une rue il


m'arrivait d'entendre le cliquetis caractéristique d'une machine, je
ne pouvais pas m'empêcher d'en chercher l'origine. Je tombais en
général sur des vieilles imprimeries poussiéreuses où trônait encore
une machine dont l'opérateur me paraissait avoir cent ans.
J'écoutais, je regardais de tous mes yeux, hûmais l'odeur du plomb
chaud, et souvent, parce que nous partagions, en quelque sorte le
même amour, il me faisait cadeau de deux ou trois lignes, avec le nom
de mes enfants dessus, pour qu'eux aussi ils sachent. Je repartais
alors en serrant les lignes encore brûlantes dans ma main, bien
enfoncée au plus profond de ma poche. Maintenant le bruit a
définitivement cessé. Au musée la machine, place à la P.A.O.
(publication assistée par ordinateur).

Ma dernière émotion je la dois au Figaro. Là, dans le hall, 37, rue


du Louvre, il y avait encore il y a peu de temps une Linotype, un
beau modŠle (j'ai oubli‚ le numéro) à trois magasins. Elle était
entourée par un cordon de velours rouge, comme dans les musées ou les
palais nationaux. Ce n'était pas une machine de façonnier, mais
c'était une "lino" quand même. C'est vrai qu'il ne fallait pas que je
l'oublie la Presse, j'allais même commettre une sacrée gaffe en ne
parlant que du "Labeur" et des façonniers, la Presse avec ses
ateliers gigantesques où dix à vingt machines étaient alignées quand
ce n'était pas plus. Vous vous souvenez? Dans les anciens films quand
on voulait monter l'activité d'un journal, qu'est-ce qu'on voyait? -
La salle de rédaction, les linos et puis un plan rapide sur les
rotatives. La linotype dans la Presse ça s'est terminé avec la vente
du matériel du Parisien qui a été le dernier journal à fonctionner à
l'ancienne je crois. Une mort à petit feu.

Alors, dans le hall du Figaro, elle ne la volait pas sa place


d'honneur la linotype.

Elle a bien mérité des mots. Et puis les mots c'est de l'or, alors
une machine qui transformait le plomb en or, cela leur donnait un
sacré coup de vieux aux alchimistes moyenâgeux avec leur pierre
philosophale. Ils pouvaient toujours essayer de s'aligner devant une
réussite pareille. Chapeau bas messieurs, comme vous avez bien été
obligé de le faire devant Gutemberg sans qui on n'aurait même pas eu
vent de vos élucubrations fumeuses. Chapeau bas devant ceux qui ont
inventé puis perfectionné cette fantastique machine. Gardez les au
frais vos baves de crapaud, vos décoctions de sauterelles copulant à
la pleine lune, tous ça ce ne sont que des artifices inutiles, cela
n'arrivera jamais à la cheville du génie humain.

Toulon Mai 1996


. Roland GREUZAT
1, rue Vincent Allègre
83000 TOULON
94 - 09 19 84

Crème

Les amours … la crŠme

Entrer … seize ans dans l'univers mythique des ‚tudes sup‚rieures, aprŠs ce qui a
paru ˆtre de longues ann‚es de bagne, avait de quoi bouleverser n'importe quel
adolescent. Pour Dominique ce n'‚tait certainement pas faute de s'y ˆtre longuement
pr‚par‚, de l'avoir longtemps r‚v‚e, imagin‚e, cette ouverture de la cage, mais le
trouble reste l…, entier, insistant, angoissant presque. Deux ann‚es auparavant sa
premiŠre r‚elle ‚motion amoureuse l'avait totalement submerg‚ dans le mˆme temps o—
elle l'avait fait p‚n‚ter dans le mythe, l'avait fait rˆver tout ‚veill‚. P‚riode
intense, premiŠres escapades furtives dans un monde qu'il esp‚rait tant ˆtre le
sien. Les conjonctions sont toujours ‚tonnantes, impr‚visibles. Les singuliers
raccourcis pris par le hasard complŠtement d‚routants.Qui aurait pu imaginer que
cette petite station valaisane o— seul le plaisir du ski l'avait conduit allait
ˆtre pour Dominique autre chose que le cadre d'une d‚sillusion finalement assez
banale. Sortir de sa cage ‚tait … cette ‚poque pour lui synonyme de plaisir avant
toute autre chose. Le ski avec ce qu'il impliquait comme sensations intenses de
libert‚, en faisait partie. Comble de malchance, abus‚ par quelques prospectus
raccoleurs, il s'‚tait retrouv‚ dans un endroit qui ‚tait … mille lieues de pouvoir
ˆtre consid‚r‚ comme une station de sports d'hiver. Il n'y avait pas de neige,
mais, et c'‚tait pour lui plus grave, il lui fallait faire des kilomŠtres pour
acc‚der … la moindre remont‚e m‚canique. Pour ajouter … son d‚sarroi, il avait
accept‚ de partir avec des vagues connaissances de ses parents qui avaient lou‚ l…
bas un chalet. Etranger partout, au milieu de ces gens qu'il ne connaissait guŠre
comme au milieu de ce village qui ‚tait incapable de lui offrir ce qu'il ‚tait venu
y chercher.Ces vacances de Pƒques commen‡aient … le faire sombrer dans un profond
ennui. Si encore il avait pu lire Thomas Mann avant de partir, il aurait pu prendre
un certain plaisir … se trouver d'un seul coup transport‚ par la magie de
l'identification litt‚raire sur la Montagne Magique. Mais ce n'eut constitu‚ qu'une
bien piŠtre consolation, et puis, … l'adolescence, la Montagne Magique n'est pas
par d‚finition une lecture g‚n‚ratrice de ces ‚lans qui font vos d‚lices. Il faut
pour cela attendre d'avoir re‡u ses premiŠres blessures. Une partie des immenses
‚tablissements de cure de style victorien qui abondaient dans le village avait
‚t‚ transform‚e en hotels g‚n‚ralement occup‚s par des touristes dont le sport
pr‚f‚r‚ restait la chaise longue entre deux parties de bridge. Il restait toutefois
encore quelques v‚n‚rables institutions qui recueillait quelques riches et
pƒlichons visiteurs venus en cet endroit sacr‚ ‚liminer les derniers bacilles de
Koch qui persistaient … encombrer les poumons de notre vieille Europe. Comme il
n'avait pas encore l'ƒge de la d‚lectation morose, l'ambiance ‚tait donc tout
simplement r‚duite pour Dominique… la simple sinistrose. Il affichait alors un air
d‚tach‚ et blas‚ qui lui semblait ˆtre du meilleur aloi. Il trainait son spleen
dans les galeries, chez les marchands de tabac, de chocolat, enfin de toutes ces
choses qui faisaient pour un jeune parisien le bon renom de la Suisse ‚ternelle. Il
en vint mˆme … affecter de fumer la pipe, habitude dont il n'allait plus se
d‚partir pour le restant de ses jours. Il ‚tait en train de se composer un
personnage carapace qui saurait plus tard ˆtre l'indispensable refuge o— il
pourrait se prot‚ger des vississitudes de sa vie d'homme.

C'est alors qu'apparut Maria-Pia. Elle ‚tait venue en toute simplicit‚ prendre sa
place au sein du chalet, au milieu de ce groupe qui s'il ‚tait encore ‚tranger …
Dominique, accueillit la nouvelle venue avec les bras ouverts de la longue amiti‚.
Elle d‚barquait par pur d‚soeuvrement … la suite d'une de ces boulversantes
rupture que connaitront de tous temps les amours post-adolescentes. Du jour au
lendemain la vie de Dominique changea. Il ‚tait fascin‚ non pas par la belle mais
par le simple fait qu' ‚tudiante en premiŠre ann‚e de Droit, elle venait de l'autre
monde, du monde libre alors qu'il allait bient"t quant … lui retourner dans sa
prison noire. Noire comme les pupitres, noirs comme les soutanes des professeurs,
noire comme les journ‚es sans fin, dans cette ville dont le prince n'‚tait surtout
pas un enfant. Cette fascination que l'image que Maria-Pia projetait de l'avenir
proche de Dominique aurait pu paraŒtre ‚tonnante su l'on se r‚f‚rait aux
traditionnelles angoisses, pulsions et envies qui pouvaient assaillir un adolescent
plong‚ dans ce qu'il y a de plus austŠre sinon de plus pervers au sein d'un collŠge
catholique. Dominique en cela ‚tait diff‚rent, autre. Il savait … merveille ‚tablir
des barriŠres, se d‚limiter des zones franches ‚chappant totalement aux ph‚nomŠnes
d'interp‚n‚tration. Il multipliait ses vies, seule tactique lui permettant
d'‚chapper … l'emprise de sa vie scolaire, … sa suj‚tion. Rares ‚taient ceux qui
‚taient capables d'arriver … un tel r‚sultat, … une telle perfection dans les
m‚canismes d'auto-protection. Il fallait pour cela une grande force de caractŠre,
assur‚ment Dominique en ‚tait pourvu, tout du moins dans ce domaine.

Largement en avance dans ses ‚tudes, il n'avait guŠre jusque l… fr‚quent‚ que les
filles des amis de ses parents, seul petit coq lach‚ au milieu d'un gyn‚c‚e en
herbe, mais d'un gyn‚c‚e dont les odalisques comptaient toutefois quelques ann‚es
de plus que lui. Il ‚tait ainsi devenu, au gr‚ de leurs amours d‚butantes, soit le
complice, soit le confident, tout en s'‚rigeant, une fois revenu dans un autre de
ses p‚rimŠtres, en juge et en critique. D‚j… il commen‡ait … poindre en lui une
certaine forme de cynisme dont il ne pourrait plus jamais se d‚partir. Avec un tel
contexte, il se confortait dans l'id‚e qu'il appartenait … un monde
fondamentalement diff‚rent de celui de ses condisciples. Il les pr‚c‚dait
allŠgrement sur le chemin de la connaissance, surtout s'il devait pour cela
enfreindre de pesants interdits et se moquer de certains anathŠmes aussi archa‹ques
qu'imb‚ciles. Il n'accordait finalement de valeur qu'… ce qui sortait des normes
strictes de la culture et de l'‚ducation qu'on lui inculquait. Livr‚ … lui mˆme, il
s'enfermait avec le mˆme bonheur, aussi bien dans ses rˆveries que sans les
toilettes. Il y lisait en vrac, Camus, Sartre, enfin toutes sortes d'auteurs qui au
collŠge apparaissaient comme l'expression suprŠme de la perversion. Plus par go–t
subversif de l'interdit que par r‚elle satisfaction, il en ‚tait arriv‚ … se
masturber en lisant "La Naus‚e". Ces premiŠres exp‚riences du plaisir, pour
solitaires et originales qu'elles fussent, n'eurent toutefois qu'une port‚e des
plus limit‚es. Elles lui semblaient ˆtre la continuation n‚c‚ssaire de sa
marginalit‚, la marque essentielle de sa diff‚rence … d‚faut de constituer le sceau
d'un g‚nie trop pr‚coce. C'‚tait finalement sous ce masque de superbe et magnifique
incompris qu'il traversait les ƒges de la vie, un g‚nial incompris que l'on
for‡ait, … coups redoubl‚s de versions latines et de thŠmes grecs, … subir de bien
trop longues ‚tudes secondaires, alors qu'il n'aspirait qu'… la libert‚ que
symbolisait … ses yeux la vie universitaire.

C'est ainsi, de la fa‡on la plus naturelle qui soit, qu'il engagea avec Maria-Pia
de longues discussions sur la toute jeune exp‚rience de cette derniŠre. Durant des
soir‚es, qui d‚sormais n'‚taient plus trop longues, ils discutaient, ou plut"t il
lui faisait d‚crire, les charmes des amphith‚atres, les professeurs en toge, les
huissiers … chaine, et surtout les premiers soubressauts qui commen‡aient … agiter
le monde ‚tudiant. Dominique y campait d‚j…, mˆme s'il n'y avait jamais mis les
pieds. La palpation de cette r‚alit‚ qui demain serait la sienne laissait ses
exp‚riences sartriennes dans les plus profonds puits de l'oubli. En face de lui il
n'avait pas une femme mais un rˆve qui prenait corps. Sa pratique des zones
franches, des int‚rets circonscrits, lui interdisait de venir puiser quelque
‚motion l… o— il n'aurait mˆme pas eu id‚e d'en chercher. La neige faisant de plus
en plus d‚faut, il ignorait maintenant totalement la pratique du ski. Il la
rempla‡a sans le moindre regret par de longues promenades avec Maria-Pia o— son
besoin de dialogue avait tout loisir de s'assouvir.

Un jour ils ‚taient tous deux rentr‚s au chalet bien plus t"t que d'habitude. Ils
s'y retrouvŠrent seuls, tous les autres ‚taient partis pour une de ces lointaines
et ‚reintantes promenades que tous deux ‚vitaient comme la peste, ne trouvant pas
dans ces p‚r‚grinations alpestres … vocation soit disant saine et sportive,
l'occasion de c‚der … leur d‚mon de la conversation. L'essoufflement, le
tiraillement des muscles t‚tanis‚s par l'effort ne sont pas g‚n‚ralement propices
au d‚veloppement des id‚es. Maria-Pia ‚tait assez bizarre ce jour l…, elle ne
faisait que r‚p‚ter, comme une litanie: "My heart is free...my heart is free...".
Par jeu, Dominique la suivit dans sa chambre. Elle avait conserv‚ ses lunettes de
soleil sur son visage bronz‚, un visage sur lequel ressortaient quelques tƒches
plus ou moins fonc‚es que pour la premiŠre fois il remarquait. Il ‚tait en train
de d‚couvrir qu'… c"t‚ de lui, depuis plusieurs jours il y avait tout autre chose
qu'une interlocutrice, fut-elle privil‚gi‚e, il y avait une femme et cela finissait
par le troubler, par abaisser les d‚fenses des derniŠres zones secrŠtes qu'il avait
pu se cr‚er mais qu'il n'avait pas encore parcourues. Elle s'‚tait dirig‚e vers la
fenˆtre. Dominique, soudainement embarass‚ d'un corps qu'il ne reconnaissait plus
comme le sien, n'arrivant pas … analyser cette sensation qui n'‚tait autre que la
premiŠre manifestation de l'‚moi, se rapprocha d'elle. L'un contre l'autre ils se
penchŠrent … l'ext‚rieur. En contrebas, sur le rebord de la fenˆtre de la cuisine,
refroidissait une superbe crŠme anglaise. "My heart is free... my heart is free"
continuait-elle … psalmodier. Pour effacer la gˆne sinon le trouble que lui causait
le contact du corps de Maria-Pia contre le sien, Dominique se tourna vers elle et
lui ota ses lunettes. Il lui fallait maintenant lutter contre l'‚clat de ses yeux
d'un bleu profond. Tout le visage de Maria-Pia lui semblait alors comme
magnifi‚ par l'aur‚ole d'une chevelure noire coup‚e presque … ras. Pour faire
diversion, il s'empara du cordon des rideaux, il y arttacha les lunettes et les fit
descendre, par jeu dans la jatte de crŠme. Prestement remont‚es les instrument
d'optique connurent, une fois entre leurs mains, un sort pour lequel ils n'avaient
pas ‚t‚ programm‚s. Ils prirent chacun l'une des branches et se mirent, de concert
… en l‚cher la crŠme qui avait pu s'y d‚poser.

Il n'y avait pas de meilleur moyen pour que leurs visages se rapprochent et que la
langue de Maria-Pia ne vienne ‚clore dans la bouche de Dominique et lui offre son
premier baiser. Une extraordinaire chaleur s'empara alors de lui. Il s'y ajouta de
l'orgueil quand il lui lui rendit son offrande avec ferveur.

Les lunettes pataugeaient alors piteusement, un ‚tage plus bas, dans une jatte de
crŠme anglaise.

Mais Dominique prenait peur, il paniquait presque devant ce vertige inconnu qui
l'‚treignait. Il se d‚tacha finalement de Maria-Pia, pr‚textant d'aller r‚cup‚rer
le corps du d‚lit. Il fit alors lentement mouvement vers la porte de la chambre.
Maria-Pia bougea en mˆme temps. En se retournant au moment de franchir
l'encadrement de la porte, il la vit s'assoir sur le lit, le dos cal‚ contre
l'oreiller, les jambes ‚cart‚es. "My heart is free" revenait sur ses lŠvres,
lancinante contine, appel au secours de la femme en train de voir s'enfuir l'objet
de son d‚sir, un objet tout neuf qu'elle venait d'animer. Dominique n'y comprenait
plus rien, il perdait totalement le contr"le de ses gestes jusqu'… celui de ses
pens‚es. Il d‚couvrait le pouvoir des sens et s'effrayait de ne savoir le
maŒtriser. En quelques secondes il la rejoignit et leurs corps miraculeusement
d‚nud‚s se pressŠrent l'un contre l'autre. Jamais il n'avait touch‚ ainsi le corps
d'une femme, mˆme au coeur de ses rˆves les plus intimes et les plus troublants. Il
n'avait jamais imagin‚ quelle pouvait ˆtre cette douceur, ce velout‚. Maria-Pia
avait des petits seins fermes avec des pointes br–nes presques noires. Il ne
pouvait en d‚tacher ses mains et prolongeait ind‚finiment sa caresse. Tendrement
elle le guida en elle, d‚j… s–re de son pouvoir, s–re de ce qu'elle lui donnait. Il
resta … Dominique un souvenir aigu de ces instants. Fort curieusement il reviendra
inlassablement par la suite au souvenir de la douceur de ce contact et de la
passion des baisers plus qu'… l'acte d'amour lui mˆme, un acte qui longtemps ne lui
apparut que comme ‚tant la simple cons‚quence logique des pr‚liminaires.

Le soir tout le monde s'‚tonna que quelqu'un ait pu avoir l'id‚e de v‚rifier
l'exactitude du principe d'ArchimŠde au moyen d'une paire de lunettes et d'un plat
de crŠme anglaise.

Ils ne retrouvŠrent malheureusement que deux fois des circonstances aussi


favorables avant la fin du s‚jour. De retour … Paris, il ne fallut pas longtemps
pour que le "heart" de Maria-Pia ne soit plus "free". Elle vint par contre attendre
… plusieurs reprises Dominique … la porte de son collŠge, attirant sur elle les
foudres du surveillant g‚n‚ral, noir cerbŠre qui veillait au respect de la morale
sur les trottoirs bordant la v‚n‚rable institution, attirant par contre sur
l'adolescent les regards ‚tonn‚s et envieux de ses petits camarades. Qu'elle soit …
jamais remerci‚e pour ce dernier geste, cette main qui s'‚loignait dans l'avenir
incertain, ce geste … laquelle elle n'‚tait pas oblig‚e. Les ann‚es passŠrent, les
axamens aussi, Dominique, de plus en plus d‚cal‚, d‚vorait livre sur livre. Quand
vint enfin l'heure de la d‚livrance, la sanction guillotine du baccalaur‚at, il put
voir s'ouvrir les portes. Mais il avait trop attendu, la libert‚ ‚tait soudain trop
forte, le vide trop intens‚ment attirant. Il s'engouffra dans la fac comme un
poss‚d‚, mais elle le d‚‡ut, ses ‚tudes aussi, rien ne l'int‚ressait plus
finalement si ce n'est les jeunes filles en fleur au jardin du Luxembourg, mais ‡a
c'est une autre histoire.

Il avait trop attendu, il ‚tait d‚j… plus loin, trop loin, pendant toutes ces
derniŠres ann‚es il avait v‚cu par procuration dans un univers qui ‚tait maintenant
le sien. Il en connaissait toutes les facettes pour l'avoir trop rˆv‚, trop pens‚.
Il lui fallait donc aller ailleurs, toujours plus loin... Il lui fallait tout
simplement maintenant apprendre … vivre...

Toulon Mai 1996


. Roland GREUZAT
1, rue Vincent AllŠgre
83000 TOULON
94 - 09 19 84

Toulon Mai 1996


. Roland GREUZAT
1, rue Vincent AllŠgre
83000 TOULON
94 - 09 19 84
Courant

Dans le courant du fleuve

Il venait d'embarquer sur cet overcraft qui devait l'amener en Angleterre. Il avait
… l'‚poque choisi ce moyen pour sa nouvaut‚, pour son originalit‚ mais surtout pour
sa soumission totale aux caprices de la m‚t‚orologie. Tout ceci ‚tait finalement
pour lui la seule fa‡on d'‚chapper un tant soit peu au caractŠre ennuyeux de ce
voyage: il lui fallait le rendre le plus al‚atoire possible. L'introduction d'un
tel paramˆtre lui ‚tait n‚cessaire, vitale. Il ne pouvait en effet supporter les
choses trop exactes, il y voyait comme une ali‚nation de sa libert‚. Qui ‚tait-il?
Peu importe, continuons … l'appeler "Il", cela suffit amplement. "Il" avait vingt
deux ans, ƒge encore tendre, ƒge o— les ‚motions toutefois commencent … pouvoir se
cacher sous le masque du presqu'adulte. C'est aussi un ƒge o— on se prend
g‚n‚ralement … ressasser et … faire siennes ces phrases de Paul Nizan:

"J'avais vingt ans, je ne laisserai dire … personne que c'est le plus bel ƒge
de la vie. Tout menace de ruine un jeune homme: l'amour, les id‚es, la perte de sa
famille, l'entr‚e parmi les grandes personnes. Il est dur d'apprendre sa partie
dans le monde."

Mais pour "Il" ces fichus normaliens ‚taient vraiment par trop incorrigibles. Il
fallait toujours qu'ils se compliquent les choses les plus simples. Si vingt ans
n'‚tait pas le plus bel ƒge, c'‚tait tout simplement l'Age, celui o— commen‡ait une
certaine libert‚. Peut ˆtre pas le plus beau, mais … coup sur le plus grisant. "Il"
se sentait r‚solument vivre une autre ‚poque, il ne se pensait pas alors
franchement menac‚ de ruine. C'‚tait justement l'apprentissage de sa partie dans le
monde qui lui souriait. "Il" pensait que notre g‚n‚ration y ‚tait pr‚par‚e, que
d'avoir vu vivre nos parents dans l'‚lan d‚liquescent de l'aprŠs guerre, puis dans
ces ann‚es bienheureuses o— celui qui entreprenait ne pouvait que r‚ussir, nous
avait appris un certain nombre de valeurs dont la moins importante n'‚tait
certainement pas le sens des responsabilit‚s. Oui un bel ƒge finalement, un ƒge o—
l'on prenait sa vie … pleines mains, o— toute ‚mancipation venait d'elle mˆme,
nullement castratrice. Enfin c'‚tait ce qu'"Il" croyait, c'‚tait les illusions que
lui avaient laiss‚es des ‚tudes men‚es en d‚pit du bon sens mais toujours dans la
direction du plaisir. "Il" ne se rendait finalement absolument pas compte du vide,
de son vide parce qu'il ne faisait que le combler avec du rien. Ce rien c'‚tait une
vie facile, un peu d'‚tudes, un peu de travail pour assumer non pas une existence
mat‚rielle … laquelle les parent subvenaient largement, mais pour alimenter les
plaisirs et les joies. Et puis il y avait "Elle", Caroline, "Elle" qui ‚tait avec
"Il", … la blondeur tranquille et appaisante, qu'il d‚laissait bien de temps …
autre pour y revenir trŠs vite tant elle ne lui posait pas le moindre problŠme, la
moindre question. Caroline c'est un joli nom aussi, alors on peut le lui garder, ce
sera comme on voudra, comme ‡a viendra.

Se laisser glisser dans le courant du fleuve, telle ‚tait donc pour "Il" la vie.
L'avenir? -Il serait toujours temps d'y penser. Rien n'‚tait fig‚, tout pouvait
arriver mais certainement pas le pire. "Il" promenait donc dans l'existence une
immaturit‚ souriante et totalement d‚sarmante. Ils lui ‚taient d'une absolue
n‚cessit‚ ces moments o—, comme aujourd'hui, il se trouvait en mesure de se m‚nager
un espace de libert‚ entre deux contraintes. Caroline devait se rendre … Londres.
"Il" l'avait laiss‚e partir seule ne voulant pas me mˆler de ses affaires,
profitant ainsi de trois jours de libert‚ pour errer … droite et … gauche avant
d'aller la rejoindre en ayant pris soin de choisir l'itin‚raire le plus long, celui
qui lui permettrait de musarder en route. Desserrer les contraintes, voil… en fait
ce … quoi "Il" aspirait le plus, le summum de l'illusion en matiŠre de libert‚,
mais cela il ne le savait pas encore, il ne savait pas que cette fameuse
libert‚ ‚tait encore loin d'ˆtre sa plus pr‚cieuse conquˆte. En fait, "Il" n'en
poss‚dait tout au plus que les plus chim‚riques et les plus trompeurs des avatars.

"Il" ‚tait parti la veille dans le brouillard, brouillard comme celui qui recouvre
toutes choses dŠs que les derniers soubressauts de la ville et les derniŠres
v‚ll‚it‚s de ses banlieues sinistres s'estompent. Brouillard comme cette vapeur
que "Il" avait dans le crƒne, vapeur qui faisait se distordre l'ensemble de ses
perceptions. Les bruits les plus anodins s'imposaient avec violence, masquant ce
qui aurait du constituer l'essentiel. "Il" n'‚tait plus capable de la moindre
discrimination, accordant de l'importance au rien alors que le tout se refusait …
lui en raison d'un masse par trop inassimilable. "Il" avait err‚ au gr‚ de son
humeur sur des routes vicinales, dans la direction d'un vague nord-ouest,
s'arrˆtant ‡a et l… histoire d'avaler un caf‚ avant d'atterrir dans un hotel de
campagne pour y passer la nuit. C'‚tait un de ces ‚tablissement du genre pension,
du genre "comme chez soi" alors que si par malheur c'‚tait comme cela chez vous,
vous vous d‚pŠcheriez de n'y plus habiter. Il y avait de quoi cauchemarder dans la
salle de restaurant le soir: fleurs en plastique dans verre … moutarde,
repr‚sentants de commerce dans soupe aux l‚gumes. Seule la croupe … la limite du
callipyge de la serveuse paraissait capable d'‚veiller une lueur dans ces regards
torves … condition qu'ils ne fussent pas trop difficiles, ce que de toute ‚vidence
ils n'‚taient pas. Manifestement certains des commensaux de "Il" avaient ici leurs
habitudes, il n'y avait qu'… observer les sourires en coin dont ils gratifiaient la
dispensatrice des vertus potagŠres de la soupe aux poireaux et autres plantes plus
ou moins facilement reconnaissables pour qu'aucun doute ne puisse subsister … ce
sujet. Dans cet hotel perdu, les amours ancillaires prenaient des airs ‚pais et des
odeurs que l'on ne savait imaginer que puissantes. La chambre ‚tait propre mais
elle restait impr‚gn‚e de ces senteurs de "plat du jour", remugles ind‚finissables
en raison de la complexit‚ de leurs teneur et de l'accumulation qui s'en ‚tait
faite au fil des semaines voire des ann‚es. Le lit bombait, recouvert d'un de ces
‚dredons d'un autre ƒge, d'un ƒge o— la qualit‚ de la plume devait ˆtre diff‚rente,
plus ‚paisse, plus brute et certainement plus crotteuse. Il valait mieux d'ailleurs
ne pas trop le bousculer le v‚n‚rable ‚dredon. Il ponctuait chaque mouvement d'un
rot de poussiŠre … vous ‚touffer. Plus avant dans la soir‚e, une demie heure aprŠs
l'extinction de l'antediluvien t‚l‚viseur qui tr"nait dans le salon de l'entresol,
il y eut quelque remue m‚nage dans la chambre voisine, celle du repr‚sentant en
lingerie et dentelles, enfin c'‚tait ce que sa tˆte et son regard ‚grillard
laissait supposer. Il avait du avoir la bonne fortune de plaire ou, plus
prosa‹quement, c'‚tait aujourd'hui son tour... Les rƒles du plaisir rustique se
firent entendre un court instant encore. La bagatelle rurale ne s'accommode guŠre
de la dur‚e. On prend son plaisir vite, … larges tranches, mastiqu‚es la bouche
grande ouverte. On se rajuste de la mˆme maniŠre que l'on essuie son couteau contre
le pantalon avant de le fermer … grand bruit et de roter d'aise et de satisfaction.
L'indiff‚rence de "Il" … l'‚gard de l'ambiance d'‚rotisme animal r‚gnant dans ce
sinistre temple du stupre et de la luxure dont nul n'aurait soup‡onn‚ l'existence …
seulement cent cinquante kilomŠtres de la capitale, l'enfon‡ait encore plus dans
l'‚tat semi-comateux dont il peinait … se d‚partir depuis le matin. "Il" aurait pu
raviver le souvenir de Caroline et de leur derniŠre ‚treinte, mais il ne valait
mieux pas. L… encore, il y avait eu un certain nombre de rat‚s avant son d‚part et
"Il" ne me sentait pas le coeur de r‚ouvrir quelque blessure par trop r‚cente.
C'eut ‚t‚ en plus inconvenant, voire d‚gradant de penser … "Elle" dans un cadre
pareil. En fait Il se disait cela pour ‚viter d'ajouter en compl‚ment … son
malaise, un sentiment de culpabilit‚. Quelque chose n'allait pas depuis son d‚part
et mˆme avant peut-ˆtre. Il ne savait quoi, ce qui en fait l'arrangeait parce qu'il
n'avait aucunement l'envie de savoir. Cette impression de flottement devait pas
ˆtre seulement diffuse toutefois car comment appeler cette p‚riode autrement qu'une
d‚rive, mot qu'il utilisait pour d‚signer ces instants o— "Il" se mettait … errer,
… flotter aussi bien physiquement que mentalement. Oui, une d‚rive, une d‚rive au
gr‚ des courants, au gr‚ de ce fleuve de contradictions aux tourbillons aussi
impr‚visibles que mortels, un fleuve dont il avait lui-mˆme fait jaillir la source.
Lors que "Il" en entreprenait encore et encore la p‚rilleuse descente, il se
heurtait aux corps morts, aux ‚paves, aux r‚sidus flottants et ne pouvait
s'empˆcher de s'‚chouer, aprŠs s'ˆtre perdu dans ses br–mes m‚phitiques, sur les
plages vaseuses de ses Œles incertaines. Ne pouvant plus supporter ce malaise qui
n'en finissait plus "Il" trouva une fois encore la solution dans la fuite. Echapper
au plus vite … cette chambre et … cet hotel obscŠne ou bien ‚chapper … lui-mˆme,
totalement impossible de le dire. Laissant l… l'‚dredon crott‚, les ronflements
repus des amours ancillaires et leur cortŠge d'odeurs domestiques, "Il" repris sa
route, vers le nulle part, vers la mer peut-ˆtre, ne sachant pas encore s'il
saurait trouver la force de s'embarquer pour retrouver celle qui l'attendait et
que lui n'attendait d‚j… plus. Caf‚ blŠme, caf‚ crˆme, gout de flotte, l'air d'un
con hallucin‚ en face des buveurs de biŠre matinaux, envie de faire comme eux, de
s'abrutir d'amertume, de torsions stomacales et d'aigreurs f‚tides. Ca pue la biŠre
le matin, ‡a vous soulŠve le coeur, vous confirme dans la d‚tresse. C'est une
boisson triste la biŠre le matin, ‡a ne vous donne pas envie de vous balancer en
mesure bras dessus bras dessous comme aux soirs de liesse et de libations pseudo-
bavaroises. C'est le moment o— elle vous l'impose son amertume. Quand elle n'a pas
encore pris son ‚lan pour mousser, elle fermente triste la biŠre … l'heure o— les
serpillŠres s'activent mollement sur les sols sales, … l'heure o— les odeurs se
confondent en de bien immondes relents. C'est l'heure des suicides, pas celle des
crimes, c'est trop lourd, trop fatiguant un bon crime … une heure pareille, on a
bien plus envie de laisser aller, de laisser filer, de d‚gueuler son spleen, ses
mauvaises pens‚es comme ses mauvaises maniŠres. On est mou partout, incapable de
d‚cider. Mais quoi? Vous ne savez mˆme pas, c'est trop dur de r‚fl‚chir, plus
facile de trembler. Et cette main, celle qui porte le verrre … vos lŠvres, pourquoi
le fait-elle, … qui elle ob‚it cette main dans laquelle tout s'agite, tressaute?
C'est pour votre bien, ou pour faire comme les autres, la peur de ne pas paraŒtre
aussi paum‚ que tout le monde. La main c'est l'agent ind‚pendant de la restauration
de votre orgueil. C'est elle qui vous fait entrer dans le clan de ceux qui
n'espŠrent plus rien, le dernier club avant le n‚ant. Salet‚ de main, en plus vous
ne pouvez pas l'empˆcher, pas moyen de l'arrˆter mˆme si tout votre corps se
r‚vulse. Elle vous le porte, le verre, au bord des lŠvres, impitoyable jusqu'… la
naus‚e. Alors c'est parti, vous d‚gueulez tout, … longs traits, en ‚l‚gantes gerbes
acides. En paroles surtout, pour que l'on vous croit fou, parce qu'on vous croit
fou: les hauts de coeur matinaux ce n'est pas de l'ivresse, c'est bien connu. En
paroles encore, pour justifier l'injustifiable, essuyer tout ce qu'il y a de sale -
pour l'‚taler en fait -pour vous montrer encore plus ignoble que vous n'ˆtes.
Infernales macules! Vous en prenez plein les chaussures, des petits points sur le
cuir noir avec des des grosses coulures o— la sciure est venue se coller. Il y a
toujours de la sciure aux pieds de la biŠre aigre du matin. Il parait que c'est
propre! Propret‚ de putain! Peinture sur merde! Couche de fard sur la peau v‚rol‚e!
Il faut voir ce qu'il y a en dessous: du rien pas propre! Avec des tas de salet‚s
que l'on ne peut pas d‚finir tellement c'est ignoble! Pour vous c'est pareil, la
couche de biŠre aigre que vous vous mettez sur ce qu'il vous reste d'ƒme c'est
votre sciure … vous. C'est pour cela que cela fait si mal … la gorge quand ‡a
remonte, quand ‡a reflue, quand ‡a vous a trouv‚ tellement immond‚ment d‚gueulasse
… l'int‚rieur que ‡a ne peut mˆme plus rester...
"Il" a fini par d‚crocher, par s'arracher du bar blŠme. Trouv‚ un bout d'autoroute
qui passait et "Il" s'est arrˆt‚ sur une aire de repos pour essayer de se refaire
un peu, de se recomposer... d'essuyer ses chaussures... "Il" avait fini par arriver
… Calais. Embarquement voiture et patience dans salle d'attente. Toujours
effrayantes les salles d'attente, parce qu'on y attend. Pafois on sait quoi, mais
en fait la seule vraie certitude c'est plut"t comment, parce que le quoi c'est pour
aprŠs: on sait comment on va partir mais on ne sait pas pour quoi ou alors si
rarement. On ne sait jamais ce qu'il aura dans l'aprŠs-aprŠs de la salle d'attente.
C'est peut ˆtre dans le fond ce qui avait pouss‚ "Il" … venir l…, en quˆte d'un
aprŠs-aprŠs, avec un premier aprŠs d‚j… al‚atoire car il ne pouvait savoir … quelle
heure le comment allait partir en raison de l'‚tat de la mer. En face de lui une
femme, trŠs belle, trŠs grande, trŠs brune, le type vaguement indien. De son visage
au traits r‚guliers ‚manait une grande tristesse. Elle posait sans cesse sa main
sur celle d'un type, grand lui aussi, trŠs noir de peau. Il ‚tait loin d'avoir la
distinction de cette femme; il resemblait en fait … un maquereau avec son costume
crois‚ bleu nuit et des cheveux que l'on aurait dit gomin‚s. Il d‚tournait sans
cesse son regard de la femme. Elle semblait souffir, pleurer doucement. Deux
heures, trois heures d'attente pour "Il" en face de ce couple, … les observer, …
les scruter. La mer devait se calmer pour que l'engin … coussins d'air puisse la
traverser. Le personnel de la compagnie affichait des mines de circonstance. "Il"
l'avait son al‚a, il pouvait ˆtre content, il pouvait nager dans ses incertitudes.
Quand les passagers purent enfin embarquer sur l'overcraft, le couple obscur se
retrouva sur la rang‚e de fauteuils qui se trouvait devant "Il", de l'autre
c"t‚ de l'all‚e centrale. Ce n'‚tait pas par go–t ou par curiosit‚ qu'il les
regardait. Non! Son esprit semblait incapable de se fixer, seul son regard ‚tait
attir‚ par eux comme par un aimant. Pendant ce temps l… son imagination vagabondait
errait dans des contr‚es toujours inconnues, ‚laborait des sch‚mas tous plus
fantasmatiques les uns que les autres. La travers‚e dura prŠs de trente minutes.
Pendant les dix derniŠres son esprit revint se verrouiller sur le couple obscur.
Par jeu "Il" se prit … imaginer mille choses … leur propos. A pr‚sent la femme
pleurait de plus belle, elle tendait en permanence son visage inond‚ de larmes vers
le type. Ce dernier lui tenait … pr‚sent de longs discours dans une langue dont
"Il" n'arrivait pas … saisir l'origine. Il lui disait des tas de choses avec sa
voix sŠche et coupante. Ce n'‚tait certainement pas des choses agr‚ables,
consolantes, il ‚tait plut"t du genre agressif sournois, du style … vous d‚biter
des horreurs d'une voix douce et calme pour soudain se d‚chainer et adopter le ton
qui ‚tait le sien … cet instant pr‚cis. Le sc‚nario qui cadrait le mieux avec cette
situation faisait du butor un maquereau qui, … coup s–r, avait du arracher cette
femme superbe et ‚mouvante … sa famille; peut-ˆtre en lui promettant la bague au
doigt. Ce ne pouvait ˆtre que cela il avait vraiment trop l'air d'un maquereau, un
de ces souteneurs exotiques et cruels."Il" ‚tait … pr‚sent persuad‚ qu'il amenait
en Angleterre cette merveilleuse bayadŠre avec pour seule et unique intention de la
mettre sur le bit–me. Aucune autre raison plausible ne semblait pouvoir expliquer
la pr‚sence de ce couple aussi obscur qu'‚trange. La beaut‚ de cette femme ‚tait
telle qu'elle donnait … cet ‚pisode qui pour d'aucuns serait pass‚ pour anodin, la
dimension d'un v‚ritable drame, d'un de ces drames traditionnels de l'Inde du Sud,
o— les personnages sont, de par leur r‚alisme cru, bien au del… de la caricature et
incarnent une v‚rit‚ quasi mal‚fique. Il se jouait entre eux un ‚pisode de
l'‚ternelle lutte du Bien et du Mal dont ils ‚taient manifestement l'incarnation. A
l'arriv‚e, l'attitude de la femme changea, elle se reprit, ravala ses larmes et
c'est avec une dignit‚ impressionnante qu'elle d‚barqua, altiŠre, fig‚e dans
l'accomplissement d'un destin dont elle savait maintenant qu'elle n'avait plus la
maŒtrise. Elle entrait dans son aprŠs-aprŠs avec la magnificence d'une princesse
captive. DŠs cet instant "Il" perdit de vue ce couple obscur dont l'un des ‚l‚ments
‚tait devenu subitement lumineux. Il ne les revit qu'aprŠs avoir r‚cup‚r‚ sa
voiture, alors que comme lui, ils prenaient la route de Londres. Peu de temps aprŠs
la circulation s'‚tait charg‚e de les s‚parer.

"Il" devait rejoindre "Elle" … la clinique o— elle s'‚tait rendue. Caroline


l'attendait, pƒle, incertaine, dans une chambre minuscule au confort spartiate et
aseptis‚, assise sur un lit dont les draps ‚taient m‚ticuleusement tir‚s. Elle ne
lui dit pas un mot, pas mˆme bonjour, elle ‚tait devenue longue et triste, sans
lumiŠre. "Il" essaya de la d‚rider, de lui faire miroiter les plaisirs du shopping
qu'ils ‚taient maintenant en mesure d'assouvir. Maintenant qu'elle ‚tait
tranquille, maintenant qu'elle ‚tait d‚livr‚e. Rien n'y faisait , elle ne
r‚pondait pas, semblait ne pas entendre ces paroles sans importance. Mieux mˆme,
"Elle" les vidait de leur peu de sens avant qu'elles ne p‚n‚trent en son cerveau.
Un court moment Caroline sembla reprendre pied dans un monde qui se serait
trouv‚ presqu'au mˆme niveau que celui de "Il", comme si chacun d'eux ‚tait sur une
plate forme et qu'ils ne se trouvaient qu'en de brefs instants sur la mˆme
isohypse. Doucement elle posa sa main sur son bras et lui demanda:

-"Tu ne me demandes pas comment cela s'est pass‚?"

Et, d'un seul coup elle ‚clata en sanglots, violents , profonds. "Il" n'arrivait
pas … comprendre ce qu'elle pouvait bien avoir. La nurse lui avait pourtant dit,
avant qu'il ne voie "Elle", que toute l'op‚ration s'‚tait parfaitement d‚roul‚e et
qu'il n'y avait aucunement lieu d'envisager la moindre complication. "Il" avait
choisi cette clinique parce que l'adresse lui avait ‚t‚ donn‚e par un de ses amis
interne, c'‚tait de loin la meilleure solution pour ‚viter d'avoir recours aux
"faiseuses d'anges" qui s‚vissaient encore en France … une ‚poque o— nous
accumulions les retards en ce domaine. C'‚tait bien s–r la seule solution, certes
"Il" aurait pu songer au mariage, et mˆme il l'avait fait. Pour "r‚parer" comme on
disait encore dans les familles. Mais "Il" n'y tenait pas, il avait donc
propos‚ sinon impos‚ cette solution … Caroline qui l'avait accept‚e sans mot dire.
"Il" estimait avoir pris toutes ses responsabilit‚s et fait ainsi son devoir. Il en
avait mˆme assum‚ tous les frais. Pour lui c'‚tait … pr‚sent de l'histoire ancienne
et rien ne s'opposait … ce qu'ils puissent continuer … vivre comme avant. Rien.
Rien sauf ces larmes que "Il" ne comprenait pas. Les reproches arrivŠrent comme un
raz de mar‚e, toujours accompagn‚s de larmes de plus en plus abondantes: "Il"
aurait du ˆtre … c"t‚ d'elle, ne pas la laisser partir seule, c'‚tait un sale et
monstrueux ‚go‹ste car ils auraient pu garder cet enfant.

"Il" ne trouvait rien … lui dire, rien … lui r‚pondre, face … une situation qui le
d‚passait, … une forme de raisonnement qui lui ‚chappait pour la bonne raison qu'il
‚tait incapable de le concevoir. Sa longue pratique de la fuite le fit s'enfermer
dans un mutisme profond. Plus "Il" se taisait, plus "Elle" faisait pleuvoir des
v‚rit‚s qu'il ne pouvait entendre. Il essaya … son tour de lui poser doucement la
main sur le bras pour essayer de la calmer, l'effet fut tout autre. Elle en vint
aux injures puis finit par se taire. Quand ils allŠrent pour quitter la clinique,
"Il" se figea en franchissant la porte du hall: devant lui, montant le perron, le
couple obscur venait … sa rencontre. Ainsi c'‚tait cela! "Il" eut un petit
haussement d'‚paules, comme pour se dire qu'il ne fallait jamais faire confiance …
son imagination, que l'on va toujours chercher des choses affreusement compliqu‚es
alors qu'elle sont d'une effroyable banalit‚. Parce qu'il n'arrivait toujours pas …
penser que le passage par cette clinique ne puisse ˆtre autre chose qu'une
banalit‚, un simple accident de parcours.

Lorsqu'ils embarquŠrent sur l'Overcraft, elle continuait toujours … pleurer. Encore


une fois il avan‡a sa main. Cette fois elle n'eut pas de r‚action. Il essaya de lui
dire quelques mots tendres mais il avait l'impression qu'ils tombaient … plat. "Il"
‚tait de plus en plus exc‚d‚. "Elle" finit par se pencher vers lui pour lui dire
qu'elle ne voulait plus le voir. "Il" ne protesta pas. Elle l'avait fatigu‚,
‚puis‚. "Il" n'en pouvait plus de ses sentiments, … ses c"t‚s maintenant il lui
semblait tomber dans une sorte de romanesque sordide et de mauvais go–t. Ce qu'il
prenait pour son cynisme lui interdisait de poursuivre une liaison qui se terminait
pour lui en chagrin d'amour de concierge ou mieux de midinette. "Il" n'avait jamais
aim‚ les romans de gare. Si elle avait la bonne id‚e de le quitter … pr‚sent, ce ne
serait finalement pas plus mal. Cela allait consid‚rablement lui faciliter les
choses.

Ce n'est que bien des ann‚es plus tard , aprŠs qu'ils se soient recontr‚s par
hasard et s'ˆtre apper‡us qu'ils ‚taient … des ann‚es lumiŠres l'un de l'autre,
qu'ils n'avaient rien, absolument rien … se dire, que "Il" repensa … ce voyage en
Angleterre. La distance qui le s‚parait aujourd'hui de "Elle" ne pouvait se
combler. Il avait enfin compris, ou plut"t la vie s'en ‚tait charg‚e, que la
libert‚ ‚tait tout autre chose, une chose dont on pouvait souffrir et avec laquelle
on pouvait faire encore plus souffrir … force de vouloir comme par le
pass‚ desserrer … tous prix les contraintes. "Il" se reniait, il reniait l'infƒme
salaud qu'il avait pu ˆtre et le mal qu'il avait pu faire. D'un seul coup le go–t
infƒme de la biŠre du petit matin lui revint au fond de la gorge avec l'envie
irr‚pressible de r‚gurgiter un pass‚ qui subitement lui faisait si mal. En
revoyant l'image du couple obscur il se dit qu'au fond, celui qu'il appelait le
butor, avait au moins eu le courage d'ˆtre pr‚sent, lui.

"Il" s'enfon‡a dans sa vie, peut ˆtre dans d'autre fuites, dans d'autres
lachet‚s... Peut-ˆtre pas...

DerriŠre lui, il ne reste que cette flaque de souvenirs malodorants.

Toulon Mai 1996


. Roland GREUZAT
1, rue Vincent AllŠgre
83000 TOULON
94 - 09 19 84

... … D.F.

La voisine infernale

Cela faisait maintenant plus de deux heures que je somnolais doucement dans la
chaude b‚atitude de ce que les organisateurs appelaient pompeusement le "salon",
d‚nomination autrement plus noble et plus chic qu'une simple fˆte voire foire du
livre. Pas une signature, seule contrepartie agr‚able: pas besoin de se torturer
l'esprit pour cr‚er … la demande cette d‚dicace originale et pompeuse qui fait la
joie des familles agglutin‚es autour de l'acheteur kamikase le soir, … la veill‚e,
alors que fusent, admiratifs, les ‚ternels: "Maurice il en connait du monde, mˆme
des auteurs" ou bien, autre variante prof‚r‚e le visage empourpr‚ par le
destinataire de la flamboyante apostrophe: "Vous avez vu ce qu'il m'a ‚crit, y fait
pas ‡a … tout le monde" la conclusion vient en g‚n‚ral toute seule: "Ca, c'est
tap‚!" Seulement voil…, je payais cher ce calme et cette tranquilit‚: devant moi ma
pile de bouquins s'‚rigeait vers les hauteurs infinies de la m‚vente, sinistres
Himalayas promis aux pilons meurtriers. Pour faire un peu moins ridicule, et aussi
pour que l'on puisse voir qu'il y avait quand mˆme un auteur derriŠre, je s‚parais
m‚thodiquement ma grosse pile en trois tas … peu prŠs ‚gaux. Ce p‚rilleux exercice
me fit d‚border largement sur le territoire attribu‚ … mon voisin de bagne. Je ne
savais qui cela pouvait bien ˆtre, nous n'avions pas ‚t‚ pr‚sent‚s pour la bonne
et simple raison qu'il n'‚tait pas l…. Quelle outrecuidance quand mˆme de faire
attendre ses lecteurs me disai-je en repoussant sur le c"t‚ ses litt‚raires
incongruit‚s. Bien fait, il n'avait qu'… ˆtre … l'heure. Ces dispositions
architecturales nouvelles n'am‚liorŠrent en rien le tragique de ma situation. Ils
passaient tous, mais aucun ne s'arrˆtait. Je me demandais si nous n'‚tions pas en
but, en cette fin de siŠcle peu glorieuse, … une civilisation mutante, dont
l'analphab‚tisme aurait ‚t‚ une des caract‚ristiques profondes. Je croyais pourtant
tenir un bon sujet, un livre pamphlet sur une actualit‚ br–lante et d‚tonante, mais
cela ne les int‚ressait pas. Comme ce que je racontais s'‚tait pass‚ chez eux, ils
devaient avoir un peu honte, ou alors ˆtre saisis d'un violent d‚sir d'oubli. C'est
vrai que je ne les avais pas arrang‚s les indigŠnes dans mon bouquin, on peut mˆme
dire qu'ils en avaient pris plein la figure, avec leurs petites combines ‚tal‚es au
grand jour, leurs sales compromissions et leurs lƒchet‚s d‚risoires. On avait beau
leur mettre le nez dedans, ils recommen‡aient, ils en redemandaient encore. Un truc
… vous d‚courager. Mais quelle id‚e saugrenue avais-je eu de m'attaquer … un sujet
d'actualit‚. J'aurais du tranquilement finir le roman que j'avais laiss‚ en plan ou
bien ‚crire quelques nouvelles, je n'aurait pas perdu mon temps et ma sueur, je
n'aurais pas ‚t‚ oblig‚ de changer et mon num‚ro de t‚l‚phone et les pneus de ma
voiture tant j'avais pu faire l'objet de menaces plus ou moins d‚licatement
formul‚es, de promesses de chƒtiments bien exemplaires, avec des supplices dont les
raffinements auraient fait palir un ar‚opage de sinologues. Des dangereux les gens
d'ici, des pas dr"les, avec leurs gangsters qui se baladent le tˆte haute, des
vrais tueurs dont la seule manifestation d'humanit‚ consiste … attendre patiemment
que vous descendiez de trottoir pour les laisser passer. Notable ou truand, ici
c'est du pareil au mˆme: on est notablement truand comme on est truandement
notable. Mais fallait pas leur dire, j'avais eu tort. Ils ont fait acheter mon
bouquin par leurs avocats pour voir s'ils ne pouvaient pas m'emmerder un peu plus
en me trainant devant leurs tribunaux, un comble...Cela a du ˆtre les seuls que
j'ai vendu...

On ‚tait install‚ sous une espŠce de chapiteau o— s'‚talait toute la fatuit‚ de la


province quand elle veut jouer au parisianisme. Les deux seules choses supportables
c'‚taient les plantes vertes dans les bacs desquelles je pouvais vider ma pipe et,
surtout, les attach‚es de presse, cohorte l‚gŠre et court vˆtue, qui passait son
temps en conciliabules souriants et en d‚ambulations ostensiblement affair‚es.
Comme j'en avais pour trois jours, et qu'on ne se bousculait toujours pas autour de
mes oeuvres complŠtes, je d‚cidais de partir en reconnaissance, dans l'enceinte
mˆme puis autour, notamment pour examiner de plus prŠs les ressources locales en
matiŠre de reconstitution des ‚nergies perdues. Ce qui est incroyable dans ce genre
de circonstance, quand on a pris sur soi de quitter l'anonymat de son stand, auteur
parmi les auteurs, c'est le nombre de gens que l'on rencontre et qui d‚couvrent
soit avec ‚tonnement soit avec envie votre pr‚sence en ces lieux. "Quoi, tu es l…
toi!" dit sur diff‚rents tons, allant de la surprise r‚elle … la jalousie
assassine. DerriŠre ces cinq mots, on ressent beaucoup plus de: " Bon Dieu, il a
r‚ussi … se faire ‚diter ce con, mˆme avec toutes les merdes qu'il ‚crit. Quand je
pense qu'… moi c'est tout juste si on me renvoie mes manuscrits. Y va pas en vendre
un, on va bien se marrer au mois d'Avril quand il va recevoir son d‚compte" que de
"Ah, ‡a fait vraiment plaisir de te voir" D'un c"t‚ les envieux et les jaloux, les
plus nombreux, de l'autre les gentils et les candides, les plus rares, les en voie
de disparition, il faudrait vite qu'on en refasse des nouveaux sinon on va les
perdre; on ne peut mˆme pas les enfermer dans un zoo: derriŠre des grilles il ne
leur faudrait pas deux jours pour lorgner sur la banane du voisin, trois jours pour
m‚dire, quatre pour intriguer, cinq pour la piquer, six pour la bouffer, le
septiŠme ils dig‚reraient car, comme chacun sait, on ne fait rien les septiŠmes
jours. Je commen‡ais … faire une vraie sale tˆte, r‚barbative et pas marrante, avec
la perspectives des nombreuses heures que j'allais devoir passer en ce temple de la
consommation livresque. Heureusement que j'‚tais ‚tiquet‚ comme "‚crivain" ,
c'‚tait marqu‚ sur mon badge, sinon on m'aurait pris pour un Pitt-Bull du service
d'ordre. Il fallait quand mˆme que je fasse bien attention car on aurait bien pu
m'accuser de l'avoir vol‚ ce badge. Ce n'‚tait pas le tout de l'avoir, il fallait
en plus la tˆte qui aille avec!

Il ‚tait temps que je file parce que les Saints Inaugurateurs arrivaient et je ne
les aimais pas. Avec eux non plus le courant ne passait pas, r‚sistance je faisais,
dŠs qu'ils ‚taient un peu trop pr‚sents et que la tension ‚tait trop forte, je
chauffais au rouge. En rangs serr‚s ils s'amenaient, comme cela ils avaient moins
peur , les quolibets glissent. Cela devenait vraiment irrespirable, c'‚tait
vraiment le moment d'aller prendre l'air, de tourner autour du Chapiteau, trois
fois, … cloche pied, si vous mettez le pied par terre: Pan, un gage!

"Gar‡on deux gages s'il vous plait", il ne pouvait pas en ˆtre autrement, vous
veniez de le renconter votre meilleur copain, vous ne pouviez pas ne pas lui tomber
dessus, celui qui ‚tait d‚sol‚, d‚sol‚ parce qu'il n'avait pas eu le temps
d'acheter votre dernier livre, d‚sol‚ parce que c'‚tait la fin du mois et qu'il ne
pourrait pas l'acheter aujourd'hui, d‚sol‚ parce quand il l'achŠtera, mais si mais
si, la semaine prochaine, il ne pourra pas avoir de d‚dicace. Moi aussi j'‚tais
d‚sol‚, il ‚tait en train de me le faire aux sentiments. J'allais craquer. J'allais
lui en donner un de mes quarante exemplaire dits "exemplaires d'auteur", ces
quarante bouquins dont votre ‚diteur vous fait chichement l'aum"ne pour vos
"hommages personnels" en fait pour que vous les donniez … vos quarante meilleurs
copains qui, comme ce sont vos meilleurs copains, enfin c'est eux qui le disent, ne
l'auraient de toute fa‡on pas achet‚. Impossible d'ailleurs de faire autrement
sinon votre r‚putation est d‚truite … jamais, d‚j… que ce n'‚tait pas bien
brillant. Et quand il l'ont lu votre bouquin vos meilleurs copains, vous n'en
entendez plus parler jusqu'au suivant. La discr‚tion, cela s'appelle. Il ne faut
pas troubler l'auteur qui aute. Non mais qu'est-ce qu'il se croit celui-l…, d‚j…
qu'on s'est fait chier … lire son truc.

J'ai r‚sist‚, je n'ai pas craqu‚, aujourd'hui j'ai un meilleur copain de moins,
mais c'est quand mˆme moi qui ai du payer les gages... Pas de doute, les quarante
meilleurs copains c'est comme les quarante voleurs. Finalement je venais d'‚viter …
ce brave gar‡on de finir en si peu noble compagnie. Au lieu de m'en remercier, je
voyais bien qu'en son for int‚rieur il m'insultait; qu'il se disait que le succŠs
cela me montait … la tˆte. Moi je m'en foutais, pas du succŠs, j'aimerais quand
mˆme que cela vienne un jour, non je m'en foutais de plus en plus de ces gens qui
croient que parce qu'on ‚crit dans les livres on n'est pas comme les autres. Ils
n'ont rien compris, entre les autres et les auteurs, il n'y a qu'un U...

Comme les Saints Inaugurateurs ‚taient partis, l'air ambiant m'est apparu comme
‚tant d'une qualit‚ suffisamment respirable pour que je revienne m'installer. Je
dus faire plusieurs fois le tour pour retrouver un endroit qui ressemble vaguement
et de loin … celui que j'avais quitt‚ quelques instants auparavant. Un Ouragan,
quelque Cycl"ne … la tropicalit‚ ‚lev‚e, un Typhon des plus typhonnants, que dis-je
un Tsunami avait ravag‚ mes pauvres piles si laborieusement ‚chafaud‚es. A leur
place, s'‚levaient, glorieuses dans leur incertitude, les armoiries de l'Ennemi. -
Ta‹aut puis TallyHo -anglophonais-je de peur de ne pas ˆtre suivi. Dans
l'indiff‚rence totale je me ruais sur les machicoulis romanesques qui avaient eu le
front de remplacer le sage ‚difice de ma litt‚rature s‚rieuse et responsable. Une
petite voix fluette se fit entendre :

-"Je croyais que vous ne veniez pas alors j'ai pris un peu de place..."

Tu parles elle le savait bien que j'‚tais l…, au fait c'‚tait un auteur au f‚minin
premiŠre nouvelle! Elle le savait bien car elle avait bien vu le sort que
j'avais r‚serv‚ … ses piles. Bon, elle en avait fait autant, pas la peine d'entamer
une pol‚mique, on ‚tait quittes. Quand mˆme ils auraient pu nous regrouper par
genres, le roman historique … cot‚ de l'actualit‚ la plus br–lante, cela fait
dr"le, Non?
Non! bon alors c'est que cela doit ˆtre normal, naturel, que cela doit faire
vendre, peut ˆtre que cela allait maintenant faire monter mon score et descendre ma
pile. C'est vrai quand mˆme que pour le m‚lange des genres on ‚tait gƒt‚s. Mon
voisinage direct n'‚tait finalement pas pour me d‚plaire, nous ‚tions somme toute
compl‚mentaires mon actualit‚ n'allait-elle pas devenir historique, et s'il ‚tait
sauv‚ de l'infamie du pilon, ce livre ne si‚gerait-il pas plus tard sur les mˆmes
rayons que ceux de ma voisine? Et puis on commen‡ait … bien rigoler, … bien les
voir tous ceux du devant et tous ceux du derriŠre, on les regardait, on les ‚piait,
on les surveillait, je prenais mˆme des notes, comme si on ne les avait pas
remarqu‚s leurs petits manŠges. Tout ‡a parce qu'il fallait bien vendre, parce
qu'il fallait ˆtre bien aimable et bien persuasif, on n'allait quand mˆme pas nous
garder ici trois jours sans que nous fassions notre travail. Quand mˆme, pour ce
travail, il y en a qui s'y prenaient mieux que d'autres, ils le mettaient dans la
main d'autorit‚ le bouquin, fallait pas que le passant approche, sinon il ‚tait
cuit, roti, aval‚, dig‚r‚ avant d'ˆtre rejet‚ d‚lest‚ de son chŠque. A c"t‚ de ces
pervers, il y avait l'athlŠte de la d‚dicace, debout des heures entiŠres, bagout
des heures encore plus entiŠres, et puis aussi le discret, la souriante,
l'aguichante, le connu, le moins connu, le scandaleux, la fumeuse, la junkie
repentie, le taulard r‚volt‚, l'ex-flic d‚sabus‚ (mais riche) l'anar assagi, le
vernaculaire ahuri, des transhumants sans troupeaux comme des poˆtes sans leurs
mots, des autobiographes par centaines, des tonnes de sacs de billes et
d'allumettes su‚doises, des ex-sanguin‚s du compte d'auteur voisinant avec des
poly-transfus‚s de l'auto-‚dition, tous occup‚s … vendre leur salade. Et il allait
quand mˆme falloir que nous aussi on s'y mette. Je dis nous car nous participions
maintenant d'un sort commun, compagnons de chaine en quelque sorte, tous deux du
mˆme bagne.

Assise en rond comme une chatte, elle avan‡ait silencieusement la patte. Puis elle
la d‚tendait d'un seul coup et ramenait de superbes morceaux de chair fraŒche. Elle
allait finir par tous nous les croquer les dr"les d'oiseaux qui nous entouraient,
les mines tristes qui se baladaient, les pas dr"les qui ‚taient l… parce qu'il
fallait "passer au salon" et qui ne savaient pas qu'au salon ce sont ces dames qui
y passent, les qui ‚taient venus pour voir quelle tˆte on avait et qui ne voulaient
surtout pas se les payer nos livres. Ils ne s'en doutaient pas mais ils allaient
tous y laisser des plumes avec une infernale pareille maintenant qu'elle commen‡ait
… prendre son rythme de croisiŠre. Tant"t calme, presque dormante, me racontant
doucement mille petites histoires sans importance mais salement rigolotes quand
mˆme, elle se d‚tendait d'un seul coup et vous attrapait le chaland trop
aventureux. Ce que j'aimais dans son truc, c'‚tait son c"t‚ artisanal par
opposition … tous ces grossiers qui travaillaient … la chaine, partant en cela du
principe qu'il faut toujours pr‚f‚rer les h"tels meubl‚s aux maisons d'abattage. En
esthŠte elle vous les pla‡ait ses bouquins, la difficult‚ n'avait pas de prix.
D‚cal‚s elle les voulait ses clients, pas en rapport avec ce qu'elle ‚crivait. Elle
les d‚laissait les acheteuses de Coin de Rue et mˆme celles du Bigarreau Madame,
les amoureuses de belles lettres comme celles des romans de gare, les Marquises de
S‚vign‚ comme les marquises des Anges, pas inint‚ressantes certes mais trop faciles
parce que pr‚destin‚es. Non ce qu'il lui fallait, c'‚tait du neuf, de l'in‚dit,
cibler une nouvelle clientŠle comme on dit dans la pub, se cr‚er de nouvelles zones
de chalandise, s'ouvrir sur les march‚s ext‚rieurs. Il ‚tait grand temps maintenant
d'‚laborer les strat‚gies commerciales du Grand Futur.

Justement mes narines fr‚missaient, je commen‡ais … sentir une odeur des plus
incongrues en ces lieux sacr‚s. La vache! Cela sentait la mar‚e, de la bonne, de la
fraŒche, pas de ces poissons oints et re-oints d'eau de javel et qui s'alanguissent
dans nos chaleurs m‚ridionales, pas de ces poissons du style: sit"t pˆch‚-sit"t
nuoc-mam. Non pas, mais du poisson bien frais, bien raide, les ouies bien rouges,
l'oeil sublimement bomb‚, l'‚caille souple et dure.

-"Elle est belle ma sole. Voyez ma limande"


Alors l…, quand mˆme, elle le for‡ait un peu trop le trait en matiŠre de strat‚gies
nouvelles.

-"Mais qu'est-ce que tu attends pour les sortir tes maquereaux" me dit-elle
en se tournant de mon c"t‚. "Il y en a marre de tous ceux l… avec leurs salades. Ce
n'est pas du v‚g‚tarien qu'ils sont venus chercher le gens ici. Il leur faut du
solide mais pas gras, alors le poisson c'est ce qu'il y a de mieux. Tenez madame
j'ai aussi du Saint Pierre. La pˆche c'est une des plus vieilles activit‚s
humaines. Mˆme J‚sus il s'en est servi pour r‚cup‚rer des disciples. Nous on s'en
sert pour r‚cup‚rer des lecteurs."

Vu sous cet angle ‚videmment c'‚tait aussi p‚remptoire qu'‚vident. Ses ventes
montaient en flŠche. Les miennes subissaient elles aussi un effet d'entrainement et
mes piles baissaient comme par enchantement. Finalement cette complicit‚ nouvelle
qui venait de se d‚couvrir allait nous permettre de passer ces trois jours sans
trop nous ennuyer. Par contre les autres, les s‚rieux ils commen‡aient … nous
regarder d'un dr"le d'air, … l'exception des chevelus d'en face qui ne demandaient
qu'… le voir notre cirque tellement ils commen‡aient … se raser. Eux ils vendaient
du dessin, du m‚chant qui fait pas plaisir … tout le monde et encore moins aux gens
d'ici. Quand les Saints Inaugurateurs ‚taient venus, ils avaient fait un large
d‚tour pour ne pas les voir ces furieux, faire comme s'ils n'existaient pas. Ma
nouvelle amie et moi, on les aimait bien les furieux, on les aurait aim‚ mˆme
encore moins sages, moins professionnels, moins parisiens. On aurait aim‚ qu'ils
d‚rangent autant que leurs dessins, qu'ils y viennent un peu et ne nous laissent
pas tous seuls … r‚veiller le salon qui dort et … emmerder les s‚rieux. Mais par
contre pour ceux l… pas de doute. L'ouverture d'une poissonnerie …
proximit‚ imm‚diate de leur litt‚rature ‡a les choquait. Le cur‚ p‚dophile qui
exhibait... entre autres... ses m‚moires … quelques mŠtres de l… s'interrompit dans
la longue conversation qu'il ‚tait en train d'entretenir avec son ‚vˆque
coadjuteur.

-"Nihil obstat mon pŠre" l'assur‚-je " rien ne s'y oppose, nous jetons nos
filets l… ou bon nous semble. Mais peut-ˆtre que Monseigneur serait plus
int‚ress‚ par notre marchandise"

Interpell‚ de la sorte l'‚vˆque ne put faire autrement que de se diriger vers ce


que nous appelions maintenant notre ‚tal. L… l'habilet‚ consomm‚e de ma terrible
consoeur fit des ravages, il eut droit … tout, entre autre … ses oeuvres complŠtes,
mais comme elle avait bon coeur , elle lui refila mˆme les miennes. Le
cur‚ p‚dophile s'‚tranglait, il ne pouvait plus le r‚cup‚rer son pr‚lat,
englu‚ qu'il ‚tait dans nos poissardes manoeuvres. L'autre lui avait bien donn‚ son
absolution pour tous les petits travers bien anodins qu'il avait racont‚ dans son
foutu bouquin mais il s'‚tait bien gard‚ de l'acheter. Pas la peine de fantasmer
sur ce que ce tonsur‚ avait pu ‚crire, les petits gar‡ons et mˆme les petites
filles il savait bien o— en trouver l'‚vˆque, le ciel est tellement plein de
ressources et le monde de maisons discrŠtes et accueillantes, on peut mˆme y passer
l'arme … gauche bien tranquillement, il en reste … peine une rumeur alors, pourquoi
s'exciter sur un livre. Il s'en tordait les mains de d‚pit le d‚laiss‚, ces mains
qu'il avait longues et blanches, faites pour la caresse comme pour l'absolution,
des mains de suborneur qui ne d‚daignaient pourtant pas de donner le bon Dieu avec
ou sans confession du temps o— il n'‚tait pas "suspens a divinis", du temps o— il
avait encore des points … son permis de messe. Justement c'‚tait de cela qu'il
voulait lui parler au coadjuteur et voil… qu'on le lui subornait sous son vilain
nez. Non seulement il n'avait pas pu lui vendre son livre mais en plus il ne
saurait pas comment rentrer en grƒce, comment revenir du bon c"t‚ du confessional,
comment retourner auprŠs de ces chŠres tˆtes blondes dont la douceur lui manquait
tant. Comme il ne devait plus ˆtre … un p‚ch‚ prŠs ayant largement donn‚ … la
luxure, il se vautra grace … nous dans la colŠre ce qui est tout aussi capitalement
condamnable.

Elle ‚tait quand mˆme terrible la voisine, comme si je n'avais pas encore assez
d'ennemis jur‚s, je venais grƒce … elle de m'en faire d'autres et probablement des
coriaces. Je ne lui en voulais pas pour autant, dans le fond, de ce c"t‚ l… j'‚tais
blind‚. Au contraire mˆme, maintenant j'en rajoutais. Je lui d‚crivais quelques
petits travers locaux, lui faisait quelques petits commentaires bien soign‚s sur
ceux qui passaient sans me voir. Si cela continuait, elle allait finir par me
d‚voyer cette diabolique, moi aussi je commen‡ais m'y mettre s‚rieusement … les
secouer tous ces amidon‚s! Dire que j'‚tais venu pour me montrer discret, bien
gentil, complaisant mˆme, aprŠs toutes les horreurs que j'avais ‚crites. Elle
m'avait r‚veill‚, tir‚ de ma torpeur pour remonter … l'assaut de la bˆtise
universelle.

-"Ah c'est vous, ben j'pensais pas vous trouver l…!"

Autre chose maintenant. Celui l…, je ne l'avais pas vu venir. Mˆme jusqu'ici il me
poursuivait mon charcutier, je lui avait pourtant bien rˆgl‚ mes andouillettes,
alors qu'est ce qu'il venait bien foutre? En plus il avait un paquet sous le bras.
Avec le poisson d'… c"t‚, on donnait de plus en plus dans l'alimentaire.

-"Je suis venu ici pour voir si je trouvais pas un ‚diteur, mais j'ose pas
demander, vous qu'ˆtes de la partie comme on dit, vous pourriez pas regarder ce que
j'ai ‚crit, vous savez, on ne se douterai pas, mais MAVIEESTUNROMAN." Pour cela il
se penche vers moi et, confidentiel, me glisse l'oeil brillant: "Charcutier le jour
mais artiste la nuit, j'ai mont‚ un petit spectacle de cabaret avec un viel ami et
on se produit de temps en temps, les MarlŠnes on s'appelle" puis plus bas"C'est
comme ‡a … cause qu'on est habill‚s en femmes. Vous pourriez pas jeter un oeil sur
mon texte, mˆme que tenez, si c'est pas trop bien ‚crit, vous le r‚‚crivez, comme
cela on partagera le b‚n‚fice."

Manquait plus que cela! AprŠs le cur‚ p‚dophile, maintenant le charcutier


transformiste et au beau milieu de la poissonnerie encore! Bien s–r, j'allais le
lui ‚crire son livre. C'‚tait du joli, et en plus il croyait que cela allait
int‚resser la France entiŠre, il se voyait d‚j… avec un prix Goncourt, ce vieux
singe, ce MAVIEESTUNROMAN, il comptait mˆme partager les b‚n‚fices avec moi. Fous …
lier, ils sont tous! Il ne peut pas rester derriŠre sa vitrine comme tout le monde,
non, faut qu'en plus il ‚crive et qu'il aille faire le travesti. Et sa femme, hein,
qu'est-ce qu'elle en dit de tout ‡a sa femme. Cette besogneuse dont les rondeurs,
la couperose, les bagouses et les petites mains potel‚es faisaient autrefois
l'honneur de la charcuterie fran‡aise. Qu'est-ce qu'elle en dit de tout cela
maintenant qu'elle a commenc‚ lentement … s'avachir, … se faner. Ses appats qui
hier encore appelaient la consid‚ration admirative de la clientŠle, d‚gringolaient
… en bloquer la sortie triomphale du tiroir caisse, cette expulsion fantastique
obligatoirement accompagn‚e de la sonnette glorieuse et assourdissante qui fait la
r‚putation des bonnes maisons. Les lettres fran‡aises r‚g‚n‚r‚es par les ‚crits
sublimes du patron du "Cochon dor‚", enfin du vrai, du r‚el , du v‚cu. Fous … lier
tous, d‚lirants verbeux!

Comme j'‚tais quand mˆme dans un bon jour, je lui conseillais de confier ses ‚crits
… la "Cogitation Universelle" qui ‚tait beaucoup plus regardante sur la couleur de
l'argent des pauvres bougres que sur la valeur r‚elle de leurs manuscrits. C'est un
truc qui lui irait bien … mon charcutier transformiste. Payer pour se faire
plaisir, il avait du faire ‡a toute sa vie, cela ne le changerai guŠre, il serait
mˆme capable d'en tirer une certaine fatuit‚. Je l'imaginais bien, ventre en avant,
le Polaro‹d avec zoom et flash incorpor‚ bien pro‚minent, les chaussettes
impeccablement tir‚s surplombant de resplendissantes Adidas, d‚barquant du
t‚l‚ph‚rique au sommet de l'Aiguille du Midi, repu, satisfait, content de lui et
regardant d'un oeil … la fois m‚prisant et inquiet les alpinistes harass‚s qui sont
mont‚s … pied, en se bagarrant avec la roche, franchissant les surplombs et les
gouffres. Alors que lui n'aurait eu qu'un soup‡on de fatigue essentiellement du …
ces veilles obligatoires contract‚es … guetter de deux heures … cinq heures du
matin la publicit‚ que la Cogitation Universelle s'‚tait contractuellement oblig‚e
… lui faire, sur une radio tellement p‚riph‚rique qu'elle en ‚tait presqu'
inaudible, nous avions quant … nous l'air de guerriers ayant travers‚ mille d‚serts
et mille aventures, fusse dans les antichambres des Directeurs de Collection. Pour
lui nous ‚tions ‚gaux, on ‚tait arriv‚ au sommet, main dans la main... auteurs
quoi! Je sais maintenant ce qui s‚parait r‚ellement les auteurs des autres, je sais
ce que c'est que le U. Le grand U, c'est Universel, comme la Cogitation, c'est
l'‚l‚ment ‚galisateur indispensable sans lequel cette ‚quation ne peut ˆtre
r‚solue, l'isofacteur de la m‚diocrit‚ et des destins parallŠlles.

-"Tu es quand mˆme un peu dur avec ce brave type" entendis-je derriŠre moi,
"tu l'envois … l'abattoir!
-Mais justement de l'abattoir, il en vit, alors c'est un juste retour des
choses. Aujourd'hui les petit cochons se sentiront veng‚s."

Elle avait profit‚ de cet intermŠde pour glisser subrepticement ses bouquins au
sommet de ma pile.
DŠs qu'elle eut le dos tourn‚ je lui rendis la pareille, au bout d'un quart d'heure
de ce petit jeu, on ne savait plus qui ‚tait qui, je parlais de son oeuvre tout
aussi bien qu'elle de la mienne, je crois mˆme que par inadvertance j'ai bien du en
d‚dicacer un ou deux de ses livres.

-"Mais arrˆte", me disait-elle "arrˆte d'‚crire des trucs comme cela, les
gens n'en n'ont rien … faire de tes politiques et de tes truands qui s'entr-
assassinent. Tout cela c'est de l'‚ph‚mŠre, ‚cris plut"t tes romans, au moins cela
vieillit mieux. "

Je sentais bien qu'elle avait raison. Il ne fallait surtout pas venir leur parler
d'eux-mˆmes aux gens d'ici, ils avaient trop honte, ils n'‚taient pas acheteurs,
ils en avaient assez en stock de leurs bassesses et de leurs m‚chancet‚s. Inutile
d'en rajouter. Finalement c'‚tait de toutes mes torpeurs et de mes pesanteurs
qu'elle me tirait la voisine. Plus question de s'endormir maintenant, fallait
rester ‚veill‚. En plus ‡a commen‡ait … se presser autour de nous. La foule, celle
des grands jours, celle qui tourne et retourne, encore et encore. Nous ‚tions comme
un ilot de verdure au milieu du sahara, l'oasis providentiel, les pas s‚rieux au
milieu des mines tristes, on voulait nous voir, une espŠce en voie de disparition.
Avec surtout cette fa‡on si particuliŠre de satisfaire la clientŠle, en cadence et
dans l'all‚gresse. Mˆme les chevelus ils n'y arrivaient pas … le prendre notre
rythme. Le passant passait, on le jaugeait, le soupesait, le d‚shabillait, le
d‚taillait, le diss‚quait tout vif et PAN, on l'achevait mais gentiment, alors il
repartait content. Mais l… maintenant on ne pouvait plus tenir. Trop de monde! Ce
devait ˆtre la ran‡on du succŠs! Illusion, il y avait seulement un orage et la
foule entrait en masse sous le chapiteau pour s'abriter. A voir la mine de ma
complice, je me dis qu'elle devait y ˆtre pour quelque chose, il y a des regards en
coin et des sourires entendus qui ne trompent pas. S–r qu'elle l'avait faite la
grande danse incantatoire de la pluie avant de venir cette d‚moniaque! Une r‚ussite
totale! Cela grossissait, le flot comme les flots s'enflaient, on finissait par ne
plus rien entendre tant ‚taient fort le cr‚pitement de cette averse diluvienne et
le brouhaha de la foule. Il montait du sol des vapeurs qui vous prenaient … la
gorge et vous faisaient suffoquer, fortes senteurs de tissus mouill‚s, de poussiŠre
d‚tremp‚e. Elles ‚taient relay‚es … l'‚tage sup‚rieur par des odeurs plus humaines,
puissants remugles venus de l'amalgame humide des corps que l'incertitude
m‚t‚orologique comme l'incertitude existencielle avaient r‚unis en un mˆme lieu.

La situation tournait … la catastrophe, au cauchemard. Ma d‚licieuse consoeur


maintenant debout sur sa chaise, figure de proue hardie affrontant les tempˆtes,
intimait … ces flots imp‚tueux de ne pas venir se briser sur les r‚cifs de notre
stand, il n'y auraient point r‚sist‚... La moquette s'imbibait de plus en plus, les
r‚fugi‚s, on ne pouvait plus dŠs lors parler de visiteurs, enfon‡aient maintenant
jusqu'aux chevilles dans un tapis infƒme, fait de matiŠre v‚g‚talo-synth‚tique en
plus totale d‚composition, de papiers divers pi‚tin‚s et repi‚tin‚s, magma informe
… la spongiosit‚ ‚lastique dont les bruits se suscion se r‚percutaient maintenant
aux quatre coins du chapiteau. La pluie ne s'arrˆtait pas de tomber, cataclysmique,
les s‚millantes sattach‚es de presse se r‚vŠlaient solubles, elles fondaient … vue
d'oeil, le cur‚ quant … lui triplait de volume tant il avait de pouvoir
d'absorption, une ‚ponge, un zoophyte marin, un de la mer de corail, un des
meilleurs, de la qualit‚ sup‚rieure. Mais il y en avait trop, il coulait sous
l'effort, retournait vers les fosses abyssales … d‚faut de s'installer, glorieux, …
la droite du PŠre... Il y avait longtemps que mon charcutier transformiste avait
tourn‚ en eau de boudin...

Et puis ce fut la catastrophe, totale, d‚mesur‚e, le collecteur principal qui


passait juste en amont de l'endroit o— le chapiteau avait ‚t‚ dress‚, ‚clata, trop
empli de cette averse surabondante dont il n'avait finalement que faire. La vague
vint nous submerger par le nord, tous ‚taient emport‚s, les promeneurs comme les
auteurs. Nous ‚tions mont‚s sur la table, nous les regardions passer, impuissants,
incapables d'esquisser le moindre geste pour leur porter secours, certains
coulaient mˆme, alourdis qu'ils ‚taient de leurs mauvaises vies. Nous commen‡ƒmes …
tanguer et … rouler, la table ‚tait soulev‚e par ce tumulte aqueux, par chance on
fluctuait, on ne mergiturait pas. Nous f–mes entrain‚s vers une des issues que nous
passƒmes juste … temps pour voir le chapiteau s'‚crouler. Nous flottions maintenant
sur un oc‚an de d‚bris, emport‚s par un courant … la puissance terrible. Au loin
nous vŒmes d'autres frˆles esquifs, semblables au n"tre, s'engloutir dans ce qui
semblait ˆtreune bouche d'‚gout mille fois agrandie. Mon auguste consoeur, d'un
doigt imp‚rieux commandait aux fl"ts de se calmer sur notre passage. Cela marchait
fort bien, elle avait lepouvoir, elle le connaissait le truc pas de doute, rien
qu'… voir comment ‡a avait bien fonctionn‚ quand elle avait command‚ l'orage on
pouvait ˆtre tranquille! Ca par contre elle ne me l'avait pas dit, pas encore
avou‚, mais franchement elle n'en avait pas besoin, parce que ce n'‚tait pas
possible autrement ou alors il n'y aurait pas eu de raison. Si cela n'avait pas ‚t‚
elle qui l'avait command‚e d'ailleurs, pourquoi elle se calmerait toute cette eau
rien que pour nous, je vous le demande! On suivait le courant, on ‚tait entrain‚s
d'accord, mais les vagues c'‚tait pour les autres, pour les faire chavirer. Autour
de nous c'‚tait le calme il n'y avait plus que les livres qui s'enfon‡aient et
disparaŒssaient sans un glou-glou une fois nettoy‚s et d‚barass‚s de leurs noires
et encreuses impressions. Il ne restait plus rien qu'un oc‚an de mots. Malgr‚ tout
nous finŒmes par ˆtre pris dans le tourbillon fatal, nous nous mŒmes … tourner …
des vitesse de plus en plus sid‚rales. Comme le professeur Lindenbrock nous allions
nous engloutir au centre de la terre quand, telle une furie elle se dressa et d'une
voix encore plus imp‚rieuse qu'auparavant somma les mots assassins et vengeurs de
nous laisser vivre.

Nous ne les avions pas trahis, nous ‚tions les derniers sincŠres, on pouvait encore
leur ˆtre utile!

Le calme revenu sur le salon englouti, nous flanions sur notre esquif
miraculeusement intact, riant au chaud soleil des lendemains de tempˆte, ramassant
les mots-poissons comme autant de promesses de lendemains litt‚raires.

Toulon Avril 1996


. Roland GREUZAT
1, rue Vincent AllŠgre
83000 TOULON
94 - 09 19 84

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