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Bernadette Leclercq-Neveu

Marsyas, le martyr de l'Aulos


In: Mètis. Anthropologie des mondes grecs anciens. Volume 4, n°2, 1989. pp. 251-268.

Résumé
Marsyas, le martyr de l'aulos (pp. 251-268)
Athéna invente l'aulos et presque aussitôt le rejette loin d'elle; Marsyas, le satyre, récupère l'instrument honni et affronte avec lui
Apollon et sa lyre; vaincu, il subit un châtiment atroce. Si l'on suit uniquement la trame narrative, ce récit proclame simplement la
supériorité de la lyre sur l'aulos et redit la vanité du désir d'entrer en compétition avec un dieu. Une analyse minutieuse des
détails et une confrontation de cette légende avec d'autres qui évoquent les pouvoirs de la musique permettent de découvrir que
sous la naïveté apparente du récit se cache en fait une réflexion beaucoup plus générale sur la vie civilisée: la joute de l'aulos et
de la lyre, en mettant à nu des tensions et des incompatibilités dans le domaine de la musique, révèle du même coup un faisceau
complexe de contradictions se creusant au coeur même de la culture.

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Leclercq-Neveu Bernadette. Marsyas, le martyr de l'Aulos. In: Mètis. Anthropologie des mondes grecs anciens. Volume 4, n°2,
1989. pp. 251-268.

doi : 10.3406/metis.1989.938

http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/metis_1105-2201_1989_num_4_2_938
MARSYAS, LE MARTYR DE L'AULOS

S'il fallait en juger à l'aune de sa fortune littéraire, le satyre Marsyas ne


mériterait guère de retenir longtemps l'attention des mythologues. Quel
ques mots d'Hérodote1 et de Xénophon2 lorsqu'ils décrivent l'Asie
mineure; de brèves évocations de Platon3: voilà bien tout ce qu'on peut
glaner dans les textes "classiques". On sait que Mélanippide lui consacra
un dithyrambe4 et que le drame satyrique s'empara du personnage5; mais il
faut attendre l'époque tardive pour pouvoir lire un récit suivi de ses mésav
entures6. Aulète phrygien, mi-homme, mi-animal, puni pour avoir eu la
présomption de rivaliser avec Apollon, il semble n'être qu'une créature
grotesque et pitoyable offerte à la curiosité des érudits ou des amateurs de
récits "exotiques", un être hybride trop marqué par ses attaches orientales
pour pouvoir véritablement s'intégrer dans une tradition authentiquement
grecque. Il ne faut pourtant pas oublier que les apparences sont souvent
trompeuses. Outre qu'il est de mauvaise méthode de vouloir faire le
départ entre des récits mythiques jugés centraux et d'autres qui seraient
mineurs ou périphériques, on sait que le destin réservé à une figure mythol
ogique dans les textes qui sont parvenus jusqu'à nous ne coïncide pas

1. Hérodote, VII, 26, 3.


2. Xénophon, Anabase, I, 2, 8.
3. Platon, Banquet, 215 a, sqq., République, 399 d, Euthydème, 285 d; [Platon],
Minos, 318 b.
4. Athénée, XIV, 616 e.
5. Plutarque, De cohib. ira, 6, 456 b. Cf. W.H. Roscher, Lexikon der griechischen
und rômischen Mythologie , t. II-2, s.v. Marsyas, col. 2440-2441 (Jessen).
6. Il faut attendre Apollodore, Bibliothèque, 1,4.2, pour lire en grec le premier récit
suivi de l'histoire de Marsyas.
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nécessairement avec la faveur dont elle a pu jouir auprès du public. Or


dans le cas de Marsyas, les représentations figurées attestent justement,
dès l'aube du Vème siècle, l'indiscutable popularité de sa légende, alors
que les documents écrits contemporains sont encore muets à son sujet: ce
sont les images, et non les mots, qui, les premières, nous révèlent son sort
pathétique. En vérité, Marsyas a beau avoir pour patrie une ville du conti
nent asiatique, Kelainai, il a beau se présenter comme appartenant à un
ailleurs lointain et barbare, il n'est pas plus marginal que ces autres musi
ciens que sont, par exemple, Orphée ou Thamyris. Il peut sembler curieux
que les Grecs aient attaché à la musique —dont la place centrale dans leur
vie collective n'est plus à prouver— des figures mythiques qu'ils disent
venues de l'étranger, et le fait mériterait réflexion. Toujours est-il qu'elles
ne sont pas pour autant moins chargées de sens; et nous allons voir que
l'histoire du "Phrygien" Marsyas est tout aussi grecque que celle des
"Thraces" Orphée et Thamyris. Loin d'être une pièce rapportée, elle
prend place dans l'ensemble que constituent les divers récits relatifs à
l'invention des instruments de musique. Lorsqu'on la met en parallèle
avec d'autres légendes concurrentes, lorsqu'on confronte, à la suite des
Grecs, la lyre et l'aulos7, on s'aperçoit que les divers détails de la "passion"
de Marsyas s'inscrivent d'une façon parfaitement cohérente dans le riche
complexe des notions à travers lesquelles s'est exprimée la rivalité des
deux instruments majeurs et que sa fin tragique n'est pas une simple
variante banale du thème indéfiniment ressassé de la vanité, pour une
créature mortelle, de vouloir entrer en compétition avec une divinité.

1 . Marsyas et Athéna

Au moment où, grâce à l'art figuré, nous voyons émerger le personnage de


Marsyas, les traits essentiels de sa légende, tels que les témoignages ulté
rieurs nous les feront connaître, sont déjà bien en place. Toute son histoire
se trouve comme contenue dans deux épisodes qui scellent son destin, le
transformant en "martyr" de l'aulos, et que sculpteurs, peintres et céra
mistes prendront plaisir à représenter8. Toute sa vie se joue entre deux

7. Nous garderons le terme d'aulos sans le traduire puisque, comme on le sait, il


s'agissait d'un instrument à anche, contrairement aux instruments que nous appelons
"flûtes".
8. La leçon de musique donnée par Marsyas à Olympos a été un autre thème aimé des
peintres (cf. Pausanias, X, 30, 9: groupe de Polygnote sur la Leschè de Delphes). Ce cou
ple maître-élève pouvait faire pendant à d'autres tout aussi célèbres: Chiron et Achille,
Pan et Daphnis.
Marsyas. le Martyr De L'aulos 253

moments: celui où Marsyas recueille l'aulos frappé de malédiction par


Athéna et celui où il défie, avec son instrument, Apollon Citharède, ce qui
lui vaut, après sa défaite, d'être attaché à un arbre et écorché vif.
Illustrant le premier de ces épisodes, un groupe célèbre de Myron9 mont
rait Marsyas face à Athéna: la déesse venait de rejeter l'aulos et Marsyas,
qui s'était approché pour ramasser l'instrument, hésitait devant le geste
menaçant de la déesse, écartelé entre le désir impérieux de l'aulos et la
crainte que lui inspirait la terrible colère d' Athéna. Objet de convoitise,
mais frappé d'interdit: voilà donc ce que serait l'aulos à l'origine. Si Mars
yas ne transgressait pas l'ordre d'Athéna, l'aulétique, malgré tout son
pouvoir de séduction, serait condamnée à disparaître pour toujours avec
l'instrument exécré.
Cette scène mettant face à face Athéna et Marsyas a souvent été consi
dérée comme une tentative maladroite pour réconcilier deux versions con
tradictoires: l'une, qui serait plus particulièrement thébaine, attribuant à
Athéna le privilège d'avoir inventé l'aulos; l'autre considérant la Phrygie
—représentée ici par Marsyas— comme la patrie de l'aulétique; l'idée du
discrédit jeté par Athéna sur l'aulos aurait en outre été forgée de toutes
pièces par les partisans de la citharodie pour dénigrer le jeu de l'aulos10.
Mais à supposer même qu'il puisse y avoir dans de telles hypothèses une
part de vérité, qu'il ne sera d'ailleurs jamais possible de prouver faute de
documents, il ne faut pas oublier que nul ne saurait intervenir arbitrair
ement dans le champ de la pensée mythique pour l'altérer à son gré; les
légendes changent certes, mais elles ne le font pas au hasard ni pour répon
dre au caprice d'un individu ou au parti pris d'un clan: car toute modifica
tion d'un élément s'accompagne, comme l'a amplement démontré C.
Lévi-Strauss, de transformations solidaires d'autres éléments; aussi
convient-il de replacer chaque détail dans son ensemble avant de le rejeter
comme artificiel.
Que la tradition selon laquelle Athéna elle-même aurait inventé l'aulos
était bien ancrée à Thèbes, l'œuvre de Pindare nous le confirme. Dans la
Xllème Pythique, célébrant la victoire de Midas d'Agrigente au concours
des aulètes, il évoque "l'art qu'inventa jadis Pallas Athéna, quand elle

9. Ce groupe célèbre et souvent imité, que l'on pouvait voir sur l'Acropole d'Athèn
es, est décrit par Pausanias, I, 24, 1.
10. Cette critique de la légende de Marsyas est longuement développée par S. Rei-
nach, Revue Archéologique, 1912, 1, pp. 390 sqq. et par C. A. Bottiger, "Pallas Musica
und Apollo der Marsyastôdter" , dans Kleine Schriften, I, pp. 36 sqq. Cf. sur cette ques
tionA. Kleingiinther, Πρώτος εύρέτης , Philologus, Suppl. 26, 1, 1933, pp. 193 sqq.
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tressa le thrène sinistre des Gorgones farouches, tel qu'elle l'entendit


s'échapper, dans leur douleur poignante, de leurs bouches virginales et de
l'horrible gueule de leurs serpents"11. Grâce à l'instrument "riche en sons
de toute espèce", elle imita leur plainte, créant ainsi le "nome polycé-
phale": κεφαλαν πολλαν νόμον, qu'elle transmit aux hommes et qui était
destiné à devenir l'un des morceaux prestigieux des grands concours
d'aulétique12. On s'étonne parfois qu'Athéna puisse être mise en rapport
avec l'aulos, alors que la tradition ne témoigne par ailleurs d'aucune affi
nité particulière entre Athéna et la musique. On peut toutefois noter que,
dans l'ode de Pindare, la déesse qui invente l'aulétique est l'Athéna guerr
ière, celle dont l'égide va s'orner de la tête terrifiante de Méduse; et si,
avec le temps, l'usage de l'aulos dans l'armée va tendre à être abandonné
par les Grecs13, de nombreux témoignages prouvent qu'il était répandu à
l'époque archaïque: les Lacédémoniens maintenaient l'ordonnance de la
phalange en faisant jouer sur l'aulos "l'air de Castor", et l'aulos les accom
pagnait encore lorsqu'ils entonnaient Γέμβατήριον, au moment de la
charge14; la légende rapporte encore qu'Alexandre courait aux armes en
entendant jouer sur l'aulos le nome "orthien"15. Une Athéna à l'aulos n'est
donc pas une figure plus étrange que l'Athéna Salpinx honorée par les
Argiens16.
Cependant, en jouant l'aulos double, Athéna prend elle-même "le
visage joufflu de Méduse"17; or c'est parce qu'elle découvre que ses traits
sont horriblement déformés par le jeu de l'aulos qu'elle va rejeter l'in
strument sur lequel elle vient de célébrer le triomphe de son protégé Per-
sée. Dans les polémiques qui vont opposer, aux Vème et IVème siècles, les
tenants de la lyre et ceux de l'aulos, les premiers ne se feront pas faute de
tirer parti de cette légende et d'y chercher des arguments pour tenter de

11. Pindare, Pythiques, XII, 7 sqq.


12. Cf. O. Gamba, "II nomo policefalo", Dioniso, 6, 1937, pp. 243 sqq. Un autre air
fameux, le νόμος πυθικός, était un morceau "obligé" des aulètes aux Jeux Pythiques, et
son caractère mimétique était également très accentué, puisque l'aulète devait imiter les
sifflements du serpent mourant et ses "grincements de dents" (cf. Pollux, IV, 83)
13. Posidonius, ap. Athénée IV, 176 b.
14. Thucydide, V, 70; Pausanias, III, 17; [Plutarque], DeMusica, 26.
15. Souda, s. ν. όρθιος; Plutarque, De fort. Alex. , 2.
1 6 . Pausanias , II , 2 1 , 3 . Sur l'invention de la trompette par Athéna, voir M . Détienne
et J.-P. Vernant, Les ruses de l'intelligence: la métis des Grecs, Paris, 1974, p. 174.
17. Pindare, Pythiques, XII, 16. A propos de Méduse et du "masque gorgonéen", voir
J.-P. Vernant, La mort dans les yeux, Paris, 1986 et P. M. Laporte, "The Passing of the
Gorgon", Bucknell Review , 17, 1969.
Marsyas. Le Martyr De L'aulos 255

consacrer l'infériorité de l'aulétique18. Mais, notons-le, jamais, dans


aucune des versions qui nous sont parvenues, le son de l'aulos n'est incr
iminé, non plus que les airs qu'il permet de jouer. Au contraire, les accents
qu'Athéna tire de l'aulos sont tout divins. On nous dit même qu'Athéna
obtint alors, grâce à lui, un beau succès parmi les dieux; seules Héra et
Aphrodite se mirent à rire, non à cause de la musique qu'elles entendaient,
mais à cause des traits d'Athéna aulète, rendus grotesques par l'effort19.
Dès l'Antiquité on a élevé des objections contre cette histoire: prenant la
défense de l'aulos, Télestès affirmait que tout cela était absurde puisque la
beauté est le cadet des soucis de la Parthénos, fille de Zeus20. On peut
néanmoins observer que ce mythe n'est pas le seul où la question de la
beauté d'Athéna soit posée. Il est même intéressant de remarquer que
nous retrouvons dans cette anecdote le trio des déesses qui, sur l'Ida, non
loin du lieu où va souffrir Marsyas, se soumirent au jugement du Troyen
Paris. Car c'est précisément vers l'Ida, ce lieu de ses déboires, qu'Athéna
se rend d'un bond pour vérifier la véracité des propos des déesses moqueus
es; et c'est là, près d'un filet d'eau qu'elle se débarrasse de l'aulos maudit,
que va recueillir, pour son plus grand malheur, le satyre Marsyas. Selon
d'autres variantes, Athéna découvre elle-même sa laideur dans le miroir
d'une source située dans les mêmes parages, sous le regard de Marsyas, ou
c'est le satyre qui attire son attention sur ses traits bouffis21. Cet être na
turel ement hideux semble se trouver là tout exprès non seulement pour
être le témoin de la disgrâce d'Athéna mais aussi pour lui offrir, en sa per
sonne, comme une vivante image de sa difformité. N'ayant pour sa part
aucun surcroît de laideur à craindre, le satyre peut faire taire tous ses scru
pules, ramasser et accaparer, en dépit de l'interdiction d'Athéna, cet aulos
dont il paraît le destinataire tout désigné et qui fera sa gloire avant de le
précipiter dans le malheur. Sa désobéissance est même nécessaire pour
que l'instrument d'origine divine ne disparaisse pas; un tel anéantissement
est en effet impensable dans un système mythologique où rien de ce qui
provient d'un dieu —partie du corps ou objet fabriqué— ne peut être déf
initivement effacé du monde, tout ce qui est d'essence divine étant impéris
sable.
Il existe une autre tradition qui semble contredire la précédente et qui

18. Plutarque, Vit. Aie, 2, 5-7. Les arguments d'Alcibiade sont examinés par Aris-
tote, Politique, VIII, 6, 1341 b.
19. Hygin, FaWes, 165.
20. Télestès, ap. Athénée, XIV, 616 e.
21. Cf. Plutarque, De cohib. ira, 6, 456 b.
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fait de Marsyas lui-même l'inventeur de l'aulos22. Sans doute de l'une à


l'autre la distinction est-elle immense au regard de la trame narrative; mais
si l'on examine le problème à un niveau plus profond, peut-on dire qu'il y
ait réellement incompatibilité? Qu'un homme —ou un être hybride
comme Marsyas— fasse une "trouvaille" mise par un dieu sur son chemin,
ou qu'il fasse lui-même la découverte, avec l'aide d'une inspiration divine,
la différence n'est que dans la présentation des faits: la pensée qui sous-
tend les deux possibilités est la même, et l'on ne saurait compter les exemp
lesmultiples d'une pareille alternative offerts par la mythologie grecque.
En se rendant en Phrygie pour y jeter l'aulos double au rebut, Athéna ass
igne aussi sûrement la Phrygie comme terre d'élection de l'aulétique que
Marsyas en y inventant l'instrument.
Mais en s'éloignant des lieux où Athéna le fabriqua, l'aulos change aussi
de destination. Il connaît comme une seconde naissance qui va lui permett
re d'entrer en relation avec un autre univers religieux: celui que la Phrygie
symbolise pour les Grecs. D'abord instrument de musique autochtone et
guerrier, l'aulos devient désormais porteur de nouvelles valeurs et se pré
sente dès lors comme venu de l'étranger. Fidèle à ses premières origines, il
pourra demeurer l'instrument accompagnant les soldats, mais il mènera
parallèlement une autre destinée: celle d'un instrument se prêtant, mieux
que tout autre, aux cultes orgiastiques.
La tradition désigne unanimement Marsyas comme un silène ou un
satyre originaire de Phrygie23. Comme tel on le voit parfois faire figure de
sectateur de Cybèle24; il hante les monts et les forêts, proche des fleuves et
de leurs sources, et en particulier du Méandre et de ses affluents25. Comme
tous les satyres, il est très sensible à l'attrait de la musique: on sait par la
céramique à quel point l'image du satyre musicien était populaire*, et
notamment celle du satyre aulète, bien qu'on rencontre assez souvent
aussi sur les vases des satyres joueurs de lyre26. Marsyas, lui, est exclusiv
ement lié aux instruments à vent; lorsque, très occasionnellement, il tient
une lyre à la main, il s'agit de celle d'Apollon lors du concours où il

22. Marsyas aurait inventé à la fois l'aulos et la syrinx: Athénée, IV, 184 a.
23. Cf. Roscher, op. cit. , t. IV, s.v. Satyros, col. 443-531 (Kuhnert); voir en particulier
col. 529.
24. Diodore, III, 58, 3 sqq; d'après Pausanias, X, 30, 9, Marsyas a inventé le μητρωον
αΰλημα.
25. Hérodote, loc. cit.
26. Cf. A. Queyrel, "Scènes apolliniennes et dionysiaques du peintre de Pothos",
Bull. Corresp. Hellén. , 108, 1984, pp. 123-159.
Marsyas. ll Martyr De L'aulos 257

affronte le dieu27. Quand on ne lui attribue pas la découverte de l'aulos


double, on lui prête celle de la syrinx ou l'invention d'airs musicaux célè
bres28; on raconte que grâce à la puissance conjuguée du jeu magique de sa
flûte et des eaux détournées d'un fleuve il est parvenu à repousser les Gala-
tes venus du Nord29; on l'a apparié à un frère, dénommé Babys, inventeur
de l'aulos monocalame30; et les généalogies le mettent en rapport avec ces
deux aulètes célèbres que sont Hyagnis et Olympos31. Ce dernier est d'ail
leurs plus volontiers présenté comme son disciple, et les mêmes airs sont
attribués à l'un ou à l'autre indifféremment32. Les caractéristiques de ces
airs de Marsyas et d'Olympos sont en fait très proches de celles du fameux
air inaugural d'Athéna après la mort de Méduse: forte tendance à l'imita
tion des sons naturels, aspect agité, allure de thrène33; l'"harmonie" atta
chée à ces particularités sera dès lors, par la médiation de Marsyas et
d'Olympos, qualifiée de "phrygienne"34.

2. Marsyas et Apollon

On ne voit pas Athéna poursuivre Marsyas pour le châtier après qu'il a


transgressé l'interdit jeté sur l'aulos; il arrive qu'elle assiste, auprès des
Muses, aux souffrances ultérieures du satyre35; la cause immédiate du mart
yre de Marsyas n'est pas sa désobéissance à l'égard de la déesse, mais sa
présomption, qui l'amène à entrer en rivalité avec Apollon auquel il con
teste la palme dans le domaine de la musique. Dès lors Marsyas entre dans
le long cortège des personnages frappés par les dieux pour avoir prétendu
les égaler; c'est d'ailleurs par ce biais que, dans les Métamorphoses, Ovide
introduit l'histoire de sa mort après avoir longuement évoqué les malheurs
de Niobé punie pour s'être glorifiée de ses enfants en se croyant supérieure

27. A. Queyrel, ibid. , et notamment p. 126 et 145.


28. Platon, République, 399 e (syrinx); Euphorion, ap. Athénée, IV, 184a; Pline,
Histoire Naturelle, VII, 204 (airs musicaux).
29. Pausanias, X, 30, 9.
30. Plutarque, Prov. Alex. , 2.
31. Marsyas est le plus souvent considéré comme fils d'Hyagnis: cf. [Plutarque], De
Musica, 5, 7; selon Apollodore, I, 4, 2 Marsyas est fils d'Olympos.
32. Olympos est déjà, chez Pindare, disciple du Silène, qui lui enseigne une vieille
vision pessimiste de la vie (Pindare, fr. 157 Snell = Schol. Aristophane, Nuées, 223).
33. Cf. Pindare, Pythiques, XII, loc.cit.
34. Sur ces caractéristiques de l'aulos et du mode phrygien, cf. Aristote, Politique,
1340 a. Voir l'analyse qui en est faite par G. Rouget, La musique et la transe, Paris, 1980.
35. Apulée, Florid. , 3.
258 BERNADETTE LECLERCQ-NEVEU

à Léto elle-même36. Il existait en outre un proverbe ayant apparemment à


sa base cet agôn insensé du satyre avec le dieu: Μαρσύας κομπάζων ερί
ζει37. Les diverses phases de ce concours apparaissent fréquemment sur les
représentations figurées: tantôt l'on voit le satyre et le dieu s'affronter sous
le regard des Muses, d'Athéna ou de quelque autre divinité38, tantôt Mars
yas est seul en train de jouer tandis qu'Apollon l'écoute sereinement39.
Souvent aussi, c'est le moment de la défaite que l'artiste a choisi, et plus
précisément l'instant où Marsyas reçoit son châtiment40: le couteau qui
doit dépecer Marsyas, attaché ou suspendu à un arbre, est brandi par
Apollon lui-même ou, dans les représentations influencées par le drame
satyrique athénien qui ne laissait pas le dieu accomplir en personne ce
geste barbare, par un Scythe chargé de l'exécution de la vengeance divine.
L'aulos, source de κόμπος et d'uPpiç, doit s'incliner: la lyre d'Apollon
est déclarée victorieuse. Mais ce triomphe d'Apollon lyricine est accompa
gné d'un étrange corollaire: Apollon se transforme en boucher, et Marsyas
connaît le tourment peu banal d'être écorché vif41. De plus, on ne peut
manquer d'être frappé par le caractère décidément surprenant des critères
sur lesquels repose le verdict final attribuant la victoire à Apollon puisque
les deux raisons qui se trouvent alléguées pour justifier la défaite de Mars
yas ne relèvent pas précisément de ce que nous entendons par le mot de
"musique". Tantôt en effet on nous dit que Marsyas jouait à armes égales
avec le dieu, voire même prenait l'avantage sur lui, jusqu'au moment où
Apollon l'invita à essayer de chanter tout en jouant, ce dont le satyre était
évidemment incapable42; tantôt on nous rapporte qu'Apollon prit sa lyre à
l'envers pour jouer et défia moqueusement son adversaire d'en faire
autant43. La valeur spécifiquement musicale des accents de l'aulos et de
son répertoire n'est pas plus mise en question dans cet épisode que dans

36. Ovide, Métamorphoses, VI, 383 sqq. On trouve un autre récit ovidien dans les
Fastes, VI, 696 sqq.
37. Palaiphatos, 48 = Apostolios, 11,6.
38. Dans les textes littéraires on rencontre aussi comme juges les habitants de Nysa
(Diodore, loc.cit.); le Tmole (Hygin, Fables, 191).
39. P. ex. relief de Praxitèle, cf. Pausanias, VIII, 8, 1.
40. P. ex. peinture de Zeuxis, cf. Pline, Histoire Naturelle, XXXV, 66 (Marsyas reli-
gatus).
41 . Sur cet écorchement de Marsyas, voir en particulier Diodore, III, 59, 5 et Nonnos,
Dionysiaques, XIX, 317 sqq.
42. Diodore, III, 59, 3. Cf. Plutarque, Quaest. Conviv.,7, 8, 11.
43. Apollodore, loc.cit; Hygin, Fables, 165. Les deux expédients d'Apollon sont
invoqués dans Mythographes du Vatican, 2, 115.
Marsyas. lu martyr De L'aulos 259

celui où Athéna, pourtant satisfaite de l'aulos, le rejetait parce qu'il entrait


en conflit avec les canons de la beauté physique. Aussi la victoire d'Apol
lon paraît-elle bien spécieuse, et sa mauvaise foi criante. Les circonstances
et les modalités de l'échec de Marsyas méritent donc qu'on s'interroge.
Si le scénario, qui fait intervenir la provocation pleine a'hybris d'un
être inférieur, est typique de bien des légendes grecques, il est avant tout
un moule commode qui permet à un certain nombre de contradictions et
d'oppositions de s'exprimer; mais la conclusion superficielle que nous livre
la trame narrative ne donne pas forcément la clef du récit. Il ne suffit pas de
constater le triomphe d'Apollon. La légitimité de sa victoire est d'ailleurs,
dans certaines variantes du mythe, diversement soumise à contestation.
D'une part les auditeurs ne sont pas toujours unanimes: c'est ainsi qu'on
entend parfois une voix s'élever contre le verdict, celle du roi Midas44, et il
serait bien hâtif d'affirmer que celui-ci "n'était qu'un âne", en dépit de ses
fameuses oreilles45. Et d'autre part on dit aussi qu'Apollon, pris de r
emords après le supplice infligé à Marsyas, brisa de ses mains sa lyre et
s'abstint par la suite de jouer de la musique46; il est curieux de constater
qu'Apollon accomplit là le geste même que font les vaincus dans d'autres
légendes similaires —par exemple Thamyris— 47 et qu'en agissant ainsi il
semble se condamner lui-même.
La légende nous présente l'aulos et la lyre comme deux instruments
inconciliables; et l'on sait, en particulier à travers l'œuvre de Platon, qu'à
une certaine époque au moins, à Athènes, ils ne firent pas bon ménage.
Pour essayer de mieux cerner ce qui peut se jouer là, il faut glaner ailleurs
d'autres éléments; puisque nous avons examiné ce que les Grecs ont dit de
l'invention de l'aulos, il n'est pas superflu de questionner aussi les récits
relatifs à l'origine de la lyre.
Rappelons brièvement ce que chante Y Hymne homérique à Hermès^.
Apollon, le maître incontesté de la lyre, n'en est pas l'inventeur; le mérite
de la découverte revient à son jeune frère plein d'astuces, le dieu Hermès,
qui, au sortir de son berceau, fabrique en s'aniusant la première lyre. La

44. Hygin, FaWes, 191.


45. Sur Midas, cf. R. Lehmann-Nitzsche, "Kônig Midas hat Eselohren", Zeitschr. f.
Ethnologie, 1936, pp. 281-303 (cf. Anthropos, 1938, p. 288).
46. Diodore, III, 59, 5.
47. Sophocle, fr. 244 Radt. Selon Pausanias, IV, 33, 3 Thamyris jette sa lyre dans le
fleuve Balyra.
48. Cf. L. Kahn, Hermès passe ou les ambiguïtés de la communication, Paris, 1978, et
notamment pp. 119-136.
260 BERNADETTE LECLERCQ-NEVEU

chance lui fournit l'aubaine d'une rencontre avec une tortue, qu'il ren
verse sur le dos pour en évider la carapace. Son esprit inventif lui fait aussi
tôttrouver les matériaux complémentaires nécessaires à l'élaboration du
beau jouet: des cornes recourbées formeront les bras, des boyaux les cor
des, une pièce de roseau le chevalet. L'instrument a à peine pris tournure
qu'Hermès le prend dans ses bras et se met à chanter en jouant. Assez
curieusement l'Hymne homérique évoque l'invention de la lyre avant
d'avoir mentionné le vol par Hermès des bœufs d'Apollon qui, en bonne
logique —comme le prouvent d'autres récits49— doivent lui fournir cornes
et cordes. Ce vol courrouce Apollon; mais, grâce à sa lyre, Hermès par
vient à l'apaiser, et il lui fait don de sa trouvaille pour obtenir en contrepart
ie d'autres privilèges; c'est ainsi que la lyre parvient entre les mains du
véritable patron des arts, cependant que la τιμή d'Hermès se trouve défi
nie.
On constate tout d'abord que pour toutes les parties de la lyre Hermès
tire ses matériaux du monde animal, à l'exception du chevalet pour lequel
il utilise un fragment de roseau très dur. L'aulos de Marsyas, lui, appart
ienttout entier au monde végétal50; et, même si, dans la réalité, la confec
tion de l'aulos demandait des soins minutieux, la légende n'en parle pas:
elle présente l'aulos comme un instrument d'une simplicité extrême,
comme un modeste roseau creux, bien différent en cela de la lyre qui
requiert toute la μήτις d'Hermès et qui, en outre, implique le sacrifice
préalable d'animaux.
On observe, par ailleurs, que la lyre, à peine sortie de l'esprit inventeur
d'Hermès, devient monnaie d'échange, elle passe de ses mains à celles
d'Apollon et crée les conditions d'un partage équitable. Grâce à elle, la
discorde est apaisée et la réconciliation des deux frères est totale. L'aulos
au contraire, comme nous le montre l'aventure de Marsyas, appelle le conf
lit en poussant son possesseur à l'emphase et à Yhybris.
Parce qu'il évoque aussi, bien que très brièvement, la découverte par
Hermès de la syrinx, Y Hymne homérique à Hermès, nous apporte quel
ques renseignements supplémentaires en même temps que quelques
confirmations. Ayant remis sa lyre à Apollon, Hermès l'accompagne et,
chemin faisant, presque sans y prendre garde, il invente l'instrument des

49. Cf. Sophocle, fr. 314 Radt; Apollodore, III, 10, 2.


50. Les mentions d'un aulos d'Athénafait en os de cerf ou de faon (Hygin, Fables, 165
et Callimaque, Hymne à Artémis, 244) sont tout à fait isolées. On sait que certains auloi
thébains étaient fabriqués à partir d'os de faon (Pollux, IV, 71; Athénée, 182 e).
Marsyas. Le Martyr De L'aulos 261

bergers — dont les accents sont également enchanteurs et font sourire


Apollon; mais, au contraire de la lyre, la syrinx ne passe pas dans la sphère
apollinienne; elle restera dans le domaine d'Hermès et de Pan, plus proche
de la nature que du monde cultivé51. Et dans la sphère d'Hermès voix et
musique vont être dissociées: Hermès patronnera d'un côté les hérauts, de
l'autre les pâtres joueurs de syrinx. Dans la sphère apollinienne au con
traire lyre et voix sont jumelées, et le jeu de la lyre implique le chant de
κλέος. Dès qu'Apollon reçoit la lyre, il fait comme son frère Hermès peu
avant: il entonne un chant; Apollon Citharède est un dieu qui accompagne
son chant des accents de son instrument, et non un soliste virtuose. Or,
ainsi que nous l'avons vu, cette capacité qu'a la lyre de s'unir à la voix est
l'une des raisons invoquées pour expliquer la supériorité d'Apollon sur
Marsyas. L'aulos ne ravit pas moins ses auditeurs que la lyre; mais il n'est
pas compatible avec des paroles; les mots ne sont pas là pour endiguer
l'émotion musicale intense qu'il suscite et qui, de ce fait, peut vite devenir
dangereuse en semant le désordre. L'aulos est, techniquement, un instr
umentdouble: deux tuyaux se rejoignent dans la bouche de l'aulète; mais la
bouche, tout entière requise par l'expiration du souffle, n'est plus disponi
ble pour une autre fonction52. La lyre, au contraire, permet à un seul inter
prète la dualité du jeu et du chant, de sorte qu'en dépit du nombre limité de
ses cordes elle peut passer pour plus complexe que sa rivale.
Par ailleurs, malgré ses chalumeaux jumelés qui permettent la polyphon
ie, l'aulos est un instrument qui n'est orienté que dans un seul sens. Mars
yas est mis en difficulté parce qu'il ne peut imiter; Apollon qui se met à
jouer en tenant sa lyre à l'envers: sa lyre est réversible. Ne l'était-elle d'ail
leurs pas à l'origine? Hermès n'avait-il pas déjà mis la tortue sur le dos
pour l'évider et faire de la cavité ainsi obtenue le lieu de la plénitude du
μέλος, transformant —par une série d'inversions— la créature muette en
objet sonore, l'animal des montagnes à la démarche lourde et indolente en
jouet gracieux, propice à la vie cultivée avec ses danses et ses banquets?
Issue des opérations médiatrices de la technique, la lyre dont Apollon
montre à Marsyas la réversibilité se prête à tous les échanges: l'opposition
entre le haut et le bas, l'avant et l'arrière s'y annule; elle est donc par excel
lence le lieu de l'harmonie, où les contraires se rejoignent dans la tension;
elle est κόσμος, et elle est en même temps conforme à l'ambiguïté d'Apoll
on.

51. Cf. Ph. Borgeaud, Recherches sur le dieu Pan, Bibl. Helv. Rom., XVII, 1979.
52. Cet argument est utilisé par Alcibiade (Plutarque, Vit. Alcib. , 2, 5-7) qui en con
clut que l'aulos est tout juste bon pour les Thébains obtus.
262 BERNADETTE LECLERCQ-NEVEU

L'aulos, au contraire, n'est qu'un ensemble de deux tuyaux permettant


le passage du souffle, avec déperdition de l'énergie vitale venue de l'inté
rieur du corps. Le jeu qu'il permet ne nous est pas présenté comme une
création, mais comme la simple reproduction de phénomènes naturels,
que ce soit le bruit du vent dans les roseaux ou la plainte sonore des Gorgon
es. En effet, en inventant l'aulos, Athéna ne fait rien d'autre que d'imi
ter,par la stridence de son instrument, les sifflements des monstres,
cependant que son visage devient comme le masque de Méduse ou
d'Euryalè53. L'air musical "s'écoule" à travers les roseaux qui ne sont là
que pour le conduire.
Ces remarques valent également pour la syrinx, car le terme même de
"syrinx" est d'origine onomatopéique et l'instrument qu'il dénote est
d'abord l'objet qui permet la prolongation du sifflement54. Métaphorique
ment, le mot "syrinx" désigne aussi tout objet creux, et plus particulièr
ement les galeries souterraines et les canaux par lesquels circulent les liqui
deset le souffle dans le corps humain. Et nous retrouvons tous ces aspects
différents dans divers récits centrés sur le dieu Pan, ce qui est d'autant plus
intéressant que, chez Ovide55, nous voyons Pan, avec sa syrinx, engagé
dans un agôn avec Apollon tout à fait semblable à celui dans lequel Mar-
syas nous est apparu, avec cette différence que le divin Pan s'incline sans
avoir à subir aucun châtiment. L'un des ces récits fait entrer en jeu une
nymphe, justement dénommée Syrinx56: cette nymphe, poursuivie par
Pan, lui échappe grâce à la Terre qui l'engloutit; à l'endroit où elle a dis
paru, des roseaux se mettent à pousser; c'est en les cueillant que Pan,
désolé, invente son instrument de prédilection. En en jouant, il mimera la
voix de la nymphe disparue. Dans d'autres récits d'amours malheureus
es57, Pan, à la fois jaloux du chant de la nymphe Écho et dépité d'être sans
cesse rebuté dans ses avances, jette contre elle les pâtres enragés qui la
déchirent: ses membres sont dispersés; mais la Terre devient dépositaire
de ses μέλη —c'est-à-dire à la fois de ses membres et de ses chants— et
Écho continue à vivre "en imitant les voix et les sons". Comme on le voit,

53. Pindare, Pythiques, XII, 16.


54. Cf. F. Skoda, "La syrinx dans le vocabulaire de l'anatomie en grec ancien", in
Mélanges É. Delebecque, Aix-en-Provence, 1983, pp. 379-391.
55. Ovide, Métamorphoses, XI, 85 sqq.
56. Ovide, op. cit. , I, 689-712; Longus, Pastorales, II, 34; Ach. Tat. , VIII, 6, 7-10; Ser-
vius, ad Virgile, Bucoliques, II 31. Sur ce groupe de légendes, tardivement attestées, cf.
Ph. Borgeaud, op. cit., pp. 123 sqq.
57. Longus, Pastorales, III, 23.
Marsyas. le Martyr De L'aulos 263

ces deux récits se complètent: dans le premier cas, au corps de la nymphe,


recueilli dans les profondeurs insondables du sol, se substitue une rangée
de roseaux mélodieux; dans le second, la voix de la nymphe musicienne,
morcelée, resurgit de l'espace chthonien, que relient à la surface de la terre
ces corps creux que sont les roseaux. Or on remarquera qu'une circulation
analogue entre l'univers épichthonien et les cavités de la terre apparaît
dans les variantes qui font intervenir Midas comme arbitre ou contradic
teur dans Vagôn où Apollon affronte, selon les cas, l'aulète Marsyas ou
Pan le joueur de syrinx. Ayant élevé la voix contre Apollon, Midas se voit
condamné à porter des oreilles d'âne, qu'il dissimule sous une tiare; son
coiffeur qui a découvert son humiliation lui promet le silence, mais comme
ce secret est trop lourd à porter et qu'il craint en même temps de le divul
guer, il cherche à s'en soulager en le murmurant à la Terre; ayant creusé un
trou dans le sol, il tente d'y engloutir sa confidence. Mais en ce lieu même
poussent alors des roseaux qui vont, agités par le vent, redire inlassabl
ement le secret douloureux du Roi. Déjà puni pour avoir pris la défense des
roseaux de Marsyas ou de Pan, Midas se trouve maintenant trahi par des
roseaux bavards reproduisant avec l'aide du souffle du vent les sons indé
lébiles que la Terre a fait réapparaître. Les roseaux sont donc intarissables
et indiscrets. Et ils transmettent, semble-t-il, à l'aulos ou à la syrinx leurs
propriétés: la syrinx déposée par Pan dans une grotte près d'Éphèse
s'anime et vient, par sa musique, confirmer ou infirmer la virginité de la
jeune fille qu'on a enfermée là58; l'aulos d'Athéna sait rejouer tout seul les
airs qu'il a appris de la déesse, et, après sa mort, Marsyas continue à se
faire entendre quand le vent s'engouffre dans sa dépouille ou quand s'agi
tent les roseaux bordant le fleuve né de son sang59 — alors que l'harmonie
de la lyre se perd quand Apollon brise son instrument et ne sera réinventée
que longtemps après60.
Les connotations chthoniennes de l'aulos sont par ailleurs indiscutables.
Il accompagne les sacrifices où le sang ruisselle sur la terre61; il est associé à
la mort et aux funérailles d'où les instruments à cordes sont en principe

58. Achille Tatius, VIII, 6, 11-14.


59. Nonnos, Dionysiaques, XIX, 317 sqq. Sur les roseaux poussant au bord du Mars
yas, et servant à la fabrication de l'aulos, cf. Strabon, XII, 8, 578.
60. Diodore, loc.cit. On remarquera aussi que Thamyris perd jusqu'au souvenir de sa
musique après sa défaite dans Vagôn l'opposant aux Muses: Homère, Iliade, II, 594 sqq. ;
Apollod., 1,3,3.
61. Hérodote (I, 132, 4) signale comme une curiosité les sacrifices perses, que n'a
ccompagne pas le son de l'aulos.
264 BERNADETTE LECLERCQ-NEVEU

exclus62; il peut en outre porter jusqu'au cœur de l'Hadès le message des


humains63. La flûte est capable de séduire un monstre comme Typhon, et
c'est grâce à elle que, dans l'antre cilicien de Corycos, Cadmos parvient à
ensorceler Typhon pour se faire rendre les tendons de Zeus en prétendant
qu'ils sont indispensables à la confection... des cordes de sa lyre64. L'in
strument chthonien permet seul de ramener à la surface de la terre les ten
dons du roi de l'Olympe; la lyre chthonienne ne peut être qu'un paradoxe,
dont le mythe d'Orphée apporte en quelque sorte l'illustration. La magie
de la lyre d'Orphée est telle qu'il parvient à charmer le cœur de Cerbère et
l'esprit des divinités infernales, mais elle sera impuissante à faire sortir
Eurydice du royaume d'Hadès; elle permet à la rigueur la catabase, mais
en aucun cas l'anabase. Ne pouvant ramener les morts au jour, elle ne peut
qu'aider à en garder le souvenir en accompagnant les chants qui perpé
tuent leur κλέος.

3. La fin de Marsyas
Malgré la défaite du satyre, l'aulos n'est pas condamné à disparaître et la
malédiction d'Athéna semble alors prendre fin; mais Marsyas doit payer
cela de sa vie: il est ligoté ou suspendu à un arbre — le plus souvent un pin,
quelquefois un platane65, et Apollon l'écorche vif. C'est là un châtiment
bien étrange. D'une part nous voyons le dieu se manifester là sous l'un de
ses aspects les plus effrayants: celui du μάγειρος; il est le dieu armé d'un
coutelas, le boucher impitoyable66. D'autre part l'écorchement de Mars
yas ne peut que rappeler le traitement infligé par Athéna à deux de ses
victimes: Méduse —que nous retrouvons donc une fois encore— et Pal-
las67. Car, selon certaines versions, l'égide dont se revêt Athéna n'est autre
que la peau de la Gorgone68 ou celle du géant Pallas qu'elle a terrassé69. Si

62. Sophocle, fr. 849 Radt.


63. Euripide, Hélène, 168-175; Pindare, Olympiques, XIV, 18 sqq.
64. Nonnus, Dionysiaques, I, 368 sqq.
65. Un pin: Apollodore, I, 4, 2; Nicandre, Alexipharmaca, 301; Philostrate le Jeune,
Imagines, 2; Nonnus, op. cit., VII, 106. Un platane: Pline, Hist. Nat,XVI, 240.
66. Cf. M. Détienne, "L'Apollon meurtrier et les crimes du sang", Quaderni Urbin.
Cuit. Class., 22/1, 1986, pp. 7-17.
67. Cf. J.-P. Vernant, op. cit. , p. 57.
68. Euripide, Ion, 995-996; Apollodore, I, 6, 2; Diodore, III, 39.
69. Apollodore, I, 6, 2; Tzetzes, adLyc. , 355; Clément d'Alexandrie, Protréptique,
II, 28; Cicéron, De nat. deor. , III, 23, 59.
Marsyas. Le Martyr dl L'aulos 265

donc Athéna n'intervient pas directement dans la trame narrative pour


punir la désobéissance de Marsyas, on peut considérer qu'elle agit par pro
curation et que le châtiment final répond à la transgression initiale.
L'enveloppe animale du satyre détachée par le couteau du dieu fut, selon
Xénophon70, accrochée dans une grotte près de Kelainai, où prend source
une rivière nommée Marsyas, laquelle va se jeter dans le Méandre; selon
Élien71, elle fut suspendue sur la place du marché, et elle possédait la pro
priété de se mouvoir quand des a uloi jouaient des airs phrygiens. Le nom
donné à la peau de Marsyas ainsi martyrisé est toujours le même: c'est un
ασκός, une outre72, donc un contenant creux et capable de se dilater.
Encore à l'époque romaine était célèbre la silhouette de Marsyas porteur
d'une outre; Marsyas se trouvant incorporé à la sphère dionysiaque, on a
souvent tendance à considérer cette outre comme une outre de vin; mais le
mythe de Marsyas nous montre que les choses ne sont pas aussi simples:
comment ne pas prendre en compte cette outre macabre s'agitant quand se
fait entendre l"'harmonie" phrygienne?
Et que sont ces airs phrygiens sinon ceux-là mêmes qu'a inventés Mars
yas? Ne sont-ils pas d'ailleurs la vraie substance de Marsyas? C'est en tout
cas ce que nous dit Alcibiade, dans le Banquet de Platon, lorsqu'il com
pare Socrate au satyre Marsyas, dans un passage célèbre qui a inspiré à
Rabelais ses fameuses lignes sur la "substantifique moelle"73. Sans doute
Alcibiade est-il ivre, et sans doute ne faut-il pas oublier l'humour dont sont
remplies ces pages de Platon au point de tout prendre au pied de la lettre74;
mais l'argumentation est pour nous riche d'enseignements. Socrate,
affirme Alcibiade, ressemble à Marsyas par sa laideur extérieure et par son
insolence; s'il n'est pas aulète, il est à la vérité plus aulète que Marsyas lui-
même: celui-ci charme en effet par un talent qui procède de sa bouche, en
jouant sur son instrument ces airs sans paroles qu'il a transmis à Olympos
et qui mettent l'auditeur en état de possession; Socrate, pour sa part, pro
duit le même effet avec des paroles sans musique... Socrate ressemble

70. Xénophon, Anabase, I, 2, 8.


71. Élien, Histoires variées, XIII, 21.
72. Cf. Platon, Euthydème, 285 d. Selon Nonnos {op. cit., XIX, 317 sqq.), la peau
devient un ασκός εμπνοος que le vent gonfle comme si Marsyas ne pouvait garder le
silence; elle devient en quelque sorte un *άσκαυλος, cette sorte de cornemuse dont
Néron voulut apprendre à jouer de préférence à l'aulos pour que son visage ne fût pas
déformé (cf. Dion Chrysostome, Discours, LXXI, 9).
73. Platon, Banquet, 215 a sqq.
74. Alcibiade était, rappelons-le, un contempteur de l'aulos: cf. note 18.
266 BERNADETTE LECLERCQ-NEVEU

aussi aux boîtes en forme de Silènes qui extérieurement sont grotesques,


mais qui renferment des figurines de dieux75; ses paroles semblent prêter à
rire "comme la peau de l'insolent satyre", mais elles abritent quelque
chose de divin. Les mots d'Alcibiade nous le confirment: l'écorchement de
Marsyas est indispensable pour que soit libérée sa σοφία76. Mais la mort de
Marsyas, qui assure la pérennité de l'aulétique, est postérieure à son
invention, alors que, nous l'avons vu, la lyre ne peut exister sans la mise à
mort antérieure d'une tortue et le sacrifice de bêtes à cornes.
Que devient alors le corps écorché de Marsyas détaché de son envelop
pe? On rapporte que le sang de Marsyas donna naissance au fleuve Mars
yas qui coule en un lieu appelé Aulokrène77; cet affluent du Méandre
prend sa source dans une grotte qui, selon Xénophon, abrite la peau de
Marsyas78 et devient ensuite souterrain —ce qui s'accorde parfaitement
avec les connotations chthoniennes de la sphère de l'aulos— pour resurgir
sur ce marché de Kelainai où, de leur côté, Hérodote et Élien, placent
Γ ασκός macabre du satyre79. On dit aussi que du sang de Marsyas naqui
rentles satyres80; son sang aurait en quelque sorte fécondé la terre81: sté
rile de son vivant, comme le sont traditionnellement satyres et silènes82, et
exemplaire même par sa chasteté83, Marsyas mort se réfracte en une infi
nité de figures qui vont former la troupe des comparses de Dionysos.
Comme les ânes mis à mort, au pays des Hyperboréens, pour le plus grand
plaisir d'Apollon qui se réjouit de voir "s'ériger leur lubricité"84, Marsyas,
en un ultime sursaut, devient fécond au moment où il expire. On affirme
enfin que le cadavre fut pieusement recueilli par son disciple Olympos qui

75. Platon, Banquet, 221 d.


76. Sur la σοφία de Marsyas, cf. Pindare fr. 157; Xénophon, loc.cit. ; Diodore, loc.cit.
77. Schol. Platon, Banquet, 215 b et République, 399 e; selon Ovide {Métamorphos
es , VI, 391), ce fleuve est né des larmes des nymphes et des bergers qui pleurèrent Mars
yas. Sur l'Aulokrène, cf. Pline, Histoire Naturelle, V, 106 et XVI, 240.
78 . Xénophon , loc. cit. .
79. Hérodote, VII, 26, 3; Élien, loc.cit.
80. [Plutarque], De fluv. , 10.
81 . L'équivalence entre sperme et sang est fréquente, et particulièrement illustrée par
le mythe d'Ouranos.
82. Cela ressort nettement de la question posée par Apollonios de Tyane: un satyre
peut-il faire l'amour? Cf. Philostrate, Vita Apollon. , VI, 27.
83. La chasteté de Marsyas est soulignée par Diodore (III, 58, 3) au début de son récit:
Marsyas s'abstint des αφροδίσια jusqu'à sa mort.
84. Pindare, Pythiques, X, 33 sqq.
Marsyas. Le Martyr De L'aulos 267

l'ensevelit, et on montrait encore sa tombe à Pessinonte85. Olympos reçoit


donc en dépôt à la fois le corps et les airs de son maître, qui, ainsi que nous
avons essayé de le montrer, ne sont qu'une seule et même chose.
L'analyse du mythe de Marsyas ne révèle donc aucune incohérence. Il
n'est pas fait de pièces décousues; si des traditions divergentes ont conflué
pour lui donner son allure finale, elles ont été parfaitement intégrées les
unes aux autres, et un tel résultat n'a pu être obtenu par une fusion arbi
traire, sous l'effet d'un quelconque sectarisme. Tous ses détails montrent
que de part en part ce mythe est traversé par une thématique authentique-
ment grecque. Sans doute le personnage est-il présenté comme oriental;
mais, comme nous l'avons indiqué, Orphée, l'enchanteur venu de Thrace,
fait aussi figure d'étranger, ainsi que Dionysos, ce dieu dont le culte a si
souvent recours à l'aulos, et dont les tablettes de Pylos ont révélé qu'il
n'était pas un tard-venu dans le panthéon grec. D'où qu'aient pu venir, en
des temps pré-historiques, la lyre et l'aulos, ils s'étaient tous deux entièr
ementacclimatés en Grèce propre; l'aulos a pu à certaines époques être
méprisé par une partie de la société dans telle ou telle cité, mais il est non
moins vrai que le public a, en d'autres temps, connu pour lui un véritable
engouement. Que le mythe de Marsyas ait pu être utilisé par un Alcibiade
pour dénigrer l'aulos qu'il se refusait à apprendre, il n'y a rien d'étonnant à
cela: de tous temps les récits mythiques ont servi de points d'appui aux
polémiques, et ce d'autant plus aisément qu'ils étaient un lieu où venaient
s'articuler les contradictions les plus profondes. Lorsqu'on y regarde bien,
le mythe de Marsyas dit aussi le pouvoir irrésistible de l'aulos, même si, à
un niveau superficiel, la victoire ne lui revient pas. En fait, c'est un com
plexe extrêmement riche de notions que nous avons pu déceler au fil de
cette étude; elle nous a révélé tout un faisceau d'oppositions qui s'articu
lent entre elles (aulos et lyre, sphère dionysiaque et sphère apollinienne,
Orient et Occident, végétal et animal, nature et technique, bas et haut,
endroit et envers.,.). Pour que retentisse la lyre dont les cordes sont ten
dues comme celles de l'arc, une tortue muette fournit sa pauvre dépouille
et des bœufs sont sacrifiés; l'engloutissement de la nymphe Syrinx permet
à la flûte de Pan de voir le jour; il faut enfin que Marsyas soit supplicié pour
que le répertoire de l'aulétique soit recueilli et légitimé. Rien n'est simple
en Grèce lorsqu'il est question de musique: ses représentants les plus illus
tres connaissent d'atroces souffrances, ses instruments majeurs répugnent

85. Selon Hygin, Fables, 165, le corps de Marsyas fut recueilli par Olympos; et l'on
disait que sa tombe se trouvait à Pessinonte: cf. Stéphane de Byzance, s.v. Πεσσινοϋς.
268 BERNADETTE LECLERCQ-NEVEU

au duo concertant et semblent vouloir se livrer une guerre incessante. Il est


vrai qu'Ares est père d'Harmonie...

(École Normale Supérieure, Paris) Bernadette LECLERCQ-NEVEU

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