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GEORGES HAUPT
ROLE DE L'EXIL
DE L'INTELLIGENTSIA RÉVOLUTIONNAIRE*
Cahiers du Monde russe et soviétique, XIX (3), juil.-sept. IÇ78, pp. 235-249.
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gique ; il est un personnage bien réel. L'influence qu'il exerce, le rôle qu'il
joue ne se laissent pas comptabiliser au profit du rayonnement interna
tionalde la culture et de la pensée russes. Composante d'un phénomène
ample et complexe de circulation des idées au xixe siècle, l'action des
proscrits russes à l'étranger s'inscrit le plus souvent dans le système de
communication d'un milieu socialiste restreint, d'un monde où les liens
sont étroits au delà des frontières, où les exilés politiques des différentes
nationalités exercent une influence souterraine. L'action des exilés russes,
étendue dans l'espace, est limitée dans le temps ; elle se réduit au fond et
en premier lieu à la génération de la « jeune intelligentsia » des années 1870,
dont l'exode massif, conséquence des répressions accrues, conduit à la
création de centres d'exil dans plusieurs pays européens. Autour de ces
centres se regroupent des colonies russes, surtout dans les villes universi
taires où la présence d'étudiants d'Europe de l'Est est sensible. Ils y
fondent leurs cantines, leurs sociétés de secours, leurs salles de réunions,
leurs bibliothèques, leurs typographies et leurs journaux, se constituent
en sous-culture où l'exilé politique donne le ton.
Figures familières du paysage politique européen des années 1880-
1890, les révolutionnaires russes occupent une place de choix dans le
milieu socialiste, pour une double raison : d'abord, l'étranger n'est pas
pour eux simplement un lieu de refuge ; il est le cadre même de leur acti
vité militante. C'est à l'étranger donc qu'ils créent leurs cercles, leurs
organisations, installent leurs typographies, publient leur littérature.
Ils créent à travers toute l'Europe un vaste réseau de communication
entre leurs divers centres à l'étranger et avec la Russie même. Or la nature
même de leur activité les conduit à nouer des contacts multiples et à
collaborer avec des socialistes de nombreux pays. Les révolutionnaires
russes bénéficient de l'aide de leurs camarades étrangers qui leur servent
de couverture, de boîte aux lettres et même d'agents pour la contrebande
de la littérature clandestine destinée à leur pays. C'est une des raisons
pour lesquelles le révolutionnaire russe ne vit pas en vase clos à l'étranger
mais prend une part active à la vie des organisations ou aux actions des
mouvements du pays d'accueil. A travers toute l'Europe, de Londres à
Jassy, ces Russes sont imbriqués dans les mouvements socialistes ou
anarchistes.
Ensuite dans le mouvement socialiste européen, encore embryonnaire,
les voies s'entrecroisent, les contacts personnels sont constants. Les mili
tants forment un milieu cosmopolite, avec de nombreux liens à travers
toute l'Europe. Marginaux, soumis à la répression, disposant de faibles
moyens, ils constituent une communauté où l'entraide, l'internationa
lisme pratique vont de soi. L'exil est une expérience commune et qui
conduit à nouer des relations multiples, à établir des amitiés et des
contacts durables. Les socialistes allemands contraints de s'expatrier
pendant la période des lois d'exception vivront et agiront en commun en
Suisse avec les « émigrés aguerris » que sont les exilés russes. Ainsi Paul
Aksel'rod devient pour Kautsky, pendant sa période zurichoise de 188 1-
1882 « un ami cher et un parent intellectuel ». Le prestige du révolu
tionnaire russe auréolé par la légende de ses combats contre le colosse
du nord, victime de la réaction tsariste, est considérable ; son action, tels
les attentats spectaculaires, soulève l'admiration même parmi les socia-
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II
prestige particulier parmi ses camarades. Lev Dejč qui toute sa vie resta
ébloui par Anja se souvient qu'
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Nous ne nous proposons pas dans cet exposé de nous arrêter en détail
sur l'action de nos personnages ou d'analyser les réflexions ponctuelles
— dont l'accent autobiographique est frappant — écrites sur le vif, qui
étaient destinées à influencer l'attitude d'un public étranger, et qui ont
contribué à créer une certaine image tant de la Russie que de l'intell
igentsia. Nous soumettons ces textes à un autre type de lecture, à savoir,
dégager des traits de la mentalité de cette génération qui s'autodésignait
démonstrativement la « jeune intelligentsia », et dont l'entrée massive
dans les cercles clandestins a eu pour effet de donner consistance à un
mouvement révolutionnaire chétif et d'en modifier la physionomie.
l'intelligentsia et le rôle de l'exil 243
« J'ai interrompu la lettre hier parce que l'hôte qui a bavardé avec
moi jusqu'à deux heures et demie du matin m'a empêché de pours
uivre. Je suis moi-même étonné de la vitesse à laquelle j'assimile
les procédés nihilistes. Imaginez : une femme [A. M. Rozenštejn]
a passé la nuit chez moi ! — que dira, que pensera la concierge de mes
principes moraux ! — encore jeune et qui, il y a trois ans, était
très jolie ; une nihiliste, bien entendu et malheureusement une
révoltée. Elle est venue hier à Paris et n'avait nulle part où passer
la nuit près d'ici : je lui proposai donc de rester ici. Je lui cédai ma
chambre et elle dort encore, alors que moi, me voilà en train de
travailler. Tout arrive dans ce monde : on perd sa réputation pour
rien, en ne respectant pas les apparences. »23